|
|
1. Récent, « culture » est
devenu un gros mot au cours du XXe siècle. La culture est le débat dans
le salon, où l’invitation filtre les participants, le faux débat en
général, celui qui masque et qui empêche le véritable débat qui a lieu,
pour sa part, dans la rue, où participe qui veut.
La culture est un phénomène indissociable de la marchandise. Comme cette
dernière, elle est créée par l’humain, et comme la marchandise, la
culture est fétichisée, autonomisée, hypostasiée, et elle se retourne
contre l’humain comme une matière indépendante de lui qui médiatise les
rapports entre émetteurs-récepteurs de pensée. La culture est par
excellence un détail de l’aliénation rendu visible, à la fois
chosification, extranéation, essence devenue autre.
C’est le discours que la culture attaque, déforme, soumet, falsifie. La
culture est l’abstraction d’un discours vivant, une des mises en règles
formelles des irruptions de pensée dans la communication, mais l’une de
ses mises en règles en tant que généralité. La culture est un
renoncement, une résignation de la parole à devenir vraie. La culture
est un ersatz de réalisation, une représentation de formes de
réalisation. C’est pourquoi la culture est sans but : ce sédiment
gélatineux est un intermédiaire entre le discours et le refus du but,
dans cette société, une voie de garage de projets de réalisation.
Comme le besoin d’habiller la résignation a prodigieusement augmenté
dans ce siècle, la culture a gagné de si larges prérogatives,
officieuses et officielles, qu’elle a beaucoup étendu son sens. Elle est
maintenant une industrie de colonisation agressive du temps,
essentiellement hors du travail, pour tous les pauvres. Le loisir, le « temps libre », gagné jadis par les pauvres, est devenu un « mall »,
interminable galerie marchande qui suinte de petites convoitises
inassouvies. Non seulement les pauvres savent de moins en moins utiliser
un temps non colonisé par la culture et le travail, mais ils prétendent
de plus en plus à la culture. Car la fulgurance des carrières, la gloire
des vedettes de la culture, retient encore dans sa naïveté la chimère du
succès, de la réussite. Aussi, dans les Etats occidentaux au moins, la
plupart des pauvres s’essayent à pratiquer la culture : ils écrivent,
ils jouent de la musique, peignent, dansent, chantent, pratiquent toutes
les contorsions qui sont censées amuser, détendre ou faire réfléchir
leurs contemporains aux moments où ils ne travaillent pas ; et même le
travail se veut désormais inscrit dans la culture, ce que revendiquent
hautement les cultures d’entreprise, et les passe-temps culturels que
les entreprises mettent à la disposition de leurs salariés.
Les pauvres aujourd’hui pratiquent la culture avec le syndrome
sandiniste : chacun a l’impression de manifester là un génie exclusif,
tout comme la guérilla nicaraguayenne, qui était ouvertement soutenue
dans le monde entier, avait l’impression d’être toute petite, toute
seule, immensément courageuse dans un vaste monde entièrement hostile.
Mais les pauvres dans la culture manifestent seulement, dans l’illusion
de leur pratique et de leur excellence, le retard de leur connaissance
du monde. Une exclusivité du pratiquant actif de la culture était encore
vraie en 1900. En 2000, la culture est devenue la muselière de la
middleclass, alors que ses membres croient être des artistes, des
savants, des théoriciens. Leurs pauvres discours qui s’admirent sont
enlisés dans leur perte d’histoire, si bien qu’ils ne savent même pas
comment la culture, à laquelle ils s’abandonnent avec des ferveurs
vaporeuses et des délices de commande, est l’expression de leur misère.
En 1900, on en était encore à se demander si la culture était plutôt la
somme des connaissances d’un individu ou quelque connaissance
collective, si le terme s’opposait ou se superposait avec civilisation.
L’art était alors la plus haute expression de la culture. Il la datait,
la couronnait, lui donnait son esthétique, son image et son style, et
lui apportait sa nouveauté. Avec l’art, la culture avait annexé une
façon de parler qui avait appartenu aux princes, et que les princes
avaient déléguée à des artisans, tout comme ils avaient délégué leur
gestion à des maires de palais. Cette façon de parler qu’était l’art
était celle du monologue public, du discours sans réplique, qui impose
et qui représente.
Après la chute des princes, les maires de palais ont pris le palais et
les artisans ont pris l’art. Dans le siècle qui sépare la révolution
française et la révolution russe, la culture, et en particulier l’art
ont beaucoup servi. Soumise à la loi du progrès constant, cette fausse
communication s’était étalée en s’usant. Mais la bourgeoisie était un
réceptacle collectif et une pompe à phynance d’une ampleur et d’une
puissance bien plus grande que celles des princes. Et la révolution
française avait, à travers le sourd grognement gueux, exprimé dans la
rue combien il était nécessaire de renforcer le débat dans le salon. De
sorte que la culture au XIXe siècle est comme la marchandise dans les
siècles précédents : elle se libère de ses propriétaires et représente
une forme d’aliénation du débat qui trouve dans l’individualisation de
l’art son expression collective.
La poussée d’aliénation de la révolution française est le mieux visible
sans doute dans la poussée démographique qui a commencé peu après.
D’autres formes de cette poussée ont été concomitantes. La colonisation
par l’Occident s’est alors accompagnée d’une colonisation par la
culture. Non qu’une « culture occidentale » ait été imposée partout,
mais c’est le concept même de culture qui a été imposé partout. Qu’il y
ait désormais une « culture » chinoise, zoulou ou maya ne signifie rien
d’autre que, en Chine, en Afrique du Sud et en Amérique centrale, on ne
discutera plus de la totalité autrement qu’en Occident : dans le salon,
pas dans la rue.
2. Toute révolution est donc d’abord une révolte contre la culture, car
toute révolution est d’abord le fait de poser la question de la totalité
dans la rue. La révolution russe est donc l’ennemie de la culture. Mais
il faut ici rappeler que ce qui doit être appelé « révolution russe »
commence avant 1917, et que cette révolution est à la fois l’affirmation
et l’accélération en actes de la poussée d’aliénation de l’époque de la
révolution française, et la négation de l’usage de cette aliénation par
la société en place. Cette double poussée est donc aussi perceptible
dans tous les autres domaines où l’humain a essayé d’organiser la
pensée.
La culture et l’art sont des témoins particuliers de cette mutation, et
de cette rupture qu’était la révolution – rupture qui a d’ailleurs
échoué. Pressé par une demande d’innovation impitoyable, mais aussi
perdant le fil du discours, l’art en particulier a connu un émiettement
qui n’avait pas eu d’équivalent jusque-là. Ensuite, on s’aperçut que
l’art n’était que cela : explosion et émiettement. Mais si de tels
phénomènes ont lieu dans la rue, c’est l’histoire qui change. Au XXe siècle, on a vu que l’art n’avait pas de contenu, comme la logique
formelle, et que comme la logique formelle l’art essayait de vendre son
absence de contenu comme contenu. L’art est une forme de la marchandise,
rien de plus, la contre-révolution russe a achevé cette révélation, à
son corps défendant.
