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La grandeur des humains
est la capacité de créer de la pensée, c’est-à-dire tout ce qui est.
Ainsi, la pensée naît d’elle-même. Le flot, le jet, le mouvement, le
sens de cette puissance sont érigés et animés par les humains eux-mêmes,
d’abord dans leur ensemble indifférencié, puis dans la cristallisation
de leur individualité.
On appelle conscience le moment si particulier de la pensée qui permet
le constat de la pensée sur la pensée : la différence, la division, le
thaumazein apparaissent. La philosophie est le moment de ce constat, où,
dans l’histoire, la conscience commence à prétendre au rêve cathare de
devenir toute pensée. La philosophie grecque est la naissance de cette
scission entre esprit et conscience, le moment où une pensée se prend
pour objet et s’étonne si puissamment de se trouver en face d’elle-même.
La question qui étonne la philosophie grecque n’est pas la question de
l’être, qui est une forme de la pensée, mais la question de la pensée :
comment de la pensée se distingue de la pensée, qu’est-ce qu’est donc la
pensée ? Ce moment où l’individu émerge parmi le genre est un résultat
du mouvement du genre, un nécessaire et singulier détour qui révèle la
particularité. Mais cette révélation de la particularité se fait sous le
point de vue de la particularité. C’est le particulier qui pose la
question de la particularité. Comment moi-même je me trouve en face de
moi-même, comment est-ce que je peux contempler ce qui me permet de
contempler ? De sorte que le moment de la conscience de soi devient
celui où la pensée est pensée depuis l’individu, depuis la conscience,
et non dans le flot générique qui a initié cette conception et dans
laquelle elle retourne. La philosophie c’est : penser la pensée depuis
la conscience et du point de vue de la conscience.
Si la philosophie grecque est l’étonnement devant le conscientocentrisme
naissant, la philosophie classique est la certitude du
conscientocentrisme abouti. Cette époque commence par je pense, donc
je
suis. En voulant parachever ce moment, Hegel, digne représentant de son
temps, l’a seulement achevé dans son hypothèse fantastique, qui ne s’est
pas vérifiée. Dans le conscientocentrisme abouti, la pensée naît quelque
part dans la perception, et devient véritablement dans la conscience. De
la conscience, la pensée s’aliène dans l’esprit. Pour Hegel, la
conscience en se supprimant dans l’esprit se conserve. C’est cette
topographie de la pensée qui ne s’est pas vérifiée : au contraire de ce
que voulait Hegel, la conscience ne se conserve pas, dans l’esprit, elle
s’anéantit. Ce n’est pas, comme le voulait la philosophie classique, la
conscience qui produit l’esprit, c’est l’esprit qui produit la
conscience. La conscience est un accident de l’esprit et non l’esprit un
échappement de la conscience.
La conscience est le moment du décalage dans l’esprit par lequel le
mouvement de l’esprit se casse, une division de l’esprit se détache,
tourne sur soi, observe la fuite majestueuse du grand flot de la pensée
entière, et tente, en accomplissant des révolutions sur soi, de
rattraper ce mouvement. Parce qu’elle est le point de vue de cette
cassure, la philosophie est l’idéologie du conscientocentrisme. Elle est
la théorie de la pensée consciente appliquée à toute la pensée, mais
pendant une époque historique particulière : celle où la conscience
pouvait prétendre être toute la pensée, et prétendre, par conséquent,
s’approprier toute la pensée non consciente ; celle où l’esprit paraît
plus petit que la conscience. De Parménide à Plotin, on a la période de
naissance de cette prétention de la conscience ; et de Descartes à
Hegel, on a la tentative de la vérification de cette hypothèse, période
classique de cette volonté de conquête de l’esprit par la conscience,
qui s’achève par l’échec de la conscience à coloniser l’esprit. Hegel,
qui a poussé si loin la vérification, est pour cela le dernier
philosophe : après lui il faut montrer, soit que le système de Hegel est
faux en théorie, soit qu’il se vérifie en pratique.
La philosophie est parvenue à cette vision de la pensée : au centre, il
y a la conscience. Avant la conscience, il y a la perception, pour
laquelle il n’est pas établi qu’elle serait de la pensée : elle peut
aussi être un rapport à une extériorité qui serait sans pensée. Et
au-delà de la conscience, il y a l’esprit, mais l’esprit peut être
considéré comme une émanation provisoirement autonomisée de la
conscience. Tout comme la conscience devrait être capable de prendre
possession pleine et entière des limbes sauvages de la perception, elle
devrait aussi pouvoir contrôler cette vaste colonie, privée de l’ordre
logique, qu’est l’esprit. C’est cette hypothèse-là sur laquelle est
fondée l’idéologie de la pensée, aujourd’hui : la conscience n’est pas
tout, mais elle contrôle tout. Ce qui lui est extérieur n’est que sa
façon d’apparaître, et ce qui va au-delà d’elle n’est que la pollution
qu’elle aurait négligé d’ordonner. C’est cette organisation de la pensée
que l’organisation des humains, la société, tente de vérifier
pratiquement.
Mais en débattant, les humains ont semble-t-il trouvé un générateur
d’esprit plus puissant et spectaculaire que celui qui passe par
l’aliénation de la conscience. La dispute semble créer des vagues de
pensée sans conscience, sans contrôle et auxquelles la conscience se
trouve confrontée après les complexes médiations qui lui font distinguer
certaines écumes de ces vagues. L’humanité après Hegel fait l’expérience
d’une croissance extraordinaire de pensée, mais où l’explosion d’esprit
met en cause le rapport entre conscience et esprit théorisé par Hegel.
La totalité devient inconcevable, parce qu’elle fait apparaître la
conscience comme négligeable dans son rapport avec l’esprit. La
néophilosophie est la pensée conscientocentriste privée de la totalité
comme objet. La néophilosophie est la pensée sur la pensée mais sans la
vérification des hypothèses antérieures. Après Hegel, il faut choisir
entre conserver la totalité comme objet de réalisation ou le
conscientocentrisme comme point de vue. La néophilosophie est le choix
du point de vue conscientocentrique au prix de la perte de la totalité.
C’est que l’esprit est devenu suffisamment vaste pour permettre à la
conscience de contourner Hegel. La néophilosophie est un effet de
l’esprit qui noie la conscience, prouvant par là sa supériorité dans la
pensée, et apportant à son corps défendant la preuve de l’échec de
l’hypothèse conscientocentrique de la philosophie : la conscience ne
peut pas contenir l’esprit. Avec la néophilosophie, la confrontation est
éludée, le principe de contradiction est bafoué, le débat devient
indirect au point qu’il disparaît. Ainsi, toute la néophilosophie n’est
que la nostalgie de l’époque où l’individu, siège de la conscience,
pouvait espérer contenir et maîtriser l’esprit. La révolution a achevé
cet espoir, et cette spéculation. Seulement la révolution est battue.
Aussi, au lieu que la contradiction de la révolution relègue toute
philosophie aux poubelles de l’histoire, c’est la néophilosophie qui
relègue la contradiction aux mêmes poubelles. Toute néophilosophie est
une prétention de restauration, un parti de suivistes qui espère ramener
sur le trône la progéniture de leur roi déchu, la conscience, mais en
évitant la dispute. Alors que le cours des disputes des humains fait
exploser l’aliénation et l’esprit, la néophilosophie prétend
farouchement à la suprématie absolue de la conscience et de l’individu.
En cela, la néophilosophie est aussi une occupation du terrain de la
conscience qui participe, jusqu’à aujourd’hui, à empêcher la conscience
de participer au débat sur la totalité. Car si la pensée du débat public
sur la totalité n’est pas principalement la conscience, le débat sur la
totalité ne saurait être tel sans la conscience.
Dès la mort de Nietzsche, le XXe siècle naissant a littéralement
grouillé de néophilosophes, qui ont tous tenté, d’abord, de contourner
Hegel. Cette démission devant le débat est même parfois attestée par
ceux qui soutiennent la néophilosophie, voire qui s’en réclament comme
ce Besnier qui, dans la conclusion de son ‘Histoire de la philosophie
moderne et contemporaine’, affirme : « Qu’elle le reconnaisse ou non, la
philosophie contemporaine est issue de Hegel et de son exorbitante
prétention à avoir enclos dans son système la totalité du pensable, de
sa paradoxale vocation à figer désormais la pensée et l’action en un
éternel présent. De Russell à Ricœur, de Popper à Foucault, de Heidegger
à Bataille, les mots d’ordre ont davantage qu’un simple air de famille :
oublier Hegel, renoncer à lui, démontrer la vanité ou l’impossibilité de
son système. » (11) Il aurait pu allonger la liste avec les néokantiens
de Cassirer jusqu’à Arendt, avec le pragmatisme, avec Husserl, Gadamer,
Lukács, Korsch, Reich, avec Wittgenstein, Carnap et toute la «
philosophie analytique », avec toute la sociologie, avec l’école de
Francfort, avec toute l’ethnographie, avec tous les structuralisme,
fonctionnalisme et béhaviorisme, avec toute la pensée situationniste de
Debord à Vaneigem jusqu’à ses eaux de boudin postsitus, Voyer et Agamben.
Avec Hegel, ce qui est exorbitant n’est pas seulement d’englober dans ce
système la totalité du pensable, mais bien plutôt la totalité comme
pensable, et de rouvrir ainsi le vieux front fermé par les Lumières sur
Berkeley : tout est pensée. Cette conséquence logique du débat des
humains appelé révolution française, qui a agrandi le monde, et ne se
contente plus des arrangements de Kant avec la chose en soi, est traitée
comme avait été traité Berkeley : en diffamation, avec des
contre-arguments qui ne sont que des croyances enrobées de
raisonnements.
