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Téléologie moderne et
courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle
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Plan
exhaustif |
III – Prophylaxie
mentale contre la révolution russe
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II.
La contre-révolution marxiste |
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1. Le marxisme est l’âme
du XXe siècle. Encore peu de choses en 1900, il était à nouveau peu de
choses en 2000. Son succès lui vient de la première grande date du
siècle, la révolution russe : le marxisme a été l’idéologie dominante de
la contre-révolution. Et son retour à la poussière lui vient de la
seconde grande date du siècle, la révolution iranienne, où le marxisme a
été effacé. Entre-temps, dans la première moitié du siècle, ses
disciples ont travaillé à envoûter les pauvres, non sans réussite, et
après 1950 cette idéologie a gagné les institutions, et en particulier
les universités, comme un feu de brousse. C’est en 1978, lorsque les
premières émeutes éclatent à Téhéran, qu’il atteint son apogée.
Le marxisme n’est pas seulement le référent et le filtre incontournable
des principales disputes publiques du siècle écoulé, ce n’est pas
seulement un jargon, des tics de pensée et une Weltanschauung, qui a été
envahissante et autoritaire. Le marxisme est d’abord une pensée
ouvertement aliénée, c’est l’aliénation de la pensée de Marx. Le
marxisme est la théorie de Marx qui devient autre, et le devenir autre
de la pensée de Marx n’a pas été le moindre sujet de dispute autour du
marxisme et dans le siècle. En effet, ne serait-ce que par sa
terminaison en « isme », le marxisme est une idéologie. Mais Marx
lui-même avait critiqué l’idéologie en général. Se réclamant de cette
critique de Marx, les situationnistes en particulier se sont érigés
contre tout marxisme, se prétendant en accord avec Marx, mais non avec
les marxistes. Il est vrai qu’à l’époque où les situationnistes se
démarquaient du marxisme, le marxisme était de bon ton, et les
situationnistes avaient besoin de se démarquer du bon ton, surtout
lorsqu’il se donne des airs hypocrites de révolutionnaire en puissance.
Cette fière pose provocatrice, cependant, peut attirer l’admiration,
mais pas l’accord réfléchi. Car toute pensée, y compris la théorie de
Marx donc, est altérée lorsqu’elle passe dans une autre bouche, dans une
autre tête, dans un autre débat, ne serait-ce que dans la mesure où une
pensée neuve – et il y a certaines pensées neuves dans la théorie de
Marx – n’est plus neuve lorsqu’elle est à nouveau pensée. De même, la
pensée de Marx utilisée dans des circonstances qui ne sont pas celles de
Marx est aussi différente de l’original que la pensée de Marx développée
en fonction de circonstances différentes. L’usage d’une théorie, quelle
qu’elle soit, est un phénomène d’aliénation. Et ce phénomène est
d’autant plus flagrant quand il ne se présente pas sous la forme d’une
critique mais, au contraire, sous la forme d’une approbation. Aussi, ne
serait-ce que pour mettre en garde les tiers sur le phénomène
d’aliénation inhérent au passage de la pensée de Marx à celle d’autres
utilisateurs qui sont d’accord avec cette pensée, le terme de marxisme
est l’appellation la plus juste. Sous cet angle, le déni de marxisme des
situationnistes, qui n’ont pas critiqué Marx, paraît soit une
hypocrisie, soit, ce qui est plus adéquat, une pose à courte vue par
rapport aux idées dominantes du jour. Au cimetière des occasions
manquées figurera donc l’incapacité des situationnistes à se saisir du
marxisme pour pénétrer l’aliénation, et montrer en quoi ceux qui
pénètrent l’aliénation y participent. Mais l’aliénation, qui a si bien
permis le marxisme, est-elle autre chose, justement, qu’un cimetière des
occasions perdues ?
Une conception plus classique du marxisme est de prétendre qu’il s’agit
de la méthode de Marx. Il y a eu et il y aurait encore beaucoup à
débattre pour savoir ce qu’est la méthode de Marx, quels sont son
domaine d’application, ses lois, son but. La méthode de Marx est
généralement ramassée sous deux termes qui se veulent explicites, mais
se sont avérés au contraire des réservoirs d’interprétation : le
matérialisme dialectique. Lukács, qui se dit marxiste dans le sens
d’appliquer cette méthode, insiste sur son détachement par rapport à son
initiateur. Il affirme que l’on pourrait réfuter chacune des
affirmations de Marx en étant toujours marxiste. Il faut cependant
remarquer que c’est là aussi une affirmation sans fondement vérifié.
Lukács, ainsi, n’a pas réfuté une seule affirmation de Marx, tout comme
les situationnistes. L’interdit que les partis léninistes et staliniens
ont porté sur la réfutation de Marx est venu renforcer cette
incompatibilité de la critique de Marx par les marxistes. En effet,
critiquer la moindre affirmation de Marx, c’est justement mettre en
cause, de près ou de loin, ce que les marxistes appellent le «
matérialisme dialectique ». Le contenu et la méthode ne diffèrent pas
fondamentalement, face à la critique. Et du point de vue de
l’aliénation, l’impossibilité de critiquer Marx sans quitter le marxisme
est logique aussi : les développements du marxisme, parce que la « méthode » est nébuleuse, ont besoin d’approuver le référent initial, la
théorie de Marx, qui retrace et justifie l’extension de pensée, ou
l’application de pensée. Aussi, le marxisme est bien la théorie de Marx
et son aliénation, où la théorie de Marx est la caution de la pensée
aliénée, mais aussi son frein, son boulet rationnel.
La théorie de Marx, comme l’observe Korsch, est une pensée qui vient de
la révolte. Mais il observe justement qu’elle vient de la révolte de
1848. Ce sont les conditions de ce moment qui sont décrites dans le
corpus de référence du marxisme. 1848 est la dernière vague de révolte
de la révolution française, et la Commune de Paris en 1871 est également
un écho et une retombée de ce moment de débat-là. Une des principales
surestimations de Marx a été de croire que sa théorie préfigurait la
révolution à venir ; en cela, d’ailleurs, il partage ce même vieux
fantasme théoricien avec les situationnistes : la meilleure théorie
n’est que l’expression de la révolution précédente, l’anticipation de la
révolution future est un rêve adolescent ou, au mieux, une hypothèse sur
le projet. Si la révolution iranienne a eu raison du marxisme, c’est en
grande partie parce que son lien indispensable à Marx a rendu cette
idéologie incapable de comprendre la nouveauté du monde qui éclatait là.
Les conditions de 1848 étaient trop étriquées pour comprendre la
nouveauté de 1981. Et même l’aliénation qui lie Marx et le marxisme
était une forme trop simple d’aliénation pour permettre de saisir encore
celle qui était en cours.
Il faut maintenant rapidement esquisser une critique que Marx et le
marxisme ont méritée, non de la méthode, qui reste trop imprécise, mais
des termes désignant la méthode. Le matérialisme lui-même est une
idéologie. Cette idéologie présuppose la matière, et c’est là une idée,
un phénomène, une représentation seulement spirituelle. Chez Marx,
cependant, et dans le marxisme en général, la matière est non seulement
présupposée, mais hypostasiée, ce qui est précisément le résultat de la
résignation à dépasser un présupposé. Pourtant, parmi les marxistes
eux-mêmes, une conception de la matière considérée comme une hypothèse
de travail a existé, mais sans peser sur les débats du siècle. Comme le
conclut Pannekoek en commentant Dietzgen, qui rejetait dans le
matérialisme bourgeois « la pérennité, l’éternité, l’indestructibilité
de la matière » : « Bref, la matière est une abstraction. » Dans la même
critique du ‘Lénine philosophe’, Pannekoek décrit assez nettement
comment le matérialisme de Lénine confond matière et réalité objective.
Pour Pannekoek, c’est là le matérialisme bourgeois opposé au
matérialisme de Dietzgen, qui arrive sur ce sujet aux mêmes conclusions
que Mach, mais il est moins convaincant dans sa tentative de démontrer
que Marx et Engels n’avaient pas exactement la même conception que
Lénine en la matière.
La « dialectique » de Marx, d’autre part, est une aliénation de la
dialectique de Hegel, comparable à l’aliénation marxiste de Marx.
Seulement, la dialectique est justement un refus explicite et
méthodologique de la conscience contre l’aliénation. Les dénigrements
des exégètes marxistes pour sortir la dialectique de la construction
précise et formelle de Hegel – thèse, antithèse, synthèse – ne
permettent pas d’appeler dialectique une pensée qui se sert à l’occasion
de quelques figures de Hegel, imbriquées dans un commentaire à la
structure relâchée. La pensée de Marx, puis du marxisme, n’est pas
dialectique, ou alors il faudrait montrer en quoi la dialectique de
Hegel est dépassée en elle-même par cette méthode. Je peux dire que ma
pensée dépasse la dialectique de Hegel, mais alors je ne peux pas dire
que ma pensée est dialectique, sauf si je montre en quoi elle dépasse le
triumvirat thèse, antithèse, synthèse que Hegel estimait formellement
indépassable, et qui reste, jusqu’à ce dépassement que n’a pas vérifié
Marx, la référence de la dialectique. Construit donc sur un présupposé
hypostasié, la matière, et une usurpation de la dialectique, ou plus
exactement une pensée qui s’est appelée dialectique alors qu’elle n’en a
adopté que des échantillons de loin en loin, le marxisme s’affirme comme
un hybride, à la fois bridé par le primat de la matière et imprécis par
la latitude donnée à la dialectique.
Si les marxistes ont installé Marx en continuateur de la dialectique de
Hegel, ce qu’il n’a pas été, ils ont surtout installé Marx en rupture
avec Hegel, ce qu’il n’a pas été non plus. Au contraire : tout comme
Hegel, Marx est un penseur de la contre-révolution française. Hegel a
exprimé fondamentalement l’esprit du monde, et la lutte de la conscience
pour s’emparer de l’esprit, ce qui est l’idée du progrès dans le monde
de la contre-révolution française. Marx a exprimé la rupture, la
division de l’humanité ; mais son projet est la réconciliation, et son
éternité, le communisme, est le complément dans le futur de ce que Hegel
avait tracé dans le présent. La perspicacité de Marx l’a poussé à
explorer la gestion. Et c’est en tant que théoricien de la gestion, et
de sa religion l’économie, que la pensée de Marx a pu servir
efficacement dans la contre-révolution russe. Faut-il rappeler, pour que
les termes de révolution et contre-révolution soient bien clairs, que ne
peuvent être appelés révolutionnaires que ceux qui font une révolution,
et non pas ceux qui veulent en faire une, comme c’est l’usage dans le
monde que toute révolution combat depuis deux siècles ? Marx, lui, n’a
jamais participé à aucune révolution, et que ce soit en terme de
gestion, ou en terme d’organisation, ce qu’on lui doit aujourd’hui,
après la révolution iranienne, c’est avant tout des réflexions et des
mesures qui ont servi à l’ennemi. La part de sa démarche qui reste aux
gueux n’est pourtant pas la part qui reste aux chiens ; mais ce n’est
pas ici le lieu pour s’en servir.
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2. Une des plus grandes
humilités de Marx s’est perdue avec le marxisme. Marx a indiqué que la
philosophie était morte, que la pensée individuelle ne pouvait plus
atteindre à l’universel. En laissant ainsi apercevoir les progrès de
l’aliénation, Marx se plaçait résolument dans la perspective d’un monde
brisé, scindé, même s’il a essayé de réconcilier cette scission dans
l’au-delà d’une révolution, dans le communisme comme paradis sur Terre
qui abolirait la séparation, et restaurerait l’universalité.
