t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   

Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle

     

 Plan exhaustif

I Brève apogée de la physique
       

 

IV. Déclin de la physique   
       
         
 

1. Le règne de la physique, dans l’autorité intellectuelle dominante, a été court, informe et inconscient. Une chronologie montrerait que son commencement fuit : la seconde moitié du XIXe siècle est sa période d’accession, mais son déclin commence dès 1900, avec la théorie des quanta, et s’accélère, dans la théorie, à partir de 1905. Enfin, deux dates déterminantes marquent son échec, aussi bien comme pratique que comme théorie : 1945, la bombe atomique, et 1978, la reconnaissance officielle du big bang.

La spécialité des physiciens est une spécialité qui, dans le miroir, se voit comme hardie et chercheuse de vérité, mais qui dans le siècle écoulé est devenue autruche, couarde et manœuvrière. Spécialité et même congrégation, pour faire bloc contre d’autres spécialités, pour obtenir des postes et des subventions, elle n’a pas pris, sur le plan intellectuel, la responsabilité collective de son discours, et n’a jamais su se mettre en cause en tant que division de la pensée universitaire. Vers 1900, pourtant, c’est à sa rigueur, à sa liberté, à ses méthodes qu’allait la confiance des déçus de la théologie et de la philosophie. L’impression qu’elle pourrait tenir le gouvernail de la connaissance n’a pas duré un quart de siècle.

La théorie des quanta a été vécue comme un déchirement de la physique, un hermétisme absurde, sans plaisir, ni but. Le vulgarisateur Nottale résume cette perplexité : « Certains physiciens ont même sérieusement envisagé qu’il soit à jamais impossible de comprendre la mécanique quantique, qui serait au-delà de l’intuition humaine. » La théorie de la relativité, qui était censée unir la physique, a plutôt contribué à l’émiettement. Elle a d’abord été incapable d’englober la physique quantique, et la physique quantique s’affirme également en contradiction avec la théorie de la relativité : la vitesse de la lumière est au moins fortement mise en cause par la non-séparabilité ; à l’inverse, il n’y a pas d’espace courbe dans la théorie des quanta, qui continuent tranquillement d’évoluer dans le plan ; les quanta nient la causalité, la relativité la stipule ; l’indéterminisme des quanta s’oppose au déterminisme de la théorie de la relativité. Et, surtout, les quanta mettent en cause la chose en soi, la relativité confirme et élargit la notion de chose en soi.

Aussi, ces deux excroissances du siècle ont participé, au moins pour les non-spécialistes, de la préservation de la physique de Newton. Aujourd’hui, la topographie de la physique est celle d’un triptyque : d’un côté, pour le microscopique, on a la théorie des quanta, de l’autre pour le macroscopique, la théorie de la relativité. Entre les deux, les séparant et les alliant, le plat de résistance reste newtonien.

« Einstein a vainement essayé, à partir des années trente, de construire une théorie qui unifierait les champs électromagnétique et gravitationnel au sein d’un nouveau “champ unitaire”. Comme la raison de son échec provient de l’incompatibilité de la théorie de la relativité générale et de la théorie des quanta, Einstein a eu tendance à en faire porter la responsabilité sur les reproches, en particulier le reproche de l’incomplétude, qu’il adressait à la théorie des quanta. » (12) Les physiciens n’ont pas réussi à unifier leur vision du monde. Ils n’ont pas réussi à mettre en cause leurs propres présupposés. Dans l’ensemble, ils ont toujours soutenu les croyances aveugles de leur passé récent : la réalité comme donné, la chose en soi, la matière comme substance, le monde comme étant physique, la physique comme devant continuer à exister, coûte que coûte.

Ayant donc lancé des idées, mais sans suite, la physique est redevenue une discipline universitaire, utile à quelques industries, un domaine subalterne de la pensée. Mais ce qui différencie la physique de 1900 de celle de 2000, alors que leur importance sociale est comparable, c’est que celle de 1900 était jeune et ascendante. Elle avait du potentiel. Ses « crises » étaient des crises du monde. Celle de 2000 est vieille et ses idéaux, dont elle a montré quel usage elle savait en tirer, sont aliénés. Elle s’effiloche, parce que, quand elle a eu le champ libre, elle n’a pas su l’utiliser, arrivant à sa frontière sans la reconnaître, sans pouvoir la dépasser, trop préoccupée par sa propre conservation. Elle n’a plus de potentiel. Alors qu’en 1900, elle faisait le monde et sa théorie, en 2000, elle bricole et elle ratiocine. Les dilettantes n’ont plus envie de l’écouter.

