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Téléologie moderne et
courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle
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Plan
exhaustif |
II – Le
contournement de Hegel
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II.
La néophénoménologie |
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1. Dans les décombres de
la philosophie régnait, au début du XXe siècle, une unanimité
universitaire qui a perduré, pour ignorer et nier tout argument et même
toute allusion à la fin de la philosophie. C’est que, dans l’université
occidentale et allemande en particulier, on devenait « philosophe »
avant même d’avoir entendu que ce terme et cette discipline pouvaient
être pensés dans leur obsolescence, ou tout au moins, comme reflet
spirituel d’un moment historique dépassé. A cette époque donc naît
une néophénoménologie, dont la fondation a de fortes similitudes avec celle
de la psychanalyse : toutes deux se déterminent fondamentalement par
rapport à la psychologie, toutes deux s’ignorent avec superbe, toutes
deux sont autoproclamées sciences au sens le plus « rigoureux » du
terme, non sans une crispation qui trahit l’incrédulité initiale face à
cette proclamation pleine de volontarisme, toutes deux ont construit
leur territoire de discipline indépendante à travers un carriérisme
universitaire attentionné et appliqué, toutes deux doivent cette
installation dans notre lourd bagage intellectuel à l’activité
débordante d’un fondateur, Freud pour la psychanalyse, Husserl pour la
néophénoménologie. C’est dans leur descendance que ces deux disciplines
diffèrent sensiblement : tous les successeurs de Freud avaient une tête
de moins, et aux successeurs des successeurs il manquait apparemment
toute la tête ; pour la phénoménologie au contraire, le fondateur fut
dépassé par un successeur, ce que Husserl lui-même indiquait en disant :
la phénoménologie c’est moi et Heidegger ; mais si ce successeur eut des
émules, c’était uniquement dans le bocal fermé de l’Université, et cette
troisième génération de phénoménologues, qui n’exerçaient pas en ville,
n’eut aucune fertilité théorique, ou pratique.
Le succès et les limites de la néophénoménologie sont donc liés à ses
progrès dans l’Université, d’abord allemande, ensuite européenne.
Husserl lui-même n’a obtenu que tardivement un poste assez élevé dans la
hiérarchie de l’institution pour faire valoir son autorité
intellectuelle. C’était une sorte de jeu de conquête de la visibilité :
à coups de places et de postes, la phénoménologie a étendu son écho :
Göttingen, Munich, où l’enthousiasme d’une « société philosophique » est
restée liée aux suivistes comme Scheler, ou comme ce Daubert, qui n’a
jamais écrit une ligne, Fribourg, Marburg. Cet écho s’est essoufflé
avant même la fin du XXe siècle, après avoir été affadi et épuisé dans
l’université française, effrité et noyé dans le marxisme dominant.
Husserl, vieillard, qui formait des universitaires pour qu’ils
convertissent des adolescents, a réussi à contaminer l’Université du XXe siècle,
et rien d’autre. De légers relents néophénoménologiques
persistent encore dans ce qui est exhalé par les prétendants à la « philosophie »,
mais dès que ces miasmes sortent du cocon, ils paraissent
abscons, sonnent faux, pédants et ridicules. Ce discours s’est donc
avéré mode. Et cette mode a passé.
Très modestement, et apparemment inspirée par l’empirisme dominant, la
néophénoménologie de Husserl se veut avant tout une méthode d’approche
de l’Erkenntniss. En 1900, il s’agit d’abord de vaincre la dualité dans
l’acquisition du savoir, tel qu’il est vécu à l’Université, c’est-à-dire
entre l’impossible dépassement de la philosophie de Hegel, son
contournement néokantien qui gouverne alors sans verve la pensée
dominante dans l’université allemande, d’un côté, et l’empirisme
positiviste des sciences exactes qui triomphe dans le monde, de l’autre.
La néophénoménologie tente donc de se débattre entre un
« psychologisme » daté et l’empirisme dont elle mesure mal le succès. La critique de
l’empirisme est simple : on ne peut pas constater l’empirisme, qui est
un concept synthétique, abstrait, de manière empirique. Pour appeler
quelque chose expérience, il faut un recul, une vision, une autre
expérience, une intention, une expérience de l’expérience qui n’est pas
dans cette expérience même. L’empirisme est donc environné d’a priori,
de présupposés, d’évidences et de croyances, dont il ne peut pas
lui-même rendre compte. L’insuffisance de l’approche des sciences de la
nature est ainsi établie, et rejoint un large consensus, dont il faut
aujourd’hui rappeler qu’il était limité aux départements de philosophie
de l’Université. Il faut remarquer que cette question, pourtant
pertinente, n’était même pas imaginée en dehors de ce périmètre. Mais
les départements de philosophie de l’Université se prenaient alors pour
les détenteurs de la vérité dans le monde, un peu comme les moralistes
middleclass de l’information dominante aujourd’hui ; aucune de leurs
certitudes partagées par tous les cooptés ne serait donc critiquable
dans ce monde. Montrer les limites du « psychologisme » alors en vogue
était plus difficile. A travers l’action parallèle de la psychanalyse et
de la critique des sciences exactes, cette acception-là de la
psychologie a aujourd’hui disparu, ce qui a contribué à l’occultation de
ses principaux penseurs, de Berkeley à Mach, qui d’ailleurs ne
méritaient aucunement le titre peu adapté de psychologiste. Comme ce
psychologisme est aujourd’hui perdu, en voici la description de Victor
Delbos en 1911 : « Cependant, à mesure que la psychologie est devenue
davantage une science d’observation positive et d’expérience, non
seulement elle a dissipé de plus en plus le préjugé d’une vie mentale
qui ne serait guère qu’une logique réalisée, mais encore elle a été
portée à s’attribuer le pouvoir de ramener aux conditions du milieu
psychologique la structure et le fonctionnement de la pensée logique.
Par là, du reste, elle a souvent prétendu ne faire que manifester d’une
façon particulière sa souveraineté, justifiée par le principe qu’il
n’est rien pour nous qui ne soit, directement ou indirectement, une
donnée de la conscience.
Cette prétention de la psychologie à être toute la philosophie ou du
moins l’essentiel de la philosophie a reçu dans ces derniers temps,
principalement en Allemagne, l’appellation de “Psychologisme” :
appellation dont je ne saurais dire qui l’a inventée – l’inventeur fut
sans doute quelqu’un que la prétention offensait ; et ce n’est pas la
seule fois qu’une doctrine a reçu de ses adversaires le nom attaché à sa
notoriété ; – appellation qui en tout cas convient parfaitement, dès
qu’à l’usage s’efface le souvenir de la petite intention malveillante
qui a pu l’inspirer. Cependant, malgré la force croissante que lui
conféraient les conquêtes de la Psychologie, le psychologisme devait se
heurter à ce qui, dans la connaissance authentique des choses, en
constitue l’objectivité, impossible à résoudre, semble-t-il, en simples
états ou données de la conscience d’où, par action, un effort en vue de
reconstituer avec une rigueur plus systématique la logique
indépendamment de la psychologie, et pour les conceptions issues de cet
effort le nom de “Logicisme”. “Psychologisme” et “Logicisme” sont des
termes nouveaux pour d’assez anciennes choses. Le Logicisme, je viens de
le dire, a été, comme doctrine ou comme tendance, inhérent aux
philosophies rationalistes et même parfois aux autres ; quant au
Psychologisme, n’est-il pas, depuis Hume et même depuis Berkeley, la
caractéristique de l’École anglaise, très portée, comme on sait, à ne
voir dans les rapports logiques que des schèmes, fictifs dans leur
abstraction, de relations mentales concrètes ? N’est-il pas la
disposition la plus foncière du récent pragmatisme ? Cependant c’est
surtout en Allemagne et en Autriche que Psychologisme et Logicisme se
sont rencontrés sous cette forme expresse. Constitué par Brentano, le
Psychologisme est représenté, avec des nuances de pensée d’ailleurs
différentes, par des philosophes tels que Marty, Stumpf, Lipps, Uphues,
etc. ; il a des affinités étroites avec l’empiriocriticisme d’Avenarius,
avec les analyses et les vues d’Ernest Mach, avec la philosophie
immanente de Schuppe et de Rehmke. Contre lui en revanche se dresse le
Logicisme des néokantiens, d’un Hermann Cohen par exemple, et de ses
disciples, ou le Logicisme formaliste d’un Husserl. » (16)
Si Delbos semble nier en 1911 que les néokantiens devaient être comptés
parmi les psychologistes, ce n’est pas l’avis qui a prévalu comme en
atteste Pascal Engel en 1999, qui confirme le psychologisme en
repoussoir des deux grandes tendances pseudo-philosophiques qui ont fait
carrière pendant le siècle : néophénoménologie et pseudo-philosophie
analytique : « On sait que les positivistes viennois furent fortement
influencés, tout comme Einstein, par l’empirisme radical de Mach. Mais
ils le furent autant par le logicisme de Russell. Or ce dernier était,
comme celui de Frege, fondé sur un rejet de l’empirisme millien, et de
la doctrine que les philosophes allemands post-kantiens et néo-kantiens
avaient pris l’habitude de nommer psychologisme. Ce terme fut en effet
introduit dès le début du XIXe siècle pour désigner les interprétations
de la philosophie transcendantale qui logeaient l’a priori kantien dans
des facultés de l’esprit, comme celles de Fries et de Beneke. Au moment
où, dans la seconde moitié du siècle, les théories naturalistes et
empiristes de la connaissance vinrent à occuper le devant de la scène en
Allemagne en même temps que se construisait la psychologie comme
science, le terme de “psychologisme” vint à désigner, à la fois chez les
adversaires et les défenseurs de ces formes de naturalisme, la doctrine
selon laquelle toutes les formes de connaissance, y compris celles qui,
comme les mathématiques et la logique, relèvent de l’a priori, sont
ultimement fondées dans la psychologie humaine. C’est contre ces
interprétations psychologiques de la logique que les fondateurs de la
nouvelle logique, Russell et Frege, s’insurgèrent. Ils cherchaient, tout
comme Husserl, à réhabiliter l’objectivité des jugements mathématiques
et logiques, en défendant une forme de platonisme, contre la réduction
millienne et machienne de ces jugements à des jugements a posteriori
et “économiques”. » (17)
Le courant psychologiste, qui contient pour simplifier toute la tendance
subjectiviste qui va de Berkeley à Mach en passant par Kant, et en
contournant Hegel, était perdu en 1900, notamment sous sa forme
néokantienne, dans de lointaines abstractions sur l’Erkenntnis, assez
hors de portée du concret, des choses, des faits. La néophénoménologie
s’est immédiatement positionnée en critique de cette insuffisance, en
calant son viseur sur les choses, et le concret. Mais ses longs,
douloureux et complexes démêlés avec les catégories du psychologisme, le
retournement de Husserl dans la seconde moitié de sa vie, ont brouillé,
sinon même annulé cette différenciation de sorte que la
néophénoménologie finit par apparaître davantage comme un résultat
achevé et proéminent de cette psychologie en faillite qu’une
distanciation critique, un renouveau fécond, ou un dépassement dans la
perspective.
