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1. Comme les familles
royales où chaque rejeton crée sa propre branche, les grandes
spécialités de l’autorité intellectuelle du XIXe siècle, la physique et
la philosophie, ont engendré de nombreuses subdivisions autonomisées, au
cours de l’inflation de spécialités du XXe siècle. Mais dans ce système
initialement universitaire et validé par la cooptation, des spécialités
se sont érigées en parvenues. C’est le cas de la psychanalyse, qui a
installé un discours indépendant de tous les autres discours – même si
ses théoriciens ont multiplié les références et les preuves de
filiations à d’autres spécialités, ce qui d’ailleurs est une des
caractéristiques des parvenus. Les spécialistes des autres spécialités
ont été fort embarrassés par l’évaluation de la psychanalyse. Car pour
la valider, il fallait la connaître, mais pour la connaître il fallait
un temps considérable, qui était à confisquer à l’étude et à
l’élaboration de sa propre spécialité, et de la connaissance de toutes
les autres. Aussi, c’est faute d’un examen rigoureux, qui ne sera
d’ailleurs pas non plus entrepris ici, et grâce à la volonté obstinée de
ses fondateurs, que la psychanalyse a obtenu peu à peu la reconnaissance
en tant que spécialité dans l’autorité intellectuelle. L’argumentation
de Popper, qui classait la psychanalyse en dehors de la science parce
qu’elle était, selon son expression, « non falsifiable », n’a pas pesé
face aux multiples emprunts de spécialistes très variés dans le jargon
autonome si développé de la psychanalyse, et qui a contribué à installer
celle-ci en référence. Il faut dire que les futurs gérontocrates des
spécialités reconnues font partie du cœur de cible des psychanalystes.
La théorie de la psychanalyse est une théorie de la première moitié du
XXe siècle, uniquement. Comme la physique, elle est dans l’ambiguïté
entre un discours collectif, qui évolue, et un discours dominé par une
star, Freud. Car l’apport de Freud à la psychanalyse est absolument
prépondérant. Il y eut ensuite quelques idées développées par quelques
disciples, souvent dissidents, de ce Freud, qui est mort en 1939. Mais
même ces compléments ne sont que des ajouts affaiblis au puissant tronc
que le fondateur avait imposé de son vivant. Et depuis que la génération
des disciples est elle aussi morte et enterrée, la psychanalyse s’est
concentrée sur sa pratique, dont les tentatives de développement
théoriques n’intéressent et n’amusent que les spécialistes.
Si l’apport théorique de Freud a été écrasant, son rôle paraît encore
plus dominateur dans l’organisation pratique de la psychanalyse
naissante. C’est à lui que la psychanalyse doit l’allure de secte
visionnaire et provocatrice, où les disciples enthousiastes n’ont
accouru qu’après une période de latence assez longue. Les disputes,
feutrées, à l’intérieur de cet enclos pour lequel Freud a visé avec une
obstination forcée le label de « scientifique », ne sont pas toutes
connues. Et l’on peut notamment penser qu’en 1908 Freud et Jung ont
combattu efficacement la menace de l’anarchiste Gross, qui voulait faire
de la psychanalyse une arme de l’avenir contre la société en place, en
phase avec la montée du mouvement social qui allait culminer entre 1917
et 1924 : « La psychologie de l’inconscient est la psychologie de la
révolution. » Alors que son honnêteté dans la théorie a toujours paru
très scrupuleuse, Freud a construit la psychanalyse comme la spécialité
qu’elle est devenue, sans tolérer beaucoup de contradictions : des
associations et fédérations aux congrès en passant par les revues et
publications, rien ne pouvait se faire contre son accord. Ainsi, après
Gross, de nombreux autres « disciples » célèbres furent exclus : Adler,
Jung, Reich.
Si les spécialistes des autres spécialités ont eu du mal à valider la
psychanalyse, entre autres parce que Freud avait décidé qu’on pouvait
embrasser cette carrière sans être médecin, ses concepts et son
vocabulaire spécifique se sont facilement développés chez les
dilettantes, et se sont même largement infiltrés chez de nombreux
ignares. C’est un véritable festival de mots nouveaux ou à sens nouveau
que Freud, puis ses disciples animés de la même fureur créatrice, ont
introduit dans la langue : Moi, Surmoi, Ça, pulsion, libido, transfert,
blocage, fixation, refoulement, zone érogène, sadique-anal, complexe,
d’Œdipe, d’Electre, latence, condensation, névrose, psychose, persona,
anima, orgone, psychopathologie, etc. Mais la raison principale de cette
propagation réussie semble être contenue dans les domaines clés de la
pensée et de l’activité humaine, dont la psychanalyse a été la
révélation argumentée et mise à jour : l’inconscient et la sexualité.
Ces deux fondements, en effet, correspondaient à des préoccupations
grandissantes des individus des sociétés occidentales dans le cours de
ce siècle où la pensée occidentale s’est imposée à la planète.
Il ne faut pas non plus négliger d’autres éléments qui ont permis la
propagation rapide de cette spécialité. Devant la désagrégation de l’Eglise,
la psychanalyse a repris la fonction spécifique de la confession, qui
permettait de parler de l’intimité sous le sceau du secret. De plus,
l’individualisation bourgeoise de la société contribuait largement à
développer l’intériorité, dont la psychanalyse s’est fait une chasse
gardée, au détriment de l’action commune ; cette séparation de
l’individu qui entraîne son autocontemplation prolongée est une des
composantes essentielles de la middleclass de la seconde moitié du
siècle, et la psychanalyse s’est installée comme une absorption et un
assèchement de cette importante source de réflexion. Par là on aboutit à
l’une des dimensions essentielles de la psychanalyse, la dimension
policière : les entreprises, aussi bien que les gouvernements, ont
compris depuis longtemps l’intérêt d’examiner, d’analyser et de
connaître la sexualité et l’inconscient de leur piétaille ; ils ont vite
adopté la psychanalyse comme un outil de cette connaissance, et ont
encouragé son développement comme un soutien à la conservation de leurs
intérêts. Si la middleclass accourt en volontaire dans les cabinets à
divan, ce n’est pas le cas de la grande masse de la population. La
psychanalyse, dont la psychologie est devenue par transfert au cours du
siècle la spécialité généraliste, soft et subordonnée, ne se borne pas
d’ailleurs à des indiscrétions qu’auraient refusées la plupart des
confesseurs chrétiens quand le payeur est le patron du patient. Elle
définit des normes sociales tout à fait en accord avec la société en
place, et l’essentiel de sa pratique consiste en effet à ce que les
déviants soient ramenés au plus près de ces normes.
2. La théorie de la psychanalyse s’est développée à partir d’un parti
pris médical. Cette démarche avait d’abord pour objet de soigner des
maladies dites mentales, ou des maladies nerveuses. Au départ, il y a un
empirisme, résolument issu de la médecine, affirmant les dogmes de la
physique newtonienne. La psychanalyse provient du scientisme
positiviste. Dans sa genèse, donc, la psychanalyse n’a aucun rapport
avec le psychologisme de la fin du XIXe siècle. Freud, en particulier, a
toujours soutenu avec obstination le caractère « scientifique », au sens
des sciences positives, de sa démarche. Cette orientation peut paraître
paradoxale pour une discipline qui ne traite que de la pensée, et qui
spécule ouvertement sur ses contenus. Mais contre l’accusation de
charlatanisme, il s’agissait en effet de faire valoir une justification
objectiviste. Et contre l’accusation d’immoralité due aux développements
de la « sexualité » dans la théorie, il s’agissait de faire étalage du
sérieux le plus crédible, et le sérieux le plus crédible alors était
celui de l’objectivité scientifique.
