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Il était très difficile,
en 1900, de faire le constat des différents courants de pensée
dominants. Le recul, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’a pas
facilité les choses. En 1900 déjà, le volume des idées publiées déborde
largement la capacité individuelle, d’autant que les outils cognitifs
pour hiérarchiser les idées sont dans le cours d’une réorganisation qui
aura pour résultat leur propre multiplication, bien à l’opposé de la
simplification nécessaire des contenus.
Des débats académiques, qui paraissaient alors dominer, ont si bien
disparu qu’on ne connaît pas aujourd’hui leurs auteurs, célébrités
éphémères. Deux siècles plus tôt déjà, à l’époque de Berkeley,
Saint-Simon le duc et pair, lui-même largement oublié, constatait le
même phénomène par rapport à Monseigneur. Monseigneur était le nom que
le monde donnait au Grand Dauphin, fils et héritier de Louis XIV.
Monseigneur avait une cour propre, où avaient lieu des cabales, et où
l’on se plaçait pour le siècle à venir auprès du futur roi absolu qui
allait diriger le premier Etat d’Europe. Monseigneur est mort
subitement, à cinquante ans, quatre années avant son père et un an après
la parution des ‘Principes de la connaissance humaine’. Une génération
plus tard, les courtisans de Louis XV, successeur de Louis XIV et
petit-fils de Monseigneur, demandaient avec candeur qui avait été ce
Monseigneur, qui avait paru au centre présumé du monde, et dont ils
n’avaient jamais entendu parler.
La faiblesse des comparaisons, évidemment, est qu’elles égalisent deux
objets différents ; de sorte qu’il est assez simple de les invalider.
Ernst Mach, par conséquent, n’est un Monseigneur de l’Université que
parce que, au centre du débat des idées que cette institution générait
en 1900, il est, en 2000, presque entièrement oublié et occulté. On ne
trouve ses ouvrages en librairie qu’à grand-peine, et sa trace, dans les
« histoires » de la philosophie du siècle écoulé est celle d’un fantôme
du siècle d’avant, dont les points de vue ne sont jamais cités mais
seulement évoqués, sous des formes synthétisées, elles-mêmes enrobées
d’a priori idéologiques. C’est dire que Mach a déserté les horizons des
dilettantes et n’est plus connu que de quelques spécialistes. En
français, on se demande même comment prononcer son nom pourtant si court : mâche, comme la salade ou l’impératif de la rumination, ou bien mac,
comme les souteneurs, les ordinateurs d’Apple ou l’unité de vitesse du
son, dont on ignore généralement que ces Mach I, II ou III proviennent
effectivement de ce physicien autrichien ? Rien de tout cela : le « ch »
de Mach se prononce comme un « r » du fond de la gorge, comme dans
l’interjection Ach ! souvent prêtée aux Allemands, ou dans Wach
(éveillé), Shach (échecs) ou Krach (vacarme, dispute), qui ne se
prononce donc ni crache ni crac, ou Bach (ruisseau), qui ne se prononce
donc ni bâche ni bac. Signalons pour en finir avec le mot Mach qu’il est
aussi, en allemand, l’impératif du verbe faire, et signifie donc : fais ! ce qui se marie assez bien avec le prénom, Ernst, qui lui signifie :
sérieux. L’expression courante allemande « Mach ernst », « vas-y pour de
bon », est une exhortation impérative à la pratique.