Au début du XXe siècle une « Erkenntnistheorie » (l’allemand est alors
la langue de la théorie), une théorie de la connaissance, commence à
occuper une place centrale dans l’architecture du savoir. C’est une
spécialité naissante, qui combine des théories, des hypothèses, des
façons de voir. Une spécialité qui prend pour objet la connaissance est
devenue nécessaire, parce que la connaissance vient de quitter les rets
limités de la conscience. Plus concrètement, il s’agit de retrouver une
spécialité centrale qui puisse aussi bien tenir en compte la philosophie
que la physique et qui puisse reconstituer l’unité de l’ensemble des
domaines de connaissances éclatés par une spécialisation galopante. Mais
le nom lui-même traduit le malaise : cette Ekenntnistheorie n’est pas
une théorie. Plus tard dans le siècle, un synonyme sera utilisé, lorsque
les spécialistes auront résigné sur le rôle d’état major de substitution
à la philosophie que devait jouer l’Erkenntnistheorie : épistémologie.
L’Erkenntnistheorie est d’abord l’affirmation de l’interdisciplinarité,
une négation des spécialisations existantes, mais par la création d’une
nouvelle spécialité ; elle est ensuite la tentative de mettre en œuvre
des méthodologies pour maîtriser cette masse de pensée dont le contrôle
n’est plus possible pour l’individu. L’essentiel de la théorie des
spécialistes de la théorie, les néophilosophes, va tourner autour de
cette théorie de la connaissance. La théorie de la connaissance est
ainsi l’expression du malaise de ceux qui sont censés rendre compte du
savoir de l’humanité, soit en expliquant les nouveautés qui arrivent au
genre, soit en enseignant ce que les individus doivent savoir de ce qui
leur échappe. La théorie de la connaissance est un rapport sur
l’aliénation par ceux qui ignorent qu’ils ne parlent que de
l’aliénation, ce qui est assez conforme, il faut bien le reconnaître, à
ce qu’est l’aliénation. |
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a) La conservation de
la connaissance est une activité collective
La conservation est un moment capital de la pensée, qui semble avoir été
très peu théorisé dans la philosophie, pas seulement parce que c’est un
moment apparemment passif alors que la philosophie occidentale assimile
la pensée à une activité. Pour la conservation de la connaissance, il
s’agit en effet de soustraire une pensée consciente à la conscience,
mais de telle manière qu’elle puisse être réactivée par la conscience,
telle qu’elle était au moment de la soustraction. C’est là une
entreprise qui nécessite des dispositifs complexes et rodés. En vérité,
la difficulté, très bien illustrée par les mythes religieux de la
résurrection ou de l’imam caché des chiites duodécimains, est double :
comment plonger un constat conscient dans l’inconscience ? Et comment le
retrouver avec la conscience ?
Plonger un constat conscient dans l’inconscience est fort simple. Il
suffit d’abstraire vers un autre constat, de changer de mode de pensée.
C’est ce qui arrive avec l’écrasante majorité des constats que nous
formons. Il est fréquent que cette opération soit le résultat d’un choix
conscient, d’une volonté, mais il est beaucoup plus fréquent encore que
ces disparitions soudaines de conscience s’effectuent sous l’impulsion
extérieure et non voulue d’un événement, d’une pensée consciente ou de
toute autre pensée aliénée. En effet, c’est de conserver un constat dans
la conscience qui est presque impossible, parce que l’esprit produit
sans arrêt la matière d’autres constats, et ces autres constats effacent
celui que la conscience vient de faire.
C’est dans la mémoire, qui agit comme une réserve, mais aussi comme un
bagage, ou comme un boulet au pied, que sont plongés les constats que la
conscience occulte. La mémoire est l’outil de conservation de la
conscience, c’est-à-dire une colonie de la conscience, localisée hors de
l’espace-temps conscient, mais régie par la conscience. La difficulté
consiste en ce que l’oubli ne doit pas devenir définitif, il faut que la
conscience soit capable de ressusciter le constat conservé, pas malgré
elle, comme dans le rêve, mais de manière contrôlée et maîtrisée, à un
moment choisi, opportun. La dialectique de Hegel a montré comment la
conscience conserve : c’est le « Aufheben », qui en allemand signifie
dépasser, relever et conserver. Pour Hegel, le mouvement du négatif
n’anéantit jamais rien, il sert à plonger ce qui est dépassé, oublié
provisoirement, dans une sorte de grande réserve-galerie de constats,
qu’il appelle concepts parce qu’il leur accorde l’en et pour soi. Hegel
n’explique pas, cependant, comment on réanime ces constats qui, parfois,
reviennent dans le cours du mouvement infini de ce savoir absolu. Le
brio de Hegel est même cette dextérité avec laquelle il ressuscite et
efface ses concepts. La dialectique de Hegel n’en reste pas moins une
apologie de la conservation.
La mise en commun de cette réserve de constats (Schütz parle d’un « stock de connaissances ») agit comme son entretien. C’est l’emploi par
d’autres consciences de nos constats ainsi mémorisés qui les active en
nous, et cette activité, non produite par nous, semble nécessaire pour
que nous puissions réactiver. Car les constats que nous réactivons sans
qu’ils aient été visés, utilisés, renversés par d’autres consciences,
sont extrêmement rares : notre mémoire individuelle se nourrit presque
exclusivement d’une mémoire collective. Aussi, l’utilisation de nos
constats par les autres, et de leurs constats par nous, est capitale
pour pouvoir conserver de la pensée consciente. Exercer, entraîner sa
pensée, c’est empêcher la dissolution de cette réserve. Cet entretien
est une des activités les plus complexes de l’humanité, parce qu’elle se
situe au-delà de la conscience, elle semble faire usage de multiples
opérations à vitesse variable, et alors qu’elle garantit notre
connaissance, elle échappe complètement à notre connaissance.
Le moment de la conservation est donc le moment où la connaissance
bascule de la connaissance individuelle à la connaissance collective.
Les constats de connaissance ne s’effacent pas parce que les autres
consciences les conservent, et parce que la réutilisation est une
activité générée par les constats conservés par les autres. La
conservation des constats est le moment essentiel de la connaissance
parce qu’il est le moment où la connaissance individuelle est dépassée
dans la connaissance générale.
Une grande partie de la société est affectée au contrôle et à la
conservation des constats de connaissance. L’archivage est l’activité de
mémorisation triviale : la codification d’un contenu conservé remplace
et représente, dans la mémoire, le contenu ; il suffit de se souvenir de
ce mécanisme, puis du code, pour avoir alors accès au constat conservé.
La société a instauré des outils spécifiquement destinés à recueillir et
à traiter du constat entre le moment où il est effectué, et le moment où
il est réutilisé, et ces outils sont parfois devenus des secteurs
d’activité entiers, des spécialités qui ont développé leurs propres
finalités. La justice est un exemple d’un pan entier de l’activité
humaine qui repose sur cette tentative de maîtrise de l’expérience
passée, et son but ne semble plus tant d’établir l’équité en fonction
d’un ici et maintenant tourné vers l’avenir, mais, par le principe de la
jurisprudence, d’imposer l’héritage séculaire de la résolution des
litiges : c’est dans le savoir des règles du passé que se fonde ainsi
l’expertise juridique, et c’est dans la connaissance de ce stock
accumulé qu’il faut être aujourd’hui spécialiste pour pouvoir juger. Il
en va de même pour l’histoire des historiens professionnels, pour les
religions, qui ont longtemps été les seules archives des constats de
connaissance, et en vérité pour toutes les « sciences humaines », dont
le but est justement de servir de « leçons », ou de règles aux humains.
Et à cette vaste bibliothèque d’archives inexactes s’ajoute une
bibliothèque à peine moins vaste d’archives « exactes », elles aussi
conçues et conservées pour servir les projets à venir, en théories et en
exemples. D’une manière plus générale, la langue elle-même et les rites
sont des outils et des réservoirs de conservation. Et d’une manière
encore plus générale, tous les secteurs d’activité humaine dont le but
n’est pas leur propre achèvement sont de tels outils et réservoirs de
conservation de constats de connaissance.
Il n’y a pas de doute à l’utilité du stockage de constats : comme le
constat est indispensable au projet, sa conservation l’est a fortiori.
Mais le danger de la conservation intervient quand la conservation
devient le projet, quand le projet est dégradé en projet de
conservation, comme c’est le cas dans la gestion, en général, et à
l’époque actuelle où la gestion est devenue la priorité de la société,
dans la gestion de la société. Un grand progrès de l’humanité est celui
qui va de l’animalité de la perception à la capacité de conservation du
constat. Depuis que l’humain écrit, en particulier, la capacité toujours
vivante de ressusciter des constats initiaux a été non seulement fêtée
avec un orgueil justifié, mais perfectionnée avec une inquiétude et une
minutie qui sont allées jusqu’à la pédanterie. Sans doute, le projet a
toujours constitué l’horizon, la voûte céleste, de cette humanité
titubant de fierté en angoisse, mais il a été dégradé, depuis que les
conservateurs ont achevé les révolutions, en surplus, en superflu, en
vaine potentialité.
