t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   

Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle

     

 Plan exhaustif

Introduction
       
  Point de vue  
       
         

 

 

La téléologie moderne se différencie de la téléologie classique parce qu’elle est un projet sur le monde, un possible, et non une fatalité contenue dans les choses, un donné. La téléologie moderne part ainsi du point de vue de la totalité, pour construire son but qui est identique à la totalité, à travers un projet qui implique une révolution.

‘Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle’ propose une démarche et une réflexion qui semble en rupture avec ce point de vue. Il ne s’agit plus de partir de l’ensemble le plus vaste pour déterminer le mouvement qui le constitue, il s’agit de s’emparer et de se servir d’une époque, découpée dans le calcul du temps ennemi, et de la réfléchir par rapport à la téléologie moderne. C’est une approche commando, une attaque surprise sur un des multiples carrefours que l’ennemi construit et entretient.

En terme de méthodologie, il y a ici une volonté de dynamiter les paisibles unités de la pensée dominante qui permettent d’établir de la certitude, de l’indiscutable, de l’éternel, et en même temps et dans le même but une fragmentation de la pensée en général telle, qu’elle n’est plus compréhensible en entier. Si la critique a le pouvoir de saboter, cette tactique d’assaut contre de paisibles carrefours de pensée, justement déconnectée à première vue de la totalité, irradie certainement au plus large dans la négativité. Que toute la pensée ne soit plus connaissable, dans un compte rendu individuel et conscient, est l’un des résultats de cette démarche. Mais elle montre aussi qu’un point de vue en rupture, animé d’intentions critiques, comme l’est la téléologie moderne, peut détruire de grandes zones de quiétude, pour peu que sa charge et son éclairage soient placés de sorte à révéler les fragilités de notre temps. La méthode, qui paraît empirique, est d’abord ici une confrontation : celle du point de vue téléologique appliqué à un moment particulier et circonscrit de la pensée dominante actuelle.

Le nœud choisi pour l’attaque, même s’il a l’air arbitraire, et même s’il aurait pu l’être, ne l’est certainement pas. Il provient de la prise de conscience d’une carence de la téléologie moderne. Cette théorie, en effet, est née en partie de préjugés situationnistes, par exemple celui concernant l’intellectualisme du XXe siècle. A juste titre, les situationnistes avaient condamné la prétention révolutionnaire de nombreux théoriciens du XXe siècle, dont la vie, petite-bourgeoise, était parfois dans une contradiction ridicule avec l’engagement révolutionnaire affiché. Cette critique radicale des théoriciens universitaires, qui a culminé dans le pamphlet ‘De la misère en milieu étudiant’, qui en était un volet particulièrement véhément, a dans le courant de son mouvement décrédibilisé toutes les théories de ces théoriciens. Les situationnistes n’ont pas fait la critique de ces théories rejetées en bloc sur des préventions modedevitistes, et les postsitus, dont les téléologues ont au moins fait partie sur ce plan, ont partagé ces rejets sans examen.

Or, à l’examen, il s’avère que ces théories non seulement ne sont pas dénuées d’un intérêt qui va bien au-delà de la vie qu’ont menée leurs théoriciens, mais qu’elles ont contribué à de larges pans, inconscients pour la plupart, de la pensée dominante de notre époque, mais également de la téléologie moderne, et même de la pensée situationniste. Alors que les grands courants de pensée de la deuxième moitié du XIXe siècle – qu’on peut représenter par exemple par Marx, Nietzsche, Darwin – étaient admis couramment, et que leur représentation et leur importance paraissaient la même dans les deux camps de la dispute des humains, la pensée dominante qui s’est construite dans les cinquante premières années du siècle suivant a débordé la visibilité, au point que de fortes dissensions rendent une compréhension éclatée, partiale, sans cesse réévaluée. Mais ces courants, puissants et durables pour certains, ont continué d’irriguer la pensée commune à des niveaux et à des titres très divers, et se sont installés, fortement diffractés, sous des formes très variées, dans les nouveaux courants de pensée, y compris ceux qui ne voulaient rien leur devoir, comme la téléologie moderne.

Si l’on admet qu’il faut un temps de latence pour qu’une théorie s’installe et se propage – temps de latence qui diffère de plus en plus d’une théorie à l’autre avec le développement considérable de l’aliénation – et si l’on tient en compte que la grande purge de 1939-1945 a généré de telles modifications dans la gestion de la pensée dominante que la moitié du siècle est une limite à son étude, il semble que, pour les théories ennemies connues, la première moitié du XXe siècle est la période la plus proche et en même temps la plus étendue possible pour analyser plusieurs fonctionnements particulièrement importants de la pensée ennemie : ce recul, d’abord, permet justement une première vision du mouvement d’un ou de plusieurs courants de pensée à travers le temps, ou comment la première moitié du siècle, pour commencer, est restituée un demi-siècle après sa fin ; ensuite, l’éclairage n’épargne pas les désarrois et les disputes, les dissensions que ces pensées ont réussi à dissimuler au vaste public, et comment les réorganisations incessantes de l’autorité intellectuelle ont accompagné ces dialogues feutrés et très largement insuffisants ; comment, enfin, plusieurs nouvelles propositions de débat émises par la téléologie moderne se trouvent sous différentes formes dans ces courants de pensée, et ce qu’ils ont apporté, peuvent apporter, ou au contraire en quoi ils peuvent nuire à une théorie comme la téléologie moderne.

Cette démarche de découverte et de confrontation s’est effectuée selon un autre principe méthodologique, qui est de toujours faire précéder la réflexion par le récit ou l’explication des faits. Jamais, cependant, l’insuffisance de quelques intelligences coalisées n’aura été aussi manifeste qu’ici : car l’augmentation considérable de la spécialisation a non seulement démultiplié la connaissance nécessaire, mais elle a également fondé des langages hétérogènes, des modes de pensée incompatibles entre eux, et un culte du détail qui voudrait le rendre indispensable au récit. Le relevé proposé n’est donc pas un relevé de spécialiste, et il a surtout révélé la nécessité d’une pensée non spécialiste capable de s’aventurer dans les spécialités, avec un risque d’erreur qui reste toujours à confronter à la maîtrise théorique du but. En d’autres termes, il s’est agi, sur le plan méthodologique, de tracer les prolégomènes d’une théorie du dilettantisme actif et probe – ces deux qualités permettent à ce dilettantisme d’être revendiqué, car le dilettantisme est jusqu’à présent associé à ses lacunes, imputées principalement à la paresse ou à la malhonnêteté. La démarche de cet ouvrage, au contraire, parvient, pour l’un de ses résultats, à stipuler l’urgence d’une pensée dilettante qui transcende finalement ces spécialités érigées en fiefs, dans un but qui va au-delà de la misère conservatrice des spécialités. Le point de vue téléologique, appliqué à la réorganisation du monde intellectuel au début du XXe siècle, est un premier exemple de cette façon de penser, encore fort perfectible, comme les grandes faiblesses de cette démarche permettront, à la lecture critique, d’en juger.

Il n’y a pas besoin d’être spécialiste pour constater combien sont douteuses les limites, toujours arbitraires, de l’approfondissement de chaque spécialité : parfois, et selon le point de vue, elles paraîtront avoir été trop loin, le plus souvent, s’être arrêtées trop tôt. Si le principe est bien le contenu formalisé de la limite d’une chose, il y a certainement là à proposer des principes qui vont au-delà de la technique tout instinctive de l’ouvrage. L’insuffisance de l’approfondissement, cependant, est moins l’effet de la négligence que d’un choix sur l’importance du contenu, par rapport au temps consacré. Mais il n’y a pas de doute sur la subjectivité de tels choix, et particulièrement sur la suggestion du plaisir : la position de Husserl par exemple n’est ici détaillée que par rapport à l’importance concédée à sa vision, et cette importance s’est vu fortement tempérée par l’ennui profond que dégagent les difficultés rencontrées par ce théoricien laborieux. La limite de recherche pour la plupart des autres penseurs examinés est similaire : importance du contenu croisée par le goût pour ce contenu.

Sur la probité, par contre, la position téléologique est plus solide. La vérité, en effet, la vérité théorique, est le principe premier de toute recherche théorique. Et l’un des résultats qui se poursuit à travers le champ d’exploration attaqué, la première moitié du XXe siècle, est justement l’érosion de ce principe dans la pensée dominante. La vérité théorique s’obtient par la vérification et par la confrontation. Mais la vérification théorique est relative, et l’un des penchants systématiques des théoriciens est de faire croire et de croire que la vérification théorique qu’ils ont menée est absolue. Quant à la confrontation, le début du XXe siècle montre une autre tendance que les milieux intellectuels ont au moins développée à cette époque, celle qui consiste à l’éviter. Ce sont là deux signes de la conservation que la téléologie moderne combat, non sans redouter qu’ils puissent un jour s’appliquer à elle.

Le principe, en tant que contenu synthétique de la limite, est aussi, dans le projet de la chose, une armature de son but. Et par le but, la méthodologie employée rejoint la totalité, qui semblait abandonnée au départ. ‘Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle’ est une énergique poussée, atypique, à travers une contre-allée de la pensée, afin d’éclairer l’allée royale qui est une manifestation de la totalité. Le fait de prendre pour objet un moment séparé, apparemment arbitraire, limité par une datation ennemie, est au plus haut point le fait de lancer une hypothèse sur la pensée ennemie, en ses termes, pour éclairer le propos qui la combat du point de vue de la totalité. La démarche qui joue avec l’irrationnel ennemi est cohérente, mais de façon indirecte. Elle n’en est, nous semble-t-il, que plus prometteuse.

Tous les courants de pensée de la première moitié du XXe siècle ne sont pas représentés dans l’ouvrage. Il manque par exemple les différentes religions déistes, et leur état pendant cette période : christianisme, islam, judaïsme, bouddhisme ne sont pas en progrès face à un athéisme, certes minoritaire, mais qui semble seul utiliser des arguments. De même, les progrès de l’économie, religion dominante du XXe siècle, par exemple à travers la position de Keynes, ou les remous de la crise de 1929, n’apparaissent pas ici. Les grands courants de l’idéologie, la pensée nazie, la pensée stalinienne, ne figurent pas non plus dans l’analyse des courants de pensée de leur époque. On peut aussi s’étonner de l’absence de la pensée de Nietzsche, qui a vraiment pris son essor pendant ces cinquante ans, d’une insuffisante évocation du néokantisme, et de l’absence de la théorie anarchiste, dont l’apogée a eu lieu pendant la guerre d’Espagne, vers la fin de ce demi-siècle. De même, de grandes spécialités en plein essor n’ont pas paru devoir être examinées ici : la sociologie, l’histoire dans sa version universitaire, la biologie, entre autres. La littérature non plus ne trouve pas sa place ici, et pourtant, le roman était dans un renouveau d’une vigueur qui annonce déjà son crépuscule : Proust, Kafka, Joyce, Faulkner, Musil et à un degré moindre, James, Schnitzler, Céline, Broch, Pessoa, Perutz ont tenté de nouvelles directions qui n’ont abouti, finalement, qu’à confirmer l’échec fuite en avant de la peinture abstraite. Enfin, un cas limite de courant de pensée mais plus central a été délibérément remis à un autre examen, d’une part parce qu’il n’est pas ennemi de notre point de vue et d’autre part parce qu’il n’est pas connaissable aussi facilement que ceux que la culture a permis et promus : c’est la pensée dans la rue, le débat des pauvres entre eux, qui a eu la révolution russe pour œil de cyclone.

Ainsi, le présent ouvrage est aussi peu exhaustif à travers les différents courants de pensée dominants que dans chacun d’entre eux. Les choix des courants de pensée se sont faits dans un rapport, assez subjectif, entre leur importance supposée dans le monde et l’importance qu’ils ont par rapport à la téléologie moderne. Ce qui reste sont trois groupes, scindés en trois chapitres. Le premier chapitre concerne la pensée scientifique, la pensée scientifique exacte serait-on tenté d’ajouter dans le jargon de l’époque. Il s’agit plus exactement des deux grandes découvertes de la physique, les quanta et la relativité, et de leur influence et de leur effet sur le monde de la pensée en général, et sur celui de la téléologie en particulier. Le second chapitre raconte le contournement de Hegel, à travers la continuation d’une spécialité qui a ainsi cru pouvoir revendiquer le nom de philosophie. Les deux principaux courants de cette conservation sont la néophénoménologie et la pseudo-philosophie analytique. Les deux premiers chapitres, sciences exactes et sciences humaines, sont consacrés à des pensées universitaires. Ce qui les différencie aussi du troisième chapitre, c’est qu’ils représentent un absolutisme de la raison et de la conscience, et que leur confrontation avec la non-conscience consiste à l’écraser, à la nier, à la combattre, à tenter de l’annexer dans la conscience. Le troisième chapitre regroupe, de la psychanalyse à dada, en passant par le marxisme, la confrontation avec l’aliénation, reconnue, mais reconnue comme pensée à domestiquer, à intégrer dans le flot d’une conscience éclairée. Si l’ensemble des courants de pensée analysés dans l’ouvrage, à l’exception de dada, sont tous issus de la contre-révolution française, il y a, dans le dernier chapitre, une grande proximité avec l’événement majeur de cette première moitié de siècle, la révolution russe contournée, niée, confrontée, récupérée. On y voit comment les courants de pensée non issus de l’Université, mais reconnus par la conservation, ont été immédiatement contraints de se définir par rapport à l’histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 
       
  Petit glossaire téléologique  
       
         

 

 

Accomplissement : Fin d’un contenu, selon son principe et dans l’épuisement de son possible. Le contraire de l’accomplissement est la catastrophe : fin d’un contenu sans que son possible soit épuisé, et qui peut être extérieure à ce contenu, donc avec des moyens contraires à cette fin.

Aliénation : Devenir autre de l’essence d’une pensée. Passage d’une pensée dans une autre. Mouvement général de l’esprit.

Communication : Une façon de dire ce qu’est le principe du monde.

Conscience : Moment de la particularité dans la pensée. Pensée se prenant pour objet. Individualisation de la pensée, et pensée de l’individu humain.

Constat : Acte de la conscience qui établit le fait. Le constat est le rapport conscient sur la réalité. En même temps il est la négation de la réalité, en tant que résultat. Le constat étend le fait au-delà de sa fin.

Courant de pensée : Pensée théorique déterminée soutenue publiquement par plusieurs consciences. Mouvement de pensée qui prétend modifier la pensée universelle en la révélant.

Esprit : Pensée du genre humain en entier dont la conscience est le moment de la particularité. L’esprit traverse la conscience, la fonde, la nourrit et l’aliène.