J’affuble d’un néo cette phénoménologie du XXe siècle, parce que, après
Oetinger, Hegel surtout avait utilisé ce terme cent ans plus tôt dans
son ouvrage intitulé ‘la Phénoménologie de l’esprit’. Ni Husserl, dont
une quantité importante de textes sont dédiés à la description et au
sens de ce qu’est la phénoménologie, ni Heidegger, qui commence son
ouvrage majeur ‘Etre et Temps’ par une définition de la méthode portant
ce nom, ne semblent s’être expliqués de l’identité et de la différence
de cette phénoménologie avec le texte fondateur de Hegel. Mais déjà dans
le terme de phénoménologie lui-même la distance apparaît puisque la
phénoménologie chez Hegel est une hypothèse hardie sur le mouvement de
la conscience, une théorie de la pensée, depuis la perception jusqu’à
l’esprit, alors que chez les contourneurs du XXe siècle, elle est une
méthode d’appréhension de la connaissance, un outil d’observation des
choses. Dans la première acception, celle de Hegel, il s’agit du contenu
de toute méthode, et même de ce qui n’en a pas, dans la seconde, avec
Husserl, il ne s’agit que d’une forme possible d’approche d’un
quelconque contenu. Mais l’utilisation homonyme du terme par les
modestes néo, formalistes du XXe siècle, inaugure une des mauvaises
manières intellectuelles dont on voit ainsi l’origine dans l’Université
tout près de sa décomposition : c’est sans examen comparé et critique,
sans le fonder par la confrontation avec le sens qui lui a été donné
antérieurement, et sans même l’excuse dilettante de l’ignorance dont
pouvaient arguer les téléologues modernes par rapport à la téléologie
classique, que la néophénoménologie occulte Hegel en donnant un autre
sens à ce mot pourtant en usage. Non seulement la confusion n’est pas
évitée, mais il semblerait presque que Husserl et ses suivistes en ont
joué dans l’idée de supplanter ce qui, vu leur silence critique, ne
pouvait que les gêner considérablement.
De manière symptomatique, la néophénoménologie a prétendu à deux
reconnaissances vaines, porteuses de deux glorieuses chimères d’un passé
encore chaud : être une science rigoureuse et être une philosophie ;
dépasser enfin la philosophie qui n’est qu’une Weltanschauung,
transposer enfin le doute cartésien, qui n’est générateur que d’opinion,
dans la certitude scientifique. Ces buts ont été poursuivis avec
l’âpreté de parvenus visant des titres de noblesse et ils semblent avoir
été bien plus importants que l’Erkenntnis visée ou dégagée par la
méthode qui aspirait à de tels sommets. Mais à travers ces ambitions
datées, la néophénoménologie s’avère, en quelque sorte, le phénomène de
l’obsolescence de la science, et le phénomène de l’obsolescence de la
philosophie : l’afflux considérable de pensée sans maître dont le siècle
a été la chambre de résonance a aboli aussi bien toute approche
systématique, rigoureuse et irréfutable que toute connaissance
universelle reversée dans l’escarcelle étriquée de la conscience
individuelle. La démarche néophénoménologique, qui part des présupposés
inverses, est un chemin de croix en réduction de ce trajet. Refaire
Hegel mais en partant du particulier de la chose même, refaire une
phénoménologie et une logique universelle ont surtout témoigné du retard
historique et du nombrilisme nostalgique de la pensée universitaire. La
faiblesse de la critique qu’a rencontrée la néophénoménologie est sans
doute aussi de l’ignorance, du contournement, du mépris ; mais elle
témoigne à son tour de la fonction des théories universitaires après
l’époque où l’Université dominait l’autorité intellectuelle, dont la
néophénoménologie a été un des plus encombrants fleurons : conservation
de la pensée, et pensée de la conservation.
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2. La néophénoménologie
est avant tout un « retour » à la chose. Il s’agit de décrire ce qui est
là. C’est à travers une telle connaissance des choses que l’Erkenntnis
se dotera enfin d’une méthode digne de ses visées, radicalement délivrée
de préjugés. Finis les envolées et les labyrinthes métaphysiques, finies
les déductions de la dialectique et des néokantiens, finies les
asphyxies vaporeuses de la spéculation loin du concret, du factuel, de
l’expérience. L’enthousiasme initial qui a accompagné Husserl à
Göttingen et à Munich s’exprimait à travers un slogan très Sturm und
Drang, « Zu den Sachen selbst ! ».
Mais ces choses que les néophénoménologues se proposent modestement de
décrire, comment les déterminent-ils ? Très simplement : ce sont les
choses évidentes, celles qui sont là, qu’il s’agit enfin de décrire
véritablement. Qu’il s’agisse d’un fait, d’un objet dit matériel, d’un
état de fait, d’une ambiance, d’une idée abstraite, toutes ces choses,
lorsqu’elles apparaissent, sont données telles quelles à l’observateur
individuel. La néophénoménologie ne met pas en cause les a priori, les
évidences ou le donné, au contraire, elle les affirme comme parties
constitutives de l’être-là des choses. L’intuition qui s’origine dans
l’évidence permet même d’élever le donné au rang de principe des
principes : « (…) aucune théorie pensable ne peut nous tromper
là-dessus. Reconnaissons plutôt que chacune d’entre elles n’a pu puiser
sa vérité même que dans les donnés originaires », affirme Husserl (18),
convaincu de la validité de ce dogme du donné.
Ce qui fait le « phénomène » ainsi choisi, c’est le rapport entre ce qui
apparaît de l’objet évident et décrit, et la façon dont il apparaît à
l’observateur. Le phénomène est donc compris d’emblée comme ce qui
abolit la différence fondamentale dans la philosophie classique entre le
sujet et l’objet, parce que ce phénomène est à la fois la description de
l’objet et la description de son observation, et leur corrélation, ou
leur rapport réciproque et particulier. Et la phénoménologie, à ce
stade, consiste à éclairer l’évidence, c’est-à-dire à produire
l’évidence de l’évidence.
Comme la corrélation entre choses et conscience est ce qui détermine le
phénomène, la néophénoménologie apparaît d’abord par le retour à l’objet
et à la chose, comme une méthode expérimentale, voire empirique : la
validation de l’évidence s’apparente à une vérification. Elle permet
l’examen de tout ce que la philosophie, la physique, ou le common sense
ont fait admettre comme étant là, de toutes les valeurs et de toutes les
pensées dominantes, vérifiables ou non : « être » en général, quanta,
table et chaise, liberté ou nouvelles du jour peuvent légitimement
devenir objets d’un examen phénoménologique.
Mais la néophénoménologie est au fond une théorie de la conscience. Ce
qui permet justement à cette conception de la conscience cette mise en
avant des choses, son choix des évidences, c’est l’enseignement
fondamental que Husserl avait reçu de Brentano, et qui postulait que la
conscience est toujours conscience de quelque chose. Ce qui, dans la
néophénoménologie, s’énonce en disant que la conscience est
intentionnelle. L’intention de la conscience, dans cette théorie, est
justement l’évidence, qui est à la fois son a priori et son but, et même
son telos, ce qui mènera Husserl à dire que la vie de la conscience est
régulée par une loi téléologique, ce terme employé dans son sens
classique, de toute évidence. Mais la conscience intentionnelle contient
justement le rapport entre la conscience et la chose qui élimine le
vieux dilemme de leur extériorité réciproque. « Pour Husserl, dit
Levinas, l’intentionnalité garde le secret de notre relation avec le
monde. » (19) L’intentionnalité a été le moteur qui manquait à la
conscience classique, statique face aux choses, lui apportant, dans la
néophénoménologie, sens et but, mais aussi dynamique, mouvement, et même
une sorte de consistance. Au moyen de l’intentionnalité, la conscience
pénètre les choses, et les choses vont à la conscience, déterminant ces
corrélations, ces « phénomènes » dont cette théorie tire sa matière.
Une fois que la chose est choisie et décrite, il s’agit, pour progresser
vers la chose même, « Die Sache selbst », d’opérer une « réduction ».
Une telle réduction est une mise entre parenthèses de certaines
approches ou descriptifs, qui sont identifiés, et répertoriés. La mise
entre parenthèses a pour but la progression vers l’essence de la chose,
que Husserl appelle eidos, idée en grec. La mise entre parenthèses, la
neutralité de l’analyste, dans la réflexion, par rapport à toutes les
modifications possibles des choses, est l’épochè, une sorte d’attitude
réflexive où la prise de parti est refusée, non sans ressemblance avec
certaines attitudes contemplatives orientales.
L’essence d’une chose est ce qui lui est indispensable pour rester cette
chose ; l’essence du jaune ainsi est ce qui, dans le jaune, est
indispensable à une chose pour être jaune : si elle manque de cette
essence, le jaune devient une autre couleur, ou, en tout cas, le jaune
n’est plus repérable. Parce que objet et observation peuvent se
caractériser de manière eidétique indépendamment des faits empiriques,
leur corrélation est un a priori. La « variation eidétique » est une
multiplication des configurations possibles d’une même essence,
présentée donc sous des aspects variés, selon par exemple que
l’observation a lieu sous un angle différent, ou avec un observateur
doué d’un système de référence différent. La variation eidétique que
Husserl définit d’ailleurs comme étant véritablement infinie introduit
ainsi l’impression d’apparences infinies. Chacune des essences
eidétiques contient a priori tous les cas de figures possibles,
c’est-à-dire que, avant même que la conscience ne les rencontre, toutes
les variations eidétiques d’une essence particulière sont déjà
présentes. Une essence ainsi approchée est donc considérée comme absolue
et invariable, et ne nécessite jamais d’être revue ou corrigée. Les
propres modifications de l’imagination s’arrêtent aux limites de la
chose, avant qu’elle ne perde son identité, dans le cadre de son
essence, essence qui révèle, en partie par l’imagination, les limites de
la chose.
La variation eidétique est le fait de constituer une essence à travers
des « Abschattungen » qui sont littéralement des « désombrages », et qui
sont les différentes approches d’une essence : ensemble, ces variations
vont permettre de confirmer et de constituer réellement l’essence.
La « science » des essences, que Husserl a voulu construire à partir de ces
considérations, s’appelle donc logiquement « eidétique ». Il s’agit de
donner un spectacle des essences, « Wesensschau », qui les étale, et
offre ainsi un catalogue des sciences possibles. Car à chaque essence
correspond une science. La science eidétique, ou phénoménologie, qui
devient ainsi la science des sciences, sous-tend toutes les autres.
Par ailleurs, chaque conscience construit un horizon, et l’horizon des
horizons est le monde. Le monde, comme un synonyme de la totalité, est
un terme essentiel pour Husserl, et la néophénoménologie : car toute
chose est dans le monde, présuppose le monde. Le monde reste identique
par rapport à chaque objet, mais il est médiation, il n’est pas pris
comme objet. A travers le monde ainsi décrit, Husserl différencie le
comportement du philosophe ou du phénoménologue et celui de tout un
chacun : épochè, qui est une prise pour objet de l’essence et du monde,
face à « vivre devant soi », où les médiations qui produisent les
changements d’objet ne sont pas prises elles-mêmes pour des thématiques.
A partir de 1913, Husserl proclame la phénoménologie transcendantale. Ce
tournant vers le moi, « l’analyse de la subjectivité comme foyer du
monde », n’est pas suivi par les enthousiastes du retour à la chose même
qui y voient une régression idéaliste. Mais il s’agit bien plutôt d’un
approfondissement logique. Il s’agit de pousser, de manière conséquente,
la méthode esquissée, vers sa propre essence, et cette essence, que
Husserl commence alors à analyser, est la conscience. Il s’agit
d’universaliser l’épochè, ce qui correspond à une mise entre parenthèses
du monde. Le monde, la totalité, devient l’apparition intentionnelle
pour la conscience. C’est bien la conscience la catégorie principale,
celle qui transcende le monde. Le fait de dégager la conscience du monde
en généralisant l’attitude philosophique, l’épochè, est ce que Husserl
appelle la « réduction phénoménologique » ou transcendantale, tout à
fait distincte de la « réduction eidétique » qui permettait d’accéder à
l’essence des choses. Mais en affirmant la transcendance de la
conscience, Husserl positionne la néophénoménologie en tant que théorie
idéaliste, même si lui-même se distanciait formellement, mais nettement,
de Berkeley.
