t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   

Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle

     

 Plan exhaustif

III Prophylaxie mentale contre la révolution russe
       

 

III. Lextension de la culture  
       
         

 

 

1. Récent, « culture » est devenu un gros mot au cours du XXe siècle. La culture est le débat dans le salon, où l’invitation filtre les participants, le faux débat en général, celui qui masque et qui empêche le véritable débat qui a lieu, pour sa part, dans la rue, où participe qui veut.

La culture est un phénomène indissociable de la marchandise. Comme cette dernière, elle est créée par l’humain, et comme la marchandise, la culture est fétichisée, autonomisée, hypostasiée, et elle se retourne contre l’humain comme une matière indépendante de lui qui médiatise les rapports entre émetteurs-récepteurs de pensée. La culture est par excellence un détail de l’aliénation rendu visible, à la fois chosification, extranéation, essence devenue autre.

C’est le discours que la culture attaque, déforme, soumet, falsifie. La culture est l’abstraction d’un discours vivant, une des mises en règles formelles des irruptions de pensée dans la communication, mais l’une de ses mises en règles en tant que généralité. La culture est un renoncement, une résignation de la parole à devenir vraie. La culture est un ersatz de réalisation, une représentation de formes de réalisation. C’est pourquoi la culture est sans but : ce sédiment gélatineux est un intermédiaire entre le discours et le refus du but, dans cette société, une voie de garage de projets de réalisation.

Comme le besoin d’habiller la résignation a prodigieusement augmenté dans ce siècle, la culture a gagné de si larges prérogatives, officieuses et officielles, qu’elle a beaucoup étendu son sens. Elle est maintenant une industrie de colonisation agressive du temps, essentiellement hors du travail, pour tous les pauvres. Le loisir, le « temps libre », gagné jadis par les pauvres, est devenu un « mall », interminable galerie marchande qui suinte de petites convoitises inassouvies. Non seulement les pauvres savent de moins en moins utiliser un temps non colonisé par la culture et le travail, mais ils prétendent de plus en plus à la culture. Car la fulgurance des carrières, la gloire des vedettes de la culture, retient encore dans sa naïveté la chimère du succès, de la réussite. Aussi, dans les Etats occidentaux au moins, la plupart des pauvres s’essayent à pratiquer la culture : ils écrivent, ils jouent de la musique, peignent, dansent, chantent, pratiquent toutes les contorsions qui sont censées amuser, détendre ou faire réfléchir leurs contemporains aux moments où ils ne travaillent pas ; et même le travail se veut désormais inscrit dans la culture, ce que revendiquent hautement les cultures d’entreprise, et les passe-temps culturels que les entreprises mettent à la disposition de leurs salariés.

Les pauvres aujourd’hui pratiquent la culture avec le syndrome sandiniste : chacun a l’impression de manifester là un génie exclusif, tout comme la guérilla nicaraguayenne, qui était ouvertement soutenue dans le monde entier, avait l’impression d’être toute petite, toute seule, immensément courageuse dans un vaste monde entièrement hostile. Mais les pauvres dans la culture manifestent seulement, dans l’illusion de leur pratique et de leur excellence, le retard de leur connaissance du monde. Une exclusivité du pratiquant actif de la culture était encore vraie en 1900. En 2000, la culture est devenue la muselière de la middleclass, alors que ses membres croient être des artistes, des savants, des théoriciens. Leurs pauvres discours qui s’admirent sont enlisés dans leur perte d’histoire, si bien qu’ils ne savent même pas comment la culture, à laquelle ils s’abandonnent avec des ferveurs vaporeuses et des délices de commande, est l’expression de leur misère.

En 1900, on en était encore à se demander si la culture était plutôt la somme des connaissances d’un individu ou quelque connaissance collective, si le terme s’opposait ou se superposait avec civilisation. L’art était alors la plus haute expression de la culture. Il la datait, la couronnait, lui donnait son esthétique, son image et son style, et lui apportait sa nouveauté. Avec l’art, la culture avait annexé une façon de parler qui avait appartenu aux princes, et que les princes avaient déléguée à des artisans, tout comme ils avaient délégué leur gestion à des maires de palais. Cette façon de parler qu’était l’art était celle du monologue public, du discours sans réplique, qui impose et qui représente.

Après la chute des princes, les maires de palais ont pris le palais et les artisans ont pris l’art. Dans le siècle qui sépare la révolution française et la révolution russe, la culture, et en particulier l’art ont beaucoup servi. Soumise à la loi du progrès constant, cette fausse communication s’était étalée en s’usant. Mais la bourgeoisie était un réceptacle collectif et une pompe à phynance d’une ampleur et d’une puissance bien plus grande que celles des princes. Et la révolution française avait, à travers le sourd grognement gueux, exprimé dans la rue combien il était nécessaire de renforcer le débat dans le salon. De sorte que la culture au XIXe siècle est comme la marchandise dans les siècles précédents : elle se libère de ses propriétaires et représente une forme d’aliénation du débat qui trouve dans l’individualisation de l’art son expression collective.

La poussée d’aliénation de la révolution française est le mieux visible sans doute dans la poussée démographique qui a commencé peu après. D’autres formes de cette poussée ont été concomitantes. La colonisation par l’Occident s’est alors accompagnée d’une colonisation par la culture. Non qu’une « culture occidentale » ait été imposée partout, mais c’est le concept même de culture qui a été imposé partout. Qu’il y ait désormais une « culture » chinoise, zoulou ou maya ne signifie rien d’autre que, en Chine, en Afrique du Sud et en Amérique centrale, on ne discutera plus de la totalité autrement qu’en Occident : dans le salon, pas dans la rue.



2. Toute révolution est donc d’abord une révolte contre la culture, car toute révolution est d’abord le fait de poser la question de la totalité dans la rue. La révolution russe est donc l’ennemie de la culture. Mais il faut ici rappeler que ce qui doit être appelé « révolution russe » commence avant 1917, et que cette révolution est à la fois l’affirmation et l’accélération en actes de la poussée d’aliénation de l’époque de la révolution française, et la négation de l’usage de cette aliénation par la société en place. Cette double poussée est donc aussi perceptible dans tous les autres domaines où l’humain a essayé d’organiser la pensée.

