t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   

Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle

     

 Plan exhaustif

II Le contournement de Hegel
       

 

III. Pensée anglo-saxonne  
       
    1. Pragmatisme  
         

 

 

Il faut ici intercaler une brève évocation de ce qui est parfois appelé « pensée américaine ». Un néologisme – le pragmatisme –, une unité de temps – la fin du XIXe et le début du XXe siècle –, une unité de lieu, tout au moins au départ – l’université américaine naissante –, peuvent servir de balises à cette appellation bien branlante. Mais il faut ensuite reconnaître que la pensée dite américaine tient davantage son succès du nationalisme hypocritement infiltré dans les vues d’ensemble et dans les arrière-pensées de l’autorité intellectuelle de l’époque qui va de 1900 à nos jours. La fascination ou l’obséquiosité qui s’associent à la puissance des Etats-Unis d’Amérique n’ont pas voulu admettre que cette puissance puisse n’avoir aucune « philosophie » propre. La même raison de surévaluation du pragmatisme se retrouve dans la dispersion de l’université allemande, avec l’arrivée du national-socialisme, qui a permis un essor de l’université américaine dans la seconde moitié du siècle, puis une sorte d’allégeance polie aux idées de l’hôte, par la fine fleur de cette Université en exil. Ou, plus justement : parce que l’université américaine est devenue proportionnellement aussi puissante que l’Etat qui l’abrite, la pensée dominante a commencé à surévaluer ses débuts rétrospectivement, et en particulier le « pragmatisme » et le « common sense ». L’effet du succès de cet Etat américain, parvenu dès la moitié du siècle dans une finale à deux avec la Russie, gonflée de quelques satellites, se retrouve donc avec une logique mécanique a priori dans l’évaluation de sa qualité intellectuelle. On retrouvera d’ailleurs la pensée dominante émise par l’autre finaliste, la Russie donc, dans une même surévaluation, encore plus impressionnante, puisque la pensée dominante en Russie était le métronome de la contre-révolution du siècle et se voulait un outil de propagande actif et même nécessaire. Mais l’issue du match, à la toute fin du siècle, a fait disparaître le marxisme, l’idéologie de l’Etat russe, dans cet étrange angle mort du temps que la mode, depuis un demi-siècle, réserve aux décennies – la décennie passée est toujours maudite et interdite comme d’un mauvais goût flagrant, alors qu’on ressuscite avec des ravissements attendris la décennie qui l’a précédée et qui venait de subir le même sort (pendant les années 80, alors que les années 70 étaient honnies on redécouvrait les années 60 ; pendant les années 90, se furent les années 80 qui furent honnies et les années 70 qui revinrent à la mode) –, laissant au modeste pragmatisme un triomphe, ou tout au moins une résonance, à laquelle sa pertinence et son intérêt n’ont contribué que de manière accessoire.

Quelques précédents célèbres nous racontent des amalgames similaires, en particulier celui de la pensée française du XVIIIe siècle, fort surévaluée du fait de la domination culturelle française, alors que de plus grandes idées de ce temps, de Berkeley et Hume à Vico et Kant, se sont élaborées en Angleterre, voire dans le reste de l’Europe, puis en Allemagne ; et les Lumières doivent leur rayonnement davantage à ce qu’elles éclairaient qu’à quelque puissance intérieure : la cour de France, où la pensée encyclopédiste a joué pour beaucoup le rôle d’idéologie de l’opposition et de la réforme, les cours d’Europe par mimétisme, et la révolution française où elles sont devenues l’armature fortuite du discours de la contre-révolution. La domination américaine, qui s’accélère vers 1900, ne se comporte pas sur le plan de la philosophie et de la théorie du monde d’une manière bien différente que l’Empire romain. Elle assimile, elle digère et elle propage ce qu’elle découvre en conquérant les régions de ses racines, mais ce qu’elle y ajoute en réflexion de fond est aussi atrophié dans le contenu qu’hypertrophié dans sa production et sa distribution. La « philosophie » américaine est restée un appendice périphérique de l’Europe soumise comme la pensée de Rome avait été un long appendice de la philosophie sans guillemets de la Grèce soumise. L’intérêt de ces déformations est justement dans leurs effets : c’est parce qu’on accorde un crédit si grand aux puissants que la pensée construite qui s’élabore dans leur salon domestique participe tant à l’époque de cette puissance. Et de trouver ainsi la vérité d’une pensée dans ses effets, même déformés, est justement ce qu’on appelle le pragmatisme.

