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Chose publique
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Téléologie 2008
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1. Représenter la pensée
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Notre époque ne sait pas
représenter la pensée. Non seulement dans la cacovision qui a crû comme
signe du désordre dissimulé ne trouve-t-on aucune image de la pensée,
mais les représentations antérieures ont également disparu, soit dans
des formes muséographiques ou archétypales, soit dans l’effacement
véritable qu’on attribue avec une approximation fort généreuse au temps.
Il a certes toujours été d’un grand ridicule de représenter la pensée
par une statue ou par un tableau, et encore plus par une photographie,
mais même les autres formes de l’art ont abdiqué la possibilité de
peindre cette unique substance de l’humanité.
Les religions et les systèmes philosophiques étaient de telles
représentations. Ces formes de figuration du mouvement de l’esprit
perdurent, sans aucun doute. Mais la pensée, en tant qu’entité qu’on
peut se représenter, est refoulée ou marginalisée dans ces grandes
cosmogonies du passé dont on admire encore les voûtes hardies et le
vertige des perspectives. Le mysticisme, application concrète de la
pensée comme totalité, les théories de Kant et en particulier de Hegel
comme sommets de la mise en scène de la pensée et de son mouvement ne
sont plus compris comme des mises en scène, leur mouvement paraît
aujourd’hui figé aux observations blasées et pressées. Mais on les
admire comme de graves enfantillages, mis à distance, justement, par
l’émiettement considérable de notre époque, dans laquelle l’avalanche
d’images a confirmé la perte de vue d’ensemble. Les pseudo-philosophies
qui ont tenté de supplanter ces religions et ces systèmes étaient déjà
empreintes de ce tabou du XXe siècle, où la pensée passe pour une
évidence, plutôt que pour l’accident majeur de la totalité, son autre,
son contenu et sa vérité, son projet et son impossibilité, et où la
méfiance envers la pensée se mélange à sa divinisation, dans l’interdit
de la regarder en face, et de jouer à la figurer.
Le statut même de la pensée a suffisamment été mis en cause pour
expliquer partiellement une telle absence de visibilité : les systèmes
de croyance matérialistes en particulier ont réduit la pensée à rien,
puisqu’elle n’était rien de matériel. En décrivant la vision
matérialiste de la pensée, on obtient un extrême qui influence
aujourd’hui toute vision de la pensée : transparente au point que son
invisibilité s’explique, réduite à un lieu microscopique au fond du
cerveau, éthérée, immobile et passive, sans influence sur la puissante
marche du monde, dont elle est alors une sorte d’échappement incolore et
inodore, au mieux nécessaire à l’équilibre naturel et matériel, au pire
nocif par ses émanations imprévisibles, la prétention qu’elle suscite,
et cette étrange fascination sur elle-même qui semble toujours détourner
les humains de la grande route caillouteuse des conditions existantes.
Cet éther, ne cesse-t-on de se murmurer, est une illusion. De cette
contemplation-là, on pourrait comparer la pensée à une minuscule fumée
qui a subi une interdiction progressive comme celle du tabac et dont on
ne serait pas surpris qu’elle soit tout aussi cancérigène. La pensée a
causé cette curieuse tumeur au cerveau qu’on appelle le monde, ou
l’Univers, et penser nous a rendus fous, puisque l’aliénation est
devenue plus abondante que l’air qui nous reste.
A décharge de l’infirmité de notre imagination, de notre capacité
d’analyse et de synthèse par rapport à la pensée, il faut remarquer
qu’elle représente d’abord une grande difficulté de conception et de
contenu. Car la pensée doit être saisie par la pensée, et l’élément pris
pour objet est le même que l’élément, l’outil, qui prend pour objet, et,
à y regarder de plus près, le même aussi que l’élément, l’acteur, qui
prend pour objet. Sujet, opération et résultat sont des parties de
l’objet, et ce n’est donc pas simplement une aimable boutade que de
constater qu’il y a quelque difficulté à pénétrer dans cette matière, ce
qui est d’ailleurs attesté par tous ceux qui s’y sont essayés, qu’ils
soient considérés comme penseurs ou comme profanes, qu’ils aient la
pensée dans la haute estime des matérialistes, ou qu’ils la tiennent
dans le profond mépris des mystiques. Et tout ce qui peut élargir
l’étroitesse littérale de la pensée comme objet, comme la mise en
puissance, ou comme la réalisation, n’est encore qu’un de ses fragments,
subordonné et supplémentaire. Penser la pensée est contradictoire, et
même dérisoire, puisqu’on applique alors une division à la totalité pour
la saisir. Voilà une opération qui ne se représente que par des
raccourcis, de pensée, comme « marcher sur la tête » ou
« vivre sans temps mort ».
Si tout est pensée, cependant, la pensée ne se laisse pas représenter.