Le fait que la psychanalyse ait d’abord pour objectif de soigner des
malades en fait une simple sous-division de la médecine. Ses résultats
ne sont pas à la hauteur d’une telle prétention. Si la psychanalyse
permet au patient de connaître de nombreux éléments de sa personnalité,
elle ne peut pas garantir qu’elle diminue les souffrances, que bien
souvent elle déplace, ou même renforce. Les traitements, souvent
extrêmement longs, sont toujours sans garantie de résultat. La
psychanalyse elle-même se retourne fréquemment en activité devenue
indispensable au patient, à l’opposée du soulagement, loin de toute
vision médicale. De même, la « souffrance » initiale est souvent
elle-même discutable, parce qu’il s’agit souvent d’une « souffrance »
mentale, autodiagnostiquée par la subjectivité ignare ou les préjugés
ambiants. Indépendamment du fait qu’il n’est pas nécessaire de rentrer
dans une sous-division de la médecine pour traiter de tels maux, il
resterait à vérifier dans quelle mesure de telles souffrances ne sont
pas plus fécondes que leur traitement, vérification qui n’a jamais été
entreprise, ni en théorie ni en pratique. En tant que processus curatif,
la psychanalyse semble donc avoir largement mérité les critiques de
charlatanisme qui l’accompagnent depuis cent ans.
Mais la théorie psychanalytique va bien au-delà de la pratique
pseudo-médicale, qui est sa feuille de vigne trop courte. C’est une
vaste spéculation sur l’organisation de l’esprit. C’est en tant que
telle qu’elle a résonné dans le siècle, et sa façon de considérer
l’esprit a été largement adoptée par les dilettantes des bourgeoisies
occidentalisées. C’est pourquoi elle correspond si bien à la façon
dominante de voir la pensée dans notre société, et à notre époque,
c’est-à-dire le rôle et la place de la pensée. La psychanalyse est avant
tout l’idéologie dominante sur l’esprit. Cette organisation de l’esprit
s’est faite dans l’ignorance ou tout au moins dans l’occultation de
Hegel. D’ailleurs, quand il est ici question d’esprit, ce n’est pas dans
le sens où l’emploie la psychanalyse, mais dans le sens de Hegel. Pour
parler comme la psychanalyse, il faudrait remplacer esprit par psyché.
D’abord, pour les théoriciens de la psychanalyse, la pensée est
localisée dans le cerveau. L’esprit, qui est leur seul objet, est donc
modestement à sa place dans un organe physique particulier, désignable,
tout à fait selon la théorie matérialiste triomphante de la fin du XIXe
siècle. Il y a un monde de choses extérieures, un monde physique en soi,
un monde en dur, une réalité comme donné. La réalité, dans cette vision,
est le monde extérieur. Et il y a ce monde intérieur, bien localisé dans
le cerveau, dont la psychanalyse va se charger de fournir la topologie
et de nous décrire le fonctionnement. Au moment de poser ces présupposés
cartésiens, la psychanalyse se comporte encore en humble sous-spécialité
de la médecine. Elle reprend, sans les discuter, les dogmes dominants
concernant la pensée, dans la médecine ; en un siècle, pas davantage que
la médecine, elle n’en a changé.
Le terme psyché lui-même a deux sens. Le premier, « personnification du
principe de la vie, de l’âme, par opposition au corps matériel ou soma », fait appel à une notion aujourd’hui obsolète, l’âme, comme l’union de
tout ce qui n’est pas matériel dans l’individu, opposé à la matérialité
du corps. C’est une conception qui date de la philosophie grecque et
dont la fin du XIXe siècle avait fortement ressuscité la dualité. Le
second sens est une traduction psychanalytique du premier : « ensemble
des aspects conscients et inconscients du comportement individuel, par
opposition à ce qui est purement organique ». A travers ces deux
acceptions du Littré au début du XXIe siècle se dessine l’un des rôles
de la psychanalyse : réformer et fixer la place et la signification de
l’esprit dans la pensée dominante ; rénover des concepts obsolètes au
moyen de notions « scientifiques », en tout cas validées et utilisées
par ceux qui cooptent.
D’entrée, Freud traite la psyché d’appareil. Voici comment cette
approximation est encensée aujourd’hui par l’enthousiasme verbeux des
suivistes :
« Traiter
le psychisme (la psyché, l’âme ?) en tant qu’appareil, d’où vient l’idée ? Que signifie-t-elle ? L’idée d’appareil est liée à celles de lieu,
d’espace, de localisation, de processus, de fonctionnement, d’ensemble,
de système, de modèle, de machine.
L’appareil psychique, reprend la forme générale de l’appareil qui
confère aux constructions théoriques leur vertu représentative, mais en
lui donnant la matière nouvelle des nouvelles instances ou provinces.
Ainsi l’appareil psychique apparaît comme le cadre même de la pensée
théorique, le substrat formel des constructions destinées à approcher
l’inconnu. Mais cet inconnu demeure, et avec lui la nécessité d’un
renouvellement permanent de nos approximations. » (30)
Tout le second paragraphe
de la citation ci-dessus est un franc délire d’extrapolation, qui se
présente comme une conséquence logique, et qui marque surtout l’immense
embarras devant le terme « appareil », si éloigné du plaisir, si dévalué
aujourd’hui, et si peu ambitieux. Il semble plus probable qu’avec le mot
appareil, Freud voulait continuer ses allégeances au scientisme
mécaniste de son temps, dans un souci de respectabilité. La psyché
devient une fonction clairement localisée et mécanique, subordonnée au
monde extérieur, et c’est dans la posture humble du scientifique que
Freud invitera ensuite à ce qu’on le suive sur un territoire qui, bien
sûr, giclera bien au-delà du malheureux appareil.
Tout le langage, tous les concepts, toutes les « topiques » de la
psychanalyse constituent un système d’hypothèses, souvent formulées sous
forme de métaphores. Une des principales difficultés de la théorie
psychanalytique, en effet, semble avoir été de construire ces hypothèses
à la fois dans des termes parlants, mais aussi de leur donner une
autorité intellectuelle, une vérité profonde et durable, pour finalement
les hypostasier. C’est cette difficile quadrature du cercle qui fonde de
nombreuses réticences chez les autres spécialistes. La profusion de
concepts nouveaux marquants des territoires, des fonctions, des
attitudes discutables a fait de la psychanalyse une sorte de traduction
imaginaire de ce qui est là. Mais ce monde féerique, cette construction
de l’imagination à partir de l’expérience « clinique », se voulait en
même temps réalité, dure comme la pierre, vérité inaltérable, objective,
tout le contraire d’une hypothèse. C’est ce contraste entre des termes
amusants, comme la libido ou l’orgone par exemple, et la prétention à
leur réalité indestructible, qui a provoqué un malaise que même le temps
n’a pas effacé.
Car toute l’ambition du bon docteur Freud a consisté à tenter de faire
valider, comme inscrite dans le marbre, ce qui n’est qu’une hypothèse
sur l’esprit. Il était beaucoup plus difficile, en effet, de convaincre
qu’on parle de la réalité quand on parle de la psyché que quand on parle
de ce que la pensée a objectivé. Alors que la pensée
naturaliste-matérialiste postule que les choses sont des réalités, elle
postule aussi que la pensée qui observe n’a pas un en soi équivalent. La
difficulté de la psychanalyse a donc été de faire accréditer que la
pensée observante était du même or, la réalité, que ce qui était
observé. Et le résultat, cent ans plus tard, est un monde divisé sur la
question. La middleclass lui donne entièrement raison, et se satisfait
de la construction donnée à l’esprit par l’hypothèse de Freud, en
voulant bien croire qu’il s’agit là de la réalité de l’esprit. La
réalité de l’esprit de la psychanalyse, en effet, a l’avantage de ne pas
interférer sur la réalité des choses du matérialisme, contrairement à
toutes les autres théories de la réalité de l’esprit, de s’épanouir, en
quelque sorte, à côté de cette réalité matérielle, sans la modifier.