Pensée qui contient la conscience : lorsque la pensée se prend pour objet, l’esprit devient conscience ; et lorsque la conscience se prend pour objet, la conscience redevient esprit.

Pensée non élucidée de l’humain, sans doute ni certitude. C’est la pensée collective, synthétique et cinétique, qui apparaît aussi bien dans les présupposés de l’entendement que dans le sens commun, la coutume, la prescience et la folie. Le mouvement de l’esprit est l’aliénation.

L’esprit est la somme du possible. L’esprit est toujours en puissance, même lorsqu’il finit du possible.

L’origine de l’esprit n’est pas encore réalisée : c’est l’accomplissement de l’humanité. Le commencement de l’esprit est ici et maintenant.

L’esprit est la contradiction de l’humanité : médiation immédiate, non-conscience de la conscience, potentialité en actes, repoussant la réalité à la recherche de la réalité.

Fait : Le fait est un acte qui contient de la réalité. L’acte dont parle le fait est fait, c’est-à-dire que le fait tient en compte la réalité par l’irréversible de l’acte : dans le fait, c’est son intangibilité, sa place dans l’irréversible, son caractère définitif qui témoignent de la réalité. La célèbre « réalité des faits » ancre le fait dans une solidité qui fait abstraction de sa constitution subjective et changeante.

Mais l’immuable que nous prêtons volontiers au fait n’est pas l’immuable du fait, mais seulement l’immuable de la réalité que contient le fait. Il y a une confusion importante entre fait et réalité. Car comme le fait traite essentiellement de la réalité, qu’il cerne sans parvenir à la saisir, il est souvent confondu avec elle. Cette confusion est accentuée parce que nous, humains, n’avons pas d’approche méthodologique plus concrète de la réalité que le fait. Dans la délimitation, dans la codification, dans le langage du fait, nous utilisons des règles, et un type de discours. Or règle, type de discours, et même langage, codification, délimitation, sont tous changeants dans le temps, subjectifs avec une apparence d’objectivité. Le fait est donc principalement une façon de cerner la réalité, un acte cognitif. La notion même de fait prête à confusion parce qu’elle contient à la fois « ce qui est fait », une réalité, et l’acte de la cerner, qui est un constat, un processus d’appropriation et de compréhension, une hypothèse sur la réalité. Il est vrai que les lois qui déterminent l’enchaînement des faits, et qui proposent le contrôle de la validité des faits, sont assez peu discutées, parce qu’elles ont généré un grand consensus. Mais c’est également un fait que les consensus théoriques sont des passages courants de l’hypothèse à l’hypostase. C’est parce qu’il y a dans le fait une fausse certitude que nous finissons par confondre le fait, approche méthodologique, avec son objet constitutif mais contingent, la réalité.

Gueux : Pauvres modernes qui se révoltent, sans chefs et sans médiation par les moyens de communication dominants que sont l’Etat, la marchandise et l’information dominante.

Ici et maintenant : Commencement, point de départ de toute pensée.

Infini : Hypothèse invérifiable de l’absence de fin.

Middleclass : Etat intermittent de collaboration active avec les moyens de communication dominants. Par extension, partie de la population qui est presque tout le temps dans cette collaboration active.
Comportements, paradigmes et modes de pensée liés à cet état.

Modedevitisme : Idéologie du mode de vie comme but de l’humain.

Pensée : Totalité et chaque chose. Mouvement de l’humanité. Mouvement de l’esprit et mouvement de la conscience. Mouvement de cet ensemble, de chaque émetteur et de chaque récepteur d’esprit et de conscience.

Principe : Exposé synthétique du contenu de la limite d’une chose, donc de l’armature projective de la chose.

Projet : Acte de la conscience qui prépare la réalisation, et la réalité. Le projet est construit sur le constat, il cherche son aboutissement dans la réalité.

Réalité : La réalité n’est pas un donné, mais toujours un résultat de l’activité humaine. La réalité est la fin de la pensée. Une réalité est la fin d’une pensée. La réalité n’a pas de contenu, elle n’a ni durée ni étendue.
La réalité est ce qui donne à la pensée de l’irréversible. La réalité est ce qui détruit la pensée.
Il n’y a donc pas de réalité immobile et stable. On ne peut pas bâtir sur la réalité. Comme la réalité est sans contenu et sans pensée, seuls les effets de son passage peuvent être connus, mais elle-même, non.
Puisque tout est pensée, la réalité est la fin de tout. C’est pourquoi la réalisation de tout – l’accomplissement – est le but de l’humanité.

Religion : Système d’explication conservateur de la totalité. Dans la religion la totalité est un donné, non un accomplissement humain.

La religion est la forme d’organisation de la pensée séparée qui installe sa certitude. La certitude est la nécessité de la pensée séparée. La certitude n’est la nécessité que de la pensée séparée.

Croire en l’infini et infini du croire sont les principes de la religion. Croire permet d’installer une certitude dont le contenu ne se vérifie pas théoriquement ; et l’infini prétend étendre cette certitude au-delà de toute vérification pratique.

Révolution : Condition de l’assemblée générale du genre humain.
Débat de l’humanité en entier sur l’humanité en entier. Prise pour objet de la totalité par l’ensemble des humains. Choix d’orientation par rapport à l’accomplissement de l’humanité.
Pour que l’ensemble des humains puisse participer au débat sur l’humanité, il faut que tous ceux qui ne l’ont pas conquièrent l’accès au débat. Le préalable à une révolution est donc une révolte ouverte, sans chefs ni buts encore déclarés. La connaissance des buts est le cours même de la révolution.

Une révolution est donc une période historique. D’après les trois révolutions connues (assez peu connues, en effet), la révolution française, la révolution russe et la révolution iranienne, la révolution se partage en trois moments : montée, zénith, descente ; mais chaque révolution est une aventure particulière du genre humain, et les règles tirées de l’observation du passé peuvent ne pas avoir cours à l’avenir.

Les trois révolutions de notre passé récent ont montré que la révolution est souvent confondue avec sa négation la plus visible, la contre-révolution. La contre-révolution est la tentative de conserver le monde antérieur à la révolution, et d’empêcher que tous les humains participent au débat sur l’humanité. La répression et la récupération sont les deux principes de la contre-révolution.

Téléologie moderne : Projet de l’accomplissement de la totalité – théorie du point de vue de ce projet. Courant de pensée en faveur de la réalisation de l’humanité.

Totalité : Tout ce qui est. Ensemble de la pensée.

Vérité : Il y a deux types de vérité, tous deux indispensables : la vérité théorique et la vérité pratique.

La vérité théorique est la vérité du constat. Elle est toujours relative au contexte du constat. La vérité théorique vérifie les présupposés du constat, sa logique interne, et son rapport au contexte. La vérité théorique est elle-même le présupposé du constat. Elle est le critère indispensable de toute expression théorique.

La vérité pratique est la vérité du projet. Elle est toujours absolue. Elle ne se constate pas. La vérité pratique finit les faits, accomplit les projets. Elle-même ne se vérifie pas, parce qu’elle est vérification. Elle est le but du projet. Elle est la réalisation, le passage de l’action dans sa réalité.
 

 

 

 

 

 

 

 

 
       
  La pensée séparée  
       
    1. Pourquoi et comment il y eut de la pensée séparée
         

 

 

Une pensée séparée est une contradiction dans les termes, car elle laisse supposer qu’il existe un autre à la pensée. La pensée séparée est ainsi le mythe de la division de l’humanité : d’un côté, la maîtrise de la pensée, représentée par ceux qui auraient cette maîtrise ; et face à eux, ceux dont la pensée ne serait pas de la pensée, parce qu’elle leur échappe. Le mythe consiste en ce que ceux qui veulent empêcher le débat de l’humanité sur elle-même font miroiter son inutilité, ou son caractère fondamentalement privé ; et en ce que ceux qui veulent ce débat, qui s’opposent à la conservation de ce faux débat privé, croient si bien à l’inutilité du débat qu’ils ne pensent même pas qu’il puisse exister. Cette double prémisse fausse est l’état de paix sociale entre deux révolutions. Le mythe de la pensée séparée est un principe de la conservation : il tend à effacer la dangereuse proposition qui dit que tout est pensée, dangereuse parce que si tout est pensée, tout devient accessible à chacun ; et ce mythe justifie la division sociale de la pensée. Cette division est le fondement de la division dans la pensée et dans l’humanité. Le projet d’une assemblée générale du genre humain est le projet de l’abolition de cette division.

Il est souvent admis que les prêtres ont formé le premier pouvoir séparé. Cette caste avait en charge la connaissance – les secrets divinatoires, les formules rituelles, le souvenir des actes – bien davantage que l’interprétation. Les prêtres, qui semblent avoir d’abord porté seuls les armes, sont souvent représentés comme étant désarmés, parce que la connaissance qu’ils protègent s’enflammerait si les armes y étaient permises. De sorte que la spécialité du sacerdoce qui divise les humains entre ceux qui ont accès et ceux qui n’ont pas accès à une pensée séparée ne semble pas avoir eu pour fonction première de protéger un abus ou un privilège, mais de protéger la communauté de l’arme de la pensée. Les prêtres ne protègent pas la pensée de la convoitise et de la maladresse des ignares, ces pauvres qui voudraient participer de la maîtrise de la pensée, ils protègent les ignares du mouvement de la pensée, ils protègent les pauvres des déluges de richesse, car eux-mêmes ont peur de ces déferlements meurtriers ; les prêtres ne maîtrisent pas la pensée, comme le pensent tous les autres, ils la contiennent seulement. Il faut enfermer la pensée pour le salut public, voilà la première manifestation sociale de la religion.

La religion, cette bulle où se cultive l’infini, a conservé sa fonction de protection de l’humanité contre la pensée. La dispute des humains doit rester prosaïque : on doit se battre pour du concret, de la terre, du sang, pour la procréation, pour la propriété, pour le pain et l’eau, pour les besoins défensifs du genre. La religion garantit que la question de la totalité ne se pose pas, en fournissant des réponses, ou même seulement en indiquant connaître les réponses. La connaissance du sens, c’est-à-dire la connaissance du but, est une question, et cette question ne doit pas se poser, cette question est taboue, car sa réponse, éminemment pratique, est la fin des prêtres, mais aussi des ignares, des pauvres. Une assemblée générale des humains ne doit pas avoir lieu, car elle annonce leur fin. Ainsi, contrairement à ce qui est généralement cru, la caste des prêtres ne garantit pas des réponses, elle garantit que la question de la totalité ne se pose pas. La religion est la plus ancienne spécialité, celle du contraire de la spécialité : la totalité.

Tout est pensée, et la totalité ne peut pas, par définition, n’être qu’une partie, une spécialité. La religion donc, est d’abord la prétention à avoir accompli la scission de la pensée : d’un côté, la pensée que protègent, enferment et commentent les prêtres, de l’autre un monde privé de pensée. Cette division sociale de la pensée triomphe quand elle laisse penser que le monde sacré est originaire. Le monde profane devient alors la confirmation de la pensée comme partie séparée, comme perte de la totalité. La division entre pensée sacrée et pensée profane, est le simulacre religieux, le travail de division des prêtres. Si la pensée a, depuis, acquis un statut ambigu, entre rien et tout, entre fonction du cerveau et étroit périmètre des idées, entre détonateur et jouet inoffensif c’est par la jalousie et la prévoyance des prêtres qui ont réussi à enfermer la question de la totalité, et à en priver l’accès à la grande majorité des pauvres.

Cette caste, qui institue la spécialité de la pensée, agit de plusieurs manières pour éviter la question : d’abord, de son corps armé, elle brandit la division ; ensuite sans armes, elle sépare les humains armés des humains qui pensent : elle scinde le débat. Penser et se battre deviennent des contraires : ceux qui se battent n’ont plus accès à la question théorique de la totalité ; et ceux qui pensent n’ont plus accès à sa réponse pratique, car il faut se battre pour réaliser la totalité. En second, la caste de la pensée séparée contre-attaque, et devance ainsi les questions : elle soumet les profanes à la question du monde, de Dieu, de la nature. Elle émet, hors de sa forteresse, des idées fausses sur la totalité pour en protéger la vérité. Elle lance des disputes préventives. Les pires et les plus périlleuses sont les guerres de Religion : elles menacent en effet de laisser les ignares s’approcher de la pensée conservée ; mais, en ouvrant le territoire de la religion, elles le doublent, elles l’élargissent, et elles laissent supposer que le territoire de la religion contient la question de la totalité. Enfin, elle crée des coupe-feu théoriques, des mirages de pensée, qui empêchent la question de la fin : l’infini, ainsi, est la pacification définitive, la garantie conceptuelle de la conservation.

Le zèle des prêtres, leur silence farouche, leurs défenses et contre-offensives ont rendu la religion plus désirable. La pensée qu’ils enferment s’échappe. Non pas dans le dilettantisme des seigneurs, des gendarmes, des hommes forts qui continuent de se battre courageusement pour rien, mais dans l’activité pauvre qu’est le commerce. Là, un beau jour, le mystère de la pensée reparaît répandu, sous une forme pauvre, non élucidable, mais tout de même certaine, hors de sa prison. Dans un soudain qui a pris plusieurs siècles, la question du monde renaît à l’horizon des choses, hors des murs des prêtres attitrés, dans les marchandises, dans l’argent, dans la circulation inlassable des commerçants et, plus grave, disséminé, émietté, hypostasié dans les consciences de tous ceux qui ont affaire au commerce, c’est-à-dire tous. Le secret de la pensée n’est pas encore dévoilé, il faut savoir lire les pensées, mais il est libéré, il n’est plus sous la garde attentionnée et consciente du corps d’eunuques formé spécialement pour le contenir. Le secret de la pensée court le monde, coule dans le sang des seigneurs, dans le vin des valets, dans les caniveaux des pauvres. Les prêtres doivent rendre les clés de leur trésor : il est volatilisé, corrompu et profané. Il est vide.

Les philosophes vont donc régner sur la pensée, pendant un court instant. De la caste des prêtres ils ont ramassé les prérogatives dans le caniveau. D’un côté, ils conservent les dogmes lumineux du sacré, les allégories divines, les pieux symboles rituels ; ils prennent la tête de l’institution qui stocke le mystère et la connaissance et qui décide de la validité des pensées sacrées et profanes, l’Université. De l’autre, ils suivent la fuite de la pensée, et l’exposent dans les choses.
 

