t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   

Téléologie moderne et courants de pensée dominants de la première moitié du XXe siècle

     

 Plan exhaustif

II Le contournement de Hegel
       

 

I. Critique de la connaissance  
       
    1. De la philosophie à la néophilosophie  
         
 

La grandeur des humains est la capacité de créer de la pensée, c’est-à-dire tout ce qui est. Ainsi, la pensée naît d’elle-même. Le flot, le jet, le mouvement, le sens de cette puissance sont érigés et animés par les humains eux-mêmes, d’abord dans leur ensemble indifférencié, puis dans la cristallisation de leur individualité.

On appelle conscience le moment si particulier de la pensée qui permet le constat de la pensée sur la pensée : la différence, la division, le thaumazein apparaissent. La philosophie est le moment de ce constat, où, dans l’histoire, la conscience commence à prétendre au rêve cathare de devenir toute pensée. La philosophie grecque est la naissance de cette scission entre esprit et conscience, le moment où une pensée se prend pour objet et s’étonne si puissamment de se trouver en face d’elle-même. La question qui étonne la philosophie grecque n’est pas la question de l’être, qui est une forme de la pensée, mais la question de la pensée : comment de la pensée se distingue de la pensée, qu’est-ce qu’est donc la pensée ? Ce moment où l’individu émerge parmi le genre est un résultat du mouvement du genre, un nécessaire et singulier détour qui révèle la particularité. Mais cette révélation de la particularité se fait sous le point de vue de la particularité. C’est le particulier qui pose la question de la particularité. Comment moi-même je me trouve en face de moi-même, comment est-ce que je peux contempler ce qui me permet de contempler ? De sorte que le moment de la conscience de soi devient celui où la pensée est pensée depuis l’individu, depuis la conscience, et non dans le flot générique qui a initié cette conception et dans laquelle elle retourne. La philosophie c’est : penser la pensée depuis la conscience et du point de vue de la conscience.

Si la philosophie grecque est l’étonnement devant le conscientocentrisme naissant, la philosophie classique est la certitude du conscientocentrisme abouti. Cette époque commence par je pense, donc je suis. En voulant parachever ce moment, Hegel, digne représentant de son temps, l’a seulement achevé dans son hypothèse fantastique, qui ne s’est pas vérifiée. Dans le conscientocentrisme abouti, la pensée naît quelque part dans la perception, et devient véritablement dans la conscience. De la conscience, la pensée s’aliène dans l’esprit. Pour Hegel, la conscience en se supprimant dans l’esprit se conserve. C’est cette topographie de la pensée qui ne s’est pas vérifiée : au contraire de ce que voulait Hegel, la conscience ne se conserve pas, dans l’esprit, elle s’anéantit. Ce n’est pas, comme le voulait la philosophie classique, la conscience qui produit l’esprit, c’est l’esprit qui produit la conscience. La conscience est un accident de l’esprit et non l’esprit un échappement de la conscience.

La conscience est le moment du décalage dans l’esprit par lequel le mouvement de l’esprit se casse, une division de l’esprit se détache, tourne sur soi, observe la fuite majestueuse du grand flot de la pensée entière, et tente, en accomplissant des révolutions sur soi, de rattraper ce mouvement. Parce qu’elle est le point de vue de cette cassure, la philosophie est l’idéologie du conscientocentrisme. Elle est la théorie de la pensée consciente appliquée à toute la pensée, mais pendant une époque historique particulière : celle où la conscience pouvait prétendre être toute la pensée, et prétendre, par conséquent, s’approprier toute la pensée non consciente ; celle où l’esprit paraît plus petit que la conscience. De Parménide à Plotin, on a la période de naissance de cette prétention de la conscience ; et de Descartes à Hegel, on a la tentative de la vérification de cette hypothèse, période classique de cette volonté de conquête de l’esprit par la conscience, qui s’achève par l’échec de la conscience à coloniser l’esprit. Hegel, qui a poussé si loin la vérification, est pour cela le dernier philosophe : après lui il faut montrer, soit que le système de Hegel est faux en théorie, soit qu’il se vérifie en pratique.

La philosophie est parvenue à cette vision de la pensée : au centre, il y a la conscience. Avant la conscience, il y a la perception, pour laquelle il n’est pas établi qu’elle serait de la pensée : elle peut aussi être un rapport à une extériorité qui serait sans pensée. Et au-delà de la conscience, il y a l’esprit, mais l’esprit peut être considéré comme une émanation provisoirement autonomisée de la conscience. Tout comme la conscience devrait être capable de prendre possession pleine et entière des limbes sauvages de la perception, elle devrait aussi pouvoir contrôler cette vaste colonie, privée de l’ordre logique, qu’est l’esprit. C’est cette hypothèse-là sur laquelle est fondée l’idéologie de la pensée, aujourd’hui : la conscience n’est pas tout, mais elle contrôle tout. Ce qui lui est extérieur n’est que sa façon d’apparaître, et ce qui va au-delà d’elle n’est que la pollution qu’elle aurait négligé d’ordonner. C’est cette organisation de la pensée que l’organisation des humains, la société, tente de vérifier pratiquement.

Mais en débattant, les humains ont semble-t-il trouvé un générateur d’esprit plus puissant et spectaculaire que celui qui passe par l’aliénation de la conscience. La dispute semble créer des vagues de pensée sans conscience, sans contrôle et auxquelles la conscience se trouve confrontée après les complexes médiations qui lui font distinguer certaines écumes de ces vagues. L’humanité après Hegel fait l’expérience d’une croissance extraordinaire de pensée, mais où l’explosion d’esprit met en cause le rapport entre conscience et esprit théorisé par Hegel. La totalité devient inconcevable, parce qu’elle fait apparaître la conscience comme négligeable dans son rapport avec l’esprit. La néophilosophie est la pensée conscientocentriste privée de la totalité comme objet. La néophilosophie est la pensée sur la pensée mais sans la vérification des hypothèses antérieures. Après Hegel, il faut choisir entre conserver la totalité comme objet de réalisation ou le conscientocentrisme comme point de vue. La néophilosophie est le choix du point de vue conscientocentrique au prix de la perte de la totalité.

C’est que l’esprit est devenu suffisamment vaste pour permettre à la conscience de contourner Hegel. La néophilosophie est un effet de l’esprit qui noie la conscience, prouvant par là sa supériorité dans la pensée, et apportant à son corps défendant la preuve de l’échec de l’hypothèse conscientocentrique de la philosophie : la conscience ne peut pas contenir l’esprit. Avec la néophilosophie, la confrontation est éludée, le principe de contradiction est bafoué, le débat devient indirect au point qu’il disparaît. Ainsi, toute la néophilosophie n’est que la nostalgie de l’époque où l’individu, siège de la conscience, pouvait espérer contenir et maîtriser l’esprit. La révolution a achevé cet espoir, et cette spéculation. Seulement la révolution est battue. Aussi, au lieu que la contradiction de la révolution relègue toute philosophie aux poubelles de l’histoire, c’est la néophilosophie qui relègue la contradiction aux mêmes poubelles. Toute néophilosophie est une prétention de restauration, un parti de suivistes qui espère ramener sur le trône la progéniture de leur roi déchu, la conscience, mais en évitant la dispute. Alors que le cours des disputes des humains fait exploser l’aliénation et l’esprit, la néophilosophie prétend farouchement à la suprématie absolue de la conscience et de l’individu. En cela, la néophilosophie est aussi une occupation du terrain de la conscience qui participe, jusqu’à aujourd’hui, à empêcher la conscience de participer au débat sur la totalité. Car si la pensée du débat public sur la totalité n’est pas principalement la conscience, le débat sur la totalité ne saurait être tel sans la conscience.

Dès la mort de Nietzsche, le XXe siècle naissant a littéralement grouillé de néophilosophes, qui ont tous tenté, d’abord, de contourner Hegel. Cette démission devant le débat est même parfois attestée par ceux qui soutiennent la néophilosophie, voire qui s’en réclament comme ce Besnier qui, dans la conclusion de son ‘Histoire de la philosophie moderne et contemporaine’, affirme : « Qu’elle le reconnaisse ou non, la philosophie contemporaine est issue de Hegel et de son exorbitante prétention à avoir enclos dans son système la totalité du pensable, de sa paradoxale vocation à figer désormais la pensée et l’action en un éternel présent. De Russell à Ricœur, de Popper à Foucault, de Heidegger à Bataille, les mots d’ordre ont davantage qu’un simple air de famille : oublier Hegel, renoncer à lui, démontrer la vanité ou l’impossibilité de son système. » (11) Il aurait pu allonger la liste avec les néokantiens de Cassirer jusqu’à Arendt, avec le pragmatisme, avec Husserl, Gadamer, Lukács, Korsch, Reich, avec Wittgenstein, Carnap et toute la «  philosophie analytique », avec toute la sociologie, avec l’école de Francfort, avec toute l’ethnographie, avec tous les structuralisme, fonctionnalisme et béhaviorisme, avec toute la pensée situationniste de Debord à Vaneigem jusqu’à ses eaux de boudin postsitus, Voyer et Agamben.

Avec Hegel, ce qui est exorbitant n’est pas seulement d’englober dans ce système la totalité du pensable, mais bien plutôt la totalité comme pensable, et de rouvrir ainsi le vieux front fermé par les Lumières sur Berkeley : tout est pensée. Cette conséquence logique du débat des humains appelé révolution française, qui a agrandi le monde, et ne se contente plus des arrangements de Kant avec la chose en soi, est traitée comme avait été traité Berkeley : en diffamation, avec des contre-arguments qui ne sont que des croyances enrobées de raisonnements.

Au début du XXe siècle une « Erkenntnistheorie » (l’allemand est alors la langue de la théorie), une théorie de la connaissance, commence à occuper une place centrale dans l’architecture du savoir. C’est une spécialité naissante, qui combine des théories, des hypothèses, des façons de voir. Une spécialité qui prend pour objet la connaissance est devenue nécessaire, parce que la connaissance vient de quitter les rets limités de la conscience. Plus concrètement, il s’agit de retrouver une spécialité centrale qui puisse aussi bien tenir en compte la philosophie que la physique et qui puisse reconstituer l’unité de l’ensemble des domaines de connaissances éclatés par une spécialisation galopante. Mais le nom lui-même traduit le malaise : cette Ekenntnistheorie n’est pas une théorie. Plus tard dans le siècle, un synonyme sera utilisé, lorsque les spécialistes auront résigné sur le rôle d’état major de substitution à la philosophie que devait jouer l’Erkenntnistheorie : épistémologie.