 

2. La plus forte idée de la physique est la clé de la théorie des quanta : l’observateur fait la réalité, ou plus exactement, pour garder la dimension prudente que cette théorie donnait à cet invraisemblable résultat : la seule chose nécessaire à une réalisation est l’observation. Même dit de cette manière, il s’agit d’une remise en cause fondamentale de plusieurs millénaires de religion, et de plusieurs décennies de matérialisme, et de naturalisme.

Répétons-le une fois de plus : ce n’est pas un observateur, sauf cas particulier, qui fait la réalité qu’on aperçoit, c’est l’ensemble de l’observation qui aboutit à ce résultat. La réalité est au bout de l’observation. La réalité en particulier est au bout de l’observation en général. C’est à une conclusion très voisine qu’était parvenue la téléologie moderne à travers l’observation des faits de révolte dans le monde : l’observation est devenue déterminante dans les révoltes modernes.

Dans la théorie de la relativité, qui est une tentative d’unifier des « systèmes de référence », l’observateur joue également un rôle central. Il est le récepteur et l’émetteur de ces systèmes, leur médiation indispensable. Mais dans la relativité, l’observateur et l’observation en général ont simplement un rôle passif, mécanique. Ils sont une chose en soi, comme les choses en soi qu’ils médiatisent. Il ne peuvent pas décider de réfléchir, ou non, les systèmes de référence qui se réfèrent à eux. Alors que dans la théorie des quanta l’observateur fait les quanta, dans la théorie de la relativité, l’observateur se contente d’ajuster les systèmes de référence.

S’il n’y avait pas la téléologie moderne, la position de l’observateur dans la théorie des quanta serait extraordinaire. Et s’il n’y avait pas la théorie des quanta, la position de l’observateur dans la théorie de la relativité serait extraordinaire. Mais le fait que l’observateur de la relativité soit tellement en retrait par rapport à l’observateur des quanta a modéré et aplati cette idée capitale de la physique. L’observateur automate de la relativité a beaucoup empêché l’observateur de la relativité de devenir un démiurge. Il a aussi aidé l’aile conservatrice, newtonienne, de la physique – où l’observateur est indifférent par rapport à ce qui est observé, où ce qui est observé est donc objectif – à rester en vie, à bourrer le mou en restant le ventre gras de la physique.

Si l’observateur fait la réalité, la masse dure du monde se dissout en fines gouttelettes de pensée. Cela veut dire que la matière, la nature, la physique ou ce qu’on voudra, devient une médiation entre la pensée et la réalité, et non pas, comme dans la version actuelle, que la pensée serait une médiation, éventuelle, dans certains cas, entre la matière, la nature, la physique d’un côté et la réalité de l’autre. Cela veut dire aussi que la matière, la nature et la physique, ne sont plus égales, comme dans une équation, à la réalité ; mais que ces choses-là sont des pensées, particulières, et que la réalité, qui est aussi une pensée particulière, est autre chose que ces choses-là.

Les théoriciens des quanta et de la relativité ont reculé devant cette bombe qui dissout la bombe atomique : car elle commençait par les dissoudre eux, physiciens salariés. Mais tout de même : même dans la réduction du paquet d’ondes, même dans l’avènement de la discipline uniquement spirituelle que sont les mathématiques, même dans l’équation de la relativité matière = géométrie, l’observateur est obligé de constater que la collusion entre nature et pensée, jalousement séparées chez les fans de la chose en soi, n’est plus réversible.

 

3. « Pour la création d’une théorie, la simple collection des phénomènes répertoriés ne suffit jamais. Il faut toujours lui ajouter une libre invention de l’esprit humain qui attaque le cœur du sujet. » (10) Cette réflexion d’Einstein affranchit Einstein de la sphère des spécialistes ; c’est une banalité, mais le fait même que cette banalité, qui loue l’irrationnel, vienne de la personne la plus célèbre du domaine de la rationalité présupposée, en fait une sorte de superlatif à l’égard de son auteur. Non seulement Einstein, comme chacun d’entre nous le sait confusément, est un grand savant et physicien, mais il place l’imagination et la libre pensée au-dessus des labeurs indispensables.

Einstein est en effet un phénomène unique dans la théorie des sciences dites exactes, parce qu’il a atteint une célébrité qu’il doit indirectement à sa théorie : il est beaucoup plus connu que ses découvertes et ses prises de position. Son image est un intermédiaire entre ce qu’il a découvert et le monde des dilettantes et des ignares, à qui cette image est destinée. C’est un autre phénomène, celui de la communication généralisée, qui a élu Einstein et en a fait la célébrité contestable, contestée, et incontestable et incontestée qu’il est devenu, monstrueux oxymoron du marketing de la deuxième moitié du siècle.