Cette méthode, très brièvement esquissée, n’a pas conduit à des
découvertes retentissantes. Bien au contraire, il semble que le retour
aux choses n’ait servi, pour Husserl, qu’à construire une « philosophie »,
ou plutôt à tenter de construire une philosophie. Les rares
discussions – pas en quantité de papier, mais en qualité d’idées
audibles – autour de la phénoménologie n’ont porté que sur la méthode,
mais non sur ses résultats. Le XXe siècle n’a pas été modifié par ces
débats universitaires et byzantins, et la néophénoménologie a ainsi
surtout échoué dans les deux grands buts qu’elle s’était fixés : devenir
une philosophie, car malgré les professions de foi de Husserl, il a
manqué là justement le dépassement ou tout au moins la confrontation
directe avec Hegel ; et devenir une « science rigoureuse », ce qui est
de la compétence des cooptants, et hors du département de philosophie
cette caractéristique n’a jamais été reconnue à la néophénoménologie,
plutôt contestée, il est vrai, à l’intérieur même de ce département, où
la domination tardive du marxisme et le conservatisme de la philosophie
analytique ont largement contribué à la déconfiture et à la disparition
de la néophénoménologie. Celle-ci ne mérite donc d’être discutée par le
dilettantisme intéressé qu’en tant que ce qu’elle représente dans le
siècle, autant à travers ce qu’elle a formulé de thèmes et de termes qui
se sont incrustés, souvent de manière déformée, qu’à travers son
conservatisme, particulièrement actif dans l’Université, et qui a permis
de policer durablement un certain nombre de disputes. Plus inoffensif du
fait de son hermétisme aussi relatif qu’innocent, ce grand courant de
pensée combine bien tous les autres dont il est question ici : il
capuchonne un vaste territoire défriché par la philosophie, en apposant
ses termes, ses sens, et ses intentions qui restent comme des détours
curieux qui proposent des ouvertures, mais aussi comme des bouchons de
cérumen, qui obstruent des passages et affaiblissent l’attention.
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3. La néophénoménologie est un corpus de pensée du
XXe siècle. Dès son fondateur, Husserl, elle s’est rendue rébarbative et
ingrate : elle demande beaucoup, elle donne peu. Ce n’est pas tant parce
que Husserl, en chercheur, en insatisfait, remettait en cause à travers
un trajet finalement sinueux certains de ses présupposés, mais parce que
certains de ses choix initiaux et fondateurs, non démentis, ne se
laissent pas approprier facilement. L’un d’entre eux, secondaire au
demeurant, est l’affirmation, d’ailleurs nécessaire pour postuler au
panthéon scientifique, que cette phénoménologie ne s’acquiert que par le
travail et que, par extension, toute philosophie à venir est donc
travail ; le laborieux et le maussade, le tortueux et le disgracieux
viennent à la fois confirmer cette maxime et repousser tous ceux pour
qui le travail est une activité de valets et de commis,
et une « philosophie » passée sous cette misère gestionnaire n’est donc que la
somme des élucubrations pénibles et souvent prétentieuses de cette
classe subordonnée qui a accaparé le pouvoir, par défaut. Une autre
allégeance, non moins pénible, à l’idéologie des valets gestionnaires
est l’utilitarisme : sans cesse, les néophénoménologues se demandent, en
incluant leurs lecteurs dans cette introspection, ce que nous aurions, à
force de peine, « gagné ».
Sur la forme, la néophénoménologie, encore davantage peut-être que la
psychanalyse, mais avec beaucoup moins de succès, a développé un jargon
qui lui est propre. Cette propension à créer des mots pour décrire des
idées est d’abord le signe de la poussée de quelque chose qui n’était
pas nommé dans le monde, tout au moins adéquatement, et qui surgit
soudain dans la pensée occidentale. Les progrès de l’aliénation dans le
monde sont en partie contenus dans ce constat d’insuffisance du
vocabulaire préexistant. De nombreux termes conceptualisés ou
instrumentalisés par la néophénoménologie proviennent du sens commun, ce
creuset imprécis de la pensée collective, vaste zone indéchiffrée où la
conscience rencontre l’esprit : le quotidien, l’ambiance, le « on », la
Sorge sont des expressions que les néophénoménologues ont tenté de
hisser à la noblesse des anciens concepts de la philosophie parmi
lesquels figurent les abstractions les plus élevées de la conscience. Ce
n’est pas là une particularité de la néophénoménologie, et de la même
façon, Hegel avait élevé au rang de concepts indispensables des mots de
la langue courante ; mais la néophénoménologie a pratiqué cette
transformation à haute fréquence, avec ardeur et conviction, si bien que
cette extension de son territoire d’expression n’est pas seulement le
débordement parfois nécessaire d’une pensée à l’étroit dans les rets de
la langue académique, mais une volonté délibérée de se créer un
territoire linguistique propre, à la fois signe de reconnaissance et
lieu de rassemblement d’une spécialité naissante.
La création de mots néophénoménologiques est ainsi devenue, assez vite,
un procédé abusif, déjà chez Husserl, mais beaucoup plus encore chez
Heidegger. Il y a là deux sources de formation de mots nouveaux : le
grec ancien, ou les mots qui en sont déviés, comme dans eidétique, ou
noème ou noèse ou épochè ; mais c’est surtout l’allemand, qui permet de
substantiver aussi bien des mots non substantifs (verbes, prépositions,
adverbes), que des agglomérations de mots, dont l’archétype est
l’être-là, Dasein, qui est un substantif de la langue courante, mais
uniquement en allemand. D’autres constructions d’idées ont été élaborées
sans vérification de leur validité dans d’autres langues, l’exemple type
est la Sorge de Heidegger, généralement traduit en français
par « souci ». Or la Sorge tire essentiellement son intérêt pour la
néophénoménologie de la possibilité d’utiliser cette racine de manière
composée. Ainsi les verbes besorgen, procurer, ou fürsorgen, soigner,
approvisionner, ont un lien direct avec l’inquiétude de Sorge en
allemand, mais rien de tel ne serait-ce que dans les autres langues
européennes, où le lien entre leur traduction et le « souci » est perdu.
En jouant de cette possibilité très étendue de la langue allemande
d’agglomérer des pré- ou des postpositions, des adverbes, en accolant
des adjectifs aux verbes pour former de nouveaux substantifs, la
néophénoménologie s’est créé une réserve de concepts inédits, mais qui
n’ont de véritables résonances que dans l’allemand, et qui sont donc
plus une façon de pousser à la limite cette langue que l’exploration
effective de territoires de la pensée. Même un bilingue, en français et
en allemand, ne se reconnaît pas dans ce bidouillage linguistique qui
paraît d’autant plus forcé que parfois c’est l’idée qui produit le mot,
mais parfois c’est le mot, le « travail » sur le mot, qui produit
l’idée. Si l’on reste réfractaire à la méthode, il est peu probable
d’être convaincu par la pertinence du mot obtenu en résultat, et donc de
trouver de la légitimité, voire de l’intérêt dans le développement
autour d’un concept ainsi extorqué. Ce jargon, alors, sombre aussi vite
dans un fort ridicule, et entraîne dans le minuscule les idées qui y
sont développées. Et c’est assez dommageable pour la compréhension
d’ensemble parce que souvent, les notions indispensables de la
néophénoménologie sont formées à partir de ces dérives, insuffisamment
justifiées.
Mais la principale difficulté initiale pour admettre la
néophénoménologie tient dans son premier principe, qui est l’approbation
de l’a priori kantien, qui n’est donc pas seulement le signe du
psychologisme, et son développement dans l’importance non critique
accordée à l’évidence et à l’intuition. La manifestation primordiale de
cette affirmation est cette croyance des néophénoménologues en une
réalité comme donné, dont rend compte Lyotard : « Il n’y a pas une
antériorité logique des catégories ni même des formes par lesquelles un
sujet transcendantal se donnerait des objets, c’est au contraire, comme
le montre Erfahrung und Urteil, une certitude première, celle qu’il y a
de l’être, c’est-à-dire la croyance en une réalité. Husserl la nomme
Glaube, foi, croyance, pour souligner qu’il s’agit d’un
pré-savoir. » (20)
Et ce même auteur cite l’ouvrage de Waehlens, ‘Phénoménologie et
Vérité’ : « Une foi exercée et inéluctable en l’existence de quelque
réel… »
Comme dans toute l’idéologie dominante de cette époque, celle de la
contre-révolution française qui n’a pas encore perçu la révolution
russe, et de la nôtre, celle de la contre-révolution russe qui n’a pas
encore perçu la révolution iranienne, la réalité est donc un donné,
quelque chose qui est déjà là, en vertu d’une foi exercée et
inéluctable, même si Husserl arrive à la conclusion que la téléologie
moderne peut partager, mais du point de vue d’une réalité comme but : la
totalité du réel ne se laisse pas récupérer parce que le réel est
« originaire, immédiat et absolu, qui fonde toute récupération possible ».
Et cette « évidence », qui est une croyance, n’a pas lieu d’être
vérifiée et ne le sera donc pas, par toute la néophénoménologie. Cette
soumission peinarde à l’un des principaux dogmes de tous les scientismes
non hégéliens suffirait déjà à ôter tout intérêt du point de vue de la
téléologie moderne de toute la néophénoménologie ; et il est vrai que
dans la suite, étant construite sur cette prémisse désastreuse, elle n’a
pour nous des points d’achoppement que par hasard, comme un roman, ou
comme le déisme qui réfléchit parfois une pensée pertinente, dans un
contexte et un fatras de présupposés réfutés, obsolètes ou
fantasmagoriques. Ce sont donc ces éclairs, produits par l’époque, qui
méritent qu’on épluche, à grande volée, la néophénoménologie, cette
discipline du crépuscule de l’Université.
Un premier intérêt pour cette démarche se situe dans ce que l’analyse
porte d’entrée sur un moment de la pensée qui se situe avant la
conscience, hors d’elle, une part « antérationnelle » comme dit Lyotard,
un territoire entre la réalité, qui est donc un donné, et la science
physique, qui est empirique, une observation rationnelle. La
phénoménologie est ainsi comprise comme une autre forme d’observation,
mais cette observation ne se contente pas de ce que lui rapportent les
sens, de ce qui est vérifiable empiriquement, parce qu’elle avalise
l’évidence comme fondement même du phénomène. Du point de vue de la
téléologie moderne, toute tentative d’exploration de ce qui n’est pas
conscient, non seulement par ignorance, mais en tant que non-conscience
comme c’est le cas avec cette méthode, et toute tentative liée à cette
exploration et qui consiste à expérimenter des vérifications non
empiriques, pointent vers le désir de domestication, ou tout au moins
d’utilisation de l’aliénation. C’est ce que la néophénoménologie, en
affirmant prélever sa matière avant que les choses n’apparaissent aux
sens, dans « l’intuition », semble promettre.
