t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   

Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle

     

 Plan exhaustif

II Le contournement de Hegel
       

 

IV. La pseudo-philosophie analytique  
       
         

 

 

1. La pensée commune, celle du genre, pratique sans restriction ce que les individus parviennent parfois à identifier comme de l’aliénation. Le XXe siècle n’a rien de plus impressionnant que ces masses de pensée qui se déplacent à si grande vitesse et avec une telle profondeur que les modifications les plus radicales de ce mouvement nous paraissent de telles évidences que nous sommes dans l’impossibilité même de les détecter. Un des courants de pensée consciente les plus forts de cette période a subi ainsi une transformation de son sens qui en dit bien plus long sur l’aliénation que sur tout le contenu de ce courant de pensée.

La logique positiviste apparaissait, dans le premier tiers du siècle, comme un fer de lance de la nouveauté, s’enfonçant en vrille dans les gras replis d’une métaphysique stagnante et indécise, ampoulée et aveugle à la nouveauté du monde que l’activité humaine mettait à jour dans la percée triomphale des sciences positives ; alors qu’aujourd’hui cette même pensée semble avoir été une arrière-garde raide et bornée, se jetant dans la bataille avec le désespoir sans lucidité de l’effondrement par insuffisance de son empire, celui de la raison, de la rationalité, celui du monde mécanique qui commençait à être mis en doute dans la physique même, pour l’emporter tout de même, par l’intransigeance dogmatique de ces épurateurs forcenés du détail qu’ont été les maîtres d’école du siècle, et l’insensibilité stérile teintée d’enthousiasme pommadé qui a fait si bien haïr et mépriser les militants et les bureaucrates.

Ce courant de pensée, cependant, manifeste aussi une modernité que ses théoriciens auraient probablement tenté de désavouer, si elle leur avait été opposée. Il s’agit d’une forme embryonnaire du dilettantisme. Le positivisme logique ou philosophie analytique est un observatoire installé à un croisement, entre les mathématiques et la philosophie. Il a d’ailleurs été reproché en leur temps aux mathématiciens de cette mouvance informelle d’être trop peu versés en philosophie, et à ses « philosophes » d’être insuffisamment scientifiques. Et leurs visions les plus larges ont cet orgueil de la nouveauté et de la grandeur qu’ont les dilettantes qui parviennent, en mettant en puissance réciproque deux courants de pensée scindés, à ouvrir des horizons insoupçonnés ; à l’opposé, on y rencontre aussi cette modestie sincère qui paraît hypocrite tant le contraste avec la grandeur revendiquée est conscient, et qui provient de ce que ceux qui connaissent le mieux l’intersection et la mise en puissance des disciplines instituées se savent limités dans les voies qui se croisent là. Comme on glisse facilement dans une spécialité, il faut, à un moment, s’interdire d’y progresser. C’est une position de principe qui ruine beaucoup de possible, mais qui permet un possible plus grand. De la modestie face au possible ruiné, on est ainsi revenu à l’orgueil éclatant de l’avoir voulu, et à de nouveaux horizons, incomparables.

La logique positiviste rejoint le pragmatisme et le common sense par le principe de l’utilitarisme. Ce qui est utile à l’humain est bon, et ce qui est bon est vrai. Cette vision directe et simpliste est le positivisme du XXe siècle. Du point de vue de la téléologie moderne, il ne s’agit pas de nier l’utile, ni l’utilité de l’utilité. Il s’agit, comme pour le couple maudit apparence-essence, d’ailleurs mis en cause par les logiciens formels, d’atténuer la césure entre les opposés utile-superflu. Souvent, l’utile est superflu à l’humain, et de manière encore plus évidente, le superflu est utile. Le jeu, l’activité générique de l’humain, apparaît longtemps dans son inutilité, même si son essence finit par s’affirmer comme une utilité particulière. Il y a donc, entre utile et non-utile, une relativité à soutenir fermement et prudemment. L’utilitarisme, par contre, mérite ce rejet non sans répugnance que suscitent tous les dogmes si laborieux, si peu ludiques, que les gestionnaires veulent étendre de la gestion à l’activité humaine dans son ensemble.

 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

2. Le positivisme logique vient des mathématiques. Les mathématiciens, dans ce qui apparaît rétrospectivement comme une explosion des mathématiques mais semble avoir été vécu comme une « crise », venaient de trouver des issues triomphales à leur spécialité, en particulier à travers la théorie des ensembles, et les recherches couronnées de succès des infinitistes fervents, comme Bolzano ou Cantor. Les mathématiques venaient de franchir un cap. L’assurance de soi et la satisfaction de ces spécialistes étaient à son zénith : les physiciens adoptaient les mathématiques comme langage officiel de la physique, et cette science ancestrale n’était nulle part critiquée ni pour ses présupposés rigides et absurdes, ni pour son infinitisme religieux, ni pour sa dimension fictionnelle et arbitraire pourtant manifeste. Cette « science », la plus exacte de toutes, est la moins concrète, et la plus manifestement éloignée de tout empirisme. Mais les conditions psychologiques de l’explosion des mathématiques autour de 1900 ont été la tentation logique pour transformer tout ce splendide édifice d’hypothèses en prétention à la réalité. Car s’il y a bien un extrême dont les mathématiques sont le contraire, c’est la réalité. Mais ce que ne savent pas les logiciens issus de la fascination de cette science, et que savait Hegel, c’est que la logique elle-même n’a pas de réalité ; et que l’ignorance de cet état de fait a pour conséquence que la logique, abandonnée à son propre cours, tend à l’hypostase. C’est exactement cette tragédie – l’oubli progressif du caractère hypothétique de la logique même, qui devient alors, par le cours de son propre mouvement, et conséquemment par son côté absolu et définitif, la réalité même – que nous racontent les théoriciens de la logique formelle.

Il n’y a pas eu de fondateur attitré du positivisme logique, tant la tendance qui s’est manifestée là était dans l’air, accréditée par le désarroi des « philosophes » de métier qui cherchaient une inspiration ou un souffle, et par l’impatience des spécialistes des sciences exactes, qui pensaient nécessaire de reconstruire, sur les principes de leur spécialité, une science qui serait l’état-major de toutes les autres. Mais celui qui est le plus souvent cité comme le plus ancien penseur de cette brève et profuse lignée est le mathématicien Frege. Les penseurs les plus influents de cette tendance, en effet, l’ont redécouvert et encensé tardivement. Et il indique bien comment ce sont d’abord des mathématiciens qui ne font plus de mathématiques qui ont tenté de construire là ce jusqu’auboutisme logicien et positiviste.

La logique que proposait Frege est une logique mathématique appliquée à la pensée, et à la langue. Par la suite, la tendance qui est issue de cette démarche a tenté d’affirmer que c’était au contraire les mathématiques qui seraient un sous-ensemble de la logique. Cela peut sans doute paraître vrai pour un mathématicien, qui grossira les différences entre la logique mathématique au sens étroit, et la logique formelle qui s’est développée à partir de là. Mais ce courant de pensée a si peu compris ce qu’apportait la logique du contenu, celle de Hegel par exemple, qu’il faut reconnaître qu’elle est restée, sinon mathématique, au moins mathématicienne et qu’elle ne s’est que très peu éloignée de la spécialité initiale de Frege. Pour la téléologie moderne, mathématiques, logique formelle et dialectique sont des outils logiques relativement indifférents, utilisables en certaines circonstances, sans qu’aucune de ces techniques ne couvre l’ensemble du spectre nécessaire, ne serait-ce qu’à la compréhension, c’est-à-dire au constat. Et d’autres techniques sont utiles à la construction du projet, et à la réalisation. La logique n’est qu’un groupe d’outils parmi d’autres. Ce qui, dans la logique formelle, rejoint la logique hégélienne, c’est que les logiciens qui ont tenté de l’éclairer et de l’expliquer ont eu ce comportement typique du spécialiste, qui consiste à étendre sa spécialité bien au-delà de la sphère de sa pertinence.

Pour Frege, ce qui est connaissable se divise en trois éléments distincts : les choses, les représentations et les pensées. Les choses (Dinge) sont déjà là, le monde extérieur, en dur, n’est pas en cause, la réalité est bien un donné. Les représentations (Vorstellungen) sont les pensées individuelles, celles par lesquelles la conscience accède aux choses. Tout le mouvement de la logique formelle se situe dans le même combat de début de siècle que la phénoménologie de Husserl, qui était d’ailleurs lui aussi mathématicien et qui connaissait Frege, et c’était un combat contre le psychologisme. Selon ce psychologisme, toute connaissance provenait de l’individu : le Soleil ne dépend que de moi, si je ne suis pas là, il n’y a pas de Soleil. Tous les grands courants de pensée du début du XXe siècle – au positivisme logique et à la phénoménologie il faut ajouter le marxisme, et la psychanalyse, la relativité et la physique quantique (dont seul un courant marginal a semblé se rapprocher de ce solipsisme qui n’a pas survécu) – ont combattu avec un acharnement et une rage singulière cette hypothèse aujourd’hui disparue. Or, la réfutation du psychologisme ne s’est faite que par deux argumentations, toutes deux assez peu fondées : l’a priori kantien ou l’intuition phénoménologique, et l’affirmation sans vérification possible d’un monde extérieur à l’humanité, en dur, existant indépendamment de nous, parce qu’il existerait indépendamment de notre conscience individuelle.

A aucun moment, semble-t-il, l’hypothèse d’une pensée intermédiaire entre la conscience et ses objets n’a été examinée. Cette pensée intermédiaire qui est l’esprit, la pensée commune du genre humain, et qui se meut par un mouvement seulement exécré au lieu d’être examiné, l’aliénation, ressemble fort à celle que Berkeley a divinisée à partir de sa théorie de la vision. Au-delà de l’esprit, il n’y a rien, ni temps, ni espace, ni être, ni néant, puisque au-delà, esprit, rien, temps, espace, ne sont tous que des propositions de l’esprit. Dans toutes les théories du XXe siècle, on trouve un reflet de cette hypothèse, une façon d’évoquer l’esprit. Le positivisme logique est, depuis Frege, une volonté forcenée d’éliminer cet intermédiaire gênant. C’est un conscientocentrisme radical qui scinde l’esprit en deux, dans l’espoir d’en supprimer le problème : d’une part en tentant de gonfler la conscience de tout ce qui fait partie de l’esprit dont elle peut être augmentée, et d’autre part en l’objectivant, c’est-à-dire en dissociant le plus nettement possible ce qui n’est pas conscient, et en le transformant en donné extérieur, en choses.

Chez Frege, les choses sont donc extérieures et objectives, et elles procèdent d’un donné. La représentation, elle, est la tentative de circonscrire la conscience, une concession faite au psychologisme, mais au prix de sa limitation : c’est une partie de l’ensemble qui a pour surtitre Erkenntnis, c’est entendu, mais c’est une partie seulement, au contraire de ce qu’affirment certains psychologistes pour qui c’est tout. Tout cela reste encore assez banal. Le principal intérêt de la trinité de Frege est ce qu’il appelle « pensée » (Gedanke). La pensée serait déjà là, et elle est éternelle, inaltérable, immatérielle, indépendante des humains. Une pensée est quelque chose qui n’a pas de porteur (Träger) ou qui n’a pas besoin de porteur pour être ce qu’elle est. Une pensée est seulement à saisir. L’acte de penser, pour l’individu, est seulement l’acte de saisir cette pensée qui était déjà là. Celui qui pense ne crée pas de pensée, il s’en empare seulement. Frege distingue d’ailleurs entre affirmer une pensée (behaupten) et se saisir d’une pensée (denken). Une pensée peut être vraie ou fausse. Seule une pensée peut être vraie ou fausse. Une représentation ne peut pas être vraie ou fausse. La pensée est le domaine de la logique, la représentation est le domaine de la psychologie.

Un exemple type de ces pensées qui sont déjà là, que nous le voulions ou non, c’est 2 + 2 = 4. C’est une pensée vraie que nous la connaissions ou non, qui a précédé l’humain et qui lui survivra. Quoi qu’on fasse, 2 + 2 sera toujours égal à 4. La téléologie moderne, bien entendu, fait l’hypothèse que 2 + 2 = 4 ne survivra pas au genre humain, et ne l’a pas non plus précédé. C’est une façon typiquement humaine de constater, qui n’a de sens que dans l’humanité, à un moment particulier de son histoire.

Sans donner le ridicule d’une démonstration de 2 + 2 = 5, il paraît ici important de montrer que cette conception est imaginable. La difficulté provient de ce que notre conception générale des choses, notre monde, est construit en partie sur l’idée que 2 + 2 = 4. Rien, cependant, n’empêche d’imaginer une autre constitution du monde, surtout dans la mesure où notre orgueil anthropocentrique nous amène à supposer que c’est le genre humain qui crée le monde, tout comme Descartes supposait que Dieu aurait pu vouloir un monde où 2 + 2 n’est pas égal à 4.