La victoire du pragmatisme américain, cependant, trouve moins son éclat dans la politique de cet Etat américain, qui a depuis longtemps perdu ligne, principe, « philosophie » et qui ne navigue plus qu’à court terme, que dans le mode de comportement qui est associé aux gestionnaires provenant de cet Etat. On a tendance à qualifier de pragmatique la façon dont les industriels, commerçants, et patrons d’entreprise américains mènent leurs affaires. Et en effet, les gestionnaires principaux de la marchandise, les capitalistes, les affairistes, les grands chefs d’entreprise ont depuis cent ans perdu toute ligne, principe, « philosophie », à part le goût dévot pour le profit, à peine tempéré par l’immonde morale middleclass, et ne naviguent plus que dans un terme si court, que c’est par cette absence de vue, semble-t-il, que le « modèle » de gestion américain s’impose aux gestionnaires qui suivaient d’autres modèles de gestion, et qui semblent effarés et désemparés par des scrupules aussi réduits. Dans son emploi dans le sens commun, le mot pragmatisme est une sorte de synonyme d’opportunisme. Cette sentence de common sense décrit assez bien, finalement, ce terme. Il est intéressant d’ailleurs que, s’il s’applique toujours aux gestionnaires américains, il est loin de se superposer avec eux : ces psychorigides ballottés de circonstances qui les dépassent en circonstances aggravantes sont nombreux à avoir des principes qui les empêchent d’être aussi opportunistes que leur pragmatisme supposé le laisserait penser ; et l’attitude opportuniste est loin d’être, dans le monde, une caractéristique réservée aux gestionnaires américains.

Mais, sans l’examiner en profondeur, reprenons cette pensée là où elle naît. Le pragmatisme est d’abord l’une des tentatives de contournement de Hegel. En tant que telle, la pensée américaine est parfaitement en accord avec la pensée de la contre-révolution russe, le marxisme : c’est de la pratique qu’il faut partir, c’est dans la pratique que se situe la vérité. La critique de Hegel, du reste, qu’elle soit celle entreprise par Marx, ou celle continuée par l’observatoire de téléologie, considère également la pratique, et son résultat, comme un point d’attaque de ce qui est là, pariant sur les projets qui restent pour contredire les constats qui triomphent : la contre-révolution française, Hegel, et tout ce qui mérite d’être conservé. La différence entre le contournement et la critique de Hegel porte justement sur ce qu’est la pratique : dans le contournement, la pratique n’est perçue que dans sa positivité, une rampe pour fuir, un témoin à charge, un élargissement de la tromperie, une conservation enveloppée dans la réforme qui est souvent cette illusion du changement qu’il y a dans le retour sur soi, et c’est pourquoi elle évite la critique ; dans la critique, la pratique est entendue comme le négatif en actes. Et dans cette acception jadis dialectique du terme, la pratique, « pragma », est téléologique.

Le contournement de Hegel a été, aux Etats-Unis aussi, une volonté de conserver la philosophie qui était morte après la disparition de la pensée universelle individuelle. Le néophilosophe qui a le premier parlé de « pragmatisme » semble avoir été Charles Sanders Peirce, qui passe encore aujourd’hui pour sa réflexion sur la langue et sur les signes pour l’un des fondateurs de la sémiotique. Pour Peirce, la réalité est ce sur quoi les chercheurs peuvent s’entendre : la réalité apparaît ainsi comme une décision cooptée, et l’Université – la communauté des chercheurs – pourrait se substituer au reste de l’humanité dans la définition de ce qu’est réalité, dans une sorte de progrès continu que les sciences alimenteraient et amélioreraient sans cesse. La communauté des chercheurs étant la détentrice de la science, c’est donc à elle qu’appartient de définir la réalité. Il suffit, dans ce rêve candide de progrès candide, de l’accord de cette communauté, depuis hiérarchisée et postée selon des intérêts d’une mesquinerie souvent marchande, et parfois ridicule, pour proclamer, ou exclure telle ou telle partie de la réalité, va savoir ce que c’est. Si la communauté des chercheurs décide un jour que Hegel, par exemple, n’a jamais eu de réalité, eh bien, le contournement aura atteint la sienne.