Nous qui associons la noblesse et la révolte tentons ainsi de parler de
cette ligne de partage entre ceux qui, dans la connaissance, donnent la
primauté à la conservation du constat et ceux qui donnent la primauté au
projet. La révolution française semble avoir été la première grande
dispute entre ceux qui avaient pour but la conservation et ceux qui
avaient pour but le projet. Chaque révolution, depuis, a renouvelé cette
dispute, et le parti qui a pour objectif le projet n’a qu’un seul grief,
qui rend nécessaire la révolution : la conservation du constat ne
contient pas, à elle seule, l’humanité entière, ne suffit pas à tromper
notre insatisfaction ; alors que la réalisation du but contient, au
moins potentiellement, tout accomplissement et l’accomplissement de
tout. Nous avons déjà projeté au-delà de ce qui est là, et la
conservation ne tient pas compte de cette projection qui préfigure notre
projet, quel qu’il soit, mais qui vise toujours à nous venger de notre
insatisfaction. Un monde construit sur les hypertrophies de l’archivage,
un monde qui fait de la mémoire un devoir, de la langue la réduction
nécessaire et suffisante de la pensée, qui veut conserver toutes les
espèces « vivantes » et la nature sans savoir dans quel but, un monde
qui établit sa justice non sur son dépassement et sa suppression, mais
sur le passé, et qui se cadenasse avec des « sciences » auxquelles n’ont
accès que des spécialistes et non l’assemblée générale du genre humain,
est un monde qui a inversé le rapport entre projet et conservation de la
totalité en mouvement : le projet est devenu une sorte d’appendice
facultatif de la conservation, un surplus, un après-satisfaction revêtu
de la gratuité hypocrite des récompenses.
b) Fonction de la
conservation La
connaissance conservée se présente comme une somme de savoirs dans
l’usage d’un but éventuel. Mais ces savoirs conservés contribuent à
former une norme, l’amas complexe et composite des réglementations
humaines qui tolèrent même la contradiction, ce qui entérine d’ailleurs
que la contradiction fait partie de la norme. Un constat naît « dans une
tête », ensuite, soit il reste dans cette tête unique, soit il est dans
le même moment réfléchi par la pensée générale existante, vérifié
théoriquement donc : le nouveau constat est confronté à l’édifice des
constats déjà conservés. C’est cette agglomération de constats
conservés, dans la structure dans laquelle ils sont conservés, qui fait
loi, et qui permet de juger le nouveau constat. L’ensemble des constats
conservés constitue une sorte de référent de la vérité théorique. La
connaissance conservée est donc un bloc qui représente le genre humain
dans la confrontation et la validation de chaque nouveau constat. Un
nouveau constat n’est admis que dans la mesure où il renforce cette
connaissance générale conservée, soit qu’il l’approuve, soit qu’il la
complète. Une cohérence, certes discutée, un bloc référent mais mouvant,
un tout qui permet de juger et de hiérarchiser chaque nouveau constat
s’est ainsi aggloméré au long de l’histoire.
En tant que pensée de référence, la connaissance conservée apparaît à
chaque individu comme une immensité invincible, où il y a plus de
tiroirs que l’humanité n’a de mains pour les ouvrir, et plus
d’associations possibles qu’un individu ne peut en réaliser pendant
toute sa vie. Elle représente la pensée du genre. Mais elle représente
le genre in absentia, hors de lui-même, et prétend parler en son nom,
comme une image prétend parfois parler au nom de la personne qu’elle
dépeint. Car ce magot n’est que la pensée conservée de l’humanité : des
choix subjectifs, voire arbitraires, ont eu lieu à chaque étape de sa
constitution ; son mouvement, qui tend vers l’immobilité, n’est pas le
mouvement de l’humanité ; et sa fonction dépend des intérêts de ceux qui
en ont la charge, la caste de ceux qui savent, brahmanes, clergé,
universitaires, informateurs.
Cette masse de connaissance est ouverte dans les deux sens : la
conscience individuelle y a accès, par de complexes médiations, et le
mouvement propre de cette masse de connaissance pénètre et imprègne les
consciences sans qu’elles en aient, justement, conscience. De sorte que
Kant s’est étonné de trouver toute une pensée déjà constituée – a
priori, c’est-à-dire avant l’expérience – qui ne pouvait pas être
rapportée aux mécanismes connus de la constitution de pensée par
l’expérience. Le courage du conscientocentrique Kant est d’avoir
constaté une pensée antérieure à celle que produit l’expérience. Mais le
conscientocentrisme empêche de penser qu’une telle pensée peut être
produite par une autre pensée humaine que la conscience. Les notions de
l’entendement sont pourtant celles de la connaissance, et comme le temps
et l’espace par exemple, elles proviennent du magot commun. Ce que nous
ne connaissons pas encore de cette transmission de connaissances, c’est
le détail des médiations qui les installe de sorte à ce qu’on puisse
penser qu’elles ont été là avant l’expérience. Ce qui a manqué au
conscientocentrisme, c’est de penser que la rencontre entre conscience
et magot ait pu avoir lieu sans conscience ; et que la conscience puisse
s’approprier ainsi des notions de l’esprit alors que la rencontre qui
les a permis est effacée.
Un des mouvements principaux de la pensée, donc de l’humanité, est celui
qui révèle que la pensée commune a pris le dessus sur la pensée
individuelle au point de déterminer ce qui faisait, apparemment, la
priorité de la pensée individuelle : le ici et maintenant. Alors que le
constat appartient à l’individu, il faut constater depuis Kant qu’il est
déjà envahi par la pensée générique, non seulement dans ce qui est
constaté, le fait, mais dans la pensée individuelle qui le constate, la
conception du fait. Et cet envahissement est à peine compréhensible,
parce qu’il procède, comme une conséquence, du constat lui-même. C’est
parce que l’origine de cette pensée générique dont la conscience ne voit
pas la transmission est livrée à la spéculation. Dieu reste une
hypothèse de ce qu’est la pensée générique, aussi bien chez Kant que
chez Hegel.
Il ne faut pas confondre cependant : la connaissance n’est pas toute la
pensée commune dont la pensée individuelle serait un moment. Mais il
semble, à nos consciences, que la connaissance, qui est la pensée
individuelle validée par la pensée commune, fonctionne comme la pensée
commune. Cette approximation est le creuset de toutes les fascinations
pour la connaissance, mais aussi la raison de l’oubli, si fréquent, du
but de la connaissance : le projet.
Le parti conservateur est celui qui fait de la conservation de la
connaissance le projet de l’humanité, qui prend donc la phase
intermédiaire de la connaissance entre constat et projet pour le projet.
Ce parti est au pouvoir au moins depuis que l’histoire est l’histoire
des révolutions pour l’abolir. Le travail des conservateurs a d’abord
consisté à prétendre transformer la connaissance en magot, en trésor de
l’humanité, c’est-à-dire en une somme, quelque chose qui se calcule. Et
ce magot, et ce trésor, il s’agit de le gérer, de l’agrandir, et de ne
pas le dépenser, sauf dans des investissements qui permettent de le
grossir encore. Le débat de l’humanité porte sur le projet de
l’humanité, donc sur son accomplissement, sur sa fin, avec la
connaissance comme moyen ; le débat gestionnaire porte sur la
connaissance, et sur l’organisation de la connaissance. Le conservateur
Cassirer en conclut que le but – « le thème général » – de l’Erkenntnistheorie
est la détermination du rapport entre vérité et réalité. Les théoriciens
des gestionnaires ignorent visiblement que, dans l’exécution du projet,
vérité pratique et réalité sont un seul et même moment ; et que toute
vérité théorique, cognitive, n’est que relative et sans rapport avec la
réalité. Le monde gestionnaire, qui a pris le moyen de la connaissance,
la conservation, pour son but, ignore la différence fondamentale entre
vérité théorique, toujours relative à la connaissance, et vérité
pratique, toujours absolue, abolition de pensée, réalité.
Il y a une différence fondamentale entre pensée et connaissance. La
connaissance procède de la conscience, alors que la conscience procède
de la pensée générale. Mais la connaissance apparaît comme une pensée
générale, parce qu’elle dépasse la conscience. Cette approximation est
un malentendu qui va en s’aggravant. Car la connaissance passe pour la
maîtrise, alors qu’elle est une forme de la conscience poussée au-delà
d’elle-même, donc sans maîtrise, et la connaissance passe pour la pensée
collective ou universelle, alors qu’elle en est une image par ricochet,
un à-plat, un cas particulier. Cependant, comme la connaissance a crû
au-delà de ce que nous pouvons voir et comprendre, elle dissimule
l’esprit et se substitue parfois à lui en apparence.
La connaissance, en tant que magot, mais aussi en tant que pensée en
mouvement, est une pensée dangereuse qui a été séparée de la
connaissance générale pendant longtemps. C’est à la caste des prêtres ou
des mandarins que la garde et l’entretien en sont confiés. Depuis cette
mise à part de la connaissance, elle est un outil de discrimination et
de hiérarchie. C’est ce qui explique en partie l’importance qu’a prise
la conservation : ceux qui possèdent la connaissance possèdent le
pouvoir. Que les plébéiens acquièrent la connaissance était un cauchemar
de patricien équivalent à celui où les pauvres acquièrent la terre, ou à
celui où les clients obtiennent des droits civiques. L’interdit de
connaissance a longtemps été une loi de la division des humains : ceux
qui possédaient une connaissance la dissimulaient aux exclus pour les
soumettre.
Mais le mouvement général de la connaissance a débordé les arts
divinatoires, les examens impériaux et les bibliothèques du Vatican.
Lorsque les valets prennent le pouvoir à l’occasion de la
contre-révolution française, la connaissance ne peut plus être retenue
par les prêtres, ni d’ailleurs par aucune autre caste. Elle circule déjà
comme une marchandise, et elle est déjà marchandise pour tous. Les
valets au pouvoir vont donc proposer, non sans démagogie, la
connaissance pour tous. C’est l’Université s’émancipant de la religion,
mais deux phénomènes dénoncent cet œcuménisme libéral : en premier,
c’est que la société hiérarchisée continue de se servir du bloc de
pensée comme d’un outil de différenciation et de hiérarchisation ; et en
second, c’est que la connaissance a tellement grandi, poussée par
l’aliénation, que la maîtrise de la connaissance est perdue – la
révolution a été la perte de la maîtrise de la connaissance –, et qu’il
n’y a donc pas de danger à laisser les pauvres participer à la
connaissance. Au contraire, l’accès des pauvres, des ignares et des
dilettantes à la connaissance étend la perte de maîtrise tout en
conservant sa fonction de discriminateur social.