Est-ce qu’il y a davantage de représentations de la totalité, si on
excepte celles, déjà très anciennes, où la totalité était identifiée
soit à Dieu, petite apparition barbue au-delà des nuages dans la
peinture chrétienne de la Renaissance, soit au monde, c’est-à-dire la
planète Terre avec son satellite le Soleil, sous une forme physique
légèrement romancée ? Mais dès qu’on soutient que ni Dieu ni le monde ne
sont la totalité, car celle-ci va au-delà de ces hypostases, une autre
difficulté ralentit nos capacités à rendre intelligible quelque chose
dans lequel il faudra donner une place importante à l’abstraction : la
représentation, pour nous, est liée à la perception, et si toute
perception est bien de la pensée, la pensée, précisément, n’est
perceptible qu’à travers de complexes médiations – la médiation
elle-même, par exemple, se cerne difficilement par une perception. A ce
stade, la pensée ne se laisse décidément pas domestiquer par nos
capacités d’expression, parce que nous aboutissons à une division qu’il
faudrait ici dépasser : la pensée n’est pas seulement la totalité, elle
est aussi chaque chose et toute chose ! Nous pouvons éventuellement
représenter la totalité, nous pouvons également dépeindre chaque chose,
mais une chose, comme la pensée, qui est à la fois totalité et chaque
chose, excède notre capacité à représenter. La pensée, de ce fait,
s’avère la limite de notre capacité, aussi bien en tant qu’individu, le
pinceau à la main, qu’en tant que genre, capable de toute réalisation
pratique, même si, sur ce point, quelques vérifications restent à
accomplir.
Mais l’embarras le plus grand, qui nous empêche si fortement de rendre
la pensée comme une image, est que l’image est immobile, et la pensée
est en mouvement. Cette caractéristique est particulièrement compliquée
à maîtriser parce que le mouvement de la pensée est aussi bien à capter
dans la pensée prise pour objet que dans la pensée qui tente de prendre
pour objet : l’immobilité de l’image s’oppose, par essence, à la
mobilité de la pensée, si bien d’ailleurs que l’image, comme il a été
souvent observé à son sujet, ne prend de sens que dans son contexte,
c’est-à-dire dans ce qui bouge autour d’elle. Ainsi, la caducité de
l’œuvre, l’inachèvement de l’achevé, la mise en doute de la certitude
contredisent formellement tout achèvement qui voudrait montrer,
démontrer ou servir de base sûre et solide pour ce qu’est la pensée.
Au bout de cette réflexion, on est bien plus enclin à trouver sage et
avisée notre époque qui se refuse à la grossière approximation d’une
représentation de la pensée. Seul un léger malaise subsiste. D’abord, il
serait sans doute hâtif de supposer que les grands mystiques des
millénaires passés, que les peintres occidentaux autour de 1500, ou que
les philosophes allemands – les derniers philosophes –, n’aient fait
preuve que d’une naïveté dont notre grande capacité nous préserve, et
pas d’un courage d’esprit qui s’oppose à l’engourdissement de notre
désarroi, source de tant d’hésitation et de conformisme de notre époque ;
ensuite, comme aucune théorie, pas même celles des matérialistes les
plus endurcis, ne réfute l’existence de la pensée, il semble tout de
même assez opposé à la curiosité et à l’intelligence dont nous, humains,
faisons volontiers l’apologie, de ne pas essayer de comprendre et
d’illustrer de quelle manière cette pensée, qui n’est rien d’autre que
ce nous, se divise et se regroupe, étant entendu que division et
regroupement ne sont pas exclus de notre façon de voir. Aussi, pénétrer
ainsi dans un champ miné par nos seules préventions n’est-il pas si
périlleux qu’il paraît : il suffit d’un goût bien ordinaire, celui de
confronter son imagination, son expérience et son insatisfaction, pour
peu qu’on cherche à pousser un peu cette dernière, et il n’est pas
impossible d’atteindre des résultats, qui seront prudemment proposés
sous forme d’hypothèses, mais fermement soutenus par le mandat d’un
point de vue que ces mêmes hypothèses contribuent à constituer.
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2. Propositions de quelques divisions principales de la pensée
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La cartographie
téléologique de la pensée commence par l’antique division entre
conscience et esprit. Et dans cette division, le ici et maintenant est
préempté, semble-t-il, par la conscience. Le point de vue du cartographe
spéléologue qui lance ses curieuses sondes dans le champ d’investigation
de la totalité est a priori celui de la conscience.
Car cet explorateur du vide s’aperçoit d’abord que l’a priori est déjà
du plein, et que de la pensée peuple déjà le ici et maintenant sur la
virginité duquel il se proposait de s’appuyer. Selon un mot récent, la
pensée vue de cette manière est formatée par la conscience, et pour la
conscience. La conscience est relativement décryptable malgré le grand
voile qui obscurcit l’objectif. C’est une grande cité rectiligne, où les
principales artères sont nettes et droites. La conscience ressemble un
peu à son principal propriétaire actuel, ce n’est pas une coïncidence,
la middleclass. Elle balise et elle enferme, elle distingue, elle
divise, elle travaille. Elle gère. La conscience se divise facilement,
selon les nécessités de la cause : en phénoménologie et en logique, en
conscience utile de béton armé et en bosquets de poésie, en bonne
conscience et en pensée Bartleby. Dans la conscience, le contrôle joue
un rôle central, comme dans l’Etat policier des pseudo-démocraties : une
conscience égale une tête. Dans son passé récent, les deux derniers
siècles en particulier, la conscience a voulu s’ériger en toute pensée,
annexer l’esprit. Elle a fait sienne la maxime du progrès, et elle s’est
mise à ressembler à un philosophe, à une usine, à un journaliste, à un
gendarme, à un technocrate, à un psychiatre. Elle a construit une bulle
dans laquelle elle s’est voulue être le Soleil. D’infatigables balayeurs
l’arpentent, jour et nuit, ramassent ses papiers gras, examinent son
beau nombril, et auscultent la voûte céleste au-delà de la bulle, en se
demandant, sérieusement, si ce n’est pas la voûte céleste de la bulle
elle-même.