 

 

 

 

 

 

 
       
    2. Le fait initial
         

 

 

La révolution française est le moment où les ignares et les pauvres attaquent l’interdit de la pensée, qui consiste en l’interdit du débat sur l’humanité. C’est le moment de la faillite des prêtres, de la mise en cause publique du mythe de la pensée séparée. Comme toute révolution connue, la révolution française est d’abord une critique de la religion, et malheureusement seulement une critique de la religion dominante.

La révolution française a libéré beaucoup d’esprit. Beaucoup de nécessiteux, jusque-là rejetés dans les strapontins, et au-delà, s’étaient invités au grand débat de tous avec tous. Il y eut d’abord une relève du régime, mue générationnelle impatiente et nécessaire de calotte, de robe et d’épée ; les émules des philosophes des Lumières, qui avaient déjà passé un siècle à miner les édifices vermoulus de la pensée officielle, avancèrent d’un pas ; les commerçants et les autres bourgeois, fort pressés de promouvoir les choses déjà visiblement porteuses de pensée, comme dans l’Angleterre de Berkeley et de Hume ou dans la jeune République américaine de Jefferson et de Thoreau, en firent deux ; les valets, si nombreux, de l’Ancien Régime, qui bénéficiaient d’avoir été à l’intersection où l’on s’est beaucoup battus, dans les salons d’abord, dans la rue ensuite, doublèrent tous ceux qui avançaient dans la course au trésor de la pensée séparée. Et il y avait les gueux des campagnes et des villes qui, soudain, découvrirent qu’ils avaient aussi une voix, une oreille, une pogne et peut-être même de l’idée, qui sait ; car c’est ceux-là qui mirent tous les autres à la portée du grand mystère que la religion ne pouvait plus soutenir seule.

C’est lorsque ceux-là apparurent sur le faîte des barricades, et dans les bordées des assemblées, que tous les autres s’unirent pour confisquer leur élan, et empêcher qu’une telle ardeur ne trouve sa formulation pratique, son projet, ne s’épanouisse et ne se développe. Le vieux tabou de la pensée déchaînée – barbarie, chaos, diable – qui supprime les présupposés rappelle à tous ceux que la hiérarchie de la connaissance a institués, sur le fondement des présupposés, qu’ils seront emportés par le flot. Ce moment est le sommet de la révolution française. La contre-révolution fut presque immédiate, et ce que les constateurs, depuis, appellent la révolution française est presque uniquement l’épopée de la contre-révolution. Car, déportés loin au-delà des valeurs critiques et aimables en cour qui avaient marqué l’éclosion des Lumières, les contre-révolutionnaires eux-mêmes apparurent au reste du monde médusé comme les gueux étaient apparus à ces contre-révolutionnaires : hirsutes, déguenillés, brutaux, sanguinaires, sans capacité d’articuler des pensées qui les dépassaient parce qu’elles dépassaient tout le monde. La contre-révolution française est un moteur à deux temps : d’abord la folle fuite loin de ses bases et de ses croyances de la partie la plus crédible des récupérateurs, et ensuite la longue entreprise de réévaluation et de coordination de cette poussée d’adrénaline et d’esprit, sa domestication provisoire dans une apparence définitive, qui, à certains égards, n’est pas encore terminée.

Il y avait eu là un fait universellement reconnu, bref, inattendu, irréversible ; le fait avait créé des brèches dans la société, dans le discours dominant, dans le confinement de la pensée. Depuis les jacqueries jusqu’aux travées des assemblées terrorisées par les gueux, de la pensée s’échappait ; le même mouvement d’universalité que le commerce gainait encore d’une police s’était répandu dans les rues, en liberté. Comme un gaz invisible et euphorisant, la pensée jusque-là protégée et séparée par la caste des prêtres intoxiquait le monde et se transformait en question. Et il y a eu la tentative d’empêcher le fait de devenir des faits, de continuer, d’approfondir, de goûter la véritable joie alchimique de trouver les réponses à la question profilée, de transformer tant de pensée en autant de réalité. Toute la pensée consciente issue de la révolution française est contre-révolutionnaire au sens exact du terme. Ou, dit autrement : après l’échappement de pensée qu’a été la révolution française, une grande partie en a été cultivée par ceux qui ne voulaient pas que de la pensée s’échappe. Au fait trop court a succédé le constat trop long. Les pensées évadées ont été rattrapées et ramenées dans la prison, élargie, de la pensée éternelle, infinie, adaptée, redéfinie, opacifiée. C’est dans ce constat pacifié que nous noyons nos projets de liberté, même si, au fil de ses méandres, le fait, toujours refoulé, réapparaît parfois, avec, par éclairs, la vigueur qui permit tant de constat.
 

 

 

 

 

 

 

 
       
    3. L’Université, quartier général de la contre-révolution française
         

 

 

L’Université est le secrétariat de la prêtrise. Elle correspond d’abord à une sorte de stock de connaissances, au sens d’Alfred Schütz. Elle est ensuite un outil de validation des connaissances. Elle doit enfin assurer par l’ouverture au monde la neutralité de la pensée, ce qui est un prolongement de l’activité des prêtres de neutraliser la pensée.

L’Université moderne européenne est d’abord une institution dont la trace dans l’histoire n’est pas thématisée, en grande partie parce que son rôle, lors des grandes disputes de l’humanité, a été plus négligeable que sa réputation. Depuis la fondation de la première université, au XIe siècle, jusqu’à aujourd’hui, cette institution ne vaut que pour une période assez courte : c’est celle qui va de la révolution française à la contre-révolution russe. Pendant ce siècle et demi, en effet, l’Université est passée de la tutelle de l’Eglise à celle de l’Etat et du commerce, tout comme la religion. Avant la révolution française, en effet, l’Université était une école soumise à la pensée des prêtres. Toutes les disciplines du savoir, qu’elle avait la charge de cultiver, étaient soumises à la théologie. Le transfert d’autorité à l’Etat, qui finance désormais l’institution et rémunère ses chercheurs, puis au commerce, qui a pris des parts de marché dans l’orientation de ce savoir, a d’abord correspondu à une libéralisation et à une indépendance inespérées de la recherche intellectuelle. Autour de 1800, la théologie est remplacée par la philosophie sur le trône des disciplines. L’autorité intellectuelle de l’Université n’est plus directement assujettie à une autorité extérieure, comme l’était la hiérarchie religieuse, car la censure policière de la contre-révolution française ne s’intéresse fondamentalement qu’aux excès moraux et politiques ; la philosophie apparaît à cette police comme un allié dans la contre-révolution. Le secrétariat de la religion a obtenu, dans la faillite des prêtres, la gestion des affaires de la pensée séparée. Comme tout valet qui recouvre sans l’avoir voulu le domaine du maître, l’Université et la philosophie classique ignorent la raison sociale de leur héritage. En enfant maladroit ce bref règne va divulguer et dilapider des parties de la pensée séparée, mais toujours en la conservant séparée.

Kant et Hegel représentent cet âge d’or de l’Université moderne. C’est en eux que s’incarne le savoir universel de l’époque. C’est un véritable triomphe de l’Université qui est devenue une sorte de tribune ouverte de la connaissance du genre humain, un lieu de rencontre de l’intelligence, une encyclopédie organique. Car, au-delà des philosophes, l’héritage des Lumières se concrétise aussi dans un essor du naturalisme, de la physique, de la chimie, des mathématiques. Il y a, à l’abri des disputes humaines, un essor de la spéculation, et de l’expérimentation. La nécessité de rattraper le nuage de pensée échappé a aussi pris cette forme, qui est le mythe de la science.

Kant, le premier philosophe classique régnant de l’Université, rétablit le mystère de la pensée juste avant la révolution française, établit l’inconnaissable dans la chose même. Lorsque la pensée profane protège les humains de la pensée, c’est en leur disant : la pensée est contenue dans les choses ; mais les choses ne nous permettent de voir qu’une partie de la pensée, celle que nous y mettons nous-mêmes ; quant à la pensée propre de ces choses, s’il y en a une, ce dont on peut douter, elle est inconnaissable. Les choses sont donc apparues comme ce qui s’oppose à la pensée, comme ce vieux contraire de la pensée qui justifie une pensée séparée. Ainsi, d’affirmer qu’il y avait de la pensée dans les choses a pu paraître un progrès. Quelle courte sottise ! Les choses elles-mêmes ne sont que de la pensée. Et s’il y avait de la pensée dans les choses, ce serait dire qu’il y a de la pensée dans la pensée !

Alors que les choses sont entièrement contenues dans la pensée, comme l’avait rappelé Berkeley, cette fable qui prétend que la pensée est entièrement contenue dans les choses, qui sont cependant plus vastes qu’elle, devient l’ouvrage avancé de la défense du mystère, et du tabou de l’assemblée générale humaine. Mais la pensée qui s’est échappée de la garde de la religion continue ses ravages : les ignares, les pauvres, les gueux l’ont ramassée dans le caniveau, et justement, ils ont commencé à s’assembler pour en débattre. C’est le moment de la révolution française.

D’abord, ce sont les règles du constat qu’il fallut reconstruire. La révolution française avait coupé la tête à Dieu. Certes, son corps d’insecte bouge encore. Mais il était difficile d’envisager un constat sous le patronat effectif d’un insecte sans tête. C’est chez Hegel, second et dernier philosophe classique régnant, qu’on trouve cette tentative de reconstruction du constat sous sa forme aboutie. La grandeur de cette pensée, inégalée pour un individu humain, est l’aveu que tout y est pensée. Et la pensée y concilie tout. Dieu y garde son poste et son rang d’avant la révolution, on lui recoud la tête, mais il perd son pouvoir. La réalité est neutralisée : c’est l’en et pour soi, l’invérifiable, l’absolu, l’éthéré. Le fait, en tant que représentation de la réalité, est perdu comme le passage, si révolutionnaire, du possible au fini, pas seulement celui de Dieu.

Dans son système, Hegel a introduit une vision plus vaste que celles, trop étriquées, dont les limites avaient provoqué la révolution française. Son caractère systématique signifie qu’il contient l’imprévu, la contingence, le terrible éclair de gueuserie entr’aperçu sur un faîte de barricade ; sa logique fonde la méthode, traverse au pas de charge napoléonien aussi bien l’histoire que la pensée, pose même l’aliénation comme son intimité et surtout, intronise le négatif ; sa phénoménologie accrédite ou restaure tout ce qui était là, Dieu, Ancien Régime, Lumières, Hume et Kant et y ajoute tout ce que l’explosion a révélé, phénomène de l’esprit, détermination, qualité, essence, idée, totalité. Avec cette réconciliation de la voûte céleste réparée sur terre, la révolution paraît vaincue pour longtemps. Quel grand coffre de résonance  ! Quelle faute, pour les conservateurs, d’avoir rendu Hegel illisible ! Car voici une pensée qui a toujours si bien inondé les spécialistes que ceux-ci ont établi les barrages et les détours qui l’ont empêchée de déferler vers les dilettantes, qui eux-mêmes ont renforcé ces travaux pusillanimes pour interdire ce flot et cette ampleur – reflet et caricature de la révolution française – aux ignares qui, à la mort de Hegel, étaient encore illettrés.

Quoique le système de Hegel fut un système de la conservation, il contenait une vérité trop crue, impardonnable : tout est pensée. C’est au prix de cet aveu que l’horizon de l’infini et de l’absolu conservait la séparation de la pensée, dans cette défense hardie qui tentait d’annexer ainsi toute la pensée échappée. Car la ruse de la raison de Hegel tient en ceci : tout est pensée, d’accord, nous le concédons ; donc la pensée est absolue, la pensée est infinie, puisque l’absolu et l’infini sont cette totalité, ce tout qui est pensée. En annulant le tabou de la pensée, universalisée et rendue à la publicité, Hegel déplace simplement le tabou qui annule l’assemblée générale des humains en ruinant dans l’infini et l’absolu la possibilité même de l’accomplissement. Mais les autres tendances de conservateurs ne pouvaient pas admettre un constat qui libère à ce point le tabou de la pensée. C’était inviter les gueux au grand conseil. Si la pensée est bien l’air qu’on respire, alors gare à nous.

Pour savourer la sagesse, il faut posséder toute la connaissance. Si la philosophie est donc toute la connaissance dans une conscience, Hegel est le dernier philosophe. Car, depuis, la trace niée du fait a continué sa poussée irrésistible de pensée, à travers de nombreuses têtes. Et c’est certainement pourquoi le système de Hegel est devenu trop petit à son tour. C’est Marx, en tant que conscience, qui représente le mieux cette destruction, mais sans reconstruction analogue, parce que la destruction du système est devenue irrémédiable, avant qu’on s’aperçoive que toute reconstruction était déjà caduque : le désordre de la pensée collective commençait à ne plus tolérer ces regroupements forcés qu’on appelle des systèmes. Plus jamais un individu ne suffira à la connaissance qui s’est libérée de nos cervelles, et plus jamais la connaissance ne suffira à un individu, depuis que je sais que ma pensée va bien au-delà de la conscience. Le mouvement de la connaissance – merci à la révolution française malgré sa contre-révolution – est parti à perte de vue, si bien que son sens a été mis en jeu. De nombreuses scissions irrémédiables se sont produites sur le cadavre encore fumant de Hegel.
 

 

 

 

 

 

 

 
       
    4. Marx et le matérialisme comme poste avancé de la contre-révolution française
         

 

 

D’abord, le négatif a taillé, dans le cours du mouvement, son territoire non encore éphémère. Le monde est divisé, en deux, entre les humains, entre deux camps d’humains. L’unité a explosé. La division, la dispute, la guerre, le jeu contradictoire produisent le sens, le but, de l’humain. De ce fait, la tête recousue de Dieu est à nouveau tombée, et la faillite des prêtres est devenue un objet de l’ironie populaire. La réalité est passée devant la pensée, traduction exacte de l’apparition de la révolution française, où la réalité avait bousculé la pensée séparée et entraîné, en conséquence, un constat, celui élaboré à l’Université. Avec la réalité comme donné, comme préalable, la pensée n’est plus qu’une bulle qui éclate au moindre fait, à la première pichenette. Alors que l’Univers grandit, et que la matière première de la nature, la matière justement, devient substance universelle, les marchands installent la gestion comme activité dominante, source de toute richesse.