L’Erkenntnistheorie est d’abord l’affirmation de l’interdisciplinarité, une négation des spécialisations existantes, mais par la création d’une nouvelle spécialité ; elle est ensuite la tentative de mettre en œuvre des méthodologies pour maîtriser cette masse de pensée dont le contrôle n’est plus possible pour l’individu. L’essentiel de la théorie des spécialistes de la théorie, les néophilosophes, va tourner autour de cette théorie de la connaissance. La théorie de la connaissance est ainsi l’expression du malaise de ceux qui sont censés rendre compte du savoir de l’humanité, soit en expliquant les nouveautés qui arrivent au genre, soit en enseignant ce que les individus doivent savoir de ce qui leur échappe. La théorie de la connaissance est un rapport sur l’aliénation par ceux qui ignorent qu’ils ne parlent que de l’aliénation, ce qui est assez conforme, il faut bien le reconnaître, à ce qu’est l’aliénation.

 

 

 

 

 

 

 
       
    2. Connaissance en général et connaissance particulière
         

 

 

La connaissance, l’Erkenntnis, est devenue une plate-forme fétiche de la néophilosophie, et c’est en tant que telle qu’elle mérite une analyse critique.

La connaissance est une rencontre de la conscience et de l’esprit, vue par la conscience. Elle est un rapport de la conscience sur l’esprit, une tentative de traduire, de conserver et d’utiliser de l’esprit pour la conscience. Elle est une des formes et l’un des constats de la rupture conscientocentrique avec l’esprit. Elle est par là une méthode d’exploration et d’appropriation de la pensée par la pensée. La connaissance est une activité et un substrat : activité de coloniser de l’esprit pour la conscience ; et substrat d’esprit colonisé, utilisable par la conscience. Elle est aussi et finalement un outil de projection. Elle n’est donc pas toute pensée, elle n’est pas tout rapport, elle n’est pas toute méthode et elle n’est pas le seul outil de projection. Ce genre de relativisation inaugurale est devenu nécessaire parce que le terme même de connaissance a acquis une extension très exagérée.

Si la connaissance n’est pas toute pensée, loin s’en faut, elle représente l’une des figures essentielles de la pensée, donc de l’humanité : c’est le fait de retrancher de la pensée du flot général de la pensée pour la propulser au-delà de la pensée. Car la connaissance, comme toute opération de la conscience est d’abord une perte de temps, une dissociation du rythme et du mouvement de la pensée. Toute connaissance est plus lente que l’action, et même que la réflexion qui accompagne l’action. Chaque fois que la pensée se contemple, elle saute en marche, elle tombe en retrait de la fusée ; mais c’est pour trouver le ressort qui ira au-delà, plus vite et plus loin que la marche de la pensée générale. La connaissance joue ce rôle de frein qui veut se transformer en accélérateur par rapport à la conscience ; la conscience le joue par rapport à la pensée en général ; et la pensée en général le joue par rapport à la réalité.

La connaissance est donc une opération de la conscience, et plus particulièrement une division de la conscience. Dans la tentative de s’approprier ce dont la conscience est elle-même une division, l’esprit, la conscience cède une partie d’elle-même dans l’opération de la connaissance. Dans la connaissance il y a donc une partie non consciente, une partie extérieure à l’appréhension raisonnable, c’est-à-dire à l’approche par la raison. L’opération même de la connaissance, comme division de la conscience implique cette perte de visibilité de la connaissance. Si bien que la connaissance échappe ontologiquement à notre faculté de connaître. Ce n’est pas l’un des moindres objets de fascination et de dispute autour de la connaissance que cette évanescence perpétuelle qui donne parfois aux esprits religieux une impression d’infini.

Lorsque la conscience, cependant, tente d’établir de la connaissance, elle le fait, comme on dit, en connaissance de cause. Il faut remarquer que lorsque la conscience tente d’établir de la connaissance, la connaissance bascule de la généralité dans la particularité. Cette distinction est importante, mais fort difficile à établir, parce que la connaissance est, dans son substrat non conscient, quelque chose qui tend à la généralité, et parce que la connaissance en général est elle-même une connaissance particulière. La difficulté de distinguer entre la connaissance comme un mouvement de la pensée dans le monde, et la connaissance comme une somme statique d’actes et de réflexions répertoriés dont se sert la conscience, est l’une des raisons de son hypostase par les néophilosophes. Dans l’Erkenntnis, cette indistinction a produit une fascination qui s’est répercutée jusque dans le langage des ignares, qui utilisent avec la même confusion le terme connaissance dans le sens général de « la connaissance » et dans le sens particulier appliqué à chaque opération de la conscience selon son mécanisme. Voici résumé ce mécanisme de la connaissance en tant qu’opération de la conscience : elle est d’abord constat ; elle est ensuite conservation de ce constat en vue d’être réutilisée ; elle est enfin réutilisation du constat dans le but d’un projet.

 

 

 

 

 

 

 
       
    3. La connaissance comme constat  
         

 

 

La scission de la conscience avec l’esprit – l’acte qui manifeste proprement la conscience – est le constat. Le constat est une proposition de la conscience sur une partie de la pensée générale, l’esprit. Le constat n’est pas toujours une formulation (il peut être clin d’œil, geste, pensée simplement appuyée mais volatile), mais il est toujours une saisie par la conscience d’une partie de la pensée générale. Le constat est la traduction en pensée particulière d’une partie de la pensée générale. Cette opération est « plus lente » que la pensée générale, et au moment du constat, ce qui est constaté n’est déjà plus en l’état du constat. Le constat est la manifestation de la contradiction entre la conscience, comme pensée particulière, et l’esprit, comme pensée générale. Le constat est un choix radical et souvent complexe : il est le choix de la partie de l’esprit considérée et l’attribution à cette partie de déterminations très nombreuses et d’ordre très différents. Il va sans dire que la synthèse que constitue un constat est opérée très vite et que, s’il est l’affirmation de l’indépendance d’une conscience, il n’en reste pas moins soumis à une foule d’influences et de pensées issues de la médiation qu’est la pensée généralisée.

Ce qu’on pourrait appeler un constat de connaissance est un type de constat particulier. Il est en effet prédéterminé par d’autres opérations qui lui sont inhérentes. Les constats de connaissance sont des constats déterminés par leur réutilisation, ils visent à servir un projet, et doivent donc être conservés. La plupart des constats ne servent pas à être réutilisés : ils servent à prendre une décision immédiate, à sortir d’une situation, à synthétiser et finir une pensée, à ouvrir du possible. Mais les constats de connaissance sont des constats destinés à être utilisés en l’état à un moment ultérieur. Ils contiennent une double tentative d’influer sur le cours de la pensée sans conscience : d’une part en donnant au constat une forme réutilisable en l’état, donc en le gelant en quelque sorte, d’autre part en opérant un calcul sur l’avenir, puisque le constat de connaissance est destiné à être réutilisé.

Il serait fort hasardeux de supposer ici comment s’opère le tri entre constats en général et constats de connaissance. Il semble cependant plausible que ce tri soit effectué par l’individu pensant. Décider si un constat sera réutilisé ou non, ou même s’il doit être mis en réserve dans l’éventualité d’une réutilisation, semble une opération complexe. En effet, dans la plupart des cas, la classification du constat en constat de connaissance provient certainement d’un ressenti de son importance, et ce ressenti provient lui-même d’une synthèse multiforme de… connaissance. De sorte que le choix d’opérer un constat de connaissance est lui-même médiatisé, entre autres, par la connaissance.

La conscience, ainsi, semble nécessaire à la connaissance. C’est l’individu pensant qui produit le constat initial, et qui décide de sa conservation en vue d’une réutilisation (à titre d’exception, certains constats non destinés à la réutilisation se trouvent parfois réutilisés). Il n’y a pas de connaissance particulière qui ne soit, à un moment de son mouvement, comprise par une conscience. Cette nécessité d’être particularisé par une conscience doit être ici soulignée parce que la connaissance générale est, à l’inverse, ce qui échappe à chaque conscience. Ce qui rend justement compliquée une théorie de la connaissance est cette double dimension, contradictoire, entre la connaissance particulière et la connaissance générale.

Comme tout acte de la conscience, et comme tout constat, la connaissance est un ralentissement qu’opère l’humain sur le flot de la pensée générale. Avec le constat en général, le ralentissement est une tentative de retrancher une partie de la pensée pour accélérer le mouvement de la pensée individuelle vers son but. A fortiori, avec le constat de connaissance, ce retranchement et ce ralentissement, beaucoup plus importants que dans le constat en général, ont pour but de propulser la pensée au-delà du flot de la pensée générale, de le maîtriser. Les opérations qui sont implicites dans le choix d’un constat de connaissance, la conservation et le projet, en font des critères de sélection plus exigeants, mais qui impliquent aussi d’isoler avec plus de précision le constat ainsi prédéterminé.

Le constat est le moment de la nouveauté de la connaissance. C’est par constat que la conscience introduit de la nouveauté dans l’esprit, et pour peu que cette nouveauté soit consciente, et que son introduction soit une construction consciente, il s’agit de connaissance.

Une opération complexe a lieu au moment où le constat doit être conservé, donc devenir constat de connaissance : il doit être validé. Ce qui veut dire que la pensée générale, l’esprit, en tant que pensée collective, doit avoir vérifié la cohérence du nouveau constat. C’est la formalité d’usage de l’introduction d’un constat dans l’esprit. Le constat de connaissance est donc un constat public, un constat destiné à être partagé, une communication.

Il faut revenir, à ce stade, à la prédétermination du constat par son but. En effet, la connaissance est constat, conservation, réutilisation qui est proprement la reconnaissance. Le but formel de la connaissance est sa réutilisation, et le but en terme de contenu est la perspective de son projet ; c’est ce complexe de préoccupations qui devrait entièrement dominer le constat de connaissance. Or, à notre époque, le constat de connaissance est surtout dominé par la préoccupation de sa conservation. C’est pourquoi il est ici question d’une critique de la connaissance. Il s’agit de comprendre comment la connaissance dévie de son but, et pourquoi.

 

 

 

 

 

 

 
       
    4. Connaissance et conservation  
         

 

 

a) La conservation de la connaissance est une activité collective

La conservation est un moment capital de la pensée, qui semble avoir été très peu théorisé dans la philosophie, pas seulement parce que c’est un moment apparemment passif alors que la philosophie occidentale assimile la pensée à une activité. Pour la conservation de la connaissance, il s’agit en effet de soustraire une pensée consciente à la conscience, mais de telle manière qu’elle puisse être réactivée par la conscience, telle qu’elle était au moment de la soustraction. C’est là une entreprise qui nécessite des dispositifs complexes et rodés. En vérité, la difficulté, très bien illustrée par les mythes religieux de la résurrection ou de l’imam caché des chiites duodécimains, est double : comment plonger un constat conscient dans l’inconscience ? Et comment le retrouver avec la conscience ?