Mais il faut être au centre de cette bulle pour supposer cette innocence
de la conscience. Dès qu’on la pousse un peu, dans les retranchements
étirés de l’imagination ou dans les caves et les grottes dissimulées par
ses murs les plus blancs, on s’aperçoit que sa limite est difficile à
tracer. En effet, la paroi de la bulle est poreuse, les grandes allées
rectilignes se confondent au bout d’un moment dans des méandres
entrelacés ou s’effilochent dans des terrains vagues, la richesse de sa
détermination est elle-même corrompue par la pauvreté de son ambition,
par la désolation de son impuissance. Car sous la conscience, au-dessus
et autour d’elle apparaît soudain l’impénétrabilité de l’esprit. Mais si
cet esprit est effectivement étranger, opaque et hostile à la
conscience, il pénètre profondément, par tous ses pores, cette pensée de
l’individu qui croit cartésiennement à une-pensée-une-tête. Quand on
appréhende le vaste esprit, où tout est mouvement, on s’aperçoit d’abord
que, si la pensée est grande, la conscience, qui est la pensée
particulière, en est une toute petite partie ; et que, si la conscience
parvient à fixer des conceptions en de laborieux équilibres, l’ensemble
de la conscience elle-même est comme une petite boule lancée dans
l’immensité. La représentation physique de l’humanité au milieu de
l’Univers est l’allégorie de la conscience au milieu de l’esprit.
En poursuivant cette métaphore – car la physique n’est que la plus
antique représentation métaphorique de la pensée qu’en bons croyants
nous avons depuis longtemps hypostasiée – c’est bien l’esprit qui
fabrique la conscience, la conscience n’est bien qu’un accident de
l’esprit, tout comme la Terre des physiciens actuels n’est qu’un
accident du vaste Univers. Et nous voici donc amenés à invalider notre a
priori, qui plaçait la pensée observable au bout de la lunette de la
conscience. C’est bien la pensée extérieure à la conscience, l’esprit,
qui nous permettra de comprendre la conscience, et non l’inverse. Cette
prédominance de la conscience sur l’esprit nous vient d’une hypostase
héritée, celle que le Soleil tourne autour de la Terre. Et c’est un
trait d’esprit particulier que de corriger une erreur métaphorique sans
corriger ses conséquences. A l’époque où le monde de l’esprit s’est
étendu hors de toute visibilité, la petitesse de notre croyance
conscientocentrique est assurément la première limite que combat tout
relevé téléologique de la pensée.
Hegel est certainement le plus grand aventurier connu de la totalité que
nous aspirons à dépeindre. Il a donné une manière de se mouvoir dans ce
qui se meut, et un moteur, qui permet d’avancer, non pas partout, hélas,
mais tout le temps, apparemment. Apparemment seulement, car Hegel
atteste, en arrivant aux limites de son voyage, que l’immensité n’est
pas entamée, qu’elle s’étend encore à perte de vue. Hegel s’est perdu
dans la grandeur de sa matière, il n’a pas su franchir les limites qu’il
a décrites dans une représentation éthérée qui avoue justement que le
moteur, la dialectique, finit par tourner en rond, perpetuum mobile qui
a perdu son orientation, son but, son sens. Et, à la fin, Hegel ne
parvient pas à se dégager de cette absence de sens qui ne fait pas sens
non plus. Ce sectateur fanatique de la toute-puissance de la conscience
a sombré dans les bordels qui ouvrent sur le monde de l’aliénation, cet
esprit qui rit des médiocres orgueils de la conscience, l’infini et
l’absolu. De son intense voyage, Hegel est revenu, mais n’a pas su se
défaire de l’éblouissement qu’il a cherché. Son chemin était donc
limité, utilisable seulement par courts segments, à moins d’être fasciné
par le vaste décor dans lequel il s’est enlisé avec délices jusqu’à
l’épuisement.
D’autres constructions de l’esprit nous permettent d’avancer sur les
premiers sentiers par lesquels notre pas mal assuré pénètre l’immensité
inconnue. Nous avons d’abord à notre disposition une distinction plus
récente que celle entre conscience et esprit, celle qui différencie le
conscient de l’inconscient, et qui a été principalement utilisée par les
psychologues, psychanalystes, psyflics, psymarchands et psyinformateurs.
C’est en effet une distinction très populaire, qui rencontre un écho
assez vaste, parce qu’elle admet que la conscience n’est pas tout dans
la pensée, ce qui aujourd’hui est une immense avancée cartographique,
mais d’une telle évidence, qu’elle donne l’impression de répondre à la
grande poussée de pensée non contrôlée que l’humanité subit depuis au
moins deux siècles avec un retard que nous sommes honteux d’avouer. Dans
cette vision-là, cependant, la pensée non consciente, inconscient,
subconscient, etc., est une sorte de sous-sol, ou de grenier, ou les
deux, de la conscience, qui reste triomphante, reine et centre de toute
cette vision. Tout ce qui est non conscient ici est dépourvu
d’intelligence, son mouvement n’est donné que par la conscience
elle-même, et surtout cette sous-conscience est toujours et à chaque
fois indexée à une conscience particulière. Si bien qu’on a là toujours
une-conscience-une-tête et l’Univers tourne toujours autour de la Terre.