En alternative et en négation de Hegel naît une tentative de reconstruire le tabou de la pensée, à partir du parti le plus radical de la contre-révolution. C’est le parti profane, qui pose comme préalable la participation de tous, et qui rejette la religion comme une superstition, donc sans la critiquer. Mais cette participation n’est pas une participation au débat, et au destin de l’humanité. C’est une assemblée sans pensée qui est le projet du parti profane. La matière, les choses, l’objectivité constituent l’essentiel de ce monde qui lui aussi se veut éternel. La pensée est minimisée pour les pauvres, mais elle retrouve dans l’avant-garde, dans le parti institutionnalisé, sa place protégée et close que les prêtres avaient laissé échapper. Et comme le parti de Marx propose que les pauvres, les ignares, participent à cette construction, c’est un parti qui se crée à l’extérieur de l’Université, et qui proclame la déchéance de la philosophie en se voulant la preuve vivante, par la division de l’humanité, de la vanité de la prétention à la totalité, par l’Université.

Economique, matérialiste, physique, ainsi se croit le monde à la fin du « siècle des peuples ». Le constat a changé d’allure, parce qu’il a perdu sa cause, la révolution française, et c’est certainement sa plus grande victoire : les faits qu’on constate ne sont plus directement ceux produits par la dispute des humains. Alors qu’il a toujours été interdit (tout interdit n’est qu’une déviation de cet interdit-là, et toute hiérarchie n’a pour sens que cet interdit) aux penseurs publics d’évoquer le débat sur l’humanité comme matrice de toute forme de débat, les constateurs publics ont maintenant oublié ou ignorent que la dispute des humains est seule capable de provoquer des débats. Affranchis du Dieu qui avait la présidence et l’exécutif dans les débats, les constateurs, qui ont toujours si peur du faîte des barricades, ont substitué à Dieu la Nature, maître abstrait et absent, qui interdit qu’on opine en sa présence, et qui décide sans même se laisser conseiller, en tyran irrationnel et sauvage.

Et l’explosion de pensée continue. Dans la vieille Europe encore jeune, c’est une explosion démographique qui commence la dernière étape de la contre-révolution française, un expansionnisme multiforme, qui sera la marque du nouveau siècle qui s’ouvre. Tout grandit : le cheptel humain donc la circulation de pensée, l’Univers, le constat, le négatif, la nature, Dieu, l’économie, la matière et le physique, tout grandit si bien, si fort et si vite que même les parois élastiques du système de Hegel, brisées par Marx mais uniquement à leur faîte, craquèlent par endroits. Mais cette élasticité, qui est l’invérifiable infini, a en même temps servi de patron à toutes les théories publiques, et, par conséquent, comme métaphore de l’expansion et de l’explosion, l’infini est dans tout. Et l’infini est même devenu symbole de l’approximation de tout.
 

 

 

 

 

 

 

 
       
    5. Le fait essentiel
         

 

 

Le fait essentiel de la première moitié du XXe siècle est la révolution russe. « Première moitié du XXe siècle » est d’ailleurs une facette du camouflage, en langage gestionnaire, de révolution russe. Chaque révolution a plusieurs phases, quoique de structure différente pour chacune. La phase préliminaire de la révolution russe commence probablement par la révolte de 1905 en Russie. Le haut plateau de l’événement a lieu entre 1917 et 1924, à travers l’Europe. Les contreforts de ce mouvement négatif contiennent probablement la commune de Barcelone, en 1937, et même celle de Varsovie, en 1944. Le massacre de pauvres modernes de 1939-1945 est la phase concrète, mais indirecte, de la répression de cette révolution : la peur que sa profonde remise en cause a laissée chez l’ennemi se mesure à l’excès de cette répression.

La révolution russe, parce que sa pensée est une libération d’aliénation, a beaucoup contribué à la pensée dominante ; mais la pensée dominante, la contre-révolution russe, n’a pas réussi à formuler, en conscience, les idées exprimées là. Cette explosion de pensée n’est pas rattrapée. Les gueux dont l’entrée en débat a été cette révolution n’y sont pas davantage parvenus que leur fraction dadaïste, qui seule a rendue publique ce qui a été articulé dans le cœur de l’action, et dont on a alors vu qu’il s’agissait bien de borborygmes. Il faut donc considérer la révolution russe comme la limite des courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle. Alors que la contre-révolution française s’est épuisée aux portes de la révolution iranienne, la contre-révolution russe n’a pas encore achevé sa lente et lourde contremarche : si l’aliénation est fulgurante dans la rue, ses bouleversements sur elle-même s’étirent souvent sur plusieurs décennies, et parfois sur plusieurs siècles.

Il nous manque un récit des faits de la révolution russe. Les comptes rendus connus sont trop fragmentaires et trop peu dignes de foi. Les ouvrages de réflexion sur les événements négatifs de ce demi-siècle ont expulsé les faits, supposés connus. Ces faits sont malheureusement très peu connus. L’inconvénient de ce que le quadrillage de l’information était alors beaucoup moins serré qu’il n’est aujourd’hui est que nous n’avons plus le moyen, aujourd’hui, de reconstituer ces faits, dans le langage souvent contradictoire du témoin, fût-il journaliste farouchement ennemi de ses acteurs, ni de les comprendre, c’est-à-dire d’essayer de déterminer la courbe de leur élan, le graphique de leur ambiance, le moment décisif, la nouveauté vite recouverte et, éventuellement, deux ou trois rencontres clés, deux ou trois de ces orgasmes qui sont les premières étincelles d’un feu. Tout ce qui a été extrapolé de ces faits l’a été à travers des idéologies qui ne sont que trop contraires aux auteurs des événements, aux feux et aux orgasmes, comme nous le savons depuis. La contre-révolution bolchevique, en particulier, a tenté et grandement réussi à confisquer l’accès aux faits, de sorte même à se faire passer avec succès pour la révolution elle-même. Car l’écrasante majorité des avis antibolcheviques n’ont que contribué à cette falsification du débat ; et les gueux, même parmi ceux qui ont échappé aux séries de répressions que la contre-révolution a menées avec une intensité encore jamais vue, se sont tus une fois leurs borborygmes lancés.

Il nous manque une théorie des faits qui concorde avec le débat dans la rue, puisque c’est là qu’il a eu lieu. Le siècle de la révolution russe a été une dispute sur le fait, mais moins sur sa conception même, que sur son importance. La position dominante a été de faire du fait un commencement, et de prétendre à l’objectivité et à l’invariance du fait. Cette tendance est celle des sciences dites exactes, c’est également celle de la néophilosophie analytique, mais c’est aussi le dogme de toute instance régulatrice, en particulier la police et la justice. Le factualisme a même pu ressembler à une sorte d’atomisme, où le fait devenait l’atome. Cette tendance, que beaucoup d’ignares ont admise, a fortement participé de la raison pour laquelle on estime toujours qu’un fait est quelque chose d’intangible, et constitue une preuve, comme si nous-mêmes, humains qui constatons et projetons, n’étions pas constamment en train de redéfinir le fait, à la recherche du temps perdu, dans notre curiosité désemparée devant l’insaisissable réalité. Cette tendance a également eu pour conséquence que les faits sont si souvent présupposés connus : il y a de la honte, dans notre curieux monde, à affirmer qu’on ne connaît pas un fait, puisque les faits sont si importants et tout ce dont on parle viendrait de la connaissance des faits ; cette honte, semble-t-il, vient de notre paresse, et du labeur supposé ennuyeux qu’est souvent la compilation des faits. La révolution russe, comme somme de faits, et comme enchaînements de faits, est ainsi essentiellement présumée connue, alors que ce que nous présumons est par définition à l’opposée des faits, tels qu’ils sont vus par le factualisme, c’est-à-dire intangibles, indiscutables. On peut même aller jusqu’à dire que l’empirisme, au cours de ce siècle, s’est mué en factualisme, et que la certitude du fait a tendu à se substituer à la vérification qu’exigeait l’expérience, parce que cette vérification, d’un point de vue général, s’est avérée plus difficile que l’affirmation du fait. L’information dominante d’aujourd’hui s’est construite sur un culte du fait objectif, encore très largement en vigueur dans les justifications idéologiques de ce moyen de communication. L’information dominante est aujourd’hui le quartier général du factualisme : les faits, tels que l’information dominante les présente, sont aujourd’hui insuffisamment vérifiés et le profond biais middleclass que cette information impose au monde creuse une division trop visible entre l’objectivité intangible du fait, proclamée comme principe, et sa restitution dans l’information.

Une autre position sur les faits est typique de la contre-révolution russe. Pour elle le fait n’est pas déterminant, il vient seulement à charge de l’idée sous-jacente. C’est l’ensemble d’un processus, d’un mouvement de pensée qui détermine ce que nous appelons les faits, et ce sont donc ces processus, ces mouvements de pensée, qu’il importe de connaître et surtout d’utiliser pour filtrer les faits. Cette tendance est celle des sciences dites humaines en général, et en particulier de la sociologie et de l’histoire universitaire. C’est le fait qui vérifie le processus, et comme le siècle l’a d’ailleurs dénoncé, mais sans que cette dénonciation ne laisse d’effet sur les ignares et les dilettantes, cette inversion a l’inconvénient que le fait vérifie toujours le processus ou, plus exactement, que le processus peut toujours manipuler le fait, pour qu’il lui corresponde. La principale conséquence de cette mise en a priori de l’idée est un mépris des faits qui n’a cessé de grandir, et qui fonde maintenant une grande ignorance des faits, notamment de ceux dont il est question dans les révolutions, à savoir de ceux où il y a débat, bataille, négatif en actes. Si les faits n’ont plus qu’une importance secondaire, alors leur connaissance n’est plus prioritaire. C’est la raison principale pour laquelle les faits de la révolution russe sont aujourd’hui inconnus, et qu’il n’est même plus sûr qu’on puisse les retracer effectivement.

La fausse dispute sur l’importance du fait est symptomatique du travail de l’aliénation. Car les deux tendances contribuent à une dégradation de la connaissance des faits, mais elles en sont aussi issues. Cette scission des spécialistes sur cette importante question contribue donc à perdre le sens même du fait, et évidemment sa définition fragile, changeante, parce qu’elle n’est principalement nourrie que du sens.

L’effet le plus visible de la révolution russe est un monde divisé en deux camps, tel qu’il s’est installé entre la fin de la répression, en 1945, et la dernière vague de la révolution iranienne (1988-1993). La dualité du monde de la gestion, comme moyen de gestion du silence, est certainement un résultat contre ce débat, même si les lignes de front se sont déplacées depuis. La contre-révolution russe a été un accélérateur considérable de la forme de domination du monde qu’on appelle le capitalisme, et qui a géré cet essor prodigieux de la marchandise qui est loin de paraître achevé aujourd’hui. Les gestionnaires de la société qui sont issus de cette dispute ont universalisé la gestion, comme activité principale du monde. La décolonisation a permis la vraie colonisation marchande, culturelle, morale et une information qui ne connaît plus qu’une frontière après la chute du mur de Berlin : celle de sa propre forteresse.

Au début du XXe siècle, la pensée dominante est celle de la contre-révolution française. C’est une autre difficulté majeure dans la compréhension encore peu entreprise de la révolution russe : car les deux mouvements de pensée, celui issu du débat de la révolution française, et celui issu du débat de la révolution russe, se superposent, et se pénètrent parfois, se complètent souvent, mais participent ensemble de l’obscurité de la révolution russe. En effet, les ennemis des gueux de ce début de siècle ont presque tous parlé dans la langue du siècle précédent ; et les gueux, quand ils eurent fini de roter, aussi.

Les principes qui semblent avoir été soutenus pendant la révolution russe semblent plutôt ceux de la révolution française : l’égalité, l’abolition de la pauvreté, la demande d’une justice de droit, l’arbitrage renforcé de l’Etat. Mais la validité de ces moyens de communication, l’Etat plus que la marchandise, a été mise en cause. La critique de la religion chrétienne, elle aussi déjà entreprise lors de la révolution française, a été reprise brièvement et a progressé vers une critique de la morale dominante et de l’individualisme qui en sont en partie issus ; cette critique a conduit à la mise en cause des mœurs bourgeoises, même si cette mise en cause a été étouffée assez tôt.

A part le chahut dadaïste, la seule trace directe de la révolution russe dans la publicité du siècle qui a suivi, porte sur l’organisation du débat. Les bolcheviques ont jugé plus prudent de noyauter les conseils plutôt que de les interdire et de les combattre tous avec la vigueur qu’a mis Trotski pour réduire ceux de Cronstadt, mais ce n’est sans doute pas la raison pour laquelle cette forme d’organisation a ressuscité à chaque grande révolte du siècle, jusqu’à la révolution iranienne comprise. Que l’organisation des gueux pour débattre ait exigé la plus grande participation et la plus grande égalité des participants est un fait capital de la révolution russe. Ni la forme organisationnelle, ni l’ordre du jour du débat, ne sont, depuis, parvenus à concevoir leur dépassement ; c’est que la révolte a toujours été battue trop vite.

La contre-révolution bolchevique a eu pour fonction de reconstituer le tabou de la pensée : la question de la totalité a été mise hors publicité après une longue et âpre bataille pour confisquer la parole aux gueux, spoliation qui s’est faite avec brutalité, mesquinerie, non sans revers pour les contre-révolutionnaires, et qui a duré trois quarts de siècle, c’est-à-dire jusqu’à la mort des révolutionnaires qui ont vécu le plus longtemps. Le nazisme est une forme de la contre-révolution qui a poursuivi les mêmes buts, avec des moyens assez analogues. Dans ces formes populaires de la répression indirecte et de la récupération directe, il s’est agi de construire une prêtrise laïque, et un lock-out de la pensée générique. C’est un grand progrès que la révolution russe a forcé : la mise en temple de la pensée a été prosaïque comme s’il n’y avait pas de temple, la question de la totalité a été ensevelie par ce qu’on appelle le totalitarisme, comme si elle n’existait pas.

La contre-révolution antibolchevique, « bourgeoise », a au contraire été une fuite en avant : ce n’est pas dans l’Etat, comme dans la contre-révolution bolchevique, qu’elle voulait enfermer la question de la totalité, mais dans la marchandise, dans le commerce. Et cette façon d’empêcher le débat est de mettre en scène sa parodie à travers les choses. Le grand travail de chosification de la contre-révolution « bourgeoise » a inauguré ce spectacle du débat qui actuellement interdit tout débat.

La middleclass est la forme de la récupération qui s’est opposée immédiatement à la révolution iranienne. Mais elle est fondamentalement un résultat de la contre-révolution russe. La middleclass est la synthèse de la contre-révolution bolchevique et de la contre-révolution antibolchevique. Comme les bolcheviques, elle nie la question de la totalité, l’interdit et tente de la ridiculiser comme la religion, parce qu’elle ne peut critiquer ni l’une ni l’autre. Et comme les bourgeois, elle donne un spectacle préventif du débat dans les choses. Mais ce n’est pas la marchandise son moyen de communication dominant, c’est l’information. C’est là qu’elle interdit et qu’elle étale le débat sur le monde, confiscation et empêchement de celui qui a lieu lors des révolutions.