Le marxisme s’est vu comme une pensée universelle, comme une façon
nouvelle de voir le monde, et même comme une science, bien plus que la
philosophie terrassée ou revenue humblement à son service. Rien, ni
personne, n’échappait au jugement de cette idéologie qui se devait
d’avoir raison sur tous les sujets, et qui était curieuse de tout. Cette
attitude a beaucoup rebuté, et beaucoup polarisé. Le marxisme était en
effet une pensée de confrontation, une démarche pour en avoir le cœur
net. Il n’est pas difficile de constater, d’ailleurs, que l’organisation
de la confrontation a entraîné son repli, et le repli de la
confrontation a été une courbe parallèle au repli du marxisme. Dans un
siècle où se sont multipliées les pensées séparées, le marxisme, à
vocation universelle, semble seul avoir examiné et attaqué toutes les
pensées séparées, toutes les spécialités de la pensée comme celles dont
il est question dans cet ouvrage, avant d’avoir fini par devenir à son
tour une pensée séparée.
Avec le communisme, ce grand tout sans rivage, pour but, le marxisme a
principalement été une théorie de la gestion et une pratique
d’encadrement des pauvres. La préhistoire du marxisme, si on peut dire,
va de la mort de Marx, en 1883, jusqu’au cœur de la révolution russe,
qui, de ce point de vue, est la prise du pouvoir par les
contre-révolutionnaires bolcheviques. Ce tiers de siècle a été marqué
par le début d’une poussée démographique, qui s’est traduite d’abord par
une prolifération encore jamais vue du nombre de pauvres. Cette
explosion pouvait s’interpréter selon Marx : la « classe ouvrière »
grandissait. Les effectifs des partis marxistes ont eux aussi connu une
forte poussée démographique dans leurs rangs. L’organisation méthodique
et systématique des pauvres est devenue le travail principal du
marxisme.
Mais les marxistes eux-mêmes ne le savaient pas. A la tête de ce
mouvement qui ressemblait à une avalanche, c’est d’abord Engels et
Kautsky, les exécuteurs testamentaires de Marx, qui ont repris
l’autorité théoricienne. Il ne leur manquait pas seulement le talent et
la jeunesse. La première dispute de cette période est celle du « révisionnisme ». Les révisionnistes étaient appelés ainsi, parce qu’ils
avaient révisé la nécessité de la révolution. En effet, face à la montée
numérique du prolétariat, ils pensaient pouvoir faire l’économie d’une
dispute universelle dans la rue. Ce n’est pas tant que le capitalisme
tomberait tout seul, comme ils l’exprimaient, c’était surtout la
meilleure façon de contrôler les risques inhérents à une révolution qui,
justement, critique en général les présupposés. Malgré Kautsky, qui
s’opposa à cette tendance avant de glisser progressivement vers ses
positions, le révisionnisme fut majoritaire à travers les partis
marxistes jusqu’à la révolution russe, et même après, dans la
social-démocratie.
Le second point de débat de cette période se fit autour de l’entrée en
guerre de tous les Etats industriels, où les classes ouvrières étaient
organisées, en 1914. Là, la majorité des partis ouvriers vota les
crédits de guerre dans les parlements des différents pays, acceptant
explicitement que la solidarité nationale passe avant la solidarité de
classe, et implicitement que les ouvriers deviennent chair à canon.
L’internationale marxiste, appelée Deuxième Internationale, s’effondra.
Ceux des dirigeants qui voyaient bien là soit une infamie, soit une
maladresse par rapport à l’encadrement des ouvriers, rompirent et
formèrent leurs propres partis, les partis communistes. Là s’exprimait
déjà l’encadrement échelonné qu’avait rendu nécessaire le commencement
de la révolution russe, dont les premières escarmouches avaient déjà eu
lieu : les sociaux-démocrates encadreraient les pauvres qui ne font pas
la révolution, les communistes se chargeraient de ceux qui la font.
La révolution russe a transformé et déformé le marxisme. D’abord, il
fallut improviser un encadrement beaucoup plus serré que celui qui était
prévu initialement. Ensuite, la légitimité de l’ensemble de l’idéologie
revint aux bolcheviques. Ces deux facteurs firent qu’il n’y eut pas
d’idées dans la théorie marxiste. Le seul moment où une expression libre
eut lieu fut le moment où la révolution russe libéra les esprits et les
consciences et où les bolcheviques luttaient encore pour affirmer leur
pouvoir, aussi bien en Russie, que dans la nouvelle internationale
qu’ils noyautèrent rapidement. C’est dans cet interstice qu’apparut
Lukács, le seul théoricien d’importance du marxisme, pendant le temps
d’un seul ouvrage, ‘Histoire et conscience de classe’. Cet ouvrage
exprime à travers un large éventail d’idées la rencontre dans le
marxisme entre les intellectuels nés dans le monde bourgeois et une
révolution menée par des gueux.
La suite a été cadenassée par la police. Non seulement la Russie, mais
tous les partis ouvriers dans le monde ont alors eu leurs Lénine,
Trotski, Staline. Les seuls penseurs qui méritent l’intérêt seraient les
penseurs communistes qui ont tenté de combattre la police communiste, si
leurs récriminations contre cette nouvelle police n’avaient pas accaparé
leur discours, empêchant leur critique de toute police, de l’économie
comme religion et du prolétariat comme mode d’enfermement. Il y eut en
particulier toute la tendance conseilliste, dont Pannekoek est le
théoricien le plus connu, qui prônait l’auto-organisation du
prolétariat, ce qui, de notre point de vue, revient à faire le travail
de la police sans police, à remplacer la coercition par la conviction
personnelle ; dans l’autogestion, la gestion reste l’activité dominante,
d’autant moins critiquée que chacun est sommé d’en endosser et d’en
intérioriser une part. Avec le recul, il semble cependant que si cette
auto-organisation avait pu être tentée, le prolétariat aurait disparu du
jour au lendemain. Mais que les gueux se chargent eux-mêmes de former un
prolétariat est comparable à ce qu’ils font dans l’autogestion, ou dans
l’auto-organisation de la religion : ils prennent certainement en main,
mais ils ne prennent en main que les catégories de la pensée ennemie.
L’un des drames des conseils « ouvriers » est qu’ils adhéraient dès leur
appellation à la division marxiste de la société. Korsch et Gramsci
peuvent également être considérés comme combattant la police de la
pensée marxiste, mais au nom du prolétariat, qui est la prison de cette
police.
De 1921 à la fin de la répression de la révolution russe en 1945, les
penseurs marxistes indépendants vivent tous hors de Russie, et pour
ainsi dire hors des partis. Et c’est principalement en Allemagne que
cette réflexion a lieu. Mais elle a dégénéré dans l’inoffensif, dans la
culture ou l’art, d’où venait d’ailleurs Lukács avant d’y retourner. Les
Kraus, Brecht, Benjamin, Bloch, quelques dadaïstes et surréalistes ont
tenté d’allier la révolte et la culture. Ils ne sont parvenus qu’à la
célébrité et à la reconnaissance de la société en place, grave échec. De
là vient aussi l’introduction du marxisme dans l’Université occidentale,
en particulier sous les figures d’Adorno et de Horkheimer, et ce qu’on a
appelé l’école de Francfort, dont la pensée semble avoir, purement et
simplement, ignoré la révolution russe, pour rester attachée à une
exégèse marxiste des idées de la révolution française qui continuaient
de s’aliéner. Ce sont là les précurseurs inquiétants de l’intellectuel
de la seconde moitié du siècle, marxiste par arrivisme, en particulier
dans l’Université française.
Pour son
essai intitulé ‘Hegel et le problème de la métaphysique’, l’école de
Francfort et Horkheimer ont été crédités d’une critique de Hegel. En
effet, Horkheimer met en cause le « dogme » de l’identité qui chez Hegel
aboutit à l’identité du sujet et de l’objet, à la réconciliation de
tout, et à la totalité comme critère de la connaissance. L’argument le
plus solide de cet avis est d’affirmer que le principe de l’identité
serait déjà là avant le développement de la dialectique qui y conduit.
Les téléologues avaient constaté la même chose pour l’infini chez Hegel,
mais eux au moins dans ‘Réfutation de quelques infinis’ ont essayé de
montrer que le développement interne de la dialectique de l’infini est
fautif. Horkheimer prétend surtout qu’il ne croit pas dans cette
identité postulée à laquelle il oppose la connaissance des sciences de
son temps, où tout est particularité, apparemment sans cohérence. Dans
cette proposition, l’avenir est libéré de la certitude de la
conciliation finale, et même le présent retrouve une incertitude que le
système de Hegel avait supprimée. La métaphysique, que Horkheimer ne
rejette pas, devient, dans son apologie de la pluralité sans but connu,
une hypothèse sur la cohérence de la grande diversité de ce qui arrive ;
il pense ainsi inverser la thèse de Hegel, pour qui la métaphysique
serait le fondement réel qui subsume seulement la diversité du concret,
ou la maintient, comme la rusée raison, dans l’apparence. Il apparaît
seulement que la position de Horkheimer n’est pas mieux fondée que celle
qu’il dénonce chez Hegel : la primauté empirique de la pluralité des
événements et des choses n’est pas autre chose ici qu’une croyance, dos
à dos avec la croyance dans la primauté du dogme de l’identité. Là
encore, par comparaison, la critique téléologique de l’infini cherche au
moins un sens dans le projet téléologique de l’accomplissement. Toute la
distance qu’il y a entre l’école de Francfort et la révolution de son
temps, qu’elle ne rejoint jamais, peut être ramassée dans cette
répudiation de la totalité comme perspective, car la révolution est
principalement le débat sur la totalité.
Ce rejet de l’identité, qui reste donc assez courtement pensé,
s’enorgueillit d’effondrer le système de Hegel. Le système de Hegel
paraît s’effondrer dès qu’on en retire une seule brique, parce que
chacun des éléments de ce système est justement merveilleusement
chevillé à de multiples autres. Que ce soit l’infini, le concept,
l’idée, l’identité ou la différence, que ce soit l’absolu, le
dépassement, le négatif, l’apparence, la médiation ou la conception de
la chose, c’était déjà ce qui agaçait Marx : on peut toujours prendre un
détail du système de Hegel et le retourner contre tous les autres. Aucun
concept n’est moteur, ou plus exactement, ils le sont tous : le système
est ce jeu étonnant de leur interchangeabilité et de leur particularité
qui se renverse et se combine à l’infini. C’est ce que représente ce
système, qu’on peut en effet critiquer à partir de chacun d’entre eux,
comme l’ont encore fait les téléologues dans leur critique de l’en et
pour soi (37), qui peut, non invalider, mais pointer les limites du
système de Hegel.
Pour le reste, l’école de Francfort a surtout été une tentative
sociologique, aux thématiques hasardeuses, selon le principe de la
diversité et du refus de la totalité.
Mais cette nébuleuse de penseurs sur deux générations (après Horkheimer
et Adorno, dans la première moitié du siècle, viennent Marcuse et
Habermas, dans la seconde) est plus connue pour des prises de positions
pseudo-philosophiques, en particulier contre les Lumières et contre la
mythologie, puis comme une sorte de marxisme new look, mais sans
vigueur. Hors de la période de référence du présent ouvrage, il faut
cependant signaler que Habermas, dans ‘Après Marx’, a été le précurseur
d’une théorie de la communication par rapport à la théorie de la
gestion.
Et pour comprendre dans
quel contexte le marxisme se pensait lui-même, en voici une description
de 1938 par Pannekoek dans sa critique de Lénine :
« Avec
cette base scientifique le marxisme est plus qu’une simple science ;
c’est une nouvelle conception du passé et de l’avenir, du sens de la
vie, de l’essence du monde et de la pensée. C’est une révolution
spirituelle, une nouvelle conception du monde, un nouveau système de
vie. Mais en tant que conception du monde, il n’existe en réalité que
par la classe qui la professe : les ouvriers qui s’en pénètrent,
prennent conscience de ce qu’ils sont, c’est-à-dire la classe de
l’avenir qui croissant en nombre, en force et en conscience prendra en
mains la production et deviendra par la révolution maîtresse de sa
propre destinée. Ainsi le marxisme, théorie de la révolution
prolétarienne, n’est une réalité, et du même coup, une force vive que
dans l’esprit et le cœur des ouvriers révolutionnaires.