La culture et l’art sont des témoins particuliers de cette mutation, et de cette rupture qu’était la révolution – rupture qui a d’ailleurs échoué. Pressé par une demande d’innovation impitoyable, mais aussi perdant le fil du discours, l’art en particulier a connu un émiettement qui n’avait pas eu d’équivalent jusque-là. Ensuite, on s’aperçut que l’art n’était que cela : explosion et émiettement. Mais si de tels phénomènes ont lieu dans la rue, c’est l’histoire qui change. Au XXe siècle, on a vu que l’art n’avait pas de contenu, comme la logique formelle, et que comme la logique formelle l’art essayait de vendre son absence de contenu comme contenu. L’art est une forme de la marchandise, rien de plus, la contre-révolution russe a achevé cette révélation, à son corps défendant.

Le premier signe de ce déniaisement a été l’art abstrait, qui est d’ailleurs essentiellement la peinture abstraite. C’est entre 1910 et 1920 qu’apparaissent les premières peintures de cette appellation. Les premiers peintres abstraits sont Kandinsky, Malevitch et Mondrian. Leur passage à l’abstrait, comme à travers un rideau de perles, s’est fait sans concertation entre eux. L’irruption quasi simultanée de cette forme nouvelle dans la peinture montre avant tout la présence d’un public capable de la recevoir, et en attente d’une telle peinture.

La peinture abstraite correspond à une définition simple : elle ne figure pas d’objets. Encore, bien sûr, faut-il entendre « objet » dans le sens trivial, puisque tout ce que figure une peinture est objet, qu’il s’agisse d’une chose concrète ou pas. Ce que veulent ces peintres, dont le nombre proliféra considérablement, c’est exprimer autre chose que ce que nous connaissons par nos conventions visuelles. L’un voulait exprimer le « je », l’autre voulait au contraire supprimer à la fois l’objet et le « je », le troisième pensait peindre la sensibilité même.

Ces trois peintres initiaux ont été « théoriciens ». Leur pensée commune semble avoir été que l’objet – la chose concrète et identifiable – devait être dépassé, et à ce moment-là cet objet devenait un obstacle à l’expression de ce dont il n’était qu’une application. De sorte que la chose concrète et identifiable n’était qu’apparence et émanation de ce que les peintres abstraits voulaient montrer, au moins à leurs débuts. Ensuite, leur « spiritualisme » (Kandinsky écrivit ‘Du spirituel dans l’art’, Malevitch et Mondrian ont été des adhérents de la théosophie) est aussi mis en exergue, sans doute pour agrandir la place qu’ils donnèrent à cette recherche intérieure. Différents courants de pensée n’ont pas manqué non plus de vouloir s’approprier cette nébuleuse. Les phénoménologistes, par exemple, soutiennent qu’à l’origine de la démarche de chacun de ces peintres il y a l’angoisse, cette même angoisse dont Heidegger avait fait le creuset d’‘Etre et Temps’, et que si les peintres abstraits n’étaient pas familiers de la phénoménologie, ils procédaient de la même démarche mentale, de la même prégnance dans le siècle.

Le terme d’abstraction est visiblement impropre pour décrire cette tendance de la peinture. D’abord toute représentation peinte est abstraite. Il n’y a justement rien de concret dans une image peinte, sauf la peinture en tant que matière. Toute peinture est représentation, est figuration. Qu’on veuille figurer une pomme, l’Annonciation, ou la sensibilité en général, c’est toujours une représentation de l’objet, voire de la chose. Quel que soit l’objet, geste, travail, réflexion, ou même sensibilité abstraient de cet objet. Appeler « abstrait » ce qui est non figuratif est donc une réduction de langage.

Si la Sorge heideggerienne paraît une explication à la fois trop triviale et trop abstraite pour expliquer la peinture abstraite, même augmentée du réductionnisme de cette peinture qui peut se rapporter à la réduction eidétique de Husserl, l’angoisse générée par la révolution russe semble un levier beaucoup plus probable de cette nécessité d’exprimer une spiritualité non critique ou même au service de la contre-révolution bolchevique. Un autre parallélisme plus pertinent semble être l’explosion simultanée des sciences. La récente poussée des mathématiques dans l’idéologie dominante en particulier accompagne bien la naissance de cette peinture, essentiellement géométrique. Mais la disparition du figuratif trivial s’apparente surtout à la disparition de la visibilité de ce qui est découvert en physique où, pour la première fois, avec les quanta et avec la relativité, les ignares ne peuvent plus observer à l’œil nu les terrains d’expérimentation qui expliquent leur monde ; et ce qu’on a appelé le microscopique et le macroscopique ne sont pas non plus visibles par les spécialistes, qui ont presque réussi à hypostasier leurs déductions.

Très en vogue parmi les spécialistes, l’art abstrait est resté englué dans sa progression au milieu des dilettantes. Aussi peu ces peintres ont-ils réussi à dépasser le tableau, comme certains d’entre eux se l’étaient promis, aussi peu cette tendance de l’art n’a convaincu et gagné les ignares, qui ont depuis accédé massivement à la culture. Devenue assez bizarrement l’expression d’une volonté d’innover forcée, cette tendance a surtout manifesté la grande pauvreté d’idée des artistes qui s’en réclamaient. Le bénéfice de la nouveauté dans l’innovation formelle, en effet, semble avoir été mangé très vite par la misère du contenu qu’elle mettait au jour. Le « je » d’un Rembrandt, ou la sensibilité d’un Vermeer manifestent, peut-être avec l’aide déloyale de choses convenues servant d’objet, une richesse et une proximité bien plus grande que le « je » des compositions de Kandinsky, ou la sensibilité de ‘Carré noir sur fond blanc’ de Malevitch. Mais si les pauvres, dilettantes puis ignares, ont mangé tout l’art qu’on leur a proposé pendant le XXe siècle, ils ont mangé l’art abstrait comme la nourriture abstraite qu’on leur sert en pilules qu’on appelle des compléments alimentaires : sans goût ni saveur, en consommateurs gloutons et indifférents. Ainsi, l’art abstrait a contribué, paradoxalement, à désillusionner sur ce qu’est l’art.



3. Debord voyait dans l’échec de la révolution prolétarienne l’immobilisation de dada. La simultanéité de ces deux événements souligne surtout la profondeur et l’efficacité du travail de l’ennemi gestionnaire, qui a réussi depuis Mazarin à cantonner la culture dans un lieu fermé, couvert et chauffé, le salon, et qui a habillé ceux qui prenaient à nouveau la rue pour débattre d’une bride étroite qui s’appelait le prolétariat, séparant ainsi l’assemblée humaine en deux. Aussi, si la révolution russe n’a produit en son temps que deux figures qui intéressent les héritiers de la révolution en Iran, ce sont les conseils, et dada. Dada est l’une des expressions de la révolution russe, et ses faiblesses participent de l’immobilisation des gueux, et de la victoire éphémère d’un prolétariat sur l’innommable gueuserie.

