t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   

Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle

     

 Plan exhaustif

I Brève apogée de la physique
       

 

III. La théorie de la relativité   
       
         
 

1. Un des plus curieux méandres de la pensée dominante est la théorie de la relativité. Les ignares et les dilettantes pensent, en général, que la théorie de la relativité est une invention du XXe siècle, prestigieuse et difficile à comprendre, et que le nom est vaguement homonyme de la relativité employée dans la vie quotidienne pour dire, en haussant les épaules, « tout est relatif », un peu à la manière désabusée et pleine de sagesse sans profondeur avec laquelle on entend dire « tout a une fin ». Mais sans doute ne s’agit-il là que d’une coïncidence. Car la prestigieuse relativité physique du XXe siècle est difficile à comprendre, alors que la relativité du quotidien en est une des banalités même.

Il y a là un de ces malentendus qu’a par ailleurs générés massivement l’information dominante. Car aussi bien les scientifiques que leurs vulgarisateurs ont volontiers souligné l’ancienneté de l’idée de la relativité, comme ce Mavridès (10) : « Le principe de relativité est aussi ancien que la physique elle-même. » Mais même dans cette application, c’est plutôt pour valoriser la relativité physique par sa pérennité, que pour la ramener à son rang de nécessité méthodologique, qui pourrait alors être perçue comme assez proche de la relativité quotidienne. Le malentendu consiste en ce que, comme les journalistes parlant de révoltes, les physiciens et leurs vulgarisateurs, lorsqu’ils s’expriment publiquement sur leurs travaux, disent bien toute la vérité ; mais dans l’accentuation, dans le simple fait de donner de l’importance à ce qui en a peu, et de retirer de l’importance à ce qui en a beaucoup selon d’autres points de vue, bref dans les choix subjectifs de leur traduction des faits dont leur spécialité les rend dépositaires, ils dissimulent la vérité. Les journalistes l’ont bien montré : si on leur reproche cette peinture fausse d’un dessin juste, ils pointent sur le dessin, où ils se sont acquittés, dans le sens affranchis, de la vérité. Mais l’ensemble du premier coup d’œil non initié reste faux.

Le XXe siècle a donc fait subir au principe de relativité, aussi ancien que la physique elle-même, un maquillage si sévère qu’on ne le reconnaît plus comme ce même principe de relativité de la vie quotidienne, que je ne m’aventurerai pas à décréter aussi ancien que la vie quotidienne, quoique je sois assez tenté. Qu’il y ait, dans la physique, un principe de relativité qui soit propre à la physique, mais qui usurpe le nom de la notion bien plus générale de relativité, participe de ce maquillage si caractéristique des mœurs autistes et mégalomanes d’une spécialité qui s’affranchit ; à travers des qualificatifs péremptoires, les spécialistes confondent leur spécialité avec la totalité. C’est là un phénomène propre au siècle écoulé : lorsque Galilée parlait de la relativité en physique, il vivait dans un monde qui ne pouvait pas penser que cette relativité-là pouvait prétendre à être autre chose qu’un concept formé par analogie dans une subdivision subalterne de la pensée dominante. L’insignifiance de la physique permettait à Galilée de parler de relativité en escamotant ce à quoi se rapportait cette relativité, sans qu’on risque de se tromper ; mais avec la relativité du XXe siècle, celle des physiciens éclipse celle du commun, mais uniquement par l’éclat qui a été donné aux physiciens, et qui rejaillit sur le commun. De sorte que non seulement on ignore que la relativité des physiciens reste subordonnée à la relativité générale, mais cette relativité générale elle-même semble aujourd’hui soumise à la physique, qui s’est d’ailleurs emparée de la notion de relativité et du qualificatif de l’universalité, ce qui a pour effet que la véritable relativité générale semble parfois procéder de celle des physiciens. Je vais essayer de montrer en quoi cette démarche a considérablement validé le terme même de relativité dans le monde, mais aussi combien elle l’a rendu confus, incertain et vide, finalement, comme le lieu commun « tout est relatif » qui est aussi faux que la plupart des lieux communs. Car, tout comme le sens de la relativité physique doit trouver son maître dans le sens véhiculé par la vie quotidienne, le sens véhiculé par la vie quotidienne a sa vérité dans celui de l’histoire.

Comment la relativité physique s’est scindée de la relativité générale reste un de ces mystères sans sel qui peuvent faire courir les érudits. Mais la relativité en physique semble d’abord s’être dégagée avec Galilée qui s’en prenait à l’en soi du mouvement. « Ce que Galilée affirme, c’est que le “vrai mouvement” n’existe pas. Il est dans la nature même du mouvement de n’être que relatif. » (6) « Le mouvement n’est rien. » Il est vrai que lorsqu’on parle d’un mouvement en physique, et qu’on se l’imagine, c’est toujours par rapport à quelque référent fixe, comme la Terre.

Il semble qu’après ce beau début le terme de relativité se soit étendu à une relativité entre des systèmes. Il s’agissait, pour les physiciens, d’avoir les mêmes lois physiques pour tous les « systèmes de référence » fixes ou en mouvement continu. La « transformation de Galilée » permet justement de passer d’un système de référence à l’autre, sans changer de lois physiques, comme s’il s’agissait de leur langage commun. Un système de référence est un système de coordonnées, qui permettent d’obtenir des mesures de position et de temps des objets ; observer un train à partir d’une gare et à partir du train lui-même sont deux systèmes de référence différents. Depuis, la relativité physique est devenue un terme qui désigne un chevillage technique. Puisque la physique invente des lois à partir de l’expérience, ces lois peuvent être constituées dans des systèmes de référence différents. L’une des ambitions des physiciens a donc été, depuis aussi longtemps que la physique existe, d’unifier toutes les lois. Car l’induction génère de l’incohérence. On ne le dit pas assez.

En physique, le terme de relativité a, dès Galilée, revêtu cette ambivalence qu’il n’a pas dans la vie quotidienne. Alors que dans le premier sens de relativité on désacralise un absolu en signalant une dépendance – quelque chose est relatif à quelque chose d’autre, dépend de cet autre –, dans le second sens, elle unifie au contraire des éléments disparates qui risquent d’entrer en contradiction. La relativité, au sens courant, signale seulement l’interdépendance ; au sens physique, elle est très exactement le dépassement dialectique des éléments en interdépendance : elle consiste dans ce qui les conserve en les unifiant.