Le premier signe de ce déniaisement a été l’art abstrait, qui est
d’ailleurs essentiellement la peinture abstraite. C’est entre 1910 et
1920 qu’apparaissent les premières peintures de cette appellation. Les
premiers peintres abstraits sont Kandinsky, Malevitch et Mondrian. Leur
passage à l’abstrait, comme à travers un rideau de perles, s’est fait
sans concertation entre eux. L’irruption quasi simultanée de cette forme
nouvelle dans la peinture montre avant tout la présence d’un public
capable de la recevoir, et en attente d’une telle peinture.
La peinture abstraite correspond à une définition simple : elle ne
figure pas d’objets. Encore, bien sûr, faut-il entendre « objet » dans
le sens trivial, puisque tout ce que figure une peinture est objet,
qu’il s’agisse d’une chose concrète ou pas. Ce que veulent ces peintres,
dont le nombre proliféra considérablement, c’est exprimer autre chose
que ce que nous connaissons par nos conventions visuelles. L’un voulait
exprimer le « je », l’autre voulait au contraire supprimer à la fois
l’objet et le « je », le troisième pensait peindre la sensibilité même.
Ces trois peintres initiaux ont été « théoriciens ». Leur pensée commune
semble avoir été que l’objet – la chose concrète et identifiable –
devait être dépassé, et à ce moment-là cet objet devenait un obstacle à
l’expression de ce dont il n’était qu’une application. De sorte que la
chose concrète et identifiable n’était qu’apparence et émanation de ce
que les peintres abstraits voulaient montrer, au moins à leurs débuts.
Ensuite, leur « spiritualisme » (Kandinsky écrivit ‘Du spirituel dans
l’art’, Malevitch et Mondrian ont été des adhérents de la théosophie)
est aussi mis en exergue, sans doute pour agrandir la place qu’ils
donnèrent à cette recherche intérieure. Différents courants de pensée
n’ont pas manqué non plus de vouloir s’approprier cette nébuleuse. Les
phénoménologistes, par exemple, soutiennent qu’à l’origine de la
démarche de chacun de ces peintres il y a l’angoisse, cette même
angoisse dont Heidegger avait fait le creuset d’‘Etre et Temps’, et que
si les peintres abstraits n’étaient pas familiers de la phénoménologie,
ils procédaient de la même démarche mentale, de la même prégnance dans
le siècle.
Le terme d’abstraction est visiblement impropre pour décrire cette
tendance de la peinture. D’abord toute représentation peinte est
abstraite. Il n’y a justement rien de concret dans une image peinte,
sauf la peinture en tant que matière. Toute peinture est représentation,
est figuration. Qu’on veuille figurer une pomme, l’Annonciation, ou la
sensibilité en général, c’est toujours une représentation de l’objet,
voire de la chose. Quel que soit l’objet, geste, travail, réflexion, ou
même sensibilité abstraient de cet objet. Appeler « abstrait » ce qui
est non figuratif est donc une réduction de langage.
Si la Sorge heideggerienne paraît une explication à la fois trop
triviale et trop abstraite pour expliquer la peinture abstraite, même
augmentée du réductionnisme de cette peinture qui peut se rapporter à la
réduction eidétique de Husserl, l’angoisse générée par la révolution
russe semble un levier beaucoup plus probable de cette nécessité
d’exprimer une spiritualité non critique ou même au service de la
contre-révolution bolchevique. Un autre parallélisme plus pertinent
semble être l’explosion simultanée des sciences. La récente poussée des
mathématiques dans l’idéologie dominante en particulier accompagne bien
la naissance de cette peinture, essentiellement géométrique. Mais la
disparition du figuratif trivial s’apparente surtout à la disparition de
la visibilité de ce qui est découvert en physique où, pour la première
fois, avec les quanta et avec la relativité, les ignares ne peuvent plus
observer à l’œil nu les terrains d’expérimentation qui expliquent leur
monde ; et ce qu’on a appelé le microscopique et le macroscopique ne
sont pas non plus visibles par les spécialistes, qui ont presque réussi
à hypostasier leurs déductions.
Très en vogue parmi les spécialistes, l’art abstrait est resté englué
dans sa progression au milieu des dilettantes. Aussi peu ces peintres
ont-ils réussi à dépasser le tableau, comme certains d’entre eux se
l’étaient promis, aussi peu cette tendance de l’art n’a convaincu et
gagné les ignares, qui ont depuis accédé massivement à la culture.
Devenue assez bizarrement l’expression d’une volonté d’innover forcée,
cette tendance a surtout manifesté la grande pauvreté d’idée des
artistes qui s’en réclamaient. Le bénéfice de la nouveauté dans
l’innovation formelle, en effet, semble avoir été mangé très vite par la
misère du contenu qu’elle mettait au jour. Le « je » d’un Rembrandt, ou
la sensibilité d’un Vermeer manifestent, peut-être avec l’aide déloyale
de choses convenues servant d’objet, une richesse et une proximité bien
plus grande que le « je » des compositions de Kandinsky, ou la
sensibilité de ‘Carré noir sur fond blanc’ de Malevitch. Mais si les
pauvres, dilettantes puis ignares, ont mangé tout l’art qu’on leur a
proposé pendant le XXe siècle, ils ont mangé l’art abstrait comme la
nourriture abstraite qu’on leur sert en pilules qu’on appelle des
compléments alimentaires : sans goût ni saveur, en consommateurs
gloutons et indifférents. Ainsi, l’art abstrait a contribué,
paradoxalement, à désillusionner sur ce qu’est l’art.
3. Debord voyait dans l’échec de la révolution prolétarienne
l’immobilisation de dada. La simultanéité de ces deux événements
souligne surtout la profondeur et l’efficacité du travail de l’ennemi
gestionnaire, qui a réussi depuis Mazarin à cantonner la culture dans un
lieu fermé, couvert et chauffé, le salon, et qui a habillé ceux qui
prenaient à nouveau la rue pour débattre d’une bride étroite qui
s’appelait le prolétariat, séparant ainsi l’assemblée humaine en deux.
Aussi, si la révolution russe n’a produit en son temps que deux figures
qui intéressent les héritiers de la révolution en Iran, ce sont les
conseils, et dada. Dada est l’une des expressions de la révolution
russe, et ses faiblesses participent de l’immobilisation des gueux, et
de la victoire éphémère d’un prolétariat sur l’innommable gueuserie.