Plonger un constat conscient dans l’inconscience est fort simple. Il suffit d’abstraire vers un autre constat, de changer de mode de pensée. C’est ce qui arrive avec l’écrasante majorité des constats que nous formons. Il est fréquent que cette opération soit le résultat d’un choix conscient, d’une volonté, mais il est beaucoup plus fréquent encore que ces disparitions soudaines de conscience s’effectuent sous l’impulsion extérieure et non voulue d’un événement, d’une pensée consciente ou de toute autre pensée aliénée. En effet, c’est de conserver un constat dans la conscience qui est presque impossible, parce que l’esprit produit sans arrêt la matière d’autres constats, et ces autres constats effacent celui que la conscience vient de faire.

C’est dans la mémoire, qui agit comme une réserve, mais aussi comme un bagage, ou comme un boulet au pied, que sont plongés les constats que la conscience occulte. La mémoire est l’outil de conservation de la conscience, c’est-à-dire une colonie de la conscience, localisée hors de l’espace-temps conscient, mais régie par la conscience. La difficulté consiste en ce que l’oubli ne doit pas devenir définitif, il faut que la conscience soit capable de ressusciter le constat conservé, pas malgré elle, comme dans le rêve, mais de manière contrôlée et maîtrisée, à un moment choisi, opportun. La dialectique de Hegel a montré comment la conscience conserve : c’est le « Aufheben », qui en allemand signifie dépasser, relever et conserver. Pour Hegel, le mouvement du négatif n’anéantit jamais rien, il sert à plonger ce qui est dépassé, oublié provisoirement, dans une sorte de grande réserve-galerie de constats, qu’il appelle concepts parce qu’il leur accorde l’en et pour soi. Hegel n’explique pas, cependant, comment on réanime ces constats qui, parfois, reviennent dans le cours du mouvement infini de ce savoir absolu. Le brio de Hegel est même cette dextérité avec laquelle il ressuscite et efface ses concepts. La dialectique de Hegel n’en reste pas moins une apologie de la conservation.

La mise en commun de cette réserve de constats (Schütz parle d’un « stock de connaissances ») agit comme son entretien. C’est l’emploi par d’autres consciences de nos constats ainsi mémorisés qui les active en nous, et cette activité, non produite par nous, semble nécessaire pour que nous puissions réactiver. Car les constats que nous réactivons sans qu’ils aient été visés, utilisés, renversés par d’autres consciences, sont extrêmement rares : notre mémoire individuelle se nourrit presque exclusivement d’une mémoire collective. Aussi, l’utilisation de nos constats par les autres, et de leurs constats par nous, est capitale pour pouvoir conserver de la pensée consciente. Exercer, entraîner sa pensée, c’est empêcher la dissolution de cette réserve. Cet entretien est une des activités les plus complexes de l’humanité, parce qu’elle se situe au-delà de la conscience, elle semble faire usage de multiples opérations à vitesse variable, et alors qu’elle garantit notre connaissance, elle échappe complètement à notre connaissance.

Le moment de la conservation est donc le moment où la connaissance bascule de la connaissance individuelle à la connaissance collective. Les constats de connaissance ne s’effacent pas parce que les autres consciences les conservent, et parce que la réutilisation est une activité générée par les constats conservés par les autres. La conservation des constats est le moment essentiel de la connaissance parce qu’il est le moment où la connaissance individuelle est dépassée dans la connaissance générale.

Une grande partie de la société est affectée au contrôle et à la conservation des constats de connaissance. L’archivage est l’activité de mémorisation triviale : la codification d’un contenu conservé remplace et représente, dans la mémoire, le contenu ; il suffit de se souvenir de ce mécanisme, puis du code, pour avoir alors accès au constat conservé. La société a instauré des outils spécifiquement destinés à recueillir et à traiter du constat entre le moment où il est effectué, et le moment où il est réutilisé, et ces outils sont parfois devenus des secteurs d’activité entiers, des spécialités qui ont développé leurs propres finalités. La justice est un exemple d’un pan entier de l’activité humaine qui repose sur cette tentative de maîtrise de l’expérience passée, et son but ne semble plus tant d’établir l’équité en fonction d’un ici et maintenant tourné vers l’avenir, mais, par le principe de la jurisprudence, d’imposer l’héritage séculaire de la résolution des litiges : c’est dans le savoir des règles du passé que se fonde ainsi l’expertise juridique, et c’est dans la connaissance de ce stock accumulé qu’il faut être aujourd’hui spécialiste pour pouvoir juger. Il en va de même pour l’histoire des historiens professionnels, pour les religions, qui ont longtemps été les seules archives des constats de connaissance, et en vérité pour toutes les « sciences humaines », dont le but est justement de servir de « leçons », ou de règles aux humains. Et à cette vaste bibliothèque d’archives inexactes s’ajoute une bibliothèque à peine moins vaste d’archives « exactes », elles aussi conçues et conservées pour servir les projets à venir, en théories et en exemples. D’une manière plus générale, la langue elle-même et les rites sont des outils et des réservoirs de conservation. Et d’une manière encore plus générale, tous les secteurs d’activité humaine dont le but n’est pas leur propre achèvement sont de tels outils et réservoirs de conservation de constats de connaissance.

Il n’y a pas de doute à l’utilité du stockage de constats : comme le constat est indispensable au projet, sa conservation l’est a fortiori. Mais le danger de la conservation intervient quand la conservation devient le projet, quand le projet est dégradé en projet de conservation, comme c’est le cas dans la gestion, en général, et à l’époque actuelle où la gestion est devenue la priorité de la société, dans la gestion de la société. Un grand progrès de l’humanité est celui qui va de l’animalité de la perception à la capacité de conservation du constat. Depuis que l’humain écrit, en particulier, la capacité toujours vivante de ressusciter des constats initiaux a été non seulement fêtée avec un orgueil justifié, mais perfectionnée avec une inquiétude et une minutie qui sont allées jusqu’à la pédanterie. Sans doute, le projet a toujours constitué l’horizon, la voûte céleste, de cette humanité titubant de fierté en angoisse, mais il a été dégradé, depuis que les conservateurs ont achevé les révolutions, en surplus, en superflu, en vaine potentialité.

Nous qui associons la noblesse et la révolte tentons ainsi de parler de cette ligne de partage entre ceux qui, dans la connaissance, donnent la primauté à la conservation du constat et ceux qui donnent la primauté au projet. La révolution française semble avoir été la première grande dispute entre ceux qui avaient pour but la conservation et ceux qui avaient pour but le projet. Chaque révolution, depuis, a renouvelé cette dispute, et le parti qui a pour objectif le projet n’a qu’un seul grief, qui rend nécessaire la révolution : la conservation du constat ne contient pas, à elle seule, l’humanité entière, ne suffit pas à tromper notre insatisfaction ; alors que la réalisation du but contient, au moins potentiellement, tout accomplissement et l’accomplissement de tout. Nous avons déjà projeté au-delà de ce qui est là, et la conservation ne tient pas compte de cette projection qui préfigure notre projet, quel qu’il soit, mais qui vise toujours à nous venger de notre insatisfaction. Un monde construit sur les hypertrophies de l’archivage, un monde qui fait de la mémoire un devoir, de la langue la réduction nécessaire et suffisante de la pensée, qui veut conserver toutes les espèces « vivantes » et la nature sans savoir dans quel but, un monde qui établit sa justice non sur son dépassement et sa suppression, mais sur le passé, et qui se cadenasse avec des « sciences » auxquelles n’ont accès que des spécialistes et non l’assemblée générale du genre humain, est un monde qui a inversé le rapport entre projet et conservation de la totalité en mouvement : le projet est devenu une sorte d’appendice facultatif de la conservation, un surplus, un après-satisfaction revêtu de la gratuité hypocrite des récompenses. 
 

b) Fonction de la conservation

La connaissance conservée se présente comme une somme de savoirs dans l’usage d’un but éventuel. Mais ces savoirs conservés contribuent à former une norme, l’amas complexe et composite des réglementations humaines qui tolèrent même la contradiction, ce qui entérine d’ailleurs que la contradiction fait partie de la norme. Un constat naît « dans une tête », ensuite, soit il reste dans cette tête unique, soit il est dans le même moment réfléchi par la pensée générale existante, vérifié théoriquement donc : le nouveau constat est confronté à l’édifice des constats déjà conservés. C’est cette agglomération de constats conservés, dans la structure dans laquelle ils sont conservés, qui fait loi, et qui permet de juger le nouveau constat. L’ensemble des constats conservés constitue une sorte de référent de la vérité théorique. La connaissance conservée est donc un bloc qui représente le genre humain dans la confrontation et la validation de chaque nouveau constat. Un nouveau constat n’est admis que dans la mesure où il renforce cette connaissance générale conservée, soit qu’il l’approuve, soit qu’il la complète. Une cohérence, certes discutée, un bloc référent mais mouvant, un tout qui permet de juger et de hiérarchiser chaque nouveau constat s’est ainsi aggloméré au long de l’histoire.

En tant que pensée de référence, la connaissance conservée apparaît à chaque individu comme une immensité invincible, où il y a plus de tiroirs que l’humanité n’a de mains pour les ouvrir, et plus d’associations possibles qu’un individu ne peut en réaliser pendant toute sa vie. Elle représente la pensée du genre. Mais elle représente le genre in absentia, hors de lui-même, et prétend parler en son nom, comme une image prétend parfois parler au nom de la personne qu’elle dépeint. Car ce magot n’est que la pensée conservée de l’humanité : des choix subjectifs, voire arbitraires, ont eu lieu à chaque étape de sa constitution ; son mouvement, qui tend vers l’immobilité, n’est pas le mouvement de l’humanité ; et sa fonction dépend des intérêts de ceux qui en ont la charge, la caste de ceux qui savent, brahmanes, clergé, universitaires, informateurs.