Ceci sous-entend que le marxisme ne saurait être une doctrine immuable
ou un dogme stérile qui impose ses vérités. La société se développe, le
prolétariat se développe, la science se développe. De nouvelles formes,
de nouveaux phénomènes surgissent dans le capitalisme, dans la
politique, dans la science, que Marx et Engels n’ont pu prévoir ni
pressentir. [Les formes de pensée et de lutte que les conditions passées
imposaient, doivent donc être remplacées par des formes nouvelles
valables pour des conditions nouvelles.] Mais la méthode de recherche
qu’ils ont forgée demeure toujours un guide et un outil excellents pour
expliquer les nouveaux événements. Le prolétariat, qui s’est énormément
accru avec le capitalisme, n’en est qu’aux premiers pas de sa
révolution, et, par conséquent, de son développement marxiste ; le
marxisme commence seulement à prendre sa véritable signification en tant
que force vive du prolétariat. Le marxisme est donc une théorie vivante
dont la croissance est liée à celle du prolétariat et aux tâches comme
aux fins de sa lutte. » (38)
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3. Il n’y a donc eu, dans la brève carrière de la
pensée marxiste que deux théoriciens d’envergure : Marx et Lukács. De
Marx, il suffit ici de rappeler qu’il a mérité la critique, et qu’il ne
l’a pas véritablement rencontrée. Non seulement il tombe en dehors de la
période de référence du présent ouvrage mais, dans un monde qui
aujourd’hui le méprise et l’ignore, sa théorie et sa pensée individuelle
mériteraient d’abord d’être honorées, ne serait-ce que pour leur rendre
la stature qui a mérité la critique.
Dire que l’humanité est fondamentalement divisée, et penser le monde à
partir d’une humanité divisée, est l’hypothèse la plus féconde de Marx.
Sans elle, la pensée ne parvient pas à dépasser le constat hégélien qui
finit par s’affadir à l’infini, s’épuisant dans la désespérance
emphatique de l’absolu. Car en partant de la division de l’humanité, le
négatif, la violence, la guerre, le débat, atteignent à la fertilité de
la scission dans la totalité, et ainsi à un mouvement sans fatalité. La
justesse de la pensée de Marx est d’avoir introduit, comme point de vue
sur la totalité et sur chaque chose, l’insatisfaction ; et en
conséquence, un projet pour dépasser cette insatisfaction. Avec Marx,
cependant, on a vu que l’hypothèse, formant un projet – le communisme –,
pouvait aussi perdre l’insatisfaction, et retrouver l’hypostase de
l’unité hégélienne rêvée ; avec le communisme, Marx a donné un nom, un
début de contenu à la satisfaction retrouvée, à l’idée absolue.
L’enfermement même de la dispute avec le prolétariat comme division
aurait pu avoir un sens radical, si cette division particulière était
restée comme une hypothèse. Mais la certitude semblait nécessaire à la
détermination de ce parti, à la formulation de son projet, au raccord à
la pensée dominante existante. C’est bien une contre-révolution, un
étouffement du débat des hommes, qui s’est engagée quand la
détermination d’un parti a contraint à la certitude d’une division qui
n’était qu’une hypothèse.
Le marxisme s’est étalé à partir de ce commencement. La mésaventure du
marxisme a été la révolution russe, dont l’ampleur incongrue de la
composante russe a surpris tous les marxistes, même les russes. Les
marxistes ont été la pensée d’une révolution précédente appliquée à une
révolution qui avait lieu, sous leurs pieds. Les bolcheviques sont comme
les jacobins, une traduction policière de l’émancipation rêvée d’avant
la révolution, le communisme pour les uns, les Lumières pour les autres.
La théorie sociale et les recommandations tactiques de Marx étaient
celles d’insurrections limitées, d’une autre époque. Le bolchevisme, et
toute cette partie du marxisme qui s’est baptisée communiste, a tenté
d’appliquer, c’est-à-dire d’imposer cet ensemble composé d’une méthode
intellectuelle, d’une analyse déjà vétuste, et de comportements d’un
siècle passé, à une explosion de modernité, jusqu’à vouloir prétendre
que c’est le marxisme bolchevique qui a fait la révolution. Cette
inversion est aujourd’hui encore la croyance dominante : l’idéologie qui
a encapuchonné les gueux, le marxisme comme premier barrage contre la
révolte ouverte, est encore aujourd’hui considérée comme idéologie – ou
théorie pour ceux qui abhorrent le terme d’idéologie, qui pourtant ne
signifie que logique des idées – de la révolution ! Il en va d’ailleurs
de même pour les deux autres grandes révolutions de l’époque récente :
la révolution française est attribuée, par tous les ignares et de
nombreux dilettantes, à la contre-révolution jacobine ; et la révolution
iranienne est attribuée par les mêmes à la contre-révolution
néo-islamique.
Comme Rosa Luxembourg, Lénine est un penseur de l’ancien temps, de la
contre-révolution française. Mais contrairement à la révolutionnaire
allemande, qui n’a pas eu le temps d’être confrontée à la nécessité
d’une police d’Etat sous ses ordres, Lénine n’a jamais été qu’un
policier qui croyait être politicien et qui aurait voulu passer pour
économiste et philosophe. Cette gauche marxiste a bricolé des
propositions de gestion, ce qui dans la métaphore de l’enclos du
prolétariat signifie qu’il y a eu là des autodidactes qui ont appris par
la force des choses, comme les jacobins, à perfectionner des barbelés.
L’une des caractéristiques principales de ce courant de pensée qu’on
peut appeler léniniste est sa stérilité. Comme le grossier et informe
discours du premier dictateur soviétique ne tolérait ni la critique, ni
le dépassement, tous ceux qui se sont exprimés après s’être réclamés de
lui n’ont rivalisé qu’en soumission et en glorification de la
médiocrité, voyez en particulier le plus célèbre d’entre eux, Trotski.
Rien de ce courant si vite tari et pourtant si prolixe dans le siècle ne
nous intéresse. Il raconte seulement l’usure rapide, la captation par
quelques idées et quelques âpres disputes parfois mortelles, tout cet
occupationnisme de la pensée publique qui préfigure l’information
dominante qui a fait de cet occupationnisme une profession.
Ce n’est pas une coïncidence que le déclin théorique du courant de
pensée marxiste qui a eu tant d’influence jusque si tard dans le XXe siècle commence à partir d’‘Histoire et conscience de classe’, ce chant
du cygne qui promettait les plus beaux lendemains de l’humanité. Et la
force de cette pensée particulière à ce moment particulier vient
indubitablement du contexte, la révolution. C’est là justement qu’elle
rejoint la téléologie moderne qui elle aussi participe de l’expression
d’une révolution. Car la grandeur du discours contient la grandeur de
son époque qui l’envoûte littéralement. C’est justement cette grandeur,
chez Lukács, qui manque chez Marx, et qui fait de cette réflexion du
début du XXe siècle un couronnement de celle du siècle précédent.
Répétons donc que dans cette vaste vague, un seul penseur peut être
élevé à la hauteur de Marx, c’est Lukács, dont l’école de Francfort
d’ailleurs s’est réclamée, ce qui donne à hésiter encore plus. Cette
évaluation paraît tout à fait inouïe, tant nous sommes peu sortis de
l’époque où Marx était considéré comme l’un des deux ou trois grands
penseurs de tous les temps. Et ce Lukács s’est tellement étalé dans une
soumission léniniste poignante, faite de reniements allant jusqu’à cette
mauvaise foi qui pouvait passer pour de l’absurde tant qu’elle ne tuait
pas, tant qu’elle n’épurait pas, tant qu’elle n’alimentait pas les
goulags, que la postérité jusqu’à aujourd’hui l’a mesuré à ce second
rôle obséquieux qu’il avait accepté dans le parti léniniste. Toute la
pensée de Lukács a été dégradée à une petite lumière divergente du
léninisme, ou qui étend le léninisme, alors que du point de vue des
léninistes eux-mêmes, Lénine était un penseur au moins en retrait de
Marx. Et cet amalgame entre son renoncement et son œuvre du moment où
commence ce renoncement a forgé l’image de Lukács aussi bien chez les
léninistes que chez les antiléninistes, chez les marxistes que chez les
non-marxistes. On remarque d’ailleurs, comme signe concomitant à cette
évaluation, que le culte de l’« iste », si XXe siècle, n’a pas créé de
lukácsiste.
‘Histoire et conscience de classe’ est l’unique ouvrage indispensable du
marxisme. A l’époque même du ‘Tractatus logico-philosophicus’ et d’‘Etre
et Temps’, c’est le seul grand ouvrage à porter, au moins indirectement,
l’immensité de son temps, le seul traité au-delà de la logique qui y est
d’ailleurs traitée avec la condescendance qu’elle mérite, le grand livre
où indirectement se confrontent la pseudo-dialectique marxiste et la
révolution russe. C’est seulement au cours de ce jet enthousiaste,
inspiré et curieux, que Lukács est devenu ce léniniste qui a dévalué sa
seule prise de parole qui mérite d’être mentionnée. Dommage : les gueux
de notre temps auraient peut-être pu obtenir une critique de Marx à
l’époque de la révolution précédente, si Lukács n’avait pas aussitôt
obtempéré, et rejoint visiblement les rangs de l’ennemi dont il faisait
déjà partie avant qu’il n’en approuve les polices.
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4. Si les médiations entre la téléologie moderne et
la plupart des courants de pensée du début du XXe siècle sont si
complexes et détournées que leur cheminement s’est perdu, avec ‘Histoire
et conscience de classe’ le trajet est simple : c’est une des sources
directes, précoces, et marquantes de ce qui, dans la formation de la
téléologie moderne, ne s’est pas acquis dans la rue. Ce qui a été validé
de Lukács est, en gros, ce qu’en a validé l’Internationale
situationniste. Il reste maintenant à poser un regard enfin critique sur
ce moment de la pensée moderne.
Un élément de contexte, assez singulier, mérite d’abord d’être relevé.
‘Histoire et conscience de classe’ a été considéré comme le livre
théorique de la révolution mondiale qui s’annonçait à partir de la
Russie. Ensuite, en partie parce que Lénine a critiqué Lukács, en partie
parce que Lukács s’est renié pour rallier Lénine, ce morceau de pensée a
été attribué à une prétendue aile gauche du mouvement marxiste. Les
orthodoxes léninistes l’ont donc récusé pour son subjectivisme, et les
marxistes antiléninistes, dont les situationnistes, semblent l’avoir
considéré comme une position de la révolution par opposition à la
contre-révolution bureaucratique et policière qui s’est développée après
la prise de pouvoir de Lénine. Or ‘Histoire et conscience de classe’ est
nettement une réflexion sur l’époque de la révolution russe depuis le
point de vue de la contre-révolution française. La position qui est
prise dans cet ouvrage n’est pas une position gueuse, beaucoup s’en
faut, elle ne vient pas de la révolte, mais la rejoint seulement, dans
un flirt prudent et pondéré, et s’en écarte avant que l’attouchement ne
devienne canaille, ou plaisir souverain. Elle développe un discours qui
de notre point de vue, celui issu de la révolution iranienne, est double : d’un côté, Lukács enregistre et restitue l’étendue du mouvement qu’il
voit se dérouler sous ses yeux et, en conséquence, s’alarme des
puissants roulements de tambour de la pensée déchaînée ; de l’autre, il
tente d’apporter des outils méthodologiques et conceptuels à ceux qui
tentent de l’encadrer, auxquels il témoigne une soumission de plus en
plus plate et tente de ramener toute la grandeur d’un monde qui commence
à penser sérieusement dans l’enclos limité par la révolte d’un autre
temps, qui avait constitué tout l’horizon de Marx. Si l’idéologie avait
besoin d’une nouvelle définition, le travail de Lukács en serait
l’illustration : encadrer, freiner et circonscrire un mouvement
d’aliénation, en le bornant par la conception qu’il dépasse.
Un de ses biographes signalait que Lukács avait rendu philosophique la
théorie de Marx. Il ne s’agissait pas de diffamer ou de contredire en
Marx l’hégélien dissident, qui avait tant œuvré à la fin et au
dépassement de toute philosophie, mais de souligner que Lukács a surtout
mis en valeur des concepts au-delà des faits : c’est le mouvement de la
pensée qui couronne et approfondit les extrapolations empiriques de
Marx. Ce n’est pas la matière qui intéresse le néomatérialiste Lukács,
mais les bonds singuliers de l’esprit, laissés en friche depuis que les
jeunes hégéliens ont cru pouvoir s’affranchir de leur maître à penser.