La profonde cassure laissée par la révolution russe reste donc visible en filigrane seulement. Là encore, la prodigieuse poussée démographique dans le monde entier, la migration des campagnes vers les villes, l’industrialisation massive, la parabole symbolique du progrès témoignent de ce grand raz de marée de pensée. C’est sur ce fond, où l’humanité était en jeu, et où la lutte s’est arrêtée dans le sang, purgée d’idées, qu’il faut comprendre les principaux courants de pensée de la première moitié du XXe siècle. Il faut tenir compte de leur décalage : tous sont issus de la contre-révolution française ; mais certains d’entre eux ont pu croître grâce à la révolution russe qui avait lieu alors ; d’autres ont dû composer avec elle, et se sont trouvés déformés ; enfin, certains ont été aveugles et sourds au mouvement de leur temps, trop enfoncés dans la maîtrise, manquée, du précédent, celui du fait initial, la révolution française.
 

 

 

 

 

 

 

 
       
    6. L’Université au début du XXe siècle
         

 

 

1. La pensée séparée, après avoir été affranchie de la tutelle des prêtres, a conservé l’Université comme résidence principale. Le court règne de la philosophie classique occidentale, comme autorité intellectuelle suprême, représente toujours l’âge d’or de l’Université moderne. C’est en Kant et Hegel (brefs interrègnes de Fichte et Schelling) que s’incarne le savoir universel de l’époque. Ce triomphe de l’Université est le bref moment où une pensée séparée profane semble un territoire de conservation possible. Son Université est devenue une sorte de tribune ouverte de la connaissance du genre humain, un lieu de rencontre de l’intelligence, une encyclopédie organique. Car, au-delà des philosophes régnants, l’explosion de pensée profane, depuis Descartes et Leibniz, se concrétise aussi dans un essor du naturalisme, de la physique, de la chimie, des mathématiques. Il y a, dans cet enclos de disputes à l’abri de la dispute humaine essentielle, un essor de la spéculation, et de l’expérimentation.

L’Université, cependant, pendant les deux révolutions qui encadrent son apogée, n’a joué pour ainsi dire aucun rôle dans le débat public ; et même les grands courants de pensée sur lesquels se sont appuyées les contre-révolutions – les Lumières en France, le marxisme en Russie – n’étaient pas issus de l’Université. La pensée universitaire est d’abord anhistorique. Les courants de pensée de l’histoire, les lignes du débat y sont venus, mais n’en sont pas venus. L’Université est une institution conservatrice en période de paix, et rien en période de conflit. Entre les révolutions, l’Université a ramassé les éclats de pensée de la dispute, et les a intégrés dans une organisation du discours, simplement élargie, et dont quelques principes ont été modifiés justement pour pouvoir intégrer ces captures d’aliénation. Aujourd’hui, les enseignants, comme à l’époque de la théologie dominatrice, mangent dans la main des gestionnaires de la société, même ou surtout quand ils feignent de s’y opposer. Mais leur laisse est courte.

Pendant le XIXe siècle, où l’Université grandit soudain à l’ombre d’un Etat qui la croit alliée ou inoffensive, de grands territoires de la pensée échappent encore à son emprise colonisatrice. Mais au début du XXe siècle, la domination de l’Université s’est accrue. Une mutation insensible et par à-coups a mis en cause la philosophie comme discipline principale : d’une part, l’ombre immense de Hegel décourage le progrès dans cette matière, à une époque où le progrès est un dogme dominant ; d’autre part, une scission larvée s’est opérée entre les sciences exactes, qui postulent collectivement à la succession de la philosophie, et les sciences non exactes, en crise, en repli et en recherche de réorientation. L’Université monopolise la recherche dans les sciences exactes. Et les disciplines non exactes se tournent alors, en parasites, vers la compréhension de la signification des sciences exactes et vers la méthodologie, introspection pour laquelle l’Université, et sa place et son temps et son argent disponibles, est le laboratoire désigné. L’une des fonctions principales de cette plate-forme de pensée va en effet trouver un essor considérable tout au long du siècle : le faux débat. A titre d’exemple, la phénoménologie fondée par Husserl est une discipline dont le succès ne sera jamais justifié que parce que deux ou trois générations d’étudiants y ont cru et participé. Grâce à l’Université, cette néophénoménologie a occupé et nourri quelques dizaines de spécialistes et fait jaser quelques milliers de dilettantes, sans jamais d’ailleurs atteindre la foule des ignares, qui se compte en millions, puis en milliards. C’est un succès incontestable du bocal universitaire, et du bocal universitaire seulement. On ne peut guère dire mieux de la philosophie analytique, sauf que sa portée se prolonge au XXIe siècle, peut-être parce qu’elle prit plus de temps à s’imposer. La psychanalyse, qui s’est partagée entre la pratique en ville, en institut ou au service des institutions, et l’Université, où elle n’est pas née, a eu au moins une forte résonance parmi les ignares, d’une part parce qu’elle place le sexe et le plaisir, qui n’intéressent pas que les spécialistes et dilettantes, au centre de sa thématique, et d’autre part parce qu’elle est avant tout une pratique policière, assez couramment appliquée, pas seulement aux ignares. Et je ne cite ici que des courants de pensée établis tôt dans le XXe siècle dont les débats intellectuels ont été à la racine de ceux, aussi nombreux que dispersés, de la seconde moitié.

Pendant le siècle et demi de semi-indépendance de l’Université, l’allemand est la langue dominante de cette institution dans le monde. Les principaux courants de pensée de la première moitié du XXe siècle sont essentiellement germanophones. Sous les grandes ombres du siècle précédent que sont Hegel, Marx et Nietzsche, les découvertes en physique quantique à partir de Planck et en relativité avec Einstein, la phénoménologie de Husserl et Heidegger, la psychanalyse de Freud, Jung, Reich, la philosophie analytique à la suite de Wittgenstein et du cercle de Vienne, et même le marxisme académique, depuis Lukács jusqu’à l’école de Francfort, sans parler des mathématiques où sévissent Cantor, Hilbert, Frege, donnent une suprématie étonnante à cette langue et cette culture si particulières. Mais c’est justement en Allemagne que, de manière encore plus marquante qu’en Russie bolchevique, s’amorce la fin des vacances universitaires. L’Etat hitlérien est la première manifestation de reprise : le gros des chercheurs germanophones s’enfuit et s’enrôle dans la seconde manifestation de cette même mise au pas : celle des marchands, qui vont insensiblement accroître leur présence à travers l’Université privée américaine.

Ce n’est que lors du dernier tiers du XXe siècle que l’ensemble de l’institution est mise en cause, avec plus de virulence d’ailleurs que de discernement, par la critique situationniste. Au moment où la poussée démographique multiplie les effectifs de l’Université, au moment où cette institution se popularise de manière caricaturale, au moment où une middleclass apparaît à travers une jeunesse middleclass, qui commence à s’exprimer publiquement par l’Université, la validité de tout discours forgé là est mise en cause. Pendant toute la période de la révolution iranienne, la jeunesse middleclass des universités et la fausse critique dont elle est porteuse, dans le sillage du corps enseignant dans son ensemble, ont cherché à se substituer à la critique gueuse, en actes et sans théorie.

Aujourd’hui où, enfin, les étudiants qui manifestent en tant qu’étudiants se font attaquer dans la rue par des gueux, la confiscation d’une révolte par une révolte étudiante commence à être contestée. Mais le prestige de l’Université, de l’autorité intellectuelle, lui permet encore de confisquer des débats, et de ramener dans son enclos à pensée des formes aliénées des violentes réflexions de la rue, pour les transformer en idées muséographiques, en faux débats, en pistes de récupération.

La faillite des prêtres avait fait de l’Université une institution capitale dans la formation de la pensée qui domine notre époque. En premier lieu, l’Université a constitué le haut de la hiérarchie de la pensée, une sorte d’autorité suprême de la pensée officielle. Les orientations et les théories qu’elle a validées sont validées en tant qu’orientations et théories par les dirigeants de l’Etat, du commerce et de la communication, et peuvent descendre, ou non, dans les rangs inférieurs de la société, chez des dilettantes et des ignares moins directement responsables de la gestion de la société ; mais ces rangs inférieurs n’ont pas les moyens de nier ou de rejeter ou même de contester efficacement les validations de l’Université. La société n’a, face aux théories validées par les universités, au mieux qu’un droit de veto, passif, ou plus exactement, un droit de bouderie : les théories hermétiques, ou tarabiscotées ne sont généralement pas adoptées par les ignares (et elles ne sont d’ailleurs hermétiques ou tarabiscotées que parce qu’elles ne sont pas adoptées par les ignares). Une sorte de non-adoption, voilà tout ce que peuvent les dilettantes et ignares face à une théorie validée par l’Université.


2. La pensée universitaire du début du XXe siècle est à la fois obstacle et référence. Comme un gros bouchon elle occupe de nombreux carrefours de l’esprit. A l’époque de l’autodafé national-socialiste, elle était déjà devenue trop vaste pour pouvoir être entièrement ingurgitée ; depuis sa mue dans les facultés américaines, l’étendue même de son champ est hors de contrôle, si bien que la relative explosion de courants de pensée de la première moitié du siècle paraît aujourd’hui n’être que la racine concentrée de l’excroissance de plus en plus ramifiée actuelle. Mais, sur de nombreux points, cette autorité sans contrôle fournit des références. Elle a partout formé les consciences et les esprits. Elle a beaucoup contribué à la pensée courante et ignare, à la pensée dilettante, et elle est presque fournisseur exclusif de la pensée spécialisée. Ce n’est pas tant la validité de ses réflexions qui nous confronte à son héritage que l’autorité intellectuelle qui lui est reconnue, et qui a imposé des modes et des courants de pensée, des préjugés et de faux débats, des découvertes et des occultations, dont notre époque pâtit comme d’une pollution particulièrement insidieuse.

Alors que le mouvement de l’Université après la théologie est marqué par un âge d’or précoce, suivi d’une explosion quantitative et qualitative qui culmine dans la mise en cause de la philosophie comme discipline dominante, puis de l’éclatement de l’institution, ce ne sont pas ces violents contrastes, ni cet effilochement, qui paraissent dans son image. C’est au contraire une sorte d’homogénéité bornée, avec d’épais relents corporatistes. La méthode de validation des découvertes, la cooptation, est le système d’avancement interne de sa réflexion publique, jamais remis en cause, même par la dictature de la démocratie pourtant beaucoup plus libérale et équitable que cette procédure typique d’une oligarchie. Alors que même parmi l’une des catégories sociales les plus conservatrices, les ouvriers, les compagnonnages ne sont plus qu’un lointain folklore des époques paternalistes, des fratries professionnelles sont restées vivaces dans les universités. Les « bizutages » n’en sont qu’une forme extérieure ; les camaraderies de promotion prennent souvent leur sens dans le carriérisme postuniversitaire ; des réseaux, plus ou moins formels, consacrent cet attachement à la mise au pas de l’adolescence par un clientélisme larvé. Enfin, l’Université s’est fermée avec vigueur, mauvaise foi et succès à toute pensée non universitaire. Un exemple : tous les ouvrages de référence sur l’histoire de la pensée au XXe siècle, qu’on peut trouver dans les premières années du siècle suivant, sont universitaires. Dans aucun d’entre eux on ne trouve de trace de courants de pensée forgés à l’écart de l’Université, comme par exemple le dadaïsme, ou la théorie situationniste. Même la théorie marxiste, pourtant si centrale pendant tout le siècle, ne figure pas dans ces recueils qui affectent une exhaustivité synthétique satisfaite. Ce sont là des types de pensées de ce siècle qui ont apporté de la nouveauté et de la réflexion dans le débat entre courants de pensée dominants, et pourtant, aucun des universitaires historiens de la pensée n’en tient compte. Ils pourraient dénigrer, critiquer, marquer la distance ou la différence, le mépris peut-être, mais non, pas même. Ils agissent avec la pensée non universitaire comme les dilettantes et les ignares agissent en face d’une théorie universitaire qu’ils ne veulent pas adopter : œillères, silence, parlons d’autre chose.

La pensée universitaire a été un précurseur de la dérive rapide de la pensée journalistique. Murée dans son unicité et dans son excellence, autiste, pensant être toute pensée, elle s’est en fait recroquevillée sur elle-même. Perdant peu à peu sa sève, mais non son autorité (même si le respect a fortement diminué), elle continue de coopter et de décréter, indifférente aux avis critiques qui n’émanent pas de ses rangs. Son point d’observation, ainsi, s’est déplacé : alors qu’entre la révolution française et la révolution russe elle était toute proche du centre du monde, le débat sur la totalité, mais sans y avoir part, depuis ses prétentions révolutionnaires au début de la révolution iranienne elle s’en est éloignée, sans s’en rendre compte : marxiste et gauchiste, l’Université croyait à une révolution imaginaire, remake moins abrupt de la contre-révolution russe, alors même qu’elle était incapable de comprendre les révoltes de son temps, parce qu’elles n’avaient pas leur épicentre dans ses amphithéâtres. L’information dominante était apparue justement comme un parti dans la guerre sociale à ce moment-là ; l’information dominante a pris progressivement en charge une partie du discours public de l’Université, et une partie des prérogatives d’orientation que cette institution essoufflée ne savait plus formuler avec force et clarté. Que l’Université répondait moins bien du monde était une des raisons de son désarroi, affiché comme une vertu. L’information dominante actuelle commence également à subir un décalage avec les ignares, pour la même raison que l’Université : elle s’use dans le pseudo-débat dont elle tient les deux côtés, et elle s’assourdit à ne pas entendre la critique extérieure qu’elle finit par croire inexistante ou inopérante.

Si l’Université survit encore, dans le dispositif ennemi, c’est qu’elle peut vivre sur des rentes. C’est un camp de concentration de l’intelligence. Ce en quoi consiste le luxe pour les gestionnaires, toujours dans l’urgence, s’y rencontre dans une telle abondance que l’usage qui en est fait est étonnamment négligent : le temps de la réflexion. Etats et entreprises privées, parents middleclass et enseignants salariés travaillant à l’arrivisme de leur progéniture, entretiennent des locaux et des salaires, des « programmes de recherche » et des bourses. De vastes nœuds de savoir passé, sans discrimination il est vrai, y sont entreposés et entretenus, avec plus ou moins de soin. Les universités restent les endroits où la société actuelle a instauré des dispositifs spécifiques pour penser sans agir, où le constat est destiné à empêcher le projet. Là encore, le résultat serait véritablement ridicule s’il était mesuré aux fruits positifs d’autant de disponibilité d’esprit ; mais sa meilleure part reste l’obstacle à penser librement, que les spécialistes apostés là dans une promiscuité inféconde produisent, de moins en moins de bonne foi.