Mais on y reconnaît pour la première fois l’existence massive d’une
pensée hors de la bulle. L’impossibilité, cependant, de pénétrer
véritablement cet esprit de ténèbres l’a laissé stupide et sauvage
seulement, comme une sorte de défaut de la conscience, sa faiblesse,
mais sa faiblesse surmontable. C’est pourquoi, dans cette topographie de
l’esprit, les courts sentiers taillés par des théoriciens plus
imaginatifs que sincères reviennent toujours au grand nombril de la
conscience, et ceux qui voudraient naviguer jusqu’aux confins de la
pensée se réveillent, au bout d’un détour insuffisant, dans un cabinet
de praticien, sur un divan fétichisé, dans le monde sage et connu du
conscientocentrisme auquel il faut désormais se conformer. Signalons que
même si on y rencontre beaucoup de monde, comme de nombreux
gestionnaires de notre société, comme de nombreux artistes, et parfois
du beau monde, parfois même des gens sincères comme les dadaïstes,
quelques voyous, quelques héros, quelques honnêtes gens, ces navigations
suivent de très près les côtes de la conscience, comme les marins avant la boussole, et leur trajet ne mène
qu’à tourner en rond, au gré des vents, avec même moins d’ampleur que
dans les solipsismes hégéliens.
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3. La naissance d’une idée
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Dans cette épaisse brume qui se refuse donc à nous
se dessinent aussi parfois des silhouettes, qu’il faut suivre avant de
les connaître, et qu’on pourra peut-être un jour interroger sur leur
origine. Ces personnages de catabase sont tous des hypothèses et c’est
en tant que telles que leurs médiations peuvent prendre du sens. Il y a
par exemple cette théorie téléologique, qui prétend que la pensée
jaillit d’un rapport entre deux récepteurs-émetteurs de conscience, et
uniquement de ce rapport minimum. Ce qui signifie, en d’autres termes,
que le contact entre les pensées émises par deux êtres capables
d’émettre et de recevoir de la pensée est la condition nécessaire à la
création de pensée. Si la pensée se forme dans une tête, ce n’est pas
dans une tête, mais au moins entre deux, qu’elle naît. Dans la dispute,
de telles pensées s’éprouvent et se modifient, se médiatisent
réciproquement, et se conjuguent.
La dispute appelée histoire, qui est la dispute sur la totalité, se
différencie de toute autre dispute par deux faits : chaque
émetteur-récepteur peut y participer ; et la dispute porte sur la
totalité de la pensée. De tels moments d’assemblée générale du genre
humain sont extrêmement rares et se manifestent non pas comme des « moments »
pris dans une temporalité exactement datable, mais comme des
périodes, avec quelques faits saillants, hypothèses eux aussi des
instants où le débat s’oriente. Une théorie, au double sens de ce terme,
de tels instants est une idée. Mais l’idée, ainsi posée en fonction de
sa forme, se détermine surtout par son contenu : elle indique le sens de
l’assemblée générale, ce même sens qu’avait perdu Hegel.
Le sort de l’idée est de se répandre sous de multiples formes dans les
conséquences du débat. De nombreux constats, généralement divergents,
accueillent l’idée, la dépècent, la reconstituent selon les besoins et
les buts qu’offrent son sens et son insuffisance. Dans cet échappement
de pensée consécutif à l’idée, il y a apparemment une grande anarchie.
Mais, au milieu de cette anarchie se constituent des blocs, mouvants et
poreux, qui sont des agglomérations de constats. Ces paquets plus ou
moins soudés sont des courants de pensée. Formellement, les courants de
pensée sont liés par des accords sur l’idée et à une volonté de faire
connaître ces accords. Ils sont une première forme d’aliénation de
l’idée, une première ébauche de son épanchement. Dans la cosmogonie
actuelle, qui en est un langage allégorique – un courant de pensée
particulier –, on pourrait les comparer à ces grands ensembles qui vont
des systèmes solaires aux nébuleuses : en mouvement dans le mouvement,
échappés de quelque explosion initiale comme une révolution,
développement et approfondissement d’une concentration de pensée qui se
détend, comme d’une idée qui se décline, restant soudés malgré le manque
de densité, et malgré les interférences de myriades d’autres courants,
par quelque force, ou quelque ciment occulte, qu’on ne sait pas mieux
figurer.
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4. Comment des courants de pensée agitent la totalité |
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Avec la tentation ludique de distinguer des formes
et des contenus dans l’indistinction générale de la pensée, il faudra
sans doute admettre que le mouvement de la pensée particulière cohabite
là avec des courants de pensée, dans lesquels les pensées particulières
s’agglomèrent selon des modalités pour l’instant très variées. Voir la
pensée comme un grand bloc immobile, dans laquelle la mémoire peut-être
vient se servir, est une première approximation obsolète, dont la
survivance explique au moins les défaillances répétées de la mémoire. La
pensée à l’œuvre dans les mémoires est aussi bien en mouvement que le
bloc dans lequel elle puise, mais pas dans le même mouvement, d’autant
que le bloc dans lequel elle puise est soumis à de multiples dynamiques
fort variées, et parfois même contradictoires. Atomes et électrons sont
une bonne allégorie de ce grouillement que j’ignore pour la table sur
laquelle j’écris et qui me paraît si stable et immobile. Sauf qu’avec la
table, peu m’importe ce grouillement, alors qu’avec la pensée générale
c’est au moyen de l’équivalent d’un électron que je fouille cet ensemble
d’équivalents d’électrons ; il est donc fondamentalement différent de
penser que l’objet pensé de ma mémoire est immobile ou qu’il est mobile,
comme il semble désormais qu’il en soit le cas.