Le véritable fond de la relativité est une recherche de cohérence interne, une mise sous les mêmes règles de découvertes disparates et crues vraies. C’est ce qu’énonçait Einstein en 1916, et qui reste la définition du principe de relativité, en physique seulement : « Les lois de la nature doivent être valides dans tous les systèmes de référence, quel que soit leur état. » Toute la question de la relativité est donc assez peu grisante : on y voit à l’œuvre des bricoleurs de système physique, des grammairiens de la physique, des jongleurs juridico-physiques, des physico-mécaniciens, des physico-techniciens et depuis cinquante ans des physico-commerciaux. La théorie de la relativité du XXe siècle supprime quelques présupposés physiques, mais elle les remplace par d’autres. Elle unifie certaines lois, mais elle en invente d’autres qui la séparent de la physique dominante, qui est restée newtonienne. Son bilan entre la cohérence qu’elle apporte, et l’incohérence qu’elle cautionne n’est pas fameux. Entre 1900, où seuls quelques novateurs et quelques relativistes pensaient que la physique en progression soutenue était en crise, et 2000, où, éclatée, elle est en récession, les succès de la théorie de la relativité, en tant que projet d’unification, sont pour le moins discutables.

Ce qui m’importe, c’est ce que la théorie de la relativité du XXe siècle a semé, hors des consciences, chez les ignares et les dilettantes de mon parti. D’une part donc, j’essayerai d’analyser les sédiments de pensée admis, et les blocages par rapport à cette théorie ; et d’autre part, je tenterai de comprendre comment ce que j’appelle relativité générale, et qui n’est pas celle de la physique, s’en trouve modifié. Parce que cette relativité générale est de la plus haute importance pour la téléologie moderne et par conséquent pour le projet de l’humanité.

 

2. Newton, lui, n’a pas été d’accord avec Galilée. Pour lui, l’espace est absolu. Galilée avait soutenu que l’on ne peut pas savoir, si on est en cale d’un navire, que celui-ci est en mouvement (continu), donc le mouvement n’existe pas en soi ; Newton avait trouvé un contre-exemple : si le navire tourne sur lui-même, alors la force centrifuge est très perceptible par ceux qui sont en cale, donc le mouvement existe en soi, donc l’espace n’est pas relatif, mais absolu. Pendant les deux siècles qui séparent Newton de la théorie de la relativité en physique, l’espace est donc absolu.

Pour supporter cet espace absolu, les physiciens croyaient en un milieu universel, qui paraissait d’ailleurs nécessaire à la propagation des ondes lumineuses : l’« éther ». L’éther datait d’Aristote, et avait pris un essor assez important au XVIIIe siècle. Fortifié pendant la seconde moitié du XIXe siècle, cet éther, sur lequel tant de recherches avaient cours, n’était plus posé comme une hypothèse, mais comme une réalité donnée. Il était d’ailleurs repris, comme tel, par les dilettantes (dans ‘Matérialisme et empiriocriticisme’, en 1908, Lénine croit de toute évidence en l’éther), et sans doute par de nombreux ignares. Les ouvrages de vulgarisation en introduction à la nouvelle relativité montrent assez bien comment les physiciens ont essayé de sauver la réalité présumée de l’éther, qu’ils appellent rétrospectivement une hypothèse, et comment, par corrections successives, ils ont débouché sur des résultats sans cesse en contradiction avec ce présupposé si longtemps indiscuté.

C’est là une principale faiblesse, bien connue, de l’empirisme. A partir d’expériences et de constats, je construis une hypothèse. Ensuite, à partir de cette hypothèse, je construis une autre hypothèse. Mais pour simplifier la démonstration, ou tout simplement parce que l’hypothèse de départ n’est plus l’enjeu au moment où je m’intéresse à son extrapolation, je ne traite plus l’hypothèse de départ comme une hypothèse, mais je la traite comme une certitude. Elle devient, graduellement, une chose en soi, une « réalité ». Ce phénomène de l’hypostase se vérifie lorsque les conclusions de l’extrapolation contredisent mon hypothèse initiale. C’est plutôt celle-là que je vais défendre contre mon résultat récent, parce que pour moi, mon hypothèse initiale est devenue une vérité absolue, une réalité. C’est la position d’Einstein sur la réalité dans le débat avec Bohr sur la théorie des quanta.

Dans notre société où l’autorité intellectuelle est fractionnée entre spécialistes, c’est l’omission volontaire ou non du caractère hypothétique d’une affirmation par les spécialistes qui contribue très largement aux dogmes les plus partagés, et qui est un constituant central du bon sens. Car les dilettantes et ignares, devant une affirmation dont ils ignorent qu’elle est une hypothèse, croient à sa réalité, la traitent et l’utilisent en tant que telle ; et ils l’appliquent dans la société, ils construisent des projets et les réalisent à partir de ce constat – et ces réalisations contribuent à vérifier pour de bon la « réalité » de l’hypothèse. La croyance, rapide, certaine et effective des non-spécialistes, en retour, imprègne les spécialistes qui, sous la pression de cette déformation sont enclins à y adhérer. Il est ensuite presque impossible – l’éther est un contre-exemple – de retrouver le caractère hypothétique de ce qui est désormais validé comme réalité par le bon sens lui-même, contresigné par la conviction étayée des spécialistes.

Au moment où se forge la théorie de la relativité dite restreinte, les spécialistes de l’observation de la nature croient et contresignent que le temps est absolu et que l’espace est absolu aussi, merci Newton. C’est ce qui justifie ou nécessite d’ailleurs un éther, milieu uniforme dans tout l’espace. Les spécialistes de l’observation de la nature, les physiciens en particulier, ont oublié que la nature n’est pas davantage une réalité que l’éther, mais qu’elle n’est elle-même qu’une hypothèse empirique sur la totalité, une figuration de la totalité dans la somme des consciences. Ils croient que la nature est la réalité, ils croient que les lois de leurs constructions d’hypothèses sont des lois de « la nature », ils croient que la nature est en et pour soi. De la même manière qu’ils croient à l’éther, dur comme fer, ils croient au temps, à l’espace, à la vitesse, à la masse, à l’énergie, à la matière. Que tout cela ne puisse constituer qu’un système d’hypothèses, utiles pour en extrapoler d’autres, ne les effleure plus, en tout cas pas dans ce qu’ils affirment publiquement.

Les recherches sur l’éther ont grandement initié la nouvelle théorie de la relativité. Michelson tenta de vérifier l’éther par la mesure du mouvement de la Terre. Mais que la lumière soit émise au sens inverse ou dans le même sens du mouvement de la Terre, la vitesse de la lumière restait la même, alors qu’elle aurait dû s’additionner ou se soustraire de celle de la Terre. Une autre cause de la théorie de la relativité a été la théorie de Maxwell, théorie « complète » du champ électromagnétique, pour laquelle les équations dites de Maxwell n’étaient pas invariantes sous les lois de la transformation de Galilée. Avec l’électromagnétique, c’était soudain la relativité de Galilée, impeccable avec la mécanique, qui était mise en cause.