Dada est né par proclamation en 1916 à Zurich. Ce sont des opposants à
la guerre de 1914-1918 qui se sont ainsi donné un nom collectif. La
guerre de 1914-1918 est, selon tous les gestionnaires, une guerre
d’impérialistes ; il est plus difficile de trouver des traces probantes
d’une manœuvre abortive contre la prolifération des pauvres, et la
difficile visibilité que les gestionnaires en avaient, d’Odessa, en
1905, à Jarry ou Cravan, inspirateurs de dada, d’une houle qui montait.
De la « crise » dans les philosophies et les sciences à la « crise de la
pensée occidentale », les signes d’une explosion de pensée signalaient
aussi à la police de cette époque que, sans doute quelque part, les
pauvres commençaient à parler entre eux. A la vague de révolte
avant-coureur de la révolution russe qui secouait l’Europe et un peu
au-delà a répondu la première grande vague de répression organisée sur
un mode indirect. La répression de la vague principale de la révolution
russe aura lieu vingt ans après, et elle s’appelle couramment la Seconde
Guerre mondiale.
La courte vie de dada va de 1916 à 1922, et son cadavre a bougé encore
jusqu’en 1924. Par une coïncidence que dada n’aurait pas démentie, cette
existence se superpose avec la vague principale de la révolution russe
(1917-1924). De Zurich, l’esprit dada – car on ne peut pas véritablement
parler d’un mouvement – a essaimé vers trois places principales, Berlin,
Paris, New York. Des traces importantes se retrouvent dans beaucoup
d’autres villes du monde, mais pas à Moscou, Canton, Tokyo ou Londres.
Dada représente un éclatement de l’esprit dominant, ou plus exactement,
une critique elle-même éclatée de cet éclatement. Car dada est d’abord
une façon d’être, un comportement, un état d’esprit. C’est un jeu auquel
les adolescents sont très aptes : le chahut, Krawall en allemand, qui
veut dire aussi émeute. Le rire et le sérieux, la pertinence et
l’impertinence alternent à vive allure, le cri s’empare de la phrase, la
syntaxe tant pis. De même, la provocation et le scandale ont été
systématiquement recherchés et exploités. Un siècle plus tard, nous
reconnaissons là une technique pour entrer dans l’aliénation : chaque
chose peut devenir prétexte à délire, et le délire des autres est poussé
et encouragé, avant même d’être jugé. L’irrationnel n’est pas combattu
mais aggravé : il sert de relance, de trampoline, de fond de champ, de
décor grotesque. L’entraînement réciproque et la synergie du groupe lui
livrent ce à quoi l’individu et la conscience ne peuvent pas avoir
accès. L’accélérateur de pensées est constamment sollicité ; la
réflexion est repoussée au second plan. C’est un rythme, un régime, un
univers particulier et éphémère dans sa mise en action même. Dada, par
goût, a furieusement pratiqué l’aliénation. Il semble même que
l’aliénation n’avait pas encore été à ce point exaltée sur aucune place
publique. Cette importante nouveauté qui fait que des humains en groupe
pratiquent et favorisent ouvertement la pensée qui est étrangère à
elle-même, est même, à côté des conseils, la seule nouveauté de la
révolution russe que l’ennemi nous a transmise ; c’est son ignorance de
la subversion contenue dans dada qui a permis que ses procès-verbaux
viennent jusqu’à nous, au contraire des débats publics ouvertement
subversifs dans les rues de Moscou et de Berlin.
« C’est l’irruption magistrale de l’irrationnel dans tous les domaines
de l’art, de la poésie, de la science, dans la mode, dans la vie privée
des individus, dans la vie publique des peuples. » (40) En affirmant
l’irrationnel, en encourageant le hasard, ce sont les vieilles
catégories de la causalité et de la rationalité que dada prend à revers.
Admettant même d’émettre deux avis opposés sur le même sujet, cultivant
l’ambiguïté, l’inexplicite au profit du manifeste, dans les manifestes
mêmes, il y eut là une singulière détermination à réfuter toute
construction. Ce sont les règles de la pensée qui ont à souffrir de
l’aliénation, dont les règles, s’il y en a, ne sont pas connues : dada a
joué à démonter tout ce qui était censé permettre le cours des pensées
construites ; et le cours qui en est issu paraît bien plus puissant et
même doué d’une grande capacité à la vérité.
Ennemi déclaré de toute logique, qui est la police de la conscience, et
même de la bonne conscience, dada est d’abord une pratique inédite du
négatif. Dada a attaqué la société en place, pas selon une analyse de
classe, mais selon une haine et un mépris pour le bourgeois, non le
bourgeois au sens de Karl Marx, mais le bourgeois au sens de Léon Bloy.
Cette destruction des valeurs dominantes a ratissé en superficie, sans
aller jamais en profondeur. Ce parti pris de superficialité a permis
d’attaquer pêle-mêle, dans une absence de hiérarchie revendiquée,
beaucoup de valeurs positives : Dieu, la religion, la société, le
bourgeois, la famille, la logique, l’intelligence, la morale, la guerre,
l’art, la culture, la beauté, la psychanalyse, le travail, tout cela a
été souffleté, mais non soufflé. Au siècle, dada a imprimé le goût de la
désacralisation, mais il lui a donné une allure de fin en soi qui
continue à perpétuer ce qui est méprisé. Le négatif comme style, comme
pose, comme frime nous vient aussi de dada. Cette pratique négative
niveleuse, qui nivelle le négatif lui-même, est bien une trace de
l’aliénation, une façon de modifier ce qui est caduc sans l’anéantir.
Le goût dada, goût furieux s’il en fut, pour le négatif, est l’écho
stylisé de celui de la rue. En effet, la grande faiblesse de dada est de
n’avoir été qu’un chahut. Ce fut une caricature de l’émeute dans le
salon, que Camus a même traitée, un peu vite, de « nihilisme de salon ».
Ces « émeutiers » de l’intérieur du régime voulaient bien tout casser
dans le salon, et ils ont effectivement rendu périssables quelques
positivités éternelles, quelques tableaux expressionnistes. Ils ont
aussi essayé de rejoindre la rue, notamment pendant la fin de la révolte
de 1918 à Berlin, mais ils n’ont finalement réussi qu’à casser les
vitres de leur salon. Beaucoup moins nombreux que les émeutiers de la
rue, ils n’ont pas réussi à faire de leur lieu de débat un lieu de
rencontre, et ceci principalement parce qu’ils n’étaient pas anonymes :
ils se connaissaient déjà avant de parler, et leur public, le plus
souvent aussi. Pensifs, ils se sont arrêtés à bout d’idées négatives, un
pied dans le salon, l’autre ayant enjambé l’embrasure de la vitre
cassée. La police, occupée à des tâches plus urgentes, leur a
continuellement tourné le dos.