Cette masse de connaissance est ouverte dans les deux sens : la conscience individuelle y a accès, par de complexes médiations, et le mouvement propre de cette masse de connaissance pénètre et imprègne les consciences sans qu’elles en aient, justement, conscience. De sorte que Kant s’est étonné de trouver toute une pensée déjà constituée – a priori, c’est-à-dire avant l’expérience – qui ne pouvait pas être rapportée aux mécanismes connus de la constitution de pensée par l’expérience. Le courage du conscientocentrique Kant est d’avoir constaté une pensée antérieure à celle que produit l’expérience. Mais le conscientocentrisme empêche de penser qu’une telle pensée peut être produite par une autre pensée humaine que la conscience. Les notions de l’entendement sont pourtant celles de la connaissance, et comme le temps et l’espace par exemple, elles proviennent du magot commun. Ce que nous ne connaissons pas encore de cette transmission de connaissances, c’est le détail des médiations qui les installe de sorte à ce qu’on puisse penser qu’elles ont été là avant l’expérience. Ce qui a manqué au conscientocentrisme, c’est de penser que la rencontre entre conscience et magot ait pu avoir lieu sans conscience ; et que la conscience puisse s’approprier ainsi des notions de l’esprit alors que la rencontre qui les a permis est effacée.

Un des mouvements principaux de la pensée, donc de l’humanité, est celui qui révèle que la pensée commune a pris le dessus sur la pensée individuelle au point de déterminer ce qui faisait, apparemment, la priorité de la pensée individuelle : le ici et maintenant. Alors que le constat appartient à l’individu, il faut constater depuis Kant qu’il est déjà envahi par la pensée générique, non seulement dans ce qui est constaté, le fait, mais dans la pensée individuelle qui le constate, la conception du fait. Et cet envahissement est à peine compréhensible, parce qu’il procède, comme une conséquence, du constat lui-même. C’est parce que l’origine de cette pensée générique dont la conscience ne voit pas la transmission est livrée à la spéculation. Dieu reste une hypothèse de ce qu’est la pensée générique, aussi bien chez Kant que chez Hegel.

Il ne faut pas confondre cependant : la connaissance n’est pas toute la pensée commune dont la pensée individuelle serait un moment. Mais il semble, à nos consciences, que la connaissance, qui est la pensée individuelle validée par la pensée commune, fonctionne comme la pensée commune. Cette approximation est le creuset de toutes les fascinations pour la connaissance, mais aussi la raison de l’oubli, si fréquent, du but de la connaissance : le projet.

Le parti conservateur est celui qui fait de la conservation de la connaissance le projet de l’humanité, qui prend donc la phase intermédiaire de la connaissance entre constat et projet pour le projet. Ce parti est au pouvoir au moins depuis que l’histoire est l’histoire des révolutions pour l’abolir. Le travail des conservateurs a d’abord consisté à prétendre transformer la connaissance en magot, en trésor de l’humanité, c’est-à-dire en une somme, quelque chose qui se calcule. Et ce magot, et ce trésor, il s’agit de le gérer, de l’agrandir, et de ne pas le dépenser, sauf dans des investissements qui permettent de le grossir encore. Le débat de l’humanité porte sur le projet de l’humanité, donc sur son accomplissement, sur sa fin, avec la connaissance comme moyen ; le débat gestionnaire porte sur la connaissance, et sur l’organisation de la connaissance. Le conservateur Cassirer en conclut que le but – « le thème général » – de l’Erkenntnistheorie est la détermination du rapport entre vérité et réalité. Les théoriciens des gestionnaires ignorent visiblement que, dans l’exécution du projet, vérité pratique et réalité sont un seul et même moment ; et que toute vérité théorique, cognitive, n’est que relative et sans rapport avec la réalité. Le monde gestionnaire, qui a pris le moyen de la connaissance, la conservation, pour son but, ignore la différence fondamentale entre vérité théorique, toujours relative à la connaissance, et vérité pratique, toujours absolue, abolition de pensée, réalité.

Il y a une différence fondamentale entre pensée et connaissance. La connaissance procède de la conscience, alors que la conscience procède de la pensée générale. Mais la connaissance apparaît comme une pensée générale, parce qu’elle dépasse la conscience. Cette approximation est un malentendu qui va en s’aggravant. Car la connaissance passe pour la maîtrise, alors qu’elle est une forme de la conscience poussée au-delà d’elle-même, donc sans maîtrise, et la connaissance passe pour la pensée collective ou universelle, alors qu’elle en est une image par ricochet, un à-plat, un cas particulier. Cependant, comme la connaissance a crû au-delà de ce que nous pouvons voir et comprendre, elle dissimule l’esprit et se substitue parfois à lui en apparence.

La connaissance, en tant que magot, mais aussi en tant que pensée en mouvement, est une pensée dangereuse qui a été séparée de la connaissance générale pendant longtemps. C’est à la caste des prêtres ou des mandarins que la garde et l’entretien en sont confiés. Depuis cette mise à part de la connaissance, elle est un outil de discrimination et de hiérarchie. C’est ce qui explique en partie l’importance qu’a prise la conservation : ceux qui possèdent la connaissance possèdent le pouvoir. Que les plébéiens acquièrent la connaissance était un cauchemar de patricien équivalent à celui où les pauvres acquièrent la terre, ou à celui où les clients obtiennent des droits civiques. L’interdit de connaissance a longtemps été une loi de la division des humains : ceux qui possédaient une connaissance la dissimulaient aux exclus pour les soumettre.

Mais le mouvement général de la connaissance a débordé les arts divinatoires, les examens impériaux et les bibliothèques du Vatican. Lorsque les valets prennent le pouvoir à l’occasion de la contre-révolution française, la connaissance ne peut plus être retenue par les prêtres, ni d’ailleurs par aucune autre caste. Elle circule déjà comme une marchandise, et elle est déjà marchandise pour tous. Les valets au pouvoir vont donc proposer, non sans démagogie, la connaissance pour tous. C’est l’Université s’émancipant de la religion, mais deux phénomènes dénoncent cet œcuménisme libéral : en premier, c’est que la société hiérarchisée continue de se servir du bloc de pensée comme d’un outil de différenciation et de hiérarchisation ; et en second, c’est que la connaissance a tellement grandi, poussée par l’aliénation, que la maîtrise de la connaissance est perdue – la révolution a été la perte de la maîtrise de la connaissance –, et qu’il n’y a donc pas de danger à laisser les pauvres participer à la connaissance. Au contraire, l’accès des pauvres, des ignares et des dilettantes à la connaissance étend la perte de maîtrise tout en conservant sa fonction de discriminateur social.

Dans le monde où l’Université est libérée de la tutelle de l’Eglise, la connaissance devient une immensité sans limite connue, et un obstacle pour le but. Dans la connaissance conservée, on perd le but de la connaissance et la connaissance du but. Et la connaissance qui servait à comprendre le monde est devenue un monde, mais un monde incompréhensible, absurde et décalé par rapport au projet de l’humanité esquissé dans le débat de rue. La seule tentative pour maîtriser l’explosion de pensée de la révolution française avait été proposée par un Hegel subjugué, sous sa forme de « savoir absolu », indépassable. Au moment de l’explosion de pensée qu’a été la révolution russe, la connaissance, même sous sa forme de « savoir absolu », a explosé à nouveau, irrémédiablement, mais pas par une attaque frontale, plutôt par une série de fissures, conséquences de pensées non constatées qui ont créé des crevasses visibles entre la vérité théorique et la réalité. C’est là qu’est née la nécessité de cette Erkenntnistheorie qui a occupé et inquiété tant de Cassirer.

Il s’agit désormais de colmater la structure de la connaissance en expansion hors de contrôle, de hiérarchiser les étages et d’éclaircir les entrées de ce grand ensemble de pensée congelée, pulsante pourtant, branlant dangereusement sous ses invisibles poussées. Il s’agit de policer la connaissance, et il s’agit de la sacraliser à nouveau. La fascination pour ce Moloch insatiable en train d’exploser caractérise les bâtards du savoir absolu de Hegel. Alors que la partie orgueilleuse de la connaissance, celle qui multiplie triomphalement les acquisitions de constats, s’est concentrée dans les sciences exactes autour de ses deux spécialités leaders, la physique et les mathématiques, se constitue toute une partie de l’anxiété de la connaissance, qui travaille fiévreusement à ranger, ordonner, disposer, éclairer à sa manière et selon ses intérêts le grand château de sable. Lorsque les orgueilleux physiciens finissent par rencontrer l’angoisse du sens, et lorsque les spécialistes de l’exégèse que sont les néophilosophes prennent connaissance des invraisemblables constats des physiques relativiste et quantique, naissent même des théoriciens de la connaissance, état-major spécialisé dans l’élucidation et la garde inquiète du grand magot. Les principales néophilosophies du début du XXe siècle, néophénoménologie et pseudo-philosophie analytique en tête, sont issues de cette consolidation, par la spécialité, de l’Erkenntnistheorie.

Il s’agit, pour ces nouveaux spécialistes de la connaissance, de confirmer la connaissance dans le rôle central de la pensée humaine. Mais il s’agit d’affirmer cette prééminence en niant d’une part que la connaissance est elle aussi aliénable et aliénée, donc en affirmant son invariance et sa certitude, en postulant son immobilité et sa valeur, et en occultant d’autre part que cette connaissance aurait un but qui lui est extérieur. C’est bien ici la conception mercantile, la conception du magot qui l’emporte : la connaissance est vue et vécue comme une accumulation de connaissances, et un constat qui vient bousculer certaines d’entre elles change l’une d’entre elle, puis, par conséquent, celle qui est derrière, puis par une sorte de réaction en chaîne d’autres connaissances qui viennent encore derrière, mais chacune des réactions de la chaîne est moins forte selon la distance à l’impact de sorte que l’ensemble lui-même n’aura subi, par une contradiction pourtant fondamentale, qu’un imperceptible replâtrage local. C’est comme si on jette une pièce d’or sur un tas de pièces d’or : les premières glissent, celles qui sont plus loin tremblent, mais le tas reste un tas de pièces, seulement augmenté. Et, dans cette conception, le magot est vraiment Moloch dans le sens où même une critique de la connaissance, comme celle de cet ouvrage, peut être intégrée dans la connaissance, sans même que le changement ne se voie, puisque la critique de la connaissance peut être elle-même considérée comme une connaissance.