La théorie de la relativité « restreinte », en physique, est une tentative pour résorber ces contradictions, d’une part avec l’éther, d’autre part avec la relativité de Galilée. Le bricolage mathématico-visionnaire qui réussit à s’imposer dut cependant faire le sacrifice de l’éther. A travers ce mouvement théorique, l’éther s’avéra n’être qu’une croyance ; et ce qui est assez rare, c’est que les spécialistes aussi bien que les non-spécialistes en furent convaincus en un demi-siècle. Mais comme l’éther est né de la même manière que la cohérence qui l’a dépassé, cette cohérence, la relativité en physique, doit être considérée comme étant de même nature : une croyance, et dans ce cas même une somme de croyances, issue d’un bricolage théorique. Et ce qui est assez inquiétant, c’est qu’un siècle après sa mise en public, un siècle après l’abandon de l’éther, aucune partie du public n’a encore abordé la relativité physique comme une croyance. Dans cette substitution se lit une grande partie de la richesse et de la misère du siècle.

Dans la gestion, c’est une figure connue : sacrifier une partie pour sauver l’ensemble. L’ensemble, qui s’est alors libéré d’une épine dans le pied, paraît plus fort et plus soudé. Mais, dans la théorie de la relativité, l’attaque des incohérences antérieures s’est bien faite au nom de la conservation de l’essentiel de ce qui était antérieur : les « lois de la nature », la chose en soi, l’extériorité du monde matériel, son infinitude. La théorie de la relativité est seulement un vaccin, qui apparemment met en cause l’absolu en injectant sa dépendance à autre chose, mais qui au fond le confirme et le renforce.

 

3. Poincaré est considéré comme ayant découvert la relativité restreinte avant, simultanément, moins profondément qu’Einstein. Il faut beaucoup se méfier des jugements qui attribuent les paternités de telles inventions, parce que, dans le métier des vulgarisateurs, dont la recherche de paternité est un sport favori, sévit un nationalisme féroce et rétrospectif. Les vulgarisateurs sont un peu comme les critiques de cinéma : ils se vengent auprès du public de n’avoir pas été capables de faire ce qu’ils critiquent ; et, comme la méchanceté ne sait pas cacher la bassesse, on voit les vulgarisateurs s’intéresser davantage aux éloges et aux paternités, aux signatures et aux gloires jalousées des découvreurs, qu’au sens de leurs découvertes. Pour la relativité restreinte, il est plus sensé de dire que l’idée était dans l’air, et qu’elle a eu deux porte-parole principaux mais parallèles, Poincaré et Einstein.

Il faut cependant faire des différences entre les vulgarisateurs. Le Nottale déjà cité, par exemple, qui d’ailleurs attribue la paternité à Poincaré et Einstein, contrairement à Mavridès (Einstein) et Hladik (Poincaré), montre plus de vivacité, d’intelligence et d’entrain dans la manière d’expliquer et de réfléchir, tout au moins dans l’exposé de la matière ; ses extrapolations, en effet, le ramènent à une vulgarité non dénuée d’ambition, ce qui ne l’arrange guère. Il sera donc mon fil principal, tout au moins dans l’exposé des faits.

Poincaré, en tout cas, semble avoir eu une forte conscience du changement qui allait intervenir dans les sciences dites exactes puisque, dès 1904, il parle pour sa spécialité d’une « crise étendue » et d’un changement du concept même de loi : « C’était une harmonie interne, statique pour ainsi dire et immuable. » « Une loi, pour nous, ce n’est plus cela du tout ; c’est une relation constante entre le phénomène d’aujourd’hui et celui de demain ; en un mot, c’est une équation différentielle. » Et comme ajoute Nottale : « L’évolution de la physique sur laquelle veut insister Poincaré consiste précisément à dépasser cette approche empirique, et à privilégier une compréhension plus profonde fondée sur des principes premiers, même si cela implique l’abandon de l’espoir de “tout connaître”. » (6) Voilà, en effet, un principe de base de la « science » qui est abandonné.

C’est maintenant à partir de principes qu’on déduit des phénomènes, et non plus à partir d’expériences qu’on déduit des principes. On ne cherche « plus à établir d’emblée ce que sont les structures réelles, mais à construire des équations dont elles seront solutions, étendant ainsi le domaine du possible » (6). C’est dans le langage mathématique, dans l’équation différentielle, que se pose le diktat de ce qui doit être ensuite observé : on abandonne l’espoir de tout connaître au profit de l’extension du domaine du possible à travers le formalisme. On voit comment, au début du XXe siècle, le choix de quitter la réalisation a été effectué, quelque part, pas très loin des limbes de l’illumination. Mais ce qui est, cent ans plus tard, plus étrange encore, c’est l’enthousiasme avec lequel peut être copiée cette sortie de route volontaire. Il y a là une différence irréconciliable avec la téléologie moderne, pour laquelle tout réaliser c’est tout connaître : connaître et réaliser sont des synonymes, dans le sens de ce qui arrive au monde, à la pensée ; et c’est lorsque connaître et réaliser s’appliquent à la totalité qu’ils se confondent de manière irréversible. C’est ce but de l’humanité – le but de l’humanité – que le vulgarisateur croit pouvoir abolir à travers l’action de l’un des porte-parole de la relativité, qui aura donc au moins permis cela.

Avec l’autre porte-parole, Einstein, la première partie de la théorie physique de la relativité prend son adjectif de « restreinte », pour que la grandeur de « générale » puisse être appliquée à la suite. Pour retrouver la cohérence perdue, il fallait mettre en cause l’un des principes fondamentaux de la physique : la relativité de Galilée, dans laquelle la vitesse de la lumière varie. Le tripatouillage de la relativité restreinte conserve finalement la relativité, mais en proclamant invariable et indépassable la vitesse de la lumière, qui est également déclarée, dans l’espace vide, « indépendante de l’état de mouvement du corps émetteur ». De plus, en précisant mieux la simultanéité, il s’avère que celle-ci est « relative » d’un système galiléen à l’autre ; de ce fait, le temps perd son absolu et la mesure de la longueur, qui varie également d’un système à l’autre, perd le sien.

« Chez Poincaré, la nature s’arrange pour qu’on ne puisse jamais voir le mouvement absolu ; chez Einstein, le mouvement absolu n’existe pas. » (6) Voici comment Nottale présente le progrès entre les deux porte-parole de la relativité : le premier était parvenu à l’intuition du caractère inessentiel du mouvement, le second prétend, avec son vocabulaire, que je traduis du newtonien, que l’absolu du mouvement n’a pas de réalité. Leur théorie a deux conséquences techniques : d’abord, la nouvelle relativité permet d’unifier mécanique et électromagnétisme, qui peuvent désormais envisager l’avenir avec des lois communes ; et elle sacrifie l’éther.

Sur le fond il faut donc saluer l’abolition des dogmes newtoniens : l’espace n’est plus absolu, le temps n’est plus absolu. C’est sans doute le mérite principal de cette théorie. La mise en cause des absolus les plus absolus après Dieu permet en effet d’envisager la mise en cause de tout absolu. Pourtant, la mise en cause de l’absolu divin avait été, dans la société des ignares et des dilettantes, l’objet de nombreuses disputes, souvent mortelles. Mais la mise en cause du temps absolu et de l’espace absolu est très peu intégrée, et même assez peu connue, dans la même société. Personne ne s’y bat pour des résultats aussi contestables et bouleversants.