Quelques spécialistes et quelques ignares ont des doutes, mais pas
suffisamment de matière ou d’esprit pour les formuler. La carte de
l’esprit de Freud n’est donc pas entièrement validée, mais elle l’est
majoritairement. Et ce seul résultat mériterait la critique.
Même si, en tant que téléologue moderne, j’ai nécessairement de la
pensée et de l’esprit une autre opinion et vision que la psychanalyse,
et même si la psychanalyse paraît une pernicieuse occupation du faux
problème, justement du fait de cette conception de la pensée, j’exempte
les principaux théoriciens de cette spécialité de l’accusation
d’escroquerie. En effet, je pense que la tentative de construire ce
paradigme n’est en rien répréhensible. Et même le fait de le défendre,
en prétendant à son objectivité et à sa réalité n’est que dans la
logique de ces penseurs profondément engagés dans leur construction.
C’est cependant sur cette volonté d’effacer la nature hypothétique de
cette théorie qu’il y a au moins tentative d’obscurantisme – qui est
cependant tout à fait commune à toutes les disciplines intellectuelles,
notamment celles qui se sont épanouies au début du XXe siècle. Avec la
psychanalyse, cependant, un inconvénient supplémentaire apparaît, qu’il
y avait aussi dans le marxisme : cette spéculation qui prétend réelle ce
qu’elle invente a pour but immédiat une pratique. C’est donc à partir
d’une division de l’esprit, d’une idéologie au sens propre du terme,
qu’on analyse des pensées, des individus, des actes, qu’on conclut à des
maladies, et qu’on donne des directives pour les « soigner ».
Mais l’ambivalence de la psychanalyse reste sa principale
caractéristique : entre charlatanisme et outil policier, elle est aussi
la mise en lumière positive de la sexualité et de l’inconscient ;
bouffonnerie dangereuse dans la pratique, elle est un chapitre
particulier dans la formation de l’esprit d’aujourd’hui. Et parce que
les psychanalystes du début du XXe siècle correspondent très bien aux
principes des chercheurs d’alors, parce que je dissocie les premiers
théoriciens des praticiens qui exercent la psychanalyse depuis, je suis
tout à fait disposé à croire à la sincérité de Freud, quand il disait en
1937 : « La psychanalyse est basée sur l’amour de la vérité. »
3. La première « topique » ou carte de l’esprit décrite par Freud est
simple. D’un côté, la conscience qui correspond au Moi, de l’autre
l’inconscience. Entre les deux une espèce de guérite, la censure, ou
refoulement. En d’autres termes : à côté, ou plutôt en dessous de la
conscience, il y a une inconscience, et cette inconscience agit !
Cette apparition d’un inconscient actif mérite quelques commentaires. Il
s’agit d’abord ici d’un inconscient qui dépend exclusivement de la
conscience, et conscience est entendue ici au sens de pensée
particulière d’un individu, capable de se prendre elle-même pour objet,
donc une conscience qui peut se rapprocher très près de celle décrite
par Hegel. L’inconscient, comme dira Jung plus tard, est chez le Freud
de la première topique comme une poubelle de la conscience. Tout ce
qu’elle refoule va dans l’inconscient. Et cet inconscient lutterait pour
revenir dans la conscience de l’individu. Le point de départ de
l’organisation de l’esprit, dans la psychanalyse comme dans la pensée
dominante, reste donc l’individu, et sa pensée qui se prend pour objet.
Mais le monde, mais la révolution française, mais un siècle de «
refoulement » ont fait surgir des traces visibles d’une pensée qui n’est
pas consciente. La psychanalyse est la première tentative d’éponger
médicalement, scientifiquement, cette aliénation, et cette tentative est
devenue fondamentale au moment de la révolution russe, parce que la
pensée déborde de partout : dans la rue, dans l’Univers, dans la
multiplication inédite des récepteurs émetteurs de pensée appelés
cerveaux, et dans l’organisation des flux de pensée manifestement hors
de contrôle. L’inconscient chez Freud est une première prise en compte
publique, officielle, et sous le sceau de la « science », de cette
échappée belle de l’esprit.
Elle est en même temps une tentative de rattraper cette pensée, de
l’annexer à la conscience en dessinant sa carte et en schématisant ses
contenus. Au moment où l’identité du savoir absolu, hégélien, et de la
conscience n’est plus tenable en théorie, la psychanalyse s’offre à
reconnaître l’inconscient comme un tiers état, dans l’espoir de
l’annexer à la conscience. La pensée dominante occidentale est donc
prête à concéder une pensée qui lui échappe par essence, à condition de
la domestiquer, de bien signaler son infériorité manifeste et
inéluctable. En cela, la psychanalyse est un réformisme de la pensée
hégélienne.
C’est cette première topique qui est restée la théorie dominante de
l’esprit dans la société actuelle : l’esprit est une fonction localisée
dans le cerveau de l’individu ; il y est divisé en deux grands
territoires, la conscience et l’inconscience (les dilettantes mais aussi
les ignares ont très facilement admis et endossé cette division) ; le
refoulement, moins universellement intronisé, apparaît comme une
évidence dès la mise en place des techniques d’exploration de
l’inconscient.
Ces techniques, qui n’ont pas été renouvelées en cent ans, sont basées
sur la « libre association ». Il s’agit d’abord de parler. Cette
injonction balance entre deux inconvénients connus depuis très longtemps : le mutisme génère de la frustration ; et le fait d’en dire trop donne
des armes à l’ennemi. Dans la psychanalyse, le confesseur, dont on
achète l’écoute et le silence, est donc quelqu’un qui doit révéler le
sens du monologue qui ne se surveille pas. Cette technique permet
d’accéder à de nombreuses formes d’expression de la pensée individuelle
que la conscience ne tolère pas toujours. Je ne doute pas que l’immense
littérature psychanalytique contient des observations sur l’influence
entre cette technique et ce milieu, quoique la psychanalyse elle-même
n’y a pas forcément intérêt ; mais je constate qu’aucune conclusion n’a
infléchi ou modifié la procédure datée que Freud a inaugurée il y a cent
ans.
Un approfondissement de cette technique est l’analyse des rêves : « L’interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance
de l’inconscient dans la vie psychique. » Là encore, j’ai des doutes
procéduriers : comme je ne trouve pas dans le vocabulaire à ma
disposition les termes justes pour raconter mes rêves, j’utilise cette
marge d’erreur pour modifier mes rêves. C’est là le principe même du
constat. Le constat est une déformation orientée de la réalité. Le
constat contient même le contraire de la réalité et dit souvent quelque
chose qui n’a aucun rapport avec ce qu’est la réalité. Je ne vois pas
comment, pour le rêve, il pourrait y avoir ne serait-ce qu’un seul
constat qui ne soit pas médiatisé par une pensée inconsciente, mais
entre le rêve et la formulation. Jung, analysé par Freud, raconte qu’il
a menti à Freud sur l’un de ses rêves, parce qu’il savait que Freud ne
voulait pas entendre certaines de ses pensées qu’il interprétait comme
une volonté de le tuer, lui, Freud. Et encore, dans ce cas de figure
apparemment courant dans le rapport entre l’analyste et l’analysé, le
mensonge est conscient, ce qui devrait représenter, si je ne me trompe,
une minuscule part des mensonges qui se construisent sur le dos du rêve
au moment du constat. De plus, je ne vois pas pourquoi il y aurait moins
d’approximation entre ce qui est constaté par le rêveur et ce qui est
analysé en commun entre le praticien et le patient. Là aussi, de bien
autres influences interfèrent nécessairement entre l’analyse et ce qui
est analysé.