En effet, dans ‘Histoire et conscience de classe’, Lukács regonfle le
discours de Marx à l’aide de Hegel, ce qui donne de la grandeur au
premier, en réhabilitant en apparence le second. Car le contournement de
Hegel trouve ici une approche inédite : Hegel n’est pas répudié, mais
intégré, comme un produit fini, dépassé, et surpassé. Si tout Hegel est
compris dans Marx, Hegel devient maintenant un outil à exhiber pour
glorifier Marx. Avec Lukács, on peut donc reparler de Hegel, mais chaque
fois que les accents trop altiers ou trop libres percent la
pseudo-dialectique diluée du marxisme, il faut faire la preuve que les
envolées de l’esprit du dernier philosophe sont encapsulées dans les
avis de son premier critique. C’est donc à l’aide de ces deux penseurs,
ainsi ordonnés, que Lukács construit son discours qui a tant contribué
au siècle.
Avec une telle démarche, il y a évidemment d’importants flottements par
rapport à la réalité. Aidé ou justement égaré par la dichotomie du terme
en allemand (Realität, Wirklichkeit), Lukács traite à la fois de la
réalité de la perception dominante de son époque, qui est un donné
matériel, et celle issue de la dialectique hégélienne, puis de la
pseudo-dialectique marxienne, où la réalité devient la pratique, la
société, « les rapports des hommes entre eux ». Mais cette abstraction,
qui a le mérite de préfigurer la théorie de la communication et la
tendance ultra-anthropologique dont la téléologie moderne se réclame, a
le grand inconvénient d’être cette mythification des « rapports »
humains, auxquels la téléologie moderne a au moins proposé en guise de
détermination, dans le « débat », un champ de bataille, un lieu de
décision concret, une issue vers la fin des temps, quoique elle-même
très insuffisamment concrétisée, même en théorie. Mais si, dans la
tentative d’appropriation du destin implicite dans les « rapports
humains », la réalité est un donné, l’humain peut au moins « changer »
la réalité. Lukács commet aussi de fortes spéculations sur la
réalisation, comme projet de l’humanité, également comme totalité, tout
au moins de manière sous-jacente, qui indiquent déjà la position
téléologique de la réalité comme résultat et comme but, même si chez
Lukács, la réalité est loin d’être résultat et but essentiellement.
Lorsque, un demi-siècle plus tard, l’auteur repenti a présenté une
nouvelle préface autocritique, il regrettait de n’avoir pas non plus
compris l’importance du concept de nature chez Marx, ce qui aurait sans
doute bridé le décollement de perspective qui lui avait permis, à
l’époque de la révolution russe, de considérer la réalité comme fin. Le
but est aussi présenté comme d’une grande importance, même si ce but
n’est que cette « émancipation du prolétariat » sans rivages qui
ressemble à un point d’aboutissement qui devient surface infinie, juste
avant ou juste après l’horizon tout proche.
Le premier grand mérite de Lukács est donc d’avoir posé, comme catégorie
essentielle, la catégorie de la totalité. Cette catégorie surgit si bien
avec les révolutions, dans les théories de leur temps, qu’elle en paraît
comme le signal. C’est d’abord un point de départ méthodique qui
s’oppose radicalement à l’empirisme. C’est tout – la totalité et non
une totalité – qui est considéré en premier, et de la totalité seulement on
déduit le particulier. C’est ce qui différencierait fondamentalement la néodialectique de la philosophie classique – Hegel lui-même partait de
la perception et du phénomène –, et de toutes les méthodes
contemporaines qui lui sont opposées : dans l’empirisme, on prétend
s’élever du détail, ou de l’immédiat, à la totalité, mais celle-ci n’est
jamais atteinte, et s’éloigne dans l’infini ; dans la néophénoménologie,
on commence aussi par la chose même, mais on est obligé de pratiquer une
réduction eidétique sur la généralité, ou l’abstraction, ou plus
généralement sur la médiation. Cette position de la totalité comme point
de départ de la méthode n’est pas la position systématique de la
téléologie moderne, qui admet l’exception empirique et, au moins en
principe, toute autre approche pour formuler des hypothèses, dans la
mesure où ce qui apparaît n’est pas, a priori, opposé à son essence : il
y a des apparitions qui ne sont pas démenties par leur essence, et leur
approche empirique peut invalider ou au moins mettre en cause des
présupposés dialectiques ; et ce n’est pas seulement parce qu’il est un
contrepoint taquin à l’absolutisme déductif que l’empirisme semble
nécessaire, mais aussi parce que c’est l’approche méthodologique
privilégiée de la pratique, et qu’en tant que telle elle est découvreuse
de nouveauté, et porteuse de vérification dans la réalité. Mais la
validité de l’empirisme se vérifie dans son rapport à la totalité et la
totalité comme catégorie première reste une proposition centrale qui a
plusieurs conséquences, que la téléologie moderne a intégrées.
D’abord, la totalité ainsi comprise de manière téléologique, comme
commencement, signifie que le commencement n’est pas particulier, n’est
pas absolu. C’est toujours par tout que chaque chose commence. La
médiation est première, l’immédiateté est seulement apparence. La
totalité comme commencement répond ainsi aux dilemmes empiristes de la
néophénoménologie et même de l’a priori kantien : il n’y a plus lieu de
proclamer des évidences ou des big bang, des antériorités invérifiables
et fondatrices. Il y a toujours, dans le commencement, le ici et
maintenant, un autre que cet ici et maintenant, et cet autre est la
totalité, dont le ici et maintenant est un moment, une détermination
concrète, une représentation. Ici et maintenant est la totalité dans la
mesure où la totalité est ici et maintenant. La détermination du ici et
maintenant consiste justement dans ce rapport, qui est le commencement.
Ensuite, en revenant à ce que propose aussi Lukács, la totalité est une
référence, un instrument de mesure. C’est par rapport à elle que se
détermine chaque chose, chaque objet. Les formes des objets,
Gegenstandsformen, sont déterminées en fonction de la totalité, c’est
dans leur rapport à la totalité que les objets prennent leur sens. La
téléologie moderne diverge de cette conception marxiste parce que pour
le marxisme ce n’est donc pas le but, comme dans la téléologie, qui
donne le sens. Aucun territoire de la pensée n’est en et pour soi, tous
sont médiatisés par la totalité, ce qui veut dire qu’un domaine
quelconque de la pensée se situe toujours par rapport aux autres, en
terme de contenu, en terme de but. La totalité est ici un garde-fou
précieux contre l’hypostase. Aucune spécialité ne peut être
toute-puissante, et aucune spécialité ne peut être à l’abri de la
critique et de cette dissolution qui accompagne l’abandon des
hypothèses. Dans le lien qu’elle entretient avec la totalité se situe la
commensurabilité de chacune des divisions de la totalité, de chacune des
divisions des divisions. On peut toujours évaluer, soupeser, disposer
par rapport à ce qui l’entoure, une idée, une pensée, un domaine de
pensée, un objet, une chose. La médiation, dont l’argent par exemple est
une représentation incomplète à tendance universelle, est universelle ;
c’est une détermination de la totalité : l’immédiateté n’est qu’une
forme de l’apparence, une représentation de l’incomplétude et une
complaisance de l’ignorance ; de même qu’il n’y a d’immédiateté que dans
la vulgarisation, il n’y a de spontanéité que dans les constats hâtifs.
La catégorie de la totalité devrait être dans un rapport dialectique.
Mais celui-ci n’est présent chez Lukács que de manière formelle. Car ce
rapport dialectique impliquerait une relation réciproque, sans quoi la
totalité deviendrait un absolu, et la totalité peut difficilement
souffrir une relation réciproque, sauf avec ce qui la nie, qui donc lui
est extérieur, ce qui est contraire à son concept. De même, Lukács
paraît peu conséquent dans son usage du terme de totalité puisqu’il
parle aussi bien de la totalité dans sa généralité que de bien hybrides
totalités particulières (comme la totalité de l’économie par exemple).
Si la catégorie de la totalité – ce que le néo-islam avait traduit lors
de la révolution iranienne avec le nom antique de towhid – est
fondamentale, elle ne souffre pas d’être « une » totalité parce qu’« une » totalité serait contraire à « la » totalité, et qu’il faudrait pouvoir
alors resituer cette totalité particulière dans son milieu.
La totalité est la totalité de la médiation. C’est une conception
fondamentale de la dialectique hégélienne rappelée par Lukács, et qui
rompt avec toute la tradition cartésienne et empirique qui s’élève de
l’immédiateté à la médiation et reproduit cet ordre de préséance avec
l’individu et le genre, en attribuant l’immédiateté à l’individu et la
médiation au genre. Mais dans le marxisme, la tentative de désigner la
totalité comme médiation, de lui donner un contenu, n’est pas poussée à
son terme. Elle est seulement ramenée, de manière très vague, aux «
rapports entre les hommes ». Car si la médiation est bien la forme de la
totalité, alors chaque catégorie de la pensée est elle-même une partie,
un produit ou un résultat de la médiation. Il y a donc une médiation en
dehors de ce que je peux penser, moi. Et cette médiation est précisément
toute la pensée, non pas la mienne en tant que divisée et séparée, à bas
le solipsisme, mais celle de tout ce qui pense et qui, en l’état des
hypothèses, semble être le genre humain, c’est-à-dire tous les humains.
La médiation comme forme de la totalité est ainsi la première piste
sérieuse vers l’aliénation : il existe une pensée en dehors de nos
consciences, qui échappe aux consciences, et qui pourtant les irrigue,
et dont la conscience elle-même est seulement comme une particularité.
Ce qui n’est pas vécu comme une médiation est également le résultat
d’une médiation, n’est donc pas immédiat ; et tout résultat a vocation
de médiatiser à son tour, sauf si ce résultat est entièrement une
destruction de pensée, une réalité, une fin.
Dans la répression de la révolution russe, dont le nazisme et le
stalinisme ont été l’apogée, la mauvaise totalité s’est jouée de la
totalité sous le nom de totalitarisme. C’est une forme de diffamation de
l’idée même de totalité de l’opposer à celle de liberté, comme l’a fait
la propagande vulgaire au cours du XXe siècle dans sa critique des « totalitarismes », qui n’ont évidemment aucun rapport avec la totalité,
sauf d’en être aussi ennemis que tous les autres systèmes de gestion
connus. L’amalgame entre le régime stalinien, par exemple, et le système
de pensée duquel ce dictateur s’est réclamé, ou bien celui entre le
national-socialisme et la pensée allemande, ont été de médiocres, mais
efficaces tentatives de refouler la si embarrassante idée de la
totalité, et en particulier la totalité comme médiation universelle.
Enfin, si dans sa conception du commencement et dans son identité avec
la médiation, la totalité de Lukács est bien téléologique, elle reste
fondamentalement une conception issue de la révolution française en ce
que, pas davantage que chez Hegel et Marx, elle ne prépare aussi sa fin.
La totalité n’est pas conçue comme totalité qui s’achève, qui
s’accomplit, mais comme la totalité de ce qui est là, et il s’agit bien
du même être-là que celui qui fonde l’être chez Heidegger. La frontière
entre le possible et le réel est aussi brouillée que la zone grise entre
le constat et le projet. L’euphorie juvénile de la révolution française,
caricaturée dans le romantisme et dans la philosophie allemande, ne veut
pas voir la totalité ensemble ; au contraire, en permettant que la
totalité soit aussi ce qui s’échappe, mais en refusant que quelque chose
s’échappe de la maîtrise historique de l’humain, la totalité indistincte
et éthérée, non déterminée, favorise cet échappement pourtant férocement
combattu. Cet hors limite de la totalité – dont le regard se détourne
avec la pruderie de l’humanitarisme bourgeois, puis middleclass, parce
qu’il contient la problématique de la mort – est en vérité la limite de
cette totalité, et une des meilleures raisons pour les ennemis de la
dialectique de la répudier. Car la fonction apparente de cette totalité
est de rattraper l’aliénation, mais c’est pour la ramener dans une
maîtrise seulement illusoire, parce qu’infinie.