Mais depuis Kant, les inconvénients de l’a priori sont apparus comme
étant suffisamment rédhibitoires pour qu’une partie importante de la
pensée dominante même s’en dissocie, par exemple avec Mach. C’est chez
les ignares que l’a priori trouve cependant sa meilleure critique,
puisqu’elle y est synonyme d’arbitraire : l’usage de l’a priori par les
agents de la domination, dans leurs activités pour conserver cette
domination, est l’application qui ramène l’a priori dans la subjectivité
où il a été abusé de ce concept en tant que moyen de domination. La
néophénoménologie ne semble pas avoir pris la peine, dans sa
glorification de l’a priori dans l’évidence, de vérifier en quoi elle
est un synonyme d’arbitraire. De plus, l’a priori, qui pourrait passer
pour un présupposé lesté du doute qu’il y a dans le « supposé », est une
affirmation qui génère de l’hypostase. Dans la néophénoménologie,
l’évidence, d’abord naïve, ensuite élevée à la thématique, n’est pas
mise en critique par l’analyse. Il ne s’agit pas d’un présupposé
vérifié, mais d’un a priori confirmé par l’analyse ici essentiellement
comprise comme moyen pour isoler l’objet choisi, et pour le présenter à
travers ses différents constituants qui ne le remettent pas alors en
cause. Cela signifie que le choix du thème par l’évidence ne le rapporte
plus qu’à sa propre essence, elle-même présupposée, mais ne se dément
plus. Et la conséquence d’une telle démarche est l’inféodation à
l’évidence initiale et non sa mise en doute ; si la réalité de Dieu, par
exemple, est une évidence, elle ne sera analysée que dans le but de
trouver, à travers sa réduction eidétique, son essence, et grâce à la
néophénoménologie on aura alors une essence de la réalité de Dieu mais
on ne pourra pas parvenir à une mise en cause de la réalité de Dieu ; on
aurait le même développement avec la platitude de la Terre, si par
exemple on affirmait qu’à l’évidence la Terre était plate – ce que plus
personne ne soutient, même si de voir la Terre plate est précisément
l’évidence. De sorte que la néophénoménologie non seulement s’avère
incapable de déceler, à travers son analyse, les illusions de son temps,
mais contribue au contraire à les éterniser ; le vieux corollaire
critique du présupposé dans la dialectique, son dépassement, est aboli
lorsque ce présupposé, dans la néophénoménologie, est devenu a priori,
intuition, évidence.
La fécondité de l’évidence, de l’intuition, de l’a priori et du
présupposé, pour la téléologie moderne, apparaît lorsqu’ils sont
considérés comme des témoignages grossièrement traduits par la
conscience pour indiquer sa découverte d’elle-même au milieu de
l’esprit. Il ne s’agit bien sûr pas de nier l’évidence, le présupposé ni
même l’a priori (l’intuition, qui doit beaucoup à Kant, reste une notion
plus douteuse). Dans ces figures de la conscience, d’ailleurs plus
différentes qu’elles ne paraissent dans l’énumération, qui la projettent
au-delà d’elle-même, il s’agit principalement d’une reconnaissance. Ce
que Husserl, puis Heidegger, appellent un phénomène, et qui s’origine
dans l’évidence, est le constat que fait la conscience quand elle prend
pour objet une chose, non seulement qui est déjà là, comme le disent les
néophénoménologues, mais qui est déjà universellement reconnue, car
c’est ce qu’indique le « déjà-là ». C’est une des sources principales de
cette fière modestie dont s’enorgueillissent les « philosophes » et la
plupart des « penseurs », après cette amère expérience que font aussi
les dilettantes et les ignares au cours de la vie : leurs propres idées,
qu’ils croient nouvelles, sont presque toujours déjà au monde, souvent
avec un nom, et parfois avec des descriptifs et des déterminations
précises, issus de minutieux débats souvent publics. C’est ce que les
phénoménologues traduisent en classant leurs phénomènes dans la
catégorie de ce « déjà-là », Dasein, trivialité qui leur paraît si
absolue. Les objets, concrets ou abstraits, auxquels ils appliquent
leurs analyses sont déjà là, évidence indiscutable tant qu’on se situe,
comme eux, dans un monde dont il n’est pas question de sortir.
Mais ce qui est déjà là est la pensée générale de l’humanité qui, par
d’innombrables et complexes médiations, a constitué et cette chose
distinguée au moyen d’un phénomène et cette conscience qui s’en empare, et qui
ne sont toutes deux que des moments de ce mouvement – et ce sont des
moments de l’ordre de la péripétie qui ne s’élèvent
qu’exceptionnellement, par un nouveau déferlement d’innombrables et
complexes médiations à être des moments constitutifs ; c’est ce que
Hegel décrit avec une certaine précision dans ‘la Phénoménologie de
l’esprit’. L’être-là lui-même – la catégorie du Dasein si on parle dans
le langage de la philosophie et de la postphilosophie – n’est lui-même
qu’une représentation évasive, arbitraire et hypostasiée du mouvement de
vérification permanent, dont la conscience est une particularité, une
particularité seulement. La grande difficulté pour la conscience semble
être de prendre en compte ce mouvement, comme un mouvement dont elle est
issue : il lui faudrait donc d’abord inverser l’ordre hiérarchique
communément admis entre conscience et esprit, où la conscience bien sûr
domine très largement, ce qui est aussi une banalité de base admise sans
examen par la néophénoménologie. Il lui faudrait ensuite tenir compte
des modifications au fur et à mesure et du fait que les vérifications
menées par la pensée dans son ensemble altèrent les conceptions mêmes de
la conscience, cette pensée séparée mais pourtant soumise à cette autre
pensée, commune et générale, qu’elle contemple grâce à sa séparation.
L’a priori kantien sur le temps, par exemple, commence à être modifié à
travers les résultats de la théorie de la relativité, ce qui modifie
fondamentalement ce que les néophénoménologues appellent la « structure »
de « l’être-là » ; il en va de même du rapport entre la souffrance et
le plaisir, qui s’est inversé dans la morale au cours du XXe siècle. Les
conséquences de ces deux modifications sont déjà incalculables, alors
que les phénomènes de ces modifications sont relativement simples :
leurs principales causes sont circonscrites, leur mouvement a été marqué
par des théories, on peut même les réduire à quelques individus qui ont
signé ces réflexions, ils contiennent des raisonnements apparemment
encore peu déformés par l’aliénation, et leur progression à travers la
pensée du siècle n’a pas été suffisamment massive pour qu’on en puisse
suivre la silhouette.
Or c’est justement ce mouvement réciproque entre la validation des
« phénomènes » par la conscience, et la validation des « idées »
qui en sont les conséquences par l’esprit, qui est la tentative ambitieuse du
présent ouvrage. Il s’agit en effet de commencer à attaquer les
médiations de l’esprit, et de comprendre comment elles se nourrissent
avec, à l’occasion, la conscience comme moyen. L’exemple appliqué ici
est de savoir comment la néophénoménologie est née de ce véritable
phénomène de vérification et de validation par l’esprit, et ce qu’elle
en modifie. Car dans la tempête permanente de vérification que traverse
l’esprit, la vérification elle-même n’est pas achevée, et s’il est
difficile, à travers la mauvaise visibilité qu’elle génère, d’affirmer
que tout y est faux, il n’est pas incohérent de soutenir, d’abord, que
rien n’y est vrai. En d’autres termes : le retour à la conscience que
les néophénoménologues appellent évidence, a priori, est lui-même
changeant, hautement discutable. Dans le lent mouvement des paradigmes
de l’humanité se pose une série de questions fondamentales : comment ce
monde de mirages change-t-il ? D’où vient-il et où va-t-il ? Comment
agit-il sur lui-même ? Comment utilise-t-il la conscience dans ce
processus ? Et on remarque avec la dernière question qu’elle est une
inversion fondamentale de celle de la néophénoménologie pour qui la
conscience, simple commando d’élite détaché, reste le quartier général
de la pensée, tout comme la réalité reste, pour elle, un donné.
La téléologie moderne est la reprise d’une question ancienne, que Hegel
avait traitée de manière justement phénoménologique : comment dépasser
la conscience ? Pour Hegel, ce dépassement procédait d’un mouvement
immanent de la chose même, la conscience justement. Pour la téléologie
moderne, ce dépassement n’est pas là, il n’a pas de correspondance dans
la catégorie du Dasein, il est à faire, c’est un projet, qui aboutira,
ou non. C’est le but de l’humanité qui détermine ce dépassement de la
conscience, cette sortie de l’ahurissement inhérent au phénomène, le
thaumazein, qui semble ne se vérifier que dans la conscience. Les
néophénoménologues ont évacué cet ahurissement de la conscience devant
le phénomène, et son corollaire, qui est de trouver insupportable qu’il
puisse exister quelque chose comme un phénomène. Toute la ‘Logique’ de
Hegel est l’expression de cette insatisfaction profonde devant le
phénomène, parce que le phénomène est une forme particulière de l’esprit
intervenant dans la conscience, une des pires contradictions de
l’humanité – en tout cas de l’humanité actuelle, qui est essentiellement
conscientocentrique. La logique de Hegel, ainsi, est la suppression de
la contradiction, du thaumazein, la réduction du phénomène, la noyade de
l’océan de l’esprit dans le verre de la conscience. C’est la logique qui
triomphe, mais le prix de ce triomphe est la perte du contenu : le
dépassement du phénomène chez Hegel est une réconciliation dialectique
au détriment de l’ambiguë et incongrue diversité anarchique soulevée par
l’indomptable phénomène – et par la suite par la néophénoménologie –, le
contenu. Chez ces néophénoménologues, cependant, le contenu est perdu
d’une manière plutôt dérisoire, dans la satisfaction avec le phénomène,
qui n’a plus rien d’un phénomène dès qu’il a perdu son côté dérangeant
et qu’il devient un simple descriptif de la conscience à la conscience
de ce qui est là, un jeu de description devant le miroir où la
description réussit et satisfait à tous les coups. Le phénomène, qui est
critique non systématique de ce qui est là, disparaît dans la tentative
initiée par Husserl, qui justement se soustrait à la critique qui
justement se manifeste de manière systématique, comme l’avait montré
Hegel : la critique doit s’ériger en logique, en système, devant
l’incongruité intolérable du phénomène, devant l’aliénation dont le
phénomène est l’une des formes de l’intrusion dans la conscience.
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4. Du point de vue de la téléologie moderne, il
faut saluer la conscience de la nécessité de la mise à plat préalable,
de la proposition méthodologique de juger sur pièce, contenue dans le
retour à la chose, implicite dans la méthode phénoménologique. La
description, en effet, est devenue nécessaire à une époque où l’étendue
de la connaissance rend suspecte « le présupposé connu » : les disputes
en général, et la part du négatif en particulier, sont presque toujours
mal connues par ceux qui en débattent contradictoirement. Ce défaut
d’instruction, si souvent imputé à l’autre et utilisé de manière à
justifier une autorité intellectuelle, a probablement coûté de
nombreuses vies, et beaucoup plus ralenti le débat universel que les
raccourcis qu’il permet n’ont permis de l’accélérer. En tout cas, même
si les descriptifs sont toujours fastidieux quand on les compare à
l’action, ces constats sont indispensables dans la construction des
projets. La volonté initiale de la néophénoménologie correspond au moins
à cette tentative de proposer une approche commune et universelle.
Il reste d’ailleurs douteux qu’une approche universelle soit nécessaire
dans la méthode cognitive. Le but d’une méthode de savoir, au contraire,
paraît devoir se déduire de la pratique et de son but, et non induire un
comportement pratique ou un but déjà là, un but téléologique au sens
classique du terme : la téléologie moderne, au contraire de la
néophénoménologie, est un projet, pas un constat. La néophénoménologie
dévoile sa misère fondamentale dans son but initial : ce n’est qu’une
méthode pour accéder à la connaissance, cet outil parmi d’autres pour
construire des projets. Elle se contente d’accréditer ce qui est là, et
se propose de l’observer, dans la croyance apparemment non questionnée
de l’intérêt immanent ou absolu de cette observation, et de la justesse
a priori de cet être-là. Il semble d’ailleurs que les néophénoménologues
aient repris de Hegel, avec moins de hauteur mais plus de ferveur,
l’idée du savoir absolu qui participe au conscientocentrisme à travers
d’affligeants sophismes, comme celui signé Sartre à l’époque où il
jouait au néophénoménologue : « Savoir, c’est savoir qu’on sait, disait
Alain. Disons plutôt : tout savoir est conscience de savoir. » (21)
Les alternances entre les diktats de la déduction et la soumission à
l’étant de l’induction paraissent d’ailleurs se fertiliser mutuellement
en apportant la vision d’ensemble de la déduction au concret et au
vérifiable de l’induction. La néophénoménologie a été un début de
réponse à ce doute méthodologique, dans la mesure où elle se démarquait
aussi bien du systématique que du pragmatique, en tentant de cibler son
intervention en amont des sciences naturelles. Il y a là une tentative
de description du territoire que les penseurs qui se disaient
philosophes après Hegel espéraient pouvoir être leur terre : cette zone
mal défrichée entre la pensée consciente et son objet, cette
intentionnalité, dont Husserl avait fait le principe de la conscience.