Comme on peut le constater dans d’autres domaines – l’information
dominante par exemple – le sens donné à un rêve ou à un contenu tenu
pour « inconscient » peut, en revanche, devenir rétroactif. Si j’affirme
par exemple qu’il y a un complexe d’Œdipe chez quelqu’un à la suite d’un
diagnostic du type de celui que pratique couramment la psychanalyse,
alors, ce que le patient se représente par là peut fort justement naître
de ce diagnostic. Il suffit d’invoquer la foule d’hypothèses de pensée
non conscientes qui interfèrent sans arrêt dans tous nos actes, pour
montrer que les certitudes de la psychanalyse, qui n’en tient pas
compte, peuvent paraître extrêmement chancelantes. Je ne disconviens pas
pour autant de la pertinence de la technique de libre association. Il y
a là un intéressant début d’intrusion consciente dans la non-conscience.
Mais son application psychanalytique ne paraît pas seulement douteuse,
mais dangereuse pour les individus qui y sont soumis. Au-delà de sa
grande marge d’erreur, et de son caractère depuis longtemps indiscutable
chez les spécialistes de la discipline, son possible usage manipulateur
(dans la libre association, une intonation, un geste, une façon de
respirer de celui qui coordonne le processus peut entièrement orienter
le résultat) est tout à fait contraire à la parole libre à laquelle elle
est censée apporter un palliatif.
Doter la conscience d’une ombre inconsciente agissante a été fortement
récusé. Dans un premier temps, il y eut d’abord une levée de boucliers
contre l’idée même d’une action ni divine ni maîtrisée par l’humain,
dans la pensée. Il était intolérable de supposer que l’action pouvait
provenir d’une partie inférieure, primitive ou animale par conséquent,
de chacun d’entre les humains, si fiers du bel instrument qu’est la
conscience qui pouvait dire, en se projetant elle-même : « Cogito ergo
sum. » Mais il y eut aussi un rejet logique : puisqu’on ne peut
constater que par la conscience, que pourrait-on dire de l’inconscience ? N’était-ce pas là un dépotoir facile, auquel on pouvait justement
faire dire n’importe quoi, et dans lequel on pouvait projeter tout ce
que la morale, mais aussi l’intelligence réprouvaient ?
L’idée d’inconscient de Freud parut ne pas rendre compte suffisamment de
la dimension du phénomène pour Jung. Ce principal disciple dissident fit
remarquer que si l’inconscient naissait du refoulement, donc de ce que
la conscience rejette, alors il n’était pas imaginable de sortir du
refoulement. Car dans ce cas, il faudrait que la conscience ne rejette
plus rien et, par conséquent, que la mémoire devienne absolue. Jung
postula donc une extension de l’inconscient qui devient, pour lui,
inconscient collectif, mais qui ne se manifeste qu’à travers l’individu.
Cet inconscient a cependant une origine non individuelle. Il s’agit en
fait d’un inconscient hérité, qui représente des images associées à des
émotions, qu’il appelle archétypes, et des comportements antérieurs à la
naissance de l’individu qui les ressuscite, et qui peuvent être repérés
dans des « civilisations » très éloignées dans le temps et dans
l’espace. Ce sont, par exemple, des figures comme le héros, la mère,
l’enfant, le sage.
Dans la conception de Jung, l’inconscient gagne en profondeur et en
indépendance par rapport à l’individu. Mais outre que l’inconscient est
perdu dans une lointaine antériorité qu’on ne connaît plus et qu’on ne
peut plus vérifier – et les archétypes sont donc des symboliques tout
autant discutables que les associations sur la psyché des patients de
Freud –, l’inconscient ici est chassé vers le passé. Avec Jung,
l’inconscient est le passé de l’individu, et la conscience est une sorte
de résultat de la civilisation, progrès nuancé, sans doute, puisque la
raison a asséché la vitalité des archétypes primitifs, mais progrès tout
de même. D’autre part, cette nostalgie du passé, cette racine si
profonde et si inextricable, innée et héréditaire, n’était pas faite
pour déplaire aux plus extrêmes des conservateurs. Et les analogies qui
permettent les archétypes concrets dont se sert Jung sont eux-mêmes trop
médiatisés (par l’observation des « primitifs », par l’observation des
individus d’aujourd’hui, par les idéologies, par la dispute de Jung avec
Freud, etc.) pour qu’on puisse établir leur validité.
Dans ces théories on trébuche sans doute par éclair sur des
potentialités étonnantes de cet inconscient qui a tout de même une
grande part de mystère quand il agit, quand il assiège la conscience, et
quand il rejette la sacro-sainte logique :
« Parce que
l’inconscient n’est pas seulement une réflexion réactive, mais une
activité indépendante, productive, le territoire de son expérience est
un monde propre, une réalité propre, de laquelle nous pouvons rapporter
qu’il a de l’effet sur nous comme nous avons de l’effet sur lui, de la
même manière que ce que nous pouvons rapporter du monde extérieur. Et
comme dans ce monde-là, les objets matériels sont les objets
constitutifs, les objets de ce monde-ci sont les facteurs psychiques. » (31) « (…) c’est la conviction d’un monde des esprits existant
concrètement. Le monde des esprits n’a cependant jamais été une
invention comme par exemple Feuerbohren, faire du feu avec deux silex,
mais c’était l’expérience, le fait de rendre consciente une réalité, qui
’ne rendait rien à celle du monde matériel. » (31)
« Le conscient est structuré un peu comme un camp retranché et ressent
comme une menace l’intrusion de contenus ou de processus appartenant à
l’inconscient. » (32)
« Les règles de la pensée logique ne jouent pas à l’intérieur de
l’inconscient, et l’on peut appeler ce dernier le royaume de
l’illogisme. On y trouve côte à côte des tendances à buts opposés sans
que nul besoin de les harmoniser se fasse sentir. Elles n’ont parfois
aucune influence réciproque ou, si cette influence existe, ce qui se
produit n’est pas une décision mais un compromis, absurde puisque
renfermant des éléments incompatibles. De même, des termes opposés ne
sont nullement maintenus séparés, mais bien traités comme identiques, de
telle sorte que, dans le rêve manifeste, tout élément peut représenter
également son contraire. Certains linguistes ont reconnu qu’il en allait
de même dans les langues les plus anciennes et que des couples d’opposés
tel que fort-faible, clair-obscur, haut-bas, s’exprimaient primitivement
par la même racine, cela jusqu’au moment où deux modifications
différentes du mot primitif sont venues disjoindre les deux
significations. » (33)
4. Parmi les multiples « principes » dont la psychanalyse s’est gargarisée, deux d’entre eux
m’intéressent en priorité. Ils sont d’ailleurs fonctionnalisés en tant
que couple d’opposés, dans cette théorie : le principe de plaisir et le
principe de réalité. Cette opposition, qui fait que le plaisir n’est pas
réalité et que la réalité n’est pas plaisir, est d’ailleurs un raccourci
du dualisme moral de tout le XXe siècle.
Voici un descriptif de cette articulation entre les deux principes : « Il en résulte que tout ce qui est désagréable est exclu de la
conscience. Cependant l’adaptation à la réalité fait que le principe de
plaisir, qui règne sans doute en maître chez le tout petit enfant, est
mis partiellement en suspens : pour atteindre son but, l’individu doit
tolérer le déplaisir. » (32) On pourrait sans doute objecter que le
déplaisir est lui aussi une notion de la seule conscience. Mais il
s’agit ici surtout de définir le principe de réalité, comme principe de
déplaisir, en d’autres termes ce qui nous fait faire des actes qu’on n’a
pas envie de faire, alors que théoriquement, d’après Freud, l’individu
ne serait porté qu’à ce qui procure du plaisir.
Du principe de réalité, observons rapidement le peu d’attractivité. La
réalité n’est plus seulement le monde extérieur opposé au monde
intérieur, elle est devenue ce qui est désagréable, ce qui est
nécessaire, ce qui est imposé. La réalité correspond, platement, aux
actes qui découlent d’un besoin vital, celui autour duquel la société
est organisée : manger, survivre. Jamais la réalité n’est envisagée
comme un but, comme un dissolvant, comme une ouverture de perspective,
comme une dangereuse explosion de joie. C’est bien la conception d’une
réalité abjecte, pauvre, menaçante, qui correspond au « réalisme » comme
doctrine dans la politique et dans l’art, celle que véhicule
l’utilitarisme lourd des contre-révolutionnaires bolcheviques.