Mais comme l’imagination, là où elle s’interpole à la démonstration, a la nécessité de mépriser le ridicule du fait de son but, je propose seulement de considérer une façon de penser, qui changerait tout, où la somme prendrait en compte dans son résultat les opérations qui la constituent. Si on considère par exemple que chaque unité est une pensée, la somme de deux unités plus deux unités a pour résultat ces quatre unités plus l’opération de les additionner, qui est également une pensée, donc une unité. Ce résultat, qui ramènerait dans l’addition le vieux lieu commun comme quoi le tout est supérieur à la somme, modifierait l’énoncé du résultat et interrogerait profondément ce qu’on appelle, dans une équation, l’égalité. Je pense que ma seule formulation de cette hypothèse très connue fera trépigner ceux qui se piquent de logique formelle, mais mon propos n’est pas de convertir des curés, seulement de ramener leurs présupposés à des hypothèses, et l’imprécision dilettante de mon langage doit surtout indiquer mon détachement et mon approximation nécessaires par rapport à leurs règles sacro-saintes.

La logique hégélienne, qui ne connaît pas l’égalité formelle, avait tenté, pour sa part, de concilier le 2 + 2 = 4 et le mouvement qui modifie chaque élément dans l’opération. Si l’opération modifie bien les éléments opérés, il ne peut plus y avoir d’égalité entre ces éléments avant l’opération, et après, leur interchangeabilité devient aussi fautive que de supposer que c’est la même eau qui coule à deux moments différents sous le même pont. En dehors donc d’imaginer un monde du 2 + 2 = 5 ou 6 (et quand on tente cette spéculation, il est remarquable qu’on ne tente jamais de diminuer le résultat, en obtenant par exemple 2 + 2 = 3 ou 2), le premier point de discussion contre cette opération apparemment si indubitable est l’égalité, qui est, par l’arithmétique qui en a fait un dogme, une approximation bien plus grande encore que celle de mon langage pour traiter, légèrement, de telles hypothèses.

La logique formelle a donc eu recours à une définition de la pensée entièrement métaphysique : extérieure à l’humain, éternelle, inaltérable. L’humain ne peut que saisir ou non une pensée, mais cette pensée indépendamment de lui. Frege se garde bien d’émettre une hypothèse sur l’origine d’une telle abstraction. Par ironie, on peut d’ailleurs constater qu’une telle chose absolue et infinie ressemble fort à ce que Hegel appelait un concept, sauf que Hegel, évidemment appliqué à en saisir l’origine, la situait dans son rapport à la conscience. Mais l’intérêt d’une catégorie aussi improbable, qui prend le curieux nom de pensée, est que ce qu’elle contient devient loi, puisqu’elle est inaltérable. Voilà qui a été fort utile à toute la pensée analytique, parce que c’était là une base, bornée certes, mais sûre, et par conséquent une source d’une autorité intellectuelle dont cette pseudo-philosophie avait bien besoin. D’ailleurs, la pensée chez Frege est soumise à la binarité la plus plate : une pensée, au sens décrit, est quelque chose dont on peut dire qu’elle est soit vraie, soit fausse.

La conception de ce qui est là, invariable et sans limite, n’est pas questionnée par les logiciens positivistes. Qu’il y ait là quelque chose d’immatériel qui soit parfaitement inaltérable ne les surprend pas. Car c’est là qu’intervient leur modestie pragmatique de non-philosophes : la logique formelle n’est là que pour être appliquée, non pour être comprise ; son dépassement est une fausse question, à laquelle il serait vain de vouloir répondre. De même, pour ces logiciens, tenter de replacer cette logique dans un monde, la relativiser, découvrir par exemple ce dans quoi elle est comprise, ou ce qui la limite, n’a pas de sens.

C’est probablement depuis Frege que la logique ainsi, en prétendant interdire toute approche hors de son usage, en tentant ainsi de se constituer en territoire indépendant et inattaquable, a débordé de son lit. Un peu comme le journalisme est devenu l’information dominante avec la prétention au droit de prendre à partie n’importe qui, mais en prétendant simultanément que la liberté de l’information exigeait qu’on ne le prenne jamais à partie, la logique formelle est entrée dans le grand monde par l’acte même de définir sa pensée comme hors de l’espace, du temps, et de l’humain. Et depuis Frege, les logiciens formels, vulgaires techniciens de la cohérence du discours, se sont donc mêlés du discours lui-même. C’est une démarche de parvenus : en se grossissant, en prétendant, au nom de cette logique formelle, pouvoir statuer sur le discours en entier, les logiciens ont essayé d’appauvrir le discours humain de sorte à pouvoir le caser dans le carcan de leurs règles étroites. L’épuration désespérée à laquelle les plus radicaux ont dédié leurs efforts n’a pas tari le discours humain qui a depuis souverainement méprisé et débordé cette étroitesse d’esprit, cette petitesse, acquise pourtant parfois avec beaucoup d’intelligence individuelle, non sans plaisir ludique. Mais, toute proportion gardée et sans rapport direct, cette volonté de réglementation du discours, appuyé sur un dogmatisme sans recours, sur le fond abyssal de religiosité athée des dérives délirantes de la raison, préfigure les pratiques des pires dictatures idéologiques du siècle, nationale-socialiste, stalinienne, maoïste, khmère rouge, qui ont été le condensé de la répression de la révolution russe sur plus de soixante ans.

 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

3. Frege différencie entre la signification (Bedeutung) et le sens (Sinn). La signification est l’objet dont le nom est le porteur ; et le sens est ce qui permet de connaître le critère du porteur du nom, et son rapport au nom. La réponse à la question du sens est simple : a du sens ce qui est vrai ou faux. Le sens permet de savoir comment est constituée la réalité contenue dans une proposition, si elle est vraie. Comme la réalité, le vrai est un donné, qui permet d’expliquer le sens, mais qui ne saurait être lui-même expliqué. La vérité est du domaine de la pensée, c’est-à-dire éternelle et indépendante de l’humain.

Le terme de signification a connu, jusqu’à aujourd’hui, cette prospérité que confère parfois la perplexité. De graves interrogations ont tenté de voir, pendant tout le XXe siècle, ce qu’était finalement cette « signification » : fallait-il la considérer comme une décalcomanie de l’objet, qui permet de donner un sens, ou bien participait-elle, par sa création même, à la constitution de la langue ? Est-ce qu’il s’agissait d’une propriété de la chose ou d’une propriété du mot qui désignait la chose dans la langue ? Est-ce qu’elle appartenait à l’objet ou est-ce qu’elle appartenait au sujet ? Est-ce que la signification était plus proche d’une définition ou plus proche d’un concept ? Et était-elle, elle-même, un phénomène, c’est-à-dire une entité conjointe entre une chose extérieure en dur et une approche de la conscience aidée ou lestée de toutes les informations de la perception ? Tout cela a constitué un des inépuisables marigots issus de la logique analytique. Pour signifier la signification, il suffit peut-être de s’en remettre à ce qu’en a dit finalement Wittgenstein, quand il constata que c’était d’abord un usage. Ce résultat, qui souligne la relativité des significations selon leur emploi dans la communication, paraît bien humble, mais il remet fortement en cause la langue dictionnarisée, qui voudrait fixer chaque mot dans des définitions invariables, arc-boutée contre le flot lent et impétueux des modifications de la langue commune. Il tient aussi en compte une réflexion de la seconde moitié du siècle, comme quoi la langue n’est pas seulement un médiateur entre les choses et leurs observateurs, mais s’affirme surtout en manière d’agir, en pratique, impliquant ainsi non seulement la relativité de la signification, mais le rejet de la séparation entre le sujet et l’objet.

C’est avec Bertrand Russell que la séparation entre signification et sens apparaît véritablement. En essayant d’établir la filiation des mathématiques par la logique, Russell, appliquant la toute récente théorie des ensembles de maître Cantor, buta sur une antinomie, qui a pris son nom :

Antinomie de Russell : prenons l’ensemble A des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes ; est-ce que l’ensemble A appartient à cet ensemble ? Si oui, alors A appartient à A, mais par définition c’est impossible ; si non, A n’appartient pas à A, mais par définition A appartient à A, c’est encore impossible.

Cette antinomie est tout à fait conforme à un paradoxe de l’Antiquité. Admettons que j’affirme « je mens ». Si l’affirmation est vraie, alors j’ai dit la vérité, et donc je ne mens pas, l’affirmation est fausse. Mais si je mens en disant « je mens », alors l’affirmation signifie que je dis la vérité, ce qui est contredit par le fait que je mens en la disant.

Russell imagina donc, pour sortir de l’antinomie des classes, une théorie des types. Il s’agissait de hiérarchiser les types d’entités (classes, affirmations ou fonctions). Pour les classes, par exemple, le type de base est celui constitué d’individus, le type juste au-dessus sera celui des classes d’individus, et le type encore au-dessus sera constitué des classes de classes. La classe des classes qui ne se contient pas en tant que classe n’est ni vraie ni fausse, mais dépourvue de sens.

La construction de Russell, même si elle n’a pas forcément convaincu en tant que telle, est une structure fondamentale dans la logique analytique : sortir des contradictions en hiérarchisant arbitrairement ce dans quoi les contradictions étaient contenues s’avère un modèle pour maintenir des présupposés sans résoudre leurs contradictions, ou paradoxes, ou antinomies. Mais une telle architecture permet surtout de soumettre la vérité au sens. Ainsi, le sens d’une proposition est bien une proposition à laquelle il doit pouvoir être répondu vrai ou faux, mais il ne suffit pas qu’on puisse répondre vrai ou faux à une proposition pour qu’elle ait du sens. La théorie des types permet justement, par une structure en échelle, qui est alors intégrée à la logique comme sa colonne vertébrale, de mettre hors jeu les contradictions internes de la logique formelle. La théorie des types est la preuve que le sens ne se détermine pas par le vrai ou faux, mais que le vrai ou faux est simplement une condition de ce qui a du sens.

Dans le cheminement de cette construction, la qualification du sens apparaît comme une conséquence d’une contradiction de la logique formelle. Le principe même de la disqualification du sens a été le fondement de la logique formelle dans la pseudo-philosophie analytique. C’est par le recours à l’anathème impératif « ceci n’a pas de sens ! » que ce courant de pensée s’est rapidement attribué une sorte de censure qui a eu plusieurs conséquences.

En premier lieu, cette croyance intime de disposer de ce qui a du sens a propulsé la logique formelle au-delà de son rôle subalterne de gardien de la cohérence d’une règle. L’amplification de cette spécialité n’est donc pas seulement due au renversement qui consiste à faire de ce sous-ensemble dérivé des mathématiques un ensemble dont les mathématiques seraient un sous-ensemble ; mais les néophilosophes de la logique se sont arrogé, de la meilleure foi du monde d’ailleurs, une sorte de jugement, qui se voulait aussi impartial, inaltérable et indiscutable que la pensée chez Frege, sur toutes les autres pensées. Une telle insolence de valet, qui ressemble fort à celle d’un sous-officier déclarant universelles les règles de son régiment, ne semble possible que dans le monde où les princes sont décapités ou en fuite, et où leurs factotums, étroits gestionnaires gardant le domaine ou le régiment, ont réussi à empêcher l’assemblée générale du genre humain. Il y a, dans cette prétention à statuer sur ce qui a du sens, une discipline bornée et une intolérance finalement médiocre : cette épuration de ce qui conviendrait au genre humain a été une tentative de restauration radicale de la raison, au détriment de tout ce qui était alors en discussion, de toute cette partie de la pensée humaine qui conçoit plus de sens à modifier les règles qu’à se soumettre à celles qui sont seulement utiles dans quelque but particulier, dont le sens a été perdu ou oublié.

En second, c’est la vérité qui a subi là une première dégradation dont Frege, Russell, Wittgenstein ne se sont pas avisés, plus scrupuleux eux-mêmes que ce que leur théorie permettait. Dans la courte suite de cette école, ce qui est vrai et ce qui est faux est omniprésent, mais toujours parfaitement secondaire : il ne s’agit jamais pour cette théorie d’affirmer une chose vraie contre une chose fausse, mais de déterminer les conditions où une chose peut être vraie ou fausse, de statuer, par conséquent, sur le fait qu’une proposition ait du sens ou non, selon le sens donné au terme de sens dans la théorie de Frege et Russell. La vérité devient un résultat mécanique, binaire, indifférent par rapport au pouvoir bien plus grisant de qualifier ou de disqualifier les discours les plus amples et les plus fins, du présent, du passé et de l’avenir, dont les théoriciens de la logique formelle se sont sentis investis, en caporaux chicaneurs. Avec Wittgenstein et Carnap, en particulier, on verra le plaisir à disqualifier le sens prendre très largement le dessus, non sans une sorte de perversité, sur le plaisir de découvrir ou de comprendre la vérité, qui ne manque pas non plus d’une perversité, toute différente cependant.

Que le sens soit déterminé par le but, qu’il soit en quelque sorte le lien entre ce à quoi il est appliqué et sa réalisation, qu’il soit une médiation entre le constat et le projet, ou qu’il soit la ligne de crête des choix, n’a pas été en débat. Il est remarquable que du langage statique, qui serait là, immobile et simple reflet de ce qu’il exprime, le siècle de la chicane linguiste a pu déduire l’idée du langage comme action et même comme générant des significations. Ce qui est certes une glorification du langage est aussi une mise en lumière de l’aliénation, à laquelle le langage prend part aussi. Mais le même raisonnement ne s’est pas poursuivi pour le sens, qui n’a pas été considéré comme l’indicateur du but, outil du projet, et parfois prescripteur de la réalisation. Et, par conséquent, la vérité, qui est le sens du sens, la réalisation pratique, s’est perdue, enlisée dans la seule vérification théorique, dont la dimension toujours insuffisante n’est apparue que dans les raisonnements qui cherchaient à contourner les régressions à l’infini, c’est-à-dire lorsque la vérification progresse toujours sans succès à la rencontre d’une cohérence qui a déjà fui dans le préalable suivant.