3. Un détail singulier mérite d’être évoqué, c’est la composition humaine qui structure les courants de pensée d’il y a cent ans. Alors que le XIXe siècle est un siècle de penseurs individuels, de Kant à Nietzsche, en passant par Hegel, Schopenhauer et même Comte ou Darwin ou Fourier, théoriciens sans suivisme nominal, le « isme » fait son apparition massive dans tous les domaines doxatiques dès la fin de ce XIXe siècle, comme un corollaire de l’explosion démographique. Le début du XXe siècle, ainsi, est le passage où la pensée théorique individuelle s’inscrit dans une spécialité, et la spécialité est mise en avant par rapport aux penseurs qui lui donnent son fond.

Cette mutation est d’abord une nécessité pour imposer un courant de pensée dans l’explosion de pensée qui a lieu alors. L’individu, seul, publiant ses idées, ne peut pas les faire valoir en dehors d’un mouvement plus vaste, et ce mouvement plus vaste, où sont cooptés éventuellement d’autres penseurs, met en relief cet individu, mais lui prend aussi une partie de la signature. On a donc une construction qui devient un courant de pensée, la plupart du temps avec un nom propre, avec plusieurs individus signataires, ce qui donne du poids et du possible, qui se propulse et se protège ainsi, mais se scinde aussi du monde, se calfeutre dans une spécialité, et parfois même se scinde en soi-même : là où il y avait une pensée, avec un auteur, on a rapidement une spécialité, puis, sur le mode de la reproduction de la paramécie, deux ou plusieurs spécialités. Par rapport à l’époque de la téléologie moderne, courant de pensée dont tous les auteurs sont anonymes, cette montée des « ismes » apparaît comme une phase transitoire.

La première critique du « isme » d’ailleurs revient aux situationnistes, appuyés sur Marx, qui était beaucoup moins soucieux de ce développement de l’idéologie ; le communisme qu’il revendiquait participe lui-même de cette extension de l’idéologie. Cette réflexion, de Marx aux situationnistes, est donc discontinue, et elle accompagne simplement un phénomène qui s’amplifie. Il s’agit de la dissolution de l’individu dans la conscience de soi. Depuis, la critique du « isme » est restée sans réponse – tout le monde l’approuve, depuis que les situationnistes rejetaient avec la dernière vigueur, passablement respectée, tout « situationnisme » –, les « ismes » progressent moins vite. Les « ismes », cependant, sont aussi rétroactifs : kantianisme, hégélianisme, darwinisme, fouriérisme puis marxisme, sont des transformations d’une pensée individuelle en courant de pensée. Il y a une tentation et une facilité à parler en « ismes » que les siècles précédents n’avaient pas connues. L’irradiation des pensées individuelles publiques, leur discussion et les absences de décision qu’elles ont souvent permises, sont encore l’expression de cette aliénation qui rend plus aisées les dénominations de courants de pensée en courants idéologiques.

Au début du XXe siècle, les courants de pensée naissants, mais aussi ceux qui disparaissent, ne sont donc plus indissociablement liés à un individu, mais à des petits groupes qui restituent la hiérarchie de la cooptation. Dans ces petits groupes, cependant, les individus sont loin d’être égaux : il y a généralement un chef. Cela se manifeste à travers deux modes de fonctionnement, qui se rejoignent d’ailleurs en de nombreux points : l’un est le caudillisme, terme un peu fort, mais qui indique bien et la structure, et l’époque ; l’autre est le vedettariat, qui doublonne et déstructure déjà le caudillisme. Le représentant caricatural du caudillisme est Freud, le représentant caricatural du vedettariat est Einstein.

Le caudillo est celui qui dirige, domine, exclut, et lance les nouvelles orientations de son courant de pensée : à Freud, il faut ajouter Breton, et à un degré moindre Lénine (qui a été beaucoup plus proche d’un caudillo politique ; mais qui par là justement est devenu une autorité, peu contestée, et pourtant moins unanime du marxisme que Freud de la psychanalyse). C’est le gardien de la pharmacie à concepts et c’est l’artisan de l’atelier de la spécialisation. Les courants de pensée dont on peut aisément dire qu’ils en ont été les chefs sont plutôt des courants de pensée en formation, qui ont besoin de s’affirmer, d’afficher cohésion et sérieux, scientisme même.

A un degré moindre, Husserl a été le caudillo de la néophénoménologie, et Russell celui de la néophilosophie analytique. Le degré moindre provient de ce que, l’un et l’autre, ont été doublés par des vedettes de la spécialité, respectivement Heidegger et Wittgenstein. Beaucoup de parallèles sont possibles entre Heidegger et Wittgenstein, notamment leur incapacité profonde à répondre aux critiques, mais aussi leur incapacité à organiser, à construire, à rassembler et à développer un courant de pensée. Ce sont des théoriciens, pas des organisateurs, comme pouvaient aussi l’être Husserl ou Russell, moins marquants en tant que théoriciens. Le caudillo de courant de pensée n’est pas seulement un théoricien fondateur, mais un organisateur de chapelle, et un propagandiste.

Avec Einstein, la figure de la vedette éclabousse et déborde la spécialité dont il est issu. Elle exonère de connaître la spécialité et l’auteur, et l’on trouve d’ailleurs ces tendances avec Heidegger et Wittgenstein, à un degré nettement moindre. Avec Einstein, le contenu du discours est remplacé par une icône qui est censée la synthétiser, dans un de ces curieux raccourcis dont l’aliénation ne nous a pas encore rassasiés. Il faut remarquer que la starisation, dont Einstein est l’archétype dans les spécialités du savoir intellectuel, est un phénomène de la seconde moitié du XXe siècle, qu’elle est rétroactive – Freud, par exemple, a connu dans cette même moitié du siècle une célébrité de même nature quoique pas tout à fait de même envergure – et qu’elle porte bien au-delà des spécialités d’origine.

Le fulgurant essor du marxisme depuis la révolution russe, et sa chute encore plus rapide, pendant la révolution iranienne, ont fait oublier que les façons de constituer, de présenter, et de développer des courants de pensée au début du XXe siècle n’ont pas été seulement universitaires, mais étaient liées aussi à l’alignement sur cette idéologie aujourd’hui largement en ruine. Les principaux courants de pensée ont d’ailleurs dû se définir par rapport au marxisme, que ce soit la physique ou les mathématiques, la psychanalyse ou la pseudo-philosophie analytique, la néophénoménologie ou le dadaïsme. Le modèle du chef, l’engagement actif, les décisions collégiales des happy few qui constituent une avant-garde ont également débouché sur ces cultes de la personnalité qui sont les embryons grossiers de la starisation, et dont le marxisme a été une sorte de modèle pendant tout le siècle. Et la starisation d’un Einstein, plus proche de celle d’un Che Guevara que de celle d’un acteur de cinéma américain de l’an 2000, appartient elle aussi déjà à un mode de présenter et de dissimuler la connaissance qui, périmé aujourd’hui, n’en est pas moins constitutif de ce qui a remplacé ces petites écoles de pensée dont l’unité était déjà moins formalisée que dans l’Université ou dans le Parti.


4. Au début du XXe siècle, l’Université est donc bien le lieu où se forme la pensée dominante. Ce moment de son essor maximal, où son autorité n’est pas encore en cause, est aussi un moment de crise larvée  : l’autorité des philosophes est mise en cause par les physiciens, et les physiciens vont donc devoir répondre aux questions sur le monde ; l’explosion démographique se manifeste déjà par une explosion des spécialités, par de nombreuses usurpations au titre de la science, et par un début de recherche angoissée d’une impossible interdisciplinarité  ; enfin, si le prestige de l’Université est intact dans le monde, son utilité est aussi mise en cause. Les gestionnaires ne savent plus pourquoi il faut employer un réceptacle de pensée séparée, et quel rôle de réduction et de vulgarisation l’Université joue face aux idées de la rue. La courte période où, dépositaire de la connaissance et du sens de l’humanité, l’Université avait la prérogative de définir ses propres buts touche à sa fin : elle va bientôt devenir ce qu’elle est aujourd’hui, un centre de formation pour hauts serviteurs de l’Etat et futurs gestionnaires de la marchandise. Dans l’organisation du discours dominant, aujourd’hui dévolu à l’information dominante, l’Université ne va plus être, après la dissolution de l’Université allemande, qu’une de ces caisses de résonance que, sous les rois, on appelait une chambre d’enregistrement.
 

 

 

 

 

 

 

 
       
    7. Une typologie par rapport à la connaissance
         

 

 

Pour comprendre comment les courants de pensée s’installent dans la société humaine, une typologie peut être d’un bon secours, et en voici une qui est très sommaire, ce qui lui permet de couvrir tout le dernier siècle : en haut de l’échelle, ou de la hiérarchie, il y a le spécialiste ; il faut noter que c’est parmi les spécialistes que jaillissent la plupart des « idées » destinées à se répandre à tous, quoique pas toutes, c’est-à-dire les associations de pensée séparées et inédites. Entre l’idée, telle qu’elle est accréditée dans notre société, et l’idée de la téléologie moderne, par exemple, il y a autant de différence qu’entre deux dimensions et trois : à l’idée du spécialiste, il manque l’incarnation et l’histoire, la vie et la mort, la passion que, chez les spécialistes, on confond souvent avec le fétichisme. Le groupe des spécialistes générateur et validateur des idées dominantes, cependant, est un groupe très peu nombreux, et quoique sa progression démographique n’a pas été moindre, depuis un siècle, que celle de l’ensemble de la population, ses effectifs restent insignifiants. Ce qui a changé pour ce groupe-là, c’est essentiellement qu’il s’est fractionné : il y a eu un émiettement, une multiplication de spécialités avec, pour corollaire, une perte de recul, une absence manifeste de vue d’ensemble, une incapacité grandissante à parler du monde, et même, tout au contraire du projet initial des sciences exactes, à en connaître la nature. La surface du savoir des spécialistes s’est considérablement développée, mais sans qu’il s’approfondisse. Les spécialistes constituent une somme de petits enclos juxtaposés, avec assez peu de relations horizontales. Le nombre de leurs spécialités leur pose des problèmes considérables : ils ne les connaissent plus toutes, ne savent pas lesquelles ont été validées en tant que spécialités et pourquoi, et surtout, ils ne savent plus comment les idées et les conceptions des différentes autres spécialités sont confrontées aux leurs. Depuis que même l’histoire est une spécialité, le rapport de leur spécialité à l’histoire est perdu, pour tous les spécialistes, y compris ceux qui sont appelés « historiens ».

Les spécialistes, dont la langue de bois officielle prône et promeut avec une belle régularité l’interdisciplinarité, sont assez sur la défensive. Cela provient de ce que la distance de chaque spécialité au tout s’est accrue considérablement : la multiplication des spécialités est justement un corollaire de cette perte de capacité à juger le tout du point de vue de la spécialité. En d’autres termes, cela veut dire que les spécialistes passent un temps proportionnel moindre dans leur spécialité. Dans la plus grande part des aspects de leur existence, mais aussi face aux autres spécialités, ils sont désormais dilettantes ou ignares. C’est une caractéristique intéressante de l’aliénation depuis un siècle : un spécialiste est plus souvent ignare ou dilettante que spécialiste. Le moment où il s’avère spécialiste est lui-même un moment spécialisé, si l’on peut dire.

Il faut remarquer, en passant, que de pointer ainsi les spécialistes en haut de cette échelle, n’aurait sans doute pas été le cas en 1900. En haut de l’échelle, on aurait essayé d’établir le trône des penseurs universels, qui déjà n’existaient plus qu’en mémoire. Même s’il est difficile de se faire une image rétrospective, le spécialiste semble alors avoir été assez méprisé. C’est quelqu’un qui se cantonne et donc se ferme à de nombreux autres savoirs ; et il construit son autorité intellectuelle sur l’approfondissement d’une petite partie du savoir, donc de quelque chose qui a plus de chances d’être petit que grand. C’est probablement pourquoi l’attitude principale du spécialiste, en dehors de la précision et de l’érudition du savoir, a été l’humilité. Mais le XXe siècle a vu de très nombreuses spécialités se croire la spécialité centrale de la connaissance, et quelques présumées connaissances universelles déchoir en spécialités. De sorte que l’humilité du spécialiste, quand elle se montre encore, est le plus souvent l’hypocrisie du spécialiste.

Le groupe qui a le plus progressé, aussi bien en proportion du nombre d’humains qu’en importance qualitative dans le mouvement de l’humanité, est celui des dilettantes (ou semi-lettrés). En effet, si cette typologie avait été établie au début du XXe siècle, le dilettante n’aurait pas existé en tant que catégorie indépendante, entre les deux grands extrêmes que sont les spécialistes et les ignares. Ce groupe médian dans la hiérarchie du savoir se recrute dans toutes les « couches sociales ». Alors qu’il y a cent ans il correspondait à un degré dans l’éducation, il est aujourd’hui déterminé par un savoir non professionnel bien plus que sous-spécialiste (par sous-spécialiste j’entends la couche juste en dessous du spécialiste, par exemple l’enseignant qui n’est pas, comme on dit en France, un chercheur ; souvent d’ailleurs, l’enseignant, qui est un dilettante supérieur est considéré et se considère lui-même, par l’autorité intellectuelle qui lui est prêtée dans ce contexte intellectuel peu rigoureux, comme un spécialiste). Or, si le dilettante, il y a cent ans, pouvait être l’homme de pouvoir éclairé, qui se sait en marge du savoir, et qui peut le promouvoir ou le protéger indirectement, c’est chez les dilettantes que se recrutent aujourd’hui les maîtres, les commanditaires et les propagateurs des spécialistes. Si le dilettante avait, autrefois, un pouvoir social, il n’en réclamait aucun dans la connaissance ; aujourd’hui, le dilettante est devenu un spécialiste de la médiation, ce qui lui donne un grand pouvoir dans la connaissance ; en tant qu’individu isolé, il a peu de pouvoir exécutif, mais en tant que groupe d’individus agglomérés, il a presque tout le pouvoir d’opinion. On reconnaîtra, à travers cette description de l’influence du dilettantisme sur le spécialiste, l’accroissement permanent de l’importance de la diffusion de ce que dit le spécialiste. C’est l’information dominante, gérée et manœuvrée par les dilettantes des spécialités dont elle traite, qui est le creuset de cette ingérence devenue habituelle, des impératifs des dilettantes dans ceux des spécialistes.