Pourtant, le pragmatisme de Peirce peut être vu comme un des multiples ancêtres récents de la téléologie moderne, à travers l’idée, fort dynamique, poussant aux conclusions, que la vérité d’une chose est dans l’effet produit et non dans la chose même. C’est dans la pratique de la chose, qu’elle soit abstraite ou concrète, que se manifeste sa vérité. C’est déjà, de manière embryonnaire, l’idée de la vérification pratique, par opposition à la seule vérification théorique, comme vérité de la chose. La vérité est bien la rencontre entre une chose et son devenir, qui est devenir autre ou fin, donc toujours fin, puisque son devenir autre est aussi la fin d’une chose. Ce mouvement de la pensée, que Hegel avait justement tenté d’éclairer, est bien pris en compte dans la constitution de la vérité pragmatique. Dans cette extension et même cette variabilité du rapport entre la conscience et la chose apparaît l’idée de vérité comme résultat, qui présuppose le projet téléologique, au-delà du constat sur la réalité.

Pour Peirce, le pragmatisme (qu’il appelait pragmaticisme avec l’idée affirmée qu’un mot aussi laid serait mieux protégé contre la récupération, vaine précaution) était une méthode pour clarifier la signification des concepts : c’est dans l’effet qu’est la vérité de la chose. Cette forme embryonnaire du pragmatisme était une technique analytique, qui devait permettre de séparer, dans la philosophie, les pseudo-concepts ontologiques de ce qui a du sens, et en cela, ce pragmaticisme était aussi l’avant-coureur du positivisme logique qui a attaqué peu après, dans des termes assez semblables, la métaphysique.

Avec William James, frère de l’écrivain Henry James, le pragmatisme prend son sens large. Autour de James, un petit groupe universitaire américain s’est constitué au début du siècle pour donner à ce pragmatisme extirpé du alors très obscur Peirce une dimension morale et religieuse, qui a participé au succès du terme. Puisque l’effet d’une chose est bon, on est dans le vrai, c’est la vérité. C’est la morale dite du fait accompli. Car si le résultat est le critère de vérité d’une chose, si c’est à partir du résultat seulement que se juge ce qui est vrai, alors il n’y a pas de faux résultat, d’erreur, de fausse route possibles. Le pragmatisme, en ce sens, affirme, sans s’embarrasser de la vieille question de la cohérence entre moyens et buts, cette fin qui signifie vae victis, cette vieille maxime de l’oppression, qui confond victoire et vérité. Une telle conception de la domination abusive n’est pas née de l’émergence de la puissance des Etats-Unis d’Amérique, car elle accompagne, pour ainsi dire, toutes les pratiques de domination connues. Mais c’est à la naissance de la domination de l’Etat américain qu’elle trouve sa théorie ; et l’affirmation explicite d’un Lénine fondateur de l’Etat soviétique, à la même époque, que la fin justifie les moyens, ce que des cohortes de suivistes vont tenter d’indexer à la dialectique dont se réclamait leur maître, confirme l’orientation prise par ce rejet de la cohérence interne au profit du progrès et du résultat en ce début de siècle.