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5. Lukács a le mérite de tenter de donner un
contenu concret à la totalité. Là aussi, c’est en remettant en
perspective Hegel et Marx qu’il affirme l’histoire comme détermination
de la totalité. De sorte que l’histoire devient la médiation de toutes
choses. Lukács rappelle ainsi que toute chose, tout acte, toute pensée
même se situe dans l’histoire et peut se comparer à travers l’histoire.
L’histoire est la catégorie qui permet de relativiser les faits, de les
relier et de les replacer dans la « réalité » concrète : la totalité est
comprise comme la réalité concrète, là encore on admet, avec le
matérialiste Marx, la réalité comme un donné.
La détermination qu’est l’histoire est justement ce qui donne son
mouvement à la totalité. Ce n’est plus la totalité statique des grands
systèmes philosophiques qui est maintenant proposée, et ce n’est plus
non plus la totalité hors d’atteinte des dieux, que ce soit dans le
polythéisme ou dans le monothéisme. Désormais, la totalité est
entièrement en mouvement, elle roule sur elle-même et se développe,
parfois dans les directions imprévues que lui donnent ses acteurs, les
humains. Avec l’histoire, la tradition Marx-Lukács a voulu ancrer la
totalité dans le temps et dans l’espace : le fatalisme de la totalité,
en et pour soi, disparaît. Car la totalité n’est plus seulement ce qui
est là, comme encore chez Hegel, mais aussi tout ce qui devient.
Cette conception est certainement l’une des visions les plus nouvelles
que nous a fait parvenir la révolution russe : le présent est en
devenir, du passé nous pouvons faire table rase. La situation actuelle,
mais aussi les faits, ne peuvent être compris que dans leur mouvement,
qui est inachevé. La téléologie moderne reprend là une interrogation à
côté de laquelle Lukács est passé : dans l’achèvement du mouvement, sauf
à réaliser, c’est-à-dire à anéantir, de la pensée, quelque chose nous
échappe, le constat de la chose achevée l’aliène. Mais le constat
lui-même n’est que la passerelle entre ce que l’humain nie, finit, et ce
qu’il projette de nier, finir. Il fallait cette conception marxiste de
la totalité comme mouvement, à travers l’histoire, et de l’histoire
comme devenir, pour découvrir le principe espoir, et pour ouvrir la
féconde interrogation sur le contenu de l’accomplissement, qui rejoint,
dans son rapport réciproque, le contenu de l’assemblée générale du genre
humain.
Il est singulier et tout à fait honteux pour les gestionnaires de notre
société qu’ils n’aient pas davantage réussi à s’approprier cette
conception de l’histoire, et qu’au contraire ce soit l’histoire comme
spécialité, comme « enquête » sur le passé, qui ait réussi à faire
oublier la puissante dynamique anthropocentrique pourtant si clairement
décrite par Lukács. L’histoire, dans cette acception, qui est
incomparablement plus noble et plus ample, a pour épicentre l’histoire
présente qui modifie d’ailleurs constamment les conditions dans
lesquelles les humains observent le passé. L’histoire présente n’est pas
une « enquête », mais l’action des humains, et elle contient déjà la
question du devenir, comme centre d’attention du présent : elle décide
de l’orientation de la totalité, elle débat de son contenu. L’enquête
sur le passé, dont se réclament les historiens avec une rigidité fort
bien dénoncée par Lukács, n’est qu’un outil, une approche parmi d’autres
– comme par exemple, dans un registre différent, la beuverie de
Petrograd en novembre 1917, probablement l’une des plus grandes
soûleries collectives encore connue – pour permettre l’organisation du
débat des humains.
Il faut, comme un hommage mais aussi comme une conséquence logique,
appliquer la médiation qu’est l’histoire à la position développée ainsi
par Lukács. L’histoire n’est pas une théorie, mais une pratique, n’est
pas l’enquête, mais ce sur quoi, éventuellement, porte l’enquête. Cette
dimension à la fois concrète et ouverte de l’histoire porte déjà en elle
les traces de la révolution : parce que l’histoire se fait au moment où
Lukács en parle, l’histoire est vue comme totalité. A l’époque de
Lukács, en effet, c’est bien la totalité qui est en jeu dans le débat
des humains, ce qui est la définition même des révolutions ; et c’est
pour la même raison historique que la conception de l’histoire comme
totalité est revenue dans la téléologie moderne, à l’époque où la
révolution suivante, celle qui avait son épicentre en Iran, posait à
nouveau le débat sur l’humanité, le débat sur la totalité. Ce sont
seulement les intervalles, semble-t-il, qui peuvent permettre au
sous-produit qu’est l’histoire des historiens de s’accaparer la
légitimité du concept d’histoire. Lukács, d’ailleurs, n’a pas manqué de
mettre en valeur l’effroyable faiblesse analytique des historiens de
profession face à l’histoire de leur temps. En face de la révolution
mondiale, ils ânonnaient les sentences partisanes du moment, au même
titre que le plus vulgaire journaliste, comme le remarque le théoricien
marxiste avec le dernier mépris ; et il souligne, justement, que cette
faiblesse n’est pas simplement une faiblesse partisane, mais avant tout
une faiblesse méthodologique.
Il est cependant nécessaire de distinguer davantage que ne le fait
Lukács entre totalité et histoire. Car la totalité est d’abord ce que
l’humain ne maîtrise pas, alors que l’histoire est la tentative de
maîtrise de la totalité. La course échevelée de l’esprit, les
structurations successives, toutes hypothétiques, souvent hypostasiées,
puis abandonnées hors de la mémoire même, les interférences permanentes
et apparemment non régulées des courants de pensée dans la conscience, à
tous les moments de sa constitution, de son développement, et de ses
mises en projet, constituent précisément le mouvement de la totalité.
L’histoire au contraire est la succession des concentrations de toute la
pensée en ces moments où toute la pensée, la totalité justement, devient
débat. Ainsi, tout est histoire uniquement dans les moments où celle-ci
se décide, les révolutions, mais lorsque la totalité n’est pas en jeu
dans les débats humains, l’histoire elle-même n’est que dérivée ou
figurée. De même la totalité, qui contient l’espace et le temps, qui
englobe l’apparence et l’essence, et qui joue entre le rationnel et
l’irrationnel, ne trouve son sens que dans l’histoire, mais ne le perd
pas dans les moments où l’humanité ne sait plus se prendre pour objet de
dispute.
La catégorie de l’histoire, au moment où elle abandonne sa dimension
contemplative, devient, et devient avant tout, pratique. C’est là aussi
une des inspirations fondamentales de Marx, poursuivie par Lukács et,
dans un camp moins éloigné qu’on ne le pense, par le pragmatisme. La
mise en perspective du devenir, déjà dans l’événement, dans le fait,
dans l’analyse même, implique les catégories téléologiques du but, du
sens comme provenant du but, mais aussi du projet comme dépassement du
constat, et de l’accomplissement comme contenu en devenir de la
totalité. Un siècle après la révolution russe, la conception de
l’histoire présentée par Lukács ouvre donc une théorie du devenir ;
elle-même, pressée par la grandeur historique de son propre moment est
pleine de scories, qui sont aussi les marques de la pensée dominante de
cette époque en partie déjà effacée : si l’opposition dialectique entre
faits et processus, par exemple, mérite d’être développée, tous les
tâtonnements et les convictions économistes de Lukács, dont la
perspective historique est fortement marquée par la conviction de la
fatalité des crises du capitalisme – lui qui semble même croire par
moments que le capitalisme est déjà arrivé à son ultime crise –, doivent
être tenus pour en dessous de la nécessité de les critiquer. Héritière
de Marx et du marxisme, l’histoire de gauche, en prenant partie dans les
disputes de gestionnaires, a réussi, pendant le XXe siècle, à revenir à
la contemplation du passé, mais en méprisant les faits au bénéfice des
processus ; par là on voit que l’affirmation de l’histoire comme
processus, qui semblait à Lukács l’apanage des praticiens
révolutionnaires et dialecticiens, s’allie très bien avec une petite
spécialité universitaire sclérosée et ce capitalisme de courte vue
d’aujourd’hui qui, dans sa précipitation dévastatrice, a même oublié
tout projet de société.
A travers la totalité devenue histoire, non distincte de la totalité, se
dessine le véritable parti de Lukács et même de Marx, en tant que
véritable parti de Hegel. Si Hegel avait rétabli l’unité profonde des
choses et des concepts, réhabilitant la divinité, Marx avait commencé
par soutenir la division profonde, non des choses et des concepts, mais
des humains, ce qui est effectivement une conception beaucoup plus
dynamique, beaucoup plus ample et noble de la pensée. Mais aussi bien à
travers la fiction du prolétariat et du communisme qu’à travers
l’identité sans opposition de la totalité – qui n’a pas d’autre, pas de
contraire, qui est nécessairement totalité de la pensée, et de
l’histoire, qui est le drame humain de la non-maîtrise de la totalité –,
on retrouve la quête mythique de l’unité retrouvée, du un paisible,
absolu et infini. C’est ainsi que le sujet de l’histoire, chez Lukács,
le prolétariat, devient son propre objet, parce qu’il conçoit l’histoire
et la totalité, et se réalise lui-même comme histoire et comme totalité.
Mais l’histoire, au moins pendant le XXe siècle, s’est justement
affirmée comme le théâtre de la division : sans division pas de débat,
sans débat pas d’histoire. L’histoire est une division de la totalité :
elle est simplement un terme qui associe, dans leur opposition, les deux
grands partis de la pensée, qui d’ailleurs changent en fonction des
résultats de la dispute : l’histoire est le mouvement de la totalité,
dans la division et à travers la division. Au même titre que les rêves
d’une unité du sujet et de l’objet, ceux d’une unité entre pratique et
théorie n’ont pas résisté au mouvement de la totalité, que les
révolutions du siècle ont révélé au contraire comme des explosions
d’aliénation en série, de cette aliénation qui sépare théorie et
pratique. A travers cette volonté de fonte et de maîtrise sans fin de ce
qui est déchiré, Lukács et Marx se rallient bien au parti de la
conciliation de Hegel : simplement, ils repoussent provisoirement cette
conciliation au-delà d’une dispute actuelle qui démentait assez
nettement l’unité aboutie de ‘la Science de la logique’. Dans l’unité du
sujet-objet, sacré Graal des dialecticiens, le négatif, le sherk, ne
doivent être que des apparences révélatrices mais jugulées d’avance.
Il
semble, au contraire, aujourd’hui, que les brisures et les séparations
que nous avons nous-mêmes créées sont déjà beaucoup plus profondes et
fécondes.
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6. L’apport le plus connu de Lukács est sa critique
de la chosification (ou réification). Il est confondant, pour le siècle
écoulé, qu’‘Histoire et conscience de classe’ soit là le dernier grand
ouvrage qui tente de faire un point sur les progrès de l’aliénation. Il
convient ici de rappeler que l’aliénation a connu depuis une progression
continue, pour ne pas dire exponentielle, en parfait contraste avec le
silence qui s’est installé autour de ce phénomène. Il ne faut pas même
excepter de cette censure, dans et pour la conscience, les premiers
moments de la révolution iranienne, autour de 1968, où l’aliénation fut
un concept vedette sur le mode de l’exorcisme. Le seul résultat, en
effet, du traitement de l’aliénation lors de son spectacle alors déjà
dépassé par la fécondité de l’esprit, est sa mise au ban moral. Même un
Michel Henry, qui avait pourtant remarqué que l’aliénation n’est
connotée négativement que depuis Feuerbach, donc après Hegel, entérine
cette dérive manichéenne. Car même si Marx et les marxistes combattent
avec vigueur ce qu’ils appellent aliénation, ils n’ignorent pas que
c’est une notion de l’entendement, dépourvue de bien ou de mal. C’est
seulement l’acceptation marxiste du terme d’aliénation par les
non-marxistes qui en fait une notion morale. Il est d’ailleurs tentant
de faire de l’horreur déclarée pour l’aliénation l’acte de naissance de
la middleclass qui gouverne actuellement.