Cette réorganisation de la physique que les physiciens de notre monde matérialiste prennent pour le tout, a des conséquences secondaires. Un grand nombre de détails de l’hypothèse naturaliste sont bouleversés. La contraction de la longueur des corps en mouvement, ou l’abolition de la simultanéité, sont aujourd’hui encore largement incompréhensibles pour la plupart des pauvres modernes, qui face à ces réaménagements dont ils ignorent le fondement mais dont ils redoutent la véracité, se taisent, sans adhérer, mais sans oser critiquer. Pourtant, s’il n’y a plus de référent en repos absolu, ni dans le temps, ni dans l’espace, la simultanéité par exemple ne peut être qu’une approximation de l’observateur : deux événements « simultanés » dans un système de référence ne le sont pas nécessairement dans un autre. De même, dilatation du temps et contraction des corps peuvent s’imaginer : il suffit de penser qu’un système de coordonnées à trois dimensions est en rotation, c’est-à-dire que longueur et largeur s’inversent ; si le temps devient une quatrième dimension et qu’il participe à son tour d’une telle rotation, alors on conçoit qu’il puisse se dilater comme une dimension spatiale, ou qu’un corps puisse se contracter. La principale raison de cette non-compréhension est que les pauvres, aujourd’hui, ne vivent pas cette relativité : ils ne se meuvent pas, ne pensent pas, ne voient pas en ces termes. Les choses ne se représentent pas par des coordonnées ni par deux, trois ou quatre dimensions. Dans la vie courante, les pauvres sont restés fondamentalement newtoniens.

En ceci, ils ont été fortement aidés par la théorie de la relativité elle-même. Car sa critique de l’absolu est, à l’évidence, une pseudo-critique de l’absolu, une réforme de l’absolu newtonien. Les deux absolus abolis, le temps et l’espace, sont remplacés par deux autres absolus : l’espace-temps, qui restaure simplement dans leur unité en mouvement l’espace absolu et le temps absolu, et la vitesse de la lumière. Le XXe siècle l’a bien vérifié : la critique de l’absolu intéresse les pauvres, oui, mais la critique d’un absolu au profit d’un autre n’intéresse que les gestionnaires. La révolution russe, qui par coïncidence est simultanée à l’élaboration de la théorie de la relativité en physique, a lancé ce débat d’une critique de fond en comble de l’absolu à laquelle la réponse contre-révolutionnaire bolchevique a été une réforme de l’absolu.

Et que dire de la plus célèbre conclusion de la relativité restreinte, E = mc² ? La plupart des ignares même connaissent cette formule, mais ni eux ni les dilettantes ne savent ce qu’elle veut dire, et leur écrasante majorité, qui sait qu’elle est d’Einstein, ignore aujourd’hui qu’elle a un rapport avec la théorie de la relativité. Voici donc, pour notre édification, une tentative d’explication, non pas de la formule, mais des raisons pour lesquelles elle est incomprise par tous ceux qui ne sont pas des spécialistes : « Pour établir cette relation, on généralise en relativité restreinte la forme prise par l’énergie cinétique de mouvement, et l’on découvre que, même au repos, tout corps possède une énergie interne égale au produit de sa masse par le carré de la vitesse de la lumière. » (6) Vitrieeeer !

 

4. La relativité restreinte résolvait des contradictions de la physique classique, mais d’autres contradictions surgirent aussitôt. D’abord, depuis Galilée, il n’y avait relativité qu’entre des systèmes de référence en repos ou en mouvement continu ; mais l’ambition des unificateurs était d’obtenir que les lois, toutes en relation constante entre le phénomène d’aujourd’hui et celui du demain de Poincaré, intègrent par conséquent aussi les systèmes de référence en accélération ou en décélération. D’autre part, la gravitation universelle de Newton était en accord avec la transformation de Galilée, mais plus avec son équivalent de la relativité restreinte, la transformation de Lorentz-Poincaré. En effet, la force gravitationnelle de Newton s’exerce de façon instantanée, ce qui est bien plus fulgurant que les 300 000 km/s stipulés par la relativité restreinte, si fulgurant même que les physiciens trouvent que la vitesse instantanée serait infinie. Pour valider la relativité restreinte, il fallait donc une nouvelle théorie de la gravitation. Il y avait donc moins une ambition à construire une unification plus vaste de la théorie qu’une nécessité de reculer la frontière de la relativité restreinte pour la justifier. Mais, dans la façon de raconter la relativité dite générale, cette dimension de fuite en avant a toujours été ramenée sous la face valorisante d’une pure ambition visionnaire.

La physique fourmille de principes, et c’est une des joies particulières de ces spécialistes d’en inventer. Un de ceux d’Einstein s’appelle « le principe d’équivalence ». Nottale le formule ainsi : « Un champ de gravitation est localement équivalent à un champ d’accélération » ; puis ce vulgarisateur explique qu’il s’agit là d’une façon de tacler à la fois le problème de la relativité des systèmes en accélération, et de la gravitation. L’illustration einsteinienne de ce principe est simple : pendant le bref instant où l’on saute au moment d’une chute, on ne sent plus la chute, on est en apesanteur, l’accélération a annulé la gravitation, on a bien équivalence de l’accélération et de la gravitation. La gravitation, qui peut être supprimée localement, n’est plus absolue, n’est plus en soi, mais dépend donc du « système de référence ».

L’abolition de l’absolu de la gravitation est certainement un des résultats les moins bien connus par les non-spécialistes, et les plus intéressants de la théorie de la relativité. Ce n’est pas la Lune qui tombe comme la pomme, comme l’affirmait Newton, mais la pomme qui décrit une ellipse autour de ce qui l’attire, comme la Lune. La chute des corps ne serait qu’une illusion, les corps ne donnent l’impression de chuter que parce que, pour d’autres raisons que la gravitation, le sol les arrête. Mais là où il n’y a pas de sol, pas d’obstacle, comme pour la Lune autour de la Terre, c’est une ellipse que les corps décrivent, et que la pomme aurait décrite.

Cette nouvelle version de l’attraction est fortement inspirée par Mach, pour qui tout le mouvement est en rapport, non avec un corps qui l’attire, mais avec l’Univers entier. C’est l’Univers entier, dans la somme des attractions qui le composent, qui produit l’attraction d’un corps, et pas un corps. Là où Einstein diverge de Mach, c’est justement sur la relativité de l’espace-temps, qui redevient une référence absolue pour Einstein, alors que chez Mach, même l’espace-temps est relatif à quelque chose.