De multiples couches, non définies, ni en grandeur ni en intensité,
s’interpénètrent dans cette hypothèse de la pensée, et leur interaction
leur permet de se dissoudre les unes dans les autres, de s’étendre, mais
aussi de se corrompre, de se transformer jusque dans leur essence. Cette
activité-là s’appelle l’aliénation, et elle semble si courante et si
complexe qu’il devient nécessaire de supposer qu’elle se produit aussi
hors de l’activité consciente des émetteurs-récepteurs connus,
c’est-à-dire les humains doués d’un cerveau en activité, en particulier
dans les choses qu’ils ont créées. Rapportées à l’idée ainsi qu’aux
courants de pensée qui en découlent, les modifications que leur fait
subir ce mouvement incessant, aujourd’hui apparemment exponentiel, de
l’esprit ont des conséquences considérables, non seulement sur de
nouveaux constats qui continuent de se former entre deux idées, mais
aussi sur de nombreux projets qui en sont issus. Ces modifications vont
beaucoup plus vite et beaucoup plus en profondeur que la conscience
qu’elles font naître par moments. La conscience en effet apparaît ici
comme une sorte de frein à main et de cristallisation désespérée dans un
mouvement vertigineux. Sans doute la conscience semble douée de la
faculté à chercher des raccourcis pour doubler et devancer le mouvement
de l’esprit par la raison et l’intelligence, raccourcis qui sont
justement ce qu’on appelle « projet ». Mais il semble peu probable que
l’efficacité de cette tension pour rattraper le mouvement dont elle est
issue ne dépasse l’expédient, tout au moins depuis deux siècles de
bunkérisation de la conscience.
Si le système de Hegel est un état des lieux allégorique de la pensée
juste après la révolution française, il faut chercher un relevé
équivalent après la révolution russe dans les théories de la pensée
commune. Bien entendu, ce relevé ne peut plus avoir été, comme celui de
Hegel, l’œuvre d’une seule conscience. De Whitehead à Schütz, en passant
par exemple par Husserl, Freud, Wittgenstein, Quine, Heidegger, la mise
en objet de cette masse de pensée qui leur échappe et qu’ils espèrent
encore contrôler pour la conscience, en général, peut servir de
silhouette de la révolution russe, c’est-à-dire de reflet, en négatif,
du mouvement de la pensée depuis qu’il semble y avoir eu, au cours d’un
débat sur la totalité, idée, et puisque tous ces penseurs sont issus de
la contre-révolution française, y compris Schütz. Cette masse de pensée
globale semble plus irritante que surprenante. Elle n’est plus imaginée
comme étant complètement immobile. Sa mobilité se figure ainsi :
composée de myriades de pensées encore immobiles, chacune d’entre elles
peut être soumise au heurt d’une nouvelle pensée. Cette nouvelle pensée
peut gravement modifier une pensée déjà existante, en la bousculant, la
froissant, la pénétrant ; à cause de ce heurt, la pensée heurtée va
modifier, de la même manière, mais moins, une autre pensée, qui va
modifier, mais moins, une troisième pensée, ainsi de suite, jusqu’à ce
que la masse immense absorbe ce minuscule mouvement si intense à son
échelle. La masse des pensées, qui ressemble tant au peuple chez
Tocqueville, ne bouge pas en entier, et elle absorbe les mouvements
périphériques. La masse de pensée sert de conservation et de stabilité
dans cette façon de voir. Si elle représente effectivement ce qui s’est
passé dans la pensée, il y a cent ans, il faut bien admettre que dans le
monde d’aujourd’hui le mouvement, particulier et d’ensemble, des
pensées, des idées et des courants de pensée, s’est considérablement
accru. La violence des échanges, l’instabilité de l’ensemble de cette « masse »,
qui a d’ailleurs cessé d’être perceptible comme une unité
homogène, la multiplication de ses opérations, la précarité de ces
certitudes ne permet plus de supposer un aussi tranquille mouvement, et
oblige l’hypothèse d’une accélération considérable de la pensée depuis
l’établissement de cette carte.
Ce qu’on appelle « théorie de la connaissance » est cet aveu réformiste
d’un mouvement de la pensée qui s’additionne comme un trésor de pièces
d’or, mais dont l’ensemble absorbe et stabilise toute nouveauté. Cette
vision positiviste est dominante aujourd’hui. La concession d’un
mouvement de la pensée subordonné à la conservation de l’ensemble est
l’un des paradigmes inconscients qui maintiennent en place
l’organisation sociale existante. La pensée middleclass, dans le même
modèle du magot légèrement tremblotant sur ses points ou zones de
contact extérieurs, admet cependant une « mobilité » beaucoup plus
grande de la pensée. L’image d’une circulation intense, mais dont on ne
voit pas justement les extrémités, et qui vaut paradoxalement dans
l’abandon au détail et se résigne à la perte du « réseau » entier, est
la version rénovée d’une pensée tout à fait mobile, mais incapable de
modifier l’ensemble : l’ensemble, en effet, est induit du détail, et
l’hypothèse comme quoi l’ensemble bouge à la mesure du détail, donc
beaucoup plus que dans la théorie initiale du magot, semble la plus
probable dans ce modèle. Elle correspond à la substitution de la
richesse thésaurisée par la richesse virtuelle, à crédit, du magot par
son anticipation, du réel par son possible. Représentation beaucoup plus
mouvementée de la pensée, celle de la middleclass dépasse celle des
théoriciens de l’époque de la révolution russe parce qu’elle éloigne la
conception de la totalité hors de toute évaluation, comme une statue du
passé, encore plus immobile que le début de mouvement d’il y a cent ans.