Lukács ne parle pas de l’aliénation en général, mais seulement de l’une
de ses formes, la chosification. A partir de l’analyse de la marchandise
par Marx, Lukács développe comment l’activité humaine crée une
abstraction qui se substitue à l’activité qui l’a fondée et devient
opérante, c’est-à-dire effective. La marchandise, dont les pauvres
oublient, et les gestionnaires veulent faire oublier, quitte à l’oublier
eux-mêmes, qu’elle est un résultat de l’activité des marchands, illustre
très bien ce phénomène. En effet, la marchandise paraît avoir toujours
été là, et ses « lois » paraissent des lois inéluctables, au-dessus des
humains. Lukács rappelle qu’il n’en est rien : ce sont les humains qui
ont créé la marchandise et ils ont le pouvoir de l’abolir. Mais la
société marchande entretient le mythe d’une loi de la marchandise qui
ressemble à ce qu’est la « pensée » chez Frege : elle est là,
inéluctable, inaltérable, éternelle, et au mieux les humains peuvent la
saisir par de longs exercices logiques et une amélioration progressive,
toujours insuffisante de leur Erkenntnis.
La marchandise est donc véritablement une chose, créée par l’humain
comme toute chose, mais une chose qui s’autonomise en face de l’humain
et lui impose des façons de voir, de vivre, d’agir. Le phénomène de
chosification est cette constitution d’abstraction, comme la marchandise ; cette abstraction est autonomisée, puis hypostasiée : ceux qui y sont
soumis oublient comment elle a été créée, et de qui elle dépend. Cet
oubli incroyable, qui a aujourd’hui si bien gagné toute la société que
la critique de la chosification de Lukács est elle-même tombée dans
l’oubli, Lukács le relie fort à propos à la perte de la totalité comme
perspective : c’est dans l’émiettement des connaissances, c’est dans la
spécialisation, c’est dans la perte du négatif et de la critique que se
développe l’autonomisation de systèmes entiers, d’abstractions dans tous
les domaines de la vie, de choses autonomes qui imposent des actions non
reliées aux buts de l’humanité. C’est parce que la conception de la
totalité est perdue, voyez l’école de Francfort, parce que l’histoire
n’est pas la perspective de la vie, que nous, pauvres modernes, oublions
devant la marchandise qu’elle est une création récente, qu’elle ne
dépend que de nous et de notre action dans l’histoire, et quels sens et
quels contenus elle véhicule, si manifestement à notre détriment.
Toujours dans la lignée de Marx, Lukács rapporte cette chosification à
son origine, les « rapports humains ». C’est l’activité des marchands,
et sa rationalisation à travers le calcul, qui permet à la marchandise
de s’autonomiser, mais de ce fait, les rapports humains auxquels elle se
substitue sont perdus, en particulier pour les producteurs de la
marchandise, qui sont désormais soumis à la rationalité figée de son
mécanisme, imposée par les marchands. Car la rationalité part de « lois », issues du calcul, et détruit donc des « rapports humains ». Lukács
indique ainsi une sorte de déchosification possible, qui est sans doute
le creuset de la célèbre et introuvable « désaliénation » situationniste : remonter ces abstractions agissantes en les analysant, notamment par
la médiation de la totalité, permet de reconstituer les rapports humains
qui les fondent. En dénonçant le caractère sacré de ces choses, et en
indiquant les possibilités pour les déstructurer, et les ramener dans le
flot indéterminé des « rapports humains », il deviendrait possible de
déchosifier. L’œuvre de Marx elle-même est citée à ce stade comme
exemple de cette opération à rebours ; malheureusement, faut-il ajouter
avec perfidie au vœu pieux du marxiste, l’œuvre de Marx n’a pas permis
de supprimer la marchandise. La « déchosification » semble être de même
étoffe que la « désaliénation » : une spéculation, qui appuie sa
certitude sur un bien moral supposé, où chosification et aliénation sont
diabolisées uniquement.
C’est une directive de pensée, une attitude, une approche, que Lukács
oppose à ce phénomène qu’est la chosification, et c’est une illustration
de ce qu’il appelle « dialectique ». Il s’agit de démonter toujours et
de ramener les choses, les faits, les événements dans leur processus,
dans le flot des « rapports humains ». Il s’agit de comprendre que la
totalité est la société des humains, et que c’est à travers elle que se
fondent et se créent les choses, les faits et les événements. Là où la
pensée philosophique bute sur des antinomies, cette logique du processus
les dévoile comme dans un rapport réciproque. Lukács est tellement
appliqué à valider ce rapport réciproque, qui est une invalidation de ce
qui est définitif ou absolu, qu’il ne parle pour ainsi dire jamais de la
catégorie du dépassement, ce « devenir » déjà contenu dans le rapport
réciproque. Cette déficience méthodologique qui limite le propos
d’‘Histoire et conscience de classe’ à l’analyse, au constat, est
défensive : face à l’explosion de la pensée, il faut au moins désigner
et relativiser les formes chosifiées de la pensée gestionnaire et déjà
admettre la possible dissolution de leur rigidité cognitive et
conceptuelle.
Les raisons de découvrir ou de redécouvrir aujourd’hui cette alerte de
Lukács ne s’arrêtent pas à ce rappel de l’autonomisation de la
marchandise. Car Lukács entreprend ensuite de montrer que cette
chosification est également la structure du droit, et d’une manière plus
générale de la justice, dont les valeurs et des « lois » autonomisées au
cours de leur mouvement s’hypostasient de la même façon que les « lois »
de la marchandise. Toute la justice, qui commence alors à se
professionnaliser, obéit à des règles et à des préceptes qui lui
paraissent indiscutables. De là, le léniniste Lukács entame une
virulente critique de la bureaucratie qui n’était pas encore devenue le
visage ordinaire de la contre-révolution léniniste. Et le comble du
mépris et de la critique de la chosification frappe la corporation des
journalistes, qui était encore très loin d’avoir atteint l’autonomie qui
consacre ce qu’on appelle aujourd’hui l’information dominante.
La critique de la chosification s’arrête doublement. D’abord, l’idée de
la chose n’est pas poussée dans ses conclusions. Ce sur quoi Lukács
attire l’attention, c’est que certaines choses deviennent opérantes, à
notre insu, et que nous avons perdu leur raison d’être. Mais cela est
vrai de toute chose à partir du moment où elle cesse consciemment d’être
une hypothèse. Cela est vrai d’une table, d’un enfant, du prolétariat ou
des rapports humains, qui sont tous des choses dont on oublie, à partir
d’un certain moment, qu’elles ne sont que des hypothèses qui
correspondent et permettent notre division générale des choses. Si, par
exemple, nous pouvions voir à l’œil nu les divisions de la matière qu’on
appelle des atomes, nous n’aurions sans doute jamais eu de table. Mais
nous avons besoin de ces hypothèses, dans notre pratique et dans notre
théorie. Le terme même de chosification indique l’insuffisance de la
critique : ce n’est pas la chose qui est en question, c’est son
autonomisation. Cette autonomisation, à laquelle la téléologie moderne
donne le nom d’hypostase, est un phénomène capital non seulement de
l’aliénation, mais de la pensée en général, c’est-à-dire aussi de la
conscience. En effet, la conscience ne sait pas distinguer le moment où
une chose s’hypostasie ; et rien ne s’hypostasie plus facilement que la
conscience elle-même.
La différence entre une chose hypostasiée et une chose hypothétique est
que la chose hypostasiée peut passer pour avoir réalisé, c’est-à-dire
détruit de la pensée. C’est justement là où la dissection de la chose,
et son rapport au rapport humain initial, ne suffit pas pour remédier
aux effets de l’hypostase. Constater qu’une chose est hypostasiée est
certainement nécessaire si on veut s’en prendre à ses effets, mais ne
suffit en aucun cas à la supprimer, à lui rendre son caractère
hypothétique. Ainsi, montrer, comme le font Marx et Lukács, que la
marchandise est subordonnée à la volonté de l’homme, n’a pas suffi à
ramener la marchandise dans cette subordination ; et on peut faire le
même constat par rapport à Dieu ou à l’économie : les démonstrations de
leur irréalité ne suffisent pas à les combattre tant que leurs effets
pratiques, leurs réalisations en quelque sorte, laissent croire à leur
réalité.
La grande faiblesse des critiques de l’aliénation, sous quelque forme
qu’elle soit, vient du fait que leur critique propose seulement un
retour au statu quo ante. Il s’agit de retrouver les conditions
authentiques du départ, il s’agit de remonter le mouvement de
l’aliénation en sens inverse, et c’est en cela que la position de Lukács
n’est pas seulement naïve, mais conservatrice. C’est certainement une
des principales infirmités implicites dans la conception de l’histoire
de Lukács, qui excommunie les faits au profit des processus. Car un
processus peut toujours être renversé ; mais dans le fait, il y a de
l’irréversible. Du point de vue des faits, un processus renversé est un
retour en arrière, une forme classique du conservatisme. La
désaliénation ou la déchosification sont seulement des tentatives de
réintégrer ce qui est aliéné dans la conscience, et de l’anéantir dans
ce mouvement, comme s’il y avait là quelque mauvaise parenthèse de
l’histoire, qu’il suffit d’effacer pour retrouver une authenticité
antérieure hautement idéalisée. La position téléologique sur ce point
est qu’un tel mouvement est non seulement peu probable à réaliser, mais
surtout qu’il est dans le sens contraire de l’histoire, qu’il va vers la
conservation de ce qui est là. Vive l’aliénation.
Le second point faible de la critique de la chosification, c’est qu’elle
ne va pas jusqu’à la critique de l’aliénation en général. L’aliénation
est la pensée sans maître, celle qui échappe à chacun, la médiation
universelle ; en cela, elle est un synonyme de la totalité. Comme la
totalité de Lukács, l’aliénation est en mouvement dans et par
l’histoire, et elle est particulièrement produite, modifiée et orientée
pendant les révolutions, notamment pendant la révolution russe qui a été
une explosion massive d’aliénation. Et l’aliénation est plus
généralement la partie essentielle de la pensée, c’est-à-dire tout ce
qui échappe à l’humanité. La chosification, ou pour être plus précis,
l’hypostase, n’en est qu’une forme particulière. Il faut donc regretter
que Lukács ait limité sa réflexion sur l’aliénation à la chosification.
En effet, cette critique partielle se substituant à une critique plus
générale, a largement contribué à occulter la question de l’aliénation
pendant le siècle qui a suivi.