Une nouvelle géométrie est nécessaire pour intégrer l’espace-temps absolu de la relativité, parce que, selon le point d’observation, une droite peut être à la fois droite et ellipse, une courbe ; et parce que le rapport de la circonférence et du rayon d’un disque, jadis invariable, décroît maintenant plus on va vers l’extérieur du disque, puisque la longueur de la circonférence peut se contracter. La géométrie d’Euclide, qui est une géométrie où l’on représente trois dimensions en deux, est culbutée lorsque Einstein choisit de s’appuyer sur une autre géométrie, pour représenter les quatre dimensions de l’espace-temps. Il s’agit de la géométrie courbe de Riemann, où l’espace n’est plus bidimensionnellement plat, mais sphérique, et où le chemin le plus court d’un point à un autre n’est plus une droite mais une géodésique. La principale conclusion de cette modification importante contribue à la nouvelle conception de la gravitation. Dans l’espace-temps riemannien courbe de la relativité physique, la gravitation est précisément la courbure de l’espace-temps. Et la « matière » est désormais ce qui change la courbure.

On voit d’ailleurs ici comment le formalisme mathématique a pris le pouvoir dans la pensée matérialiste des théoriciens de la relativité. Tous les théoriciens, à la suite d’Einstein, postulent l’équivalence entière et absolue entre la géométrie et la matière, c’est-à-dire entre un système créé et validé par la conscience humaine et ce qui est censé la dépasser, la substance même de la nature, dont l’humain est censé être un minuscule détail, minuscule détail dont la conscience serait un minuscule détail. Le vide, c’est-à-dire l’absence de matière, est lui-même un terme devenu confus en physique. Fort logiquement, Einstein le nie : « Les objets physiques ne sont pas dans l’espace, mais ces objets ont une étendue spatiale. De la sorte, le concept d’“espace vide” perd son sens. » Mais les 300 000 km/s de la vitesse de la lumière, ce postulat relativiste d’Einstein, sont toujours ceux qu’elle atteint dans le vide ; dans « d’autres milieux », la lumière est toujours plus lente.

Dans le large choix de géométries possibles qu’Einstein avait à sa disposition pour illustrer la relativité de l’espace-temps courbe, celle de Riemann avait apparemment l’avantage de figurer la matière selon l’idéologie que s’en fait Einstein : une matière dotée d’une fin infinie, comme la pensée chez Hegel. Dans un espace à quatre dimensions « la frontière devient la paroi tridimensionnelle d’un hypercube », c’est-à-dire « huit cubes tous reliés les uns aux autres deux à deux par leurs faces respectives. Un être tridimensionnel comme nous, qui vivrait dans cette paroi, ne rencontrerait jamais aucune frontière, bien qu’un tel espace soit fini. Il s’agit là d’une propriété générale de continuité et de conservation purement géométrique qui pourra donc être identifiée avec la propriété de continuité équivalente pour la matière : c’est à une telle identité que se ramènent les équations de l’espace-temps en relativité générale ». (6)

La relativité « générale » s’est moins infiltrée, semble-t-il, dans les cerveaux aérés des dilettantes et dans les rangs opaques des ignares que la « restreinte ». Sans doute l’hermétisme particulier qui en a permis la formulation mathématique par Einstein avait de quoi rebuter des spectateurs même plus favorables que moi à ce formalisme. Mais le domaine d’application lui-même semble hors d’atteinte : l’espace de Riemann est aussi difficile à se représenter que les coordonnées de Gauss qui permettent de le baliser ; la relativité générale semble surtout tournée vers les grandes vitesses et, par là, les grandes distances. C’est une théorie dont le domaine d’application est davantage dans la construction d’une cosmologie de la chose en soi qu’est la nature que dans la vérification quotidienne de ce qui nous entoure ou même dans le débat historique. Si bien que la géométrie euclidienne, qui est rétrogradée à n’être plus qu’un cas limite de la géométrie issue de la relativité générale, reste très largement valide dans les situations quotidiennes où une géométrie peut être d’une quelconque utilité.

Le premier aspect de cette relativité générale a été vérifié avec éclat. Einstein avait déjà montré que la légère différence observée dans la trajectoire de la planète Mercure par rapport aux prédictions de la physique classique était devenue explicable par sa nouvelle théorie. Il avait aussi signalé un décalage entre l’image d’une étoile pour un observateur, et sa position, due à la courbure du rayon lumineux par le champ de gravitation du Soleil ; c’est cette prédiction de décalage qu’Eddington vérifia exactement lors d’une éclipse en 1919. Eddington sut ensuite donner à cette vérification, à l’aide de la presse britannique, toute l’ampleur qui rendit célèbre Einstein. Cette procédure de validation advint ainsi au moment où se jouait le débat historique de Russie, à propos duquel il faut aussi parler d’éclipse, d’éclat et de légère différence par rapport aux prédictions ; mais là, aucune théorie n’est encore venue expliquer des faits qui commencent à être oubliés.

Lorsque, plus tard dans le siècle, la validité des théories en général fut examinée, ceux qui voulurent sauver le bateau des sciences mirent en avant, avec raison me semble-t-il, ce mérite de la méthode employée en physique et plus particulièrement par Einstein, qui proposait une théorie en indiquant clairement quelles conditions de vérification il fallait ensuite créer pour valider une de ses prédictions. Je pense, pour ma part, que ce qui est admirable dans cette démarche de la relativité n’est pas qu’il y ait eu prédiction et donc risque que cette prédiction ne s’accomplisse pas ; mais bien que le résultat prédit ait été vérifié. La prédiction n’est qu’un des aspects possibles d’une théorie, qui peut très bien n’être que le constat d’expériences déjà exécutées. Le modèle de prise de risque d’Einstein n’en reste pas moins estimable pour son hardie recherche de vérité : à sa manière (mais il en existe d’autres), Einstein a proposé et mis en jeu l’ensemble de sa théorie, et l’a fait dépendre d’un résultat qui ne dépendait pas de lui. Il faut reconnaître à cette méthode, que les spécialistes de la physique n’ont pas réussi à fondamentalement dévoyer, l’incontestable mérite de faire dépendre leur raison d’être d’une vérification pratique à partir d’une projection théorique.

 

5. Deux absolus sont la marque de cette nouvelle tentative de cohérence de la physique. L’espace-temps est le fondement et le cadre de cette géométrie de la matière. Avec ce concept de synthèse, avec le « continuum spatio-temporel » qui en est le vecteur, l’idée de la « réalité » de l’espace et du temps est restaurée. Cette manière de diviser est confirmée en tant que donné : en unissant ces deux divisions en une seule, elles acquièrent d’autant mieux une vérité ébréchée par les incohérences physiques que la théorie de la relativité tente de résoudre.