Dans le monde où l’Université est libérée de la tutelle de l’Eglise, la
connaissance devient une immensité sans limite connue, et un obstacle
pour le but. Dans la connaissance conservée, on perd le but de la
connaissance et la connaissance du but. Et la connaissance qui servait à
comprendre le monde est devenue un monde, mais un monde
incompréhensible, absurde et décalé par rapport au projet de l’humanité
esquissé dans le débat de rue. La seule tentative pour maîtriser
l’explosion de pensée de la révolution française avait été proposée par
un Hegel subjugué, sous sa forme de « savoir absolu », indépassable. Au
moment de l’explosion de pensée qu’a été la révolution russe, la
connaissance, même sous sa forme de « savoir absolu », a explosé à
nouveau, irrémédiablement, mais pas par une attaque frontale, plutôt par
une série de fissures, conséquences de pensées non constatées qui ont
créé des crevasses visibles entre la vérité théorique et la réalité.
C’est là qu’est née la nécessité de cette Erkenntnistheorie qui a occupé
et inquiété tant de Cassirer.
Il s’agit désormais de colmater la structure de la connaissance en
expansion hors de contrôle, de hiérarchiser les étages et d’éclaircir
les entrées de ce grand ensemble de pensée congelée, pulsante pourtant,
branlant dangereusement sous ses invisibles poussées. Il s’agit de
policer la connaissance, et il s’agit de la sacraliser à nouveau. La
fascination pour ce Moloch insatiable en train d’exploser caractérise
les bâtards du savoir absolu de Hegel. Alors que la partie orgueilleuse
de la connaissance, celle qui multiplie triomphalement les acquisitions
de constats, s’est concentrée dans les sciences exactes autour de ses
deux spécialités leaders, la physique et les mathématiques, se constitue
toute une partie de l’anxiété de la connaissance, qui travaille
fiévreusement à ranger, ordonner, disposer, éclairer à sa manière et
selon ses intérêts le grand château de sable. Lorsque les orgueilleux
physiciens finissent par rencontrer l’angoisse du sens, et lorsque les
spécialistes de l’exégèse que sont les néophilosophes prennent
connaissance des invraisemblables constats des physiques relativiste et
quantique, naissent même des théoriciens de la connaissance, état-major
spécialisé dans l’élucidation et la garde inquiète du grand magot. Les
principales néophilosophies du début du XXe siècle, néophénoménologie et
pseudo-philosophie analytique en tête, sont issues de cette
consolidation, par la spécialité, de l’Erkenntnistheorie.
Il s’agit, pour ces nouveaux spécialistes de la connaissance, de
confirmer la connaissance dans le rôle central de la pensée humaine.
Mais il s’agit d’affirmer cette prééminence en niant d’une part que la
connaissance est elle aussi aliénable et aliénée, donc en affirmant son
invariance et sa certitude, en postulant son immobilité et sa valeur, et
en occultant d’autre part que cette connaissance aurait un but qui lui
est extérieur. C’est bien ici la conception mercantile, la conception du
magot qui l’emporte : la connaissance est vue et vécue comme une
accumulation de connaissances, et un constat qui vient bousculer
certaines d’entre elles change l’une d’entre elle, puis, par conséquent,
celle qui est derrière, puis par une sorte de réaction en chaîne
d’autres connaissances qui viennent encore derrière, mais chacune des
réactions de la chaîne est moins forte selon la distance à l’impact de
sorte que l’ensemble lui-même n’aura subi, par une contradiction
pourtant fondamentale, qu’un imperceptible replâtrage local. C’est comme
si on jette une pièce d’or sur un tas de pièces d’or : les premières
glissent, celles qui sont plus loin tremblent, mais le tas reste un tas
de pièces, seulement augmenté. Et, dans cette conception, le magot est
vraiment Moloch dans le sens où même une critique de la connaissance,
comme celle de cet ouvrage, peut être intégrée dans la connaissance,
sans même que le changement ne se voie, puisque la critique de la
connaissance peut être elle-même considérée comme une connaissance.
Ainsi, toute la théorie de la connaissance du début du XXe siècle se
positionne maintenant dans la consolidation de la connaissance,
c’est-à-dire dans sa conservation, dans sa réorganisation, dans son
culte. Il ne s’agit même plus du rapport de la vérité à la réalité, il
s’agit de méthodologie, il ne s’agit pas du contenu de la connaissance,
il s’agit de sa mise en forme, il ne s’agit pas du mouvement de la
connaissance, il s’agit de garantir son immobilité, il ne s’agit pas du
désir insatiable de l’être accompli, il s’agit du fétichisme d’un avoir
possédé. Il faut d’abord déterminer qui a accès à la connaissance et
comment, ce qui veut dire : selon quel ordre de prééminence faut-il
organiser la queue. L’enseignement, qui distribue la connaissance selon
des règles qu’il s’agit aussi de fonder, doit devenir capital et
s’étendre à tous, même aux pauvres, même aux gueux. Le rôle de
l’Université, alors à son apogée, est magnifié par ces universitaires
qui théorisent ainsi cette connaissance sans projet. La théorie du
common sense, par exemple, est l’affirmation que si la connaissance est
faite par des spécialistes, ce qui est évidemment hors de discussion
pour ces spécialistes de l’archivage et de la méthodologie, la
validation de la connaissance doit appartenir, au moins dans une
certaine mesure, aux ignares. C’est le même principe que celui de la
souveraineté du peuple dans les pseudo-démocraties gestionnaires : si
l’ignare comprend, valide et utilise une connaissance, alors cette
connaissance est universelle. L’ignare pose la limite de la
connaissance, et il a un droit de peuple souverain en dictature
démocratique : être libre un jour tous les quatre ans, jour de vote, en
échange de l’obligation morale de participer, parce que sa
participation, même passive – sa collaboration –, permet aux
distributeurs de démocratie de parler au nom de l’humanité entière.
L’ignare valide la connaissance, en supplétif, sans y avoir d’autres
accès que les bénéfices fort indirects promis par la hiérarchie du
savoir.
De même, à travers de rigoureux mécanismes d’élucidation de ce bien
commun dont la congélation et l’augmentation arithmétique sont devenues
l’idéal, nous allons pouvoir donner du sens à la pensée. Cette
inversion, qui fait passer la détermination du sens du but au moyen, et
qui est affirmée comme une évidence dans toute la pseudo-philosophie
analytique, est typique de cette même perte de la connaissance qui
angoisse et justifie tant toute cette réflexion séparée sur la
connaissance. La consolidation, puis la conservation de la connaissance
alors deviennent le but de la connaissance sous une forme qui paraît but
extérieur : donner des règles, donner un « sens » à l’humanité, où le
sensé devient synonyme de logique, comme dans la langue courante. Ce
serait à partir de la logique formelle, celle qui contourne prudemment
la logique de Hegel, à partir de la structure de la connaissance, à
partir d’une phénoménologie qui contourne prudemment la phénoménologie
de Hegel, que se formuleraient des objectifs pour l’humanité, si elle en
a. Car, à partir de la connaissance, il s’agit seulement d’imposer des
comportements et des façons de penser, sans but, puisque le moindre but
humain va au-delà de la logique. Et les buts se développeront
d’eux-mêmes, à l’image de ce loisir middleclass perçu comme récompense
et liberté ultime au-delà de ce qui, dans la middleclass, reste
l’essence de la vie, le travail.
Comme ils prennent la connaissance pour l’esprit, et la conservation de
la connaissance pour son but, ces théoriciens ont fait de la
connaissance le centre de leur théorie. Parce qu’elle est le référent
des consciences, ils croient que c’est la médiation universelle. Et
parce qu’ils croient qu’elle est le monde, ils la confondent avec leur
société idéale, qui n’est qu’une version rationnelle, étroite et
universitaire de l’enfer. Présumée infinie et éternelle parce
qu’incontrôlable par chacune de leurs petites têtes à l’orgueil
hypocritement dissimulé, ils veulent la hiérarchiser en plaçant leur
guilde en plein désarroi au sommet, ou au centre, ils veulent la policer
en imposant des clarifications unilatérales, et ils veulent imposer leur
façon de penser, à la recherche d’une méthode simple et universelle, qui
surtout portera leur nom. C’est peut-être surtout parce qu’il a un nom
différent du leur que Hegel n’a pas suffi aux penseurs du XXe siècle.
c) Connaissance et
certitude La
connaissance, hypothèse sur l’esprit, est un moyen de mettre en œuvre le
projet de l’humanité. Elle est une méthode possible de réutilisation
projective de constats. Ne serait-ce que par sa nocivité en tant
qu’obstacle à l’esprit, cette hypothèse mérite d’être reconsidérée. En
tout cas, la place relative de son utilité et de son usage nécessite
urgemment d’être précisée par une assemblée générale du genre humain.
Nous sommes tellement habitués à l’idée que la connaissance est un bien,
sans défaut, que même de lui prêter une quelconque nocivité nous paraît
inouï, voire pervers. N’est-ce pas là le discours des obscurantistes, de
la fermeture, de la tyrannie ?