Les téléologues, enfin, ont fourni une première analyse de ces couches
de pensée, composées de courants de pensée, d’idées, d’esprit et de
conscience, qui se superposent sans nécessairement s’interpénétrer,
parce que leur origine est différente. Les contre-révolutions sont des
lacs artificiels de pensée censés absorber le déluge du débat. Or, ces
contre-révolutions s’étalent sur des temps très longs. La
contre-révolution française, par exemple, émet encore aujourd’hui des
courants de pensée (issus de courants de pensée, issus de courants de
pensée, etc.), et elle croise ainsi des courants de pensée issus de la
révolution russe. Pour citer un exemple, la pensée de Lukács,
contrairement à ce qu’on peut supposer du fait d’une proximité
temporelle et d’une rhétorique datée, est une pensée de la
contre-révolution française, mais qui est confrontée soudain, attaquée
même à certains de ses angles, par la révolution qui a lieu au moment de
son émission. On peut donc distinguer les pensées selon leur débat
d’origine en remontant le courant, pas toujours complètement opaque, des
médiations et des courants de pensée qui les ont constituées.
Le peu que nous savons aujourd’hui de la pensée humaine n’est pas limité
à ce croquis. Mais l’essentiel de ce qui nous permet aujourd’hui de nous
y mouvoir n’excède pas encore cette si courte ébauche. L’intérêt de
l’exercice, justement, est de signaler que l’objet de notre recherche, à
nous humains, s’est considérablement élargi alors que nos satisfactions
bornées nous retiennent dans la contemplation de ce qui suffit à notre
conscience ; et d’indiquer du doigt l’étendue qui nous sépare du but et
que nous pouvons sans doute faire sauter, si notre désarroi ne contemple
que l’immensité, mais au prix qui excède nos moyens, de faire sauter en
même temps le but.
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5. La téléologie comme idée |
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Lorsque la Bibliothèque des Emeutes commença à
rendre publique son observation des révoltes dans le monde, en 1991, la
troisième vague d’assaut de la révolution iranienne montait au front, et
cette observation était l’une des pensées qui prétendait en rendre
compte. Cependant, même si le projet n’était pas le même entre cette
Bibliothèque des Emeutes et Adreba Solneman, qui publia au même moment
un compte rendu sur le début de la seconde vague, principale, de la
révolution iranienne, ces deux pensées qui accompagnaient ce moment
historique puisaient dans un même point de vue un diagnostic fondamental
sur cette révolution : elle manquait de théorie, elle manquait d’idée,
et c’est pourquoi elle s’essoufflait, battue sur plusieurs fronts
séparés. L’absence d’une théorie avait permis d’une part la séparation
de ces fronts, d’autre part elle avait privé les révoltés qui portaient
le discours de l’époque d’une communication commune.
Le principe même de l’observation des faits était de rechercher cette
idée qui gouvernait ces faits, ou plus exactement d’exprimer en idée ce
que ces faits révélaient déjà en pensée, dans les résultats
d’observation de la Bibliothèque des Emeutes elle-même. De la « théorie
de l’histoire », qui est l’introduction de l’ouvrage d’Adreba Solneman,
à la dissolution de la Bibliothèque des Emeutes, en 1997, en passant par
la mise à disposition du public de l’ensemble de la vague d’assaut de
1988-1993, une réflexion réciproque nourrit ce point de vue : le récit
de la révolte révélait son sens, son sens permettait le récit de
révolte. Car si la Bibliothèque des Emeutes avait pour inquiète
préoccupation de faire connaître leurs actes aux révoltés de ce temps,
ce dont elle s’acquitta d’ailleurs plutôt mal, il ne faut pas supposer
qu’elle répertoria et inventoria sans présupposés idéologiques. C’est au
contraire l’insuffisance de ces présupposés que ses acteurs essayaient
de dépasser dans cette activité.
Ainsi, par touches successives, et par saccades, naquit la téléologie
moderne. La téléologie moderne est l’idée de la révolution iranienne.
L’observatoire de téléologie, qui vit le jour en 1998, construisit
d’abord cette idée en relatant sa naissance, à travers la vague
d’offensives négatives qu’avaient racontées Adreba Solneman et la
Bibliothèque des Emeutes, et à travers les premières réflexions éparses
qui avaient permis de formuler l’idée qui devenait alors la téléologie
moderne. Le Congrès de téléologie de Madrid, en 2002, consacra
l’achèvement de cette formulation initiale. Une mise à plat relativement
exhaustive de la téléologie eut alors lieu. Le but de l’idée, tout
accomplir, fut confirmé et un certain nombre de projets furent tracés
pour transformer l’idée en réalité, car la réalité est la vérité
pratique de l’idée, ce qui dut aussi être établi théoriquement.
Il y avait plus de projets que le temps imparti à la durée de vie
présumée permet d’en réaliser. On peut les classer en deux grands
groupes. Le premier était constitué autour de la nécessité de reprendre
l’observation des faits, abandonnée depuis cinq ans, et la fin de la
Bibliothèque des Emeutes. En effet, la connaissance de l’état du négatif
dans le monde avait permis la naissance de l’idée de téléologie moderne,
et il ne semblait pas qu’une pareille éclosion puisse avoir lieu sans
une observation similaire, ou tout au moins que sans observation de la
nouveauté dans le monde l’apparition d’une idée nouvelle ne soit
possible. Le second groupe de projets consistait à développer en théorie
la téléologie moderne, qui n’était qu’esquissée, et qui devait être
confrontée à de nombreuses objections et pensées divergentes ou
contradictoires, et dont les premières ébauches ne manquaient ni de
signes d’obsolescence, ni d’impossibilités logiques.