Les dilettantes et même une partie des ignares ont entendu dire que l’espace-temps remplace ses deux composantes séparées. L’industrie de la tromperie, à travers le cinéma et la lecture de science-fiction entre autres, a popularisé et appliqué ce résultat, et presque systématiquement, semble-t-il, dans le sens d’une glorification d’un absolu plus grand, quoique de pacotille. Ces réformes de notre vision d’ensemble sont cependant loin d’être complètes et acquises, parce qu’elles sont tout simplement peu utiles, peu opérationnelles. De sorte que, pour la plupart des contemporains, le temps représente toujours un absolu, l’espace en représente un autre, et l’espace-temps reste une sorte d’abstraction, une addition formelle, indéniable sans doute, mais difficile d’usage dans l’action, sans référence dans le vécu propre, qu’il soit quotidien ou historique. La principale modification principielle apportée par la relativité physique représente donc une sorte de bruit de fond, impossible à démentir, mais assez peu endossée. Les ignares, et les dilettantes, pensent toujours en termes newtoniens, et la théorie de la relativité, dont ils ont entendu parler, et dont ils croient qu’elle est géniale, puisqu’on le leur a répété et qu’ils n’ont pas encore entendu de contradictions à ces éloges, est comme une icône, sainte mais hors de portée de leur profane vécu terrestre.

D’un point de vue non mathématique, la transformation de l’absolu du temps plus l’absolu de l’espace en absolu de l’espace-temps est donc un arrangement de détail, une sorte d’évidence déductive, un raccommodage d’ourlet. D’ailleurs, même si la fortune du concept d’espace-temps, trop peu scoopesque, n’a pas été à la hauteur des espérances de ses promoteurs, d’une certaine manière, cependant, l’unité du temps et de l’espace ou leur expression commune s’est insinuée, à travers le siècle passé, dans l’esprit du nôtre. La téléologie moderne, en particulier, définit justement un espace-temps déterminé comme étant ce qu’on appelle le commencement : le ici et maintenant, recommencé autant de fois que la transformation du possible en réalité le permet, est la représentation empirique de ce qui commence. Cette équivalence entre une unité d’espace-temps et la notion qui initie le mouvement de la pensée et la logique, dont le balancier tient un compte inquiet aussi bien de la vie que de l’histoire, provient peut-être aussi par de complexes et convergentes séries d’abstractions renversées et déformées, à travers l’aliénation, de la formulation issue et popularisée par la théorie de la relativité. Mais même dans des acceptions plus spéculatives, comme par exemple le moment de la réalisation, qui peut être déterminé comme un espace-temps, ou dans l’acceptation de son sens plus traditionnel et populaire – la vieille approximation comme quoi on ne retrouve jamais deux fois le même fleuve dans le même état est une application de l’idée d’espace-temps –, l’espace-temps n’est en rien la condition de la totalité, comme le sous-entend la théorie physique de la relativité. L’espace-temps, en effet, n’est jamais qu’une construction de la pensée sur la pensée, une hypothèse couplée, une forme du possible.

La vitesse de la lumière est un absolu autrement difficile à mettre en scène que l’espace-temps, déjà parce que son expression, par une quantité bornée, semble en contradiction avec l’idée d’absolu. Si bien que la vitesse de la lumière est souvent présentée au rang moins prestigieux que celui d’absolu, comme une simple limite. La plupart des dilettantes et quelques ignares connaissent l’idée de la vitesse maximale, savent que c’est la vitesse de la lumière ; un nombre non négligeable d’entre nous sera même capable de la chiffrer à 300 000 km/s, formulation dans laquelle apparaît d’ailleurs le mariage récent entre espace, km, et temps, s.

La mise en cause que je voudrais cependant ajouter, à celle interne au système de la physique mathématisée, est très simple : la pensée va beaucoup plus vite que la lumière. La lumière, d’ailleurs, et la vitesse sont elles-mêmes des pensées. Quand je dis que la pensée va plus vite que la lumière, il ne s’agit pas d’une question de kilomètres par seconde, il s’agit de dire que la pensée, le démiurge éphémère qui dissout l’absolu, ne se satisfait pas d’une limite, mesurable. L’information transmise en pensée ne se mesure pas, en dehors du jeu des déterminations qui est son ironie coutumière et hypostasiée de sorte à paraître comme la substance même du quotidien, en temps et en distance, elle les fonde. En qualité de transmission, la pensée est donc très supérieure à sa forme lumière, et en vitesse tout autant. Je peux même ajouter, de façon spéculative, que rien n’empêche ma pensée d’aller à 301 000 ou à 400 000, ou à 3 000 000 km/s ; il n’y a évidemment pas d’observatoire pour vérifier une donnée aussi ironique. Car le rire empêche le comptage.

Nous, humains, voulons bien être modestes. Mais que la vitesse nous soit limitée nous est insupportable. Les physiciens, grands amateurs d’infini, sont les premiers à être chagrinés par cette vitesse limite, qui n’apparaît pas dans la grandeur qu’ils voudraient conférer au propos. « Pour résumer, la relativité restreinte implique que les particules matérielles ne peuvent atteindre la vitesse c, et inversement que les particules sans masse ne peuvent aller qu’à la vitesse c. La définition correcte de la vitesse limite devient alors claire : c’est la vitesse de n’importe quelle particule de masse nulle dans le vide. La lumière n’apparaît ainsi en relativité que comme un archétype de particule ayant cette propriété. » Et plus loin, on trouve donc que cette vitesse bornée n’est en fait pas si modeste que nous le craignions, puisqu’il s’agit d’un infini déguisé : « (…) cette vitesse est une vitesse asymptotique, qui ne peut être atteinte et qui possède toutes les propriétés physiques auparavant dévolues à l’infini. » Malheureusement l’auteur ne dit pas quelles sont les propriétés physiques dévolues à un infini, et si elles ressemblent à celles dévolues au dahu. « Ainsi la finitude de la vitesse de la lumière n’est qu’un effet de perspective ! Il s’agit tout simplement de l’équivalent d’un point de fuite. » En effet, si on transforme notre représentation newtonienne « en représentation quadridimensionnelle, la forme des relations galiléennes se retrouve, dans lesquelles à la vitesse de la lumière correspond maintenant une “quadrivitesse”… infinie ». (6) Mais comment un infini peut-il être limité à 300 000 ? C’est que la question est mal posée et qu’en fait il faut abolir ce rapport « bâtard » entre vitesse tridimentionnelle et temps. « Autrement dit, dès l’instant où l’on mesure l’espace et le temps avec la même unité, ce qu’exige leur nature profonde, la vitesse c disparaît des lois physiques, devenant le nombre pur c = 1. » Cette amusante explication de Nottale nous montre comment il est facile de transformer une limite en infini ; et comment, avec le renfort tout de même de la « nature profonde », le formalisme sublime la vitesse, dont la limite disparaît donc des lois physiques, en « nombre pur ».

Plus sérieusement, si nous humains sommes fâchés d’une limite de la vitesse, c’est que nous, humains, avons créé la vitesse, et que nous en sommes les maîtres sans partage. Comme d’ailleurs le montre Nottale, nous ne supportons pas de voir la vitesse limitée par quelque chose qui nous est extérieur.