C’est en tant que critique de la philosophie idéaliste, en effet, que le pragmatisme s’est construit, contre le rationalisme qui était entre 1900 et 1910 une sous-division de l’idéalisme, et que la pseudo-dialectique léniniste s’est développée, contre la métaphysique. La preuve par le résultat, l’affirmation que le fond des choses était déterminé par l’intérêt et le désir, et non par quelque vérité intrinsèque, avait pour but de libérer des dilemmes byzantins qu’on croyait inhérents aux envolées de Hegel qu’on n’arrivait pas alors à dépasser, et souvent pas même à atteindre. Et, par ce cheminement, un William James retrouvait Platon, en tentant d’identifier la vérité, qui est le résultat, au bien : si l’effet d’une idée, ou d’une croyance est bon, alors elle devient vraie ; ce qui d’ailleurs présuppose qu’on connaît le bien et le mal avant le vrai et le faux. Cette conception fut rapidement critiquée, notamment par Bertrand Russell, mais elle est restée assez profondément ancrée pendant le siècle, dans de larges cercles dilettantes et ignares, car elle donnait un fondement théorique à l’actionnisme, et par là au cynisme et à la mauvaise foi. Ce qui est fait est vrai, donc bien, est le discours de la domination ordinaire, celle des gestionnaires, celle des coupeurs de parole, celle de la jurisprudence, celle des arrivistes à courte vue, celle de la foule agissante des archétypes de la middleclass. Le pragmatisme, d’ailleurs, est identifié non sans raison à une pensée qui change de but et d’objectifs selon les circonstances, c’est-à-dire qui ne craint pas les contradictions pourvu qu’un profit, un bénéfice (James employait le terme métaphorique de « cash value ») soit vérifiable à l’arrivée. L’inventivité et l’absence d’honnêteté intellectuelle qui a fait son nid de l’angélisme de James et des pragmatiques qui se prétendaient philosophes vérifient aussi cette théorie dans la pratique du zigzag actionniste.

Il faut cependant reconnaître à cette « philosophie » d’avoir ouvert l’horizon, quitte à l’oublier en route. C’est d’abord un monde en constitution qui est stipulé, et donc en attente de son accomplissement, un monde projeté, qui reste à construire et à vérifier. C’est sur l’incertain avenir qu’on construit, hardiment, et non sur les âges d’or des conservatismes prudents. De même, sur la question de ce qu’est la réalité, James, qui avait déjà eu le mérite de mettre en cause cette hypothèse de travail qu’on appelle la conscience, expose la difficulté téléologique de sa conception : « Une réalité “indépendante” de la pensée humaine semble donc chose bien difficile à trouver. » (23) Entre ce pragmatisme qui doute que la réalité puisse se situer en dehors de la pensée, et par conséquent que la réalité est ce donné qu’il est devenu exclusivement dans toutes les théories et dans tout le common sense du siècle, et la téléologie moderne, la différence fondamentale est la suivante : pour la téléologie, le but est justement la réalité, c’est-à-dire la fin de la conscience, et même la fin pratique de l’esprit dont la conscience est le petit pois. Mais ce but est réalisation de la totalité, et non pas ces réalités partielles du pragmatisme, qui s’inventent rétrospectivement une cohérence en se soumettant leurs moyens indifférents : dans la téléologie, la désignation des moyens implique le but, et inversement. Il n’y a pas l’opportunité pragmatique de s’ébaubir de leur unité, une fois un résultat atteint. La fin ne résout pas une éventuelle contradiction entre les moyens et l’accomplissement ; au contraire, l’inadéquation des moyens est bien ce qui repousse l’accomplissement, le conservatisme et sa variante paradoxale, le pragmatisme, nous en font, depuis déjà un siècle, la démonstration.
 

 

 

 

 

 

 
       
    2. Sens commun  
         

 

 

1. Comme une ombre, l’idée du sens commun suit la philosophie ; et comme une tache d’huile, elle se répand, se développe et se modifie, difficile à saisir, rarement thématisée, souvent méprisée.

Le parcours peu ordinaire de ce terme provient de ce que les deux mots – sens et commun – qui le composent ont été utilisés et appliqués dans les différentes acceptions qui sont les leurs, et ce qui a donc été désigné par sens commun varie considérablement selon les sens prêtés à chacun des mots. En effet, il s’agissait de cerner quelque chose qui échappe encore à la concision rigoureuse mais bornée de la langue. Les multiples acceptions différentes données à sens commun représentent le mouvement d’une pensée insaisissable qu’on essaye de confiner dans une locution, en jouant sur toutes les interprétations possibles, mais toujours insuffisantes, de cette locution dans la langue.

Le sens commun est d’abord une sorte de sixième sens qui est l’unité des cinq sens de la perception. Dans cette acception de « sens », le sens commun est ce qui permet de déterminer un objet à l’aide de plusieurs sens, par exemple la vue et l’odorat ; cette unité sensorielle permet justement de déterminer l’objet. C’est pourquoi, pour Aristote, le sens commun devient une sorte d’intermédiaire entre la perception et la conscience, une antichambre de la conscience qui permet de déterminer des objets : c’est grâce à la combinaison de la vue et de l’odorat que je peux déterminer la différence entre un verre d’eau et un verre de vodka.