Unique dans la physique, ce phénomène, propre au XXe siècle, traverse d’autres secteurs. Che Guevara, pour la révolution, la Joconde pour la peinture, les rêves de marque générique des publicitaires produisent des icônes comparables à celle d’Einstein (1879-1955), même si leur fonction n’est pas tout à fait la même. Ce sont des résultats d’une activité qui se retourne en image hypertrophiée. Cette image devient ensuite, par une inversion méthodique, l’introduction à cette activité, mais une introduction qui dispense de connaître l’activité elle-même. Ainsi Einstein devient un contenu supposé, un archétype, qui se substitue à ce qu’il a dit et fait, le nom et la signature Einstein permettent, pour les ignares et les dilettantes, de faire l’économie de la connaissance de ce qu’a dit Einstein. Si bien que l’image d’Einstein s’oppose au discours d’Einstein. Et son image s’oppose à son discours avec l’efficacité redoutable d’une validation de la spécialité par tout ce qui lui est extérieur. L’image d’Einstein se substitue non seulement à la théorie d’Einstein, mais dans de nombreux cas à toute la physique. Ce mécanisme contribue donc à la spécialité, et empêche de la connaître.

L’image d’Einstein, pour le contenu, est construite sur une positivité très largement crue, et teintée de la négativité bon teint que s’autorise la middleclass des Beatles, de Solidarnosc, de Maradona et Zidane et de l’œcuménisme humanitaire, cette image diffame aussi la qualité du négatif dans l’histoire. Einstein, dit son image, est un génie. Non seulement, comme on l’a vu en exergue, cette étiquette on ne peut plus honorifique vient de sa capacité supposée à apporter la plus-value irrationnelle au travail obscur et acharné, mais cela ne paraît vrai que parce que la spécialité d’Einstein s’est installée tout en haut de la hiérarchie des spécialités au moment où Einstein y apparaît. C’est le développement du débat de l’humanité, l’embarras de la philosophie posthégélienne, et la nécessité gestionnaire de maîtriser le développement de l’esprit humain qui ont propulsé la physique comme spécialité à portée de projeter des images comme celle d’Einstein.

Même les ignares connaissent le visage d’Einstein et son cliché le plus célèbre, où ce respectable vieillard tire la langue, en noir et blanc. La plupart des dilettantes savent mieux qu’Einstein a redoublé une classe lors de sa scolarité (c’est sans doute la plus célèbre excuse citée par des parents devant l’échec scolaire de leur progéniture) que ce qu’est la théorie de la relativité. Einstein est donc, au-delà de l’image littérale, un caractère particulier de notre époque, une sorte de modèle, d’homme sandwich de sa spécialité. En effet, comme son visage, le caractère supposé d’Einstein est devenu, en quelque sorte, le caractère type du scientifique, et justement du génie : intelligent au-delà de toute mesure, espiègle, adolescent, imprévisible. Voilà bien un autoportrait de l’étudiant boutonneux, du cadre moyen, du journaliste ambitieux au moment où il se regarde dans la glace, le lendemain de son premier échec.

A ce degré d’image, le caractère véritable du modèle fait lui aussi partie de l’extrapolation, du mythe, parce que de son vivant ce véritable caractère est déjà formé, ou déformé, par l’image publique. C’est une image de profonde réflexion qui change la vie, de fantaisiste de la rigueur, de repriseur de l’absolu, quelqu’un qui modifierait davantage notre vision des choses que deux ou trois révolutions. Ce que je sais des théories d’Einstein s’oppose fondamentalement à cette image. Ce sont des idées conservatrices qu’a fait émerger le besoin de rénover les paradigmes devenus intenables d’une époque antérieure. Aussi bien dans la théorie des quanta que dans la relativité, Einstein a participé à raccommoder la physique traditionnelle, dont il a toujours voulu défendre les présupposés même en ayant clairement conscience qu’il s’agissait de présupposés. Il a représenté, dans toute la splendeur de ce terme tiède, la social-démocratie, le conservatisme réformateur, c’est-à-dire un parti que je crois aussi indispensable de combattre que les partis de Che Guevara, de la Joconde et des publicitaires.