Russell est celui qui a donné de l’enveloppe à la logique analytique. C’était un humaniste, homme de gauche, intellectuel qui, contrairement à la plupart des autres penseurs de la mouvance dont il a été l’informel chef de file, connaissait les grands philosophes du passé, et les appréciait à l’exception marquée de Hegel. Son honorabilité réside cependant dans la sincérité qui lui a permis aussi d’exprimer des résultats surprenants pour lui-même, qu’il a remis en cause par la suite, et parce qu’il a su aussi fonder sur des résultats dont il pouvait affirmer que c’est seulement parce que, à ses yeux, ils avaient une plus grande probabilité en l’absence de toute certitude qu’il les adoptait. C’est ainsi, par exemple, qu’il rejette l’idéalisme, et se rallie à l’hypothèse de la réalité comme donné. De même il valide l’a priori kantien (« Emmanuel Kant est généralement considéré comme le plus grand philosophe des temps modernes ») en admirant l’affirmation, par Kant, de connaissances, non seulement analytiques, mais synthétiques a priori (25).

Un autre exemple est ici intéressant, parce que, quoique très éloigné de la position de la téléologie moderne, Russell, en conclusion de ‘The Principles of Mathematics’ qu’il a cosigné avec Whitehead, parvient au même résultat sur la question de l’existence. Dans cet ouvrage, tout nom désigne ce qui est nommé par le nom et tout nom a du sens ; de même, toute expression désignante est le nom de ce qu’elle désigne ; en conséquence, tout ce qui est nommé ou désigné existe, dès qu’on peut l’utiliser dans une phrase qui fait sens. Il n’est donc pas possible de nier l’existence de choses en elles-mêmes absurdes, car il faudrait alors déterminer la chose qui est absurde, et pour cela, il faudrait utiliser un nom ou une désignation. Ce type de raisonnement est assez éloigné du raisonnement téléologique sur l’existence, qui est construit sur le fait que tout est pensée, et que toute pensée existe ; mais il s’en rapproche par une exploration conséquente de la pensée. Il est aussi remarquable que, pour affaiblir son propre résultat sur l’existence (en empiriste, Russell a soutenu aussi que le critère de l’existence était l’expérience ; puis, sans tenir compte du concept d’espace-temps de la relativité, que tout ce qui existait se situait dans le temps), Russell a mis en cause sa théorie des types, notamment à travers l’argument modérateur qui stipule que ces classes ne doivent être comprises, au fond, que comme des « fictions logiques ». Il s’en faut beaucoup que les autres théoriciens de la logique analytique se soient aussi bien rappelé que tous leurs échafaudages n’étaient construits que sur des hypothèses de travail.

La nouvelle logique du début du XXe siècle se voulait une critique par amélioration de la logique formelle classique en ceci que cette logique formelle classique avait été définie autour de lois de la pensée arbitraires : l’identité (tout ce qui est, est), la contradiction (rien ne peut en même temps être et ne pas être), et le tiers exclu (chaque chose doit être, ou ne pas être) ; ce que les mathématiques modernes permettaient en particulier d’introduire dans la logique classique, qu’il ne s’agissait pas de supprimer mais d’augmenter, c’était de ne pas seulement définir, comme à travers ces règles, les sujets et les objets, mais aussi les relations. Dans la phrase « je suis dans ma chambre », les termes « je », « suis », « chambre » sont couverts par la logique classique, existent, mais la relation qu’implique « dans » ne l’est pas. C’est le champ de la relation entre les objets, ou les prédicats, qui dans la langue sont définis par les verbes, les adverbes, les prépositions, qui a été un terrain de recherche privilégié dans la tentative de formaliser la nouvelle logique. C’est également là que se situe la critique de Kant : cette relation, le « dans », pour les théoriciens de la logique, n’est pas dans la conscience, et elle n’est pas non plus une propriété des choses. Pour Russell, comme la pensée pour Frege, la relation fait partie d’un monde qui n’est pas matériel, et qui n’est pas non plus spirituel. Ce no man’s land, ce tiers monde, ni matière ni pensée, est le territoire même de cette logique mythique, d’airain, invariable et indiscutable, qui va permettre à ces théoriciens de prétendre statuer sur ce qui a du sens ou non.

Russell a voulu définir plus précisément que Frege ce qu’il appelait la vérité. Il affirme que la vérité logique va au-delà de la cohérence d’un système de règles, ce qui est nécessaire pour que cette logique puisse outrepasser son rôle de police de la phrase. En effet, la cohérence présuppose la vérité : les règles de la logique participent à déterminer la vérité, mais elles-mêmes ne peuvent pas être vérifiées selon une cohérence. Il y a donc des règles premières, invérifiables elles-mêmes, imposées par l’évidence et l’a priori. La vérité n’est pas seulement dans les règles, mais elle doit aussi se vérifier dans les faits, dans les événements. Opinion, jugement, croyance sont des rapports entre une conscience et des faits. Dans ces actes, la conscience est indispensable, selon Russell. Elle associe des objets à travers la relation (qui peut être opinion, jugement, croyance). On a par exemple « Othello croit que Desdémone aime Cassio », soit trois objets O, D et C, et deux relations « croit » et « aime ». Tout acte de ce type est d’ailleurs toujours l’association de quelque chose de complexe entre des objets.

Russell exige trois conditions pour la vérité : 1) qu’il puisse y avoir vérité ou fausseté – et là on est dans le territoire exclusif de la vérité théorique, puisque ce qui s’oppose à la vérité pratique n’est pas la fausseté ou le mensonge, mais le possible –, 2) qu’une opinion soit toujours la précondition d’une vérité – c’est-à-dire que la conscience est indispensable à toute vérité – et 3) que la vérité ne dépende pas seulement de l’opinion, mais d’un rapport entre les faits, indépendamment de toute conscience. Russell va ainsi tenter de démontrer que la vérité est une opinion, mais que cette opinion n’est vraie (ou fausse) que dans les faits, par exemple, que Desdémone aime véritablement Cassio, donc indépendamment de l’opinion d’Othello. Il affirme que la vérité est certes dans l’opinion, donc dans la conscience, mais indépendante d’elle. Par là, il rejoint Frege : ce sur quoi porte la vérité est toujours un état de fait, et cet état de fait est indépendant de l’opinion, même si, par rapport à Frege il concède que la vérité ne peut être que conçue dans une conscience (pour Frege, la vérité n’a pas besoin d’être conçue). La vérité inaltérable, indépendante et absolue de Frege est ici confirmée, mais une conscience est nécessaire, non pour rendre vrai ce qui est vrai, mais pour le valider, le faire savoir. Cette conception de la vérité, où la vérité doit être pensée par moi, mais ne peut être pensée par moi que si elle est dans les choses, est la conception dominante de la vérité de notre société. C’est une vérité théorique mais empiriste, dont le présupposé non critiqué et par conséquent hypostasié est que la réalité est un donné, extérieur à la pensée humaine.

L’autre grande idée de Russell est d’avoir montré la différence entre la logique et la grammaire. Le sujet logique n’est pas nécessairement identique au sujet grammatical, et il faut construire une périphrase pour formuler et par conséquent installer la logique dans la grammaire. Il faut extraire le sujet logique du sujet grammatical qui contient souvent un amalgame avec la réponse préalable à vrai ou faux. La formulation logique implique que le chemin de la vérification théorique, vrai ou faux, soit indiqué. Ce qui n’est pas le cas avec une phrase du genre « La licorne qui vient de traverser la pièce est animée de bons sentiments ». Il faudrait dire : il existe un x et un seul tel que ce x est une licorne (vrai ou faux), qui est animée de bons sentiments (vrai ou faux) et qui vient de traverser la pièce (vrai ou faux). Changer la phrase pour la rendre logique, et notamment pour indiquer les conditions dans lesquelles on peut indiquer la vérification du vrai ou faux, doit être ainsi mis en valeur.

Avec Frege et Russell commence la réduction de la réflexion logique à la langue. Le XXe siècle a été un siècle de fétichisation extrême de la langue, dans les milieux universitaires, fétichisation qui a largement éclaboussé les dilettantes. D’une part la langue a été extrapolée de tous les problèmes « philosophiques », et d’autre part toutes les autres formes d’expressions humaines, non linguistiques, ont été écrasées dans cette démarche où la langue joue le rôle symbolique de la conscience dans la pensée conscientocentrique dont la pseudo-philosophie analytique est une forme de dogmatisme.
 

 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

4. Chez peu de penseurs il y a un contraste aussi marqué entre la période jeune et la période vieille que chez Wittgenstein. Auteur d’un petit livre avant ses trente ans, paru en 1921, le ‘Tractatus logico-philosophicus’, cet élève de Russell n’a fait publier la suite, une volumineuse somme de réflexions, qu’après sa mort, plus de trente plus tard. Mais toute cette partie, du vieux Wittgenstein, où il s’interroge surtout sur le langage commun, est assez en dessous du commentaire téléologique sur les idées de la première moitié du XXe siècle, et se situe d’ailleurs hors de cette période.

La chose hélas la plus importante du ‘Tractatus’ est l’estime dont cet ouvrage jouit aujourd’hui dans le monde, estime davantage liée à la façon dont il a traversé le siècle qu’à son contenu véritable. Hermétique et péremptoire, ce livre a été très peu critiqué. Il a bénéficié du soutien vigoureux de Russell, de l’amplification favorable du cercle de Vienne, et du mystère sur son auteur, personnage semi-public à la carrière atypique et à l’honnêteté incontestable. Il a donc été plus difficile de mettre en cause les thèses parfois obscures du petit opuscule que de les encenser. C’est probablement ce que le ‘Tractatus’ nous apprend surtout sur ce siècle : comment et pourquoi les réussites intellectuelles y ont été possibles. Et avec celle du ‘Tractatus’, il s’agit bien d’une entreprise d’autant plus typique que la bonne foi de Wittgenstein n’a pas été mise en cause par un arrivisme effréné ou par une malhonnêteté affairiste, ces petites marques de corruption n’ayant pas encore, alors, fait leur entrée massive parmi les professions spécialistes de la pensée : au contraire, tout comme Russell, Wittgenstein fit don de sa fortune, et mieux que son aîné, il a méprisé et fui les honneurs académiques. Mais avec le ‘Tractatus’, il s’agit ici d’un des plus éclatants abus de la cooptation. Propulsé par Russell, soutenu par Schlick et Carnap avant même qu’il ne soit discuté, le ‘Tractatus’ a drainé des enthousiasmes mous et des allégeances sans risques, parce que, pour des raisons fort variées, il avait des cautions solides et était entouré d’un halo mythique ; des écoles universitaires vénèrent aujourd’hui ce texte fondateur dans lequel on peut se perdre, mais duquel jamais personne ne s’est retrouvé. Ainsi, de nombreuses médiations irrationnelles ont laissé penser que ce mauvais petit livre était grand et bon.

Dans le ‘Tractatus’, il ne faut pas chercher des arguments, des disputes, des controverses. Ce sont avant tout des assertions, dont certaines sont devenues semi-célèbres. Ces propositions impératives, aux liens et aux fondements très insuffisants, sont aujourd’hui présentées comme des thèses. De ce fatras assertorique assez mal construit, Wittgenstein prend d’ailleurs la peine d’avertir, en introduction, qu’il n’a pas de prétention à la nouveauté, et qu’il doit l’essentiel à la filiation avec Russell et Frege, laissant entendre que ce ‘Tractatus’ n’a sa place que dans les débats de la spécialité naissante de la pseudo-philosophie analytique, qu’il vaut mieux effectivement connaître, en préalable. Par là, l’ambition du livre est très modeste et s’apparente à ce qu’il semble avoir été : un essai d’un étudiant attardé, moyennement dégrossi, qui dissimule une certaine médiocrité par quelques illuminations radicales, et qui n’a pas conscience de sa propre ignorance profonde. Comment, en effet, écrire un « traité » « logico-philosophique », moins d’un siècle après la mort de Hegel, sans se prononcer sur ‘la Science de la logique’, qui, pour le moins, n’était pas dépassée sur les matières pressenties par un tel titre ? L’outrecuidance universitaire n’avait pas encore atteint, avec Russell, ce degré de fatuité qui permettrait d’occulter ce qui était si gênant ; par conséquent, Wittgenstein a inauguré cette outrecuidance si courante dans la seconde moitié du XXe siècle qui consiste à occulter purement et simplement ce qui vous gêne, ou bien alors il était véritablement ignorant de Hegel.