C’est la philosophie classique, avec Descartes, qui en premier marque
une différence qualitative entre « argumentation » aristotélicienne,
avec pour critère de validité le vraisemblable, et « démonstration »,
qui donne la certitude, et même l’évidence. Cette ligne de partage qui
instaure la certitude, et parfois l’évidence, comme critère de
connaissance est le bastion sur pilotis sur lequel s’est élevée toute la
connaissance actuelle. Son pendant négatif, le doute méthodique à cause
duquel Descartes passait pour un sceptique, est bien plus le
faire-valoir de la certitude, un dogmatisme radical. Depuis, à chaque
explosion d’aliénation, les exigences de certitude sont renforcées,
comme autant de défenses de la conscience attaquée.
Une des principales nécessités du parti de la conservation est de ne
laisser aucun doute, non seulement à ce que la certitude soit un critère
de connaissance, mais à ce que la connaissance soit un critère de
certitude. Non seulement chaque connaissance doit pouvoir servir de base
solide, indiscutable et fondatrice, comme l’atome dans l’atomisme, à ce
qui peut être construit, nommément le projet, mais la connaissance en
entier doit apparaître comme quelque chose de sûr, comme l’unité
indéfectible sur laquelle repose toute la pensée.
Or, c’est du constat que part la connaissance. On confond souvent le
contenu du constat avec l’objet du constat. Le constat est déjà une
transformation de ce qui est constaté, il modifie ce qui est constaté,
notamment en donnant une extension à ce qui est fini. Un fait fini
trouve un prolongement dans le constat du fait – et n’est donc plus
fini, ce qui est d’autant plus capital qu’il n’existe aucun fait hors du
constat. De plus, le constat du fait est soumis à la subjectivité du
constatant, et à de multiples circonstances, toutes étrangères au fait,
qui tendent à lui donner sa forme constatée, au détriment de ce qui
constitue le fait. Le constat est donc toujours une opinion, une
hypothèse, rien de sûr.
C’est pourquoi la dernière opération de la phase constateuse de la
connaissance est en même temps la première opération de la phase
conservatrice. C’est la vérification théorique du constat. Cette
vérification est censée valider ou invalider le constat. Si le constat
est validé, théoriquement, il est considéré comme sûr. C’est sur cette
certitude qu’est construite la certitude de la connaissance.
Mais, dans son principe, la vérification théorique est une régression
infinie, ce qui signifie qu’elle n’aboutit pas. La certitude qu’on
attribue à une connaissance n’est donc pas une certitude absolue, et
même pas toujours une certitude relative. C’est une certitude proclamée.
Le mode de vérification est ici décisif. Le pouvoir qu’avait acquis
l’Université au point de l’amener au faîte de sa grandeur au début du
XXe siècle était précisément celui d’une instance qui valide la
connaissance. C’est dans cette garantie de certitude approximative que
la cooptation était devenue une méthode efficace dans la société
gestionnaire. Dans tous les domaines, quelques spécialistes cooptés
délivraient selon des modalités parfois collégiales, souvent très
hiérarchisées, des certificats de certitude.
La certitude de la connaissance, la « science », est restée une arme
solide, un pouvoir pratique contre ceux qui n’ont pas la connaissance.
Elle permet de filtrer le débat : les valideurs officiels décident de
ceux qui peuvent participer au débat, et de ce qui sera débattu. C’est
pourquoi l’archaïque entretien d’une connaissance individuelle, d’une
espèce de puits où, chacun pour soi vient se servir d’un surplus mental,
a continué de dominer le lieu commun de la connaissance. Même
aujourd’hui, alors que l’aliénation a visiblement attaqué de nombreux
secteurs de la connaissance, son rôle de garant de la conscience
individuelle reste intact, davantage même pour les ignares que pour les
dilettantes, et davantage pour les dilettantes que pour les
spécialistes, qui continuent d’entretenir leur autorité en dissimulant
leurs propres doutes sur la certitude de leur savoir.
En effet, l’autorité du savoir comme arme de pouvoir a été tellement
convoitée que les patriarches des spécialités universitaires qui la
détiennent ont vu leurs donneurs d’ordre s’immiscer dans leurs
compétences au nom de leurs propres finalités concrètes. Dans
l’entreprise, et dans le monde du travail en général, une partie de
cette autorité s’est transposée, non sans usurpations ; mais c’est
surtout l’ingérence profonde de la diffusion dans la connaissance qui a
permis à une catégorie de dilettantes de devenir des autorités du savoir : les informateurs. On a là un développement typique de la pensée
gestionnaire : étendre le territoire, c’est diluer le principe pour le
conserver ; étendre la connaissance, c’est en diluer l’autorité pour la
conserver ; usurper et fonder des spécialités, c’est mettre en cause la
certitude de la connaissance pour l’affirmer. C’est la méthode
dogmatique initiée par Descartes.
Lorsque les conservateurs décident de la connaissance, la nouveauté est
brimée. Les conservateurs ont tendance à ne valider que les
connaissances qui correspondent à leurs présupposés et à ne plus valider
en fonction du projet de l’humanité, mais de leurs méthodes. La dispute
sur les méthodes du savoir a largement pris l’ascendant dans notre
société à mobilité freinée sur la dispute sur le devenir de l’humanité.
Du formalisme extrême qui domine la gestion de la connaissance naissent
des contrôles policiers de la mémoire – qui reste l’outil clé de la
conservation – et des inféodations du savoir à la langue, comme l’usage
non critique de l’étymologie par exemple, ou comme si on voulait
interdire de comprendre des gestes, des images, des musiques ou des
rites, des techniques semi-conscientes, comme savoir marcher à vive
allure dans une foule sans heurter les autres, auxquelles la parole,
comme police de la connaissance, n’a pas eu accès. Et, inversement, les
constats proposés à ces propriétaires de la connaissance ont tendance à
viser davantage la validité formelle que la nouveauté dans le monde, et
que la capacité à soutenir un projet.
Il est devenu impossible d’avoir une vue d’ensemble de la connaissance
en entier, surtout quand elle est vécue comme une somme de certitudes et
de sciences construites sur ces certitudes. Non seulement le contenu de
la connaissance, dont l’unité d’ensemble est perdue depuis la mort de la
philosophie, mais la connaissance en tant qu’abstraction, en tant que
généralité, se sont à ce point diffusés dans le particulier qu’ils nous
échappent, divisés dans les isoloirs de la conscience. Cette perte de la
notion qui vise la totalité renforce la conservation. L’idée comme quoi
la connaissance est la base certaine et solide de l’humanité, petit îlot
amené à s’étendre selon la multiplication des constats dûment contrôlés,
s’est étendue à son tour. On « gagne » de la connaissance, mais sur quoi ? Morcelée et partiellement confiée à l’autorité de l’information, dans
sa vision thésaurisatrice, la connaissance devenue atome positif de la
certitude dissimule de mieux en mieux ce qu’elle représente, et qu’elle
pourrait contribuer à réaliser : l’aliénation, qui est l’esprit échappé,
c’est-à-dire tout l’esprit. Tant que la connaissance sera opposée à
l’ignorance, et non à un mode de pensée exempt de certitude et de doute,
le détour conservateur de la connaissance ralentira ou même égarera
l’humanité dans la recherche de son but.
Car si la connaissance se situe au carrefour de la conscience et de
l’aliénation, l’aliénation a beaucoup plus gagné dans la connaissance
depuis deux siècles que la conscience. Les anciennes castes qui
gardaient la connaissance gardaient aussi l’équilibre entre conscience
et aliénation. On savait alors éviter l’augmentation trop rapide, mal
digérée de connaissance ; et, en interdisant des connaissances, on
gardait prudemment la maîtrise d’un magot pas complet, certes, mais pas
trop vaste, et dont le mouvement, lent et lourd, était contrôlé. Depuis
que les valets ont ouvert la connaissance à l’illimité, la certitude
n’est plus qu’une pose qui soutient des lambeaux d’un territoire bien
trop vaste, qui fuit à grande vitesse et ridiculise chaque jour la
certitude dogmatique qu’est la science.
Et ce n’est pas seulement parce que des dilettantes se sont infiltrés
dans la validation de la connaissance que celle-ci a perdu et sa sûreté
et sa fermeture. L’augmentation quantitative de la connaissance, presque
aussi considérable en proportion que celle de l’aliénation, révèle la
faillite d’une véritable interdisciplinarité, qui était encore le
fantasme angoissé de l’Université en rapide expansion du début du XXe
siècle, et pas seulement chez Mach. Les spécialistes paraissent souvent
plus démunis que les dilettantes dans l’évaluation de leur spécialité.
L’hypertrophie de la connaissance, presque entièrement figée dans une
conservation peureuse et dans l’assurance bornée de cet atomisme dont la
connaissance serait l’atome, l’a rendue opaque à la conscience, mauvais
tour, et contribue à la nécessité d’une connaissance dilettante, moins
lourde, plus mobile, mais aussi moins exacte, et qui peut à son tour
devenir dangereuse par son approximation et par l’autorité qu’elle tient
de la publicité. La détermination de raccourcis fondés – dont la
renonciation à la certitude de la connaissance et le rappel relativiste
pour chaque connaissance – va devenir une des allées principales de la
compréhension nécessaire à la réalisation de l’humanité. |
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La fin de la connaissance
est le projet. Autant dans l’acception de finalité que dans l’acception
de fin pratique, la connaissance aboutit à sa fin, au projet. La
connaissance n’a pas d’utilité propre, en soi, c’est le projet qui lui
donne son sens. La connaissance n’est pas un but, mais un moyen : il n’y
a de connaissance que pour quelque chose. Si la connaissance dépasse son
projet, alors c’est que le projet n’a pas été réalisé. Mais l’humain ne
sait pas envisager de projet sans constat, et sans réutilisation de
constat. Sans connaissance, il n’y a pas de projet. Car le projet est
l’expression d’insatisfaction devant ce qui est constaté, la
proclamation d’insuffisance du constat.