Le principe du plaisir a une autre dimension, avec la psychanalyse, que
dans la dialectique « objective » avec le principe de réalité. Plaisir
et réalité, dans la balance pseudo-objective, sont en effet les porteurs
du bien et du mal, dans la morale psychanalytique, qui va devenir une
des normes de la morale dominante. Le principe du plaisir est le
principe même de la psychanalyse. Et ce n’est pas parce qu’aujourd’hui
c’est son fonds de commerce qu’il faut en médire.
A la sortie d’un XIXe siècle puritain comme la contre-révolution
française, la psychanalyse est la première tentative d’envergure depuis
Sade pour réaffirmer le plaisir. Tout comme pour Sade, la provocation
joua un rôle prépondérant dans cette démarche. Mais contrairement à
Sade, cette exigence du plaisir, dans la psychanalyse, se formule à
travers l’hypocrite expertise « scientifique » qui ne peut être vécue
comme plaisir que par des spécialistes. L’un des grands tours de force
de Freud a été de combiner une démarche en faveur du plaisir avec
l’austérité rébarbative de l’autorité intellectuelle. C’est sur cette
attaque contre la morale dominante que se sont concentrées les
contre-attaques du début de la psychanalyse. Mais la méthode a été
efficace : le principe de plaisir est devenu, sans conteste aujourd’hui,
le principe dominant aussi bien pour régler la vie des pauvres que pour
régler celle des gestionnaires. Et plus encore : le principe de plaisir
est aujourd’hui le seul palliatif, provisoirement suffisant, de
l’absence complète de but avoué de notre société.
La psychanalyse n’est pas hypocrite seulement en se drapant dans le
discours respectable des moralistes ; elle a aussi construit un modus
vivendi entre cette société et le plaisir. On est évidemment très loin
en dessous de la position de Sade pour qui, si le principe du plaisir
est le principe dominant, alors, tout doit s’y plier : on peut voler,
violer, tuer si le principe de plaisir l’exige. Il n’y a pas là de
principe de réalité qui tienne. Pour la psychanalyse, les convictions
sont toujours à couvert de la description des états de fait : ainsi le
principe de plaisir avance caché derrière un principe de déplaisir, de
réalité, qui est toujours la dernière instance. Voilà qui rassure bien
le bourgeois ; et ce n’est pas la middleclass qui s’en plaindra.
Le discours psychanalyste sur le plaisir s’est articulé autour d’un
discours sur la « sexualité ». Ce qui était refoulé était le désir, et
appartenait donc à cette sexualité. La sexualité est un concept bien
plus large que celui ayant trait aux seules parties génitales, et « contient de nombreuses actions qui n’ont rien à voir avec les génitaux ». Ce qui était inconscient était du désir refoulé, donc de la sexualité : l’inconscient suit le principe du plaisir, et tente d’imposer ce
refoulé. Le désir lui-même prend un caractère fonctionnel, un descriptif
pseudo-scientifique à travers l’« énergie sexuelle » qu’est la libido.
Freud a même consigné la sexualité des humains en plusieurs étapes
distinctes mais invariables : la première phase est l’enfance jusqu’à
cinq ans, qui serait l’âge fondateur de l’individu adulte, puisque les
phases sexuelles essentielles se jouent là. C’est d’abord la phase
buccale, la bouche étant le premier organe du plaisir, notamment en
suçant le sein de la mère. La seconde phase est appelée sadique-anale
(aucun rapport direct avec Sade). La troisième phase est la phase
phallique, aussi bien pour les filles qui découvrent alors qu’elles sont
privées de phallus. Puis survient, pour les garçons, la phase de
complexe d’Œdipe – phantasme incestueux contrecarré par la peur de la
castration –, et pour les filles, la phase de complexe d’infériorité
devant la comparaison du clitoris au phallus. Ensuite, les deux sexes se
désintéressent de la sexualité jusqu’à la puberté.
A la puberté la sexualité s’organise en système complet, cependant
contraint d’affronter des blocages issus des différents stades de
l’enfance, les perversions qui en découlent, et des régressions. La
double conclusion est qu’il faut une économie de la libido, c’est-à-dire
une distribution quantitative de ce désir qui doit ne jamais se fixer ;
et que la plupart des interférences proviennent de l’enfance, et c’est
donc à elle qu’il faut remonter à travers la pratique de la
psychanalyse, pour les décoder et ensuite les supprimer.
Quelques commentaires sur cette base fondamentale de la psychanalyse :
D’abord il
faut revenir sur ce qui a été la provocation la plus grave de la
psychanalyse : c’est qu’il y a une « vie sexuelle » avant la puberté. Et
quelle débauche de concepts hostiles à la morale ! Entre la succion du
sein de la mère, le sadique-anal, l’inceste, nous-mêmes et nos chers
chérubins apparaissaient soudain sous un jour que nous avons entièrement
refoulé. « Ce que je vais dire est déplaisant à entendre et au surplus
paradoxal, mais on est pourtant forcé de le dire : pour être, dans la
vie amoureuse, vraiment libre et, par là, heureux, il faut avoir
surmonté le respect pour la femme et s’être familiarisé avec la
représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur » (Freud). Il va
falloir mesurer, dans les années à venir, la résistance ou
l’adaptabilité de ce creuset théorique désormais accepté face à la
montée de l’interdit de la sexualité préadulte par la middleclass et de
la chasse aux sorcières pédophiles.
Le fait d’avoir tout « sexualisé » est l’un des principaux reproches qui
ont même contribué aux ruptures à l’intérieur de la psychanalyse :
Adler, Jung ont quitté le mouvement après avoir essayé de faire valoir
d’autres priorités. Je suis d’accord pour critiquer le procédé, en tant
que procédé. Si je fais un parallèle entre sexualité et respiration, par
exemple, je peux ramener chaque chose que je conçois à une dimension qui
correspond à ma respiration ; de chaque idée, de chaque objet de mon
attention, je peux mesurer la distance à ma façon de respirer, et je
peux l’interpréter sous l’angle de cette activité particulière. Je peux
faire de même avec le désir. Il n’y a pas de formes d’objet, par
exemple, dont je ne puisse dire qu’elle ne soit un symbole sexuel, et
même après quelques médiations, des formes aussi éloignées de celles de
toute partie génitale comme le carré ou le cube. Il n’y a pas de pensée
qui ne soit en relation avec notre désir. L’interprétation freudienne,
qui consiste à « sexualiser » toute association en provenance de
l’inconscient, me paraît donc facile dans le sens faible, et son
systématisme est davantage lié à la volonté d’installer la psychanalyse
qu’au fait qu’elle touche l’essentiel.
Une des principales conséquences de cette sexualisation a été la
constitution d’une sexualité séparée. Le terme lui-même a acquis une
indépendance, un en et pour soi, qui contribue en retour à sa
glorification. Il y a même aujourd’hui des sexologues. C’est le
contraire de la conception que je viens de mettre en avant, et qui
comprend le désir comme dans chaque représentation que nous nous
formons. Le désir est toujours présent, en chaque chose, simplement à
des titres et des degrés divers. Le désir transcende les différentes
divisions des états et des choses, par son universalité. Au contraire,
ici, on reste dans une division du monde : d’un côté la « sexualité »,
dont les frontières sont sûres, mais pas connues, de l’autre
probablement l’affreuse réalité. Cette sexualité séparée a permis une
approche du désir qui correspond à séparer l’activité, le besoin, le
sexe du reste de l’activité, des besoins, du but de l’humain. Une
activité apparue au cours de la seconde moitié du siècle, la baise, en
est le résultat.