Ce qui a contribué de manière décisive à cette célébrité gonflée aux hormones, et par conséquent à l’admiration béate qui en est résultée, c’est le fait qu’il ait été présent dans des sous-spécialités qui apparaissent aujourd’hui comme séparées : les quanta et la relativité. Mais c’est justement depuis Einstein que ces domaines de la recherche sont séparés. Tout Einstein – le physicien et l’image – a contribué à diviser et à figer ces sous-disciplines de la physique. Et ce n’est que rétrospectivement que son interdisciplinarité devenue impossible étonne. Cela est vrai, à un titre encore plus grand, pour Hegel, ou Aristote, et leurs savoirs universels. Mais, avec ces philosophes passés, l’universalité plus grande étonne moins. Elle participe moins à l’image de leur spécialité et de leur époque que l’interdisciplinarité interne à la physique dont Einstein est porteur.

Enfin, l’image d’Einstein est déterminée par ses accointances dans la gestion dominante de notre temps, et particulièrement dans le rôle du pacifiste qui soutient la bombe atomique. Dans cette attitude paradoxale, fortement mise en avant, ce n’est pas l’impuissance de la spécialité mercenaire à peser sur les choix de l’Etat et des marchands qui est soulignée, mais la contradiction typiquement middleclass, qu’on magnifie sous le terme de paradoxe : vive la paix, mais guerre aux ennemis de la paix ! L’idéologie dominante qui se prétend contre tout abus de la force, justifie l’usage d’une force maximale par calcul du nombre de morts – la bombe atomique est présentée comme coûtant moins de survies humaines que la poursuite de la guerre avec des armes classiques et, en vertu de cette spéculation présentée comme un fait, l’arme atomique devient un bienfait – et la permission d’opérer une destruction imparable au nom d’un système de valeur, alors présenté comme au-dessus des opinions, comme système moral absolu. C’est bien en quoi l’engagement politique d’Einstein sert ; et cette exemplarité moraliste n’est pas le moindre des leviers de l’image de ce personnage.

La fonte de la physique dans le mouvement de pensée qui devient aujourd’hui visiblement dominant, la communication, est d’abord le résultat de l’incurie des physiciens : on ne reste pas impunément tiède. Ces spécialistes, dont on attendait non seulement une description, mais un programme pour le monde, n’ont jamais intégré dans la réflexion de leur spécialité cette vaste cause commune qu’est la communication. Cette incurie est donc surtout un résultat du mouvement de la pensée dans le monde, de la révolution française à la révolution iranienne, et de la puissance prodigieuse de l’aliénation. C’est aussi parce que la physique a été une sphère de pensée si importante que sa reconversion dans la communication généralisée a été freinée : il n’était pas si simple d’intégrer dans la souplesse du tourbillon les raidillons fiérots et les tics surannés de quelques patriarches réputés. Ainsi, la starisation d’Einstein, à titre d’exemple, la joyeuse puérilité affichée, et les tentatives plus récentes de s’insinuer dans les bonnes grâces des publicistes et des publicitaires, dénotent-elles d’une gaucherie et d’un certain amateurisme, pleines des réticences à se réinjecter dans ce mode de pensée effectivement humiliant et avilissant qu’est la communication généralisée.

C’est une terrible conclusion que celle qui termine l’épopée de ces deux grandes idées, la théorie des quanta et la théorie de la relativité, par la caricature à laquelle la société de la communication infinie a réussi à les réduire à l’égard de son petit peuple ignare. Avec le dispositif dont l’image d’Einstein est un symbole, la société qui a vu naître ces deux théories a travaillé à les utiliser en les confinant, à les développer sans les discuter, et à les séparer de tout contact avec les pauvres modernes sans les interdire. C’est une forme particulière de la domination qui, à travers les succès et l’enlisement de la physique, s’est construite tout au long de ce XXe siècle qui n’a pas réussi à en éradiquer toute la portée subversive, même si elle a enlevé à ces théories leur véritable cerveau – la contradiction – et leur liberté – le partage par tous.

 

4. S’il y a peu d’applications directes à partir de la relativité, en dehors de la cosmologie, la physique quantique a eu des conséquences beaucoup plus profitables à l’industrie. « Elle a permis nombre d’applications technologiques : énergie nucléaire, imagerie médicale par résonance magnétique nucléaire, diode, transistor, microscope électronique, laser. Un siècle après sa conception, elle est abondamment utilisée dans la recherche en chimie théorique (chimie quantique), en physique (physique de la matière condensée, physique nucléaire, physique des particules, astrophysique, en mathématiques (formalisation de la théorie des champs), et récemment en informatique (informatique quantique). Elle est donc considérée avec la relativité générale d’Einstein comme l’une des deux théories majeures du XXe siècle. » (Wikipédia, « Mécanique quantique ».)