Finir la connaissance est donc un préalable de la réalisation du projet.
Ou, plus exactement : la connaissance est une émanation du mouvement de
la pensée consciente dans la pensée en général ; si ce mouvement se
dissout ou est supprimé, alors soit l’humanité a réussi à entreprendre
son dernier projet, sa réalisation, soit elle a plongé dans sa
catastrophe ultime.
Dans le projet, la connaissance s’est maintenue grâce à une sélection
des constats, et à des techniques de conservation. La ressusciter est
plus difficile. Se servir de la connaissance pour réaliser nécessite
d’abord de retrouver la connaissance adéquate, la reconnaître, et de
l’adapter au projet. Parfois, un projet se construit à cause d’une
connaissance particulière, nouvelle. Mais la plupart des constats utiles
à un projet sont tirés du stock de connaissance. Il s’agit alors de
retrouver ceux qui correspondent, soit par leurs principes, soit par
leur contenu, soit par hasard, soit même par association, parce que la
reconnaissance est aussi une modification des constats stockés.
A travers la mémoire, individuelle ou assistée, de cette non-conscience
stockée en réserve, remonte souvent un constat qui a lui-même changé,
sans que nous le sachions. Car le contexte, car tous les outils
cognitifs, par exemple la langue, peuvent changer dans l’intervalle
entre la validation du constat et sa reconnaissance, transformant le
sens du constat, c’est-à-dire lui laissant supposer un but différent que
celui qu’il semblait proposer au moment de sa mise en stock. Sans le
savoir, nous avons appris à manipuler notre mémoire de sorte à corriger
l’aliénation de nos constats conservés, et même parfois à réorganiser
des galeries entières de constats, selon la réorganisation du monde
autour de nous. Le constat de connaissance réutilisé est d’autant moins
sûr qu’il est construit sur le dogme de la certitude. C’est souvent une
connaissance faussée qui fera échouer un projet ; et c’est très rarement
le constat qui est tiré d’un tel échec.
En général, dans le projet, il y a de la nouveauté, et la connaissance
conservée se comporte comme ce qui est contraire à la nouveauté. Les
projets qui valorisent le plus les constats de connaissance sont en
général ceux dont l’ambition de changement et de nouveauté est la moins
grande. Cela dit, il faut quand même rappeler que de la langue, au geste
appris, en passant par l’usage d’outils et par les schémas
intellectuels, chacun d’entre nous utilise des dizaines de constats de
connaissance ne serait-ce que dans le projet d’un déplacement, par
exemple. Sans relâche, en tant que consciences séparées qui forment des
projets non communiqués, et en tant que discours public qui annonce des
projets à d’autres, nous sollicitons nos mémoires, qu’elles soient
informelles ou formalisées socialement, voire collectives. L’activité de
reconnaissance de constats est permanente.
Les constats reconnus ne sont pas toujours utilisés. Nous choisissons,
avec des procédures souvent très élaborées, impliquant de multiples
médiations, mais très rapides, parfois allant jusqu’à la vérification
théorique ou pratique, d’utiliser ou non un constat de connaissance,
selon sa pertinence par rapport aux conditions de projet, par rapport à
ses buts, par rapport à ses participants. Souvent, nous hésitons entre
plusieurs constats de connaissance. Là encore, nous trions, élaguons,
mais parfois aussi, recomposons, modifions, fondons ces constats qui, en
l’état, ne conviennent pas à nos projets.
Les projets les plus résolument tournés vers l’avenir tentent souvent le
recours le plus limité possible à la connaissance, qui parfois
réapparaît comme une revanche, comme une preuve de l’échec du projet.
Dans les projets de révolte, qui sont les projets humains qui portent au
plus loin le projet générique, la connaissance est souvent balayée à
cause de sa lourdeur, et des traits soumis qu’elle véhicule depuis ses
méthodologies fétichisées jusque dans ses contenus hypocritement
objectifs, de sorte que les « leçons » du passé n’ont que très rarement
servi. Le manque d’usage de l’argument, et du vraisemblable, par rapport
à l’exigence de démonstration, n’est pas étranger à cette désaffection
systématique, d’ailleurs si fortement dommageable. Cette absence de
prise en compte de l’histoire par ceux qui la font est bien connue, mais
déjà comptée, de manière non démontrable, comme une fatalité, qu’elle
n’est en aucun cas ; c’est seulement le goût de la connaissance relative
qui est perdue depuis la fétichisation de la démonstration rigoureuse.
Tant que la connaissance apparaît comme une corvée et une entrave de
conservateurs, la liberté reconquise tendra à la rejeter, comme
contraire à ses propres principes.
En principe, le projet anticipe sur la connaissance nécessaire à son
exécution. Heidegger le constate en ruminant Hegel : la grandeur du
présupposé donne la grandeur du projet. Le présupposé indique souvent
l’objectif à atteindre, et, en principe, à supprimer. Dans le projet, le
constat de connaissance agit comme un présupposé. Un projet est toujours
le fait de poser quelque chose de connu, de déjà constaté, et de lui
opposer ce qui le supprime. La nouveauté du projet exige même parfois
des connaissances qui n’existent pas encore, et qu’il faut donc créer à
partir de la projection. Lorsque la validation du constat se fait dans
la perspective du projet, la connaissance est un moyen d’aide à la
réalisation parmi d’autres, comme par exemple l’imagination, la libre
association, l’analyse ou la synthèse, le je-ne-sais-quoi. Il peut alors
advenir que la connaissance utilisée soit contestée : soit elle est
inadéquate, soit elle est dépassée, soit elle est incomplète. A ce
moment-là, la contradiction vient de la connaissance conservée, et elle
peut être très fertile au projet.
De nombreux projets, cependant, sont issus du magot de la connaissance,
et s’élèvent au-dessus d’elle comme une pyramide de cartes ou de verres
sous les mains d’un équilibriste. Ces projets empiristes et positivistes
sont les projets de la conservation. Ils réduisent l’horizon à des
déductions de la connaissance, et utilisent peu les qualités de
l’esprit, dont par exemple l’imagination, la capacité d’association, « l’intuition », le désir ou le rire. La prééminence de l’irrationnel que
Mach prêtait à l’origine de la connaissance – la véritable origine de la
connaissance est le projet, c’est-à-dire le besoin de s’attaquer à
l’insatisfaction – a irrité aussi bien Lénine que ceux qui se
réclamaient pourtant de Mach, comme Carnap. La connaissance est comme un
jardin français en bordure de la forêt du projet. Elle permet certaines
étapes du projet, elle est un sas de la conscience dans l’esprit. Mais
le projet des rigoristes et des formalistes au début du XXe siècle, de
transformer la forêt entière en jardin à la française, a fait rire la
paillardise, la truculence, l’intelligence et la rapidité d’esprit des
révolutionnaires de leur temps, et de l’époque qui a suivi.
Que la connaissance ne soit qu’une aide à la réalisation, qui est une
autre façon de dire projet, est une conception de plus en plus rare. On
la trouve encore fermement exprimée chez Bloch en 1975, qui proclame
l’incertitude de la connaissance (mais il semble que cette incertitude
soit seulement l’incertitude du constat) et finit par rappeler que la
connaissance n’a de sens que dans la praxis, c’est-à-dire dans une
réalisation, selon le célèbre mot de Engels, « The proof of the pudding
is in the eating ». Si, depuis le début du XXe siècle, la connaissance
paraît de moins en moins tributaire du projet, c’est l’étouffement et la
marginalisation du projet qui en sont la principale conséquence. Depuis
deux siècles, on assiste à un renversement : la connaissance n’a plus sa
source principale dans les projets, ce sont les projets qui deviennent
des appendices de la connaissance. C’est là une traduction de
l’infirmité gestionnaire dans le contrôle de la pensée qui explose,
l’aliénation.
Le projet est ce qui donne son mouvement à la connaissance. Magot
immobile dans la conservation, elle acquiert de la souplesse, et de la
relativité dans le projet, qui est sa vérité. Dans le projet, on pèse
les pierres précieuses du magot comme si c’étaient des projectiles :
nombre d’entre eux, impropres au débat, se dissolvent en poussière.
L’intérêt de la connaissance est défini par le but du projet. C’est la
modification que subit une connaissance entre le constat et le projet
qui est sa durée de vie, qui donne le sens de cette connaissance. La
connaissance n’a pas de sens en soi. Ce sens n’est pas non plus défini
par son objet ; mais c’est le projet qui la réutilise qui explique
comment et pourquoi une connaissance change. Et c’est parce qu’elle est
tirée de son immobilité conservatrice par le but du projet que la
connaissance est en mouvement.
Mais la connaissance utilisée comme troupe légère dans la guerre du
temps, voilà ce que contient l’avenir, sous la forme du projet. La
connaissance n’est alors plus que le substrat de la conscience, et comme
elle, ce substrat de la totalité s’aliène, bouge, se dément, et
s’oublie. Le débat sur l’humanité, qui est le préalable du projet,
utilise volontiers la connaissance, mais plutôt comme on utilise un
argument, c’est-à-dire avec de la rigueur, mais aussi avec des « notions » floues et changeantes qui environnent nos minuscules plages de
rigueur. Il est temps que le but, et le projet qui permet de le
réaliser, reviennent de cette folie rigoriste des conservateurs de la
connaissance, qui voudraient que la connaissance ne soit utilisée que
comme démonstration, et que la rigueur de la démonstration s’étende à
tout, ou alors que nous renoncions à ce que la rigueur ne peut encadrer.