Les phases décrites par Freud correspondent à la survie du
petit-bourgeois européen en 1900. Beaucoup s’en faut que ces phases
soient applicables en 2000 dans une favela de Rio de Janeiro, dans
l’univers de l’enfant unique d’une ville moyenne chinoise, et même dans
une banlieue parisienne ou viennoise, où tous les enfants, bien avant la
période de latence censée séparer l’enfance et la puberté, sont au
contact avec la pornographie, notamment médiatique et plus
particulièrement présente dans la publicité marchande. Indépendamment
même de la baisse de l’âge de la puberté, toute la musique destinée à la
frange des consommateurs de six à dix ans tourne autour de
fantasmagories sexuelles adultes ; et hors de l’éducation sexuelle
prodiguée dans les écoles, les enfants apprennent aujourd’hui le
fonctionnement mécanique de la reproduction, et un certain nombre de
comportements de séduction qui souvent débouchent sur une sexualité
adulte précoce ; et là, en l’absence de témoignages convaincants, il
semblerait bien s’agir de « sexualité » séparée et triste, et beaucoup
moins de désir intriqué dans le cours de l’action.
Le recours à la sexualité enfantine comme creuset de la sexualité
adulte, qui implique une introspection, impose un retour sur soi, une
activité tournée vers le passé. C’est là la même pensée conservatrice
que celle de Jung qui situe l’inconscient et ses archétypes dans un
lointain passé. Dans les deux cas, c’est dans le passé que se situent
les solutions des problèmes de notre présent, et non pas dans l’avenir.
On peut difficilement imaginer une doctrine plus conservatrice que celle
qui vous exhorte à vous préoccuper, d’urgence et en priorité, de votre
lointaine enfance, de votre passé.
5. La seconde topique de
Freud, à partir de 1923, est un réajustement de la première. Il y a
désormais trois territoires, le Moi, le Surmoi et le Ça. Alors que cette
carte est aujourd’hui encore la carte officielle de la division de la
pensée, et que beaucoup de dilettantes la connaissent, elle a beaucoup
moins bien pénétré chez les ignares. La terminologie elle-même est
beaucoup plus alambiquée : si le Moi correspond à un terme courant, le
Surmoi apparaît comme issu d’un jargon spécialisé, et le Ça (qui ne peut
rendre bien le Es allemand que dans les langues dotée d’un genre
neutre), qui est un pronom démonstratif courant, a du mal à s’accommoder
d’un contenu et d’une définition psychanalytiques concrètes.
L’inconscient disparaît de la topique, distribué entre ses différentes
instances. C’est d’ailleurs parce que Freud s’était rendu compte qu’il y
avait également de l’inconscient dans le Moi qu’il serait revenu sur sa
première topique.
Comme la première, la seconde topique n’est toujours que description de
la pensée dans l’individu. Le Moi est la partie de cet individu déchiré
où s’exprime le contact avec la réalité. Le Moi est également le siège
de la conscience, « incomparable, réfractaire à toute explication et
description ». Le Moi est l’exécutant des pulsions, l’instance qui
rationalise les désirs. Le Surmoi est l’instance de la censure, une
guérite du refoulement renforcée, fortement associé au narcissisme, à
l’amour parental et à l’interdit parental, à la morale. Le Ça est un
monde inconscient, de pulsions, mais qui demandent satisfaction. C’est
toujours un territoire assez inconnu, où la contradiction n’apparaît
pas, sans espace ni temps, gouverné par le principe du plaisir. Dans la
seconde topique, Freud semble avoir rejoint Jung. Le Ça se compose de
deux apports : l’apport initial, « A l’origine tout était Ça, le Moi
s’est développé à travers l’influence continue du monde extérieur » ; et
le refoulé. Les deux se confondent souvent.
Du point de vue de l’inconscient, on a donc : le siège de l’inconscient
est le Ça. Mais l’inconscient est infiltré partout. Le Surmoi est
presque entièrement inconscient, et le Moi est lui-même traversé par
l’inconscient, ce qu’on constate notamment dans sa fonction du
refoulement. Il est remarquable que dans la seconde topique le
refoulement est refoulé. Mais le refoulement reste la justification clé
de la pratique de la psychanalyse : c’est pour analyser, canaliser,
détourner les effets du refoulement, qu’une telle démarche « clinique »
trouve son sens.
Du point de vue de la sexualité, cette organisation apparaît comme un
résultat de la seule gestion des désirs sexuels. Le Ça est la réserve
des pulsions, le Surmoi est le couperet de l’interdit, le Moi tranche.
La pensée de l’individu devient ici une sorte de sublimation du désir
sexuel. On n’est pas très loin d’une conclusion qui dirait que
l’interdit ou le refoulement sexuel ont généré la pensée chez l’homme.
En attendant, et plus modestement, Freud propose le but de la
psychanalyse : Le Moi est affaibli (Ça et Surmoi s’allient parfois
contre lui), il faut lui venir en aide. « C’est comme dans une guerre
civile, qui doit être décidée par le soutien d’un allié extérieur. »
C’est bien la partie essentiellement consciente qu’il faut soutenir
contre la partie essentiellement inconsciente. Il faut même qu’elle
gagne ou qu’elle reprenne des territoires à l’inconscient. Pourquoi
n’est pas spécifié. En tout cas, le diagnostic général de la
psychanalyse, en termes non psychanalytiques, pourrait s’énoncer ainsi :
la conscience et l’individu sont attaqués dans notre société. Il faut
les défendre, et les renforcer. Le but est de protéger le terrain de
l’individu et de la conscience, et même de leur en faire gagner.
6. Avec Wilhelm Reich s’est amorcé un dépassement de la psychanalyse en
ville. Travailleur infatigable, chercheur indépendant, original, et
hautement sincère, jusque dans le simplisme des trouvailles
d’autodidacte qui ont participé à le discréditer à la fin de sa vie,
Reich a toujours été du côté du scandaleux, mais sans jamais,
apparemment, vouloir faire scandale. C’est seulement sa démarche qui l’a
poussé là où tous les appuis lui ont manqué, pendant sa vie. Par une
ironie qui menace toujours les isolés intègres, peu attentifs de leur
image, Reich a été fort à la mode, lorsque la mode a participé de la
contre-révolte du premier acte de la révolution en Iran, autour de 1968.
C’est d’ailleurs par son ouvrage vedette, qui le représente assez mal,
qu’il aura atteint cette célébrité superficielle : ‘la Révolution
sexuelle’, qui essaye surtout de comprendre, dans une ambitieuse
perspective, quelles étaient les implications de la révolution russe sur
la sexualité. L’échec de cette démarche, justement consacrée par la
célébrité superficielle, tient à deux raisons : d’une part, Reich
n’était pas très bien informé sur la révolution russe ; d’autre part, sa
démarche était encore très freudienne.
L’analyse caractérielle et la critique du caractère ont été les premiers
constats de Reich. La constitution d’une carapace, physiologique, qui
est avant tout une défense, mais qui devient aussi une prison, est la
découverte de cette entrée en matière. Bien que Reich semble s’être
aperçu très tôt de l’insuffisance de l’analyse individuelle, la critique
du caractère reste encore une description du fonctionnement individuel.
De plus, la carapace caractérielle bascule rapidement du physiologique
au physique, et par là à la vérité objective, à la réalité à la façon de
Lénine, c’est-à-dire donnée, en soi.
Reich attaque le Surmoi, en voulant limiter l’éducation à une « règle
négative : tempérance de l’éducation jusqu’à l’extrême, limitation des
mesures éducatives aux dénis auxquels on ne peut pas renoncer ». Puis il
s’en prend très nettement à la morale.
« La
“morale” crée justement ces pulsions qu’elle se targue d’être autorisée
à maîtriser, dans l’intérêt des bonnes mœurs. Et l’abolition de cette
morale est la condition première de l’abolition de l’immoralité qu’elle
s’efforce tant et vainement à supprimer. » (34) Le programme de Reich
pour la réalisation de l’humain nouveau, apte à la liberté,
s’autodéterminant et vraiment autonome est, selon la terminologie
freudienne : réduction et finalement élimination du Surmoi.