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7. Une des dimensions les plus méconnues
d’‘Histoire et conscience de classe’ est sa critique de toutes les
formes de pensée dominante de son temps. Ce sont en particulier la
néophénoménologie et la pseudo-philosophie analytique qui sont ici
dénoncées selon leurs faiblesses. A titre d’exemple, la critique des
faits et de l’empirisme : « Si l’on peut encore découvrir dans les
“lois” une trace de l’activité humaine elle-même, quoique cela s’exprime
souvent dans une subjectivité fausse et réifiée, l’essence de
l’évolution capitaliste, rendue étrangère à l’homme, figée, transformée
en chose impénétrable, se cristallise dans le “fait” sous une forme
faisant de cette fixité et de cette aliénation le fondement le plus
évident, le plus indubitable, de la réalité et de la conception du
monde. Face à la fixité de ces “faits”, tout mouvement apparaît comme un
simple mouvement à leur niveau, toute tendance à les modifier comme un
principe seulement subjectif (souhaits, jugement de valeur, devoir-être,
etc.). Lorsque cette priorité méthodologique des “faits” a été brisée,
lorsque le caractère de processus de tout phénomène a été reconnu, on
peut enfin comprendre que ce qu’on a l’habitude d’appeler des “faits”
consiste aussi en des processus. On peut comprendre alors que les faits
ne sont justement rien d’autre que des parties, des moments du processus
d’ensemble, détachés, artificiellement isolés et figés. En même temps on
comprend aussi pourquoi le processus d’ensemble, dans lequel l’essence
de processus s’affirme sans falsification et dont l’essence n’est
obscurcie par aucune fixation chosiste, représente par rapport aux faits
la réalité supérieure et authentique. Et on comprend en même temps
pourquoi la pensée bourgeoise réifiée devait nécessairement faire de ces
“faits” son fétiche théorique et pratique suprême. Cette facticité
pétrifiée, où tout se fige en “grandeur fixe”, où la réalité du moment
est présente dans une immuabilité totale et absurde, rend toute
compréhension, même de cette réalité immédiate, méthodologiquement
impossible. » (39)
Comme la téléologie moderne utilise des faits, comme outil
méthodologique primordial, il faut ici commenter cette opposition entre
fait et processus. Il faut d’abord convenir avec Lukács que le fait est
un moment du processus total. Ajoutons que le fait est lui-même un
processus partiel, complexe et subjectif, comme semble également le
penser Lukács même si sa critique de la prédominance du fait tend à
accentuer l’objectivation du fait. Une opposition radicale entre fait et
processus paraît donc pour le moins excessive. Ce que Lukács essaye de
critiquer est avant tout le traitement du fait par la « pensée
bourgeoise » : son autonomisation et sa prééminence. C’est là un
raisonnement fort similaire à sa critique de la chosification. Mais une
critique tout à fait analogue pourrait s’appliquer au processus. Sa mise
en avant systématique ne peut pas se faire au mépris des faits, ou
alors, comme cela a été le cas dans le marxisme du XXe siècle, en
dérivant dans un dogmatisme qui a toujours raison, quels que soient les
faits, ce qui est la marque honteuse des théories infalsifiables selon
Popper. Aussi, si les faits ne peuvent pas contredire les processus, au
même titre que les processus peuvent contredire les faits, il semble
qu’il manquerait à la méthode ce qui manque au matérialisme dialectique
face à l’empirisme en général : la preuve qu’est la vérification. Car si
le fait est une construction « théorique » lors d’un constat, dans ce
qui justifie cette construction théorique il y a une trace de réalité,
et cette trace de réalité est le moment de la vérification pratique.
C’est le moment de la vérification pratique, le moment de la fin d’une
pensée, exprimée dans le fait, qui permet de valider ou d’invalider des
processus.
Chez Lukács, et plus tard dans l’école de Francfort, on trouve encore
explicitement une critique de la science hors du « matérialisme
dialectique », comme étant la science « bourgeoise ». L’anathème de « bourgeois », mais aussi celui d’« opportuniste », et les anathèmes en
général sont certes souvent substitués aux critiques argumentées dans le
marxisme, qui en a retrouvé l’usage de moyen commode qu’ils ont dans
toute religion. Il n’en reste pas moins que ces sciences ont été mises
en cause, non pas tant pour le cui prodest ou pour leur appartenance de
classe, qui sont restés comme les dernières preuves formelles et
avachies de leur contestation, mais pour leur approche méthodologique.
La fixité immuable des lois scientifiques, l’approximation et
l’autonomisation de ce qu’est un fait, l’objectivité impossible imputée
aux observateurs, les spécialisations qui développent ces logiques
propres qui se séparent effectivement les unes des autres en interdisant
la confrontation, la fascination pour les mathématiques (dont Adorno et
Horkheimer parlent en terme de chosification), rappellent une vision du
monde et des choses qui mettait profondément en cause cette connaissance
officielle qui est à nouveau aujourd’hui parée des atours
autoadministrés de l’inéluctable et de l’indiscutable. La tentative de
critique des sciences initiée par Lukács, et qui était déjà
considérablement affaiblie lorsque, par Adorno et Horkheimer, le
marxisme a fait son entrée dans une Université qui ne dépendait pas de
la police soviétique, tente aussi d’esquisser les conséquences de cette
vision non dialectique. Et l’on remarquera d’ailleurs que Lukács hésite
considérablement à mettre en avant le caractère « scientifique » dont
même Marx voulait anoblir le matérialisme dialectique.
Cette critique de la pensée dominante s’origine, au fond, sur une
critique du calcul comme outil de la raison, car c’est l’outil de la
rationalisation des marchands. Dans l’émancipation du calcul dans un
contexte historique, on retrouve le mécanisme de la chosification. C’est
parce que, selon la logique marchande, tout se calcule, et c’est parce
que ce qui est mesuré et calculé est élevé au rang de la raison, que ce
qui se calcule est peu à peu affranchi de l’homme. L’origine sociale de
ces opérations de gain de temps, qui sont à la base de l’exploitation de
l’homme par l’homme, est perdue, comme si les règles « rationnelles »
auxquelles obéissent les opérations des marchands étaient des règles
naturelles. Les mathématiques, qui sont le calcul et la mesure portés
jusqu’aux vertiges de l’abstraction, sont ce phénomène transformé en «
science », où science signifie d’abord matière d’une vérité
indiscutable. La glorification des mathématiques, qui n’a cessé
d’augmenter depuis, a aussi perdu, depuis, les voix critiques qui
questionnent ses mécanismes si souvent convertibles en opérations
marchandes.
Ces mises en cause par les marxistes n’ont pas ouvert de débat chez
l’ennemi, ils ont seulement provoqué des allégeances, pour ou contre. En
1954 ainsi, la crevure Lyotard avait été commissionnée par les éditions
Presses Universitaires de France pour écrire une vulgarisation sur la
néophénoménologie, et que fait ce carriériste à la fin de cette fine
tentative didactique ? Au nom du marxisme alors triomphant chez les
jeunes putes universitaires, il prend nettement position contre ce qu’il
est censé seulement expliquer. Mais il est tout aussi symptomatique de
cette même déliquescence dans les autres « écoles de pensée » que la
critique néodialectique du fait, par exemple, n’a pas reçu de réponse,
ni de la part des néophénoménologues, ni de la part des défenseurs
empiristes de la pseudo-philosophie analytique. C’est symptomatique
parce que, depuis ce moment-là, le devoir de réponse, face aux
approfondissements de questions théoriques, s’est considérablement
détérioré dans notre société. En 1962, la mise en cause du positivisme
par le marxiste Adorno, ainsi, qu’on a appelée « la bataille du
positivisme », ne semble pas avoir eu lieu, comme le souligne Manfred
Gaier, parce que tout simplement Popper évita prudemment de répondre ;
et il faut être au moins deux pour une bataille. La renonciation au
débat, qui était déjà l’attitude de Bohr face à la question de la
réalité posée par Einstein, est certainement l’un des aspects les plus
marquants du devenir spécialité des courants de pensée du XXe siècle. Le
marxisme, qui à l’époque de Lukács se voulait encore pensée universelle
qui avait réponse, ou tout au moins, avis sur tout et sur chaque chose,
semble lui aussi, du fait de sa dimension organisationnelle policière,
avoir sombré dans cette mode du monologue prudent.
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8. Le prolétariat est typiquement un phénomène de
l’ordre de la chosification dont parle Lukács. Le prolétariat est une
invention sociale, faite par des théoriciens. Il n’y a pas de
prolétariat en dehors d’une théorie du prolétariat. Cette théorie est
essentiellement une théorie de la gestion. Le prolétariat est défini,
par Marx, par rapport à la « production ». Les « producteurs » eux-mêmes
ne se définissent pas par rapport à la « production ». Il faut des
producteurs de théorie pour expliquer à ces pauvres, à ces gueux, que,
du fait de leur position dans le « processus de production », ils sont
des « prolétaires » constituant un « prolétariat ».
Nulle part, chez Lukács, la nature hypothétique du prolétariat n’est
même évoquée. Chaque fois que Lukács parle du prolétariat, il s’agit
bien d’un donné, d’un indiscutable donné, d’une réalité donnée par
l’histoire, sans raison, ni émotion. Un prolétariat est là, dans le
cours du mouvement. Son devenir est déterminé par le mouvement
dialectique et la théorie de Marx, deux autres hypothèses proposées aux
humains, et hypostasiées comme si elles étaient devenues des « lois » de
l’humanité. Ce prolétariat, dans ce contexte chosifié, devient l’unité
du sujet et de l’objet, et le dernier détenteur de la conscience de
classe, celui de la classe messianique qui va supprimer toutes les
classes. Car on a bien oublié qu’il s’agit d’une expression
particulière, d’après une théorie particulière, d’un projet particulier,
auquel le « prolétariat », défini comme il l’a été en fonction d’une
réflexion sur la gestion, n’a pas été lui-même convié, mais auquel il
est commis par des théoriciens.
La conscience de classe chez Lukács n’a qu’un lointain rapport avec ce
qu’est la conscience. D’abord, même s’il est reconnu à la bourgeoisie
quelques bribes de conscience de classe – alors que toutes les autres « classes » sociales (paysannerie, petite bourgeoisie, lumpen, etc.) en
semblent dépourvues –, le prolétariat est bien le détenteur de la seule
véritable conscience de classe. Que la conscience soit une pensée
particulière, et en particulier, depuis la révolution française, la
pensée de l’individu, a presque entièrement disparu de la conception de
Lukács, presque seulement parce que, par moments, Lukács se laisse aller
à individualiser le prolétariat, et dans ce cas le terme de conscience
de classe gagne un peu de vraisemblance, parce qu’elle ressemble à une
conscience individuelle.
Mais au-delà d’un amalgame aussi abusif il faut bien chercher cette « conscience de classe » dans une autre catégorisation. La conscience de
classe du prolétariat, dans l’acception que lui donne Lukács, est
l’ensemble de la conception de Lukács, perçue comme un stade de
l’évolution, « dialectique » et historique. C’est parce que le
prolétariat peut seul voir la totalité, l’histoire, l’unité entre sujet
et objet, entre théorie et pratique, c’est parce qu’il peut lui seul
devenir cette unité dans ces différentes déclinaisons, que ce
prolétariat détient la clé de l’époque ou du stade de l’évolution
sociale à laquelle le mouvement dialectique dans l’histoire nous a
amenés. Le matérialisme historique, ou la dialectique revisitée par Marx
et Lukács, est donc la conscience de classe du prolétariat. Encore une
fois, les consciences des autres classes reconnues dans cette taxinomie
économiste ne servent dans cette vision des choses qu’à construire un
autre au prolétariat, qui a bien vocation à devenir tout, mais qui part
tout de même d’une division de la société ; c’est pourquoi la conscience
des autres classes n’est que figurée en reflet de celle du prolétariat,
puisque les autres « classes » ne se reconnaissent même pas, car il faut
être marxiste, donc doté en puissance de la conscience de classe du
prolétariat, pour reconnaître que le monde est divisé selon les classes
préétablies par Marx et le marxisme.
Cette conscience de classe du prolétariat est donc un stade de pensée,
un point de vue qui structure le prolétariat en formation. Il ne faut
bien sûr pas s’attendre à trouver cette pensée dans chaque tête de
prolétaire, puisque les prolétaires, pris dans leur accaparant labeur,
restent notoirement soumis à la pensée bourgeoise. Mais si la conscience
du prolétariat n’est pas dans chaque tête de prolétaire – ce qui est à
la rigueur un but à atteindre –, où est-elle ? Elle est dans la centrale
de commande du prolétariat, centrale qui guide et qui dirige le
prolétariat, qui le forme, qui lui permet d’avancer vers son destin ou
son projet tracé, en évitant les chausse-trappes de l’histoire, comme la
force coercitive de la bourgeoisie, la fausse conscience (qui n’est
fausse que par rapport à cette conscience de classe prédéterminée), la
chosification, entre bien d’autres dangers dont il faut prendre le soin
le plus urgent.