L’humour dada, comme tout humour, n’est valide que dans les contextes
particuliers où il naît. Fondé sur le ridicule, il a surtout tenté
d’amoindrir ses cibles et a joué de l’association d’univers sans lien
apparent. Il dénote d’une préméditation, certes courte, mais contraire à
la spontanéité revendiquée, et d’un recul par rapport à ce qui est moqué
et critiqué, qui place dada dans la position de supériorité du moqueur
par rapport à son objet. Le rire dada a été une pratique bien autrement
corrosive que l’humour dada : le rire emporte les doutes et les
questions sur son passage, modifie le discours, soulève les épidermes et
les sourcils, le rire est une des cassures les plus efficaces de la
pensée consciente. Par le rire, qui est aussi une interruption de parole
aussi effective qu’une alerte à la bombe, le changement de régime de la
pensée peut permettre de pénétrer le royaume contre lequel la conscience
se mure. En ce sens, dada a eu raison de voir en Zhuang Zhou le premier
dadaïste.
Les compromissions des dadaïstes ont été de l’ordre de celles des
assembléistes de Buenos Aires, cent ans plus tard. Comme les débats dans
les assemblées argentines ont montré combien il était difficile de
s’arracher à la middleclass, à l’évolution de laquelle on avait
contribué de bonne foi, les dadaïstes n’ont pas réussi à nier
véritablement leur propre origine dans la culture. Au cours de ses
scandales sur scène, dada n’a pas mesuré que la scène est faite pour
héberger de tels scandales. Et, à la fin, les spectateurs ne venaient
plus voir des artistes en train de donner un spectacle, mais ils
venaient pour voir et participer à un scandale. Choquer le bourgeois
s’avéra aussi inopérant contre ses valeurs que se moquer du curé. Si
cette expérience nous a appris quelque chose, c’est que ce n’est pas
dans la culture que se critique la culture ; et que le scandale est une
arme de domination de la société, quel que soit le sens dans lequel on
le tourne : le terrorisme, le fait divers, la bonne pensée officieuse,
et la morale middleclass sont là aujourd’hui pour en témoigner avec
vigueur.
L’absence d’organisation de dada, son ouverture à tous et à tout, le
fait ressembler encore bien davantage aux assemblées argentines de 2002.
Sous leur nom ne signifiant rien se sont donc retrouvés, mais sans
pouvoir, tous ceux qui voulaient seulement nier quelque chose. Il y eut
donc des artistes carriéristes, des catholiques convaincus, des résidus
d’autres mouvements culturels, des marxistes, des anarchistes, des
hommes et des femmes dont certains se sont investis beaucoup et d’autres
ne faisaient que passer lors d’un scandale, d’une manifestation. Mais
dada n’a pas collaboré à la contre-révolution russe : à Zurich en 1916,
Tzara habitait dans la même rue que Lénine, mais ils ne semblent pas
s’être connus ; et, si une partie des dadaïstes berlinois a rejoint les
rangs léninistes, comme Tzara d’ailleurs, c’était déjà après dada.
A partir de l’accélération des événements en Russie, mal connus il est
vrai, on hésite à Zurich comme le médite Hugo Ball (40) : « Le dadaïsme
est-il en tant que geste la contrepartie du bolchevisme ? Oppose-t-il à
la destruction et au règlement de compte définitif le côté complètement
donquichottesque, inopportun et incompréhensible du monde ? Il serait
intéressant d’observer ce qui se passe ici et là-bas » (juin 1917). La
position proposée ici sous forme de questionnement est celle de la
contre-allée de l’aliénation ici contre l’allée royale de la réalisation
de la pensée là-bas, une question fondamentale de toute révolution. En
1918, pendant les semaines cruciales de l’insurrection de Berlin, les
dadaïstes semblent avoir encore hésité au moment où, plus qu’ailleurs,
leur spontanéité revendiquée était de mise. Alors que les dadaïstes
communistes, Grosz, Herzfelde, Heartfield, rejoignaient la hiérarchie du
parti d’avant-garde, les anarchistes, comme Huelsenbeck et Hausmann,
parlaient d’une « succession ininterrompue de révolutions », et d’une « prolèture du dictariat », et le superdada Baader s’amusait, un
demi-siècle avant Meinhof, à admettre que « le communisme est une arme
dadaïste ».
La récupération, qu’elle soit « bourgeoise », au sens de Marx et de
Bloy, ou prolétarienne, a été différée, au moins pendant sa vie, par la
non-organisation de dada. Ce bâton de dynamite tant qu’il était allumé,
et sans prise, a finalement été aussi difficile à manier pour ses
artificiers. Leur négativité très inégale s’est elle-même contredite,
selon l’irrationalité revendiquée : ainsi a-t-on distingué entre les
dadaïstes de l’écrit, négativistes, et les dadaïstes de l’image,
positivistes ; ainsi, restant à Zurich désertée après 1918, s’est formé
là un noyau d’artistes positifs qui soutenaient l’Etat, et parfois la
religion, autour de Arp, Richter, et Janco ; ainsi, trente ans plus
tard, Ribemont-Dessaignes et Huelsenbeck affirmaient logiquement, contre
le cliché négativiste, que dada avait pris position. Aucun des
principaux animateurs de dada n’a réussi à s’évader du salon, malgré les
exemples qu’avaient donnés leurs précurseurs Cravan et Vaché. Après la
mort du mouvement, tous se sont recasés dans la culture dominante. Même
leur jeunesse a été démentie : ils sont morts vieux, assis sur les
rentes de leurs scandales.
La glorification de l’individu est sans doute très présente chez dada.
Mais chaque individu qui a participé à cette ire joyeuse est subsumé au
nom commun, dada, qui ne veut rien dire. C’est cette identité commune
qui a permis à quelques individus, les plus engagés et ceux auxquels les
propriétaires du salon reconnurent le plus de talent, d’être mis en
valeur. Même à travers les multiples médiations du siècle, si fétichiste
de l’individu, le nom dada sonne de manière incomparablement plus
précise, prestigieuse et significative que celui de n’importe lequel de
ses membres. C’est là aussi une marque de l’aliénation. « Pris dans son
unicité fonctionnelle, DADA nous a paru à chaque fois devoir être ramené
au seul mot Dieu, de statut identique », constatera le linguiste que
dada a mérité. (40)
4. Au-delà de l’ambiance dada, c’est son efficacité, ce que dada a
réalisé, et son inefficacité, ce que dada a légué à l’ennemi, qui
interpellent la téléologie. La fulgurance, l’attaque soudaine, un
véritable goût du négatif ont permis à dada d’ébrécher de nombreux
fondements de la société en place ; mais tout ce que dada n’a pas réussi
à approfondir, et même à trancher, a pu être utilisé par elle. C’est
pourquoi de nombreuses atteintes de dada nous paraissent aujourd’hui si
familières qu’elles font partie de ce que nous combattons. Si l’attitude
de dada marque d’abord la première façon non hostile d’explorer
l’aliénation, et si son état d’esprit ensuite indique une façon
d’attaquer le conservatisme sous de nombreuses formes, les doutes, les
incertitudes et, par-dessus tout l’incapacité de dada à dépasser cet
état d’esprit constituent son héritage contrasté et singulier.