Le premier critère selon lequel on peut caractériser ce mathématicien et
physicien est qu’il échappe effectivement à toutes les catégorisations,
ce qui a été un véritable problème en son temps, puisque l’une des
façons clés d’organiser la pensée a connu à cette époque un essor
considérable : l’étiquetage, l’ismisme. Mach, qui fut le premier
titulaire d’une chaire de philosophie des sciences inductives, s’est
promené entre les étiquettes, ne manifestant de l’aversion profonde pour
aucune, mais ne pouvant non plus se réduire à aucune. Il se disait
certes empiriste, mais répudiait Comte : « Je me distancie
nécessairement de Comte dans la mesure où les faits psychologiques me
semblent être des sources de connaissance pour le moins aussi
importantes que les faits physiques. » (1) Même son positivisme
dissident ne paraît pas assuré, et pas seulement parce que Feyerabend le
nie catégoriquement ; Mach ne semble, en effet, pas toujours partir de
la réalité des faits : « Il n’existe qu’une seule sorte de constance qui
enveloppe tous les autres cas qui se rencontrent sous une forme
constante : la constance de la connexion (ou de la relation). La
substance elle-même – la matière – n’est pas quelque chose de constant
qui serait dépourvu d’aucune condition. » (1) Dans la dispute entre les
idéalistes et les matérialistes, il a été cloué par les uns au pilori de
la chapelle des autres, ce dont il écrivait : « C’est ainsi qu’en me
lisant on a introduit d’autant plus aisément dans mes paroles des
manières de voir convenues, ou communément admises, quitte à faire de
moi un idéaliste, un adepte de Berkeley, un matérialiste même, etc. : ce
dont je ne me crois pas coupable. » (1) Il affirmait d’ailleurs qu’il
n’y a pas de philosophie de Mach. C’était là une liberté de pensée qui a
presque entièrement disparu, en tout cas dans la pensée dominante,
qu’elle soit universitaire ou satellite à celle-ci. Il y a, chez ces
inclassables anguilles qui touchent à ce qui leur plaît, avec un niveau
de savoir variable, les prémisses antisystémiques du dilettantisme libre : la dénonciation de leurs erreurs et de leurs fautes les renforce,
alors que chez les défenseurs de systèmes, la mise en cause de la
moindre pierre menace l’ensemble de l’édifice.
Comme pour Mach les sensations sont la base certaine de toute chose (« Le monde est uniquement constitué par nos sensations »), j’ai moi-même
pensé débusquer là une des traces principales de l’atomisme de la pensée
actuelle, que Mach a cependant lui-même attaqué, à la fin de sa vie.
Mach, en effet, écrit à une époque où l’explosion des connaissances
commence à inquiéter les penseurs qui perdent l’Uberblick. Il y a là une
tendance à la synthèse, à l’épuration, à permettre justement de
constituer un outil de vue d’ensemble, qui ne serait pas hégélien, et
qui pourrait être adapté aux découvertes des sciences exactes. La
recherche du périscope-microscope est aussi cette prise de conscience
universitaire, au cœur des préoccupations de Mach, l’interdisciplinarité : devant la multiplication des savoirs séparés, quelle est la méthode,
le « système », le point de départ qui peut les unir ? En d’autres
termes : face à la sensation de l’aliénation, qui désagrège la ferme
pensée consciente, il faut un point de départ sûr et solide, tout comme
l’atome est un point de départ sûr et solide dans les sciences de la
nature. Ce positivisme rassembleur pour conserver peut s’appliquer sans
doute à Mach, tout comme l’inquiétude pour un point de vue unificateur
et minimal s’applique à toute la pensée qui sépare Hegel des débats
pratiques de la révolution russe. L’occultation ou le rejet de
l’aliénation, la tentative de résistance à ce phénomène à travers une
sorte de dictature de la raison, et même de la rationalité, qui doit
pouvoir garantir, nom de Dieu, la reconquête des vastes plaines créées
par l’aliénation, est l’un des grands dogmes non dits de cette époque,
qui va jusqu’à la nôtre. La base sûre et solide est l’une des
principales raisons sous-jacentes à l’ostracisme contre Hegel, dans la
pensée dominante.