Ainsi, toute la théorie de la connaissance du début du XXe siècle se positionne maintenant dans la consolidation de la connaissance, c’est-à-dire dans sa conservation, dans sa réorganisation, dans son culte. Il ne s’agit même plus du rapport de la vérité à la réalité, il s’agit de méthodologie, il ne s’agit pas du contenu de la connaissance, il s’agit de sa mise en forme, il ne s’agit pas du mouvement de la connaissance, il s’agit de garantir son immobilité, il ne s’agit pas du désir insatiable de l’être accompli, il s’agit du fétichisme d’un avoir possédé. Il faut d’abord déterminer qui a accès à la connaissance et comment, ce qui veut dire : selon quel ordre de prééminence faut-il organiser la queue. L’enseignement, qui distribue la connaissance selon des règles qu’il s’agit aussi de fonder, doit devenir capital et s’étendre à tous, même aux pauvres, même aux gueux. Le rôle de l’Université, alors à son apogée, est magnifié par ces universitaires qui théorisent ainsi cette connaissance sans projet. La théorie du common sense, par exemple, est l’affirmation que si la connaissance est faite par des spécialistes, ce qui est évidemment hors de discussion pour ces spécialistes de l’archivage et de la méthodologie, la validation de la connaissance doit appartenir, au moins dans une certaine mesure, aux ignares. C’est le même principe que celui de la souveraineté du peuple dans les pseudo-démocraties gestionnaires : si l’ignare comprend, valide et utilise une connaissance, alors cette connaissance est universelle. L’ignare pose la limite de la connaissance, et il a un droit de peuple souverain en dictature démocratique : être libre un jour tous les quatre ans, jour de vote, en échange de l’obligation morale de participer, parce que sa participation, même passive – sa collaboration –, permet aux distributeurs de démocratie de parler au nom de l’humanité entière. L’ignare valide la connaissance, en supplétif, sans y avoir d’autres accès que les bénéfices fort indirects promis par la hiérarchie du savoir.

De même, à travers de rigoureux mécanismes d’élucidation de ce bien commun dont la congélation et l’augmentation arithmétique sont devenues l’idéal, nous allons pouvoir donner du sens à la pensée. Cette inversion, qui fait passer la détermination du sens du but au moyen, et qui est affirmée comme une évidence dans toute la pseudo-philosophie analytique, est typique de cette même perte de la connaissance qui angoisse et justifie tant toute cette réflexion séparée sur la connaissance. La consolidation, puis la conservation de la connaissance alors deviennent le but de la connaissance sous une forme qui paraît but extérieur : donner des règles, donner un « sens » à l’humanité, où le sensé devient synonyme de logique, comme dans la langue courante. Ce serait à partir de la logique formelle, celle qui contourne prudemment la logique de Hegel, à partir de la structure de la connaissance, à partir d’une phénoménologie qui contourne prudemment la phénoménologie de Hegel, que se formuleraient des objectifs pour l’humanité, si elle en a. Car, à partir de la connaissance, il s’agit seulement d’imposer des comportements et des façons de penser, sans but, puisque le moindre but humain va au-delà de la logique. Et les buts se développeront d’eux-mêmes, à l’image de ce loisir middleclass perçu comme récompense et liberté ultime au-delà de ce qui, dans la middleclass, reste l’essence de la vie, le travail.

Comme ils prennent la connaissance pour l’esprit, et la conservation de la connaissance pour son but, ces théoriciens ont fait de la connaissance le centre de leur théorie. Parce qu’elle est le référent des consciences, ils croient que c’est la médiation universelle. Et parce qu’ils croient qu’elle est le monde, ils la confondent avec leur société idéale, qui n’est qu’une version rationnelle, étroite et universitaire de l’enfer. Présumée infinie et éternelle parce qu’incontrôlable par chacune de leurs petites têtes à l’orgueil hypocritement dissimulé, ils veulent la hiérarchiser en plaçant leur guilde en plein désarroi au sommet, ou au centre, ils veulent la policer en imposant des clarifications unilatérales, et ils veulent imposer leur façon de penser, à la recherche d’une méthode simple et universelle, qui surtout portera leur nom. C’est peut-être surtout parce qu’il a un nom différent du leur que Hegel n’a pas suffi aux penseurs du XXe siècle. 
 

c) Connaissance et certitude

La connaissance, hypothèse sur l’esprit, est un moyen de mettre en œuvre le projet de l’humanité. Elle est une méthode possible de réutilisation projective de constats. Ne serait-ce que par sa nocivité en tant qu’obstacle à l’esprit, cette hypothèse mérite d’être reconsidérée. En tout cas, la place relative de son utilité et de son usage nécessite urgemment d’être précisée par une assemblée générale du genre humain.

Nous sommes tellement habitués à l’idée que la connaissance est un bien, sans défaut, que même de lui prêter une quelconque nocivité nous paraît inouï, voire pervers. N’est-ce pas là le discours des obscurantistes, de la fermeture, de la tyrannie ?

C’est la philosophie classique, avec Descartes, qui en premier marque une différence qualitative entre « argumentation » aristotélicienne, avec pour critère de validité le vraisemblable, et « démonstration », qui donne la certitude, et même l’évidence. Cette ligne de partage qui instaure la certitude, et parfois l’évidence, comme critère de connaissance est le bastion sur pilotis sur lequel s’est élevée toute la connaissance actuelle. Son pendant négatif, le doute méthodique à cause duquel Descartes passait pour un sceptique, est bien plus le faire-valoir de la certitude, un dogmatisme radical. Depuis, à chaque explosion d’aliénation, les exigences de certitude sont renforcées, comme autant de défenses de la conscience attaquée.

Une des principales nécessités du parti de la conservation est de ne laisser aucun doute, non seulement à ce que la certitude soit un critère de connaissance, mais à ce que la connaissance soit un critère de certitude. Non seulement chaque connaissance doit pouvoir servir de base solide, indiscutable et fondatrice, comme l’atome dans l’atomisme, à ce qui peut être construit, nommément le projet, mais la connaissance en entier doit apparaître comme quelque chose de sûr, comme l’unité indéfectible sur laquelle repose toute la pensée.

Or, c’est du constat que part la connaissance. On confond souvent le contenu du constat avec l’objet du constat. Le constat est déjà une transformation de ce qui est constaté, il modifie ce qui est constaté, notamment en donnant une extension à ce qui est fini. Un fait fini trouve un prolongement dans le constat du fait – et n’est donc plus fini, ce qui est d’autant plus capital qu’il n’existe aucun fait hors du constat. De plus, le constat du fait est soumis à la subjectivité du constatant, et à de multiples circonstances, toutes étrangères au fait, qui tendent à lui donner sa forme constatée, au détriment de ce qui constitue le fait. Le constat est donc toujours une opinion, une hypothèse, rien de sûr.

C’est pourquoi la dernière opération de la phase constateuse de la connaissance est en même temps la première opération de la phase conservatrice. C’est la vérification théorique du constat. Cette vérification est censée valider ou invalider le constat. Si le constat est validé, théoriquement, il est considéré comme sûr. C’est sur cette certitude qu’est construite la certitude de la connaissance.

Mais, dans son principe, la vérification théorique est une régression infinie, ce qui signifie qu’elle n’aboutit pas. La certitude qu’on attribue à une connaissance n’est donc pas une certitude absolue, et même pas toujours une certitude relative. C’est une certitude proclamée. Le mode de vérification est ici décisif. Le pouvoir qu’avait acquis l’Université au point de l’amener au faîte de sa grandeur au début du XXe siècle était précisément celui d’une instance qui valide la connaissance. C’est dans cette garantie de certitude approximative que la cooptation était devenue une méthode efficace dans la société gestionnaire. Dans tous les domaines, quelques spécialistes cooptés délivraient selon des modalités parfois collégiales, souvent très hiérarchisées, des certificats de certitude.

La certitude de la connaissance, la « science », est restée une arme solide, un pouvoir pratique contre ceux qui n’ont pas la connaissance. Elle permet de filtrer le débat : les valideurs officiels décident de ceux qui peuvent participer au débat, et de ce qui sera débattu. C’est pourquoi l’archaïque entretien d’une connaissance individuelle, d’une espèce de puits où, chacun pour soi vient se servir d’un surplus mental, a continué de dominer le lieu commun de la connaissance. Même aujourd’hui, alors que l’aliénation a visiblement attaqué de nombreux secteurs de la connaissance, son rôle de garant de la conscience individuelle reste intact, davantage même pour les ignares que pour les dilettantes, et davantage pour les dilettantes que pour les spécialistes, qui continuent d’entretenir leur autorité en dissimulant leurs propres doutes sur la certitude de leur savoir.

En effet, l’autorité du savoir comme arme de pouvoir a été tellement convoitée que les patriarches des spécialités universitaires qui la détiennent ont vu leurs donneurs d’ordre s’immiscer dans leurs compétences au nom de leurs propres finalités concrètes. Dans l’entreprise, et dans le monde du travail en général, une partie de cette autorité s’est transposée, non sans usurpations ; mais c’est surtout l’ingérence profonde de la diffusion dans la connaissance qui a permis à une catégorie de dilettantes de devenir des autorités du savoir : les informateurs. On a là un développement typique de la pensée gestionnaire : étendre le territoire, c’est diluer le principe pour le conserver ; étendre la connaissance, c’est en diluer l’autorité pour la conserver ; usurper et fonder des spécialités, c’est mettre en cause la certitude de la connaissance pour l’affirmer. C’est la méthode dogmatique initiée par Descartes.

Lorsque les conservateurs décident de la connaissance, la nouveauté est brimée. Les conservateurs ont tendance à ne valider que les connaissances qui correspondent à leurs présupposés et à ne plus valider en fonction du projet de l’humanité, mais de leurs méthodes. La dispute sur les méthodes du savoir a largement pris l’ascendant dans notre société à mobilité freinée sur la dispute sur le devenir de l’humanité. Du formalisme extrême qui domine la gestion de la connaissance naissent des contrôles policiers de la mémoire – qui reste l’outil clé de la conservation – et des inféodations du savoir à la langue, comme l’usage non critique de l’étymologie par exemple, ou comme si on voulait interdire de comprendre des gestes, des images, des musiques ou des rites, des techniques semi-conscientes, comme savoir marcher à vive allure dans une foule sans heurter les autres, auxquelles la parole, comme police de la connaissance, n’a pas eu accès. Et, inversement, les constats proposés à ces propriétaires de la connaissance ont tendance à viser davantage la validité formelle que la nouveauté dans le monde, et que la capacité à soutenir un projet.