Une des principales cibles de dada a été la logique. Il est remarquable
que l’époque de la révolution russe peut se diviser en deux camps en
fonction de la logique, et qu’à aucun moment la logique n’est alors
entendue comme celle de Hegel, qui est restée sans critique ni
dépassement, mais comme la seule logique formelle. D’un côté les
défenseurs d’une rigueur qui va jusqu’à oublier le contenu, la filiation
Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap, puis la phénoménologie, qui quitte
cependant la logique fétichisée, puis tous ceux qui prétendent à la «
science », y compris les psychanalystes et les marxistes léninistes,
puis tout le petit peuple de la science et du matérialisme, dilettantes
et ignares, qui croit en la logique mais ne la pratique guère dans la
vie ; de l’autre les marxistes, qui à travers Lukács et l’école de
Francfort au moins ont montré la filiation mercantile de la logique
formelle, et dada pour qui la logique est une crispation contre les
vastes plaines de l’irrationnel, ce qui est aussi l’avis des téléologues ; et entre les deux, les physiciens, qui ne sont pas parvenus à éliminer
l’irrationnel, et qui en admettent, sans pousser les conséquences, la
part irréductible.
Dada n’a pas théorisé sa critique de la logique. Mais il l’a pratiquée
sans cesse. D’abord, dada admet la contradiction et soutient des
propositions contradictoires sur le même sujet, ce qui affaiblit ces
propositions, mais ouvre le débat. Ensuite, dada critique la conscience
en se propulsant dans l’inconscient, et en attaquant partout la logique
comme une carapace de la conscience contre l’inconscient, de sorte à ce
que le débat se mène au-delà de la conscience. Dada est le seul
mouvement à avoir critiqué et réfuté l’intelligence, valeur du régime en
place. Il est vrai que l’intelligence peut être vue comme l’état-major
de la conscience, et les différences que le siècle a prétendu mesurer,
dans l’intelligence, hiérarchisent les individus à l’intérieur de cette
société. A travers les surréalistes et les situationnistes, héritiers de
dada, l’intelligence a été réhabilitée, non sans bêtise. Enfin, c’est
tout système que dada refuse. Un système est bien l’unité retrouvée pour
la conscience, et même l’irrationnel auquel s’adonne la fougue dada ne
peut pas être systématique.
Il pouvait sembler logique que la psychanalyse, qui avait ouvertement
annoncé l’exploration de l’inconscient, soit applaudie par dada. C’est
le contraire qui s’est produit, et il s’agit là certainement, pour ce
temps-là, d’un des ordres du jour principaux du débat de l’humanité sur
elle-même. Contre la « psycho-banalise » qui cherche à déchiffrer
l’inconscient pour la conscience, dada a fait valoir une pratique
délibérée de l’inconscient, qui déborde la conscience. Alors que la
psychanalyse propose de coloniser l’inconscient par davantage de
conscience, dada, au nom de l’inconscient, démolit les bastions et les
redoutes de la conscience. Ce combat, initié au début de la révolution
russe, reste encore obscur parce qu’il s’est mené à travers trop de
médiations, et parce qu’il peut être relié à trop d’autres combats qui
sont des massacres d’arrière-garde : ainsi, l’aliénation religieuse, ou
les socialismes, nationaux ou staliniens, arrivant au pouvoir, ont aussi
été considérés, au second degré, comme victoires de l’inconscient sur le
conscient. Mais la ligne de partage tracée entre dada et la psychanalyse
pour l’usage de l’inconscient par l’humain reste l’un des tracés les
plus opérationnels de dada. Le camp que dada a inauguré est celui de
l’exploration éphémère et irréversible de la pensée non consciente
contre son exploitation au profit de la conscience.
Le champ de bataille de dada est donc ainsi délimité : le salon est trop
petit, la conscience est trop petite. Contre les murailles de ces
divisions de l’humanité, dada a utilisé et épuisé son négatif. Mais la
mise en œuvre même de ce négatif, avant de se figer à son tour en
position, a été une revendication positive : la vie. Cette exigence de
vie est une des plus prisées au début du XXe siècle. Elle a été
considérée comme le négatif immédiat de la guerre meurtrière des Etats,
dans la vieille opposition fausse où la vie serait le contraire de la
mort, mais elle est aussi présente au milieu des sciences positives et
de la néophilosophie, celle de Bergson par exemple. C’est cette
revendication dadaïste qui s’est ensuite trouvée réaffirmée par les
surréalistes et théorisée par les situationnistes, notamment dans leur
division entre vie et survie, division qui semble aujourd’hui encore
opérationnelle. La vie comme justification et fondement du négatif, ce
but qui n’en est pas un parce qu’il échoue à même esquisser sa
réalisation, a finalement abouti, épuisé et magnifié, au modedevitisme
de Debord, où la vanité l’emporte sur le projet.
Cette revendication de la vie, dont le rire est un signal libérateur,
est liée à une dimension de la vie bourgeoise qui a hanté la culture
jusqu’à la fin du XXe siècle, mais qui a grandement disparu aujourd’hui : l’ennui. Du spleen de Baudelaire, en passant par le dandysme, l’ennui
est resté une préoccupation majeure jusqu’aux situationnistes inclus. Et
la lutte contre ce parasite commençait dans la critique du carcan moral
à l’intérieur duquel il proliférait. Aussi, la salubre critique de la
famille, que dada a très tôt soulevée et qui n’a jamais été reprise de
manière conséquente depuis, mais aussi celle des valeurs en vogue en son
temps, comme le patriotisme, pour arriver à la critique de toutes les
valeurs morales, semble d’abord provenir de la critique de l’ennui.
La société en place s’est chargée de résorber l’ennui. A travers les
écrans qui occupent maintenant les pauvres au-delà de leurs
sollicitations, à travers le bruit de la musique qui envahit tout le
temps l’attention, c’est l’angoisse, c’est la peur, c’est le désarroi
qui ont remplacé l’ennui ; et cette inquiétude généralisée des pauvres,
qui ont perdu la capacité de la vue d’ensemble, est assez éloignée de
celle de Heidegger. Sans cesse occupés par des loisirs agressifs, dont
la culture est la maquerelle, les pauvres ont ainsi été délivrés de
l’ennui, d’une manière que dada n’imaginait pas, mais qu’ils lui doivent
en partie. Car si dada n’a contribué qu’à une entreprise, c’est celle de
l’élargissement considérable qu’a connu la culture – la dispute de salon
– depuis cent ans.