Quoique l’introspection de la pensée occidentale eût déjà beaucoup
travaillé cette zone, son sol, qui était sans propriété, se rétractait
avec tant d’obstination que les sciences exactes le contournaient
prudemment. La revendication de cette propriété, justement, est ce qui
différencie ces néophénoménologues professionnels en quête de
spécialité, et la pensée dilettante de la téléologie moderne, nomade
entre les petites chapelles closes de la conscience et les vastes
déserts évanescents de l’aliénation qui, il est vrai, se sont
outrageusement développés depuis : là où aucune méthode n’a plus pied,
là où l’Erkenntnis et le savoir apparaissent comme des encroûtements, là
où les constats se dissolvent au vent des événements, il faut user de la
déduction comme si elle était une voie royale issue de la totalité, et
de l’induction comme le vandale nécessaire à troubler l’absolutisme de
la voie royale en lui remontrant toujours la logique possible du
concret, les crochets et les uppercuts du fantôme de la réalité.
Mais on voit bien en quoi la néophénoménologie a le profil d’une
Weltanschauung qui lui survit : elle ne doute pas du réel comme donné,
elle y croit même ; elle l’examine de l’extérieur, en incluant dans son
examen le fait d’examiner ; et, au lieu de construire à partir du
prodigieux étonnement de cette unité entre mouvement de la pensée
subjective et objet, elle laisse l’objet aux naturalistes et se replie
dans l’examen de la pensée subjective. Il est possible ici de tracer la
distance par rapport à la téléologie d’aujourd’hui : cette dernière
découvre le réel comme but ; et elle cherche et requiert dans l’examen
inquiet du fait la trace de ce réel, et les conséquences de tout ce qui
le constate : le constat est ce qui nous sépare, nécessairement, du réel
comme but, nous devons faire des constats, mais les constats sont
toujours une médiation, une procrastination, un détour.
La pensée du XXe siècle, comme la philosophie qui l’a précédée, s’est perdue dans le
constat, et a fini par hypostasier le constat à tel point que chacune
des phases du constat a été affirmée être réalité. C’est une absurdité
dont la néophénoménologie a été l’un des meilleurs représentants, mais
que l’activité débordante de l’aliénation a non seulement fondée, mais
ridiculisée, comme la téléologie moderne a commencé de le signaler.
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5. Pour les néophénoménologues, la conscience
questionne l’évidence, va à la chose, avec une intention. La conscience
atteint, dans ce courant de pensée, ce qui a véritablement permis le
conscientocentrisme du siècle : il n’y a pas de pensée en dehors de la
conscience, il n’y a pas de pensée non consciente. La pensée a son siège
dans le moi, et nulle part ailleurs, Kant est confirmé. Alors que, en
particulier dans le pragmatisme anglo-saxon, l’autorité intellectuelle
commence à s’interroger sur la pensée qui s’échappe à elle-même –
William James va même jusqu’à nier l’existence de la conscience, et
Russell l’approuve –, alors que le marxisme même considère la notion
d’aliénation, alors que la psychanalyse tente de récupérer toute cette
pensée échappée dans l’inconscient, la néophénoménologie, Husserl en
tête, glorifie uniquement la conscience.
Au début de cette école, la conscience est intentionnalité. Si
l’intentionnalité peut se traduire par l’idée de projet, la démarche
néophénoménologique ainsi réduite s’apparente à une préoccupation proche
de la téléologie moderne : l’objet de la conscience n’est pas en et pour
soi, il est lui-même issu d’une évidence (qui n’est pas perception ou
seulement perception, et qui n’est pas non plus synthèse a priori),
elle-même issue de cette pensée collective qui est l’esprit et qu’il ne
convient pas d’appeler la conscience puisque, malgré leurs multiples
interactions, esprit et conscience s’opposent. De ce fait, objet et
sujet ne sont plus radicalement opposés, il y a, à travers
l’intentionnalité, un projet subjectif qui fait l’objectivation, qui va
vers une tentative de maîtrise qui a un sens parce qu’elle a un projet
et donc un but. Husserl tente de prendre en compte, avec la chose, ce
qui vient directement avant la chose, si on se place dans l’optique de
l’observateur, à savoir l’observation elle-même. L’objet de l’analyse,
le « phénomène », est ainsi la chose et l’observation de la chose, pris
en un seul tenant. Par là, la phénoménologie parvient, elle aussi, aux
abords des conséquences les plus remarquables de la physique de son
temps, qui constate que l’observation fait partie de la chose, à moins
que ce ne soit la chose qui ne soit une division de l’observation.
L’intentionnalité ressemble aussi à la libido des psychanalystes, dans
la mesure où elle concentre le sens et la dynamique de l’observation,
l’énergie et l’intensité qui va de l’individu au but, comme le désir.
L’idée du sens est d’ailleurs dans la définition de l’intentionnalité,
par rapport à la conscience : il y a toujours conscience de quelque
chose. L’intentionnalité se manifeste comme critique d’une chose
en soi : l’intentionnalité relie la chose et le sujet qui a l’intention. Mais
il faut nuancer ce constat de plusieurs façons : d’une part, Husserl
conserve une chose en soi dans le phénomène, phénomène qui peut être
posé en sujet et qui agit ; d’autre part, le terme de conscience non
affublé d’un complément d’objet peut prendre simplement le sens d’une
généralité de la pensée particulière et individuelle, comme dans
certains de ses usages dans la téléologie moderne, et peut donc, contre
la néophénoménologie, être soutenu comme objet à part entière : la
conscience agit en effet, mais sans être pour autant en et pour soi.
Enfin, Husserl lui-même, à partir de 1913, a fini par dégager de la
tourbe des choses un résidu de « conscience pure », qui n’est plus
conscience d’aucun objet et qui redevient donc cette conscience en soi,
et même pour soi, qui avait été si fermement niée dans « Zu den Sachen
selbst ».
L’originalité de cette phénoménologie est qu’elle met entre parenthèses
tout ce qui relie le sujet à l’objet, sans l’exclure, et qu’elle tente
ainsi de dépasser l’opposition séculaire entre objet et sujet. Les mises
entre parenthèses successives des présupposés, préjugés, et actions du
sujet sur la chose sont constitutifs du phénomène qui doit permettre,
par ce cheminement qui ne nie pas la subjectivité, mais qui la suspend
dans le cours du mouvement, d’accéder à la chose même. Cette prise en
compte et mise en jeu est ce que Husserl a appelé « réduction ». Le
résultat de cette réduction est, en principe, l’essence de la chose, l’eidos :
on dépouille provisoirement la chose prise pour objet de tout ce qui
n’est pas essentiel. A cette clarification il faut sans doute opposer sa
principale limitation simplificatrice : toute chose est sans doute
définie par son essence, mais l’essence n’est pas définie, comme dans la
néophénoménologie, par son invariance, qui n’est qu’a priori. Réduire
l’essence à l’invariance de l’essence revient à éliminer le véritable
phénomène de la pensée : l’aliénation, dont la figure la plus
représentative est la modification de l’essence d’une chose (la musique,
par exemple, avait pour essence le beau, avant que cette essence ne
devienne la marchandise).
L’infini, bien entendu, est tout à fait approuvé et indiscuté, dans la
néophénoménologie. La « variation eidétique », qui est une
multiplication des configurations possibles de l’essence d’un même
objet, présenté sous différents aspects, est donc une apparence infinie,
mais Husserl la perçoit comme véritablement infinie, il oublie que
l’apparence d’infini n’est pas l’infini. L’exigence néophénoménologique
de l’explication rejoint bien, dans un tel infini, le refus d’expliquer,
qui est un fondement corollaire de cette méthode. On sait que Heidegger,
en particulier, a toujours évité de répondre aux critiques et aux
objections. Une théorie que ses auteurs refusent de soutenir
publiquement, c’est-à-dire de confronter, vise d’autres objectifs que la
vérité. Et si Husserl, malgré son infinitisme, qui a aussi une fonction
d’interdiction du débat public, reste un penseur profondément honnête,
et préoccupé par la vérité, cette qualité ne paraît plus avoir été
intégrée comme attitude fondatrice par ses successeurs. Là aussi, la
dégradation est rapide quand on passe de Husserl à Heidegger, puis à
l’étage encore inférieur, Sartre, qui a tenté de donner une
justification néophénoménologique à sa propre mauvaise foi, montrant par
là surtout que l’on pouvait se dire néophénoménologue en ignorant tout
de la sincérité et de la vérité.
La transcendance de la néophénoménologie, proclamée par Husserl à partir
de 1913, qui effectue un tournant vers le moi, « l’analyse de la
subjectivité comme foyer du monde », peut se résumer dans cette phrase :
« La nature est relative et l’esprit absolu. » La conscience
(esprit et conscience ne sont pas opposés dans cette théorie) devient la
totalité des événements intentionnels. La conscience possède un être
absolu, alors que les objets du monde ont un être relatif au sujet. Je
peux douter de tout, sauf de l’être de moi-même, pensait Descartes ;
Husserl pense que l’être de la conscience seul n’est pas relatif, ne
peut pas être biffé. Le monde peut être mis entre parenthèses, peut être
biffé de la liste des essences, il restera toujours la conscience
absolue. La conscience absolue est le résidu de l’anéantissement du
monde. Il y a un Vollzugs-Ich (moi-accomplisseur, ou moi qui exécute),
qui est le moi pur qui ne se laisse pas rattraper par une objectivation
mondanisée. Ce Vollzugs-Ich est le moi transcendantal : je suis un être
qui ne se laisse pas réduire à une objectivité.
Cette affirmation marquée de l’idéalisme aprioriste kantien a beaucoup
été perçue comme une trahison de Husserl envers sa propre méthode, qui
partait des choses, et de leur description dans le courant même de leur
mouvement. Mais elle procède davantage d’une nécessité inhérente à la
méthode elle-même : recherchant l’essence de la méthode, c’est vers la
conscience comme initiateur que Husserl s’est logiquement tourné. Il y a
là une mésaventure de la pensée depuis Berkeley : à chaque fois que
l’indignation naturaliste, pragmatique ou simplement inductive se dégage
des labyrinthes sans force de la métaphysique, la réflexion depuis ce
qui est perçu reprend la perception elle-même ; et la
pensée qui la fonde, en premier la conscience, puis l’esprit,
apparaissent à un moment du cheminement dans la direction opposée à ce
qui est perçu. Lorsque, comme Husserl, on ne rebrousse pas chemin à ce
carrefour périlleux et sans indications, alors, généralement, seule la
voie qui va vers l’esprit propose suffisamment d’ampleur pour embrasser
la totalité, seule la route caricaturée en « idéalisme » ouvre
suffisamment de perspective et de sens pour expliquer l’ensemble qui a
fourché à ce carrefour ; alors que le chemin sec et mécanique qui ramène
toujours aux choses, et à la surface, semble limité à fournir des
explications même sur lui-même, et manque cruellement de vision
d’ensemble. Même si la transcendance de la néophénoménologie mériterait
d’être discutée, et que « la conscience absolue » ne mérite même pas
cette forme de critique à partir du moment où l’absolu est considéré
comme une imposture, on ne peut pas seulement incriminer la vaine
tentation de Husserl de devenir un philosophe, pour avoir bifurqué vers
ces constats sur la pensée, dont il ne pouvait d’ailleurs pas ignorer
qu’ils seraient peu populaires parmi ceux, si importants pour sa
néophénoménologie, qui cooptaient : c’est véritablement une conséquence
ontologique, c’est l’aboutissement à contre-courant d’un
approfondissement, qui marque justement cette sincérité dont un Sartre
ignorait l’existence. De même, mais avec un effroi apparemment
véridique, les surréalistes ont rebroussé chemin à ce même carrefour,
quand ils ont vu qu’il ouvrait sur l’absolu. Cette notion, qu’il faut
endosser ou combattre, Husserl au moins l’a endossée.
