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‘Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première
moitié du XXe siècle’ est un ouvrage particulièrement difficile à lire.
Que l’ensemble révèle le sens, et non la somme des chapitres, que le
tout est davantage que la somme des parties, est évidemment ce que tout
éditeur et tout auteur ont toujours intérêt à dire ; mais dans les
livres des téléologues, et dans celui-ci en particulier, l’idée générale
est incompréhensible à travers un corps-à-corps fractionné. Qu’on ne
soit pas obligé de lire ‘Téléologie moderne et courants de pensée
dominants de la première moitié du XXe siècle’ dans l’ordre des
chapitres ne dispense pas de tout lire pour espérer comprendre.
Le titre déjà pose de nombreuses questions : qu’est-ce que la téléologie
moderne ? Que sont des courants de pensée ? Qu’est-ce qui les rend
dominants ? Pourquoi la première moitié du XXe siècle ? Qu’est-ce qui
justifie une telle limitation ?
Et d’autres questions sous-jacentes sont plus complexes encore : quel
est le point de vue d’un tel ouvrage ? Quel est son but ? Quel est
l’intérêt finalement d’une démarche aussi abstraite et particulière ?
Un premier obstacle est ici le parti pris. Il s’agit de promouvoir un
dilettantisme revendiqué. Ce point de vue d’une connaissance non
spécialiste, mais qui dépasse les bornes des spécialités, est
apparemment d’une grande banalité. Mais son intérêt est qu’il est ici
revendiqué comme solution méthodologique à la contradiction entre
spécialistes murés dans leurs spécialités et dilettantes d’aujourd’hui,
honteux et ignorants face aux spécialistes et fiers et jouant aux
spécialistes face aux ignares. Le dilettantisme revendiqué affirme sa
liberté de pensée face aux spécialistes, et rappelle son peu de
profondeur face aux ignares. Cette attitude ouvre de nombreuses
possibilités, méthodologiques et concernant les contenus utilisables
pratiquement.
Pour le lecteur d’aujourd’hui, la plus grande difficulté est de garder à
l’esprit que cette approche est revendiquée, et que sa perspective guide
l’ensemble de l’œuvre. Car il aura tendance, croyons-nous, à tomber dans
les deux postures que cette attitude combat : celle du spécialiste et
celle de l’ignare, et ainsi de lire l’ouvrage toujours à travers le
filtre réducteur de l’une de ces deux façons de voir combattues, et même
le plus souvent des deux, à tour de rôle.
Autre difficulté, en effet, l’exploration proposée va plus loin dans les
spécialités traitées que ce que chaque lecteur connaît. Les courants de
pensée traités sont tous devenus de complexes spécialités. Et personne
aujourd’hui ne peut être spécialiste de toutes ces spécialités-là. Si
bien que ceux qui sont spécialistes d’un courant de pensée, la physique
par exemple, sont des dilettantes subis, ou des ignares dans les autres.
L’ouvrage, lui, va certainement provoquer le rejet, ou l’ironie, ou
l’indignation des spécialistes. Aucun courant de pensée traité, en
effet, ne l’est en tant que spécialité, et les spécialistes n’y
trouveront qu’un regard extérieur, qui va assez peu profond, et fait bon
marché de nombre de points qui sont pourtant considérés comme des points
clés des professionnels de ce courant. Le spécialiste aura donc du mal à
lire ce qui concerne sa spécialité. Et l’impression qu’il en retirera
sera principalement de déconsidérer l’ensemble de l’ouvrage ; plutôt que
de s’interroger sur le parti pris et ce que fait ressortir de sa
spécialité ce parti pris.
Le non-spécialiste – c’est peut-être la même personne : un spécialiste
de la physique quantique, par exemple, qui se trouve démuni devant les
questionnements de la néophénoménologie – aura beaucoup de mal et peu
d’intérêt de se plonger dans un autre courant de pensée qui ne l’a
jamais attiré jusqu’à maintenant, soit qu’il le croit sans intérêt, soit
qu’il lui prête une place marginale dans son paradigme, soit qu’il
estime que les questions traitées sont sans intérêt, ou sans pertinence,
ou même sans signification. Là, il se trouvera démuni parce que la mise
à plat de ce courant de pensée lui paraîtra déjà faire trop référence à
des choses qu’il ignore, et qu’il n’a ni le temps ni l’envie de
vérifier. Aussi, trop à l’étroit dans ce qui traite de sa spécialité, il
risque de se noyer dans ce qui traite d’une autre.
C’est précisément ce phénomène, devenu si courant dans la connaissance,
et au-delà de la connaissance dans la vie, qui est l’objet de l’ouvrage.
Il s’agit de proposer en exemple une méthode pour décrypter la pensée
accumulée dans le passé, et de montrer comment, à l’aide de la référence
à la téléologie moderne, on peut dépasser les hautes bornes de la
spécialisation du savoir, hautes parce qu’institutionnalisées.
Si donc le physicien lit une approche non spécialiste de la physique et
la même approche de la néophénoménologie, il ne devra pas s’attendre à
une synthèse des deux ; mais plutôt à une critique des deux approches.
Car le référent, la téléologie moderne, permet de comprendre les limites
des spécialités laissées à elles-mêmes. Un autre référent, que la
téléologie moderne, pourrait jouer le même rôle, sur le plan
méthodologique. Nous ne voyons seulement pas lequel, car la téléologie
moderne est, dans l’essence de son discours en mouvement, une théorie de
référence et une critique de la pensée installée.
Un autre objectif de l’ouvrage est de commencer à esquisser un mouvement
de pensée qui va d’un courant dominant à un courant nouveau, plus d’un
demi-siècle plus tard, la téléologie justement. Non pas quelles
influences les auteurs reconnaissent, mais est-ce que telle ou telle
idée a influencé les auteurs, qu’ils le sachent ou non. Il ne s’agit pas
d’un relevé des innombrables médiations qui ont conduit par exemple de
la théorie physicienne de l’observation qui modifie ce qui est observé à
la théorie de l’information dominante qui modifie ce qui est observé,
mais de constater quelles idées fondamentales sont communes malgré la
coupure générationnelle entre la première moitié du XXe siècle et la
première moitié du siècle suivant, et malgré la rupture avec les sources
de connaissance de la pensée formée autour de la division en
spécialités. L’ouvrage se propose d’indiquer des amorces d’aliénation,
et ce n’est évidemment pas la moindre de ses complexités.
Le but reste celui du projet de l’humanité. L’exégèse de la pensée
stockée, qui nous encombre et nous enrichit, afin qu’elle nous aide à
construire, est ici ce qui est visé. Et la pensée stockée est
essentiellement inconsciente, elle échappe à la systématisation que
permet la certitude, et que revendique la science. Cette pensée déborde
de partout la rationalité revendiquée par notre société depuis deux
siècles. C’est pour rendre compte de ce constat qu’est né l’ouvrage,
donc si difficile à lire, qu’est ‘Téléologie moderne et courants de
pensée dominants de la première moitié du XXe siècle’.
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