Mais le groupe des dilettantes est bien plus large et plus diversifié que la couche supérieure des sous-spécialistes. Ceux dont une spécialité est le hobby, ou qui ont simplement une connaissance générale des grands principes ou des résultats clés d’une spécialité, peuvent être considérés comme constituants la couche basse des dilettantes de cette spécialité. L’éclectisme de ce groupe est donc grand, car il contient aussi les professionnels subalternes. Les médecins généralistes sont des dilettantes face aux développements théoriques de la médecine ; de même les mécaniciens automobiles ne sont pas de véritables spécialistes de la mécanique, même s’ils apparaissent, par une assez triviale usurpation d’autorité intellectuelle, comme spécialistes auprès des ignares. Cette usurpation est d’ailleurs très fréquente entre couches de dilettantes : on dit, par exemple, que si on réunit trois Français, l’un d’entre eux devient l’expert en vin des deux autres ; on retrouve le même phénomène dans divers sports, où par exemple le meilleur joueur d’échecs d’un cercle local passera pour un spécialiste.

Evidemment, on n’est pas non plus dilettante à plein-temps, à l’inverse de ce que pouvait encore prétendre un dandy de l’époque victorienne. Le dilettante est un intermittent. Mais ce statut typologique se réfère à une spécialité. Le dilettante est celui qui dispose d’un savoir vulgarisé, souvent faux, rarement à jour, approximatif, superficiel avec peut-être quelques saillies mal reliées au reste de la spécialité. Le dilettante est au savoir ce que la middleclass est à la société : une ostentation de savoir, appliquée à dissimuler des lacunes ; mais aussi une spécialité traduite en langage universel. C’est chez les dilettantes que se fabrique aujourd’hui la novlangue des spécialités, même anciennes, parce que cette langue permet de transcender les enclos des spécialistes. Les vulgarisateurs et les publicitaires sont les spécialistes de la langue des dilettantes. Ils ont été, depuis peu, rejoints dans cette expertise par les journalistes spécialisés, puis par les autres informateurs salariés.

Ce déplacement de la langue est très parlant, justement. Au début du XXe siècle, c’étaient encore les spécialistes qui, du fait de leurs inventions, importaient des mots nouveaux, repris alors par les dilettantes et les ignares, convaincus et séduits. Aujourd’hui, le vocabulaire des spécialistes se construit autour de sa médiatisation possible, c’est-à-dire que c’est d’abord aux dilettantes (et à leur idée de ce qui convient aux ignares) qu’un mot est soumis par les spécialistes. Si bien que les spécialistes anticipent aujourd’hui ce déplacement d’autorité intellectuelle, non seulement en donnant à leurs nouvelles idées des noms qu’ils espèrent s’intégrer harmonieusement dans le langage dilettante (big bang est l’archétype de cette démarche), mais ils commencent maintenant à chercher des objets de recherche propices à « marketer ».

Le dernier groupe est le groupe des ignares. Tous, même les spécialistes, font partie de ce groupe, sur la plupart des spécialités. Mais les ignares purs, qui ne peuvent même pas revendiquer d’être dilettantes sur un seul sujet de spécialiste, sont certainement encore la majorité des humains, en tenant compte d’une hiérarchie et d’un sens qui est le sens de la pensée dominante. Il faut là penser aux bidonvilles de Calcutta, aux rizières du Zhejiang, et à tous les adolescents qui n’ont pas appris de spécialité à l’école, et qui n’en ont pas encore acquis dans la vie.

Cette typologie très simple permet surtout d’examiner des modes de diffusion des courants de pensée. Dans les idées publiques du XXe siècle, à la disposition de tous, il y a, selon cette typologie, trois types de ce que l’ennemi appelle des idées : celles qui restent des associations de pensée connues des seuls spécialistes ; celles qui sont connues par les dilettantes ; et celles qui sont connues par les ignares. Cette hiérarchie est principalement descendante, même s’il y a quelques exceptions, et que le siècle qui commence promet d’en connaître beaucoup au point que cette typologie ne devrait plus garder sa pertinence très longtemps.

L’une des principales modifications du siècle, en effet, a eu lieu dans la hiérarchie même de la diffusion des idées. Il y a cent ans, une idée s’infiltrait chez les dilettantes après avoir été admise par l’ensemble des spécialistes (pas par chacun des spécialistes, mais par cette couche en entier) ; puis, lorsque les dilettantes étaient suffisamment imprégnés, l’idée pouvait dégouliner par là sur la vaste couche des ignares. Aujourd’hui, la diffusion a pris le pas sur l’idée elle-même, c’est-à-dire que ce qui compte est la communication, le contenu sert de support de séduction et d’intention, ce qui veut dire que le besoin de communication détermine et formate des contenus. Les dilettantes sont les diffuseurs de ce type d’idées, et on assiste de plus en plus à la définition et au développement de telles associations de pensée d’abord chez les dilettantes, avant même leur popularisation chez les spécialistes, qui se comportent alors comme les fournisseurs des dilettantes : on leur soumet un cahier des charges, un catalogue de contraintes par exemple publicitaires, et c’est en fonction de tels commandements que les spécialistes cherchent. Les spécialistes valident et donnent du contenu aux associations de pensée propices aux dilettantes.

Ce système de diffusion typiquement middleclass est entré en conflit avec l’ancien système qui protégeait les « sciences », et qui était étonnamment élitaire. Chez les spécialistes, en effet, la validité d’une idée continue de dépendre de la cooptation. La cooptation, qui est un système archaïque et corporatiste, ne peut faire valoir son seul avantage – l’examen impartial d’une idée par des pairs, eux-mêmes hautement compétents – qu’en présupposant l’intégrité des pairs en question. Or si cette intégrité était peu douteuse à l’époque enthousiaste où le spécialiste des sciences exactes se comportait en bienfaiteur désintéressé de l’humanité, elle n’a évidemment plus aucune raison d’être aujourd’hui, où la hiérarchie et la concurrence entre les spécialistes sont justement exacerbées par les exigences impératives de l’information dominante, car la main dans laquelle mangent les spécialistes et leurs employeurs directs, souvent serviteurs de l’Etat ou des grandes entreprises privées, est l’information dominante : tu passes à la télévision, tu manges, tu ne passes pas, tu sautes. Copinages, concurrence, influences et peut-être corruption, sont déjà fortement implantés dans le système de la cooptation qui reste une validation nécessaire, mais devenue simple signe extérieur d’autorité intellectuelle, un peu comme les décorations honorifiques de l’Etat, la Légion d’honneur par exemple, qui n’a plus rien à voir avec l’honneur. Si la véritable autorité intellectuelle est de plus en plus détenue par l’information dominante, donc par des dilettantes, les aréopages de spécialistes restent encore une caution officielle nécessaire, publiquement, à ce qui, effectivement, n’a plus pour but, depuis longtemps, le bien désintéressé de l’humanité, parce que les ignares, justement, en croyant à ces autorités de parade, ignorent le cheminement de la validation.

Le rôle des ignares s’est également modifié. Si une association de pensée de spécialiste devenait lieu commun, c’est-à-dire pensée d’ignare, après un périple d’un temps variable mais mesurable – par exemple l’idée que la Terre est ronde –, c’était seulement comme une preuve supplémentaire que l’idée était vraie, et que le monde de cette idée était suffisamment conséquent pour modifier un de ses paradigmes. Aujourd’hui, les ignares ont un rôle consultatif, beaucoup plus important, parce que leur opinion est requise en pratique d’échange marchand. C’est-à-dire qu’on demande à une « idée » dominante d’être validée par la consommation des ignares. Aujourd’hui la langue traduit bien cette médiation mercantile quand on « achète une idée », ou quand on « achète le point ». Cette preuve par l’ignorance modifie aussi la structure de la connaissance : les dilettantes doivent soumettre les nouvelles pensées, de sorte à ce que les ignares les « achètent ». Il se construit là de complexes médiations qui peuvent et même doivent souvent se passer de spécialistes, à moins de considérer comme spécialistes les dilettantes qui instillent ces types d’associations de pensée. Aussi, la pensée ignare, pendant le courant du XXe siècle, a eu tendance à n’être plus un résultat grossier de la pensée spécialiste, filtrée par la pensée dilettante, mais à se passer de la pensée spécialiste, et à entrer dans un rapport marchand avec la pensée dilettante. Cette évolution provient de l’autonomisation de la pensée dilettante depuis le début du XXe siècle.

Le rapport de la pensée dilettante à la pensée ignare n’est aujourd’hui pas uniquement, mais principalement marchand. Mais ce n’est là qu’un retour du rapport entre la pensée spécialiste et la pensée dilettante, qui est lui aussi principalement marchand. Ce phénomène, qui donne à la pensée dilettante une importance si étonnante, et qui montre celle-ci comme d’abord une pensée marchande, est le résultat de cette fuite de la pensée qui avait déjà cours lorsque les prêtres avaient tenté d’isoler la pensée. La pensée dilettante est devenue le représentant du monde marchand dans la connaissance. Mais elle est aussi la représentante de l’évasion du tabou de la question centrale. En tant que principale médiation de la connaissance, la pensée dilettante est aussi une double critique implicite, celle de la spécialisation et de l’ignorance.
 

 

 

 

 

 

 

 
       
    8. Plaidoyer pour une pensée dilettante revendiquée
         

 

 

C’est au début du XXe siècle que la progression apparemment infinie de la pensée conscientocentrique, scientifique, spécialisée, commence à rencontrer ces premières difficultés. C’est d’abord son éclatement, en autant de spécialités-fiefs, et la perte de contrôle théorique de la totalité, et même de la vue d’ensemble, qui apparaissent alors comme des périphénomènes auxquels il faut trouver des solutions, mais qui ne mettent pas encore en cause les principes cartésiens qui ont permis la marche triomphale de cette exaltation de la connaissance.

Depuis Descartes, en effet, c’est la certitude qui est recherchée et qui apparaît comme le critère de la vraie connaissance, de la science. Or le début du XXe siècle projette déjà une telle avalanche de pensée non maîtrisée que la science, comme émanation de la conscience et de la raison, ne paraît plus seulement le poste avancé d’une humanité éclairée dans le grand désert à défricher, mais comme l’îlot borné de la conservation qui surnage dans une défensive intransigeante. Les modalités de la certitude et de la science ne tiennent nulle part, face aux rigoureuses vérifications qu’elles ont elles-mêmes mises en place. La certitude affichée, depuis Descartes jusqu’à Einstein, n’est qu’une certitude jusqu’à un certain point, relative donc, arbitraire évidemment, soit constituée dans un petit vase clos, comme les mathématiques ou la logique, mais dont les présupposés sont eux-mêmes arbitraires et loin de toute certitude, soit tributaire d’un voile, le croire, ce qui revient au même. La faillite de la certitude est cependant âprement niée, parce que les spécialistes ont construit l’organisation même de la spécialité sur la science, et la science sur la certitude. C’est donc une certitude mensongère sur laquelle se dressent, encore aujourd’hui, toutes les prétendues sciences.

A la faillite de la vue d’ensemble et de la certitude scientifique, il faut ajouter comme un complément inévitable l’incapacité de voir les progrès de l’aliénation. D’abord, les spécialistes ne peuvent pas encore reconnaître que c’est l’aliénation qui s’est emparée du progrès, leur ancien fétiche. Ensuite, l’aliénation est le contraire de la pensée rationnelle et scientifique, en ce sens qu’elle ne se laisse pas enfermer dans une élucidation en règles ou en lois, et qu’elle est, s’il en est une, la seule interdisciplinarité, qui se manifeste dans chacune des spécialités comme la limite de cette spécialité, mais comme une limite qui lui serait extérieure, donc hors sujet, comme disent les spécialistes et les fats.

Le principal problème que pose cette cécité systématique des méthodes scientifiques est que la nouveauté du monde leur échappe sûrement, et que la nouveauté de leurs propres découvertes n’est au mieux, quand elle est pertinente dans une vision plus large que leur spécialité ne saurait embrasser, que la métaphore d’une nouveauté du monde, non repérée. Les spécialités n’ont qu’une façon de prospérer : se défendre du mouvement de la pensée générale, se calfeutrer contre les brusques tempêtes d’irrationnel, se recroqueviller face à la générosité de l’époque.

Il ne semble pas nécessaire de faire une critique de l’ignorance, celle-ci ayant de tout temps été proscrite comme une grande faiblesse. Mais le siècle dernier a commencé un timide renversement de cette tendance. La forte poussée d’aliénation est là aussi la cause d’une attitude aussi paradoxale. Devant l’ubiquité d’une pensée qui échappe à toute conscience, l’ignorance, qui semble – mais semble seulement – similaire à la pensée sans conscience, a commencé à être revalorisée. Les théories du common sense, de la vie quotidienne, de la pensée ordinaire, fleurissent pour affirmer que ce que veulent bien concéder les ignares mérite de jouer un rôle similaire à celui du peuple souverain dans les décisions de la gestion des Etats : un rôle de validation par l’usage. Ce que croient les pauvres, et ce qu’ils achètent, apparaît finalement dans ces revalorisations comme le critère décisif de ce qui est vrai, de ce qui a de la valeur. Que cette croyance dans la pensée ignare comme dernière instance entraîne chaque jour les manipulations les plus sordides n’est pas à démontrer, depuis que les manipulations des marchands, des politiciens, et des informateurs sont devenues notoirement ordinaires. Dans cette pensée distordue de l’écrasante majorité résignée, il y a évidemment une dernière instance, fort valable, pour le parti de la conservation. Mais pour ceux qui ne se sont pas résignés à un monde où les plus pauvres s’expriment d’un mouvement de tête dans les choix qui leur sont imposés, la critique de l’ignorance reste une urgence. Et ce n’est pas l’égale critique de la science, spécialisée, qui pourra revaloriser la pensée des ignares que nous sommes tous, sur tant de terrains, en tant d’occurrences.

Si donc la science est honteuse, et l’ignorance aussi, la zone vague et mobile entre les deux n’est pas plus glorieuse. Approximative et lacunaire, la pensée dilettante est apparue comme une marotte, et s’est développée comme tentative d’accéder à une connaissance spécialisée qui a échoué. Mais son intimité avec la pensée ouverte, celle qui échappe aux cloisonnements hypostasiés dont l’Université est un résultat, lui donne justement cette proximité à la totalité dont la pensée spécialisée s’est écartée au cours du XXe siècle.