Dada est né par proclamation en 1916 à Zurich. Ce sont des opposants à la guerre de 1914-1918 qui se sont ainsi donné un nom collectif. La guerre de 1914-1918 est, selon tous les gestionnaires, une guerre d’impérialistes ; il est plus difficile de trouver des traces probantes d’une manœuvre abortive contre la prolifération des pauvres, et la difficile visibilité que les gestionnaires en avaient, d’Odessa, en 1905, à Jarry ou Cravan, inspirateurs de dada, d’une houle qui montait. De la « crise » dans les philosophies et les sciences à la « crise de la pensée occidentale », les signes d’une explosion de pensée signalaient aussi à la police de cette époque que, sans doute quelque part, les pauvres commençaient à parler entre eux. A la vague de révolte avant-coureur de la révolution russe qui secouait l’Europe et un peu au-delà a répondu la première grande vague de répression organisée sur un mode indirect. La répression de la vague principale de la révolution russe aura lieu vingt ans après, et elle s’appelle couramment la Seconde Guerre mondiale.

La courte vie de dada va de 1916 à 1922, et son cadavre a bougé encore jusqu’en 1924. Par une coïncidence que dada n’aurait pas démentie, cette existence se superpose avec la vague principale de la révolution russe (1917-1924). De Zurich, l’esprit dada – car on ne peut pas véritablement parler d’un mouvement – a essaimé vers trois places principales, Berlin, Paris, New York. Des traces importantes se retrouvent dans beaucoup d’autres villes du monde, mais pas à Moscou, Canton, Tokyo ou Londres.

Dada représente un éclatement de l’esprit dominant, ou plus exactement, une critique elle-même éclatée de cet éclatement. Car dada est d’abord une façon d’être, un comportement, un état d’esprit. C’est un jeu auquel les adolescents sont très aptes : le chahut, Krawall en allemand, qui veut dire aussi émeute. Le rire et le sérieux, la pertinence et l’impertinence alternent à vive allure, le cri s’empare de la phrase, la syntaxe tant pis. De même, la provocation et le scandale ont été systématiquement recherchés et exploités. Un siècle plus tard, nous reconnaissons là une technique pour entrer dans l’aliénation : chaque chose peut devenir prétexte à délire, et le délire des autres est poussé et encouragé, avant même d’être jugé. L’irrationnel n’est pas combattu mais aggravé : il sert de relance, de trampoline, de fond de champ, de décor grotesque. L’entraînement réciproque et la synergie du groupe lui livrent ce à quoi l’individu et la conscience ne peuvent pas avoir accès. L’accélérateur de pensées est constamment sollicité ; la réflexion est repoussée au second plan. C’est un rythme, un régime, un univers particulier et éphémère dans sa mise en action même. Dada, par goût, a furieusement pratiqué l’aliénation. Il semble même que l’aliénation n’avait pas encore été à ce point exaltée sur aucune place publique. Cette importante nouveauté qui fait que des humains en groupe pratiquent et favorisent ouvertement la pensée qui est étrangère à elle-même, est même, à côté des conseils, la seule nouveauté de la révolution russe que l’ennemi nous a transmise ; c’est son ignorance de la subversion contenue dans dada qui a permis que ses procès-verbaux viennent jusqu’à nous, au contraire des débats publics ouvertement subversifs dans les rues de Moscou et de Berlin.

« C’est l’irruption magistrale de l’irrationnel dans tous les domaines de l’art, de la poésie, de la science, dans la mode, dans la vie privée des individus, dans la vie publique des peuples. » (40) En affirmant l’irrationnel, en encourageant le hasard, ce sont les vieilles catégories de la causalité et de la rationalité que dada prend à revers. Admettant même d’émettre deux avis opposés sur le même sujet, cultivant l’ambiguïté, l’inexplicite au profit du manifeste, dans les manifestes mêmes, il y eut là une singulière détermination à réfuter toute construction. Ce sont les règles de la pensée qui ont à souffrir de l’aliénation, dont les règles, s’il y en a, ne sont pas connues : dada a joué à démonter tout ce qui était censé permettre le cours des pensées construites ; et le cours qui en est issu paraît bien plus puissant et même doué d’une grande capacité à la vérité.

Ennemi déclaré de toute logique, qui est la police de la conscience, et même de la bonne conscience, dada est d’abord une pratique inédite du négatif. Dada a attaqué la société en place, pas selon une analyse de classe, mais selon une haine et un mépris pour le bourgeois, non le bourgeois au sens de Karl Marx, mais le bourgeois au sens de Léon Bloy. Cette destruction des valeurs dominantes a ratissé en superficie, sans aller jamais en profondeur. Ce parti pris de superficialité a permis d’attaquer pêle-mêle, dans une absence de hiérarchie revendiquée, beaucoup de valeurs positives : Dieu, la religion, la société, le bourgeois, la famille, la logique, l’intelligence, la morale, la guerre, l’art, la culture, la beauté, la psychanalyse, le travail, tout cela a été souffleté, mais non soufflé. Au siècle, dada a imprimé le goût de la désacralisation, mais il lui a donné une allure de fin en soi qui continue à perpétuer ce qui est méprisé. Le négatif comme style, comme pose, comme frime nous vient aussi de dada. Cette pratique négative niveleuse, qui nivelle le négatif lui-même, est bien une trace de l’aliénation, une façon de modifier ce qui est caduc sans l’anéantir.

Le goût dada, goût furieux s’il en fut, pour le négatif, est l’écho stylisé de celui de la rue. En effet, la grande faiblesse de dada est de n’avoir été qu’un chahut. Ce fut une caricature de l’émeute dans le salon, que Camus a même traitée, un peu vite, de « nihilisme de salon ». Ces « émeutiers » de l’intérieur du régime voulaient bien tout casser dans le salon, et ils ont effectivement rendu périssables quelques positivités éternelles, quelques tableaux expressionnistes. Ils ont aussi essayé de rejoindre la rue, notamment pendant la fin de la révolte de 1918 à Berlin, mais ils n’ont finalement réussi qu’à casser les vitres de leur salon. Beaucoup moins nombreux que les émeutiers de la rue, ils n’ont pas réussi à faire de leur lieu de débat un lieu de rencontre, et ceci principalement parce qu’ils n’étaient pas anonymes : ils se connaissaient déjà avant de parler, et leur public, le plus souvent aussi. Pensifs, ils se sont arrêtés à bout d’idées négatives, un pied dans le salon, l’autre ayant enjambé l’embrasure de la vitre cassée. La police, occupée à des tâches plus urgentes, leur a continuellement tourné le dos.