Avec le dualisme cartésien, le sens commun mue en opinion – non détachée de la perception, et donc sommaire et fruste, parce que les sens sont sommaires et frustes ; elle est opposée au « bon sens », son équivalent spirituel dans l’âme. C’est ici que semble naître la conception du sens commun comme porteur de signification, donc basculant dans l’autre sens du mot « sens ». Cette faculté qui permettait de déterminer des objets est devenue une faculté qui émet des opinions à partir des sens. C’est là aussi que naît le mépris pour le sens commun – pensée courte, évidente, banale, vulgaire, sommaire et fruste – que l’on trouve en français et en allemand, mais pas en anglais. L’absence de connotation péjorative en anglais va faire de l’anglais la langue motrice de la défense du sens commun.

De la même manière que « sens » est passé du sens des cinq sens au sens de la signification, « commun » va osciller entre ses deux acceptions, vulgarité et évidence d’un côté, partage, mise en commun de l’autre. Ce jeu là, entre les deux sens de « commun », est d’ailleurs celui qui intéresse le plus la position téléologique : car en tant que pensée vulgaire et évidente, le sens commun se signale comme un avant-coureur d’une pensée dilettante ; et en tant que pensée commune à plusieurs, voire à tous, le sens commun est un palliatif nécessaire de la montée d’une pensée sans conscience qui inonde, disloque et sous-tend la conscience ; le sens commun est sans doute l’une des premières façons de minimiser en l’innocentant l’aliénation.

Dans le développement assez mouvementé de ce terme méconnu, c’est davantage vers Giambattista Vico, et sa conception d’une pensée du vraisemblable qui s’oppose sans la répudier à la certitude cartésienne de la science, que vers Thomas Reid, fondateur de l’école écossaise du sens commun, que va l’intérêt soulevé par une exploration de l’aliénation. Alors que Voltaire et Hegel n’ont que mépris pour cette pensée du commun, Berkeley s’en réclamait (n’a de validité que ce qui est compréhensible et compris par tous), et Kant, étirant encore le sens, l’a utilisée comme condition d’un possible de son fameux jugement esthétique, impliquant particulièrement la capacité de se mettre à la place de l’autre et faisant au passage oublier presque complètement Thomas Reid.

Mais c’est au début du XXe siècle que le sens commun refait une apparition qu’il faut ici fonder dans la montée de la pensée sans maître, dans la nécessité de nommer des phénomènes de pensée que la conscience ne contrôle pas et aussi dans la nécessité de tenir en compte la pensée des pauvres, et même la pensée pauvre. Même si le sens commun n’a connu son véritable développement théorique que dans la seconde moitié de ce siècle (avec Gadamer, Schütz, Arendt), c’est au moment où fleurit la contre-révolution française, donc au moment de la révolution russe, que l’idée d’un sens commun hante la néophilosophie. La révolution est la mise en commun de la pensée des pauvres, et la contre-révolution est la mise en commun de la pensée pauvre.

 


2. En tant que sens du commun, le sens commun, depuis la révolution française, est devenu un terme très utile pour tenir en compte toute la pensée non scientifique, au sens postcartésien du terme. Il permet en effet de recouvrir toute la pensée non certaine, mais seulement vraisemblable, ou possible. Une telle pensée non certaine, en effet, est à l’origine de la très grande majorité des décisions, et des actes commis par les humains ; alors que le culte de la certitude produit certes de la précision, mais aussi un degré d’exigence qui n’est pas toujours compatible avec l’immensité du flux de pensée à utiliser ou à résoudre. Dans l’apogée, puis le déclin de la physique, se lit justement cette submersion de la science par la pensée environnante, qui montre aussi que la science n’est qu’une tendance absolutiste de la conscience avant de devenir à son tour un conservatisme et un frein à la pensée humaine. La reconnaissance et l’utilisation du sens commun sont d’abord, dans le monde convaincu de scientisme, un tampon entre la science et toute la pensée, qui permet d’annexer, aux confins marginaux de la pensée dont la science est le centre et la capitale, toutes les autres pensées, conscientes aussi, mais non scientifiques.