Il est devenu impossible d’avoir une vue d’ensemble de la connaissance en entier, surtout quand elle est vécue comme une somme de certitudes et de sciences construites sur ces certitudes. Non seulement le contenu de la connaissance, dont l’unité d’ensemble est perdue depuis la mort de la philosophie, mais la connaissance en tant qu’abstraction, en tant que généralité, se sont à ce point diffusés dans le particulier qu’ils nous échappent, divisés dans les isoloirs de la conscience. Cette perte de la notion qui vise la totalité renforce la conservation. L’idée comme quoi la connaissance est la base certaine et solide de l’humanité, petit îlot amené à s’étendre selon la multiplication des constats dûment contrôlés, s’est étendue à son tour. On « gagne » de la connaissance, mais sur quoi ? Morcelée et partiellement confiée à l’autorité de l’information, dans sa vision thésaurisatrice, la connaissance devenue atome positif de la certitude dissimule de mieux en mieux ce qu’elle représente, et qu’elle pourrait contribuer à réaliser : l’aliénation, qui est l’esprit échappé, c’est-à-dire tout l’esprit. Tant que la connaissance sera opposée à l’ignorance, et non à un mode de pensée exempt de certitude et de doute, le détour conservateur de la connaissance ralentira ou même égarera l’humanité dans la recherche de son but.

Car si la connaissance se situe au carrefour de la conscience et de l’aliénation, l’aliénation a beaucoup plus gagné dans la connaissance depuis deux siècles que la conscience. Les anciennes castes qui gardaient la connaissance gardaient aussi l’équilibre entre conscience et aliénation. On savait alors éviter l’augmentation trop rapide, mal digérée de connaissance ; et, en interdisant des connaissances, on gardait prudemment la maîtrise d’un magot pas complet, certes, mais pas trop vaste, et dont le mouvement, lent et lourd, était contrôlé. Depuis que les valets ont ouvert la connaissance à l’illimité, la certitude n’est plus qu’une pose qui soutient des lambeaux d’un territoire bien trop vaste, qui fuit à grande vitesse et ridiculise chaque jour la certitude dogmatique qu’est la science.

Et ce n’est pas seulement parce que des dilettantes se sont infiltrés dans la validation de la connaissance que celle-ci a perdu et sa sûreté et sa fermeture. L’augmentation quantitative de la connaissance, presque aussi considérable en proportion que celle de l’aliénation, révèle la faillite d’une véritable interdisciplinarité, qui était encore le fantasme angoissé de l’Université en rapide expansion du début du XXe siècle, et pas seulement chez Mach. Les spécialistes paraissent souvent plus démunis que les dilettantes dans l’évaluation de leur spécialité. L’hypertrophie de la connaissance, presque entièrement figée dans une conservation peureuse et dans l’assurance bornée de cet atomisme dont la connaissance serait l’atome, l’a rendue opaque à la conscience, mauvais tour, et contribue à la nécessité d’une connaissance dilettante, moins lourde, plus mobile, mais aussi moins exacte, et qui peut à son tour devenir dangereuse par son approximation et par l’autorité qu’elle tient de la publicité. La détermination de raccourcis fondés – dont la renonciation à la certitude de la connaissance et le rappel relativiste pour chaque connaissance – va devenir une des allées principales de la compréhension nécessaire à la réalisation de l’humanité.

 

 

 

 

 

 

 
       
    5. Connaissance et projet  
         

 

 

La fin de la connaissance est le projet. Autant dans l’acception de finalité que dans l’acception de fin pratique, la connaissance aboutit à sa fin, au projet. La connaissance n’a pas d’utilité propre, en soi, c’est le projet qui lui donne son sens. La connaissance n’est pas un but, mais un moyen : il n’y a de connaissance que pour quelque chose. Si la connaissance dépasse son projet, alors c’est que le projet n’a pas été réalisé. Mais l’humain ne sait pas envisager de projet sans constat, et sans réutilisation de constat. Sans connaissance, il n’y a pas de projet. Car le projet est l’expression d’insatisfaction devant ce qui est constaté, la proclamation d’insuffisance du constat.

Finir la connaissance est donc un préalable de la réalisation du projet. Ou, plus exactement : la connaissance est une émanation du mouvement de la pensée consciente dans la pensée en général ; si ce mouvement se dissout ou est supprimé, alors soit l’humanité a réussi à entreprendre son dernier projet, sa réalisation, soit elle a plongé dans sa catastrophe ultime.

Dans le projet, la connaissance s’est maintenue grâce à une sélection des constats, et à des techniques de conservation. La ressusciter est plus difficile. Se servir de la connaissance pour réaliser nécessite d’abord de retrouver la connaissance adéquate, la reconnaître, et de l’adapter au projet. Parfois, un projet se construit à cause d’une connaissance particulière, nouvelle. Mais la plupart des constats utiles à un projet sont tirés du stock de connaissance. Il s’agit alors de retrouver ceux qui correspondent, soit par leurs principes, soit par leur contenu, soit par hasard, soit même par association, parce que la reconnaissance est aussi une modification des constats stockés.

A travers la mémoire, individuelle ou assistée, de cette non-conscience stockée en réserve, remonte souvent un constat qui a lui-même changé, sans que nous le sachions. Car le contexte, car tous les outils cognitifs, par exemple la langue, peuvent changer dans l’intervalle entre la validation du constat et sa reconnaissance, transformant le sens du constat, c’est-à-dire lui laissant supposer un but différent que celui qu’il semblait proposer au moment de sa mise en stock. Sans le savoir, nous avons appris à manipuler notre mémoire de sorte à corriger l’aliénation de nos constats conservés, et même parfois à réorganiser des galeries entières de constats, selon la réorganisation du monde autour de nous. Le constat de connaissance réutilisé est d’autant moins sûr qu’il est construit sur le dogme de la certitude. C’est souvent une connaissance faussée qui fera échouer un projet ; et c’est très rarement le constat qui est tiré d’un tel échec.

En général, dans le projet, il y a de la nouveauté, et la connaissance conservée se comporte comme ce qui est contraire à la nouveauté. Les projets qui valorisent le plus les constats de connaissance sont en général ceux dont l’ambition de changement et de nouveauté est la moins grande. Cela dit, il faut quand même rappeler que de la langue, au geste appris, en passant par l’usage d’outils et par les schémas intellectuels, chacun d’entre nous utilise des dizaines de constats de connaissance ne serait-ce que dans le projet d’un déplacement, par exemple. Sans relâche, en tant que consciences séparées qui forment des projets non communiqués, et en tant que discours public qui annonce des projets à d’autres, nous sollicitons nos mémoires, qu’elles soient informelles ou formalisées socialement, voire collectives. L’activité de reconnaissance de constats est permanente.

Les constats reconnus ne sont pas toujours utilisés. Nous choisissons, avec des procédures souvent très élaborées, impliquant de multiples médiations, mais très rapides, parfois allant jusqu’à la vérification théorique ou pratique, d’utiliser ou non un constat de connaissance, selon sa pertinence par rapport aux conditions de projet, par rapport à ses buts, par rapport à ses participants. Souvent, nous hésitons entre plusieurs constats de connaissance. Là encore, nous trions, élaguons, mais parfois aussi, recomposons, modifions, fondons ces constats qui, en l’état, ne conviennent pas à nos projets.

Les projets les plus résolument tournés vers l’avenir tentent souvent le recours le plus limité possible à la connaissance, qui parfois réapparaît comme une revanche, comme une preuve de l’échec du projet. Dans les projets de révolte, qui sont les projets humains qui portent au plus loin le projet générique, la connaissance est souvent balayée à cause de sa lourdeur, et des traits soumis qu’elle véhicule depuis ses méthodologies fétichisées jusque dans ses contenus hypocritement objectifs, de sorte que les « leçons » du passé n’ont que très rarement servi. Le manque d’usage de l’argument, et du vraisemblable, par rapport à l’exigence de démonstration, n’est pas étranger à cette désaffection systématique, d’ailleurs si fortement dommageable. Cette absence de prise en compte de l’histoire par ceux qui la font est bien connue, mais déjà comptée, de manière non démontrable, comme une fatalité, qu’elle n’est en aucun cas ; c’est seulement le goût de la connaissance relative qui est perdue depuis la fétichisation de la démonstration rigoureuse. Tant que la connaissance apparaît comme une corvée et une entrave de conservateurs, la liberté reconquise tendra à la rejeter, comme contraire à ses propres principes.

En principe, le projet anticipe sur la connaissance nécessaire à son exécution. Heidegger le constate en ruminant Hegel : la grandeur du présupposé donne la grandeur du projet. Le présupposé indique souvent l’objectif à atteindre, et, en principe, à supprimer. Dans le projet, le constat de connaissance agit comme un présupposé. Un projet est toujours le fait de poser quelque chose de connu, de déjà constaté, et de lui opposer ce qui le supprime. La nouveauté du projet exige même parfois des connaissances qui n’existent pas encore, et qu’il faut donc créer à partir de la projection. Lorsque la validation du constat se fait dans la perspective du projet, la connaissance est un moyen d’aide à la réalisation parmi d’autres, comme par exemple l’imagination, la libre association, l’analyse ou la synthèse, le je-ne-sais-quoi. Il peut alors advenir que la connaissance utilisée soit contestée : soit elle est inadéquate, soit elle est dépassée, soit elle est incomplète. A ce moment-là, la contradiction vient de la connaissance conservée, et elle peut être très fertile au projet.

De nombreux projets, cependant, sont issus du magot de la connaissance, et s’élèvent au-dessus d’elle comme une pyramide de cartes ou de verres sous les mains d’un équilibriste. Ces projets empiristes et positivistes sont les projets de la conservation. Ils réduisent l’horizon à des déductions de la connaissance, et utilisent peu les qualités de l’esprit, dont par exemple l’imagination, la capacité d’association, « l’intuition », le désir ou le rire. La prééminence de l’irrationnel que Mach prêtait à l’origine de la connaissance – la véritable origine de la connaissance est le projet, c’est-à-dire le besoin de s’attaquer à l’insatisfaction – a irrité aussi bien Lénine que ceux qui se réclamaient pourtant de Mach, comme Carnap. La connaissance est comme un jardin français en bordure de la forêt du projet. Elle permet certaines étapes du projet, elle est un sas de la conscience dans l’esprit. Mais le projet des rigoristes et des formalistes au début du XXe siècle, de transformer la forêt entière en jardin à la française, a fait rire la paillardise, la truculence, l’intelligence et la rapidité d’esprit des révolutionnaires de leur temps, et de l’époque qui a suivi.