La principale application dérivée de la théorie des quanta est la bombe atomique. Non seulement les spécialistes des quanta y ont contribué, mais ils ont participé à son élaboration directe. Ce qui est remarquable, c’est qu’ils l’ont fait à contrecœur, tout comme, à contrecœur, cette spécialité avait avancé dans la théorie des quanta. Cette spécialité se croyait libre et souveraine, mais arrivée à la proximité de la dispute sur le monde, elle a même perdu l’orientation de ses propres découvertes et s’est mise au service de toutes les idéologies. Une pareille faiblesse révèle assez la différence de pointure entre les ambitions qu’on pouvait lui prêter à travers Poincaré au début du siècle et sa pensée d’un côté, et l’usage qu’elle en a permis, myope ou impuissante, de l’autre, à l’issue du siècle.

C’est sur le big bang que se rejoignent les deux théories, comme dans un point de fuite.

« La théorie quantique est essentielle à la description de tous les phénomènes naturels. A l’échelle microscopique, elle explique le comportement des particules, des atomes et des molécules. Elle est indispensable à la compréhension de nombreux phénomènes macroscopiques tels le magnétisme, la conductivité électrique, la supraconductivité. Elle est également essentielle à notre compréhension de l’Univers, les lois quantiques ayant joué un rôle crucial durant les premiers instants du Big Bang. » (13)

« La théorie de la relativité générale est une théorie géométrique de la gravitation qui est assimilée à la courbure, induite par la matière, d’un espace-temps non euclidien. Lorsqu’elle est appliquée à l’Univers dans son ensemble, livré à sa propre gravitation, cette théorie est au fondement de la cosmologie contemporaine, dont le modèle du big bang est considéré comme le modèle standard. » (12)

Voici un extrait du texte intitulé ‘Deux Découvertes’, de 1996, publié par l’observatoire de téléologie en 1999. Ces « deux découvertes » sont « la fusion thermonucléaire » et « une découverte du satellite Cobe », présentée par l’astrophysicien Smoot. A part quelques formulations, je reste entièrement d’accord avec cette approche :

« Avec le big bang, pour la première fois, une théorie dominante sur l’Univers ne répond plus aux doutes du profane et, pour la première fois, ce sont les sectateurs de la croyance qui ergotent sur des détails du dogme, alors que ceux à qui elle est présentée la questionnent encore sur le fond. Il faut remarquer l’extrême difficulté qu’ont les théoriciens du big bang à reconstituer l’itinéraire qui les a conduits à cette théorie, leur incapacité à se situer dans l’histoire ; et cette difficulté n’est rien à côté de celle qui met en perspective les changements que devrait opérer leur théorie dans la société dans laquelle elle est née. La théorie du big bang est une modification radicale de la conception de l’Univers, mais elle doit s’inscrire dans la conservation intégrale de la société en place. C’est de là que viennent ses invraisemblances criantes, auxquelles ses théoriciens se bouchent les orifices.

Mais les formidables tours de magie de la marchandise ont montré qu’aujourd’hui une idée n’a plus besoin d’être vraisemblable pour devenir vraie. L’information utilise souvent cet exorcisme de l’événement : par exemple, lorsque des gueux se révoltent en Afrique ou en Asie, l’information annonce qu’il s’agit d’une révolte pour la démocratie, et à force de le dire, les révoltés eux-mêmes finissent par dire ce dont ils étaient bien éloignés au premier jour. De même voyons-nous depuis la fin de la guerre froide cette société chercher un nouvel ancrage moral dans le massacre nazi des juifs il y a cinquante ans. Par des lois d’exception, qui interdisent de discuter le fait, on tente ici de transformer cette tentative de génocide en big bang de la société à venir, comme si cet événement était le plus important du siècle, grave brouillage de ce qu’est l’histoire. Avec le big bang des astrophysiciens, la construction est identique : un moment fondateur, une explosion mythique, une expansion infinie. Dans les deux cas, il s’agit ensuite d’imposer cette trame hâtive, ici avec la loi, là avec l’autorité du savoir, sans changer les structures sociales en place.