Continuant ses recherches
au mépris des sourcils froncés, Reich en arriva à diverses conclusions
qui l’ont propulsé hors de la psychanalyse. C’est d’abord l’idée, assez
volontiers reprise depuis, d’une psychologie de masse. C’est ensuite
l’idée que l’orgasme est une source d’énergie, qui devient rapidement le
constat que cette énergie, que Reich baptise l’orgone, est universelle,
qu’elle existe dans l’univers physique entier.
C’est en
1933 et 1934 que Reich est expulsé, tour à tour des instances
officielles de la psychanalyse et du parti communiste. « En août, paraît
Psychologie de masse du fascisme, enrichi à la dernière minute de
réflexions sur les récents événements qui secouent l’Allemagne, un livre
où Wilhelm Reich démasque les dynamismes biopsychologiques de toute
structure grégaire-autoritaire, tant nazie (fascisme noir) que
communiste (fascisme rouge) qui conduisent l’être humain à de telles
aberrations sociales.
Depuis longtemps Wilhelm Reich désirait vérifier si la fameuse
découverte de la vivante libido par Freud n’était seulement qu’un
concept ou bien encore une réalité corporelle. Il entreprit des
expériences de mesures bio-électriques qui le conduisirent à la
conclusion de l’existence d’une énergie vitale dans les organismes
vivants, dont il fait paraître les conclusions dans un long article en
deux parties L’antithèse fondamentale de la vie végétative. Il nomme
celle-ci “bio-énergie”. Il présente l’orgasme comme une décharge
bio-électrique. C’est à partir de ces expériences qu’il exprimera sa
célèbre formule : tension mécanique => charge électrique => décharge
électrique => détente mécanique. » (35)
Emporté par sa curiosité
et l’étrangeté de ses recherches, Reich a continué ses expériences
pratiques, physiques, sur l’orgone. Des résultats fort contestés, à
cause de cette étrangeté, ont malheureusement marginalisé cette
démarche. De même, dans ‘Biopathie du cancer’, il avait développé une
conception générale de cette maladie, qui va bien au-delà de tout ce que
la médecine occidentale en a découvert aujourd’hui, en la fondant
justement dans la misère sexuelle, où les blocages physiques qui en sont
les symptômes (les tumeurs) peuvent se résorber par des techniques
respiratoires simples, même si la résorption des symptômes n’est pas
équivalente à la suppression de la maladie, ce dont Reich s’affirmait
d’ailleurs incapable. En tant qu’ignare en la matière, je n’ai pas les
moyens de juger des arguments pour et contre ces recherches. Mais elles
ont le mérite de l’originalité, de l’intention, et de l’honnêteté. Et
leur marginalisation montre plutôt leur dangerosité pour cette société
que pour les pauvres modernes, dont Reich avait ouvertement épousé le
parti.
Le malheur de Reich, c’est que, malgré d’incontestables et méritoires
efforts pour en sortir, il est toujours resté prisonnier de conceptions,
de méthodes, et de prémisses de son temps : ainsi la psychanalyse, la
sociologie, la physique. Son incapacité à critiquer le monde
universitaire, qu’il a frôlé, et l’autorité intellectuelle, qu’il a à la
fois contestée et renforcée, ont fini par faire paraître un grand écart
entre ses positions subversives et un discours plutôt ennuyeux qui
véhiculait lui aussi la prétention scientifique.
« Si Freud
et Adler se sont intéressés exclusivement aux classes sociales
supérieures ainsi qu’aux questions relatives aux individus, Willem Reich
a pour sa part porté son intérêt sur les classes laborieuses et sur les
phénomènes de névrose de masse. Disciple dissident de Freud, Reich
élabore une théorie originale de la névrose : pour lui c’est
l’impossibilité de jouir pendant l’acte sexuel qui est cause des
troubles du comportement. L’individu ne parvenant pas à réaliser la
fonction orgasmique ou fonction de l’orgasme produit un résidu qui va
servir à alimenter la névrose (ce résidu Reich le nomme la stase
sexuelle). C’est donc autour de la question du plaisir que se joue la
théorie reichienne de la psychanalyse plus que dans l’acceptation
hypothétique des problèmes individuels. Pour guérir le patient doit se
libérer des contraintes morales qu’il a intériorisées et réaliser la
fonction de l’orgasme.
Loin d’être ridicule la théorie de la “stase sexuelle” débouche sur une
conception psychosociologique originale. Puisqu’il identifie la
répression sexuelle générée par la société comme l’élément déterminant
de la création de la névrose, Reich aboutit à une conception
révolutionnaire dans le domaine politique. Membre actif du parti
communiste allemand pendant l’entre-deux-guerres, il prend position
contre la répression sexuelle socialement organisée et contre la morale
répressive puritaine. Son analyse de la montée de l’hitlérisme dans La
Psychanalyse de masse du fascisme est un modèle de réflexion
psychosociologique. » (36)
De même, dans l’« économie
sexuelle », on retrouve accolés deux monstres : l’économie, et la
sexualité séparée.
« De 1927 à
1938, très engagé socialement, Wilhelm Reich tente une synthèse des
apports de Freud et de Karl Marx au sein de ce qu’il appelle l’économie
sexuelle et la démocratie du travail.
Pour désigner la ligne qui s’affirme désormais comme la sienne, Wilhelm
Reich n’utilise plus dans ces travaux le terme “psychanalyse” mais celui
d’“économie sexuelle” : “L’économie sexuelle est le prolongement de la
psychanalyse de Freud à laquelle elle apporte le solide soutient des
sciences naturelles, de la biophysique et de la sexologie sociale”. Dans
cette dernière, il intègre le point de vue socio-économique de Marx (…)
et prête une attention particulière à la manière dont un individu
emploie son énergie biologique, sa vitalité, selon des facteurs
sociologiques, psychologiques et biologiques afin de comprendre ce qui
préside à sa régulation. » (35)
Enfin, depuis la critique
du caractère aux expériences sur l’orgone en passant par la libération
sexuelle et la critique de la morale et de l’éducation, on peut se poser
la question du but de Reich. Il l’annonce lui-même : travail et amour,
harmonie de la société. Par travail, je ne peux que craindre ce que
voulait dire ce forçat qui travaillait plus de douze heures par jour,
dont la brouille avec le parti communiste n’a pas porté sur le travail ;
et par amour, il entendait l’amour du couple dans la famille, mais pas
homosexuel, par exemple, ou pas la passion qui détruit ou tue, bien sûr.
Quant à l’harmonie de la société, avec l’épanouissement de tous et de
chacun, ce sont là des buts hautement étalés par les
contre-révolutionnaires bolcheviques, leurs collègues nazis, leurs
collègues démocrates libéraux de gauche et de droite. Travail, amour
familial, satisfaction dans la société, voilà un programme qui a été
nettement remis en cause à partir du mouvement social de 1967-1969 dans
le monde, au moment où la récupération de ce mouvement a fait de Reich
une star. Et il est certain que si me débarrasser de ma carapace
caractérielle devait avoir pour but une normalité aussi désespérante, je
préfère la garder, malgré les déséquilibres, et malgré les dangers
auxquels me soumettent mes perversités ou mes névroses, dont je tire au
moins une certaine négativité, un tranchant, et la conscience et la rage
de l’insatisfaction. Si la peste émotionnelle, que Reich a décrite, et
dont nous sommes tous contaminés, à des titres et degrés divers, n’est
qu’une maladie qui nous empêche de rejoindre la norme qui correspond à
ces buts de Reich, alors je la soutiens au moins en tant qu’attaque de
ce que cette norme a d’infâme et de conservateur ; quant au radicalisme
de Reich, il faut parfois se demander si ce n’est pas seulement un
radicalisme normatif plus conséquent, c’est-à-dire une pensée
insatisfaite des mesures prises pour ramener dans la norme les
pestiférés, et qui propose alors des méthodes simplement plus
choquantes.