Sans discussion donc, la réalité est ici un donné, la pensée est celle, invariable et éternelle, de Frege, et la vérité, comme chez Russell, est inessentielle par rapport au sens. La recherche d’un atomisme logique est reprise de Russell, et sans doute même développée par un transfert de l’unité de base rêvée. Ce ne sont plus les choses, auxquelles correspondent les noms ou les désignations, comme chez Russell, qui constituent cette unité de base, mais les états de fait, ou événements, auxquels correspondent des propositions ; qu’on se rassure cependant : les propositions sont bien composées avec des noms, et les états de fait avec des choses ; nulle part, pourtant, le fait qu’état de fait et proposition élémentaire sont eux-mêmes divisibles et composés n’est mis en débat. Le langage, plus encore que chez Frege, est ici aussi fétichisé (« Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde », trompettera Wittgenstein [26]), et il est censé reposer sur des « propositions élémentaires », sortes d’atomes de la langue. Malheureusement, Wittgenstein ne nous donne pas d’échantillon. Pas plus qu’il ne donne d’exemple de ce qu’est un état de fait, il n’illustre ses mythiques propositions élémentaires. Tout comme dans l’atomisme physique, la partie sûre et indivisible sur laquelle tout repose, qui en logique échappe à toute vérification, est restée entièrement imaginaire, mais contrairement à l’atomisme physique, qui a longtemps pensé que l’atome pouvait être cette unité en dur, avant de nommer, pour le remplacer dans une valse de plus en plus rapide, les divisions de l’atome que la physique avait découvertes, aucune proposition n’est ici désignée comme élémentaire, pouvant servir de base de correction ; il n’y a pas la moindre tentative de transformer l’idée abstraite de « proposition élémentaire » en quelque chose de nommé, de déterminé, de vérifiable. Toutes les « conclusions » du ‘Tractatus’, pourtant, sont construites sur une aussi improbable hypothèse, hautement fantaisiste ou caricaturalement métaphysique, qui n’est pas même mise au conditionnel.

Le ‘Tractatus logico-philosophicus’ commence par un constat : le monde est l’ensemble des faits, pas des choses. Au contraire, le monde de la téléologie moderne n’est pas la totalité des faits. Le monde n’est que la représentation que nous nous faisons de la totalité, ce qui est bien différent : il y a bien des choses non faites dans le monde, c’est-à-dire dans la représentation que nous avons de la totalité. Dans la proposition que le monde serait la totalité des faits, il y a cette croyance qu’un fait pourrait exister par lui-même, en dehors d’un être humain capable de le qualifier ; et que le monde serait cet extérieur à l’humain, que l’humain s’applique à travers la connaissance, à vouloir s’approprier. Toute la prétention de la philosophie analytique est celle du matérialisme et des sciences positives qui croient traiter de la réalité, quand ils ne traitent que de sa représentation dans l’esprit, et parfois même seulement dans la conscience.

Comme tous les états de fait sont censés être indépendants, sans lien, l’idée du mouvement est entièrement absente dans la logique mécanique et vieillotte mise en branle par Wittgenstein. Une « théorie des images », où l’image serait en gros une médiation entre l’état de fait et la proposition, révèle surtout une consternante vétusté du concept d’image, qui est là une sorte de positive et banale photographie mentale. Cet échafaudage branlant et décharné parvient ainsi à articuler des résultats davantage construits sur des empilements de préjugés que sur quelque logique que ce soit. Le monde qui n’est pas la somme des choses, mais l’ensemble des faits, serait tout ce qui peut se produire, mais au fond, le monde serait la vie, etc. A l’issue d’un de ces coups d’éclat apparents auxquels aboutit la laborieuse ratiocination de Wittgenstein, la logique elle-même serait dépourvue de sens. Cette logique dépourvue de sens nous permet seulement, à travers ses « tautologies », c’est-à-dire les mécanismes invariables de la logique qui s’appliquent quels que soient les contenus, de nous faire comprendre les formes logiques de la langue, et par conséquent, du monde, etc. Monde, du reste, dont le je serait un sujet métaphysique, une frontière.

Il est oiseux de s’offusquer ou d’ironiser davantage sur ces fariboles, si complètement dépourvues de sérieux et d’humour, dont le détail du ‘Tractatus’ abonde, puisque, ce qui fait la divergence sans partage avec la téléologie moderne est dans les couches superposées de présupposés auxquels le jeune Wittgenstein semble avoir adhéré sans critique et même sans réflexion : positivité, réalité indépendante et donnée, pensée objective et éternelle, vérité dans les choses et subordonnée au sens. La prétention démesurée de l’auteur ignore visiblement ses propres bornes, si manifestes. Cette prétention ridicule se proclame dès l’avant-propos (26) : « Néanmoins, la vérité des pensées ici communiquées me semble intangible et définitive. Mon opinion est donc que j’ai, pour l’essentiel, résolu les problèmes d’une manière décisive. » Encore une fois, ce n’est pas pour rire que cette ample satisfaction est ici étalée avec une complaisance sans rapport au résultat qui ne consiste aujourd’hui, rappelons-le, que dans l’enthousiasme mou de quelques chapelles universitaires. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer sur la conception de la vérité de Wittgenstein puisque la vérité est la même que celle de Russell, le vrai ou faux qui s’applique à une proposition logique, triste conception d’une vérité statique où rien ne peut changer, ou finir, vérité mécanique et binaire, aux antipodes de toute vérité pratique. L’idée pourtant évidente que les « problèmes », en particulier philosophiques, ne se résolvent pas dans les livres, n’est ici pas même envisagée. Le sérieux avec lequel Wittgenstein croyait à sa propre excellence s’est d’ailleurs manifesté pendant son retrait volontaire de toute question « philosophique » – puisqu’il en avait résolu tous les problèmes d’une manière décisive – pendant une dizaine d’années ; ensuite, apparemment, la tranquille certitude de l’excellence ne suffisait déjà plus à ce néophilosophe qui n’a jamais réussi, semble-t-il, à se moquer de sa propre posture infantile qui est la substance même de tout l’ouvrage. De même, se mettant plutôt à son niveau, ses nombreux suivistes ne se sont jamais étonnés qu’une réponse aussi intangible et définitive à toutes les questions philosophiques n’ait entraîné qu’un silence d’une dizaine d’années. Y aurait-il eu ensuite besoin de renforcer quelque chose qui était déjà intangible et définitif ? Ou bien était-ce là l’aveu de l’invalidité de la fière vérité inessentielle du ‘Tractatus’ ?

L’idée la plus célèbre du ‘Tractatus’ est celle qui fait l’objet du septième et dernier chapitre, qui tient en entier dans une seule phrase : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », quelque peu explicitée dans l’avant-propos : « On pourrait résumer en quelque sorte tout le sens du livre en ces termes : tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » Pour sortir cette sentence de son énorme banalité d’instituteur, il suffit de souligner ce qu’elle contient de contraire à la téléologie moderne, qui dirait plutôt : sur ce dont on ne peut parler, il faut maintenant parler. La logique se montre chez Wittgenstein comme le carcan d’une bienséance, et sortir de ce carcan est interdit, sans pourtant qu’aucun but, qu’aucune raison conservatrice effective ne soient même proposés à ce commandement ; au contraire, le désordre de nos cris, de nos rires, de nos borborygmes, de nos gémissements, le sens de nos hurlements orgastiques et de nos phrases sans syntaxe, sans grammaire et aux vocabulaires d’interjections inventées au combat, sont toujours ce qui ouvre les débats sur l’humanité. Avec la proposition de Wittgenstein, l’irrationnel, le complexe, le confus, mais aussi le foisonnement, la truculence, la libre association d’esprit qui est la seule concession méthodologique que la société de la communication infinie a pourtant consentie à l’aliénation, la fulgurance et la hardiesse des consciences sûres de leur esprit selon les circonstances, doivent être interdites. La censure est ici appelée à taire tout ce qui n’est pas conforme aux pauvres tiges sans fleur du bouquet logique de la pseudo-philosophie analytique. Ce silence n’est pas d’abord l’exaspération maîtrisée contre les bavardages masquants de la middleclass télévisuelle d’aujourd’hui, c’est surtout la demande radicale d’un conservatisme pédant et sec, qui voudrait que la parole suive les règles dépourvues de but que l’empirisme le plus borné a cru déceler.

Le résultat le plus jouissif qu’a réussi à transmettre la pseudo-philosophie analytique est le rôle de maîtres du sens que ses adeptes se sont attribué à la suite de Russell. Et c’est bien cette prérogative – seulement parodiée, mais que les membres de cette école ont cru vraie – qui semble aussi être la position la plus forte du ‘Tractatus’. La philosophie, loin d’être critiquée ou envisagée comme abolie ou dépassée, devient là bien plus qu’un appendice, un serviteur humilié de la logique formelle. « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. » Ce but tombe comme une enclume de nulle part, ou remonte comme ces volets en béton à travers les fentes du plancher de la maison viennoise de la sœur de Wittgenstein pour condamner efficacement et sobrement les fenêtres, que ce joyeux néophilosophe avait conçue et construite. Si l’on veut absolument une activité qui clarifie la logique des pensées, pourquoi l’appellerait-on la philosophie ? Il n’en est rien dit. La place de la philosophie chez Wittgenstein est seulement allégoriquement intéressante, en tant que boniche de la logique de Wittgenstein, si on la décrypte comme l’expression d’une vindicte profonde contre la philosophie, ou comme l’image inconsciente de la crise de toutes les néophilosophies. Une telle dégradation – clarification logique des pensées –, assortie de la menace russellienne que hors de ce travail de plumeau logicien la philosophie n’aurait pas de sens, est un détournement insensé et infondé du terme.

Mais Wittgenstein lui-même semble s’être cru philosophe, pas tout à fait aussi modeste cependant que la place qu’il assigne aux ruines de la spécialité qu’il vient, de manière si péremptoire, d’humilier. Car en dégradant la philosophie à un rôle subalterne par rapport à la logique, il devient le dernier à dominer les deux, prétentieux démiurge et modeste néophilosophe. D’ailleurs, il prétend que son livre traite des problèmes philosophiques, et montre que leur formulation repose sur une mauvaise compréhension logique de la logique. Qu’on se rassure et qu’on s’inquiète enfin : le ‘Tractatus’ n’a jamais traité de « problèmes philosophiques », mais seulement des marottes d’une école de pensée néophilosophique. Et à une telle distance du sens du mot philosophie, il n’est pas nécessaire de soutenir ici en quoi la sagesse universelle pourrait être indifférente à la simplicité et à la complexité, à la clarté et à l’obscurité, à la logique et à son contraire, quel qu’il soit. Cette obsession de la logique analytique de vouloir simplifier les énoncés paraît d’ailleurs s’être étendue, en tant qu’exigence (de la majorité des dilettantes et des ignares), à la vérité : la vérité est indifférente à la simplicité, d’autant que la simplicité est relative ; si une vérité, même formelle, est complexe, elle n’en est pas moins une vérité. La « simplification » posée en dogme méthodologique, et en particulier à travers la logique formelle, me paraît être un des legs les plus pauvres de la pensée universitaire à ces débuts de l’explosion de l’aliénation, parce que c’est une demande qui a rejoint et rénové un très vieux préjugé principiel d’ignare. Aujourd’hui, de l’école primaire à la publicité marchande, en passant par les sciences positives et l’information dominante, ce dogme reste largement indiscuté.

Il est d’ailleurs plus remarquable que remarqué que ce sont bien plus les néophilosophes et les aspirants néophilosophes que tout autre spécialiste qui, dans le siècle qui a suivi, se sont pâmés devant le ‘Tractatus’. Wittgenstein en effet avait fait là œuvre de salubrité conservatrice : pour conserver une « philosophie », au moins en tant que spécialité, il fallait la rabaisser et la subordonner. Il était autrement dangereux de reconnaître sa grandeur passée dans une époque où cette grandeur n’était plus possible. En effet, cela posait plutôt des questions complexes comme qu’est-ce que l’aliénation ?, que simples comme les alternatives binaires de la logique formelle : est-ce qu’il y a donc, comme la philosophie, des capacités, des possibilités, des projets qui finissent en se perdant, contrairement à ce qu’affirme la foi positiviste du progrès ? Que perdons-nous en étant incapables de relever la logique de l’idée menée à un terme bien involontaire par Hegel ? Et quelle est cette société, ce modus vivendi entre humains, où une mutation aussi fondamentale n’est pas encore signifiée : la fin de la philosophie est-elle un échec, un aveu de non-maîtrise ? ou une victoire, un dépassement de la particularité contenue dans la conscience du philosophe ?