Certes, il s’agit là plutôt d’un parallélisme que d’une véritable convergence avec la pensée aliénée, mais cette convergence embrasse déjà ce qui a échappé aux spécialistes. C’est aussi pourquoi la pensée dilettante s’est affirmée progressivement comme une pensée marchande, marquée par les coutumes et les règles de la communication aliénée : elle privilégie le slogan à la phrase, la souplesse du service à la franchise du débat, la multiplicité des influences simultanées à l’approfondissement d’un point de vue. Si elle tient son discours du discours cartésien dominant, sa pensée suit les irrationnelles courbures du vaste mouvement de l’inconscient.

La dominante marchande de la pensée dilettante n’est que le résultat de la défense farouche et intransigeante du conscientocentrisme et de l’influence de la pensée sans maîtres. C’est parce que la rationalité moderne a conduit au développement marchand que le dilettantisme le plus généralisé épouse comme principes des comportements marchands. Or la critique de la pensée marchande qui ne peut ni s’appuyer sur la spécialisation, sauf comme auxiliaire occasionnel peu sûr, ni sur l’ignorance, sauf comme pensée encore en cours de formation, est également une pensée dilettante. Car seule une pensée dilettante, non spécialisée, semble aujourd’hui en mesure de formuler consciemment ce que le monde révèle d’inconscient. Seule la pensée dilettante patine avec le plaisir et l’absence de culpabilité indispensables à la compréhension critique de la séparation, dans l’inconscient. Car le travail de conservation de la pensée spécialisée inclut une culpabilisation de l’ignorance qui, dans sa vision binaire de la connaissance, inclut le dilettantisme.

La critique de la pensée spécialisée ne peut donc être que dilettante, dans la théorie (elle peut être ignare dans la pratique). Et cette critique est devenue nécessaire pour deux raisons. La première est la perte de la totalité. Depuis que la connaissance est séparée de son projet d’ensemble, depuis que le projet du genre humain n’est plus envisagé dans la connaissance, c’est comme un voile d’ignorance qui s’est abattu sur l’humanité en entier. C’est d’abord un rétrécissement de perspective qui n’offre plus pour horizon qu’une connaissance limitée par toutes les autres ; c’est ensuite une vanité de la connaissance qui oublie sa place et son rôle dans l’histoire en s’absolutisant ; c’est, en conséquence, une perte de l’historicité de la connaissance, qui prétend même développer une histoire indépendante, bientôt imitée par chacune de ses spécialités. La perte de la totalité dans la connaissance spécialisée est ainsi une défense, et une éternisation de la société en place ; c’est là le conservatisme du morcellement, et l’autosatisfaction du phénomène du réseau, qui est une représentation devenue courante de l’émiettement qui ne voit plus l’ensemble, mais qui le suppose immobile et éternel, dans une mobilité qui n’est en vérité qu’un surplace qui s’ignore. D’emblée, on admet ne pouvoir connaître qu’une division, on abandonne le tout pris comme un donné, et on avalise les conditions de ce donné. Par rapport à l’humanité, une telle acceptation signifie que l’organisation sociale, par exemple, n’est plus en cause, puisqu’on ne voit plus la société comme un tout et qu’en acceptant et refusant ses parties, on accepte sans discuter ce tout.

La deuxième raison de la critique de la pensée spécialisée est également une de ses vertus conservatrices inconscientes. C’est le principe cartésien de la certitude – Descartes a été le plus radical des anti-sceptiques – qui présuppose une base ferme et solide à la pensée. Toute la pensée qui se veut scientifique est construite sur l’intangibilité de ses présupposés, ou postulats, ou axiomes. Et cette intangibilité est construite sur les vérifications des spécialistes, non vérifiables par tous ceux qui ne sont pas spécialistes – la spécialisation n’est justement que cette vérification qui va au-delà de la vérification possible des non-spécialistes. Mais toute « science » n’est elle-même qu’une hypothèse, basée sur des hypothèses à vérification relative. On peut le dire autrement : il n’y a pas de science, il n’y a pas de certitude, au-delà du très relatif 2 + 2 = 4, dans la connaissance. La spécialisation est la volonté de dissimuler cette relativité, et le fait que toute connaissance n’est jamais qu’hypothétique. Contrairement à l’attitude cartésienne qui ne suscite des doutes que pour aboutir à des certitudes, le dilettantisme revendiqué doit douter systématiquement de toutes les certitudes, pour montrer qu’aucune n’est apte à dépasser définitivement son statut d’hypothèse.

Le dilettantisme revendiqué est donc un point de vue qui part de la totalité, et qui tente d’y retourner en critiquant la spécialisation séparatrice et en ignorant à la fois la certitude et le doute. Un tel programme est cependant fort problématique. La totalité, d’abord, est un point de vue d’une grande difficulté pour des pensées individuelles, des consciences, qui sont justement des particularités, des déterminations de la pensée la plus générale qu’est la totalité. La définition même de la totalité ne pose pas de problèmes, même pour les ignares (à cela près qu’une confusion presque systématique, bien représentative de l’époque qui va du début du XXe au début du XXIe siècle, fait qu’on comprend par totalité non le tout, mais le total des choses, ce qui est une réduction quantitative rédhibitoire pour la compréhension de la totalité). Mais la détermination du contenu de la totalité est extrêmement compliquée, parce que la totalité elle-même ne déroule pas, malgré les efforts de Hegel, son propre contenu, et qu’il faut donc le deviner et, plus raisonnablement, l’interpréter. Il est sans doute loisible de se servir d’outils cognitifs a priori, mais ensuite ces a priori doivent être fondés, ce que Kant avait refusé de faire, malgré un long développement pour tenter de les décrire. Devant la difficulté de la raison et de la conscience à s’emparer du concept de totalité, sa plus convaincante exégèse est revenue aux prêtres, et aux défenseurs de l’infini. Et les philosophes ont fort peu contredit ce diktat du croire sur la totalité, à l’exception d’une minorité de ces athées dont Marx a été un des plus notoires, qui voulurent à la fois revendiquer la totalité et une critique de la religion, voire même de la pensée séparée. Malgré ces rares efforts anticipateurs d’une pensée dilettante revendiquée, la totalité a été le plus souvent assimilée à la religion. Un autre abus qui participe de la difficulté de l’usage du terme reste l’emploi de la totalité pour ce qui est une « totalité partielle », qui est une contradiction dans les termes, comme la totalité du quotidien, ou la totalité de l’économie : il n’y a bien sûr qu’une seule totalité.

Un tel dilettantisme ne peut pas non plus se vouloir suppression de toute spécialisation. Il ne s’agit pas de résumer ou de réduire les savoirs spécialisés. Il faudrait déjà connaître une spécialité, aussi bien qu’un spécialiste, pour savoir ce qui lui est indispensable, et comment la réduire. Mais c’est le statut d’autorité intellectuelle de la spécialité qui devrait être relativisé. Devant une assemblée générale de l’humanité, les spécialistes, quelle que soit leur spécialité, sont des commis. Dans une situation de débat ouvert, de révolution, le généraliste n’est pas, comme dans la médecine, celui qui n’a qu’un début de savoir, mais le coordinateur de tous les savoirs approfondis. S’il y a une échelle de l’intérêt, le spécialiste devrait se trouver au dernier rang, privé de la possibilité de transformer son savoir en pouvoir. Le spécialiste est le détenteur d’une excroissance du possible, mais dans l’assemblée générale, chacun, y compris cet exilé du cœur du monde, peut devenir un généraliste, c’est-à-dire quelqu’un qui est capable de considérer le point de vue de la totalité.

Une des nécessités principales qui appellent aujourd’hui une pensée dilettante est ainsi le besoin de situer les différents compartiments de pensée séparée par rapport au but le plus général de l’humanité. Il s’agit d’investir les spécialités avec un regard de commissaire de l’assemblée à venir. Cette démarche est particulièrement délicate tant qu’elle s’effectue contre la résistance des spécialistes. L’affaire Sokal-Bricmont avait assez bien montré le conservatisme de ces commis qui se croient des barons. Ces « scientifiques » avaient estimé que des « philosophes » avaient utilisé, à mauvais escient, dans le but de faire étalage d’un savoir qu’ils n’avaient pas, des termes de leur spécialité scientifique. Mais le fait n’était pas tant dans la condamnation, tout à fait justifiée, du petit pillage frimeur des pseudo-philosophes, mais dans l’interdit implicite prononcé par les spécialistes sur l’usage non spécialiste de leur savoir ; et cela avec une virulence indignée de moraliste. Une pensée dilettante ne pourra jamais utiliser les fruits d’une pensée spécialiste dans des termes qui conviennent aux spécialistes de cette pensée, ne serait-ce que parce qu’une des finalités de chaque spécialité, et donc du discours et du vocabulaire qu’elle forge, est la conservation de la spécialité, ce qui s’oppose radicalement à la finalité dilettante. Aussi, l’évaluation même des spécialités les unes par rapport aux autres s’avère un travail de Sisyphe. Le début du XXe siècle d’ailleurs a vu éclore ce type d’évaluations, notamment avec l’apparition de « philosophies des sciences », où des scientifiques prenaient le recul pour évaluer la progression des spécialités dont ils étaient issus, avec pour seul résultat acceptable par le conservatisme scientiste et spécialiste de devenir à leur tour une spécialité. L’affaire Sokal et Bricmont a été l’occasion pour les spécialistes de confirmer la hiérarchie conservatrice des valeurs entre spécialistes et dilettantes.

Ignorer la certitude et le doute est une tâche encore plus herculéenne que de ramener la spécialisation à son rôle subalterne. C’est de prononcer enfin la faillite de la science qui serait le préalable de cette démarche. Encore une fois : la science n’est pas à supprimer, en tant que telle, elle est à rétablir dans la bassesse de son possible, et ce rétablissement commence par la négation de la certitude que la science affirme. La seule certitude scientifique vérifiée est dans la cohérence interne, à la spécialité, de ses règles. Dans le champ clos des mathématiques, par exemple, il serait tout à fait adéquat de parler de certitude, à condition d’ajouter relative, car la certitude mathématique est relative aux présupposés qui encadrent et définissent la spécialité. Ignorer la certitude, du point de vue de la totalité, signifie seulement ignorer la certitude absolue, ne jamais oublier qu’une certitude est une indication logique dans un système de référence, mais qui n’a pas a priori valeur de vérité applicable hors de ce système. La critique de l’hypostase, et le rappel que chaque « certitude » émise n’est jamais qu’une hypothèse, sont les armes de cette ignorance revendiquée du dilettantisme. Le doute, d’ailleurs, que ce dilettantisme convie à ignorer, est le doute de la certitude, qui pourrait bien tomber tout seul, à partir du moment où la certitude elle-même est aussi fortement relativisée et dégradée en outil de spécialiste, c’est-à-dire en élément de progression consciente dans une excroissance de pensée subalterne.

Plus positivement, la pensée dilettante revendiquée est une pensée plus libre que la pensée scientifique. Elle ne tire pas sa fertilité de ses règles, qui sont d’ailleurs moins nombreuses et moins contraignantes que celles de la science. La vérité théorique, relative, est sa seule obligation et son seul cadre logique. Son inventivité et la transversalité de son regard sont ses forces : elles lui permettent de construire, mais sans imposer, d’évaluer et de juger, mais toujours dans la perspective d’un but avoué ; elles la conduisent à valoriser la nouveauté. Elle est donc condamnée à la mobilité, et ne trouve de repos que dans la mise en cause. Il lui faut survoler, mais il lui faut constamment se défier de la justesse de son regard, car elle est d’abord sa seule instance de vérification. Aussi, pour que soit garantie la validité argumentative d’un tel dilettantisme, il lui faut de puissants garde-fous. Il lui faut d’abord renoncer à tout pouvoir séparé : tout autant que la pensée scientifique, la pensée dilettante est une hypothèse, même sans doute de manière plus manifeste encore, car son refus de l’autorité de la certitude lui garantit d’être perçue de manière critique. Comme elle ne saurait être imposée sans alors recourir à la certitude rejetée, elle se doit d’être propositionnelle plutôt qu’inconditionnelle. Du fait de la précarité de ses principes, et de l’absence d’autorité pour la soutenir, elle est condamnée à la plus grande honnêteté, c’est-à-dire à cette absence de tricherie si courante chez les intellectuels et les informateurs, qui est l’art de tromper sans mentir ; car la confiance est le seul palliatif de la faiblesse de ses référents. C’est d’ailleurs une des critiques principales de la pensée dilettante contre la pensée scientifique : la science s’est bardée de référents, beaucoup d’entre eux cooptés, mais qui ont tous été mis en cause, et dont la validité n’a plus cours que par l’ignorance de ces mises en cause. Le XXe siècle a vu commencer l’effritement de la confiance dans la science.

Le présent ouvrage est un exemple de pensée dilettante revendiquée. Plusieurs prises de position méthodologiques l’illustrent. Il y a d’abord le rapport à la totalité : point de départ du point de vue, la totalité est ensuite « oubliée » dans une prise de distance maximale, à travers une errance subjective et apparemment arbitraire ; mais à la fin, ce sont les effets de cette dérive sur la théorie de la totalité – la téléologie moderne –, qui s’avèrent constitutifs du trajet, et l’éclairage sur une période et un monde séparé retrouve leur mise en lumière par rapport à la totalité. Il y a ensuite un survol de spécialités qui est dilettante au double sens où il ne véhicule aucune certitude, mais n’en reconnaît aucune dans les spécialités survolées ; ces spécialités ne sont pas évaluées entre elles, et comme formant une hiérarchie, mais par rapport au débat de l’humanité – le débat sur la totalité – de l’époque. Ce débat, d’ailleurs, s’avère ainsi fort complexe, puisqu’il est stratifié en deux grandes couches principales, qui sont catalysées, grâce à cette méthode : la contre-révolution française et la contre-révolution russe. Enfin, seule la pensée dilettante aujourd’hui peut mettre en évidence l’immensité des progrès de l’aliénation dans le monde, et l’effrayant mutisme à ce propos. Et seule une pensée dilettante revendiquée peut entreprendre à la fois la critique de la pensée scientifique, de l’ignorance, et du dilettantisme qui veut se faire passer pour plus qu’il n’est, comme c’est actuellement le cas de nombreux charlatans qui font carrière dans la pensée séparée et de la caste des informateurs pris ensemble et individuellement.

De la sorte, l’ensemble du discours est dilettante et revendique de l’être.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2008

   
       

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