Peu évidente, la méthode phénoménologique n’a pas suscité d’adhésion
passionnée après ses tout débuts dans les cercles universitaires
allemands. Au mieux, certains tics de pensée, l’élargissement du
vocabulaire, et la conception générale qui consiste à prendre son temps
dans la description de « phénomènes » ont été copiés partiellement. Mais
il manque très nettement l’enthousiasme qu’aurait ouvert la grande route
déblayée par Husserl, et qui aurait permis à des chercheurs, du plus
humble au plus génial, de tracer les grandes découvertes du siècle avec
cet appareillage taillé à la mesure de leur tâche et formé à la forme
même de leurs mains et de leurs esprits. Là encore, il n’a été que de
bon ton pendant un temps, lorsqu’on était penseur universitaire, de
laisser apercevoir par des bribes de mimétisme, principalement
langagier, qu’on connaissait la néophénoménologie ; mais la méthode
elle-même n’a rien permis, n’a pas ouvert, n’a pas élargi, n’a pas
creusé, et n’a pas été elle-même creusée véritablement après
l’infatigable Husserl.
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6. Notre rapport conflictuel au passé, jalousé et
admiré, méprisé et répudié, contraint chaque époque à son flot de poses
anachroniques qui tire l’époque précédente dans des grandeurs parfois
grotesques ou qui engendre des occultations. Le penseur du XIXe siècle,
de Hegel à Marx, en passant par Kant et Nietzsche, a profondément hanté
la profession, elle-même déjà anachronique, de « philosophe »,
d’université ou non. Et si le XXe siècle pouvait s’enorgueillir d’un
penseur d’une stature approchant ceux du siècle qui l’a précédé, ce
serait sans aucun doute Martin Heidegger. L’auteur d’‘Etre et Temps’ a
seul en son temps manifesté cette hauteur et cette profondeur, cette
vision compacte et précise, à la fois laborieuse et brillante, pleine de
ce complexe équilibre de prudence et d’audace, d’habiles cohérences et
d’hypothèses maîtrisées. A partir de la néophénoménologie husserlienne,
il a ouvert des champs de réflexion assez vastes, proposé un ton et
pointé des horizons directement liés aux forages qu’il avait commencé
d’entreprendre.
Son retentissement a été puissant, à travers toute l’Université de la
seconde moitié du siècle, et même un peu au-delà de l’Université,
puisqu’il a marqué tous les penseurs de la pensée rampante française, de
Sartre à Foucault, en passant par Merleau-Ponty, Levinas et Derrida,
toute la pensée universitaire allemande végétant dans l’Allemagne de
l’Ouest, les Jaspers, Arendt, Jonas, Gadamer, de manière moins
primordiale, l’école de Francfort, et on trouve ses traces aux
Etats-Unis et jusque dans le postsituationnisme décati, d’Agamben à
Tiqqun. Ce succès est d’autant plus remarquable qu’il est feutré :
Heidegger, en effet, était encarté au parti national-socialiste
allemand, celui de Hitler, ce qui, depuis la défaite de ce parti, est
resté un des graves dilemmes de ce siècle quand il se donne des
ridicules : entre ceux qui ne peuvent pas l’excuser, et ceux qui peuvent
l’excuser, en effet, ce néophilosophe a gagné une image de maudit mou,
et de persona non grata tolérée. La distance entre son discours et la
politique du parti nazi, du reste, est si grande que le lien n’est pas
évident, à moins de le considérer sous l’angle du conservatisme, qui en
effet les unit. Sa renommée, par conséquent, ne s’est pas épanouie comme
elle l’aurait mérité du fait de la victoire de son autre parti, celui de
l’autorité intellectuelle des spécialistes de la philosophie, à la suite
de la grande répression de la révolution russe qu’a été la guerre d’Etat
de 1939-1945.
Mais si Heidegger a réussi à séduire et peut-être même à convaincre tous
ces ayants droit de l’autorité intellectuelle, il lui manque cependant
le petit quelque chose qui avait fait la grandeur de la philosophie
allemande cent ans plus tôt. Il a principalement manqué à Heidegger
d’être de son temps. Ce qui lui restait caché dans les couloirs de
l’université de Marburg, c’est que le monde s’étendait au-delà de
Hartmann, en ce sens que les questions de la philosophie elle-même
n’avaient plus le même intérêt, la même acuité qu’à l’époque où Hegel
avait fixé l’essentiel de la pensée dominante après la révolution
française : la mort de la philosophie en tant que connaissance
universelle dans la conscience a eu pour effet, au XXe siècle, de
produire ces apprentis philosophes qui ne savaient pas de leur monde ce
qu’un philosophe doit savoir, parce que le centre de gravité du savoir
et de la pensée en général s’était déplacé de la conscience à
l’aliénation, ou plus exactement, a fait apparaître l’hypertrophie dont
a bénéficié la conscience dans l’histoire depuis la révolution
française. Heidegger, en tout cas, n’a jamais compris qu’il vivait à
l’époque de la révolution russe, et quel flot de pensée, sans dieu ni
maître, son temps charriait. Aussi, barricadé dans la petitesse de la
philosophie dépassée, incapable d’en envisager seulement les limites,
hors de prise sur la nouveauté d’une époque avalanche, il a bien porté
le costume de Hegel, mais, plus petit de plusieurs pointures en tout,
nostalgique, péremptoire et soucieux, il y flottait, souvent avec
beaucoup de ridicule, ce que seuls les étudiants en philosophie, qui
ambitionnent le même costume, ne pouvaient pas voir ; quant aux ignares
et à la majorité des dilettantes, occupés à des préparatifs plus
tranchants, ils n’ont marqué à l’égard de cette curieuse synthèse entre
le philosophe originel et le remake de Diogène Teufelsdröckh que
l’indifférence qu’elle a donc aussi méritée. Ainsi, drapé sans logique
et sans effectivité autre qu’universitaire dans un passé rêvé, Heidegger
a posé une sorte de figure du XXe siècle, qui ne serait qu’une
caricature si son conservatisme inventif n’avait joué aucun rôle.
Heidegger est connu pour avoir repris la question de l’être, l’une des
questions les plus anciennes de la philosophie grecque. Même s’il est
tout à fait scandaleux d’ignorer ce qu’est l’être – et ce scandale est
d’autant plus généralisé que la tentative de réponse de Heidegger n’a
pas abouti –, c’est aussi parce que les systèmes de valeur élaborés dans
notre société en plein essor de l’aliénation ont relégué la question
ontologique à un second plan assez mérité. De sorte qu’avant d’entrer
dans la différence que Heidegger a soulignée entre être et étant, un
examen rapide des conditions dans lesquelles Heidegger reprend ce thème
s’impose.
L’être est d’abord présenté sous forme de question, et la recherche de
la question est présentée comme préalable à dire ce qu’est l’être.
Heidegger ne nous livre non seulement pas la réponse, mais il ne livre
pas non plus la question, dont l’élaboration est abandonnée en route.
Une autre question surgit donc : quel est le but de cette démarche
inachevée ? Pourquoi poser la question de l’être, dans quel but ? Si la
réponse devait se trouver chez l’auteur, nous sommes réduits à des
conjectures, et si elle transcende cet auteur, elle est bien encore
davantage un jouet de spéculations. Du point de vue du résultat, par
exemple, il est déjà possible de proposer le but suivant : la question
de l’être, posée par la néophénoménologie, a pour but la glorification
de ce qui est là, à travers ce qui est ; et si nous voulions reprendre
cette question sans la néophénoménologie, la piste la plus téléologique
nous amènerait à la considérer comme une glorification de l’Erkenntnis.
A travers cette question, essentiellement, se manifeste le conservatisme
de la néophénoménologie.
C’est au moyen de la méthode de Husserl, la néophénoménologie, que
Heidegger se propose de déblayer ce qui devrait permettre de dégager la
question de l’être. L’utilisation que fait Heidegger de cette méthode se
concrétise principalement en deux techniques. En premier, ce qui est
appelé « analyse » se résume à un descriptif subjectif des termes et
notions utilisés. Ce n’est pas tant l’abus manifeste du terme d’analyse
pour désigner ce qui est décrit, c’est le manque d’analyse, au sens
dialectique du terme, c’est-à-dire comme détermination de la position et
de son mouvement, qui confère une lourdeur et un immobilisme à toute
cette recherche ; et la dérive avec les mots pour suppléer par la
variation eidétique à cette parade statique, qui va parfois jusque dans
le comique involontaire, achèverait de décrédibiliser toute l’entreprise
auprès d’un critique même modérément sceptique.
Mais c’est surtout que l’évidence et l’a priori sont fortement
réquisitionnés, ce qui permet de dégager « l’être-là » comme une sorte
de préalable à l’être. Cette prise de position ne se déduit pas de
celle, plus ancienne et fort courante, qui affirme que l’être-là n’est
qu’une détermination de l’être, et que c’est bien plutôt l’être qui est
le préalable de l’être-là. Et cet être-là, grandi et magnifié, n’est
nulle part chez Heidegger envisagé comme une simple capacité à diviser
ce qui est, comme une simple hypothèse pour différencier, que ce soit le
tout et les parties, ou les différentes parties entre elles. Au
contraire, l’être-là est hypostasié, absolutifié, à tel point qu’on le
retrouve souvent comme sujet agissant. Par le recours à l’évidence et à
l’a priori, l’être-là existe seulement dans le monde. Le monde devient
donc à son tour une hypostase, un absolu et un sujet agissant. Pas
davantage que pour l’être-là, Heidegger n’envisage pour le monde de
n’être que la représentation de la totalité, une hypothèse bâtie pour
élaborer des projets, eux-mêmes en discussion et en cause. Le monde,
comme l’être-là, sont, dans cette déclinaison de la néophénoménologie,
des certitudes absolues, faites de la même indestructible évidence que
ne l’est la matière pour les matérialistes : c’est en ces notions,
également de manière évidente et a priori, que réside la réalité, elle
aussi par conséquent « être-là » « dans le monde ».
Aussi, Heidegger énonce un premier bilan sur la recherche de l’être sous
forme de quatre questions (22) :
1. Pourquoi dans la tradition ontologique,
c’est-à-dire depuis Parménide, le phénomène du monde a été sauté ; et
d’où provient le retour perpétuel de ce sauté ?
Réponse téléologique : Parce que le monde n’est que la représentation
humaine de la totalité ou de l’esprit, et que la tradition ontologique
ne se pose pas la question de l’être, mais de la réalité ; et il n’y a
pas de retour perpétuel de ce sauté.
2. Pourquoi ce phénomène sauté est remplacé, en tant que thème
ontologique, par l’étant innerweltlich (intérieur au monde) ?
Réponse téléologique : Parce que le monde est hypostasié, parce que
l’étant est hypostasié, parce que le particulier, dont la pensée se
réduit à la conscience, est hypostasié, parce que la réalité est perçue
comme un a priori, comme une évidence.
3. Pourquoi cet étant est-il d’abord trouvé dans la « nature » ?
Réponse téléologique : Parce que la nature est hypostasiée et parce
qu’elle est posée a priori comme extériorité à la pensée. Et parce que
le monde hypostasié n’est pas vécu comme la représentation de la
totalité, mais comme la représentation de la réalité qui est, elle,
posée a priori comme l’ensemble du donné extérieur.
4. Pourquoi ce complément vécu comme nécessaire se fait-il à l’aide du
phénomène de la valeur ?