La vraie tranchée de 14-18 de dada est son attitude dans la culture, cet
ennuyeux vaccin contre l’ennui. Les dadaïstes venaient de la culture, et
ils y sont restés englués, malgré quelques louables efforts d’évasion.
Le statut de la culture et de l’art, entre bouffon et sacré, a même
grandement servi à l’impertinence et à la mise en cause du bourgeois et
de son monde. Le XIXe siècle est même sans doute le siècle où l’art et
la culture s’émancipent apparemment de leurs maîtres, parce que le
discours qu’exprime ce bibelot du salon qui commence à se prendre au
sérieux n’est le reflet que d’un maître abstrait, collectif et
contradictoire. L’art et la culture avaient donc acquis, dans le monde
de la gestion dont ils sont une sorte d’écume, une indépendance et un
respect qui tendaient à les hypostasier.
Dans sa fureur destructrice, dada a voulu aussi s’en prendre à soi-même,
à travers une attaque contre l’art et la culture. Nous connaissons bien
ce phénomène, puisqu’il est similaire à la volonté de critique de
l’information dominante dans l’information dominante. Dada a simplement
inauguré l’illusion de la critique sans la sanction de la rupture : on
ne peut pas critiquer la famille sans rompre avec la famille, on ne peut
pas critiquer l’art et la culture sans rompre avec l’art et la culture.
Dans l’art, dada s’en est pris seulement aux courants de l’art moderne :
l’expressionnisme, l’art abstrait, le futurisme ; mais l’art en général
a été épargné. En effet, la plupart des dadaïstes n’imaginaient même pas
gagner leur survie hors de la culture. Comme dada n’a pas rompu, il est
devenu, après sa mort, un membre éminent de la famille Art et Culture,
le fils prodigue qui avait largement repoussé les limites du possible
sans rien mettre en danger. Embaumé, le cadavre de dada a bien rendu
justice à la formule d’Eluard, mais probablement au sens inverse où il
l’entendait, « disparaître, c’est réussir ». Alors que Duchamp avait
introduit la pissotière dans les galeries d’art en 1917, au grand
scandale de ses contemporains, en 1993, lorsqu’un particulier tente de
lui rendre son rôle d’urinoir, « pour prolonger la provocation de
Duchamp », il est arrêté et condamné ; dans le monde gestionnaire,
l’objet a eu raison du geste, la pérennisation a triomphé de l’éphémère,
et la fétichisation a pu apprivoiser le scandale.
La colère ne suffit pas en elle-même. L’immédiateté est un leurre. La
critique des valeurs dominantes ne peut pas se faire sur un seul mode de
pensée, sur un seul rythme, fût-il très élevé, c’est ce que l’expérience
dada, pensant jouer avec la culture, a permis de conclure : le débat sur
la totalité a besoin aussi bien de l’insurrection et du grand pillage de
Buenos Aires que des assemblées qui en ont été la conséquence ; et là
encore, de différents modes de débats, ce à quoi ces assemblées n’ont
pas réussi à s’élever en 2002. Mais la dévaluation que dada a fait subir
à l’art et la culture, en l’ouvrant au ridicule et à l’irrespect, en
déstructurant bien davantage le concret et le figuratif que ne l’ont
fait à leur corps défendant les artistes de l’art abstrait, est à la
fois le début de la culture pour tous et de la visibilité du vide de
contenu de l’art. Depuis dada, la culture s’est étendue d’une secousse
brutale à travers toutes les barrières que dada a cassées, et l’art
s’est bien révélé n’être qu’au rang d’un urinoir. Les suites du procès
du continuateur isolé de Duchamp montrent d’ailleurs que l’art, comme
porte-parole de l’esthétique de ses maîtres, les gestionnaires, s’avère
bien n’être essentiellement que marchandise, lustrée par quelques
illusions entretenues pendant les quatre siècles précédents.
5. Que dada n’ait pas trouvé au bout de l’intensité de la vie
l’histoire, est toute sa limite. Trop jeune, trop court, trop vif, trop
superficiel, dada refuse tout ce qui est au-delà du constat négatif,
tout ce qui implique le projet, tout ce qui implique la hiérarchie des
valeurs qui oppose, par exemple, le couple vie-histoire à sa caricature
dans la résignation, survie-quotidien. C’est là où le mode de pensée, où
l’état d’esprit ont manqué d’embrayage, de dépassement. Pourtant, du
point de vue téléologique de l’histoire, dada fait l’histoire par sa
brève et folle course à travers le salon où l’on cause, le poignard à la
main, laissant mille égratignures, plaies, blessures, et peut-être même
quelques morts sur son passage dévastateur.
Le rejet, au moins majoritaire, de Dieu a entraîné chez dada un refus de
l’absolu. Mais la fascination profonde de l’infini, vu comme libérateur,
ou comme champ du possible, situe bien combien peu dada avait réussi à
se libérer des profondes impositions de la religion. Dans les rues du
monde, où le débat de l’humanité a été esquissé, pendant ce siècle, il
n’est pas rare de trouver cette religiosité, qui consiste à croire en
l’infini, chez des pauvres sincèrement convaincus d’en avoir fini, pour
eux-mêmes, avec la religion.
Ignorant de la totalité, ne s’élevant pas à l’histoire, contradictoire
face à la révolution alors même qu’elle faisait rage, mais drôle,
acerbe, attaquant tout et chacun, jeune et vivant, pratiquant
l’aliénation, dada est un avant-coureur du gueux du XXe siècle, au
moment où il apparaît hissé hors des énormes marécages à tristesse et à
défaite du quotidien. Chez ce frimeur et provocateur, l’esbroufe et la
désinvolture seront à la fois le charme et la faiblesse fatals qui, en
définitive, dissimulent toujours son manque à penser hardiment derrière
un courage à s’exposer. Ainsi la contre-vérité de Tzara, « la vérité
n’existe pas », semble-t-elle extraite de la devise des pauvres
modernes, ainsi l’affirmation que toute action est vaine rejoint-elle ce
relativisme absolu qui a été l’une des impasses du possible du parti des
gueux, pendant le siècle de la révolution russe et de la révolution
iranienne.
De même, les pauvres modernes d’avant une middleclass semblent avoir
emprunté leur comportement moral, lui aussi davantage marqué par
l’ostentation que par la réflexion, à celui de dada : « Dada pourrait
être criminel ou lâche ou ravageur, ou voleur, mais non justicier » ; « Il n’y a aucune différence spécifique entre un policier et un voleur.