A travers ce rapide commentaire de Reich, on voit ce qui l’a distancié
de Freud et des autres pères de la psychanalyse : Reich est un enfant
malheureux de la révolution suivante. Alors que Freud et Jung sont un
aboutissement de la contre-révolution française, c’est la psychanalyse
de la contre-révolution russe que représente Reich. Et en un sens, c’est
lorsque l’orgone l’a intéressé davantage que la sexualité ou
l’inconscient qu’il a empêché qu’une véritable psychanalyse de masse,
dont il était porteur, ne s’abatte sur les vaincus de la révolution
russe. Car, personne, dans la spécialité naissante de laquelle il a
bifurqué, n’était arrivé aussi près de la question de la révolution
russe : l’aliénation.
7. La psychanalyse peut être considérée comme une spécialité archétypale
du XXe siècle. Respectable et parvenue, structurée et prosélyte,
universitaire et en ville, alliant une théorie incessamment alimentée,
rénovatrice et conservatrice, et une pratique pseudo-médicale,
pseudo-scientifique, privée et payante, publique et secrète, elle s’est
installée au cœur de l’autorité intellectuelle de notre temps : ses
patients et ses praticiens se ressemblent. Ils participent, souvent en
décideurs, de ce large milieu de la société qui s’appelle la middleclass.
Ne serait-ce que pour cette connivence teintée de complaisance des
gestionnaires avec l’usage et la méthode, il faut compter la
psychanalyse parmi l’arsenal ennemi.
En tant que pratique, la psychanalyse n’a pas convaincu au-delà des
dilettantes, qui s’y adonnent souvent pour des raisons qui n’ont plus
rien à voir avec une quelconque guérison : l’ennui, la curiosité, le « bon ton », l’habitude, un narcissisme encouragé par l’idéologie
dominante sont les meilleures motivations pour croire les praticiens et
pour enjoliver leurs résultats. Son intérêt se situe dans la théorie, et
l’intérêt de sa théorie se situe dans la propagation qu’elle a eue
directement et qu’elle a permise. Elle a réussi à traduire des effets
d’un esprit universel qui explosait, mais sa traduction, limitée,
partiale, a aussi contribué à atrophier et déformer ces effets.
L’adoption, même par les ignares, de certains éléments de son nouveau
vocabulaire ne signifie pas leur justesse. La psychanalyse a donc ouvert
du possible et elle en a fermé.
Scandaleuse à ses débuts, à la mode ensuite, la psychanalyse est
maintenant une théorie datée. La vision même d’une psyché, qu’elle a
puissamment contribué à installer comme évidence, est un résidu du
dualisme cartésien de la pensée et du corps. Les prétentions à l’anoblir
en tant que science positive, qui l’ont beaucoup encadrée, contribuent à
sa vétusté actuelle, par ses présupposés empiristes et cliniques, et son
style laborieux et ennuyeux.
C’est d’abord une théorie conscientocentrique. La conscience y reste
toujours la marque de la supériorité, le centre. Que ce soit chez Freud,
où elle est contenue dans le Moi, qui se doit de triompher, et qu’on
doit renforcer dans la « guerre » contre l’inconscient, ou que ce soit
chez Jung, où l’inconscient est la marque d’un passé collectif, la
conscience est toujours l’aboutissement, la couronne de la création.
Toutes les disputes théoriques qui ont traversé cette discipline en
formation, du temps de Freud, ont tourné autour de cette question. Et si
le conscientocentrisme étroit de Freud a été contesté, par Jung au nom
de la pensée collective héritée, et par Reich au nom de la pensée
sociale collective principalement, c’est toujours à partir de
l’individu, et pour aboutir à son bénéfice que ces malaises se sont
exprimés.
Il n’y a pas eu ce renversement de perspective : que l’inconscient ne
tourne pas davantage autour du conscient que le Soleil ne tourne autour
de la Terre, mais que le conscient n’est qu’un éclat, éphémère et
particulier, de ce qui n’est pas conscient. Car la conscience n’est que
le moment de la particularité dans la pensée. Il n’y a donc pas eu
l’idée que la non-conscience produise de la conscience, en permanence ;
que la conscience, en entier, est un refoulé de l’esprit, contre lequel
il se barricade ; que l’Univers, ou le monde, ne sont que l’esprit, dont
la conscience n’est qu’une détermination, et que l’esprit est
précisément la pensée dynamique, en fusion, s’autodivisant jusqu’à
devenir, dans certains cas limites, de la conscience ; et que le
mouvement et la quantité de la non-conscience se sont accrus
prodigieusement pendant le siècle de la psychanalyse. Une telle
perception de la non-conscience, comme avenir aussi, une telle vision de
l’aliénation comme dépassement de la conscience à tout moment et en tous
lieux, a complètement fait défaut à cette théorie. Il a manqué une
analyse de l’esprit à partir de ce qui, dans l’esprit, crée la
conscience, et la dépasse ; cette analyse, d’ailleurs, devrait
contredire les constats des psychanalystes, qui pensaient, du fait de
leur point de vue borné, derrière la tête du patient, que «
l’inconscient » mal nommé était sans contradiction, ignorait le négatif.
Enfin, si la psychanalyse a commencé à divulguer, un peu après le monde,
la pensée non consciente – mais pour l’enfermer aussitôt dans une
réserve indienne ou dans un asile – c’est dans la guérite qui, selon
elle, régule le passage de la bonne conscience à la mauvaise conscience
que se situe son apport le plus spectaculaire : le refoulement. Le
refoulement est le pivot de l’inconscient et de la sexualité. C’est
parce qu’elles sont sexuelles, que des pensées seraient rejetées dans
l’inconscient. Et alors que Freud semble avoir estimé que le refoulement
est inéluctable, mais qu’il faut le connaître et l’aménager, Reich, le
plus conséquent, voulait le supprimer.
La sexualité en tant que catégorie séparée a permis de véhiculer une
critique du refoulement, et de la faire admettre par les dilettantes et
les ignares. C’est un des renversements les plus caractéristiques du
siècle, qui a porté au rang d’idéologie officielle le principe de
plaisir, même si c’est un plaisir hypocrite et rabougri, très loin en
dessous des exigences plus logiques de Sade ; mais c’est peut-être sa
modestie hypocrite et rabougrie qui a permis à ce plaisir atrophié de
régner dans les esprits vaincus par plusieurs contre-révolutions
superposées. La diabolisation et l’interdit de la souffrance, et
l’installation d’un plaisir mou et plat comme valeur dominante doivent
beaucoup à la psychanalyse.
La critique du refoulement sexuel a donc abouti à l’apologie d’un
défoulement modéré. Cette modération est principalement due à
l’extraction séparée d’une « sexualité ». Quelques interdits sur l’usage
des organes sexuels ont été levés, à condition de maintenir tous les
autres interdits sur la pensée. Là aussi la psychanalyse a joué son rôle
de réformateur : obtenir une modification de détail, pour empêcher une
critique plus fondamentale. Les conséquences de la perception
désastreuse d’une sexualité séparée, qui permettront même des non-sens
complets comme des ‘Histoire de la sexualité’, sont encore en cours de
condensation. Mais le fait que la révolution en Iran, pour parler de la
dernière grande tentative de débat public sur la totalité, ait eu pour
l’un de ses principaux sujets de critique ce défoulement sexuel, sans
parvenir toutefois à la critique de la sexualité séparée, indique
justement le sens de la colère qui peut découler de cette catastrophique
hypothèse. La psychanalyse, où la sexualité séparée a trouvé sa théorie
et sa justification, apparaît par l’engagement dans cette hypothèse de
division comme une véritable déviance prophylactique.
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