Il est temps de nier cette certitude, et cette prétention à la
domination de la connaissance dans l’essence de l’humanité. Il est temps
de réaffirmer que, du point de vue de notre insatisfaction fondamentale,
c’est ce que nous ne connaissons pas qui nous intéresse. L’aventure
humaine, pour peu qu’elle veuille aller à son terme, doit résolument
s’engager dans la pensée non connue.
La critique téléologique de la connaissance est une expérience de pensée
au sens de Mach. Elle n’est évidemment pas une apologie de l’ignorance.
Il s’agit de montrer la connaissance comme un mode particulier de
pensée, désacralisé, utile dans un contexte donné, mais pas dans tout
contexte. La critique de la connaissance propose de retrouver un mode de
pensée sans certitude ni doute, un mode de pensée qui est celui de la
pensée où la conscience est seconde, l’aliénation, qu’il s’agit ainsi
d’être capable d’explorer. Le dilettantisme, tel qu’il est ici présenté,
répond en partie à une telle façon de vouloir rendre la pensée fluide.
Car ce dilettantisme, qui argumente plutôt qu’il ne prouve, qui se sert
de la logique dans des circonstances particulières, mais sans fétichiser
sa perfection, admet et prend en compte la dégradation qui s’opère entre
le constat de connaissance et son utilisation dans le projet. Le
dilettantisme expérimental a plus le souci de la prise en compte de la
totalité que de l’exactitude du détail. Il choisit volontiers d’agir
dans les situations où la vérification théorique peut être supprimée.
Cette pensée construite qui revendique d’être informe pour être plus
vaste et plus fluide se veut une forme d’au-delà de la conscience, une
pensée dont la conscience est constitutive, mais dans laquelle la
conscience n’est pas l’essence. C’est une pensée qui signale à la
conscience la vanité, la fétichisation et la fonctionnalité de la
connaissance. Il s’agit, non pas de supprimer la connaissance, mais de
lui rendre une place plus modeste, celle d’allié puissant mais non
nécessairement décisif, dans l’élaboration du projet. Les alliés seront
sur les ailes de notre formation de combat, et nous connaissons leur
versatilité. Mais cette versatilité, il n’y a pas lieu de s’en méfier :
elle n’intervient qu’au moment de la défaite, et si notre attaque
échoue, peu importe que la connaissance se retourne contre nous.
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a) Fascination pour la
connaissance Cette
extension de la connaissance jusqu’à ce qui n’a pas de limite est un
penchant de la philosophie qui n’a pas été critiqué, mais repris avec
enthousiasme par les spécialistes des sciences dites exactes, par toute
la néophilosophie, qui a contribué à promouvoir cette hypertrophie, et
même par la théorie qui se voulait « révolutionnaire ». Du spécialiste à
l’ignare, en passant par le dilettante, la connaissance a été sacralisée
dans tous les domaines que la conscience pouvait prendre pour objet. A
la surface de cette unanimité positive, il y a une fascination pour ce
concept singulier parce que ce sac à dos de la conscience apparaît comme
pouvant contenir toute la pensée. Mais au fond du fétichisme de la
connaissance, il y a l’avantage qu’elle confère dans une société qui
l’idolâtre dans les disputes d’intérêt. Car la connaissance est
principalement un outil de division entre les humains. Cet outil marque
des différences et des territoires, confère de l’autorité et son cortège
de places honteuses et de titres, justifie des discriminations et des
choix, justement lorsque le débat entre les humains est suspendu ou
écrasé. Plus les conservateurs peuvent empêcher le débat sur l’humanité,
plus la connaissance sert d’arme dans les disputes. Et, en effet, en
tant qu’arme, la connaissance sert et structure la conservation.
La fascination conceptuelle vient de ce que la connaissance est le terme
qui scinde et qui médiatise le sujet et l’objet. La connaissance permet
la différenciation entre le penseur et le pensé. Mais ce qui est
proprement fascinant, c’est que la connaissance, vue depuis le sujet,
est à la fois ce qui effectue l’opération de différenciation et ce qui
est différencié, le moyen et le but, le doigt et la lune. Et par là, la
connaissance devient, logiquement, la connaissance de soi, non seulement
ce qui est émis par je ou soi, mais je ou soi-même. De sorte que nous
obtenons, avec le concept de connaissance, un domaine, statique,
atteignable, détouré, où une conscience aiguisée peut différencier
autant que sa capacité le lui permet. Vient ensuite, compris dans la
même notion, le mouvement de l’esprit qui va vers ce territoire, et la
connaissance devient ici une arme redoutable, un accident qui arrive au
monde, c’est-à-dire à notre représentation de la totalité. Et pour
couronner le tout, ce mouvement ramène celui qui pense dans le
territoire statique, c’est-à-dire que la pensée, qui est le mouvement,
et le penseur, qui est le sujet, deviennent eux-mêmes objets de
connaissance, deviennent eux-mêmes connaissance.
Il y a ensuite une fascination pour la dualité extrême que permet la
connaissance, et qui est une dialectique entre l’individu et le genre.
En effet, le mouvement de la connaissance – scission entre sujet et
objet, territoire statique de l’objectivité, mouvement de la
subjectivité vers l’objectivité et réconciliation de la subjectivité
dans l’objectivité en mouvement – semble s’appliquer aussi bien si on
considère la connaissance du point de vue de l’individu, de la
conscience, ou si on la considère du point de vue de l’esprit, du genre
humain en entier. La connaissance est une des rares notions, dépendante
du sujet, qui fonctionne indifféremment que le sujet soit une personne,
occupée par des expériences quotidiennes, ou qu’il s’agisse d’un groupe,
voire du groupe sujet le plus grand imaginable, l’ensemble de
l’humanité, occupé aux spéculations les plus vastes, par exemple son
accomplissement. La connaissance s’applique de la même manière pour un
sujet particulier, unique, concret que pour une généralité agissante,
indistincte, abstraite. C’est le même « connaître » quand quelqu’un
affirme « je connais le piano de mon voisin » que quand il est dit « l’humanité ne connaît pas son destin ».
La notion et le fait sont également des contraires découpés et unis par
la connaissance, qui est à la fois notion et fait. Cassirer fait
remarquer que le principe de fond de la synthèse a priori kantienne est,
selon Hegel, ce rapport entre notion (il utilise le terme de concept) et
fait. « Le “miracle de l’Erkenntnis” consiste justement dans la
conception générale du factuel » (15), ajoute ce néokantien lorsqu’il
veut démontrer que Hegel, par rapport à la connaissance, serait
fondamentalement kantien. De même, la question de la connaissance a
divisé autour d’une même table ceux qui pensent que l’origine de la
connaissance est la pensée, et ceux qui affirment qu’elle est dans
l’extériorité à la pensée, ce qui ramène, dans la connaissance, la
grande ligne de rupture entre idéalistes et matérialistes. Coupant cette
ligne, la connaissance s’avère terrain de bataille entre empiristes, qui
affirment que la connaissance est le résultat de la seule expérience, et
rationalistes, qui soutiennent que la connaissance se forme d’abord dans
la raison et ses principes.
b) Connaissance et savoir
Connaissance et savoir sont aujourd’hui différenciés selon les écoles de
pensée qui utilisent ces termes. A la connaissance, par exemple, on
niera la nécessité de l’intersubjectivité, ou on exigera qu’elle
contienne de la nouveauté, ou on l’assimilera à une réflexion sur
l’expérience. Mais au fond, ce sont les Anglais qui ont le mieux résumé
ce qui nous intéresse : ils utilisent le même mot pour connaissance et
savoir. Knowledge nie toute différence entre connaissance et savoir.
Cet amusant dédain ne nous exonère pas d’une explication de cette
différence maintenue en français (connaissance, savoir) et surtout en
allemand (Erkenntnis, Wissen), puisque c’est en allemand que l’Erkenntnistheorie,
surgie au début du XXe siècle, étendra son ombre bien au-delà des
nécessités de son apparition.
C’est le savoir qui, d’abord, est arrivé à un absolutisme indépassable
avec le savoir absolu de Hegel. De savoir, Wissen, dérive science,
Wissenschaft. Le savoir est l’aboutissement conjoint de la philosophie
allemande et des sciences exactes. Le principal courant de pensée sur
lequel s’appuie le rejet de l’ensemble de la philosophie de Hegel, celui
des spécialistes des sciences dites exactes, est comme lui fétichiste de
Wissenschaft et donc de Wissen. La critique du savoir absolu, comme
aboutissement religieux, et même de tout savoir relatif, comme du bien
moral, est donc exclue par les deux principales spécialités de la pensée
dominante du XIXe siècle, la philosophie, qui atteint son zénith, et la
physique, qui prend son envol.
C’est pourquoi un néokantisme doit exhumer une Erkenntnis préhégélienne
au début du XXe siècle. Les différentes fascinations pour ce qu’est le
savoir ou la connaissance nécessitaient qu’on utilise le contenu du
concept de savoir. Mais il fallait alors expliquer pourquoi on le
faisait d’une manière différente de Hegel. Il était plus facile de
changer de mot, de s’appuyer sur Kant, plutôt que d’entamer une critique
de Hegel. Cette « connaissance »-là, qui n’est d’abord qu’une humble
reconnaissance (Erkennen signifie aujourd’hui reconnaître en allemand
courant), a subi, depuis, une hypertrophie similaire, dépassant très
largement le rapport initial du sujet conscient vers l’objet pour
devenir une sorte de réduction suffisante du savoir absolu. Mais cette
Erkenntnis, connaissance, ne se distingue au fond de Wissen, savoir, que
parce que le savoir absolu de Hegel était à la fois inadmissible et
incritiquable.