Mais quand on se penche sur ces provinces sauvages, et peu structurées, leur hétérogénéité frappe davantage que leur unité. Car si le sens commun regroupe toute la connaissance non scientifique, cette vision globale n’a de sens que du point de vue de la science, justement. Le vif mépris marqué par Hegel pour le sens commun signalait son peu d’exigence, et sa forme, insuffisamment réfléchie en elle-même. Mais la pensée « scientifique » de Hegel s’est également vu dénier, par les spécialistes des sciences dites exactes, la qualité de science. Et, depuis Vico, on propose de faire du sens commun le fondement des sciences non exactes, des sciences de l’esprit. C’est un débat qui scinde d’ailleurs les spécialistes des sciences dites humaines : si se réclamer d’une pensée commune est une logique et une caution pour une « science » non exacte, c’est aussi justement une preuve d’incertitude et par conséquent, de l’absence de ce critère fondamental de la science, l’indubitable. De cette zone grise, entre science exacte et science de l’esprit, qui inclurait, ou non, ‘la Science de la logique’, jusqu’au lieu commun, que raillaient Flaubert et Léon Bloy, le territoire du sens commun serait donc extrêmement vaste, mal balisé, peu connu et bien plus accidenté que la vision plane qu’on en a depuis le monticule des sciences exactes.

Traduit en divisions humaines par rapport à la connaissance, il y aurait donc dans le sens commun aussi certains spécialistes, des dilettantes, et des ignares. C’est la catégorie du dilettante qui a fait éclater le terme de sens commun. Car celui-ci n’était réservé qu’aux ignares à l’époque où les lettrés se connaissaient tous. C’est presque en prédicateur que Berkeley réclame des discours compréhensibles par les ignares, et qu’il intègre cette exigence sous le nom de sens commun. Mais cette dichotomie a explosé avec l’émergence du dilettantisme, et particulièrement de ce dilettantisme qui va devenir le milieu intellectuel de la middleclass d’aujourd’hui. Dans cette différenciation entre l’ignare, le dilettante et le spécialiste, il y a une mise en contradiction du terme « commun ». Il y a à la fois la volonté de transcender les limites de la connaissance, et l’affirmation des particularités contradictoires des niveaux de connaissance atteints. Le sens commun devient donc un terme mouvant, et qui mériterait d’être scindé.

Dans la communication aujourd’hui, le sens commun – dans la mesure où ce terme a encore un emploi possible – est la pensée dilettante. C’est elle qui coordonne la pensée spécialiste et la pensée ignare. Elle prescrit ses orientations aux spécialistes, et elle installe, comme des têtes de ponts, ses principes et ses croyances, dans la pensée ignare. Dans cette division des humains, une pensée dilettante est donc la pensée qui structure le sens commun. Mais il faut aussitôt soutenir que la pensée dilettante est elle-même fondamentalement divisée entre une pensée de conservation du régime en place, conscientocentrique, qui donne sa priorité à la médiatisation entre spécialistes et ignares, et la critique de cette idéologie dominante, la pensée dilettante qui dissout ou explose les certitudes de ce sens commun convenu. La critique du sens commun dominant, dans la pensée dilettante, est celle de la certitude et de la satisfaction, de la connaissance comme conservation. Cette critique est une sorte de sens commun négatif.

De même qu’on doit distinguer à l’intérieur du sens commun selon les intérêts qui s’y opposent, on doit aussi y établir les différences et même les contradictions entre différentes intensités de conscience, si on peut dire. Car le sens commun va toujours de la pensée non encore formée, qu’on appelle la perception, à une pensée très articulée, comme celle de Hegel par exemple, et inversement. Et les étapes intermédiaires de l’inconscience, à la semi-conscience et à la conscience vulgaire, sont tout aussi constituantes de la pensée dite commune. Là, bien entendu, la pensée commune est comprise comme le rapport de la conscience à l’aliénation, et ce rapport se pratique à tous les « degrés » de conscience et d’aliénation imaginables, mais avec des contenus qui peuvent être opposés.