De Wittgenstein, les ‘Recherches philosophiques’ ou ‘De la certitude’ procurent ce plaisir dont il espérait que serait couronné le ‘Tractatus’. Quoique d’un intérêt mineur, on y sympathise avec un esprit étourdissant et tourmenté, dont l’acuité fine et exigeante progresse à travers l’opacité de la langue. Mais, de son ouvrage le plus célèbre, le ‘Tractatus’, j’attends encore qu’on m’indique un seul point qui mérite que je recommande de s’y attarder. L’auteur semble n’avoir été qu’un de ces premiers de la classe, intelligent et exhibé par son parti en construction, où il prit d’abord le costume du militant radical puis, par l’enchaînement des circonstances, du grand prêtre mystérieux, deux personnages particulièrement bornés et conservateurs, dans la lignée du savon à rôle et du singe uste. Le ‘Tractatus’, petit vilain brûlot devenu œuvre de génie, rappelle, pour cette période où il a été publié, ce célèbre conte pour enfants, trop souvent utilisé pour moquer la vanité creuse : le roi est nu. Bu parce que poussé par l’autorité intellectuelle du moment, ce livre a été applaudi pour sa saveur par tous ceux qui manquent de goût, par les gens de son parti, mais surtout par tous ceux qui craignaient de passer pour des imbéciles s’ils ne l’approuvaient pas. Ce trait de pensée n’est pas typique du XXe siècle, mais de la flagornerie, et particulièrement de la flagornerie des dilettantes. Et avec le ‘Tractatus’, dont l’absence généralisée de critique, sauf par quelques-uns de ses meilleurs défenseurs du cercle de Vienne, est encore plus honteuse que son approbation, la flagornerie entre en grande pompe dans l’Université du XXe siècle.

 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

5. Le cercle de Vienne a été la plus importante tentative dans la lignée du projet de Mach de former une interdisciplinarité de toutes les sciences. Dans cette démarche se rencontrent un culte jacobin de la raison, un élitisme bourgeois du savoir universitaire, le positivisme et le conscientocentrisme, en ce sens qu’il s’agissait par la croyance dans la démarche scientifique de réunir ce qui était utile et nécessaire à l’humain, mais de sorte à ce qu’un individu, une conscience, puisse en garder le contrôle. Ainsi et ainsi seulement, le cercle de Vienne et son « positivisme logique » représentent l’aspiration minimum nécessaire pour prétendre à la philosophie après Hegel, c’est-à-dire de pouvoir tirer des conséquences pratiques à partir d’une connaissance universelle que l’individu peut s’approprier. Il y avait dans cette grandeur qui se croyait d’avant-garde beaucoup de panique d’arrière-garde. Car il s’agissait, pour tout un néopatriciat scientifique, de sauver une conception et une vision du monde que la révolution russe faisait, tout autour, voler en éclats.

Le cercle de Vienne n’est pas une organisation, c’est un rapprochement informel et diffus d’universitaires qui venaient discuter une fois par semaine sur invitation, environ de 1924, quand Schlick, qui occupe la chaire des sciences inductives de Mach à l’université de Vienne, inaugure les colloques du jeudi, en passant par 1928, où le cercle de Vienne entre dans la Société Ernst Mach, à 1934 où, après la révolte ouvrière vaincue dans les rues de Vienne, la Société Ernst Mach est dissoute et les principaux animateurs du cercle de Vienne commencent à quitter la capitale autrichienne. Cette assemblée n’est pas unique ou isolée : Einstein, qui avait tenté quelques années plus tôt un regroupement similaire avec Freud, Hilbert et justement Mach, est correspondant du cercle de Vienne ; et la Berliner Gesellschaft für empirische Philosophie partageait sa revue, ‘Erkenntnis’, avec le cercle de Vienne.

On trouve, assez proches du centre de cette nébuleuse, quelques scientifiques de renom, en particulier les mathématiciens Hahn et Gödel, mais surtout des théoriciens qui réfléchissent sur les sciences. C’est bien à la suite de Mach une nouvelle spécialité universitaire qui se développe ici : des néospécialistes, premier rang d’observateurs des sciences, mais qui ne sont plus eux-mêmes des scientifiques pratiquants. C’est là un angle de vue nouveau que ne pouvait avoir encore le cercle d’Einstein, où seul Mach pouvait déjà revendiquer ce retrait spécialisé, les autres n’étant que des spécialistes qui réfléchissaient en dilettantes sur le rapport de leur spécialité au monde ; et après ce premier moment de la conversion des scientifiques en spécialistes des sciences, assez bref, cette capacité à observer les sciences de si près et de si loin a été perdue dans le placard à mites universitaire : même avec Popper (ou Quine), la distance avec la pratique scientifique a déjà trop grandi, comme le fera justement remarquer Neurath. Mais ni ceux qui ont développé la théorie des quanta, ni les néokantiens, ni les tenants de la néophénoménologie, ni les marxistes, ni les psychanalystes pourtant bien installés à Vienne, ne participèrent à ce cercle, la plus importante tentative de concevoir, une dernière fois en entier et en détail, c’est-à-dire dans sa totalité et dans sa somme, le monde que les hommes découvrent en le faisant.

Il y a un parallèle pathétique entre ce regroupement, qui cherche à conserver un tout, rationnel et scientifique, qui explose, avec l’Empire austro-hongrois, qui vient d’exploser. Le cercle de Vienne marque la fin de la Vienne du tournant du XXe siècle, carrefour libéral et interdisciplinaire, celle de la littérature désabusée, de l’abstraction en musique et en peinture, de la psychanalyse, d’un marxisme original, de Musil, Perutz, Schnitzler, Freud, Jung, Schönberg, Klee, Kokoschka, Mach, Hilferding, la capitale où étaient montés Lukács et les camarades de classe Wittgenstein et Hitler. A travers son effort désespéré de rendre à la raison son trône triomphant, elle est la fin d’une époque, le dernier grand effort encyclopédique dans la tradition des Lumières, la tendance la plus radicale de la contre-révolution française qui ne se sait pas contre-révolutionnaire. C’est en tant que sommet de la croyance dans le possible de l’Université, réformée depuis cette grande bataille sociale d’il y avait déjà plus de cent ans, que le cercle de Vienne représente l’apogée, non seulement d’une façon de penser, mais même d’une façon de débattre sur le monde. Au moment où les gueux, expérimentant déjà l’après-émeute en conseils, viennent de se faire battre les armes à la main, de Petrograd jusqu’en Thuringe, en passant par Berlin, Munich et Budapest, triangle à la base duquel trône Vienne, au moment où le scandale dada s’est déjà institutionnalisé en programme surréaliste, tous les participants de ce débat sont universitaires, et les débats dans et autour du « Cercle », et dans et autour de la Société Ernst Mach, suivent des modalités aujourd’hui disparues : un véritable cercle étroit, un cercle plus large, un jour par semaine, des lectures à voix haute, une somme de correspondants qu’on rencontre occasionnellement, et toujours l’Université comme condition préalable, que ce soit du gagne-pain ou du mode de discussion ou de l’autorité du discours. Et si les principes du Cercle ont été le consensus et la complémentarité aux antipodes de toute compétition, sous prétexte qu’en suivant le même but on doit toujours pouvoir tomber d’accord, c’est la recherche du Graal commun, l’atomisme logique, dont chacun a cru pouvoir se proclamer détenteur jusqu’au démenti du voisin, qui en illustra le fond illusoire, au travers d’amères contradictions qui marquèrent l’usure du mouvement, au même moment où l’exil en éparpillait la synergie.

Eloignés du léninisme comme du nazisme, oscillant entre leur sympathie pour la révolution en cours et pour la social-démocratie encore marxiste, malgré le conservateur de droite Schlick, d’un accord commun, les principaux animateurs du Cercle, Carnap, Neurath et Hahn, en firent un lieu de débat sans politique, ce qui paraît rare à cette époque, et illusion à celle d’après. La religion déiste semble avoir été également absente de cette entreprise ; la formation et la conviction de ces penseurs doit trop à l’Aufklärung, et même la critique de Kant. Hegel, Marx, Nietzsche, comme tous les autres mouvements du début du XXe siècle, du léninisme à la psychanalyse, sont tus et ignorés.

Un premier précurseur de ce positivisme tardif, déjà bien éloigné de Comte et de son « système d’idées générales » pour « élever la politique au rang des sciences d’observation », avait été lui aussi viennois. « Brentano offre déjà d’aborder les concepts (et, au-delà, les théories) comme des fictions linguistiques dont l’intérêt essentiel est non pas de nommer quoi que ce soit mais seulement de déterminer partiellement (et provisoirement) un objet réel. » (11) En rappelant que les concepts sont des hypothèses, des « fictions », la relativité de la pensée consciente apparaît ; mais en cristallisant cette conscience hypothétique dans le langage, on tente justement de supprimer la relativité dans une hypothèse particulière : le langage lui-même, qui est bien sûr un présupposé au sens de Hegel, est une « fiction » au sens de Brentano.

Les buts du cercle de Vienne se sont affichés avec modestie. Il s’agissait seulement de construire une interdisciplinarité, ce qui n’est rien d’autre, à première vue, qu’un vague souci universitaire pour mettre sous un dénominateur commun des spécialités dont, avec effroi, on pouvait voir au début du siècle la séparation grandir. C’est donc d’abord une démarche cognitive, d’Erkenntnistheorie, limitée aux amphithéâtres, campus, et publications de spécialistes. Mais dès qu’on essaye de formuler une telle exigence, elle dépasse le cadre spatio-temporel de référence, l’Université, et prend position dans l’histoire de l’humanité, comme une synthèse de pensée à une époque donnée.

Il s’agit en fait de ramener toute la connaissance à une base solide et sûre, à une unité insécable, il s’agit d’un atomisme. La faiblesse véritable de l’empirisme est dans l’incapacité de remettre en cause ce présupposé, et celui, tout aussi dogmatique, qu’il y aurait quelque chose d’extérieur à l’humain. Pourtant, le positivisme de Vienne se réclame de Mach, qui avait critiqué l’absolu de l’espace avant Einstein, la chose en soi et le concept de substance, et pour qui la seule chose sûre était la sensation, ou perception, nullement la matière. Mais, dans le pragmatisme des sciences positives, si la conception de la base sûre est restée de Mach jusqu’à ses disciples autoproclamés mais dissidents qui avaient fondé le Cercle, celle de l’extériorité a paru implicite, ce qui semble au moins en retrait de Mach, auquel la ‘Conception scientifique du monde’, le texte programmatique du cercle de Vienne, reprocha même d’avoir critiqué l’atomisme.

La téléologie moderne, qu’il s’agit ici de confronter à son passé récent, se situe bien dans la lignée de la voix royale de la philosophie, de Parménide à Hegel, parce que cette ontologie dialectique a abouti à la conscience de l’aliénation. Mais à côté de cette grande allée centrale, où essence et apparence se contredisent, et où la synthèse dépasse et supprime la contradiction entre la thèse et l’antithèse, nous empruntons volontiers la contre-allée de l’empirisme, parce qu’elle défie la systématisation et ne se paye pas d’envolées de pensées. L’empirisme est parvenu à la mise en cause de la religion bien plus directement que la dialectique, parce que son commencement est dans le ici et maintenant, l’une des conceptions d’abord la plus évidente, et ensuite, quand on y pense, la plus difficile à penser.

De l’empirisme d’après Hume, pour ce qui concerne la recherche de la vérité comme préalable à sa réalisation, la téléologie moderne retient d’abord l’idée d’expérience pratique comme fondement. C’est par la trace des faits que nous pouvons projeter et construire ce qui est à faire ; et c’est dans l’observation des faits que nous découvrons que la totalité est une catégorie en rupture et en changement, dont le négatif signale et introduit la nouveauté. L’observation est bien le préalable, pas seulement aux déductions et aux spéculations, qui sont les patins avec lesquels on fait les premiers pas dans la traversée de l’aliénation, mais surtout au premier constat. Dans cette lignée de pensée, l’idée d’une obligation de vérification, la méthode de l’induction dans le cadre de ses limites, et le rejet orgueilleux et principiel de l’ignorabimus participent à la fois des raccourcis et des précautions nécessaires à l’esquisse du projet de la téléologie. De plus, l’empirisme s’avère toujours un utile censeur de l’excès de spéculation et de ces dérives de la métaphysique qui, dans la dialectique même, ont si souvent réussi à justifier toutes les formes réactualisées de la religion. Enfin, tout comme avec Mach, dans l’univers intellectuel de son temps, et Neurath, comme dynamiteur des satisfactions partielles de la philosophie analytique, l’empirisme est une des ouvertures de la contingence, la ruine, façon Monsù Desiderio, de tout système, de toute prétention à l’étouffement de l’absolu. La vigoureuse remise à jour de l’empirisme, non pas sous la forme affadie et absolue sous laquelle elle est aujourd’hui inculquée aux enfants, mais dans son scintillement de poignard dans une bataille commencée par l’artillerie, participe de l’outillage mobile et léger de la téléologie moderne. Et c’est en quoi la trace du cercle de Vienne, mais aussi de toute cette mouvance qui part de Frege et Russell, reste estimable malgré la naïveté de son triomphalisme intolérant et déplacé.

Wittgenstein a été comme une grande ombre sur le Cercle. L’apparition du ‘Tractatus’, déjà, avait dû paraître comme une sorte de miracle à la plupart de ces scientifiques positivistes : un complet inconnu, préfacé élogieusement par le grand Russell, et cerise sur la Sacher, viennois comme eux, avait écrit ce livre abscons qui traitait de manière si ramassée de nombreuses questions dont eux-mêmes débattaient avec fièvre ! L’hermétisme du ‘Tractatus’ laissa perplexe au point qu’il fut décidé que l’ouvrage serait lu et discuté à voix haute dans le Cercle, ce qui dura un an. En même temps, Schlick et son mécène Waismann avaient pris contact avec le génie ténébreux auquel ils vouèrent une admiration qui n’est pas leur titre de gloire, puisque Schlick semble même avoir voulu attribuer à Wittgenstein des idées qu’il avait publiées avant d’avoir entendu parler de cette idole. Wittgenstein semble d’ailleurs n’avoir accepté des rencontres, toujours particulières, qu’en proportion à l’accord affiché des différentes individualités du Cercle, qui fut dans l’ensemble très respectueux, mais critique : de sorte qu’il vit beaucoup Schlick et Waismann, fort peu Carnap et Hahn, et pas du tout Neurath.