Assez rapidement il s’avéra que, pour s’attaquer à ces projets, et pour
les mener à bien, un observatoire de téléologie n’était plus nécessaire.
Cette organisation avait permis l’accouchement de l’idée qui lui avait
donné son nom. Mais pour l’accompagnement de ses premiers pas, une
sage-femme était plutôt un obstacle qu’un soutien actif ou qu’un
coordonnateur efficace : trop connu, englué de plus dans de nombreuses
disputes mineures, cet observatoire constata publiquement que son
contenu avait quitté la coquille, à la fin de 2003.
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6. La téléologie comme
courant de pensée |
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L’observation des faits – diminutif pour dire :
observation des faits de révolte publique dans le monde, proposant la
perspective d’atteindre l’objectif de tout accomplir – se divisait, en
2002, en deux parties. La première était une observation générale, qui
devait se reconstruire à l’image de ce qu’avait fait la Bibliothèque des
Emeutes, mais en l’adaptant aux nouvelles conditions d’information sur
les faits, en particulier sur le plan des médias, l’arrivée d’Internet,
et un léger élargissement au-delà de l’émeute, sur le plan des
événements à repérer, parce que, dans sa phase de recherche de discours,
la révolte pouvait inventer des formes d’expression ; la seconde partie
était beaucoup plus urgente, parce qu’il s’agissait de comprendre ce qui
venait de se passer dans la tension entre les insurrections algérienne
et argentine de 2001, de façon rétrospective, par conséquent.
L’analyse de ces événements donna un fond de champ à l’idée de la
révolution iranienne : le débat sur la totalité est un préalable à la
réalisation de la téléologie moderne. C’est là l’idée que Naggh dégagea
des événements d’Algérie et d’Argentine principalement, en montrant que
d’autres pensées apparemment éparses avaient contribué à la théorie de
ce préalable. Dans ‘Nouvelles de l’assemblée générale du genre humain’,
les deux grands types d’actes qui conduisent, juste après la révolution
iranienne, à ce préalable sont le grand pillage, et le besoin de
débattre d’idées, comme le figuraient certains types d’assemblées. Des
exemples qui montrent l’installation dans l’époque de ces deux formes
d’expression de l’insatisfaction précèdent, dans l’ouvrage, leur mise en
perspective à travers les insurrections d’Algérie et d’Argentine.
Il faut ici souligner que l’observation des faits, de révolte publique,
se fait dans un contexte déterminé. Elle a pour préalable un point de
vue idéologique, et ne se fait pas ex nihilo, comme même la Bibliothèque
des Emeutes l’avait peut-être laissé entendre, par négligence, ou
justement par cette idéologie spontanéiste qui a accompagné une partie
de la révolte pendant tout le XXe siècle, non sans lui apporter un point
d’appui critique contre les organisateurs des pauvres en un prolétariat.
La distinction entre « bonne » et « mauvaise » émeute est un exemple de
présupposé de ce type : une mauvaise émeute, par exemple, est une émeute
rituelle, comme celle des 1er Mai à Berlin, ou une émeute où les
émeutiers manifestent un point de vue idéologique contraire à celui de
l’observateur, par exemple une émeute de déistes, ou une émeute où le
racisme semble la motivation principale. Ces événements seront compris
et traités différemment dans l’observation téléologique, parce que leur
possible en tant que début de débat sur l’humanité paraît moindre, du
fait de ce jugement idéologique.
L’observation des faits implique une double référence : d’une part, il
s’agit de situer chaque événement par rapport au monde parce que, pour
que la dimension théorique de l’acte décrit puisse prendre sens, il faut
que le rapport à la totalité soit possible ; l’importance d’une émeute,
ou d’une insurrection, se mesure donc au mouvement social général dans
lequel elle a lieu, dans le monde, le monde étant une représentation de
la totalité. L’historicité, si difficile à déterminer, de l’événement,
est son critère majeur. Qu’une émeute ait lieu en période de ressac de
révolte, ou en période de montée de la négativité, change son sens.
Connaître le mouvement historique en entier permet de comprendre le
possible d’une émeute ; l’information dominante, en supprimant le lien
de l’événement à l’histoire, a justement imposé l’émeute comme « fait divers »,
c’est-à-dire privé de ses perspectives historiques, avec un
sens indexé au quotidien médiatique.
D’autre part, l’événement doit se rapporter à l’idée de son temps.
Ainsi, le compte rendu de Naggh sur les insurrections algériennes et
argentine élargit l’idée de téléologie en lui apportant un préalable
social qui peut aussi être considéré comme un préalable de
communication. La formulation de l’idée est un but du rapport sur les
faits, but atteint ou non, mais toujours visé. L’idée de l’assemblée
générale du genre humain, comme préalable de la téléologie, est la
traduction de l’insatisfaction de la défaite de la révolution iranienne.