L’humour dada, comme tout humour, n’est valide que dans les contextes particuliers où il naît. Fondé sur le ridicule, il a surtout tenté d’amoindrir ses cibles et a joué de l’association d’univers sans lien apparent. Il dénote d’une préméditation, certes courte, mais contraire à la spontanéité revendiquée, et d’un recul par rapport à ce qui est moqué et critiqué, qui place dada dans la position de supériorité du moqueur par rapport à son objet. Le rire dada a été une pratique bien autrement corrosive que l’humour dada : le rire emporte les doutes et les questions sur son passage, modifie le discours, soulève les épidermes et les sourcils, le rire est une des cassures les plus efficaces de la pensée consciente. Par le rire, qui est aussi une interruption de parole aussi effective qu’une alerte à la bombe, le changement de régime de la pensée peut permettre de pénétrer le royaume contre lequel la conscience se mure. En ce sens, dada a eu raison de voir en Zhuang Zhou le premier dadaïste.

Les compromissions des dadaïstes ont été de l’ordre de celles des assembléistes de Buenos Aires, cent ans plus tard. Comme les débats dans les assemblées argentines ont montré combien il était difficile de s’arracher à la middleclass, à l’évolution de laquelle on avait contribué de bonne foi, les dadaïstes n’ont pas réussi à nier véritablement leur propre origine dans la culture. Au cours de ses scandales sur scène, dada n’a pas mesuré que la scène est faite pour héberger de tels scandales. Et, à la fin, les spectateurs ne venaient plus voir des artistes en train de donner un spectacle, mais ils venaient pour voir et participer à un scandale. Choquer le bourgeois s’avéra aussi inopérant contre ses valeurs que se moquer du curé. Si cette expérience nous a appris quelque chose, c’est que ce n’est pas dans la culture que se critique la culture ; et que le scandale est une arme de domination de la société, quel que soit le sens dans lequel on le tourne : le terrorisme, le fait divers, la bonne pensée officieuse, et la morale middleclass sont là aujourd’hui pour en témoigner avec vigueur.

L’absence d’organisation de dada, son ouverture à tous et à tout, le fait ressembler encore bien davantage aux assemblées argentines de 2002. Sous leur nom ne signifiant rien se sont donc retrouvés, mais sans pouvoir, tous ceux qui voulaient seulement nier quelque chose. Il y eut donc des artistes carriéristes, des catholiques convaincus, des résidus d’autres mouvements culturels, des marxistes, des anarchistes, des hommes et des femmes dont certains se sont investis beaucoup et d’autres ne faisaient que passer lors d’un scandale, d’une manifestation. Mais dada n’a pas collaboré à la contre-révolution russe : à Zurich en 1916, Tzara habitait dans la même rue que Lénine, mais ils ne semblent pas s’être connus ; et, si une partie des dadaïstes berlinois a rejoint les rangs léninistes, comme Tzara d’ailleurs, c’était déjà après dada.

A partir de l’accélération des événements en Russie, mal connus il est vrai, on hésite à Zurich comme le médite Hugo Ball (40) : « Le dadaïsme est-il en tant que geste la contrepartie du bolchevisme ? Oppose-t-il à la destruction et au règlement de compte définitif le côté complètement donquichottesque, inopportun et incompréhensible du monde ? Il serait intéressant d’observer ce qui se passe ici et là-bas » (juin 1917). La position proposée ici sous forme de questionnement est celle de la contre-allée de l’aliénation ici contre l’allée royale de la réalisation de la pensée là-bas, une question fondamentale de toute révolution. En 1918, pendant les semaines cruciales de l’insurrection de Berlin, les dadaïstes semblent avoir encore hésité au moment où, plus qu’ailleurs, leur spontanéité revendiquée était de mise. Alors que les dadaïstes communistes, Grosz, Herzfelde, Heartfield, rejoignaient la hiérarchie du parti d’avant-garde, les anarchistes, comme Huelsenbeck et Hausmann, parlaient d’une « succession ininterrompue de révolutions », et d’une « prolèture du dictariat », et le superdada Baader s’amusait, un demi-siècle avant Meinhof, à admettre que « le communisme est une arme dadaïste ».

La récupération, qu’elle soit « bourgeoise », au sens de Marx et de Bloy, ou prolétarienne, a été différée, au moins pendant sa vie, par la non-organisation de dada. Ce bâton de dynamite tant qu’il était allumé, et sans prise, a finalement été aussi difficile à manier pour ses artificiers. Leur négativité très inégale s’est elle-même contredite, selon l’irrationalité revendiquée : ainsi a-t-on distingué entre les dadaïstes de l’écrit, négativistes, et les dadaïstes de l’image, positivistes ; ainsi, restant à Zurich désertée après 1918, s’est formé là un noyau d’artistes positifs qui soutenaient l’Etat, et parfois la religion, autour de Arp, Richter, et Janco ; ainsi, trente ans plus tard, Ribemont-Dessaignes et Huelsenbeck affirmaient logiquement, contre le cliché négativiste, que dada avait pris position. Aucun des principaux animateurs de dada n’a réussi à s’évader du salon, malgré les exemples qu’avaient donnés leurs précurseurs Cravan et Vaché. Après la mort du mouvement, tous se sont recasés dans la culture dominante. Même leur jeunesse a été démentie : ils sont morts vieux, assis sur les rentes de leurs scandales.

La glorification de l’individu est sans doute très présente chez dada. Mais chaque individu qui a participé à cette ire joyeuse est subsumé au nom commun, dada, qui ne veut rien dire. C’est cette identité commune qui a permis à quelques individus, les plus engagés et ceux auxquels les propriétaires du salon reconnurent le plus de talent, d’être mis en valeur. Même à travers les multiples médiations du siècle, si fétichiste de l’individu, le nom dada sonne de manière incomparablement plus précise, prestigieuse et significative que celui de n’importe lequel de ses membres. C’est là aussi une marque de l’aliénation. « Pris dans son unicité fonctionnelle, DADA nous a paru à chaque fois devoir être ramené au seul mot Dieu, de statut identique », constatera le linguiste que dada a mérité. (40)



4. Au-delà de l’ambiance dada, c’est son efficacité, ce que dada a réalisé, et son inefficacité, ce que dada a légué à l’ennemi, qui interpellent la téléologie. La fulgurance, l’attaque soudaine, un véritable goût du négatif ont permis à dada d’ébrécher de nombreux fondements de la société en place ; mais tout ce que dada n’a pas réussi à approfondir, et même à trancher, a pu être utilisé par elle. C’est pourquoi de nombreuses atteintes de dada nous paraissent aujourd’hui si familières qu’elles font partie de ce que nous combattons. Si l’attitude de dada marque d’abord la première façon non hostile d’explorer l’aliénation, et si son état d’esprit ensuite indique une façon d’attaquer le conservatisme sous de nombreuses formes, les doutes, les incertitudes et, par-dessus tout l’incapacité de dada à dépasser cet état d’esprit constituent son héritage contrasté et singulier.