Alors que Mach lui-même tentait de réduire tout à des sensations et,
grand pourfendeur de métaphysique par un « principe d’économie de la
pensée », qui est essentiellement une critique de tout ce qui est
superflu dans le domaine des idées, en particulier dans l’idéalisme qui
lui était antérieur, il ne se laissait pas réduire facilement à ces
catégories. En effet, les sensations ne sont pas, chez lui, des points
de départ, mais des taches fluctuantes, bien plus imprécises que des
points, qui bougent d’une manière qui réfléchit assez opportunément
l’aliénation de son temps. Les choses ne se réduisent pas véritablement
en sensations, mais en « complexes » de sensations. « Les complexes se
réduisent en éléments, c’est-à-dire en parties constitutives que,
jusqu’à ce jour, nous ne pouvons réduire à quelque chose de plus simple. » (1) Il y a donc une limite à la réduction, mais uniquement due à notre
ignorance, donc fort provisoire, et si comme pour l’atome on cherche à
diviser autant qu’on peut, il n’est jamais affirmé pour la sensation que
c’est parce qu’on croit que cette division aboutirait à quelque chose
d’insécable. Les adversaires et encore davantage les compagnons de route
de Mach se sont demandé en vain de quelle nature, de quelles unités, de
quelles constantes auraient donc été composés ces complexes d’éléments
que Mach pensait pouvoir exprimer comme des fonctions mathématiques. Les
sensations de Mach, d’ailleurs, sont aussi un composite au point de vue
de l’interdisciplinarité : à une partie physique correspond une partie
psychologique qui n’est pas la même chose, mais qui n’en est pas
séparable. A la solidité stable de la conscience recherchée
désespérément par l’atomisme de son temps, Mach semble donc avoir
préféré les glissades hasardeuses dans l’inconnu. Peu de penseurs ont
affiché le courage de leur curiosité pour les terrains meubles, les
galeries effondrées, et l’exploration des ravins. Même si on doit
considérer Mach comme une forme de synthèse du conservatisme, qui
cherche une fois encore à justifier tout ce qui est là, c’est en tout
cas une synthèse qui ressemble à celle de Hegel par sa hardiesse et aux
obstacles qu’elle oppose, aussi bien à la compréhension qu’à la
critique.
En tant que physicien – premier critique conséquent de la mécanique
newtonienne, il a notamment mis en cause l’absoluité de l’espace et du
temps, et Einstein, qui s’en est réclamé, a d’ailleurs nommé le
troisième des principes de la relativité « principe de Mach » –, Mach a
eu l’autorité intellectuelle suffisante pour que son psychologisme, tout
à fait contraire à la primauté de la physique et de la matière, soit
pris en considération. Il semble d’ailleurs avoir toujours voulu choquer
les physiciens, en particulier en combinant des catégories qui étaient
considérées comme des contraires, comme physique et psychique, ou comme
causalité et téléologie (classique). L’influence de ce provocateur
oublié semble sans doute bien résumée dans le quatrième de couverture
d’une édition française de ‘l’Analyse des sensations’ : « (…) ce livre a
exercé une influence considérable en physique (Einstein, Boltzmann ou
Planck), en philosophie (B. Russell et son “monisme neutre”, W. James et
le cercle de Vienne) en psychologie (la théorie de la “forme”) mais
aussi en littérature (R. Musil et H. Von Hofmannsthal). »
Mais ce que n’évoque pas cette apologie, c’est ce qu’il y a de plus
important dans cette pensée. Il semble en effet que c’est chez Mach que
se manifeste la première mise en cause fondamentale de l’en soi, qui est
une des catégories de la pensée les plus indispensables de la
contre-révolution française. La chose en soi est ce qui stipule
l’indépendance complète d’une chose par rapport à la pensée humaine.
S’il y a une chose en soi, il y a quelque chose d’extérieur à la pensée,
quelque chose d’extérieur à l’humanité. Pour Mach, la chose en soi n’est
qu’une invention de Kant pour échapper à l’idée que les choses, pour
être connues, dépendent de Dieu, ce qui aurait permis à Kant d’échapper
au système de Berkeley. Avec ses complexes d’éléments, Mach pense
pouvoir résoudre l’inconnaissable hors de Dieu, mais aussi hors de
l’objectivité absolue qu’autorise la chose en soi, en le ramenant dans
l’expérience.