Enfin, la question de savoir si le sens commun est lui aussi une source de connaissance excède légèrement le présent propos. Mais il est tentant d’esquisser une réponse : le sens commun semble en effet le milieu de la connaissance ; et la réserve de connaissance, qu’elle soit individuelle ou intersubjective, donc le magot commun, semble justement être l’une des fonctions du sens commun. Par ailleurs, et pour répondre plus directement à la question, la validation souveraine qu’ont les ignares sur les idées des spécialistes est sans aucun doute une donnée de connaissance indispensable fournie par le sens commun.

 


3. Le sens commun joue aussi des rôles plus pragmatiques, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils émergent au début du XXe siècle. Les pragmatiques eux-mêmes, que ce soit Peirce ou James, se sont réclamés du sens commun. James en particulier, auteur d’un article intitulé « Pragmatism and common sense », accorde un large crédit à cette « mother-tongue of all thoughts » qu’il décrit comme une pensée originaire, agglomérée dans la nuit archétypale et formée par et tournée vers la pratique, en socle épais et peut-être un peu sous-estimé par les deux autres niveaux de pensée que seraient, selon lui, les sciences exactes et la philosophie.

Depuis Berkeley, en effet, le sens commun est appelé à la rescousse pour dénoncer et brider les envolées de la philosophie, son hermétisme et langage abscons. De garde-fou raisonnable, qui a manqué d’ailleurs de s’appliquer aux sciences exactes, un certain common sense a souvent dérivé à son tour dans une sorte de trivialisme goguenard, confondant parfois la critique du maniérisme philosophique avec le refus de la difficulté. L’exigence de simplicité a pu, avec une telle façon de voir, être abusivement généralisée. Aussi, le sens commun a pu devenir une sorte de Sancho Panza de la philosophie, partageant finalement son ridicule en exaltant le vulgaire.

Mais la principale fonction du sens commun reste celle d’intermédiaire entre la pensée consciente empêtrée dans sa campagne de Russie et le vaste tabou de l’aliénation. Là, en tant que territoire conjoint, le sens commun a pu absorber une partie de ce monde innommable, que nous savons si peu pénétrer sans nous perdre ; et il a aussi contribué à l’occulter. Le sens commun va jouer, pendant tout le XXe siècle ce rôle d’expédient, au travers de la grande dispute des hommes, qu’il contribue à voiler.

 


4. Si l’intérêt du sens commun se situe donc bien au-delà de notre période de référence du début du XXe siècle, il n’est pas inintéressant, dans le renouveau de ce terme, de soupeser brièvement l’apport de G.E. Moore, auteur de ‘A Defense of Common Sense’, en 1925.

Moore part du sens commun comme du sens vulgaire, et il se fait fort d’en établir un point de vue qu’il serait, selon lui, absurde de mépriser. Son discours prend à partie « des philosophes », et seulement cette catégorie de personnes. Il s’agit donc ici d’un énième épisode de l’entreprise fort simple, pour ne pas dire caricaturale, de donner raison à l’évidence populaire contre la pensée théorique. Il s’agit, au nom du sens commun, et avec l’aide de quelques principes dont l’auteur le nourrit opportunément, de justifier certains points de vue de son époque, en s’appuyant sur l’accord implicite du profane. Il est à remarquer que le sens commun avait de la même façon servi de caution à Berkeley pour développer un point de vue, qui, par contre, était d’une grande originalité en son temps. Le même Berkeley est d’ailleurs l’un des rares auteurs cités par Moore, mais non pour reconnaître une démarche commune au nom du sens commun, au contraire, pour le réfuter au nom du sens commun. En devenant un référent « raisonnable » à des points de vue contradictoires, le sens commun se révèle un terme flou et vague, et il faut soupçonner que ceux qui l’utilisent dans un contours aussi malléable sont plus intéressés par le point de vue qu’ils veulent forcer que par l’idée du sens commun.