Une des principales cibles de dada a été la logique. Il est remarquable que l’époque de la révolution russe peut se diviser en deux camps en fonction de la logique, et qu’à aucun moment la logique n’est alors entendue comme celle de Hegel, qui est restée sans critique ni dépassement, mais comme la seule logique formelle. D’un côté les défenseurs d’une rigueur qui va jusqu’à oublier le contenu, la filiation Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap, puis la phénoménologie, qui quitte cependant la logique fétichisée, puis tous ceux qui prétendent à la «  science », y compris les psychanalystes et les marxistes léninistes, puis tout le petit peuple de la science et du matérialisme, dilettantes et ignares, qui croit en la logique mais ne la pratique guère dans la vie ; de l’autre les marxistes, qui à travers Lukács et l’école de Francfort au moins ont montré la filiation mercantile de la logique formelle, et dada pour qui la logique est une crispation contre les vastes plaines de l’irrationnel, ce qui est aussi l’avis des téléologues ; et entre les deux, les physiciens, qui ne sont pas parvenus à éliminer l’irrationnel, et qui en admettent, sans pousser les conséquences, la part irréductible.

Dada n’a pas théorisé sa critique de la logique. Mais il l’a pratiquée sans cesse. D’abord, dada admet la contradiction et soutient des propositions contradictoires sur le même sujet, ce qui affaiblit ces propositions, mais ouvre le débat. Ensuite, dada critique la conscience en se propulsant dans l’inconscient, et en attaquant partout la logique comme une carapace de la conscience contre l’inconscient, de sorte à ce que le débat se mène au-delà de la conscience. Dada est le seul mouvement à avoir critiqué et réfuté l’intelligence, valeur du régime en place. Il est vrai que l’intelligence peut être vue comme l’état-major de la conscience, et les différences que le siècle a prétendu mesurer, dans l’intelligence, hiérarchisent les individus à l’intérieur de cette société. A travers les surréalistes et les situationnistes, héritiers de dada, l’intelligence a été réhabilitée, non sans bêtise. Enfin, c’est tout système que dada refuse. Un système est bien l’unité retrouvée pour la conscience, et même l’irrationnel auquel s’adonne la fougue dada ne peut pas être systématique.

Il pouvait sembler logique que la psychanalyse, qui avait ouvertement annoncé l’exploration de l’inconscient, soit applaudie par dada. C’est le contraire qui s’est produit, et il s’agit là certainement, pour ce temps-là, d’un des ordres du jour principaux du débat de l’humanité sur elle-même. Contre la « psycho-banalise » qui cherche à déchiffrer l’inconscient pour la conscience, dada a fait valoir une pratique délibérée de l’inconscient, qui déborde la conscience. Alors que la psychanalyse propose de coloniser l’inconscient par davantage de conscience, dada, au nom de l’inconscient, démolit les bastions et les redoutes de la conscience. Ce combat, initié au début de la révolution russe, reste encore obscur parce qu’il s’est mené à travers trop de médiations, et parce qu’il peut être relié à trop d’autres combats qui sont des massacres d’arrière-garde : ainsi, l’aliénation religieuse, ou les socialismes, nationaux ou staliniens, arrivant au pouvoir, ont aussi été considérés, au second degré, comme victoires de l’inconscient sur le conscient. Mais la ligne de partage tracée entre dada et la psychanalyse pour l’usage de l’inconscient par l’humain reste l’un des tracés les plus opérationnels de dada. Le camp que dada a inauguré est celui de l’exploration éphémère et irréversible de la pensée non consciente contre son exploitation au profit de la conscience.

Le champ de bataille de dada est donc ainsi délimité : le salon est trop petit, la conscience est trop petite. Contre les murailles de ces divisions de l’humanité, dada a utilisé et épuisé son négatif. Mais la mise en œuvre même de ce négatif, avant de se figer à son tour en position, a été une revendication positive : la vie. Cette exigence de vie est une des plus prisées au début du XXe siècle. Elle a été considérée comme le négatif immédiat de la guerre meurtrière des Etats, dans la vieille opposition fausse où la vie serait le contraire de la mort, mais elle est aussi présente au milieu des sciences positives et de la néophilosophie, celle de Bergson par exemple. C’est cette revendication dadaïste qui s’est ensuite trouvée réaffirmée par les surréalistes et théorisée par les situationnistes, notamment dans leur division entre vie et survie, division qui semble aujourd’hui encore opérationnelle. La vie comme justification et fondement du négatif, ce but qui n’en est pas un parce qu’il échoue à même esquisser sa réalisation, a finalement abouti, épuisé et magnifié, au modedevitisme de Debord, où la vanité l’emporte sur le projet.

Cette revendication de la vie, dont le rire est un signal libérateur, est liée à une dimension de la vie bourgeoise qui a hanté la culture jusqu’à la fin du XXe siècle, mais qui a grandement disparu aujourd’hui : l’ennui. Du spleen de Baudelaire, en passant par le dandysme, l’ennui est resté une préoccupation majeure jusqu’aux situationnistes inclus. Et la lutte contre ce parasite commençait dans la critique du carcan moral à l’intérieur duquel il proliférait. Aussi, la salubre critique de la famille, que dada a très tôt soulevée et qui n’a jamais été reprise de manière conséquente depuis, mais aussi celle des valeurs en vogue en son temps, comme le patriotisme, pour arriver à la critique de toutes les valeurs morales, semble d’abord provenir de la critique de l’ennui.

La société en place s’est chargée de résorber l’ennui. A travers les écrans qui occupent maintenant les pauvres au-delà de leurs sollicitations, à travers le bruit de la musique qui envahit tout le temps l’attention, c’est l’angoisse, c’est la peur, c’est le désarroi qui ont remplacé l’ennui ; et cette inquiétude généralisée des pauvres, qui ont perdu la capacité de la vue d’ensemble, est assez éloignée de celle de Heidegger. Sans cesse occupés par des loisirs agressifs, dont la culture est la maquerelle, les pauvres ont ainsi été délivrés de l’ennui, d’une manière que dada n’imaginait pas, mais qu’ils lui doivent en partie. Car si dada n’a contribué qu’à une entreprise, c’est celle de l’élargissement considérable qu’a connu la culture – la dispute de salon – depuis cent ans.