« Berkeley
voit les “éléments” comme s’ils résidaient en quelque façon hors
d’eux-mêmes et dépendaient d’un inconnaissable (Dieu), voilà pourquoi
Kant, soucieux d’apparaître comme un sobre réaliste, invente “la chose
en soi” ; tandis que la conception que je défends ici croit pouvoir
s’accommoder, tant sur le plan pratique que théorique, d’une dépendance
réciproque entre les “éléments”. Il me semble que dans l’interprétation
de Kant, on a trop peu prêté attention à sa crainte, tout à fait
naturelle et psychologiquement compréhensible d’être pris pour un esprit
chimérique [Phantast]. On ne peut comprendre que de cette manière que
l’homme pour lequel seuls des concepts applicables à une expérience
possible n’ont de sens et de valeur, ait pu statuer qu’il y ait une
chose en soi, sur laquelle aucune expérience n’est pensable. » (1)
Pour Kant, la chose en soi
est ce qui, dans la chose, échappe à l’humanité, n’est pas connaissable ; en effet, la connaissance est le rapport humain aux choses, mais les
choses existeraient indépendamment des humains, et cette part
indépendante des humains dans les choses est sa part objective et
forcément inconnaissable. Kant appelle phénomène le mouvement subjectif
de la connaissance de la chose, c’est-à-dire que l’humain ne peut
connaître d’une chose que le phénomène. Kant, cependant, marque sa
différence avec Berkeley non pas par la chose en soi, comme le prétend
Mach, mais par l’a priori :
« La thèse
de tous les idéalistes avoués, depuis l’école d’Elée jusqu’à Berkeley,
se trouve dans cette formule : “Toute connaissance par les sens et
l’expérience n’est que pure apparence ; il n’y a de vérité que dans les
idées de l’entendement pur et de la raison.”
Le principe qui régit et détermine constamment mon idéalisme, est au
contraire que “Toute connaissance des choses par simples notions
intellectuelles, ou de raison pure, n’est que simple apparence, et la
vérité n’est que dans l’expérience.”
Si c’est précisément là le contraire de l’idéalisme proprement dit,
comment donc ai-je été conduit à me servir de cette expression dans un
dessein tout opposé, et comment le critique a-t-il pu le trouver partout ?
La réponse à cette question tient à ce qu’on aurait pu très facilement
apercevoir par l’ensemble de l’ouvrage, si on l’avait voulu. L’espace et
le temps, avec tout ce qu’ils contiennent, ne sont ni des choses, ni des
propriétés en soi des choses ; elles n’appartiennent qu’à leurs
phénomènes ; jusque-là je ne suis d’accord avec les idéalistes que sur
un seul point. Mais eux, et surtout Berkeley, regardaient l’espace comme
une pure représentation, qui, de même que les phénomènes qu’il comprend,
ne nous serait connu, avec toutes ses déterminations, qu’au moyen de
l’expérience ou de la perception. Je fais voir, au contraire, tout
d’abord que l’espace (ainsi que le temps, auquel Berkeley n’a pas fait
attention) avec toutes ses déterminations peut être connu de nous a
priori, parce que l’espace, aussi bien que le temps, est en nous avant
toute perception ou expérience, comme forme pure de notre sensibilité,
et en rend possible toute intuition, par conséquent aussi tous les
phénomènes. D’où il suit que, la vérité reposant sur des lois
universelles et nécessaires, comme sur ses critères, l’expérience, chez
Berkeley, ne peut avoir de critères de la vérité, parce que rien n’est
donné par lui pour fondement a priori aux phénomènes qui la constituent ; d’où il suivrait qu’elle n’est qu’une vaine apparence. Suivant nous au
contraire l’espace et le temps (en liaison avec des notions
intellectuelles pures) prescrivent a priori à toute expérience possible
sa loi, qui donne en même temps le critérium certain pour y distinguer
la vérité de l’apparence. » (2)
Et en note,
Kant rajoute à cet endroit : « L’Idéalisme proprement dit a toujours un
but mystique, et ne saurait en avoir un autre ; le mien n’a pour but que
de faire comprendre la possibilité de notre connaissance a priori
touchant des objets de l’expérience ; ce qui est un problème qui n’a pas
encore été résolu jusqu’ici, pas même proposé. Par là tombe donc tout
l’idéalisme hyperphysique, qui conclut toujours (comme on peut le voir
déjà par Platon) de nos connaissances a priori (même des connaissances
géométriques) à une autre intuition (l’intellectuelle), comme celle des
sens, parce qu’on ne peut absolument pas concevoir que des sens doivent
percevoir aussi a priori. »
« (…) Qu’il
me soit donc permis de l’appeler désormais, comme on l’a déjà fait plus
haut, un idéalisme formel, ou mieux encore un idéalisme critique, pour
le distinguer de l’idéalisme dogmatique de Berkeley, et de l’idéalisme
sceptique de Descartes. » (2)
L’a priori est en effet un
concept clé de la conception de Kant, et par conséquent de toute la
contre-révolution française. Un examen critique de l’a priori semble
d’ailleurs au cœur d’une analyse téléologique de l’idéalisme, qui
semble, elle aussi, devoir trouver son cadre d’expression théorique.