L’Erkenntnistheorie est fondamentalement, en théorie, une technique du
contournement de Hegel : comment parler du savoir, et même du savoir
absolu, en parlant le moins possible de Hegel, c’est-à-dire du rapport
entre savoir et totalité. L’archétype du contournement de Hegel sera la
pseudo-philosophie analytique, qui est allée plus loin dans l’impudence : les théories de la logique issues de cette école de pensée, qui met la
logique au centre de la connaissance, ne mentionnent jamais Hegel, comme
si Hegel n’avait pas proposé une ‘Science de la logique’. Si avec « Erkenntnis », on était encore obligé de recourir à un synonyme, afin
d’éviter le philosophe qui a fini la philosophie, avec « logique », les
contourneurs ont pris d’autres aises. Ils signent ainsi la première
époque qui verra disparaître le débat parmi ceux qui possèdent la
connaissance. Avec la logique, le contournement apparaît comme le refus
de débat, et ce refus de débat est rendu acceptable par l’abondance et
l’éclatement de pensées : le système de Hegel est noyé dans l’aliénation
ambiante, c’est ce qui a permis à la logique formelle d’éviter la
confrontation avec la logique hégélienne.
Les langues reflètent la complexité si fertile du terme de connaissance : en français « la » connaissance désigne, en appui sur l’étymologie, le
moment du constat initial, « avec la naissance », naître avec ; en
allemand, il y a une différence entre la connaissance populaire (Kenntnis)
et la connaissance universelle, érudite, ou autoritaire, qui se dit
reconnaissance (Erkenntnis), mais qui se traduit, en français, par
connaissance. Les deux moments actifs de la connaissance, celui du
constat et celui de la réutilisation du constat sont, dans cette langue,
scindés entre le langage populaire et le langage théorique. Et la
traduction courante française ramène ce qui est dénommé comme étant la
phase de la réutilisation à la phase du constat.
c) Courants de pensée
néophilosophes Les deux
principales tentatives de doter la pensée en expansion subite d’une
nouvelle façade, les deux principales tentatives de contenir en façade « philosophique » l’explosion de la pensée des révolutions française et
russe, les deux principales tentatives de s’interroger sur la façon, sur
la manière, sur la forme, sont la néophénoménologie, et la
néophilosophie dite analytique. Il y a, dans ces deux approches sur
comment aborder cette montagne qui nous échappe, un acharnement, une
détermination farouche, une fermeture par rapport à toute démarche
autre, que le but ne justifie plus, et c’est sans doute ce qui a tant
contribué à ce que ces théories restent des théories de spécialistes,
avec de petits fan-clubs de dilettantes, qui parfois se dissolvent au
rythme des nouvelles modes intellectuelles, parfois au contraire
s’enracinent dans des postures défensives, bien après que la théorie
qu’ils soutiennent en connaisseurs qui se croient privilégiés a perdu
toute crédibilité parmi les spécialistes mêmes.
Ces deux démarches ont d’autres points communs. La vérité reste un
critère central et, d’ailleurs, la sincérité de leurs théoriciens
fondateurs, Husserl pour la phénoménologie, et Russell pour la
philosophie analytique, semble hors de doute, comme l’attestent
d’ailleurs leurs revirements et hésitations, leurs réorientations en fin
de vie. Ces deux tentatives sont aussi caractérisées par la croyance
profonde dans le scientisme, et notamment la fascination pour les
mathématiques, qui les range dans l’air du temps et dans l’enclos
universitaire, comme toutes les démarches qui ont cru que les
mathématiques sont autre chose qu’un jeu de suppositions abstraites, et
qui ont voulu procurer à cette gymnastique mentale un fondement dans la
réalité.
Phénoménologie et philosophie analytique du début du XXe siècle ont
surtout en commun leur prétention à la couverture absolue qu’offrirait
leur méthode, présupposé qui est certainement leur erreur d’analyse la
plus flagrante et la moins analysée, et qui rejoint en cela
l’insupportable étouffement par le système, tel qu’on peut le déplorer
chez Hegel aussi. On pense ici accéder à la totalité, au contenu, en
partant du détail, et de la forme, c’est-à-dire qu’on ambitionne, par
une méthode d’approche, réintégrer l’aliénation dans la perception
accessible à l’individu. Si le vieux rêve hégélien de la maîtrise de la
pensée par l’individu a été démenti, ce n’est pas dans la théorie, mais
par l’action non théorisée de l’humanité qui a creusé à tel point
l’écart entre le genre et l’individu que cette maîtrise n’est plus un
problème d’individu. Lorsque Husserl, et Russell, essayent de ramener
cette maîtrise dans la méthode, ils ne critiquent pas la métaphysique de
Hegel, ils partent des mêmes prémisses qu’elle, pour échouer en retrait
de cette autre méthode qu’était la dialectique. Comme ces successeurs
dans la pensée universitaire, Hegel voulait encore montrer le mouvement
réciproque et l’unité entre contenu et méthode ; plus modestes en moyens
mais pas en ambition, les théoriciens du début du XXe siècle suppriment
le contenu (qui semble au moins partiellement identifié comme la
métaphysique, et diabolisé), et se retranchent dans un discours sur la
méthode avant tout qui, évidemment, balise aussi peu l’ensemble que le
plan de l’architecte recouvre ce qu’est une maison. Car le plan de
l’architecte ne contient qu’en partie le projet de la maison ; et ce que
l’architecte ignore du but de la maison ressemble à ce que le
journaliste ignore de l’histoire quand il encastre des faits d’un
rapport quotidien au suivant : le sens, ce messager ailé du but, dicte
la méthode, et non l’inverse. C’est pourquoi la recherche initiée par
Husserl, et celle développée par Russell, sont marquées par la certitude
formaliste issue des mathématiques et la tentative d’une sorte de
méthodologie invariante et incontestable, qui pourrait servir de socle à
toute compréhension. Mais quand vient la sagesse, une demi-vie plus
tard, la méthode proposée avec arrogance ne suffit déjà plus.
Dans ces paris méthodologiques, qui nécessitent non seulement d’être
installés, mais ensuite d’être renforcés, soutenus, imposés parfois, se
manifeste l’un des maux principaux du siècle, la perte du contenu. Déjà,
avec le soin presque méticuleux avec lequel Hegel construit sa
dialectique, plus appliqué parfois à la cohérence de ses triades qu’au
contenu qu’il a pris pour objet, la génération de sens, la richesse
ouverte à travers leur détermination en objet, se perd dans les
nécessités trop rigides du cadre. Sans doute, Hegel était attentif à
cette limite imposée par le cadre à ce qu’il encadre ; mais, dans le
choix général entre la nécessité d’encadrer et la liberté du contenu qui
non seulement peut mais doit transcender le cadre, il a tranché en
faveur du cadre. Si bien que la forme devient le fond, la dialectique
devient le contenu, ce qu’assurément elle n’est pas. Chez les penseurs
du XXe siècle, encore plus affolés, à juste titre, par les débordements
de plus en plus redoutables des contenus hors des cadres, la priorité
est donnée à la méthode qui régule les formes ; le débordement n’est pas
perçu comme une opulence du contenu, mais comme une faiblesse du cadre,
de la forme, qu’il s’agit donc de resserrer. L’empirisme si triomphant
en physique est la principale justification de cette généralisation d’un
formalisme qui se construit à partir du particulier, pour s’élever au
général.
Que ces écoles fondatrices de méthodologie soient restées si médiocres
dans leur rayonnement tient aussi à la pénurie de petite flamme
irrationnelle capable d’incendier le monde, et qu’on appelle parfois la
vie. Ce sont des systèmes ennuyeux et morts, des constructions
formalistes où toute la sève s’est épuisée dans les échafaudages, si
bien qu’il ne reste plus de désir quand ils abordent ce qui fait frémir : l’inconnu ou l’absurde, l’irrationnel ou l’émotion, l’aliénation et
tout ce qui, plus généralement, a trait à l’expérience qu’on ne peut pas
constater. Alors que chez Hegel, le goût du danger, et le plaisir de la
pensée échevelée arrivent justement à un certain terme dans ce mariage
liberté égalité fraternité du fond et de la forme auquel il aboutit, la
néophénoménologie et la pseudo-philosophie analytique, en allant au-delà
de cette limite invisible qui était un équilibre miraculeux dans la
philosophie, ont perdu au passage le fondement même de toute méthode,
qui n’est jamais qu’un serviteur chargé de contenir la profusion de
l’imprévisible, un point de côté dans les amoks de l’esprit. C’est le
propre du système d’interdire tout ce qui lui échappe, par définition,
et par avance, et c’est aussi ce qui le condamne tant que la forme de la
pensée est avant tout cette lente circonvolution qui se joue
d’elle-même, au point qu’elle met même soi-même en doute. Les
méthodologies philosophico-empiristes du début du XXe siècle sont donc
des systèmes desséchés, qui souvent n’interpellent et ne résonnent que
chez les humains sans vécu : les adolescents qui n’ont encore de la vie
que l’à-plat des livres, les universitaires qui regardent le monde à
travers les parois transparentes de leur cocon, et les vieillards qui
parfois tentent de renier à travers cette sécheresse de la discipline
leurs propres errances et erreurs.
Un bref préalable à cette pensée qui contourne Hegel par son incapacité
à la totalité, et son systématisme sans but, est la pensée
anglo-saxonne, naissante. Avec deux termes dont Hegel ne s’était pas
embarrassé, le premier déjà connu et problématique depuis l’Antiquité,
le second nouveau, cette pensée a irrigué la néophénoménologie, et la
pseudo-philosophie analytique ; mais ces deux notions, le common sense
et le pragmatisme, ont beaucoup contribué à la formation d’une pensée
dilettante non téléologique, ennemie d’un débat sur l’humanité.
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