La critique de l’a priori kantien semblait soutenue par le ‘Tractatus’, de même le Cercle constata une convergence par rapport à sa propre conception d’un atomisme logique. La promesse d’une philosophie exacte, scientifique, séduisit surtout à travers l’évaluation que Wittgenstein avait fait de la logique elle-même : que la logique soit tautologique, n’ait pas de sens, répondait à la vieille lacune de l’empirisme traditionnel, qui ne savait pas expliquer la logique ou les mathématiques ; cette place de révélateur neutre que la logique se voyait attribuée était certainement la plus grande idée du ‘Tractatus’, mais uniquement pour ceux qui ont déjà un point de vue hypostasié de la logique formelle. D’autres points furent plus contestés : faire connaître l’indicible par ce qui est dit clairement est rejeté ; et un Neurath ne pouvait pas non plus souscrire sur le dernier verset de l’œuvre : se taire sur ce qu’on ne connaît pas signifierait en effet la validation de l’ignorabimus, ce à quoi s’opposait l’orgueil scientifique et athée.

Aussi, ces Viennois furent-ils plus critiques que leurs alliés de Cambridge et que les générations de successeurs. Carnap raconte comment Wittgenstein lui parut un illuminé : « Il nous faisait l’impression que la compréhension lui venait par inspiration divine » (27), ce qui n’était pas un compliment pour ce méticuleux logicien athée, dont Feigl raconte qu’il posa, fort logiquement, des questions à l’auteur du ‘Tractatus’ sur des passages peu clairs, qui ne manquent pas, et que celui-ci répondit, assez agacé : « S’il ne le sent pas, je ne peux pas l’aider. C’est qu’il n’a pas de nez. » (27) Comme Heidegger, Wittgenstein semble en effet avoir toujours refusé de confronter son œuvre ; mais Heidegger n’a jamais prétendu que sa « philosophie » devait servir à clarifier ce qui était obscur.

Enfin Neurath ne fut jamais impressionné par le ‘Tractatus’ ou son auteur, en qui il vit également un illuminé, mais dans le sens d’un mystique. Il interrompait les lectures de l’ouvrage, en interjetant des « M » pour métaphysique de sa voix de stentor, et lorsque les autres lui reprochèrent ces trop fréquentes alertes, pourtant dans la convention de leur débat, il proposa d’interjeter plutôt « non-M » chaque fois qu’il y aurait quelque chose de non métaphysique, car c’était tout de même beaucoup plus rare.

Le rejet de la métaphysique, en effet, a été le ralliement négatif du cercle de Vienne, si bien que cette condamnation lasse parfois, tant elle est assénée sur tous les modes. C’est le deuxième mot de la ‘Conception scientifique du monde’, le manifeste du Cercle. Il signifie une pensée opposée à l’empirisme, une pensée qui ne se vérifie pas. Dans le cercle de Vienne, ce rejet était devenu un critère de validation de pensées alliées ou non. Du point de vue de la téléologie, la métaphysique est aussi critiquée, mais sans doute avec moins de fureur. Elle est légitime, et parfois utile, comme extension du possible, comme hypothèse de travail, et le problème de cette « physique »-là est le même que celui de la physique reconnue par les sciences exactes : sa confusion, par hypostase, c’est-à-dire sa confusion avec la réalité. Nul doute cependant que du point de vue du cercle de Vienne, la téléologie moderne soit vue comme une métaphysique. Cependant, l’idée métaphysique par excellence n’a pas été critiquée par ces pourfendeurs de tout ce qu’il pouvait y avoir de religieux dans le glissement vers une pensée non vérifiable. C’est l’infini.

Le positivisme logique, qui est le nom de la position commune du cercle de Vienne, partage avec la pseudo-philosophie analytique ce plaisir de s’ériger en seigneur et maître du sens. Aux métaphysiciens, ainsi, on n’affirme plus que leurs assertions invérifiables sont fausses, mais on se complaît, comme des enfants qui ont trouvé une ruse, à leur demander quel sens a leur phrase, et on se réjouit d’avoir désemparé l’adversaire en attendant de pied ferme qu’il bredouille quelques nouvelles balivernes métaphysiques. Plus sérieusement, le programme même du Cercle se donne pour but une science unitaire, qui unifie toutes les sciences. Cet objectif passe par la création d’une symbolique délivrée des scories des langues historiques, car l’une des tares de la pensée métaphysique est son lien bien trop étroit à la langue, dont elle partage les amalgames – par exemple choses, qualités, relations, développements s’y trouvent tous sous une forme identique, celle du substantif, alors qu’ils ont des rôles et des fonctions très différents en logique.

La métaphysique est aussi coupable de croire que penser peut conduire à des connaissances sans matériau d’expérience, alors que l’analyse logique, l’outil universel du positivisme logique, fait l’expérience que conclure n’est jamais que passer d’une proposition à une autre. Cette critique de la surévaluation de la pensée conduit à la critique de la métaphysique cachée, celle de Kant et de l’apriorisme. Là encore, seule l’expérience permet d’établir une connaissance scientifique, et tout ce qui est jugement synthétique a priori est rejeté dans les affres de la métaphysique. Il est regrettable que ce point n’ait pas été débattu jusqu’à des conséquences plus profondes, parce qu’il aurait fallu alors opposer la conception de Mach, contraire à tout a priori, à celle de Russell, et de la pseudo-philosophie analytique, qui reconnaissait l’a priori. Il faudrait alors creuser ce qu’est l’a priori qui est en contradiction formelle avec l’empirisme, et pourquoi et où Kant avait décelé de la connaissance synthétique a priori, et comment Mach, justement, avait cru répondre à cette violente imposition d’un préalable qui échappait à la conscience. La réponse téléologique, qui renvoie à l’esprit et à l’aliénation réfute à la fois l’apriorisme et les réponses empiristes. Mais c’est là une dispute qui dépasse de beaucoup le cadre du cercle de Vienne.

Qui refuse tout a priori doit exiger une vérification, sans quoi c’est se priver de la preuve, et on tombe alors, comme dans le ‘Tractatus’, dans l’assertion et dans l’illumination. Comme pour la réhabilitation du descriptif comme opération initiale du constat, il faut saluer la nécessité proclamée par le cercle de Vienne de soumettre tout énoncé à une vérification, à un contrôle, seul moyen de garantir une cohérence de l’hypothèse utilisée. On pourrait déjà poser la question « contrôlable par qui ? », pour s’apercevoir que, pour le cercle de Vienne, la vérification pourra se suffire de ceux qui cooptent.

Mais la simple exigence de vérification est ici pieuse et bornée : la vérification que le cercle de Vienne a prétendue suffisante à appliquer à chaque proposition n’est qu’une vérification théorique étendue : il s’agit de vérifier une phrase, c’est-à-dire de contrôler dans le monde extérieur, dans « l’état de fait » si cette phrase, ou proposition, correspond ou non à ce qui est dit. Et comme il ne s’agit pas d’exclure de ce qui est vérifiable, donc sensé, ce qui pourrait être vérifié au conditionnel, par exemple la température sur la face cachée de la Lune, une phrase peut déjà passer pour « vérifiée » si elle indique les conditions de sa vérification. Or la phrase ou protocole ou énoncé de base est nécessairement un axiome, un diktat, mais dans ce cas elle est contraire à la vérification ; elle indique un état de fait qui est un donné, et la vérification s’arrête donc à hauteur de cet atome invérifiable. Si ce présupposé se laissait vérifier, le présupposé de sa vérification serait à son tour soumis à vérification et deviendrait ainsi la base de la base, à son tour soumise à vérification, et ainsi de suite. Popper a montré la régression infinie de cette vérification, et l’observatoire de téléologie a montré, de même, l’hypocrisie de la vérification des informateurs, qui ne peuvent, dans le contexte d’une telle vérification théorique (ou théorique étendue, s’il ne s’agit pas seulement de vérifier les sources, mais les états de fait), aboutir qu’à des vérifications partielles, par conséquent tout à fait subjectives et dénuées de vérité, d’objectivité, et de la validité universelle dont l’éthique journalistique les drape pompeusement. On peut donc considérer le cercle de Vienne comme l’expérience tragique de la vérification théorique. Comme Neurath semble l’avoir conclu, celle-ci ne peut être que relative, c’est-à-dire dépendante d’un contexte et de conditions particulières, et comme elle s’était peu à peu cristallisée en preuve dernière du positivisme, celui-ci semble n’avoir été que la vérification pratique de l’impossibilité d’une vérification théorique prouvant plus qu’une cohérence partielle entre hypothèses reliées par des règles du jeu arbitraires.

La vérification pratique, téléologique, au contraire, ne se « contrôle » pas, elle, puisqu’une vérification pratique met fin à ce qui est vérifié, comme semble l’avoir aussi pensé Mach quand il disait : « Dans la nature, il n’y a ni causes ni effets. La nature n’est présente qu’une fois. » (11) Par ailleurs, l’exigence de vérification observable ne saurait être un garant qui mérite un label spécial, comme celui, si lourdement connoté, du terme de « science » ; proposer des hypothèses nouvelles, non immédiatement vérifiables, n’est pas en opposition avec le terme de science, qui peut donc être relégué, devant son relativisme trop manifeste, dans le tiroir à décorations. Enfin, comme Popper l’avait aussi rappelé, la plupart des découvertes scientifiques sont issues d’intuitions (plus pertinentes que celles du jeune Wittgenstein) ou de visions non observables ; la théorie de la relativité, par exemple, qui est également inobservable n’aurait, selon la logique analytique, aucun sens, et deviendrait un vulgaire énoncé métaphysique.

« Quelque chose est réel par le fait que cela puisse être inséré dans l’édifice global de l’expérience. » (28) A travers cette définition, très faible, de la réalité, la ‘Conception scientifique du monde’ est la mesure de la conception de la réalité en vigueur pendant ce siècle : la réalité est un donné ; la pensée doit se concentrer sur ce qui simplifie l’acquisition cognitive de ce donné, en s’appuyant toujours sur l’expérience et la vérification, tout ce qui est au-delà est privé de sens, et hors de la science, donc de la connaissance scientifique. Simplifier les choses, c’est tendre vers un langage commun, une symbolique commune, une construction commune de la compréhension et de l’ordre des choses. Le but de la philosophie est de construire l’édifice logique qui correspond à l’édifice logique du donné, et de permettre la meilleure extraction de ce donné. Pour en arriver là, il faut une théorie de la constitution des choses, ou de la constitution des concepts, pour que chaque connaissance puisse être attribuée à sa place, clairement, proprement, logiquement.

Cette théorie est ce qu’a voulu construire Carnap. Carnap ressemble fort à Wittgenstein, sauf que l’illumination est remplacée par la raison. L’inconvénient est qu’on est moins tenté par les vertiges de raccourcis saisissants, l’avantage c’est que les arguments de cette sauce assez aride sont mieux fondés. Il y a pourtant beaucoup de cette grise griserie chez Carnap qui montre mieux encore que Wittgenstein les extrêmes d’un militant fanatique du don du sens et de la modestie de la fourmi, soumise à ses propres recherches minuscules. Carnap, cependant, a tenté de construire concrètement ce dont la pseudo-philosophie analytique n’avait été que l’esquisse : une constitution logique du monde, et une syntaxe de la logique de la langue. La constitution logique du monde, en particulier, est une tentative d’organisation globale des concepts qui ont du sens. « L’arbre généalogique » des concepts, en quatre étages ascendants, qui fait fortement penser au modèle de la théorie des types de Russell, fait d’abord intervenir les objets autopsychiques (on voit que Carnap reste ici fidèle à Mach), puis les objets physiques, puis les objets psychiques chez les autres, puis les pensées générales. Il ne semble pas que cette tentative de rationalisation de ce qui peut être pensé ait obtenu le succès espéré dans le vaste monde.