Kant, en tout cas, ne mentionne pas la chose en soi pour qualifier ce
qui le différencie de Berkeley. Sans aucun doute, l’empirique Mach était
un adversaire tranché de l’a priori, cette autre innovation kantienne
qui affirme une connaissance préalable à l’expérience. J’ignore si Mach
lui-même ramenait l’a priori, qui en est une condition, à la chose en
soi, mais apparemment Lénine, qui pourtant n’approuve Mach en rien,
pense également que la différence fondamentale entre Kant et Mach porte
sur la chose en soi.
A la suite de Kant, Hegel et Marx ont admis et pris à leur compte la
chose en soi. La chose en soi contient la validation de l’infini, car
c’est seulement si la chose est en soi et, comme Hegel l’a montré, pour
soi que la chose peut avoir pour qualité l’infini. C’est essentiellement
dans la reconnaissance de l’en et pour soi que Hegel et Marx ont rejoint
le conservatisme et la religion rénovée, celle qui peut, ou pas, faire
l’économie de Dieu. S’il y a des choses en soi, infinies, sur lesquelles
l’humanité ne peut rien, alors ces choses, quelles qu’elles soient,
remplacent sans difficulté le Dieu triomphant auquel aboutissait encore
Berkeley, bien avant sa décapitation par la révolution française.
L’essence de la religion n’est pas dans Dieu, mais dans le croire en
l’infini, et dans l’infini du croire, dont la synthèse est la chose en
soi et pour soi, et dont Dieu n’est qu’une des formes possibles. Hegel,
à travers un véritable catalogue de choses en soi, du concept à Dieu, en
passant par toutes les catégories de sa ‘Logique’, a bien montré comment
l’en et pour soi pouvait habiter toute abstraction, notamment la matière
elle-même.
Dans la dialectique classique, l’en soi (socle passif du pour soi actif)
devient le territoire de l’infini, mais aussi de l’indépendance entière
et complète de la chose, du principe, de tous les « concepts » dont
Hegel a tenté l’inventaire. En soi, il n’y a pas de limite, et l’en soi
est libre et indifférent à ce qui est extérieur. Ce qui permet, par
exemple, de croire à l’infini des nombres entiers positifs. Ceux-ci ne
sont plus déterminés par leur appartenance à un monde extérieur. Si les
choses ont un en soi, leur principe est interne, et le caractère
illimité des nombres entiers n’est pas restreint par ce qui est hors de
cette chose (les nombres entiers positifs). Dans cette façon de voir,
que l’humain disparaisse ou non, la série des nombres entiers positifs
continue. Dans toute autre façon de voir, les nombres entiers positifs
sont un outil humain ou une fiction humaine, dont la limite la plus
éloignée imaginable est l’humanité. Leur « infini » n’est donc qu’une
hypothèse de travail, relative à un cadre particulier, celui des nombres
entiers. Mais leur fin, leur réalité, est hors d’eux, dans l’humanité
sans laquelle il n’y a pas de nombres.