La vraie tranchée de 14-18 de dada est son attitude dans la culture, cet ennuyeux vaccin contre l’ennui. Les dadaïstes venaient de la culture, et ils y sont restés englués, malgré quelques louables efforts d’évasion. Le statut de la culture et de l’art, entre bouffon et sacré, a même grandement servi à l’impertinence et à la mise en cause du bourgeois et de son monde. Le XIXe siècle est même sans doute le siècle où l’art et la culture s’émancipent apparemment de leurs maîtres, parce que le discours qu’exprime ce bibelot du salon qui commence à se prendre au sérieux n’est le reflet que d’un maître abstrait, collectif et contradictoire. L’art et la culture avaient donc acquis, dans le monde de la gestion dont ils sont une sorte d’écume, une indépendance et un respect qui tendaient à les hypostasier.

Dans sa fureur destructrice, dada a voulu aussi s’en prendre à soi-même, à travers une attaque contre l’art et la culture. Nous connaissons bien ce phénomène, puisqu’il est similaire à la volonté de critique de l’information dominante dans l’information dominante. Dada a simplement inauguré l’illusion de la critique sans la sanction de la rupture : on ne peut pas critiquer la famille sans rompre avec la famille, on ne peut pas critiquer l’art et la culture sans rompre avec l’art et la culture. Dans l’art, dada s’en est pris seulement aux courants de l’art moderne : l’expressionnisme, l’art abstrait, le futurisme ; mais l’art en général a été épargné. En effet, la plupart des dadaïstes n’imaginaient même pas gagner leur survie hors de la culture. Comme dada n’a pas rompu, il est devenu, après sa mort, un membre éminent de la famille Art et Culture, le fils prodigue qui avait largement repoussé les limites du possible sans rien mettre en danger. Embaumé, le cadavre de dada a bien rendu justice à la formule d’Eluard, mais probablement au sens inverse où il l’entendait, « disparaître, c’est réussir ». Alors que Duchamp avait introduit la pissotière dans les galeries d’art en 1917, au grand scandale de ses contemporains, en 1993, lorsqu’un particulier tente de lui rendre son rôle d’urinoir, « pour prolonger la provocation de Duchamp », il est arrêté et condamné ; dans le monde gestionnaire, l’objet a eu raison du geste, la pérennisation a triomphé de l’éphémère, et la fétichisation a pu apprivoiser le scandale.

La colère ne suffit pas en elle-même. L’immédiateté est un leurre. La critique des valeurs dominantes ne peut pas se faire sur un seul mode de pensée, sur un seul rythme, fût-il très élevé, c’est ce que l’expérience dada, pensant jouer avec la culture, a permis de conclure : le débat sur la totalité a besoin aussi bien de l’insurrection et du grand pillage de Buenos Aires que des assemblées qui en ont été la conséquence ; et là encore, de différents modes de débats, ce à quoi ces assemblées n’ont pas réussi à s’élever en 2002. Mais la dévaluation que dada a fait subir à l’art et la culture, en l’ouvrant au ridicule et à l’irrespect, en déstructurant bien davantage le concret et le figuratif que ne l’ont fait à leur corps défendant les artistes de l’art abstrait, est à la fois le début de la culture pour tous et de la visibilité du vide de contenu de l’art. Depuis dada, la culture s’est étendue d’une secousse brutale à travers toutes les barrières que dada a cassées, et l’art s’est bien révélé n’être qu’au rang d’un urinoir. Les suites du procès du continuateur isolé de Duchamp montrent d’ailleurs que l’art, comme porte-parole de l’esthétique de ses maîtres, les gestionnaires, s’avère bien n’être essentiellement que marchandise, lustrée par quelques illusions entretenues pendant les quatre siècles précédents.



5. Que dada n’ait pas trouvé au bout de l’intensité de la vie l’histoire, est toute sa limite. Trop jeune, trop court, trop vif, trop superficiel, dada refuse tout ce qui est au-delà du constat négatif, tout ce qui implique le projet, tout ce qui implique la hiérarchie des valeurs qui oppose, par exemple, le couple vie-histoire à sa caricature dans la résignation, survie-quotidien. C’est là où le mode de pensée, où l’état d’esprit ont manqué d’embrayage, de dépassement. Pourtant, du point de vue téléologique de l’histoire, dada fait l’histoire par sa brève et folle course à travers le salon où l’on cause, le poignard à la main, laissant mille égratignures, plaies, blessures, et peut-être même quelques morts sur son passage dévastateur.

Le rejet, au moins majoritaire, de Dieu a entraîné chez dada un refus de l’absolu. Mais la fascination profonde de l’infini, vu comme libérateur, ou comme champ du possible, situe bien combien peu dada avait réussi à se libérer des profondes impositions de la religion. Dans les rues du monde, où le débat de l’humanité a été esquissé, pendant ce siècle, il n’est pas rare de trouver cette religiosité, qui consiste à croire en l’infini, chez des pauvres sincèrement convaincus d’en avoir fini, pour eux-mêmes, avec la religion.

Ignorant de la totalité, ne s’élevant pas à l’histoire, contradictoire face à la révolution alors même qu’elle faisait rage, mais drôle, acerbe, attaquant tout et chacun, jeune et vivant, pratiquant l’aliénation, dada est un avant-coureur du gueux du XXe siècle, au moment où il apparaît hissé hors des énormes marécages à tristesse et à défaite du quotidien. Chez ce frimeur et provocateur, l’esbroufe et la désinvolture seront à la fois le charme et la faiblesse fatals qui, en définitive, dissimulent toujours son manque à penser hardiment derrière un courage à s’exposer. Ainsi la contre-vérité de Tzara, « la vérité n’existe pas », semble-t-elle extraite de la devise des pauvres modernes, ainsi l’affirmation que toute action est vaine rejoint-elle ce relativisme absolu qui a été l’une des impasses du possible du parti des gueux, pendant le siècle de la révolution russe et de la révolution iranienne.

De même, les pauvres modernes d’avant une middleclass semblent avoir emprunté leur comportement moral, lui aussi davantage marqué par l’ostentation que par la réflexion, à celui de dada : « Dada pourrait être criminel ou lâche ou ravageur, ou voleur, mais non justicier » ; « Il n’y a aucune différence spécifique entre un policier et un voleur. Toutefois, il faut reconnaître que le bandit atteint plus naturellement à l’héroïsme ».