L’aspect par lequel Carnap s’est certainement fait le mieux entendre est la critique de la métaphysique, en particulier parce que, dans cette croisade, il s’est attaqué à Heidegger. Mais l’argumentation, qui se développe longuement et sèchement à partir des présupposés de la logique formelle, culmine lorsque Carnap cite son adversaire : « Si la puissance de l’entendement est ainsi brisée dans le champ des questions portant sur le rien et sur l’être, c’est aussi le destin de la souveraineté de la “logique” à l’intérieur de la philosophie qui, par là même, se décide. L’idée même de la “logique” se dissout dans le tourbillon d’une interrogation plus originelle. » La réponse de Carnap est de poser la question : « Est-ce que la sobre science sera d’accord avec un questionnement anti-logique ? » avant de citer à nouveau Heidegger, qui aurait déjà répondu par avance en affirmant le ridicule de cette sobriété scientifique. Mais comme pour Carnap cette position de Heidegger est, sinon dans un franc délire, au moins l’insensé qui se sait mais qui s’affirme avec impudence, il ne juge sans doute pas nécessaire d’argumenter contre ce dépassement de la logique. Pour un observateur engoncé moins farouchement dans les seuls préceptes logiques positivistes, cependant, l’idée de poser un questionnement sensé au-delà de la logique résonne non seulement avec la force du bon sens, mais aussi avec la curiosité pour un dépassement du formalisme. Il y a plus de sens, apparemment, dans cette mise en cause des règles strictes et conservatrices de la science, que dans le désaccord des sobres scientifiques, qui ne tirent leur prétention au sens et au sens du sens que de leurs pairs. Et le sens téléologique, qui est justement la critique du sens logique en ce qu’il ne connaît pas de fin, est d’accord avec cette attraction du bon sens pour aller voir ce qui dépasse entendement, sobriété, et « science ». Mon but, effectivement, nécessite que je sois capable, à travers sa détermination, à travers la nouveauté qu’il me fait découvrir, de remettre en jeu les moyens que j’utilise. C’est ce que Heidegger propose, semble-t-il, sans préjuger de l’intérêt ou de la véracité de ce qu’on doit en conclure, dans la dissolution de la logique dans le tourbillon d’un questionnement plus originel.

Carnap pose aussi la question : est-ce que tant d’hommes de différents âges et de différents peuples, parmi lesquels des têtes remarquables, auteurs d’œuvres qui ont eu autant d’influence, se seraient à ce point trompés, en alignant des mots qui ne font pas sens ? Pas tout à fait, répond-il, car leur métaphysique exprime un sentiment de vie. Mais plus loin, il arrive déjà à ce résultat : « En même temps il est seulement essentiel pour notre réflexion que l’art est un moyen adéquat pour exprimer le sentiment de la vie, mais la métaphysique un moyen inadéquat. » (29) La métaphysique tenterait de nous faire croire qu’elle a un contenu métaphysique, alors qu’elle n’a aucun contenu ; et la musique, en particulier, serait la meilleure façon d’exprimer le sentiment de vie. De sorte que « Les métaphysiciens sont des musiciens dépourvus d’aptitude musicale ». (29) Devant une telle montée de bourrichon, Carnap a peut-être oublié ces hommes des différents âges et différents peuples, aux têtes remarquables, par rapport auxquels il avait pris ses précautions d’usage au départ du discours. De Platon à Heidegger, en passant par Spinoza et Hegel, Zhuang Zhou et Nietzsche, ce n’est donc là qu’un ramassis de musiciens dépourvus d’aptitude musicale.

Avec Frege, Wittgenstein et Carnap, la logique formelle est présentée sous son aspect ascétique, inexorable, invariable. Des phrases comme «  Avec les méthodes plus sévères de la nouvelle Logique, on peut entreprendre un nettoyage de fond de la science », qui abondent chez Carnap, indiquent déjà une espèce de censure de tout ce qui est exception, inspiration, intelligence de l’improvisation. L’ennui, avec la logique, c’est qu’elle n’admet pas dans le champ que les logiciens lui clôturent – et ici c’est aussi bien le monde que la langue ou la science – la liberté d’une pensée échevelée, la créativité d’un mouvement inattendu qui ne tient pas sa justification d’une règle, ou la dispute qui fait déborder les flots de pensée ; tout ce rôle de contre-allée, de trouble-fête, de remise en cause et de porteur du doute et du questionnement jusqu’à satisfaction, tout ce cœur nécessairement irrationnel du négatif que joue justement l’empirisme dans la téléologie, est repoussé hors de l’empirisme par la logique formelle et son positivisme mécanique. La nouveauté et l’inattendu, le bouleversement soudain, l’inversion du sens d’un rapport sont ainsi bannis, car la logique ne balise pas seulement ce qui est là, mais aussi ce qui vient. De pousser ce rigorisme étroit dans ses conséquences radicales est une tentation à laquelle les Wittgenstein et Carnap n’ont pas résisté, au contraire d’un Neurath, par exemple, dont le scepticisme a toujours refusé tout absolutisme, y compris celui qui se dessinait dans la nouvelle logique.

Ce qui unifie la pseudo-philosophie analytique, et qui trouve dans le cercle de Vienne et en particulier chez Carnap une expression caricaturale, est donc la mise hors jeu, la privation de sens d’un certain nombre de questions – en principe toutes celles qui ne se réduisent pas à des questions de base auxquelles la réponse est vrai ou faux et dont on peut vérifier l’état de fait. Une de ces questions, particulièrement cruciale à l’époque de la théorie des quanta, est la question : qu’est-ce que la réalité ? Le positivisme logique du cercle de Vienne confirme le verdict du tribunal Russell-Wittgenstein : cette question n’a pas de sens. Une telle position est précisément celle prise par Bohr face à cette même question de la réalité posée par Einstein : elle n’a pas de sens, ce qui en a c’est de voir comment on peut appliquer la théorie des quanta. Il est peu douteux que l’utilitarisme d’autruche de Bohr, alors, n’ait au moins utilisé comme base d’argument ou d’autojustification cette condamnation du sens par les idéologues de la pseudo-philosophie analytique, qu’il n’a pourtant pas formulée, publiquement. Dans la physique moderne, l’accord avec la position du positivisme logique a donc eu, pour l’une de ses conséquences les plus marquantes, le refus de débat, et la fuite dans l’idéologie de l’application sans théorie, face à la première grande mise en cause interne des sciences modernes. Refus de parler, silence, étouffement de la réflexion, voilà la première grande conséquence palpable de cette singulière logique, qui était trop occupée à humilier la philosophie pour signifier les résultats qui ont fait exploser l’unité de la physique.

 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

6. Ce qui fait l’intérêt du cercle de Vienne, et où il a été beaucoup plus courageux et honnête que Heidegger, ou Wittgenstein, c’est qu’il a connu et pratiqué la dispute. Et la principale dispute du cercle de Vienne a porté sur la détermination exacte du présupposé. Il s’agissait de définir enfin clairement ce qui justifiait l’atomisme logique, d’abord, puis le positivisme logique, qui était le mot étendard du cercle de Vienne : les phrases ou propositions élémentaires de Wittgenstein, les propositions atomiques de Russell, les protocoles de perception, les propositions d’observation, les propositions protocolaires, les propositions de base bref, l’unité primordiale présupposée sous toutes ses différentes appellations. Il faut saluer cette volonté rare de vérifier ses propres hypothèses de départ, et surtout la façon dont cette vérification a eu lieu, selon ce qu’en écrivait Neurath : « Un représentant du cercle de Vienne signalait à l’occasion que chacun d’entre nous était plus apte à remarquer des restes métaphysiques chez le voisin que chez soi-même. » (28) A chaque fois, donc, qu’une solution à cette quadrature du cercle a été présentée, elle a été rejetée par une critique argumentée et également écoutée, ce qui est donc doublement remarquable, comme le raconte le très bon récit qu’en a fait Manfred Geier. Dans le siècle qui va des conseils d’ouvriers de Russie et d’Europe centrale aux assemblées d’Argentine, il n’y a pas eu tant de débats publics qui ont eu cette intégrité, ce niveau d’exigence, et de vérité.

Le cercle de Vienne a amplifié la tendance de la pseudo-philosophie analytique à faire de la langue le centre de ce qui compte. Le « donné  », qui est admis comme étant le représentant de la réalité et de l’expérience, apparaît dans la langue à travers des propositions de base auxquelles les autres se laissent ramener, par l’analyse. Dans ‘la Construction logique du monde’, en 1928, Carnap avait déterminé quatre étages conceptuels. Les concepts « autopsychiques », c’est-à-dire ceux qui se constituent à partir de l’expérience personnelle, étaient la base de cet échafaudage, la partie du tronc commun la plus proche des racines.

Neurath contredit vivement la validité de ces concepts à être des propositions de base. Non seulement le solipsisme même estampillé « méthodique » de Carnap lui parut une validation de l’idéalisme, mais il lui manquait l’indication qui permettait de mener une vérification sur ces concepts. En 1931 il élabora donc un « physicalisme », qui exigeait que ce qui était signifié dans la langue fût vérifiable physiquement, dans l’espace et dans le temps. Il s’agissait ici de s’appuyer sur la réalité comme donné physique, et d’affirmer que la langue ne pouvait représenter, dans ses éléments de base, que des données spatio-temporelles. Carnap, convaincu par les arguments de Neurath, se convertit au physicalisme. C’est d’ailleurs à ce moment-là que Wittgenstein, furieux, prétendit que le concept de « physicalisme » était déjà présent dans le ‘Tractatus’ ; comme Carnap continua d’affirmer que c’était de Neurath que lui venait cette conception, Wittgenstein rompit avec lui.

En 1932, Carnap publia un essai intitulé ‘la Langue physicaliste comme langue universelle de la science’, où les propositions protocolaires devenaient les propositions de base de la langue. Les prises de notes des physiciens ou des psychologues pendant une observation étaient typiquement des propositions protocolaires. Mais Neurath, saluant l’abandon du solipsisme méthodique, contredit vigoureusement la croyance selon laquelle des propositions protocolaires pouvaient constituer une base solide et sûre de la langue, et même qu’une possibilité de base solide et sûre de la langue pouvait être autre chose qu’une nouvelle position métaphysique. Neurath arguait en effet de ce que la langue change, en particulier dans le domaine scientifique, où les concepts et les approches sont sans arrêt remis en cause. Même s’il était d’accord avec la séparation des propositions en propositions protocolaires et autres propositions, pour Neurath aucune proposition n’était intouchable, toutes devaient être vérifiables. « Il n’y a pas de moyen de faire des propositions protocolaires définitivement assurées au point d’entrée des sciences. Nous sommes comme des marins, obligés de modifier leur bateau en pleine mer, sans jamais être en mesure de le mettre en pièces sur un quai et de le reconstruire à partir des meilleurs éléments constitutifs. » (27)

C’était un abandon de l’atomisme logique, mais les conséquences d’une telle relativisation n’ont pas été tirées. Au contraire, Carnap, puis Popper, en 1934, admirent la position de Neurath, et tentèrent de la théoriser. Il n’y avait donc plus de propositions véritablement premières, et c’est seulement la convention qui permettait d’établir à quel niveau s’arrêtait – provisoirement – une vérification. Les propositions protocolaires seraient déterminées par une sorte de cooptation de scientifiques, qui les déclaraient satisfaisantes, renonçant à poursuivre une vérification qui s’annonçait infinie. Les propositions de base ne seraient cependant pas reconnues isolément, mais dans leur rapport à la théorie qui les relie, dans un souci d’encadrer et de diminuer la part de relativité que la non-vérification laissait paraître.

La même année, Schlick, insatisfait d’un tel résultat, repartit à la traque de l’unité de base d’un atomisme dont son maître Wittgenstein ne semblait pas s’être rétracté, à la suite de Neurath. Schlick comprend bien que si ce rapport entre l’Erkenntnis et la réalité est relatif et non pas absolu, s’il n’y a pas de propositions atomiques, alors c’est tout l’empirisme qui est fissuré. Il définit donc une unité de base qui ne serait pas hypothétique, mais certaine, qu’il appelle « proposition d’observation », et qui a la forme « ici, maintenant, ainsi et ainsi ». Il s’agit de constatations qui sont à cheval entre la langue et l’intuition, parfaitement immédiates. Il reconnaît aussitôt qu’on ne peut pas construire une logique sur ces propositions qui ont déjà disparu au moment même où l’on commence à construire. Mais il leur attribue la capacité à clore une vérification : « Elles sont l’accomplissement de la vérification (ou falsification), et au moment de leur apparition, elles ont déjà rempli leur devoir. Rien ne s’ajoute logiquement à elles, on ne peut pas en tirer de conclusions, elles sont une fin absolue. » (27) En entrant dans le domaine descriptif, Schlick réalise certainement une des approches les plus fines de la réalité au sens où la téléologie moderne peut la concevoir. Plus loin, il raconte ces certitudes lucioles comme la satisfaction même du savoir que procure la science, et qui ressemble très précisément à toute autre satisfaction partielle de ce monde d’insatisfaction généralisée : « Elles ne gisent aucunement au fondement de la science, mais la connaissance s’enflamme à leur contact, n’atteignant chacune qu’un seul instant et la consommant aussitôt. Et ainsi nourrie et renforcée, elle s’enflamme ensuite vers la prochaine. Ces instants de l’accomplissement et de la consomption sont l’essentiel. Et c’est véritablement cette lumière dont le philosophe questionne l’origine lorsqu’il cherche le fondement du savoir. » (27)

Il faut ici une brève analyse. Devant la ruine de l’atomisme logique, Schlick a essayé de trouver ce qui lui paraissait indestructible et fondateur, solide et sûr, ce qui avait probablement guidé sa croyance dans cet atomisme logique. Mais pour définir avec justesse cette base, en lui, il quitte la langue, qui avait été définie comme la base de la logique, et il extrapole largement au-delà de la science pour célébrer ce qu’il voit comme « la fin absolue ». Ce qu’il appelle ainsi semble être ce moment éminemment particulier, ce grand mystère, cette grande terreur de la conscience, le moment unique et inénarrable, parce que lorsqu’on le raconte, c’est déjà un autre moment. Ce vécu incorruptible, qui est dans la satisfaction et la mort, ne sert à rien quand il est au commencement – et là Schlick se trompe, parce que tout ce qui est constaté, et tout ce sur quoi les sciences sont construites n’est que la tentative de raconter, de décrire, de comprendre ces instants, et n’a de justification que venant après ; et il clôt quand il vient à la fin, exonérant d’une vérification – là aussi, il s’agit d’une erreur du point de vue téléologique, car ce moment, décrit par Schlick, n’est rien d’autre qu’une des perceptions subjectives les plus remarquables de la vérification pratique elle-même. Schlick, avec ces « constatations » et « propositions d’observation », sort du cadre du débat du cercle de Vienne, mais au nom de l’essentiel, et, du point de vue de la téléologie moderne, son extrapolation est aussi bien le constat d’échec de la pseudo-philosophie analytique que l’indication du projet téléologique.