Réponse téléologique : C’est ici qu’arrive la limite d’une réponse au
questionnement de Heidegger. Sa méthode, en effet, enfile comme
découlant l’un dans l’autre le fait de poser comme présupposé l’être-là
et, après l’être-là, le monde. Si l’on n’est d’accord ni avec l’une ni
avec l’autre de ces « analyses », ce qui en découle, comme la question
de la valeur, ne peut plus s’aborder que dans le cadre proposé par
Heidegger. Dans cette quatrième question tout serait à reprendre et à
reconsidérer : le contexte, le fait que l’étant trouvé dans la nature
soit un complément vécu comme nécessaire, le fait que la valeur soit un
phénomène, et le fait que la valeur, phénomène ou non, ait ici ce rôle,
et même aucun autre à jouer. Mais ce point est intéressant parce qu’il
montre, non seulement comment la néophénoménologie appliquée bifurque
dans l’abscons, mais aussi comment elle quitte le pôle de l’intérêt du
dilettante, qui, s’il ne connaît pas la philosophie, peut maintenant
aussi la relativiser en soulignant, comme pour les mathématiques, ses
dérives autoalimentées, c’est-à-dire ses pertes de contact avec
l’élément du dilettantisme, la pensée générale, l’esprit, à force de ne
plus écouter les objections et les critiques.
Si le monde, dans la téléologie moderne, apparaît
comme n’étant que la représentation de la totalité, l’être aussi est la
représentation de la totalité, mais dans son expression à la fois plus
complète et plus indéterminée : l’être est la représentation, à la
conscience, de la totalité plus chaque chose. C’est d’ailleurs une
conception de l’être qui ne s’oppose pas fondamentalement à celle de
Hegel, chez qui l’être est la première détermination qui arrive à la
généralité indéterminée. Elle n’a pas un caractère définitoire figé, car
être est le commencement du mouvement de la ‘Logique’. Dans ce
mouvement, il y a d’abord un être, qui est ensuite nié, néantisé, avant
que cet être et ce néant se trouvent dépassés et supprimés dans
l’être-là.
Si chez Hegel l’être initie une dynamique, il en est dépourvu par la
suite, détermination première et passive de tout et de chaque chose.
Chez Heidegger, le caractère non passif de être, puisque c’est un verbe,
indique donc une action. Etre ne serait pas seulement ce grand
réceptacle, vide à force d’être général, mais une force, une dynamique,
et de là, un mouvement, une modificabilité de ce que Heidegger appelle
l’étant. La division entre être et étant, formellement juste, n’a pas
beaucoup d’autre sens que de les opposer formellement. Mais, dans la
mise en marche de être, il y a une trace de cette totalité en mouvement
qui ressemble à l’Univers en expansion ou à la précarité de l’esprit.
Même si cette extrapolation néophénoménologique est tentante, parce
qu’elle donne vie à l’être, elle reste une extrapolation.
Pour le reste de l’œuvre de Heidegger, les sujets d’intérêt sont épars,
et à foison. La philosophie, en effet, comme les mathématiques ou le jeu
d’échecs, offre de nombreux points d’appui à l’intelligence des
dilettantes depuis qu’elle n’est plus une synthèse du parti qui
monopolise la parole sur le monde, mais seulement l’une de ses
spécialités frivoles. En ce sens la néophénoménologie, que ses auteurs
voulaient utile, est devenue un excellent passe-temps, plus proche du
loisir encore que les mathématiques, ce jeu intellectuel intégré dans
les charpentes même de la domination.
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7. La validation à part entière de notions qui
ressortent d’une forme particulière d’irrationalité prend, dans la néophénoménologie,
la forme d’une rationalisation, car cette « philosophie »
se prétendait rationnelle et rigoureuse. La mise en scène
dans cette rationalité, certes contestable, de termes du sens commun, du
langage courant, qui leur ôte justement ce qu’ils ont de courant, de
commun – « objet usuel promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple
choix de l’artiste » était la définition de Breton des ready-mades de
Duchamp, qui observait le changement de sens d’une pissotière exposée
dans une galerie d’art –, introduit à la conscience de larges zones
d’esprit, ce qui était devenu bien nécessaire depuis l’extension de
l’esprit à partir de la révolution française : le « on » est
particulièrement bienvenu, même si là encore le développement de
Heidegger est assez pauvre ; le même constat – intérêt pour l’audace
pionnière de leur introduction au milieu du corpus sacré des termes
philosophiques, et légère déception de la première exploitation qui en
est faite par Heidegger – vaut pour l’ambiance « Stimmung » ou
« Bewandtnis ». Elever le « Gerede », qui se traduirait par on-dit ou
blabla, ou rumeur, dans le sens discours indéterminé, mais général,
ressortissant de l’ensemble de la communication, au rang de concept
ontologique signale l’importance grandissante de ce bruit de fond, qui
échappe à chacun, qui pèse sur chaque conscience, et qui, dans la
téléologie moderne, fait partie de l’esprit. Cette forme articulée,
orale, mais indécise, imprécise, non notée de la pensée, cette pensée
collective qui prend du volume sonore et idéel, gagne ainsi l’écrit, à
travers la néophénoménologie. L’un des rôles a priori de cette méthode
se trouve ici mis en pratique : faire accéder à la conscience.
La place probablement centrale dans ‘Etre et Temps’ est accordée à la
« Sorge », le souci. Ce « phénomène » devient l’être de l’être-là, ce qui
est évidemment capital dans un développement qui s’interroge sur ce
qu’est l’être, et qui pose l’être-là comme le préalable à l’être. Bien
que la richesse de cette prise de position en allemand ne se laisse pas
traduire du fait des idiomes composés à partir de Sorge, et qui viennent
consolider le rôle éminent de ce terme, la Sorge permet à Heidegger
d’anoblir et de développer une dimension psychologique ancienne, que la
morale traditionnelle méprisait comme expression des pauvres :
l’angoisse, la peur, la crainte, l’inquiétude, toute cette jungle de
sensations qui maintiennent hors de la certitude et qui sont
traditionnellement combattues par le courage. Et c’est d’ailleurs dans
cette dimension que Heidegger construit sa position qui ressemble le
plus à une position de philosophe classique : le souci est souci du
non-être, du néant, c’est pourquoi il est l’être de l’être-là ; nous
sommes souci d’être là. Cette position, sans but ni contenu, a cependant
le mérite de ramener les faiblesses de l’incertitude dans la
constitution même du débat, ce qui correspond au moins à une observation
sensée. Du point de vue téléologique, le souci de Heidegger est
seulement le souci de l’absence de but ; car si le but ne nous délivre
nullement des angoisses, des peurs, des craintes et des inquiétudes,
elles deviennent comme la conscience initialement chez Husserl, à
travers le sens que leur donne le but : angoisse de quelque chose, peur
de quelque chose, crainte de quelque chose, inquiétude de quelque chose.
Parmi les surprises, finalement plutôt nombreuses, que propose
Heidegger, la place importante accordée à la mort mérite l’attention.
Assez singulièrement, alors que la mort apparaît d’abord comme une
extension de la réflexion « philosophique », elle s’avère rapidement
être un rapetissement, tout à fait courant d’ailleurs et conforme à ce
bruit de fond oral qu’est le discours commun : la mort ici devient
identique à toute fin, ce qui est l’un des raccourcis les plus typiques
de la pensée occidentale au cours de ce XXe siècle, qui n’a pas démenti
la prétendue domination de la conscience et les tendances solipsistes
qui en découlent et qui a transformé la mort en tabou. Ainsi, le
discours de Heidegger sur la mort apparaît davantage comme une
sanctification du tabou que comme la liberté de parler d’un phénomène
particulier égaré parce qu’indigne de la généralité dans laquelle se
tenait la philosophie.
La confusion vient de ce que Heidegger parle de la mort comme de la fin
de l’être-là. Quel que soit le sens choisi pour l’être-là, parmi les
différents sens qui lui sont déjà attribués, l’être-là ne peut pas
mourir : l’être-là est une abstraction produite par la conscience, et
validée par l’esprit, mais rien de vivant. Or le vivant est la condition
préalable de la mort. Il y a donc un abus, ou une confusion, dont il
n’est pas si sûr qu’elle soit volontaire, de parler de la mort de
l’être-là. Cette table, par exemple, est là, et une table, qui peut
disparaître en fumée, se casser, changer de fonction, ne peut pas
mourir parce qu’une table ne peut pas vivre.
L’humain qui est là, certes, peut mourir ; mais l’être-là n’est
pas une qualité de l’humain, mais, justement, de l’être : c’est parce
que, au même titre qu’une table, qu’une idée, qu’un boson W ou qu’une
licorne, l’humain est, qu’il est là. Ce n’est qu’au cours du cheminement
que Heidegger identifie formellement l’être-là au je. C’est un mode de
fonctionnement exemplaire du tabou de la mort : lorsque la mort devient
un sujet public, elle est mise en scène dans une importance démesurée,
tout lui est soumis ; la mort n’est rien moins que la fin de l’être-là,
et pour que cette démesure acquière de la vraisemblance, ce pour quoi la
mort importe, le je, devient l’égal de l’être-là. Pour accréditer cette
grandeur de la mort, il faudrait donc admettre cette énormité comme quoi
l’être-là devient je, c’est-à-dire que l’être-là de cette table devient
je, ce qu’aucun malheureux je n’a jamais vérifié, à ma connaissance. Ce
type de confusion, fort courante dans le siècle écoulé, a deux
conséquences également courantes. D’une part, la totalité, ici
représentée par l’être-là, peut être ramenée au je, et c’est un cas
typique de conscientocentrisme ; d’autre part, la fin d’une chose est
confondue avec la mort et dans le cours de ce raisonnement, la mort
devient la fin de toute chose. C’est la vieille réfutation du solipsisme
qui a si souvent été confondu avec l’idéalisme : ma mort ne change rien,
disent les matérialistes ; ma mort est la fin de tout, disent les
solipsistes. Je dis, en raccourci dilettante : ma mort ne change rien,
sauf si ma mort est la dernière mort, si ma mort est la fin de la mort ;
dans ce cas particulier non encore vérifié, que je propose comme l’une
des formulations de mon but, ma mort est la fin de tout.
Heidegger cependant a le mérite de proposer un descriptif analytique de
l’impossibilité de connaître l’être-là de la mort. Il attaque le vécu de
la mort par différents côtés, par exemple par l’idée que tout être-là
pourrait être représenté par un autre être-là. Mais il montre qu’avec la
mort, justement, aucune connaissance du vécu, aucune représentation ne
rend compte du phénomène. Il ne parvient pas tout à fait à la conclusion
téléologique : ma mort est inconstatable pour moi, ce qui témoigne de la
différence fondamentale entre les deux grands types d’activité humaines :
celles qui sont constatables, et celles qui ne le sont pas, celles où
la réalité est mise en scène par le constat, et celles qui anéantissent
le constat, comme ma mort pour moi. La réponse à laquelle parvient
finalement Heidegger est symptomatique des limites de la
néophénoménologie : la mort est finalement relevée dans le
« pas-encore-là ». Ce glissement de l’inconstatable vers le constat
apodictique masque la négativité profonde qui a été approchée, par un
lieu commun sanctifié qui permet l’illusion d’avoir traité le sujet
selon ce qui est connu. Il y a dans ce travail de plombier conceptuel,
comme déjà avec la Sorge et la capture des mots de la langue courante au
profit de l’autorité intellectuelle, le colmatage conscientocentrique
d’une fissure de la pensée. Mais quand il faut conclure et continuer,
les néophénoménologues trouvent dans le vocabulaire des échappatoires
plus professoraux que l’aveu de l’ignorance qui aurait dû garder toute
la place ici, non sans éclairer la face obscure de l’Erkenntnis qu’est
l’irréductibilité de l’inconnaissable.