 

6. Replacé dans un contexte plus vaste que la physique, la pensée, l’humanité, le monde, le mérite principal de la théorie de la relativité est véhiculé par son nom. C’est une théorie qui met en cause l’absolu du temps, l’absolu de l’espace, l’absolu de la gravitation, leur en et pour soi. Ces absolus étaient devenus des évidences, profondément intégrées depuis le spécialiste jusqu’à l’ignare, et leur désacralisation publique est d’abord un ébranlement du principe de l’immuable. Nous avons perdu le respect pour l’absolu, et l’idée que les choses sont liées, intrinsèquement, et s’influencent réciproquement, est certainement l’une des plus importantes dans l’explosion d’aliénation du siècle écoulé. On retrouve avec cette idée de relativité générale tout l’embarras de tous les gestionnaires, car le sol solide et sûr de l’absolu s’est dérobé sous les pas mêmes des physiciens qui l’avaient maçonné. Venant peu après la critique de l’absolu contenu dans Dieu, la critique de l’absolu du temps, de l’absolu de l’espace et de l’absolu de la gravitation a permis de comprendre que ce n’est pas à Dieu qu’en voulaient les critiques, mais à l’absolu, dont Dieu, l’espace, le temps et la gravitation ne sont que des formes particulières. Car dans la gravité du ici et maintenant, bon Dieu de bon Dieu, de 1905 à 1915, années de la formulation des théories de la relativité, et surtout dans les années de constat qui ont suivi, il y avait, dans le monde, pas le monde physique, mais le vrai monde, une révolution qui commençait !

Mais comme les gestionnaires avaient réagi à travers la réaction bolchevique, les physiciens ont réagi à cette « crise », dont Poincaré, en visionnaire inquiet, avait cerné les contours pour sa spécialité, à travers les limites des deux théories de la relativité. L’évolution de ces théories, dans le siècle, est la réponse gestionnaire qui rend impossible aujourd’hui l’expression de leur piste négative. Le potentiel critique de la relativité physique, dont le sens était directement accessible aux gueux de Russie et d’Iran – et c’est ce qui est si difficile à comprendre pour tous les autres pauvres, qui ne sont pas à l’offensive –, était immédiatement présent dans la première moitié du siècle, où la recherche de vérité jouissait encore, dans les sciences exactes, d’une autonomie relative et d’une gravité intrinsèque.

La relativité en physique, incomplète dans sa version « restreinte », et presque exclusivement utilisée dans le domaine cosmologique sous son appellation de « générale » – et notamment dans le développement du concept de « big bang », s’est donc surtout avérée construction d’absolus nouveaux, et c’est bien un comble pour une « théorie de la relativité ». Et c’est dans une hypocrisie mal assumée qu’on voit aujourd’hui l’espace-temps et la vitesse de la lumière érigés en absolus classiques, mais prétendus relatifs « à leurs contenus », pour garder la pureté critique du terme relativité. Quel absolu ne serait pas relatif à son contenu ? Vaincues, les extensions de débat dont ces idées étaient porteuses ont dégénéré en bredouillis utilitaristes ou régressé en fantasmes déistes ou en rêves de reconstruction encore plus vastes, encore plus absolus, comme ces grandes unifications napoléoniennes d’Einstein embourbées dans quelques steppes alors même que le royaume clos de la physique s’effritait sous les coups impertinents et inconscients d’un monde occupé de sa propre convulsion. Et tous ces préfabriqués qui ont définitivement révélé la théorie de la relativité physique comme une restauration dans le monde des idées obstruent désormais l’accès aux galeries de lumière noire du négatif creusées dans l’enthousiasme positiviste de l’époque royale et du domaine aux apparences d’infini qui vont de Mach à Einstein.

Car à la suite des gueux de Paris qui paniquaient la Convention, et des gueux de Petrograd qui ont pris d’assaut le palais d’Hiver à l’avant-garde des conseils, le négatif de la pensée du monde s’est aussi découvert dans la stupeur éphémère de l’autorité intellectuelle, tant qu’elle cherchait la racine de son élan de vérité. Mais la restauration de plusieurs absolus séparés dans la relativité en physique est la vérité conservatrice de ces théories. Ces nouveaux absolus ne sont donc pas une réfutation mais un élargissement du naturalisme étriqué et intransigeant de Newton. Oui, disent de concert espace-temps et vitesse de la lumière, la nature est souveraine, la chose en soi existe bien, la physique a raison d’être une spécialité séparée. C’est à ses applications qu’on mesure l’utilité de cette mise en cause qui s’est arrêtée en route : elles sont faibles et rares, et elles sont presque exclusivement cosmologiques ; c’est notamment en critiquant l’univers statique d’Einstein que Lemaître a pu formuler son univers en expansion à partir d’un atome fondamental, ancêtre de l’idée du big bang. Pour le reste, la physique de Newton est donc restée la physique des ignares, la physique des dilettantes, la physique qui se prétend dominante et qui est censée refléter le vrai monde. On sait seulement, de manière vague, que pour le macroscopique, la théorie de la relativité oblige à voir les choses différemment. Dans ce démembrement de la physique, et dans la restauration d’un Newton ébranlé, au territoire amoindri et contrôlé, comme une ancienne monarchie absolue décapitée se retrouve monarchie constitutionnelle après une profonde secousse, gît la défaite de la part négative que l’exigence de vérité avait imposée dans l’autorité intellectuelle à travers la théorie de la relativité.

L’idée de la relativité, à laquelle j’appose le qualificatif de générale parce qu’elle ne s’applique pas seulement à quelques caractéristiques physiques, donne lieu à deux développements, opposés. Sa négativité consiste justement à ébranler tout ce qui est certain, « crise de la raison », à rejoindre le principe d’incertitude, en soumettant une certitude aux conditions de son observation, c’est-à-dire à la brièveté ludique des choix, et à l’irréversible historique des décisions, en tout cas toujours à l’humain, que ce soit dans la conscience ou au-delà. Dans le constat que rien ne peut plus être considéré comme intangible, que chaque fait ou acte doit d’abord pouvoir être remis à l’examen de l’assemblée du public souverain en matière de pensée, il y a deux grandes directions, non miscibles, de la téléologie moderne. D’une part, il y a l’idée, partagée par Mach, que c’est donc de l’ensemble que chaque chose est dépendante, et qu’aucune chose n’a d’indépendance propre ; la totalité, dans l’équilibre changeant de ses déterminations, est centre de gravité. C’est là une représentation de l’aliénation à laquelle le monde newtonien est farouchement opposé : car il voudrait que pour la conscience il existe des choses intangibles, et ne peut pas même considérer que les choses intangibles dans la conscience deviennent relatives par l’aliénation, où leur lien avec la totalité est révélé et établi. A travers cette approche négative de la relativité, on peut commencer à entrevoir la dimension de l’aliénation, océan insondable pour l’îlot borné de la conscience, qui a tant besoin de se retrancher derrière divers absolus.