Pour le matérialisme synthétisé par Lénine dans ‘Matérialisme et
empiriocriticisme’, qui se veut une critique de la tendance « idéaliste » de Mach, et qui soutenait à charge que déjà Berkeley niait la chose en
soi, la chose en soi est entièrement accessible à la connaissance, à la
différence de ce qu’en pensait Kant.
« Le monde
en soi est un monde existant sans nous. Tel est le matérialisme de
Feuerbach, de même que celui du XVIIe siècle que réfutait l’évêque
Berkeley, et qui consistait en l’admission des “objets en eux-mêmes”
existant en dehors de notre conscience. L’“An sich” (la chose en
elle-même ou “en soi”) de Feuerbach est précisément tout le contraire de
l’“An sich” de Kant : rappelez-vous le passage de Feuerbach, cité plus
haut, où Kant est accusé de concevoir la “chose en soi” comme une
“abstraction dépourvue de réalité”. Pour Feuerbach, la “chose en soi”
est une “abstraction pourvue de réalité”, c’est-à-dire le monde existant
hors de nous, parfaitement connaissable et ne différant nullement, en
principe, du “phénomène”. » (3)
Le matérialisme renforce
ainsi la chose en soi : il sous-entend que la réalité lui est inhérente.
En revanche, il affirme l’anthropocentrisme le plus ambitieux en
soutenant que toute chose en soi, toute réalité, est connaissable. Il
prive donc la chose en soi de la part mystique que l’inconnaissable lui
avait conférée, plutôt de manière implicite qu’explicite. Le
matérialisme soutient que l’humain peut tout connaître, dans le sens de
tout maîtriser, de tout se soumettre ; il n’y a pas, chez Lénine en tout
cas, de conscience d’une contradiction entre cette aspiration et
l’affirmation corollaire que l’humain ne peut pas tout être, puisqu’il
existe des choses en soi, hors de lui.
« Les
objets de nos représentations diffèrent de nos représentations, la chose
en soi diffère de la chose pour nous, cette dernière n’étant qu’une
partie ou un aspect de la première, comme l’être humain n’est lui-même
qu’une parcelle de la nature reflétée dans ses représentations. » (3)
Contre l’idée de transcendance ou transcensus (« “Expédient”
spécifiquement kantien, propre aussi aux disciples de Hume, et qui
consiste à tracer une différence de principe entre le phénomène et la
chose en soi. Conclure du phénomène ou, si vous voulez, de notre
sensation, de notre perception, etc., à la chose existant en dehors de
notre perception, c’est, dit Kant, un transcensus admissible pour la
foi, et non pour la science. Le transcensus n’est pas admissible du tout
réplique Hume ») : « Toute différence mystérieuse, ingénieuse et subtile
entre le phénomène et la chose en soi n’est qu’un tissu d’absurdités
philosophiques. De fait, tout homme a observé des millions de fois la
transformation évidente et simple de la “chose en soi” en phénomène, en
“chose pour nous”. Cette transformation est justement la connaissance. » (3)
La chose en soi peut
évidemment atteindre à l’éternel, à l’infini. Ou plus exactement : c’est
parce qu’une chose est en soi, donc inconnaissable, donc hors de notre
contrôle, qu’on peut lui accorder l’infini. L’infini qualitatif de Hegel
n’habite que des choses en soi et n’a de sens théorique que dans les
choses en soi. Si toutes les « choses en soi » prétendues ne sont pas
infinies, toutes les choses infinies sont nécessairement des choses en
soi, qui échappent à notre connaissance et à notre maîtrise. La chose en
soi est le cheval de Troie de l’absolu dans ce qui est particulier.