6. La différence principale entre dada et le surréalisme est l’époque. Dada a lieu au moment de la vague principale de la révolution russe, et exprime cet assaut contre la société, même si c’est avec un levier un peu long ; le surréalisme exprime bien aussi son époque, mais c’est celle du repli, mêlé aux fastes et à l’exubérance du soulagement de la conservation.

André Breton et les autres dadaïstes en rupture qui ont fondé le mouvement surréaliste entre 1922 et 1924 semblent d’abord avoir voulu instaurer un territoire à la pensée non consciente, c’est-à-dire abandonner le piratage dadaïste de la pensée pour établir un royaume aux corsaires de l’inconscient. Dans cette vision des choses, la réalité est le donné, le monde objectif celui des choses en dur, le monde du concret que cerne avec précision la logique. Les associations d’idées, l’écriture automatique, le hasard et les coïncidences font pénétrer dans le monde qui, pour les surréalistes, est au-delà de cette « réalité » et qu’ils appellent « surréalité ». Il s’agissait, par rapport à dada, de prendre cette surréalité au sérieux : ne pas se contenter de la pratiquer, mais vouloir aussi l’explorer, la comprendre, et en propager un usage.

Mais vouloir explorer, comprendre, propager un usage de ce qui est au-delà de la conscience, ne peut se faire d’abord qu’au profit de la conscience. C’est l’autre différence fondamentale des surréalistes par rapport à dada : si le négatif reste présent et fortement revendiqué, c’est désormais au nom d’un positif, d’une position que s’établit ce polder conquis par la conscience des artistes sur une mer plus nourricière qu’hostile. Le surréalisme est la volonté d’aménager le territoire de l’inconscient, sans mettre en cause la conception dominante de la réalité. Cet inconscient est traité comme une partie minoritaire de la pensée, lointaine province fabuleuse et luxuriante, mais, un peu à la manière d’un front de libération, les surréalistes revendiquent surtout sa reconnaissance et son indépendance dans le monde de la conscience. Dans la démarche initiale de cette exploration, le surréalisme n’a reculé que devant l’absolu, où se retrouvait en effet la marque d’un déisme trop proche. Mais entre la réalité et l’absolu, comme indigène primitif qui détient une vérité admirable, le surréalisme a toujours revendiqué la suprématie du poète. Comme si les associations troublantes des poètes pouvaient compenser leur manque de discernement ! Comme si Lautréamont ne pouvait pas être vu comme ennuyeux et péremptoire ! Comme si la poésie n’était pas le troisième marché de l’infini, après la religion et les sciences !

L’absolu rencontré lors de cette recherche a été le point de retour des surréalistes : leur territoire d’investigation, dès lors, s’est trouvé limité d’un côté par l’ennui de la réalité comme donné, et de l’autre par l’absolu comme mirage déiste. L’exploration de l’inconscient signifiait désormais ne plus partir de la conscience qu’encordé. On interroge plutôt qu’on ne découvre. La tentative de décryptage devenait une activité de colonisation, par la conscience, des vastes territoires découverts. Dès lors que les découvertes récentes de la psychanalyse étaient validées par Breton, qui fustige même ceux qui se contentent de pratiquer la dérive dans l’inconscient sans en retirer la signification, l’administration de l’esprit trouve sa police. La psychanalyse, qui a concédé l’inconscient, et en a fait son fonds de commerce, l’a cependant restreint à l’individu. De sorte que l’inconscient, avec ce corps de doctrine, devient une simple base arrière de la conscience, même si, aussi bien du côté des psychanalystes que des surréalistes, le pressentiment de l’immensité de cette pensée sans contrôle a percé. Cette individualisation de l’inconscient a également été endossée par les surréalistes, très loin de l’anonymat, sauf lorsque Breton présente leur pratique comme une mise en commun de la pensée.

Il faut aussi mettre au crédit des surréalistes que leur repli dans la psychanalyse de l’inconscient leur a permis de mettre en avant des conceptions autrement offensives que celles des disciples de Freud. Il ne s’agit pas de soigner, mais de transcender ; il ne s’agit pas de sublimer, mais de réaliser. Les surréalistes ont en particulier érigé le désir en catégorie centrale de leur réflexion et de leur expression, bien au-delà de la triste « libido » de Freud. Et il faut aussi, du point de vue de la téléologie moderne, rendre hommage à André Breton en particulier, et aux surréalistes en général, pour avoir tenté, contre leur époque et la nôtre, de remettre l’amour dans le débat. Malheureusement, cette mise en lumière a dérapé dans la poésie et donc une certaine forme de descriptif indiscutable par essence, idéalisé, sublimé et stérile. Mais l’inspiration et l’intuition – elles-mêmes examinées et discutées en tant que phénomènes – que l’amour est une passerelle autrement instructive et palpitante vers l’au-delà de la conscience que l’enfance ou la folie sont venues à contre-courant de la dévaluation du terme amour, depuis le libertinage autosatisfait jusqu’à l’amour de pacotille du petit-bourgeois, en passant par l’amour filial, l’amour de Dieu et l’amour de son chien.

Dès la défaite des gueux en Russie, les surréalistes se sont proclamés en accord avec le marxisme. C’est le projet de « changer la vie », formulé par Rimbaud, qui semble avoir initié ce ralliement au parti du prolétariat, dont c’était l’une des perspectives affichées. Si les principaux surréalistes ont alors adhéré au parti léniniste, le mouvement surréaliste est toujours resté jaloux de son indépendance. Le Parti, d’ailleurs, s’est montré plus soupçonneux encore de cet allié, ouvertement individualiste, anticonformiste, amoral par principe, critique, et aux antipodes de la culture prolétarienne dessinée par la lourde paluche de quelques fonctionnaires « réalistes ». La longue suite de malentendus, entre le parti marxiste et le mouvement surréaliste, s’exprime à travers les exclusions successives, de part et d’autre ; celle d’Aragon, en 1932, quittant le mouvement surréaliste pour se soumettre aux directives étroites du parti bolchevique, résume le mieux leur distance et leur incompréhension réciproques. Il semble surtout que les surréalistes se soient mépris sur la fonction historique du marxisme, idéologie de la contre-révolution, et que les marxistes aient craint d’avoir à combattre dada là où il n’y avait plus que le surréalisme, c’est-à-dire un mouvement qui traçait des territoires dans cette société, plutôt que contre elle : l’inconscient peuplé de poésie, l’avant-garde de la culture, avaient leur place dans l’extinction du débat de la rue.