Chez Heidegger, d’ailleurs, la vérité occupe une place plus encombrante
que nécessaire. Il s’agit davantage de la caser que de la faire
apparaître. C’est l’un des inconvénients de l’apriorisme : tout ce qu’on
ne sait pas déduire, découvrir, faire naître et atteindre, on peut le
caser dans l’a priori, dans le présupposé. En tout cas, la vérité n’y
est déjà plus la motivation profonde qui, chez les téléologues modernes
par exemple, se proclame dans le souci coléreux de l’insatisfaction.
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8. Du temps, chez Heidegger, il y a moins de choses
à dire aujourd’hui que de l’être. L’histoire n’y apparaît pas comme
différenciée avec le quotidien selon l’intensité du contenu, idée de
laquelle Debord s’est approché bien davantage que de la
néophénoménologie. Que l’histoire soit le temps de l’humanité entière,
c’est-à-dire un temps structuré par la dispute des hommes sur leur
destin, est une conception qui ne peut être émise que par
l’insatisfaction, c’est-à-dire par la perception d’un temps qui se
résout dans un but.
Du temps dans l’hypothèse téléologique, la mesure historique est
l’irréversible. C’est l’irréversible qui permet de dissocier le temps de
l’espace, le maintenant du ici. Seul ce qui n’est pas constatable donne
du temps, dans ces curieuses sautes qui dérèglent nos mesures et qui
apportent cette relativité proustienne dont il est si difficile de se
détacher. Le temps est l’encadrement de l’irréversible par le constat.
Il n’y a de temps qu’humain, et les humains essayent, avec le temps, de
circonscrire, mais aussi d’instrumentaliser l’irréversible. Le temps est
le possible de la réalité, comme fin, comme irréversible : aussi bien le
possible qu’il y a eu avant que la réalité ne s’abatte, avant une fin,
le passé ; que le possible qui n’est pas encore, le possible qui va
aboutir à de la réalité, le futur : et que le possible qui est en cours
de réalisation, le présent. Le passé est essentiellement une projection
sur la réalité, le futur est essentiellement une projection sur le
possible, le présent – le ici et maintenant – est le moment où la
réalité est possible, c’est-à-dire où réalité et possible partagent la
même époque.
Aussi le rapport de Heidegger au temps n’est pas ce qu’il en dit, mais
bien davantage ce que son époque nous a appris et que Heidegger
ignorait, consciemment ou non. C’est d’abord le souffle visible de
l’histoire à cette époque, qui est la révolution russe, ce moment
singulier, dont les limites sont aussi imprécises que celles d’une ville
capitale au milieu d’une agglomération, où l’humain s’est vu comme tout
ce qui pense, et comme tout ce qui est pensé, en même temps. Peut-être
le moment où la néophénoménologie s’approche le mieux de cette explosion
qui ridiculise les cohérences est celui où Heidegger dit : « Das
ontologisch Entscheidende liegt darin, die Sprengung des Phänomens
vorgängig zu verhüten, das heisst seinen positiven phänomenalen Bestand
zu sichern » (Ce qui est décisif ontologiquement est d’éviter
l’explosion du phénomène dans le cours du processus, c’est-à-dire
d’assurer sa persistance phénoménale positive) [22]. Le phénomène doit
donc être défendu contre quelque chose qui l’explose. On mesure le
chemin parcouru depuis la définition initiale : « das
Sich-an-ihm-selbst-zeigende » (le soi qui se montre à soi-même). Car,
évidemment, c’est ce qui explose le phénomène tel qu’il est représenté,
schématisé, qui est le véritable phénomène qui, s’il en est, nous ébahit
et nous intéresse.
Il est étonnant qu’on traite Heidegger de néokantien, même si de Kant
via Husserl, il a positivement postulé l’évidence de l’a priori, qui est
d’ailleurs la source principale de cette hypothèse devenue religieuse,
comme quoi la réalité serait un donné. Heidegger observe par rapport à
Kant une bienveillance supérieure, il cite ce philosophe comme s’il
s’agissait d’un disciple intelligent, mais limité, dont il faut, non
sans la suffisance qui marque la distance, montrer les bornes. Tout
autre est son rapport à Hegel. C’est un mélange d’irritation,
d’occultation et d’admiration. Irritation pour souligner, assez
justement, l’abus que Hegel a fait de la dialectique formelle au
détriment de la phénoménologie, prise comme rationalisation de
« l’intuition ». Occultation, pour la plupart des thèmes qu’il traite, en
citant parfois des penseurs devenus obscurs, et en oubliant ce que
disait Hegel sur les mêmes sujets, comme sur la phénoménologie
elle-même.
Admiration mal dissimulée, enfin, quand il essaye de faire ce qu’a fait
Hegel en construisant une totalité, entièrement pensée, se tenant en
structure et en méthode, si bien qu’il repasse même par ses propres
descriptifs phénoménologiques pour les confirmer et les consolider, mais
à travers le tamis d’un concept introduit au cours du cheminement, et
c’est là un labeur hégélien typique : ainsi il repasse toutes
« les caractéristiques » de la « Erschlossenheit » (complétude) développée
dans la partie consacrée à l’être, pour indiquer leur rapport au temps,
dans la partie consacrée au temps. C’est là qu’on voit le mieux
l’arbitraire de sa méthode quand, par exemple, il attribue un temps
« primaire », principal, à chacun des caractères : le comprendre aurait ce
temps primaire dans l’avenir, l’ambiance dans le passé, et le dépérir,
dont il n’« analyse » que la curiosité, dans le présent. Je me sens tout
à fait capable, à partir de ses propres présupposés, et quasiment dans
son jargon, de montrer au contraire que la curiosité a son temps
« primaire » dans l’avenir, ou que le comprendre n’est rien que présence.
Mais je pense que ce ridicule vient finalement de Hegel, qui passe
toujours en revue, pour les enrichir, les concepts passés, parce que la
méthode se construit à travers les contenus, et selon le mouvement
décrit dans la méthode. Ainsi, la philosophie de la nature par exemple,
chez Hegel, est une reprise avec une autre peinture – mais quelle
peinture ! – de la ‘Logique’. Heidegger a apparemment l’ambition d’une
complétude, et d’un discours lui-même « erschlossen », mais comme son
discours ne se défend même pas devant un Carnap, il reste en dessous du
grand modèle qu’était Hegel.
Cette admiration agacée et qui occulte suffisamment pour participer au
contournement du maître inégalé se manifeste à la fin quand, en tentant
de la rabaisser, c’est la conception du temps de Hegel qui est appelée à
la rescousse pour clôturer ‘Etre et Temps’ (22).
Là, une longue citation qui commence par « Le temps apparaît ainsi comme le destin
et la nécessité de l’esprit… » laisse à Hegel un mot de la fin ambigu, d’où
est censée ressortir l’identité du temps et de l’esprit, que Heidegger
se propose d’examiner ultérieurement, vœu pieux. Si quelque ironie était
ici à propos, elle consisterait à souligner que Heidegger n’a pas eu, ni
pris, le temps.
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9. La néophénoménologie est un des courants de
pensée du XXe siècle les plus éloignés de la téléologie moderne.
Pourtant, les thématiques abordées de Husserl à Heidegger nous sont plus
familières que celles de la physique quantique, par exemple, ou même que
celles de la pseudo-philosophie analytique. Mais le cadre d’expression,
les choix, les orientations de cette façon d’aborder le monde sont, à un
point caricatural, le contraire de ceux des téléologues.
Il faut d’abord rappeler que la néophénoménologie n’est qu’une méthode
et non pas une recherche de contenus. Elle compare des relations entre
choses et conscience. Elle accepte et sacralise ce qui est là, fort
éloignée de vouloir en sortir. De la vieille faiblesse hégélienne à
glorifier le présent comme résultat, la néophénoménoloige a repris la
tare d’éluder le projet. En confrontant les constats, comme l’ont tenté
Husserl et Heidegger à partir de la méthode proposée, on ne sort pas de
l’Université, on théorise le débat pratique, au lieu de pratiquer le
débat théorique. C’est en confrontant les projets qu’on se heurte à la
division des humains : la société, et ses gérants, veulent ou ne veulent
pas, permettent ou ne permettent pas de les réaliser. Une grande partie
de la pertinence et de la dangerosité du discours de Marx vient de sa
proposition d’un projet pour l’humanité. C’est dans le projet que la
distance d’un point de vue, et la capacité de ce point de vue à apporter
une conception nouvelle des choses et de la conscience font sens.
Le choix du point de vue – l’absence de projet, l’Université comme cadre
privilégié puis exclusif – est le premier carrefour qui sépare la
néophénoménologie de la téléologie moderne. Certes, les autres courants
de pensée dominants du XXe siècle ont également éclos et grandi dans la
serre de cette école purgée de la religion déiste, mais non de l’Etat et
de la marchandise. Mais aucun n’a été aussi borné à l’Université que la
néophénoménologie. Le manque d’ambition dans le monde et pour le monde
sont là en contraste flagrant avec l’ambition dans l’Université et pour
l’Université ; et l’on pourrait d’ailleurs ironiser sur la place que
prend le « monde » dans cette méthodologie, et le peu d’effectivité pour
le monde dont elle s’est souciée.
Car aucun courant de pensée ne semble autant à l’abri de l’histoire de
son temps. La néophénoménologie, calfeutrée dans son cocon
post-hégélien, n’a jamais senti passer l’air vif de l’aliénation. Elle
ne connaît, ni même ne reconnaît le débat public de l’époque, celui qui
a lieu dans la rue, et qui détermine l’avenir. A l’inverse, elle n’est
pas non plus apparue dans ces débats publics. Occupée à ratiociner sur
ce qu’elle croit immuable, même sa « transcendance » tourne le dos à la
nouveauté. La petite odeur de renfermé qui va de Marburg à Fribourg, de
la réduction éidétique à la Sorge et de l’Evidenz à la ‘Krisis’ tient
chaud à trois générations d’amphithéâtres bâillants et jargonnants.
Replacée dans le tumulte du siècle, une telle pensée, déjà épuisée, a
servi de refuge et d’isolant. Dans les années de la répression de la
révolution russe, la néophilosophie qui dominait alors le monde était
celle des trois H, comme on disait alors – Hegel, Husserl, Heidegger :
celui qu’on contourne et les deux têtes pensantes de la
néophénoménologie –, mais sa contingence avec l’histoire était au mieux
celle d’une diversion. Les avatars existentialistes et, plus récemment,
néopsychanalystes qui se sont réclamés de ce courant de pensée
renforcent cette tentative, fort inconsciente, de se distancier du débat
de l’humanité sur elle-même. La neutralité de savant inconscient ne peut
plus être admise, depuis, comme une innocence. Dans la mesure où il a
grandement représenté l’Université, le discours de la néophénoménologie
accuse cette institution, s’il en était encore besoin, d’avoir déserté
la ligne de front au moment du combat des idées.
Cette divergence d’intérêts et de choix du point de vue explique le peu
de pénétration des idées néophénoménologiques dans la téléologie
moderne. Sans doute, certaines réflexions issues de ce vaste paquet
intellectuel croisent les nôtres, et vont même parfois dans le même
sens. Mais l’ensemble du discours de Husserl à Heidegger et Sartre forme
une sorte de bloc hermétique où nous ne reconnaissons ni la vigueur, ni
l’orientation tendue vers l’imprévu, ni l’étonnement prodigieux devant
la pensée dédoublée, ni la grande clameur des carrefours de rue
disputés, ni surtout l’ingéniosité orgastique du négatif qui mène aux
désastres mais aussi à la profondeur périlleuse des aboutissements. La
lenteur laborieuse, pénible et docte de cette vaste réformette
méthodologique qui débouche sur une circularité finalement sans sève
nous fait simplement observer comment naissent et se développent de tels
byzantinismes, dont le seul destin semble de polluer, pendant un temps
plus long qu’une vie humaine, les décisions que les humains doivent
maintenant prendre.
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Texte de 2008
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