Tout le raisonnement de Moore est basé sur la réhabilitation de l’évidence. Ainsi Moore énumère comme vrais un certain nombre de truismes qui commencent par « il existe actuellement un corps humain vivant qui est mon corps » (24) et la courte liste qui suit correspond au présupposé matérialiste et athée : corps en trois dimensions, ayant vécu à la surface de la Terre, existence d’autres choses, d’autres corps et d’autres personnes, antériorité de la Terre à l’homme, mortalité des individus, différence entre faits physiques et faits spirituels, différence entre choses imaginées et choses réelles, existence de rêves et de sentiments ; et que la plupart des humains ont connu des relations similaires avec soi et leur corps, que ceux décrits dans la liste des truismes. Moore affirme qu’il sait, avec certitude – et la certitude est soulignée et affirmée avec force –, que tous ces truismes sont la vérité, et qu’ils sont vérité absolue.

La démonstration subséquente répond à quelques objections imaginées, émanant de philosophes en général. Moore essaye essentiellement d’épingler les contradictions, qui sont plutôt les imprudences de ces « philosophes » en général, par exemple le fait de dire « nous » pour un «  philosophe » qui voudrait douter par ailleurs qu’il puisse y avoir un autre comme le stipule le truisme de Moore ; en général la critique semble d’ailleurs orientée contre le solipsisme, même si elle est plutôt posée comme une réfutation plus globale de l’idéalisme. Au-delà de la partie où il est seulement brièvement affirmé que l’auteur ne croit pas en Dieu et en la continuation de la conscience après la mort, les parties finales de cette courte ‘Defense’ tentent bien d’entrer dans l’analyse de la sensation des choses ; mais elles échouent de l’avis de l’auteur même à établir cette certitude pourtant affirmée. De sorte que la défense du sens commun consiste à poser qu’une connaissance, c’est-à-dire une vérité dans la mesure où il s’agit d’une connaissance vraie, pourrait être certaine sans qu’on sache démontrer comment ou pourquoi. « We are all, I think, in this strange position that we do know many things, with regard to which we know further that we must have had evidence for them, and yet we do not know how we know them, i.e. we do not know what the evidence was. » (24)

La vérité absolue que Moore défend sous l’ombrelle du sens commun, et même du sens « ordinaire », n’est au fond que celle qui provient de la croyance. Ce sens commun-là, qui tient pour matière ou pour extériorité ce que « l’évidence » lui indique pour telle, et qui avoue lui-même n’arriver plus à remonter le fil trop embrouillé qui conduit à l’origine de tels truismes, est le gros bon sens, le sens populaire, le mauvais sens commun, celui méprisé par Voltaire et Hegel, et qu’il est significatif de voir ressuscité au début du XXe siècle. Les croyances que justifie Moore sont des hypostases, mais Moore n’arrive simplement pas à remonter les complexes et multiples médiations qui en ont fait des « certitudes » pour les pauvres et les Moore. Tous ces « philosophes » dont Moore se défie avec tant d’assurance trempée abondamment dans un brin de cette logique formelle qui prenait son envol sur les appuis de la trivialité cherchaient au contraire, pour peu qu’ils ne soient pas qu’une imprécation abstraite, chacun à sa manière, à remonter et à démêler cette médiation que Moore nous laisse nouée et opaque, comme si sa constitution était parfaitement neutre et qu’il s’agissait d’en accepter le résultat implicite quel que soit le moyen qui y conduit. Par ce mépris du moyen, Moore rejoint les pragmatistes. Et par son appui au sens commun populaire contre les « philosophes », il représente la forme pauvre de la pensée spécialisée du siècle, qui prétend non seulement dénoncer les excès de la spéculation, mais la dépasser par des Evidenz, des opérations de logique formelle, de croyance laïque, de matérialisme populo.

Cette façon de contourner Hegel, par l’évidence et la logique issue de l’art du calcul, n’est nulle part plus grossièrement attestée. Et ramenée à un argument aussi douteux, aussi positif et aussi propagandiste, toute la richesse du sens commun est niée et occultée. Que Moore, qui a été peu applaudi et soutenu pour cet effort, n’ait été nulle part véritablement critiqué – on ne comptera pas la réflexion de Wittgenstein, contestant que Moore connaisse ce dont il a la conviction, pour une critique – témoigne que la crainte de la dispute n’a pas seulement gangrené les sciences exactes.

 

 

 



IV. La pseudo-philosophie analytique

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2008

   
       

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