C’est pourtant à Neurath, ce truculent géant roux, ancien révolutionnaire dans le Munich des conseils, ennemi irréductible de la métaphysique, de tout système et de tout absolu, contraint à fuir Vienne après la défaite ouvrière de 1934, que revient l’essentiel de l’hommage que mérite le cercle de Vienne. Il réaffirma que le physicalisme radical ne connaît pas de sol solide pour une certitude absolue, qu’il lui manque un critère univoque de la vérité, qu’il ne parle pas de concordance entre le savoir et la réalité, et qu’il ne reconnaît pas qu’une vraie constatation ne se laisse pas rapporter, comme l’avait écrit Schlick. L’empirisme ne se caractérise pas à travers telle ou telle expérience vécue, mais à travers son effort à construire une cohérence, élaborée sur le plus possible de propositions protocolaires, avec une marge de décision pour les valider ou non. A l’arrivée, lorsque sans s’apercevoir encore de l’énormité de la découverte et de ses conséquences, Neurath se familiarise avec l’idée de l’absence de tout atomisme, il opte pour une sorte de pragmatisme estampillé de bon sens. Au-delà du lyrisme, il ramena les « constatations » de Schlick à des positions métaphysiques, dont il réfuta « la certitude absolue ». De même ne vit-il dans la position de Popper qu’une volonté de se débarrasser de la difficulté à laquelle le positivisme logique était parvenu, un « pseudo-rationalisme ».

Mais la discussion, qui commençait seulement, s’est arrêtée là. Sans position claire, incapable de tirer nettement les conclusions de l’extrapolation de Schlick et de la lucidité de Neurath, le cercle de Vienne s’est achevé dans la désunion et la perplexité. Les suivistes du positivisme logique n’en ont retenu que le bel alignement du début, et non les haillons, les regards hagards, et les silences apathiques ou plein de profondeur d’après la bataille. Schlick a été assassiné en 1936. Neurath est mort en 1945, en riant.

 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

7. Le goût de l’exclusion de ce qui n’aurait pas de sens, qui est le fil rouge de Frege à Carnap en passant par Wittgenstein, pourrait se concilier avec la conception téléologique du sens, où le sens dépend du but, puisque la plupart des questions philosophiques, qui sont principalement visées par ces intransigeants procureurs de la logique formelle, n’ont apparemment aucun but. Mais sans même entrer dans la problématique complexe mais mineure des buts cachés des problèmes posés, il ne s’agit dans l’absence de but de la philosophie que d’une absence de but dans la conscience, mais nullement dans l’esprit.

Ce qui est plus remarquable en effet dans ce que la pseudo-philosophie analytique prétend exclure avec sévérité, c’est tout ce qui n’a pas de raison, c’est tout ce qui n’est pas logique dans la conscience. Loin de ses justifications sur les exclusions – toujours très discutables, surtout devant la faillite de ces « propositions élémentaires » qui sont leur fondement – c’est avant tout la pensée dont la construction échappe à la conscience qui est entièrement exclue, c’est-à-dire jugée privée de sens, indigne de la connaissance. En ce sens, la pseudo-philosophie analytique s’est comportée comme une sorte de comité de salut public qui tente de tracer à la serpe, non sans plaisir, ce territoire défensif qui reste à la conscience dans l’océan déchaîné de l’aliénation. Cet absolutisme de la raison ne s’est pas seulement rendu odieux au cours du siècle, mais il a aussi largement contribué à ce que l’aliénation, le riche mouvement de la pensée humaine hors des consciences, soit non seulement rejetée comme si elle n’était qu’une sorte de maladie passagère sans aucun sens, mais inconnue comme si elle n’était pas le plus large éventail de contenus qui fait que l’humanité est en couleurs et en relief, et même ignorée comme si elle n’existait pas. Il faut ici accuser toute cette école de pensée d’être l’un des piliers les plus obtus de l’obscurantisme qui a succédé à celui de la religion chrétienne, et qui, quoique se présentant comme son parfait opposé, poursuivit exactement le même but : un contrôle de l’esprit par une excommunication – creusez le mot excommunication je vous prie – de pensées.

Cette aversion conservatrice pour la dialectique ne se lit sans doute nulle part mieux que par rapport au mouvement de l’aliénation, celui qui fait qu’une chose passe dans une autre, que tout passe, même le passage, et que les formes changent, comme les règles, et même comme la logique, et même comme la dialectique, sauf dans ce que la pensée dominante d’une époque a de conservateur, qu’il s’agisse du dictionnaire qui tente de figer du sens, des axiomes, qui sont posés justement pour empêcher le changement d’avoir lieu, ou du sens commun dans ce qu’il a de lenteur, de lourdeur et d’aspiration à poser des pensées éternelles. Et de son temps, ce que ces logiciens formels qui, dès Frege, aspiraient à poser des pensées éternelles ignoraient, c’est l’expression de cette aliénation en mouvement, qui ridiculise les mathématiques et le langage, comme l’expérience dadaïste voulait en être un révélateur, où la libre association de pensées, le jeu de mots, l’absurde, introduisent justement l’irrationnel qui donne du sens, non seulement en opposition à la logique, mais dans le mépris de la logique, et dans la recherche d’une cohérence hors de la conscience. Dans cette expérience-là, et dans celle des actes négatifs dans la société, ce qui s’ouvre dans la perspective est tout le contraire de la célèbre dernière assertion du ‘Tractatus’, et se manifeste au contraire par un foisonnement, certes mal articulé, qui tourbillonne comme un limon à vitesse accéléré duquel nous n’arriverions même plus à arrêter l’image, tant notre fatuité conscientocentrique est ravalée, rognée et carapacée par les ennuyeux rigoristes de la phrase, du mot, du rien. Il manque, dans le positivisme logique, le négatif si corrosif du rire dont on ne meurt pas, la subversion qui, dans sa rapide traversée sans règle, rend léger ce qui est lourd, et grave ce qui est occulté.

Car, ce qu’il y a de plus saisissant dans la pseudo-philosophie analytique, cette duègne sèche et amoureuse de son sécateur, ce n’est pas qu’elle ait tenté d’imposer son dogmatisme philistin à l’époque où a eu lieu la révolution russe, ce grand brouhaha indécis et fondamentalement illogique, autant du point de vue de l’opulence dialectique que du mince pipi rationnel, mais c’est qu’elle ait survécu au moment d’histoire de son temps, auquel elle n’eut aucune part, si on excepte la brève apparition d’Otto Neurath, d’ailleurs fort marginalisé. Cette néophilosophie, qui ne semble même pas avoir intégré dans sa conscience étroite et dans ses exclusions abstraites le débat sur le monde qui avait lieu simultanément, est donc un premier contrefort de la grande clameur, et il est encore une fois construit à la manière des lames de béton destinées à arrêter la lumière dans la maison construite par Wittgenstein : de sorte à rester hermétique à cette agitation majeure de l’esprit. Depuis, c’est peut-être ce que cette pensée du vieux monde a eu de plus impressionnant, et c’est ce qui lui a valu, je crois, un regain sous forme de réchauffement au moment de la révolution iranienne, et un nombreux suivisme universitaire : son hermétisme à l’esprit.

 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

8. La critique de l’ignorabimus – « nous ne savons pas et ne saurons jamais » – est, en principe, l’exergue du frontispice de l’ultra-anthropocentrisme, dont la téléologie moderne est un représentant. C’est pourtant une question qui n’est pas aussi simple qu’elle ne paraît.

Sans doute, l’ignorance fataliste ne se déduit en général que de deux phénomènes possibles. Le premier est celui de la réalité d’une divinité, qui en saura toujours plus que nous, car elle nous a créés. C’est l’assertion généralement la plus courante, et la critique de l’ignorabimus est, ainsi, un refus de la résignation devant ce qui est, en particulier quand ce qui est apparaît sous une forme qui pourrait n’être qu’inventée. L’autre acception, plus récente, est celle qui contemple, avec un effroi tout aussi religieux, le vaste horizon de la nature et la petitesse grandissante, si l’on peut dire, de l’humain. Dans cette version, on rejoint ces oxymorons du sens commun, plus j’en connais moins j’en connais, puisque la connaissance d’une nature illimitée nous donne l’impression que nous, limités comme nous sommes, ne serions pas en mesure de pousser notre connaissance jusqu’aux limites de notre projection. Il y a là plus qu’un fatalisme, puisque le principe même de la connaissance, finie, ne peut aller aussi loin que l’infini de notre projection. A cette contradiction, seule la téléologie moderne semble pouvoir mettre fin, puisque la téléologie moderne ne reconnaît pas l’infini comme autre chose qu’une hypothèse de travail dépourvue de toute vérification pratique possible.

Mais la téléologie moderne rencontre d’autres difficultés face à l’ignorabimus. La première est la définition de ce qu’est la connaissance. Et si la connaissance est bien une pensée qui dépend d’un constat, alors certainement, nous ne savons pas et nous ne saurons jamais certaines choses. Ce n’est pas parce que certaines choses échappent à la pensée de l’humain, mais parce que certaines choses, dans la pensée de l’humain, ne peuvent pas constituer des connaissances. On ne peut, par exemple, constater sa propre mort ; on peut la vivre, en faire l’expérience, mais nullement le constat. Il y a donc de l’impossibilité de connaître dans certains mouvements de la pensée humaine. Est-ce qu’il s’agit d’ignorance ? Oui, si on partage toute la pensée en connaissance et ignorance ; non, si l’ignorance n’est que le connaissable non connu. Dans l’ignorabimus classique, il s’agit de ce que connaît Dieu, et de ce que l’humain ne peut pas connaître ; dans l’ignorabimus de la nature, il s’agit d’un connaissable dont le volume est trop important en rapport à notre capacité, mais qui n’en reste pas moins, théoriquement, un connaissable. La téléologie moderne affirme contre cet ignorabimus que tout ce qui est connaissable peut être connu par l’humain, avec cependant une restriction extrêmement discutable : tout ce qui est connaissable ne mérite pas d’être connu. Ce qui valide une hiérarchie préalable à la connaissance. Qu’un tel choix soit une sorte de recours à l’arbitraire signifie seulement que cette décision, ce choix, ne peut être pris que par une assemblée générale du genre humain. C’est une approbation du constat comme quoi le connaissable est supérieur à la capacité de connaître ; et c’est une décision dilettante contre l’exhaustivité des spécialistes. Il serait salutaire, pour ne pas commettre de faute dans l’établissement d’une telle hiérarchie, même provisoire, d’en faire une décision stratégique.

La non-connaissance téléologique, cependant, s’étend à une généralité qui est justement, dans toutes les théories de la connaissance, une base même de la connaissance : la réalité. La réalité, parce qu’elle est la fin d’une pensée, ne peut pas être constatée. Certes, il ne manque pas de constats sur des traces de la réalité, et même, pourrait-on dire, tout constat n’est que la trace d’un passage de la réalité. Mais la réalité elle-même, qui est fin de pensée, n’est pas connue, et n’est pas connaissable. La raison en est que la réalité, ainsi comprise, n’a pas de contenu. C’est encore une raison différente des autres impossibilités de connaître recensées : connaître quelque chose, constater quelque chose, c’est saisir son contenu. Et ce qui n’a pas de contenu ne peut être connu. Bien sûr, une forme peut être connue. Mais connaître une forme n’est pas connaître la chose qui a cette forme. Si bien que les choses formelles sont connues en tant que formes, mais pas en tant que choses ; le terme « chose » leur est conféré dans un contexte, où leur forme devient leur contenu. C’est d’ailleurs là un des grands amalgames des logiciens, une des sources importantes de l’hypostase de la logique.

Pour revenir à la réalité, il s’agit donc là d’une fin, et la fin, dans cette acception, n’a pas de contenu. Il n’y a rien à connaître dans la réalité. Il s’agit de ne pas confondre cette déduction avec le fait que la réalité permet de connaître des contenus, notamment ce qu’une réalité réalise. Mais avec ce que la réalité réalise, on revient dans le constat. Il ne s’agit plus du constat de la réalité, mais de celui de la réalisation, qui, lui, bien entendu ne saurait échapper à la connaissance humaine, tout au moins si la hiérarchie définie par l’assemblée générale décide qu’elle vaille.
 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2008

   
       

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