A partir du big bang, les sciences positives inversent leur fonction. De révélatrices de mythes, elles sont à leur tour révélées par leur propre mythe. Raison, désintéressement, objectivité – tout ascétiques et secs qu’ils aient été – ne sont plus qu’un lointain romantisme. Cobe n’est pas envoyé autour de la Terre pour permettre de savoir si c’est oui ou si c’est non. Cobe est satellisé pour dire oui. Et les Smoot sont devenus des satellites du satellite, des oui-oui. Comme dans le stalinisme, le modèle théorique n’est pas l’hypothèse qu’il faut attaquer pour le valider, mais le credo qu’il faut valider et interdire d’attaquer. Et puisque le concept même de credo n’est plus l’objet de la méfiance agressive de la recherche, ses anciens propriétaires, comme les descendants des bourgeois expropriés par les Etats socialistes, viennent réclamer leur part de butin.

Grâce au big bang, les religions déistes ont fêté une réconciliation improbable il y a encore un demi-siècle avec les sciences exactes. L’inexplicable origine de l’explosion initiale s’accommode de Dieu comme créateur. C’est le modèle de la théorie du big bang appelé “créationniste”. Si les déistes ne sont pas un appui principal de la théorie générale du big bang, ils en élargissent l’assise, et présentent l’originale position pour une dispute “scientifique” de ne pas vouloir fondamentalement en découvrir plus. Les déistes ne sont pas seulement ces conservateurs passéistes, et ces prosélytes sournois qui prêchent le big bang pour leur chapelle. Ils sont également, auprès des trois moyens de communication dominants, Etat, marchandise, information, des lobbyistes influents. De même, le modèle des “univers parallèles” (plusieurs “réalités” existeraient, mais séparées hermétiquement : si l’on est dans l’une on ne peut pas en connaître une autre, ce qui est bien entendu absolument invérifiable) est une allégorie mystique de la contradiction permise, pas très éloignée des champignonneries d’un Castaneda, qui prétendait justement transcender cet hermétisme. L’admission de tels “modèles” du big bang augmente le nombre de ceux qui cooptent la “vérité scientifique” ; laquelle, en retour, y gagne en populisme et en spectacle, en nuances de présentation, en style d’arguments, en adeptes.

De sorte que l’autre allié, tout aussi providentiel mais plus puissant, de la théorie du big bang est l’information dominante. En effet, cette théorie est un concentré réussi, une sorte de modèle de l’information scientifique idéale : facile à prononcer, à mémoriser, englobant l’Univers et propre aux jeux de mots, on peut la mettre en image et la réduire à n’importe quel format de n’importe quel média, c’est une connaissance accessible à tous, y compris aux enfants, qu’on peut élever au semi-profane et qui n’en contient pas moins l’infini de la connaissance inaccessible ; facile à manier, vulgarisable à la cible, avec une figuration explosion-expansion qui résume le rêve marchand de progrès et de carrière. Le big bang est un produit prêt à consommer, qu’on peut assaisonner de salé et de sucré, de cornichons et de ketchup, à la demande. De plus, comme c’est une théorie contemporaine de la génération au pouvoir qui veut ancrer la morale de cette société dans la tentative de génocide nazie, elle est également contemporaine de l’émancipation de l’information dominante devenue moyen de communication dominant affranchi entre la marchandise et l’Etat. C’est par paquets de générations que se manifestent les révoltes, et c’est également par paquets de générations que se rénovent les gestionnaires. Cette génération, née dans la seconde moitié du siècle, côté gestionnaires, est celle du big bang comme trame, d’une morale du génocide, d’un Univers comme une demi-droite (je ne parle pas de boxe, je parle d’infini), et d’une information devenue le mixer de l’idéologie.