Que la connaissance ne soit qu’une aide à la réalisation, qui est une autre façon de dire projet, est une conception de plus en plus rare. On la trouve encore fermement exprimée chez Bloch en 1975, qui proclame l’incertitude de la connaissance (mais il semble que cette incertitude soit seulement l’incertitude du constat) et finit par rappeler que la connaissance n’a de sens que dans la praxis, c’est-à-dire dans une réalisation, selon le célèbre mot de Engels, « The proof of the pudding is in the eating ». Si, depuis le début du XXe siècle, la connaissance paraît de moins en moins tributaire du projet, c’est l’étouffement et la marginalisation du projet qui en sont la principale conséquence. Depuis deux siècles, on assiste à un renversement : la connaissance n’a plus sa source principale dans les projets, ce sont les projets qui deviennent des appendices de la connaissance. C’est là une traduction de l’infirmité gestionnaire dans le contrôle de la pensée qui explose, l’aliénation.

Le projet est ce qui donne son mouvement à la connaissance. Magot immobile dans la conservation, elle acquiert de la souplesse, et de la relativité dans le projet, qui est sa vérité. Dans le projet, on pèse les pierres précieuses du magot comme si c’étaient des projectiles : nombre d’entre eux, impropres au débat, se dissolvent en poussière. L’intérêt de la connaissance est défini par le but du projet. C’est la modification que subit une connaissance entre le constat et le projet qui est sa durée de vie, qui donne le sens de cette connaissance. La connaissance n’a pas de sens en soi. Ce sens n’est pas non plus défini par son objet ; mais c’est le projet qui la réutilise qui explique comment et pourquoi une connaissance change. Et c’est parce qu’elle est tirée de son immobilité conservatrice par le but du projet que la connaissance est en mouvement.

Mais la connaissance utilisée comme troupe légère dans la guerre du temps, voilà ce que contient l’avenir, sous la forme du projet. La connaissance n’est alors plus que le substrat de la conscience, et comme elle, ce substrat de la totalité s’aliène, bouge, se dément, et s’oublie. Le débat sur l’humanité, qui est le préalable du projet, utilise volontiers la connaissance, mais plutôt comme on utilise un argument, c’est-à-dire avec de la rigueur, mais aussi avec des « notions » floues et changeantes qui environnent nos minuscules plages de rigueur. Il est temps que le but, et le projet qui permet de le réaliser, reviennent de cette folie rigoriste des conservateurs de la connaissance, qui voudraient que la connaissance ne soit utilisée que comme démonstration, et que la rigueur de la démonstration s’étende à tout, ou alors que nous renoncions à ce que la rigueur ne peut encadrer. Il est temps de nier cette certitude, et cette prétention à la domination de la connaissance dans l’essence de l’humanité. Il est temps de réaffirmer que, du point de vue de notre insatisfaction fondamentale, c’est ce que nous ne connaissons pas qui nous intéresse. L’aventure humaine, pour peu qu’elle veuille aller à son terme, doit résolument s’engager dans la pensée non connue.

La critique téléologique de la connaissance est une expérience de pensée au sens de Mach. Elle n’est évidemment pas une apologie de l’ignorance. Il s’agit de montrer la connaissance comme un mode particulier de pensée, désacralisé, utile dans un contexte donné, mais pas dans tout contexte. La critique de la connaissance propose de retrouver un mode de pensée sans certitude ni doute, un mode de pensée qui est celui de la pensée où la conscience est seconde, l’aliénation, qu’il s’agit ainsi d’être capable d’explorer. Le dilettantisme, tel qu’il est ici présenté, répond en partie à une telle façon de vouloir rendre la pensée fluide. Car ce dilettantisme, qui argumente plutôt qu’il ne prouve, qui se sert de la logique dans des circonstances particulières, mais sans fétichiser sa perfection, admet et prend en compte la dégradation qui s’opère entre le constat de connaissance et son utilisation dans le projet. Le dilettantisme expérimental a plus le souci de la prise en compte de la totalité que de l’exactitude du détail. Il choisit volontiers d’agir dans les situations où la vérification théorique peut être supprimée.

Cette pensée construite qui revendique d’être informe pour être plus vaste et plus fluide se veut une forme d’au-delà de la conscience, une pensée dont la conscience est constitutive, mais dans laquelle la conscience n’est pas l’essence. C’est une pensée qui signale à la conscience la vanité, la fétichisation et la fonctionnalité de la connaissance. Il s’agit, non pas de supprimer la connaissance, mais de lui rendre une place plus modeste, celle d’allié puissant mais non nécessairement décisif, dans l’élaboration du projet. Les alliés seront sur les ailes de notre formation de combat, et nous connaissons leur versatilité. Mais cette versatilité, il n’y a pas lieu de s’en méfier : elle n’intervient qu’au moment de la défaite, et si notre attaque échoue, peu importe que la connaissance se retourne contre nous.

 

 

 

 

 

 

 
       
    6. Importance de la théorie de la connaissance dans les théories du début du XXe siècle
         

 

 

a) Fascination pour la connaissance

Cette extension de la connaissance jusqu’à ce qui n’a pas de limite est un penchant de la philosophie qui n’a pas été critiqué, mais repris avec enthousiasme par les spécialistes des sciences dites exactes, par toute la néophilosophie, qui a contribué à promouvoir cette hypertrophie, et même par la théorie qui se voulait « révolutionnaire ». Du spécialiste à l’ignare, en passant par le dilettante, la connaissance a été sacralisée dans tous les domaines que la conscience pouvait prendre pour objet. A la surface de cette unanimité positive, il y a une fascination pour ce concept singulier parce que ce sac à dos de la conscience apparaît comme pouvant contenir toute la pensée. Mais au fond du fétichisme de la connaissance, il y a l’avantage qu’elle confère dans une société qui l’idolâtre dans les disputes d’intérêt. Car la connaissance est principalement un outil de division entre les humains. Cet outil marque des différences et des territoires, confère de l’autorité et son cortège de places honteuses et de titres, justifie des discriminations et des choix, justement lorsque le débat entre les humains est suspendu ou écrasé. Plus les conservateurs peuvent empêcher le débat sur l’humanité, plus la connaissance sert d’arme dans les disputes. Et, en effet, en tant qu’arme, la connaissance sert et structure la conservation.

La fascination conceptuelle vient de ce que la connaissance est le terme qui scinde et qui médiatise le sujet et l’objet. La connaissance permet la différenciation entre le penseur et le pensé. Mais ce qui est proprement fascinant, c’est que la connaissance, vue depuis le sujet, est à la fois ce qui effectue l’opération de différenciation et ce qui est différencié, le moyen et le but, le doigt et la lune. Et par là, la connaissance devient, logiquement, la connaissance de soi, non seulement ce qui est émis par je ou soi, mais je ou soi-même. De sorte que nous obtenons, avec le concept de connaissance, un domaine, statique, atteignable, détouré, où une conscience aiguisée peut différencier autant que sa capacité le lui permet. Vient ensuite, compris dans la même notion, le mouvement de l’esprit qui va vers ce territoire, et la connaissance devient ici une arme redoutable, un accident qui arrive au monde, c’est-à-dire à notre représentation de la totalité. Et pour couronner le tout, ce mouvement ramène celui qui pense dans le territoire statique, c’est-à-dire que la pensée, qui est le mouvement, et le penseur, qui est le sujet, deviennent eux-mêmes objets de connaissance, deviennent eux-mêmes connaissance.

Il y a ensuite une fascination pour la dualité extrême que permet la connaissance, et qui est une dialectique entre l’individu et le genre. En effet, le mouvement de la connaissance – scission entre sujet et objet, territoire statique de l’objectivité, mouvement de la subjectivité vers l’objectivité et réconciliation de la subjectivité dans l’objectivité en mouvement – semble s’appliquer aussi bien si on considère la connaissance du point de vue de l’individu, de la conscience, ou si on la considère du point de vue de l’esprit, du genre humain en entier. La connaissance est une des rares notions, dépendante du sujet, qui fonctionne indifféremment que le sujet soit une personne, occupée par des expériences quotidiennes, ou qu’il s’agisse d’un groupe, voire du groupe sujet le plus grand imaginable, l’ensemble de l’humanité, occupé aux spéculations les plus vastes, par exemple son accomplissement. La connaissance s’applique de la même manière pour un sujet particulier, unique, concret que pour une généralité agissante, indistincte, abstraite. C’est le même « connaître » quand quelqu’un affirme « je connais le piano de mon voisin » que quand il est dit « l’humanité ne connaît pas son destin ».

La notion et le fait sont également des contraires découpés et unis par la connaissance, qui est à la fois notion et fait. Cassirer fait remarquer que le principe de fond de la synthèse a priori kantienne est, selon Hegel, ce rapport entre notion (il utilise le terme de concept) et fait. « Le “miracle de l’Erkenntnis” consiste justement dans la conception générale du factuel » (15), ajoute ce néokantien lorsqu’il veut démontrer que Hegel, par rapport à la connaissance, serait fondamentalement kantien. De même, la question de la connaissance a divisé autour d’une même table ceux qui pensent que l’origine de la connaissance est la pensée, et ceux qui affirment qu’elle est dans l’extériorité à la pensée, ce qui ramène, dans la connaissance, la grande ligne de rupture entre idéalistes et matérialistes. Coupant cette ligne, la connaissance s’avère terrain de bataille entre empiristes, qui affirment que la connaissance est le résultat de la seule expérience, et rationalistes, qui soutiennent que la connaissance se forme d’abord dans la raison et ses principes. 
 

b) Connaissance et savoir

Connaissance et savoir sont aujourd’hui différenciés selon les écoles de pensée qui utilisent ces termes. A la connaissance, par exemple, on niera la nécessité de l’intersubjectivité, ou on exigera qu’elle contienne de la nouveauté, ou on l’assimilera à une réflexion sur l’expérience. Mais au fond, ce sont les Anglais qui ont le mieux résumé ce qui nous intéresse : ils utilisent le même mot pour connaissance et savoir. Knowledge nie toute différence entre connaissance et savoir.

Cet amusant dédain ne nous exonère pas d’une explication de cette différence maintenue en français (connaissance, savoir) et surtout en allemand (Erkenntnis, Wissen), puisque c’est en allemand que l’Erkenntnistheorie, surgie au début du XXe siècle, étendra son ombre bien au-delà des nécessités de son apparition.

C’est le savoir qui, d’abord, est arrivé à un absolutisme indépassable avec le savoir absolu de Hegel. De savoir, Wissen, dérive science, Wissenschaft. Le savoir est l’aboutissement conjoint de la philosophie allemande et des sciences exactes. Le principal courant de pensée sur lequel s’appuie le rejet de l’ensemble de la philosophie de Hegel, celui des spécialistes des sciences dites exactes, est comme lui fétichiste de Wissenschaft et donc de Wissen. La critique du savoir absolu, comme aboutissement religieux, et même de tout savoir relatif, comme du bien moral, est donc exclue par les deux principales spécialités de la pensée dominante du XIXe siècle, la philosophie, qui atteint son zénith, et la physique, qui prend son envol.