Cette désacralisation de Dieu est en même temps une sacralisation des
choses. Lénine est incapable de réfuter l’accusation de métaphysique et
de mysticisme attachée à la chose en soi par l’idéalisme de son temps,
dont Mach est un grand pourfendeur, puisque la chose en soi du
matérialisme est un présupposé, un a priori, un dogme initial. Et pour
répondre aux « millions » de transformations évidentes et simples de
chose en soi en chose pour nous, il suffit de dire que si ces
transformations fondent la chose pour nous, elles n’abolissent nullement
la chose en soi : la planète Mars pour nous n’est pas la planète Mars en
soi, puisque nous ne connaissons encore de cette planète qu’une partie
infime. Mais le curé zélé Lénine ne cherche pas à fonder les dogmes,
mais à les clamer, inlassablement, en jouant de tous les tons de
l’opprobre polémique contre ses adversaires.
Lénine affirme d’ailleurs, contre Kant, que la chose en soi est
connaissable. Il affirme aussi que le monde, la Terre, existe avant
l’homme. Il y aurait donc, avant l’homme, des choses en soi. Comment
l’homme connaîtrait-il ces choses-là ? Soit l’homme peut connaître des
choses antérieures à lui, dont il ne peut avoir fait l’expérience, et à
ce moment disparaît l’indépendance de ces choses dans la pensée, soit il
ne peut pas les connaître, parce qu’il n’en a pas fait l’expérience et
qu’on ne peut connaître que ce dont on fait l’expérience, et tous les
défenseurs de la chose en soi qui, comme Kant, stipulaient qu’elle était
inconnaissable, ont raison.
De même, si une chose est infinie, ce qui est possible si elle est en
soi, je serais bien curieux de savoir comment Lénine peut la connaître.
Car que l’expérience soit pratique ou théorique, aucun être humain n’a
encore réussi à faire celle de l’infini, qui est une projection, un
possible qui n’a jamais fait preuve d’aucune réalité.
L’intérêt de Mach est donc d’avoir proposé une façon de voir qui fait à
la fois l’économie du Dieu de Berkeley et de la chose en soi de la
dialectique qui est son concept religieux. En cela, cent ans plus tôt,
il a suivi exactement la même démarche que la téléologie moderne. Si
rien n’est en soi, tout est lié. L’absolutisme de l’objectivité, dans la
mesure où il est le même absolutisme que Dieu, est alors aboli, comme
une séparation factice utile seulement en son temps. Contrairement à ce
que prônent le déisme et le matérialisme, tout dépend de nous, humains.
Nous pouvons tout. Voilà un projet à notre mesure. Le goût de la
totalité, qui puise si profond dans la relativité des choses que la
vérité formelle elle-même n’est plus que relative, ne trouve sa saveur
que dans le rejet de toute entité extérieure à nous ; et même, toute
entité extérieure à nous n’est que le symbole de notre soumission, de
nos renoncements dans la société, de nos silences dans le débat de
l’humanité qu’est l’histoire. La chose en soi nous dit seulement : ce
que nous pouvons oscille entre rien et peu. La chose en soi est une
allégorie de l’aliénation face à la conscience : la chose en soi
représente l’esprit et la généralité, le « nous » ou l’humanité dans les
systèmes construits sur les choses en soi représentent la conscience, la
particularité, c’est-à-dire une pensée qui oscille entre rien et peu.