Que les prolétaires eux-mêmes, abrutis par le travail, ne soient pas
requis pour animer cette centrale est une évidence en filigrane. Cette
centrale est le parti, l’avant-garde du prolétariat, qui pourvoit en
théorie, qui organise la lutte, et qui administre la dictature du
prolétariat en cas de victoire, que Lukács croyait imminente, sous
l’impression des éphémères succès de la révolution gueuse et de la
contre-révolution bolchevique en Russie et en Europe centrale. Il est
remarquable qu’à aucun moment de cette évolution, la « conscience » de «
classe » ne vient des prolétaires eux-mêmes. D’abord, si on appliquait
une « analyse de classe » comme cette conscience en exige une, on
s’apercevrait sans peine que de Marx à Adorno, la direction, l’exégèse
et l’organisation de la « conscience de classe » ainsi définie a été
presque exclusivement une affaire d’intellectuels petits-bourgeois –
quelques exceptionnels ouvriers devenus théoriciens, comme Dietzgen,
servant d’alibi pour la fable de classe –, avant-coureurs archaïques de
la middleclass d’aujourd’hui. Ensuite, elle est toujours fabriquée et
construite à partir d’un point de vue et d’une théorie du passé : c’est
toujours une forme de constat de la révolution précédente qui est
offerte comme mise à plat du projet à venir et non, par exemple, comme
démonstration de l’insuffisance passée. Lorsqu’il s’agit de conscience
de classe, nous sommes loin de tirer de l’avenir le projet du présent,
comme pourrait pourtant le laisser supposer la théorie de l’histoire de
Lukács. C’est la théorie de Marx affinée et adaptée qui devient ici la
base de la conscience de classe du prolétariat à l’époque de la
révolution russe ; les notions théoriques de totalité, d’histoire et de
chosification sont simplement des mises à jour de cette théorie. Avec
Lukács, on voit bien comment un corpus de pensée est appliqué à une
révolte à la manière d’un harnais à un cheval.
Après l’essai sur la chosification, celui des essais d’‘Histoire et
conscience de classe’ qui a le plus d’importance est celui sur
l’organisation. C’est là, certainement, qu’on trouve décrit avec le plus
de vigueur le point de vue de la contre-révolution. Il ne s’agit en
effet, à aucun moment, de savoir comment le « prolétariat » s’organise –
les conseils sont approuvés du bout des lèvres, et en passant, puisque
Lénine les a approuvés – mais bien de comment il faut organiser le
prolétariat. La distinction entre « parti » et « masses » traverse toute
la démonstration. C’est bien de l’extérieur, mais pas du « prolétariat »
que viennent des Lénine et des Lukács, dialecticiens conscientisés qui
n’ont de comptes à rendre qu’à eux-mêmes, pour passer le mors à cette
masse de gueux informes, qui n’a pas eu le temps de réfléchir, qui n’a
pas lu Marx ni Hegel, et dont la juste colère doit être canalisée dans
le sens de la « conscience » de classe ; et une fois cette sujétion
accomplie, l’ensemble, cavalier et monture, parti et masse, commence à
ressembler à ce que la théorie avait prévu, un prolétariat. C’est là un
exemple particulièrement caricatural de chosification au sens où Lukács
la décrit. Le prolétariat, cette invention de théoriciens, a été « organisé » depuis la Première Internationale, mais en cours de
rattrapage accéléré à partir du moment où la révolte des gueux devenait
révolution, en Europe centrale et en Russie.
Il faut d’ailleurs à ce sujet souligner qu’une auto-organisation du
prolétariat, une autogestion du prolétariat, n’est que le même travail
de constitution de cet enclos qu’est le prolétariat, cette fiction
théorique, cette hypothèse qui débouche sur une hypostase, mais de façon
volontaire, et même volontariste. Les conseils « ouvriers » ont aussi eu
pour fonction de valider la division économiste de la société, telle
qu’elle est dessinée par l’internationale des économistes, d’Adam Smith
à Karl Marx, de faire la démonstration que le prolétariat existait par
lui-même, qu’on ne pouvait pas douter de l’existence d’un prolétariat
puisque même les prolétaires y croyaient, et s’organisaient en
conséquence. Mais cette auto-organisation-là est construite sur le
présupposé de la conscience de classe, c’est-à-dire sur le présupposé
que la question de la gestion est essentielle. Dès que ce présupposé est
remis en cause, la division des gueux en classes économiques, dont le « prolétariat » est l’épitomé, n’a plus de sens. Les limites de
l’organisation gueuse du XXe siècle ont donc bien été celles de ce
prolétariat, sans cesse paré de tous les triomphes futurs, et sans cesse
vaincu ; les limites de leurs perspectives et buts en découlent. Tant
qu’une « conscience de classe » dominera nolens volens une partie
importante de ces pauvres, ce qui est aujourd’hui heureusement obsolète
dans l’organisation des pauvres, mais bien vivace dans toute réflexion
et théorie sur la révolte, la révolution russe continuera d’être
jugulée, jusque dans sa compréhension.
Lukács décrit d’abord l’organisation selon l’une des antinomies résolues
par la dialectique : c’est une médiation entre la théorie et la
pratique. Dans l’énoncé de cette généralité, il n’y a rien que la
téléologie moderne pourrait rejeter : l’organisation se situe bien aux
carrefours entre la réalité passant dans le constat, et du projet
passant dans la réalisation. Sans doute ajouterions-nous à cette idée de
médiation que contient l’organisation une autre dimension contradictoire
: la part d’aliénation qu’elle est déjà en actes, produisant toute cette
passivité contemplative qui l’oppose à l’urgence générée par la fin
qu’est la réalisation, et qui représente si bien l’insatisfaction.
Mais là où Lukács dévoile le fonctionnement de cette médiation entre
théorie et pratique, il est bien de l’autre côté de la barricade. C’est
en effet la question de la liberté qui est alors abordée. Le prolétariat
prépare le royaume de la liberté, mais qui d’abord doit s’entendre d’une
manière différente, non, contradictoire avec la liberté individuelle
bourgeoise. La liberté du prolétariat est la soumission volontaire au
Parti, et à la discipline du Parti. Lukács essaye de valoriser cette
attitude particulière en rappelant que cette soumission est active, et
non passive et contemplative comme dans les partis bourgeois, ce qui
veut dire au fond que le membre du parti a un devoir de militance, et ce
qui implique littéralement le même devoir pour l’individu de la classe
dont le parti est l’avant-garde. Lukács prend aussi la peine de montrer
que, dans cette perspective, droit et devoir retrouvent leur unité. Il y
a donc un niveau d’exigence supérieur dans le prolétariat organisé, mais
cette exigence s’exprime uniquement à travers l’action ; la téléologie a
rencontré, pour le début d’élaboration de ses buts annoncés, de bien
autres exigences : au-delà des exigences principielles, comme la vérité
formelle et l’honnêteté, il y a une exigence de critique et de mise en
œuvre d’un débat, de la dispute, qui est fondamentalement dispute sur
l’humanité. L’exigence de militance, en revanche, a montré à travers le
siècle écoulé comment le Parti, comme avant-garde consciente de l’enclos
des pauvres, en recycle la misère. Si agir et sortir de la contemplation
et du suivisme sont des exigences minimales d’une perspective qui
renverse la société, elles ne peuvent trouver leur cadre dans la
soumission et la discipline. La liberté individuelle n’est évidemment
pas une exigence « bourgeoise » par essence, ne serait-ce qu’en
considération du mouvement anarchiste, dont la première moitié du XXe
siècle a été l’apogée et la défaite ; si la téléologie moderne critique
l’importance de la conscience individuelle dans la société actuelle, ce
n’est pas pour la supprimer : la particularité de la pensée, qu’est la
conscience individuelle, reste un moment indispensable et que la
téléologie moderne voudrait rendre inaliénable, au sens juridique du
terme, dans la réalisation d’une assemblée générale du genre humain. Du
reste, le « royaume de la liberté » de Lukács n’est pas dans le Parti,
mais seulement dans ce qu’il se propose d’atteindre, une promesse ou un
pari. Mais la façon dont la « dialectique » est ici requise pour
assembler comme une nécessité ou une évidence logique la soumission
volontaire attendue montre assez ce qui, à travers la pseudo-dialectique
qui a renoncé à la construction thèse-antithèse-synthèse, lui a été si
justement reproché par toute la pensée que sa radicalité critique
effarouchait : comme elle peut de n’importe quelle idée, même des
projections d’avenir les plus spéculatives, faire une nécessité de sa
propre logique, cette « dialectique » perd aussi toute crédibilité.
Devant les assauts de la révolution russe, Lukács tente de rééquilibrer
le rapport entre théorie et pratique dans l’organisation. Faut-il que
l’organisation procède des « masses » comme on dit alors, et de leur
action ? Non, bien sûr. Le noyau de l’organisation doit être apporté par
ceux qui ont déjà la conscience. Sans doute, comme l’a fait Lénine, il
faut intégrer plutôt que combattre les conseils, cette forme
d’organisation que la théorie n’avait pas prévue, il faut laisser à ces
« masses » la possibilité de développer leur part de spontanéité de
manière organique. Mais la conscience de classe ne naît pas de la rue.
Son siège est dans la théorie déjà préexistante. Ainsi, à travers
l’organisation bolchevique, ici soutenue, mais aussi mise à nue, la
conscience de classe apparaît comme une théorie importée et appliquée de
sorte à dégager un prolétariat, à le former, à l’encadrer, tout en lui
laissant seulement la possibilité d’intégrer ses propres soubresauts
irréfléchis. La liberté d’obéir volontairement est seulement le pacte
d’adhésion au projet défini hors des « masses » de gueux révoltés qui,
pour accéder à la conscience de classe, doivent se soumettre à cet
horizon. La conscience de classe elle-même est ici opposée à la
conscience individuelle, comme la liberté collective du Parti l’est à la
liberté individuelle. Cette conscience devient une plateforme
collective, une vision du monde, à travers la totalité et l’histoire,
mais qui n’est pas ouverte à l’assemblée générale. Ce sont donc bien
quelques décideurs, extérieurs à la révolte, qui se proposent ici de la
former, d’en tracer le constat et le projet, sans partage.
Depuis que le prolétariat est devenu le sujet mythique sur lequel les
révoltés se sont projetés, la question de l’organisation a été
considérée comme une clé magique, un sésame de toute révolution vaincue
ou à venir. Mais s’il est indispensable que des pauvres séparés qui se
rencontrent dans un affrontement contre l’ennemi gestionnaire
s’organisent, ne serait-ce que pour dépasser la première rencontre, la
raison même de leur rencontre, et la rencontre elle-même sont le débat
qu’ils mènent ou tentent de mener alors. L’essence même de
l’organisation des révoltés, vue sous cet angle, apparaît donc comme le
débat. C’est par rapport au débat, contre le monde, mais aussi entre
eux, que les révoltés qui se rencontrent doivent se distribuer parole et
armes, positions et négations ; et toutes leurs autres attitudes et
activités peuvent procéder des modalités et des résultats de leur débat.
Le marxisme est d’abord l’idéologie et l’encadrement des pauvres qui se
révoltent. Avec Marx et la majorité du courant, il pose une théorie de
la gestion, concurrente à la pratique dominante de la gestion. Cette
alternative, qui a pour projet nébuleux et idéalisé une anthropologie
messianique, vise avant de parvenir à ce paradis sur Terre, où commence
l’histoire éternelle avec l’apparition mythique d’un « homme total », et
où, une fois pour toutes, les contradictions de la philosophie se
résolvent, une nouvelle organisation de la gestion, devenue catégorie
essentielle. Avec Lénine, Lukács et Pannekoek, le marxisme devient
gestion de l’organisation, parce que la révolution contraint tout d’un
coup cette alternative intellectuelle et principalement
petite-bourgeoise au régime combattu par la révolution à juguler
directement la levée de colère et de négativité qui menace aussi bien le
régime en place que son opposition marxiste. A travers Lukács, on peut
lire tout le marxisme : la mise en avant de l’aliénation partielle
qu’est la chosification a absorbé dans la visibilité et occulté
l’aliénation comme phénomène de la révolution ; la solution à la
chosification par l’analyse et l’authenticité retrouvée est une
conservation, un retour à un statu quo ante ; la gestion de la totalité
comme histoire, et la conscience de classe, comme cadre étroit et séparé
du débat de l’humanité sur elle-même, se substituent à la révolution,
dans un processus qui va bientôt, bien avant Staline, s’octroyer le
droit de nier les faits.
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Texte de 2008
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