La lutte sur la conception de l’Univers a duré les deux premiers tiers du siècle. L’Univers newtonien était stable, possédait des propriétés immuables et vérifiables, indépendantes de l’humain, qui y était devenu un minuscule accident. La réalité était dans les lois de la nature. Cette vision, dont le dernier grand défenseur têtu était Einstein, est encore celle de l’ensemble des semi-lettrés et des illettrés de cette planète. Mais la communauté scientifique en entier s’est rendue aux arguments de plus en plus fournis des théoriciens des quanta. Ceux-ci ont constaté que la réalité n’est pas objective, qu’elle change selon l’observation. Les plus hardis en ont donc conclu que la réalité, c’est l’observation. Les expériences comme le chat de Schrödinger font justement sortir les revolvers parce que la conclusion est que rien de ce qui est observé n’est réel, seule est réelle l’observation, en d’autres termes la pensée. Cette troublante conséquence n’est pourtant pas déclinée avec vigueur. Les scientifiques d’aujourd’hui savent que la matière est forcément ce que nous pensons matière, et donc qu’il n’y a aucune matière hors de la pensée. Mais des siècles de pensée newtonienne font qu’ils continuent d’observer avec des instruments que leur observation a périmés. Le concept de réalité, sur lequel repose le désaccord des téléologues modernes avec les einsteiniens autant qu’avec les bigbanguistes, est encore, pour ces derniers, celui d’une matière objective indépendante de l’humain. Pour les téléologues, au contraire, la réalité d’une chose est la fin de cette chose, cette chose achevée. La réalité ne peut pas se découvrir, même à travers un satellite-observatoire ou un accélérateur de particules, tant que ce qu’on recherche est infini. Car l’infini ne se réalise pas, l’infini est par définition l’absence de réalité. La théorie du big bang est le compromis entre la théorie des quanta, qui stipule un Univers qui dépend de l’observation et non de lois objectives, et la vieille réalité newtonienne, qui admet l’infini. La demi-droite du big bang, avec un début concret et une évolution infinie, en est le graphique. La meilleure illustration de cette confusion sur la réalité est donnée par ‘Libération’ lorsque le big bang y est décrit à l’occasion de la découverte de Cobe : dans un croquis tiré de ‘The Independent’, le big bang est présenté comme “Toute la matière et l’énergie sont concentrées en un seul point”. Nous savons tous parfaitement que puisqu’un point est quelque chose d’infiniment petit, un “point” n’a donc aucune réalité, sauf d’être un symbole, une traduction provisoire, une façon de parler, une insuffisance de notre capacité à mesurer, de notre pensée. Eh bien, “toute la matière et l’énergie” sont effectivement la concentration extrême de notre insuffisance à saisir et à comprendre. Il n’y a de big bang que dans la pensée. Ce n’est pas la pensée qui est un outil de navigation du big bang, c’est le big bang qui est un outil de navigation de la pensée.

Le malheur de la communauté scientifique de ce siècle est qu’elle a découvert avec la théorie des quanta une contre-expertise de tout ce qui l’a amenée là. La position d’Einstein était justement de refuser ce suicide, mais ce suicide n’était que la logique scientifique poussée à l’extrême. Notre époque introduit la dissimulation de ce suicide. Le cadavre de la méthode qui expérimentait la matière est maintenu assis, et on lui manipule les membres. Il n’en est pas moins mort. Et l’obstiné refus newtonien des dirigeants de ce monde de concevoir que ce monde est de la pensée, et rien que de la pensée, n’est lié qu’à la pensée que si un tel monde était reconnu ils perdraient leur rôle dirigeant, qui est assis sur l’indépendance et la réalité de la matière. Ainsi, on admet que la théorie des quanta est juste, mais ne vaut que pour les toutes petites choses ; pour le reste, grandeur nature, restons matérialistes positivistes !

De sorte que les théories générales de la communauté scientifique en réajustement structurel, comme celles qui portent sur l’Univers, ne sont que des tentatives matérialistes de figurer la pensée, et non pas, comme tout le monde le croit, des tentatives de la pensée de figurer la matière. La théorie du big bang, particulièrement, n’est une allégorie aussi maladroite que parce qu’elle s’ignore en tant qu’allégorie. Elle décrit une explosion de pensée suivie d’une expansion apparemment infinie. Nos conceptions de la durée et de la dimension de l’Univers, de même, ne sont que des traductions du mouvement de la pensée : la conception gréco-chrétienne d’une voûte immobile surplombée par la divinité et ayant l’âge de l’écrit reflétait un moment précis de la pensée ; l’extension de l’Univers dans la connaissance humaine est une série d’à-coups, en écho aux débats de l’humanité sur elle-même qu’on appelle les révolutions, et qui dégagent de fortes quantités de pensée. Aujourd’hui, la mesure est à quinze milliards d’années, et la différence avec la mesure biblique n’est que la proportion des révolutions des deux derniers siècles, une tentative aliénée de mesurer l’aliénation. De même la petitesse grandissante de l’humanité dans cette perspective n’est que la traduction allégorique de la perte de contrôle de l’objet par la recherche. La recherche scientifique ne proclame l’humanité qu’aussi petite qu’elle-même se sent dans l’humanité. Et il est à cet égard tout à fait remarquable que la communauté scientifique, après avoir renoué avec la religion déiste, a retrouvé dans le mythe qu’est en définitive le big bang le classique mode de récit antique. » (14)

 