La position de Mach a eu un retentissement assez fort et assez court
dans le monde. La raison principale de cette brièveté est sans doute le
livre de propagande de Lénine, ‘Matérialisme et empiriocriticisme’. Ce
travail d’étiquetage, qui est une tâche de militant pour défendre la
position du parti matérialiste sans la développer – Pannekoek montrera
que le matérialisme de Lénine, à de nombreux égards, était resté
solidaire du matérialisme bourgeois –, une vraie démarche de valet de
plume conservateur, n’est pas d’une grande pertinence en ce qui concerne
Mach : il cherche seulement à étiqueter ce penseur en idéaliste
bourgeois, sans jamais même essayer de comprendre la position originale
de l’auteur critiqué. Mais Lénine, dont ‘Matérialisme et
empiriocriticisme’ est le seul ouvrage « philosophique », est devenu
l’homme de terrain de la contre-révolution russe, le chef de la police
qui était en première ligne contre le débat de son temps. Le courant de
pensée duquel il se réclamait a donc focalisé l’attention à la sortie de
ce grand ouragan qui a eu lieu dix ans après son pensum de taxinomiste
du matérialisme. Et on peut ainsi dire que l’un des actes préventifs les
moins connus de la contre-révolution russe a été d’éliminer, pendant
près d’un siècle, toute critique de la chose en soi du débat sur
l’humanité. Si ‘Matérialisme et empiriocriticisme’ a un sens, c’est
celui d’avoir interdit aux pauvres révoltés de débattre de et à partir
de l’idée que tout est pensée. Cet ouvrage va bien de pair avec l’autre
travail du policier Lénine : parquer les pauvres dans une classe
économique, le prolétariat, les encadrer avec des buts et des méthodes
où la liberté de pensée d’un Mach est calomniée en confusionnisme parce
qu’elle ne correspond pas exactement aux dogmes qui enferment l’enclos
qu’est le prolétariat. Un « prolétaire » sera désormais tenu
exclusivement de croire dans le dogme de la chose en soi, invérifiable
et invérifiée, et de ricaner sans argument lorsque ce dogme est affublé,
à juste titre, de l’épithète méprisant de « métaphysique ».
Ceux qui se sont réclamés de Mach, sans pour autant devenir des
machistes, ont également contribué à l’enterrer. Car nulle part c’est sa
critique simultanée de la chose en soi et de la religion qui est au
centre de leur héritage. Et il faut se demander si ceux qui se sont
réclamés de Mach n’ont pas tout autant contribué à l’étouffer que le
grossier Lénine.
Le caractère fluctuant de ce que Mach désigne comme sensation peut
permettre l’économie de la critique du point de vue de la téléologie
moderne. En effet, la sensation est elle-même pensée, c’est une de ces
catégories désignables par la conscience, et compréhensible par les
autres, recevant là la double sanction suffisant souvent aux validations
opérationnelles des éléments que nous pouvons ensuite hypostasier –
celle de la pensée particulière et de la pensée commune. La téléologie
moderne, sur ce point, semble beaucoup plus proche de Berkeley, qui
faisait des sensations des idées. Mais, une fois encore, Mach échappe
aux caractérisations : il propose davantage la sensation, ses complexes,
ses éléments, qu’il ne les impose, comme nous pouvons parfois le croire
du fait de notre longue et malheureuse habitude des systèmes de pensée.
Je citerai à témoin de cette attitude un passage de ‘l’Analyse des
sensations’ où Mach cite Lichtenberg : « Nous prenons conscience de
certaines représentations qui ne dépendent pas de nous ; d’autres, au
contraire, en dépendent, du moins le croyons-nous ; où passe la
frontière ? Tout ce que nous connaissons, c’est l’existence de nos
sensations, de nos représentations et de nos pensées. Cela pense,
devrait-on dire, comme on dit de l’éclair : cela brille. Parler du
Cogito est déjà trop, si on le traduit par Je pense. Admettre le
Moi, le
postuler, n’est rien qu’une nécessité pratique. » Et Mach approuve
explicitement cette mise en apposition de la sensation et de la pensée :
« Bien que Lichtenberg emprunte un chemin quelque peu différent du nôtre
pour parvenir à ce résultat, au résultat lui-même nous ne pouvons que
souscrire. » (1)
Les désaccords entre la téléologie et Mach sont nombreux et profonds.
Ils concernent essentiellement la conception des sensations comme « ce
qui est primaire », celle sur l’aliénation dont il ne semble pas avoir
parlé, et celle encore sur la réalité dont Mach pensait tout autant que
les téléologues qu’elle est inconnaissable. Mach, s’il devait être ici
critiqué, mériterait de l’être en raison de son temps : d’une part, par
ce qu’il a apporté à l’époque où il a vécu, et n’a bien entendu pu
pousser de manière qui pourrait satisfaire des exigences démesurées ; et
pour le point de vue qu’il avait dans son temps, celui d’un pionnier de
la pensée spécialisée sur les sciences, une des spécialités qui cimente
le mieux l’édifice des sciences que je voudrais surtout voir exploser.
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