Toutefois, il faut reconnaître que le bandit atteint plus naturellement
à l’héroïsme ».
6. La différence principale entre dada et le surréalisme est l’époque.
Dada a lieu au moment de la vague principale de la révolution russe, et
exprime cet assaut contre la société, même si c’est avec un levier un
peu long ; le surréalisme exprime bien aussi son époque, mais c’est
celle du repli, mêlé aux fastes et à l’exubérance du soulagement de la
conservation.
André Breton et les autres dadaïstes en rupture qui ont fondé le
mouvement surréaliste entre 1922 et 1924 semblent d’abord avoir voulu
instaurer un territoire à la pensée non consciente, c’est-à-dire
abandonner le piratage dadaïste de la pensée pour établir un royaume aux
corsaires de l’inconscient. Dans cette vision des choses, la réalité est
le donné, le monde objectif celui des choses en dur, le monde du concret
que cerne avec précision la logique. Les associations d’idées,
l’écriture automatique, le hasard et les coïncidences font pénétrer dans
le monde qui, pour les surréalistes, est au-delà de cette « réalité » et
qu’ils appellent « surréalité ». Il s’agissait, par rapport à dada, de
prendre cette surréalité au sérieux : ne pas se contenter de la
pratiquer, mais vouloir aussi l’explorer, la comprendre, et en propager
un usage.
Mais vouloir explorer, comprendre, propager un usage de ce qui est
au-delà de la conscience, ne peut se faire d’abord qu’au profit de la
conscience. C’est l’autre différence fondamentale des surréalistes par
rapport à dada : si le négatif reste présent et fortement revendiqué,
c’est désormais au nom d’un positif, d’une position que s’établit ce
polder conquis par la conscience des artistes sur une mer plus
nourricière qu’hostile. Le surréalisme est la volonté d’aménager le
territoire de l’inconscient, sans mettre en cause la conception
dominante de la réalité. Cet inconscient est traité comme une partie
minoritaire de la pensée, lointaine province fabuleuse et luxuriante,
mais, un peu à la manière d’un front de libération, les surréalistes
revendiquent surtout sa reconnaissance et son indépendance dans le monde
de la conscience. Dans la démarche initiale de cette exploration, le
surréalisme n’a reculé que devant l’absolu, où se retrouvait en effet la
marque d’un déisme trop proche. Mais entre la réalité et l’absolu, comme
indigène primitif qui détient une vérité admirable, le surréalisme a
toujours revendiqué la suprématie du poète. Comme si les associations
troublantes des poètes pouvaient compenser leur manque de discernement !
Comme si Lautréamont ne pouvait pas être vu comme ennuyeux et
péremptoire ! Comme si la poésie n’était pas le troisième marché de
l’infini, après la religion et les sciences !
L’absolu rencontré lors de cette recherche a été le point de retour des
surréalistes : leur territoire d’investigation, dès lors, s’est trouvé
limité d’un côté par l’ennui de la réalité comme donné, et de l’autre
par l’absolu comme mirage déiste. L’exploration de l’inconscient
signifiait désormais ne plus partir de la conscience qu’encordé. On
interroge plutôt qu’on ne découvre. La tentative de décryptage devenait
une activité de colonisation, par la conscience, des vastes territoires
découverts. Dès lors que les découvertes récentes de la psychanalyse
étaient validées par Breton, qui fustige même ceux qui se contentent de
pratiquer la dérive dans l’inconscient sans en retirer la signification,
l’administration de l’esprit trouve sa police. La psychanalyse, qui a
concédé l’inconscient, et en a fait son fonds de commerce, l’a cependant
restreint à l’individu. De sorte que l’inconscient, avec ce corps de
doctrine, devient une simple base arrière de la conscience, même si,
aussi bien du côté des psychanalystes que des surréalistes, le
pressentiment de l’immensité de cette pensée sans contrôle a percé.
Cette individualisation de l’inconscient a également été endossée par
les surréalistes, très loin de l’anonymat, sauf lorsque Breton présente
leur pratique comme une mise en commun de la pensée.
Il faut aussi mettre au crédit des surréalistes que leur repli dans la
psychanalyse de l’inconscient leur a permis de mettre en avant des
conceptions autrement offensives que celles des disciples de Freud. Il
ne s’agit pas de soigner, mais de transcender ; il ne s’agit pas de
sublimer, mais de réaliser. Les surréalistes ont en particulier érigé le
désir en catégorie centrale de leur réflexion et de leur expression,
bien au-delà de la triste « libido » de Freud. Et il faut aussi, du
point de vue de la téléologie moderne, rendre hommage à André Breton en
particulier, et aux surréalistes en général, pour avoir tenté, contre
leur époque et la nôtre, de remettre l’amour dans le débat.
Malheureusement, cette mise en lumière a dérapé dans la poésie et donc
une certaine forme de descriptif indiscutable par essence, idéalisé,
sublimé et stérile. Mais l’inspiration et l’intuition – elles-mêmes
examinées et discutées en tant que phénomènes – que l’amour est une
passerelle autrement instructive et palpitante vers l’au-delà de la
conscience que l’enfance ou la folie sont venues à contre-courant de la
dévaluation du terme amour, depuis le libertinage autosatisfait jusqu’à
l’amour de pacotille du petit-bourgeois, en passant par l’amour filial,
l’amour de Dieu et l’amour de son chien.
Dès la défaite des gueux en Russie, les surréalistes se sont proclamés
en accord avec le marxisme. C’est le projet de « changer la vie »,
formulé par Rimbaud, qui semble avoir initié ce ralliement au parti du
prolétariat, dont c’était l’une des perspectives affichées. Si les
principaux surréalistes ont alors adhéré au parti léniniste, le
mouvement surréaliste est toujours resté jaloux de son indépendance. Le
Parti, d’ailleurs, s’est montré plus soupçonneux encore de cet allié,
ouvertement individualiste, anticonformiste, amoral par principe,
critique, et aux antipodes de la culture prolétarienne dessinée par la
lourde paluche de quelques fonctionnaires « réalistes ». La longue suite
de malentendus, entre le parti marxiste et le mouvement surréaliste,
s’exprime à travers les exclusions successives, de part et d’autre ;
celle d’Aragon, en 1932, quittant le mouvement surréaliste pour se
soumettre aux directives étroites du parti bolchevique, résume le mieux
leur distance et leur incompréhension réciproques. Il semble surtout que
les surréalistes se soient mépris sur la fonction historique du
marxisme, idéologie de la contre-révolution, et que les marxistes aient
craint d’avoir à combattre dada là où il n’y avait plus que le
surréalisme, c’est-à-dire un mouvement qui traçait des territoires dans
cette société, plutôt que contre elle : l’inconscient peuplé de poésie,
l’avant-garde de la culture, avaient leur place dans l’extinction du
débat de la rue.