Contrairement à dada, dont le champ d’intervention n’était limité que par l’origine et les terrains de prédilection de ses membres, celui des surréalistes s’est clairement défini comme étant la culture, et l’art. Sans doute, les surréalistes pensaient que la culture et l’art tenaient la clé de l’unité de l’homme, et de tous les autres domaines d’activité ; mais ils n’en sont pas moins restés des spécialistes d’un secteur d’activité. C’est en tant que tels qu’ils se sont confrontés au monde, comme en témoignent leurs rapports avec la psychanalyse et les marxistes ; puis dans le rejet des dilettantes qui les approuvent. Mais comme le monde se divisant en spécialités n’a pas vu, dans la première moitié du XXe siècle, la culture comme la clé de l’unité de l’homme, les surréalistes ont toujours été perçus, par les autres spécialités qu’ils ont approchées, comme des fantaisistes, un peu vains, un peu désordonnés, outrés mais sans effectivité, sauf celle de la célébrité médiatique et donc de l’engouement des dilettantes, puis, dans la seconde moitié du siècle, des ignares.

Breton a introduit dans le mouvement surréaliste les techniques de rupture du marxisme. Le surréalisme s’est donc présenté, par rapport à dada, avec une cohésion beaucoup plus grande, qui sans doute l’a maintenu en vie plus longtemps. Mais la lente usure de ce mouvement, qui a mal vieilli au point de devenir un étendard propret de cette société combattue, montre au moins que la rupture, même pratiquée avec l’honnêteté de Breton, n’est pas une garantie de jeunesse. Car les compromissions ont bien sûr dominé le surréalisme. De l’aliénation en fusion chez dada, le surréalisme est une coulée qui se refroidit. Breton témoigne bien de quel côté de la barricade il a glissé, quand il sollicite une rencontre avec Freud juste avant de fonder le surréalisme, et avec Trotski, vingt ans plus tard. La rigueur du négatif chez les surréalistes n’est que l’opposition, dans le salon, d’une minime fraction contre toutes les autres, mais d’une fraction qui porte les oripeaux encore déchirés de la révolte vaincue, et qui à ce titre apparaît comme porte-parole de la nouveauté, effraie, et rallie finalement à travers ses « œuvres » l’ensemble de la modernité servile.

Le symptôme de cette dégénérescence, qui est le raccourci de ce qu’a été ce mouvement, peut être vu dans le ‘Second Manifeste du surréalisme’ de 1929, lorsque Breton, dans un éclair de lucidité qui ressemble si fort à toutes les pratiques de l’irrationnel qu’il recommande énergiquement, entrevoit la nécessité de l’anonymat : « Je demande l’occultation profonde, véritable du surréalisme. » Hélas, quelle sincérité accorder à cette « demande » ? Pourquoi, déjà, demander ? Et à qui ? Les premiers à devoir pratiquer cette retraite hors de la visibilité semblent devoir être les surréalistes eux-mêmes. Leur incapacité à quitter leur métier, à abdiquer la publicité contrôlée par l’ennemi, à occulter la «  surréalité », ne s’est pas démentie, et il n’y eut pas de suite autre que les phrases du même manifeste qui ne sont donc que des phrases, au sens du bon sens populaire : « Je proclame, en cette matière, le droit à l’absolue sévérité. Pas de concessions au monde et pas de grâce. Le terrible marché en main. » (41)

Le territoire de cette surréalité n’a pas survécu : effrité, retourné, découpé en parcelles et vendu en autant d’œuvres, il n’a pas été étendu, alors même que l’esprit, qu’il se proposait d’investiguer, s’étendait sans mesure. Pratiquer l’aliénation, comme dada, a échoué devant la résignation à se cantonner au salon, et la domestiquer, comme l’ont tenté les surréalistes, a simplement transformé en champ de la conscience une partie principale de cette terra nova qu’ils ont effleurée. Sans doute, l’art abstrait, dada et les surréalistes ont agrandi d’une puissante poussée le monde de la culture et ont contribué à lui gagner de l’importance, alors même qu’il devient le filet de protection sur le temps hors du travail pour la majorité des pauvres modernes d’Occident. Mais cette zone annexée est restée annexe, et le projet surréaliste, en particulier, a été oublié, dévalué en un phénomène de mode, cristallisé dans quelques « œuvres », c’est-à-dire dans quelques marchandises. Ainsi, l’enclos qui entourait déjà la culture en 1900 a eu raison de ces tentatives d’évasion dans l’esprit du demi-siècle suivant. Les tentatives avortées des artistes, pour orienter le débat vers l’aliénation, se sont donc retournées, puisque, du fait de leur inanité, elles ont plutôt contribué à épuiser, pendant un temps qui est le nôtre, ce débat.

« Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer. La position critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables d’un même dépassement de l’art », comme l’a écrit Debord (42), n’est donc pas exact pour plusieurs raisons. D’abord, le dadaïsme n’a pas voulu supprimer l’art : au contraire, le mouvement était divisé entre la conservation et la continuation de l’art, et une volonté, non de supprimer au sens dialectique du terme, mais d’anéantir, ce qui au sens téléologique veut justement dire : réaliser ; mais comme dada a seulement effleuré ce qui méritait d’être critiqué, et soulevé de multiples critiques possibles, il est même abusif de prétendre que dada aurait anéanti, ou voulu anéantir, une abstraction comme l’art. S’il est vrai que le surréalisme, ensuite, n’a pas voulu supprimer l’art, il ne semble pas non plus avoir voulu le réaliser ; les surréalistes ont bien davantage tenté de réduire l’art à un moyen pour explorer et étendre le territoire séparé de leur surréalité. Les surréalistes ont voulu transformer la fonction de l’art, pour lui permettre d’être l’unité rêvée de la connaissance et de la vie. Enfin, la position critique élaborée par les situationnistes n’a nullement contribué au dépassement de l’art. L’art est une marchandise dans un contexte donné, et ne se dépasse qu’avec la marchandise en entier, ce qui est peut-être contenu dans la position critique situationniste ; mais il n’y a nul besoin, pour « dépasser » cette marchandise, de la supprimer, au sens dialectique, ou de la réaliser : il suffit de l’anéantir, ce qui, malheureusement, n’est pas prévu dans la dialectique hégélienne, marxiste et situationniste, où chaque chose se conserve, le « dépassement » au sens « Aufheben » servant justement à cette conservation.

 

 



 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2008

   
       

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