C’est pourquoi un néokantisme doit exhumer une Erkenntnis préhégélienne au début du XXe siècle. Les différentes fascinations pour ce qu’est le savoir ou la connaissance nécessitaient qu’on utilise le contenu du concept de savoir. Mais il fallait alors expliquer pourquoi on le faisait d’une manière différente de Hegel. Il était plus facile de changer de mot, de s’appuyer sur Kant, plutôt que d’entamer une critique de Hegel. Cette « connaissance »-là, qui n’est d’abord qu’une humble reconnaissance (Erkennen signifie aujourd’hui reconnaître en allemand courant), a subi, depuis, une hypertrophie similaire, dépassant très largement le rapport initial du sujet conscient vers l’objet pour devenir une sorte de réduction suffisante du savoir absolu. Mais cette Erkenntnis, connaissance, ne se distingue au fond de Wissen, savoir, que parce que le savoir absolu de Hegel était à la fois inadmissible et incritiquable.

L’Erkenntnistheorie est fondamentalement, en théorie, une technique du contournement de Hegel : comment parler du savoir, et même du savoir absolu, en parlant le moins possible de Hegel, c’est-à-dire du rapport entre savoir et totalité. L’archétype du contournement de Hegel sera la pseudo-philosophie analytique, qui est allée plus loin dans l’impudence : les théories de la logique issues de cette école de pensée, qui met la logique au centre de la connaissance, ne mentionnent jamais Hegel, comme si Hegel n’avait pas proposé une ‘Science de la logique’. Si avec « Erkenntnis », on était encore obligé de recourir à un synonyme, afin d’éviter le philosophe qui a fini la philosophie, avec « logique », les contourneurs ont pris d’autres aises. Ils signent ainsi la première époque qui verra disparaître le débat parmi ceux qui possèdent la connaissance. Avec la logique, le contournement apparaît comme le refus de débat, et ce refus de débat est rendu acceptable par l’abondance et l’éclatement de pensées : le système de Hegel est noyé dans l’aliénation ambiante, c’est ce qui a permis à la logique formelle d’éviter la confrontation avec la logique hégélienne.

Les langues reflètent la complexité si fertile du terme de connaissance : en français « la » connaissance désigne, en appui sur l’étymologie, le moment du constat initial, « avec la naissance », naître avec ; en allemand, il y a une différence entre la connaissance populaire (Kenntnis) et la connaissance universelle, érudite, ou autoritaire, qui se dit reconnaissance (Erkenntnis), mais qui se traduit, en français, par connaissance. Les deux moments actifs de la connaissance, celui du constat et celui de la réutilisation du constat sont, dans cette langue, scindés entre le langage populaire et le langage théorique. Et la traduction courante française ramène ce qui est dénommé comme étant la phase de la réutilisation à la phase du constat. 
 

c) Courants de pensée néophilosophes

Les deux principales tentatives de doter la pensée en expansion subite d’une nouvelle façade, les deux principales tentatives de contenir en façade « philosophique » l’explosion de la pensée des révolutions française et russe, les deux principales tentatives de s’interroger sur la façon, sur la manière, sur la forme, sont la néophénoménologie, et la néophilosophie dite analytique. Il y a, dans ces deux approches sur comment aborder cette montagne qui nous échappe, un acharnement, une détermination farouche, une fermeture par rapport à toute démarche autre, que le but ne justifie plus, et c’est sans doute ce qui a tant contribué à ce que ces théories restent des théories de spécialistes, avec de petits fan-clubs de dilettantes, qui parfois se dissolvent au rythme des nouvelles modes intellectuelles, parfois au contraire s’enracinent dans des postures défensives, bien après que la théorie qu’ils soutiennent en connaisseurs qui se croient privilégiés a perdu toute crédibilité parmi les spécialistes mêmes.

Ces deux démarches ont d’autres points communs. La vérité reste un critère central et, d’ailleurs, la sincérité de leurs théoriciens fondateurs, Husserl pour la phénoménologie, et Russell pour la philosophie analytique, semble hors de doute, comme l’attestent d’ailleurs leurs revirements et hésitations, leurs réorientations en fin de vie. Ces deux tentatives sont aussi caractérisées par la croyance profonde dans le scientisme, et notamment la fascination pour les mathématiques, qui les range dans l’air du temps et dans l’enclos universitaire, comme toutes les démarches qui ont cru que les mathématiques sont autre chose qu’un jeu de suppositions abstraites, et qui ont voulu procurer à cette gymnastique mentale un fondement dans la réalité.

Phénoménologie et philosophie analytique du début du XXe siècle ont surtout en commun leur prétention à la couverture absolue qu’offrirait leur méthode, présupposé qui est certainement leur erreur d’analyse la plus flagrante et la moins analysée, et qui rejoint en cela l’insupportable étouffement par le système, tel qu’on peut le déplorer chez Hegel aussi. On pense ici accéder à la totalité, au contenu, en partant du détail, et de la forme, c’est-à-dire qu’on ambitionne, par une méthode d’approche, réintégrer l’aliénation dans la perception accessible à l’individu. Si le vieux rêve hégélien de la maîtrise de la pensée par l’individu a été démenti, ce n’est pas dans la théorie, mais par l’action non théorisée de l’humanité qui a creusé à tel point l’écart entre le genre et l’individu que cette maîtrise n’est plus un problème d’individu. Lorsque Husserl, et Russell, essayent de ramener cette maîtrise dans la méthode, ils ne critiquent pas la métaphysique de Hegel, ils partent des mêmes prémisses qu’elle, pour échouer en retrait de cette autre méthode qu’était la dialectique. Comme ces successeurs dans la pensée universitaire, Hegel voulait encore montrer le mouvement réciproque et l’unité entre contenu et méthode ; plus modestes en moyens mais pas en ambition, les théoriciens du début du XXe siècle suppriment le contenu (qui semble au moins partiellement identifié comme la métaphysique, et diabolisé), et se retranchent dans un discours sur la méthode avant tout qui, évidemment, balise aussi peu l’ensemble que le plan de l’architecte recouvre ce qu’est une maison. Car le plan de l’architecte ne contient qu’en partie le projet de la maison ; et ce que l’architecte ignore du but de la maison ressemble à ce que le journaliste ignore de l’histoire quand il encastre des faits d’un rapport quotidien au suivant : le sens, ce messager ailé du but, dicte la méthode, et non l’inverse. C’est pourquoi la recherche initiée par Husserl, et celle développée par Russell, sont marquées par la certitude formaliste issue des mathématiques et la tentative d’une sorte de méthodologie invariante et incontestable, qui pourrait servir de socle à toute compréhension. Mais quand vient la sagesse, une demi-vie plus tard, la méthode proposée avec arrogance ne suffit déjà plus.

Dans ces paris méthodologiques, qui nécessitent non seulement d’être installés, mais ensuite d’être renforcés, soutenus, imposés parfois, se manifeste l’un des maux principaux du siècle, la perte du contenu. Déjà, avec le soin presque méticuleux avec lequel Hegel construit sa dialectique, plus appliqué parfois à la cohérence de ses triades qu’au contenu qu’il a pris pour objet, la génération de sens, la richesse ouverte à travers leur détermination en objet, se perd dans les nécessités trop rigides du cadre. Sans doute, Hegel était attentif à cette limite imposée par le cadre à ce qu’il encadre ; mais, dans le choix général entre la nécessité d’encadrer et la liberté du contenu qui non seulement peut mais doit transcender le cadre, il a tranché en faveur du cadre. Si bien que la forme devient le fond, la dialectique devient le contenu, ce qu’assurément elle n’est pas. Chez les penseurs du XXe siècle, encore plus affolés, à juste titre, par les débordements de plus en plus redoutables des contenus hors des cadres, la priorité est donnée à la méthode qui régule les formes ; le débordement n’est pas perçu comme une opulence du contenu, mais comme une faiblesse du cadre, de la forme, qu’il s’agit donc de resserrer. L’empirisme si triomphant en physique est la principale justification de cette généralisation d’un formalisme qui se construit à partir du particulier, pour s’élever au général.

Que ces écoles fondatrices de méthodologie soient restées si médiocres dans leur rayonnement tient aussi à la pénurie de petite flamme irrationnelle capable d’incendier le monde, et qu’on appelle parfois la vie. Ce sont des systèmes ennuyeux et morts, des constructions formalistes où toute la sève s’est épuisée dans les échafaudages, si bien qu’il ne reste plus de désir quand ils abordent ce qui fait frémir : l’inconnu ou l’absurde, l’irrationnel ou l’émotion, l’aliénation et tout ce qui, plus généralement, a trait à l’expérience qu’on ne peut pas constater. Alors que chez Hegel, le goût du danger, et le plaisir de la pensée échevelée arrivent justement à un certain terme dans ce mariage liberté égalité fraternité du fond et de la forme auquel il aboutit, la néophénoménologie et la pseudo-philosophie analytique, en allant au-delà de cette limite invisible qui était un équilibre miraculeux dans la philosophie, ont perdu au passage le fondement même de toute méthode, qui n’est jamais qu’un serviteur chargé de contenir la profusion de l’imprévisible, un point de côté dans les amoks de l’esprit. C’est le propre du système d’interdire tout ce qui lui échappe, par définition, et par avance, et c’est aussi ce qui le condamne tant que la forme de la pensée est avant tout cette lente circonvolution qui se joue d’elle-même, au point qu’elle met même soi-même en doute. Les méthodologies philosophico-empiristes du début du XXe siècle sont donc des systèmes desséchés, qui souvent n’interpellent et ne résonnent que chez les humains sans vécu : les adolescents qui n’ont encore de la vie que l’à-plat des livres, les universitaires qui regardent le monde à travers les parois transparentes de leur cocon, et les vieillards qui parfois tentent de renier à travers cette sécheresse de la discipline leurs propres errances et erreurs.

Un bref préalable à cette pensée qui contourne Hegel par son incapacité à la totalité, et son systématisme sans but, est la pensée anglo-saxonne, naissante. Avec deux termes dont Hegel ne s’était pas embarrassé, le premier déjà connu et problématique depuis l’Antiquité, le second nouveau, cette pensée a irrigué la néophénoménologie, et la pseudo-philosophie analytique ; mais ces deux notions, le common sense et le pragmatisme, ont beaucoup contribué à la formation d’une pensée dilettante non téléologique, ennemie d’un débat sur l’humanité.

 

 

 



II. La néophénoménologie

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2008

   
       

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