Contrairement à dada, dont le champ d’intervention n’était limité que
par l’origine et les terrains de prédilection de ses membres, celui des
surréalistes s’est clairement défini comme étant la culture, et l’art.
Sans doute, les surréalistes pensaient que la culture et l’art tenaient
la clé de l’unité de l’homme, et de tous les autres domaines d’activité ; mais ils n’en sont pas moins restés des spécialistes d’un secteur
d’activité. C’est en tant que tels qu’ils se sont confrontés au monde,
comme en témoignent leurs rapports avec la psychanalyse et les marxistes ; puis dans le rejet des dilettantes qui les approuvent. Mais comme le
monde se divisant en spécialités n’a pas vu, dans la première moitié du
XXe siècle, la culture comme la clé de l’unité de l’homme, les
surréalistes ont toujours été perçus, par les autres spécialités qu’ils
ont approchées, comme des fantaisistes, un peu vains, un peu
désordonnés, outrés mais sans effectivité, sauf celle de la célébrité
médiatique et donc de l’engouement des dilettantes, puis, dans la
seconde moitié du siècle, des ignares.
Breton a introduit dans le mouvement surréaliste les techniques de
rupture du marxisme. Le surréalisme s’est donc présenté, par rapport à
dada, avec une cohésion beaucoup plus grande, qui sans doute l’a
maintenu en vie plus longtemps. Mais la lente usure de ce mouvement, qui
a mal vieilli au point de devenir un étendard propret de cette société
combattue, montre au moins que la rupture, même pratiquée avec
l’honnêteté de Breton, n’est pas une garantie de jeunesse. Car les
compromissions ont bien sûr dominé le surréalisme. De l’aliénation en
fusion chez dada, le surréalisme est une coulée qui se refroidit. Breton
témoigne bien de quel côté de la barricade il a glissé, quand il
sollicite une rencontre avec Freud juste avant de fonder le surréalisme,
et avec Trotski, vingt ans plus tard. La rigueur du négatif chez les
surréalistes n’est que l’opposition, dans le salon, d’une minime
fraction contre toutes les autres, mais d’une fraction qui porte les
oripeaux encore déchirés de la révolte vaincue, et qui à ce titre
apparaît comme porte-parole de la nouveauté, effraie, et rallie
finalement à travers ses « œuvres » l’ensemble de la modernité servile.
Le symptôme de cette dégénérescence, qui est le raccourci de ce qu’a été
ce mouvement, peut être vu dans le ‘Second Manifeste du surréalisme’ de
1929, lorsque Breton, dans un éclair de lucidité qui ressemble si fort à
toutes les pratiques de l’irrationnel qu’il recommande énergiquement,
entrevoit la nécessité de l’anonymat : « Je demande l’occultation
profonde, véritable du surréalisme. » Hélas, quelle sincérité accorder à
cette « demande » ? Pourquoi, déjà, demander ? Et à qui ? Les premiers à
devoir pratiquer cette retraite hors de la visibilité semblent devoir
être les surréalistes eux-mêmes. Leur incapacité à quitter leur métier,
à abdiquer la publicité contrôlée par l’ennemi, à occulter la «
surréalité », ne s’est pas démentie, et il n’y eut pas de suite autre
que les phrases du même manifeste qui ne sont donc que des phrases, au
sens du bon sens populaire : « Je proclame, en cette matière, le droit à
l’absolue sévérité. Pas de concessions au monde et pas de grâce. Le
terrible marché en main. » (41)
Le territoire de cette surréalité n’a pas survécu : effrité, retourné,
découpé en parcelles et vendu en autant d’œuvres, il n’a pas été étendu,
alors même que l’esprit, qu’il se proposait d’investiguer, s’étendait
sans mesure. Pratiquer l’aliénation, comme dada, a échoué devant la
résignation à se cantonner au salon, et la domestiquer, comme l’ont
tenté les surréalistes, a simplement transformé en champ de la
conscience une partie principale de cette terra nova qu’ils ont
effleurée. Sans doute, l’art abstrait, dada et les surréalistes ont
agrandi d’une puissante poussée le monde de la culture et ont contribué
à lui gagner de l’importance, alors même qu’il devient le filet de
protection sur le temps hors du travail pour la majorité des pauvres
modernes d’Occident. Mais cette zone annexée est restée annexe, et le
projet surréaliste, en particulier, a été oublié, dévalué en un
phénomène de mode, cristallisé dans quelques « œuvres », c’est-à-dire
dans quelques marchandises. Ainsi, l’enclos qui entourait déjà la
culture en 1900 a eu raison de ces tentatives d’évasion dans l’esprit du
demi-siècle suivant. Les tentatives avortées des artistes, pour orienter
le débat vers l’aliénation, se sont donc retournées, puisque, du fait de
leur inanité, elles ont plutôt contribué à épuiser, pendant un temps qui
est le nôtre, ce débat.
« Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser ; et le
surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer. La position
critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la
suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables
d’un même dépassement de l’art », comme l’a écrit Debord (42), n’est
donc pas exact pour plusieurs raisons. D’abord, le dadaïsme n’a pas
voulu supprimer l’art : au contraire, le mouvement était divisé entre la
conservation et la continuation de l’art, et une volonté, non de
supprimer au sens dialectique du terme, mais d’anéantir, ce qui au sens
téléologique veut justement dire : réaliser ; mais comme dada a
seulement effleuré ce qui méritait d’être critiqué, et soulevé de
multiples critiques possibles, il est même abusif de prétendre que dada
aurait anéanti, ou voulu anéantir, une abstraction comme l’art. S’il est
vrai que le surréalisme, ensuite, n’a pas voulu supprimer l’art, il ne
semble pas non plus avoir voulu le réaliser ; les surréalistes ont bien
davantage tenté de réduire l’art à un moyen pour explorer et étendre le
territoire séparé de leur surréalité. Les surréalistes ont voulu
transformer la fonction de l’art, pour lui permettre d’être l’unité
rêvée de la connaissance et de la vie. Enfin, la position critique
élaborée par les situationnistes n’a nullement contribué au dépassement
de l’art. L’art est une marchandise dans un contexte donné, et ne se
dépasse qu’avec la marchandise en entier, ce qui est peut-être contenu
dans la position critique situationniste ; mais il n’y a nul besoin,
pour « dépasser » cette marchandise, de la supprimer, au sens
dialectique, ou de la réaliser : il suffit de l’anéantir, ce qui,
malheureusement, n’est pas prévu dans la dialectique hégélienne,
marxiste et situationniste, où chaque chose se conserve, le « dépassement » au sens « Aufheben » servant justement à cette
conservation.
|