5. Quanta et relativité n’ont pas abouti à la mise en cause formelle d’un présupposé capital du siècle : l’atomisme. Et que ce soit la physique, construite sur ce présupposé, le positivisme, dont il est la base même, la néophénoménologie, la néophilosophie analytique ou même le marxisme, qui admettent une objectivité extérieure, un donné physique, ce sont les grands courants de pensée dominante de ce XXe siècle qui se présentent comme des rénovations ou des recherches de la mythique unité insécable, absolue et sûre. C’est le sens même de la physique, qui a divisé la matière jusqu’à considérer qu’elle était divisible à l’infini, pour découvrir la partie indivisible de la matière. Mais alors que toute nouvelle division plus petite se montrait encore divisible, mais alors qu’on n’a jamais encore trouvé de partie indivisible, sauf entre le moment de réaliser et le moment de constater la dernière division en date, pendant qu’une éphémère satisfaction affaisse les consciences, les théoriciens de ces « sciences » n’ont jamais voulu reconnaître que cette partie indivisible et sûre n’était que leur présupposé faux, et que leur recherche n’aboutit qu’à invalider toute la physique et, malgré les efforts devenus risibles des herméneuticiens, toute « science ». Il n’y a pas de « science » dans le sens d’une connaissance sûre. Toute connaissance, toute opinion, toute découverte, tout résultat de la connaissance est hypothèse, proposition douteuse et incertaine, la plupart du temps sans même un but. Il aurait fallu ce qui était devenu bien impossible : que des scientifiques eux-mêmes déclarent publiquement et définitivement dans un grand éclat de rire que la science est du charlatanisme organisé, rien de plus. De n’avoir pas pu aller jusqu’à cette extrémité dadaïste est véritablement la tragédie de la pensée officielle du premier tiers du XXe siècle, une recherche, parfois désespérée, dans de nombreux domaines, de cette unité définitive, de ce Graal atomiste qui fuyait jusque dans les fantasmes. Car cette vision règne encore aujourd’hui, sur les ignares, et parmi les dilettantes ; les spécialistes au moins, idéologues de l’atomisme compris (qu’ils soient spécialistes de la matière, de la langue, de la logique), ont des doutes. Ils savent par éclair de quel bois ils se chauffent : matière en bois, langue de bois, logique de bois. Et l’une des conséquences en aura été l’absolutisme de la relativité, c’est-à-dire pour l’atomisme la négation sans la suppression, qui a mené à une insincérité fondamentale dans toutes les professions intellectuelles pendant la seconde moitié du siècle qui avait commencé avec une contradiction si profonde.

Aussi, dans la démarche du début du siècle où naquirent coup sur coup la théorie des quanta et la théorie de la relativité, c’est plutôt la fin d’une époque qu’il faut célébrer. C’est la fin, dans la théorie, du triomphe de la matière et du matérialisme. C’est comme si les deux théories physiques essentielles du siècle avaient épuisé le mouvement de sincérité et de générosité dont les sciences positives avaient été l’idéal, pendant deux cents ans. Elles ont ramené le long rêve de l’autonomie positiviste de la chose, de la matière, à n’être qu’une parenthèse dans la cavalcade de nos croyances à travers l’histoire. Mais si j’estime les chercheurs qui ont réussi à communiquer ce résultat, drapés dans d’autres mises en cause de leurs présupposés, leur déclin s’annonce déjà dans leur incapacité à pousser les conclusions. Sans doute, celles-ci étaient plus difficiles que les découvertes elles-mêmes, parce qu’elles nuisaient à leur vie et à leur profession autant que Clausewitz nuisait à la sienne quand il avait affirmé que la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens, signifiant par là qu’elle n’est qu’une forme de dispute subalterne, soumise à une autre forme de dispute essentielle ; tout comme la guerre ne pouvait plus être rêvée autonome de la politique, la matière, la physique même, ne pouvaient plus être prétendues en soi, autonomes de l’observateur, de celui qui la pense et la formule, de la formulation et de la pensée donc, et de ceux qui l’admettent et la préparent à un usage plus large. Le manquement à tirer les conclusions de ces découvertes va bien au-delà des réticences d’Einstein à admettre le principe d’incertitude : il est fondamentalement ce qui a pu faire de la physique une discipline intellectuelle autonomisée mais redevenue subalterne. Les élans romantiques de la physique ont trouvé finalement une bien brève apogée, où les physiciens se sont montrés trop piteux pour entretenir l’illusion de leur intégrité et de leur intelligence : leur altier progressisme s’est mis à faisander lorsque le caractère besogneux et fondamentalement servile de leur activité s’est révélé être sa vérité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2008

   
       

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