C’est la certitude elle-même qui est relativisée dans la téléologie. La certitude s’obtient de trois manières : croire est la première source de certitude qui doit être constamment relativisée et tenue pour un mouvement de pensée qui tend à oublier le conditionnel de ses présupposés ; il en va de même, dans notre monde, pour la logique, qui donne des certitudes relatives à un système particulier – la logique –, mais uniquement à l’intérieur de ce système : ce qui est logique n’est certain qu’à l’intérieur du système de règles de cette logique, mais toute logique en entier, comme les mathématiques par exemple, est une hypothèse éphémère, sans autre fondement qu’un accord commun, ou qu’une croyance ; enfin, la certitude que procure la réalité pourrait passer pour absolue, car contrairement au croire et à la logique, la réalisation ne permet pas de retour et de relativisation ; mais elle est aussi la certitude la moins vérifiable en ce sens qu’elle n’est pas constatable, et donc que la conscience la cherche en vain, si bien qu’elle est un cas limite de certitude, cas limite qui admettrait que la certitude puisse exister au-delà de la pensée où elle s’exprime d’ordinaire, la conscience. La relativité téléologique inverse la relativité du sens commun : ce n’est pas la relativité qui doit être un moyen de la certitude, mais la certitude qui doit être une exception de la relativité, étroitement surveillée d’ailleurs tant son conservatisme et sa tendance à l’hypostase s’avèrent nuisibles, voire désastreuses pour le débat humain.

Pour la téléologie moderne, à cette direction de pensée, qui ne rejette d’ailleurs pas véritablement l’absolu, mais le repousse bien plus loin que la vitesse de la lumière, c’est-à-dire hors de la conscience, dans l’aliénation comme totalité de la pensée, s’oppose cet autre constat, tout aussi valide et fortement lié à ce rapport de la conscience déficiente face à l’aliénation envahissante : la relativité est l’exigence de la contingence. Puisque tout est relatif, le trouble-fête, le franc-tireur, l’invité surprise, surprenant et intrusif, gai et violent, autre, désespérément autre, peut toujours surgir et briser le système déterminé par l’absolu, et le fera tant que l’insatisfaction commandera. C’est en relativisant ce qui est là en négation simple que l’irrationnel rappelle l’oubli de l’hypothèse qui, à travers l’absolu, tente de s’installer dans quelque infini fondateur, comme l’espace-temps, comme la vitesse de la lumière après Dieu, le temps, l’espace, la gravitation : sauf dans la fin absolue, qui est l’absolu de la réalité, en effet, l’hypothèse de l’absolu est toujours un infini. Mais la critique de l’absolu par la relativité est toujours la critique d’une généralité en place par le particulier porteur d’un nouveau possible, l’institutionnalisation pertinente par l’hypothèse impertinente, et donc le recours de l’imprévu, de l’idée, voire de l’individu et de la conscience, plus sûrement de l’imagination, de l’amour, de l’émeute, la noblesse modeste du lutin utile et éphémère, dérangeant l’image sans ride d’une totalité trop tôt affirmée comme immuable.

Le XXe siècle, cependant, a abouti à une systématisation de la relativité, à un relativisme, qui a poussé ce principe jusqu’à son contraire : « S’il n’est plus de réel pour servir de principe régulateur à l’action des hommes de science, s’il n’est pas de méthode acceptable pour discipliner leur esprit, s’il n’est pas même de loi universelle dans la nature pour justifier leur effort prospectif, la menace d’un relativisme généralisé est grande. Tout est possible si rien n’est plus réel. » (11) Car la relativité, quand elle devient à son tour absolue, met en cause la réalité même, la vérité même. Si rien n’est plus assuré, la vérité se démultiplie, rien n’est plus vrai, et le mensonge est donc tolérable. Si la réalité, si la totalité doivent être relativisées, alors tout est partiel, du particulier on ne s’élève plus au général, aboli, il n’y a plus de but, Hegel a raison, la pensée tourne en rond dans des séries de syllogismes aux termes interchangeables. Un tel abandon complet à la perte de contrôle entier, qui culmine dans le formalisme (car dans un tel système, les formes deviennent contenu, et seules les formes restent modifiables), équivaut au fait d’approuver l’aliénation dans le sens de s’y résigner, de ne pas vouloir, selon la téléologie moderne, la finir. Si la relativité permet d’appréhender l’aliénation – et elle est même un des instruments nécessaires pour s’évader hors de la conscience – l’absolutisation de la relativité est en même temps la résignation à l’aliénation. Ce « anything goes », que claironnait Feyerabend – le n’importe quoi est possible, qui est une litanie de la résignation, prend peu à peu pendant le XXe siècle la place du tout est possible, qui est l’épitaphe des révolutions –, est une forme de néopositivisme qu’on voit éclore comme l’un des attributs comportementaux de la middleclass, par exemple dans la glorification du modèle du réseau, où la relativité qui permet la mobilité est acquise au prix du renoncement à la maîtrise de l’ensemble, ou dans l’idéologie du défoulement sexuel, lorsque le plaisir devient le plus banal des commandements. Le sens de la relativité est d’être une objection, un droit de critique, un indicateur de profondeur, un censeur à vaste vue, un surmoi anarchiste, un fou du roi, un frondeur au cœur du laboratoire de la pensée. Mais ce à quoi la relativité est vraiment relative, c’est au but de ceux qui la pratiquent, consciemment ; et lorsque la relativité devient système, le but se perd. Sur un site Internet appelé Astrosurf, on pouvait lire : « L’argument le plus significatif que l’on opposa à la reconnaissance de la relativité générale est le fait que dans les années qui suivirent cette découverte, les scientifiques reconnurent que n’importe quel résultat empirique donné pouvait s’expliquer par une ou plusieurs théories alternatives. » Le monde physique est une représentation de l’esprit dans son ensemble, mais qui se perd quand la conscience fatigue devant ses propres constructions, un peu comme lorsque dans l’alternance entre la thèse et l’antithèse, on ne retrouve plus la synthèse, hypnotisé par l’aller-retour à l’infini des jeux de miroirs schizophrènes.

Sans doute doit-on encore se demander à cet endroit ce qu’est donc l’absolu pour la téléologie moderne. Une des disputes centrales d’un débat sur l’humanité devrait d’ailleurs porter sur l’absolu de ce qui fonde l’absolu et qu’on pourrait, au premier abord, appeler l’absolu téléologique : la pensée. Je ne peux ici fournir qu’une réponse tout à fait subjective de la téléologie moderne : un absolu qui a une fin n’est pas un absolu ; même l’aliénation, même la pensée ont une fin ; l’aliénation, la pensée ne sont pas un absolu. Et voici la même réponse, mais formulée de manière opérationnelle : la fin de la pensée est quelque chose qui se vérifie ; je propose de tout mettre en œuvre pour vérifier cette fin ; faisons de cette mise en œuvre le projet commun de tous ceux qui détiennent, individuellement et collectivement, de la pensée. L’absolu n’est que le mythe de l’échec de ce projet. L’absolu est la sublimation de la résignation.

 

 

 



IV. Déclin de la physique

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2008

   
       

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