C’est l’idée qu’un débat manque à l’instauration du projet qui a pour
résultat « tout accomplir ». C’est en Argentine que la définition de ce
préalable a été le mieux approchée. Dans l’histoire, le préalable du
débat de l’humanité sur elle-même, l’assemblée générale du genre humain,
est venu après le débat, comme l’indication de sa nécessité préalable,
et comme un constat de son échec. C’est parce que les participants à
l’assemblée générale iranienne étaient encore trop peu organisés entre
eux, et trop organisés par leurs ennemis, que le débat n’a pas eu la
portée de son intensité. C’est ainsi que les téléologues ont traduit le
sens des insurrections de 2001, qui ont soulevé la nécessité de
l’organisation, le sens de la parole, et la place de la critique, par la
parole et en actes.
Cette idée faite par notre temps a eu une conséquence importante sur
l’idée de téléologie moderne : elle l’a transformée en un territoire de
pensée, en un courant de pensée. D’une somme de pensées concordantes
était née l’idée qui a été traduite en téléologie moderne ; et de
l’approfondissement de cette somme de pensées, de l’insatisfaction de la
défaite, et de l’analyse du mouvement qui a exprimé cette insatisfaction
dans l’histoire, l’idée est devenue courant de pensée.
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7. Actualité de l’observation des faits de révolte |
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L’exigence d’observation des faits futurs posée au
Congrès de téléologie rencontra paradoxalement plus de difficulté dans
sa mise en place que celle sur les faits récents, dont s’acquitta Naggh.
Il y avait en effet d’importantes divergences entre les différents
participants à cette entreprise. Les différents formels causèrent les
ruptures. Les différents sur le fond peuvent se voir depuis.
Les calomniateurs de « Invitations au Débat sur la Totalité » rejoignent
pourtant les coupeurs de parole parce qu’ils en manquent du « Laboratoire des frondeurs »
en ce sens qu’ils croient pouvoir compiler
de l’information en la commentant seulement, mais sans l’idée de ces
faits, et sans le sens qui est l’expression du but. Ils ne prétendent
sans doute pas nier qu’ils ont un point de vue préalable, mais ils
voudraient bien éviter de s’en expliquer, comme si justement ce n’était
pas ce point de vue préalable dont l’insuffisance peut seule justifier
une pareille entreprise. Ils voudraient raconter les révoltes, mais ils
ne s’aventurent pas à en tirer les conséquences, ils ne s’intéressent
pas à ce que ces révoltes font ou non au monde, comme si ces révoltes
étaient sans conséquences. Ils voudraient bien mesurer ces faits à
l’aune de leurs impatiences, mais pas à celle de l’histoire, qui ordonne
le temps et la patience selon les victoires et les défaites subies avant
la venue de tous les commentateurs.
Avec ces deux tentatives, on voit que l’analyse de la révolte n’est pas
la même en temps de recul de cette révolte et en temps de révolution.
Mais on voit aussi que la principale faiblesse de tels compilateurs est
bien celle qui avait été constatée par la Bibliothèque des Emeutes chez
les émeutiers d’une révolution : le manque de théorie. Lorsque, comme
chez les deux nouvelles équipes d’« observateurs de faits », on se
rapporte aussi peu à son présupposé idéologique et à l’idée dont on
cherche avec inquiétude à comprendre le sens, c’est une sorte de
journalisme sans argent, ou de militantisme à la « Echanges et Mouvement »
qui caricature l’entreprise de l’ex-Bibliothèque des Emeutes. Quand,
de plus, les analyses farfelues ou tout simplement fausses ont autant
cours qu’avec ces deux types d’observateurs, mais que ces résultats
n’ont pas d’importance, et ne rencontrent aucune sorte de réflexion ou
d’autocritique, il faut seulement sourire d’aussi maigres plagiaires,
qui n’ont pas compris le sens ni l’intérêt de ce qu’ils copient si mal.
A notre connaissance, le rapport sur les faits n’est donc pas
aujourd’hui poursuivi. Les principales raisons de cet échec sont la
difficulté d’avoir accès à une connaissance des faits, depuis leur
éparpillement sur Internet, mais aussi la situation historique, qui a
modifié l’urgence d’une telle démarche : il s’agit moins d’accompagner
un mouvement ascendant, que de recenser les étincelles d’une
insatisfaction plus repliée. Sans doute, c’est de cette insatisfaction
qu’il faut beaucoup espérer ; mais pas seulement d’elle, justement,
comme c’était encore le cas à l’époque où la téléologie moderne se
constituait en idée. Recherchant seulement la nouveauté de l’histoire,
sans goût pour le suivisme, la téléologie comme courant de pensée est
confrontée à une époque différente, dont les contours plus flous
nécessitent de nouveaux outils, pareillement à inventer que ceux
qu’avait initiés la Bibliothèque des Emeutes.
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8. Actualité de l’approfondissement théorique de la téléologie |
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Passant du rôle d’idée à celui de courant de
pensée, le champ de la téléologie moderne s’est approfondi. Le Congrès
de Madrid avait pressenti la nécessité d’un fondement plus éprouvé, même
si la vanité d’une prise de position par rapport à tous les courants de
pensée dominants avait toujours semblé une des nouvelles données de
l’époque : l’écrasante quantité de points de vue spécialisés s’oppose
aussitôt à toute pensée générale et brouille pour ainsi dire toute idée
issue de l’action et du débat publics. De même, la foule des pensées de
substitution et de vulgarisation, auxquelles des caricatures de débats
ramenés à leur packaging grand public réduisent tout discours qui
nécessite la réflexion, empêchent seulement, au fond, la connaissance et
l’usage des idées issues du véritable débat public.
Des constats qui avaient paru nécessaires en 2002, les téléologues en
ont réalisé fort peu. Seule une théorie du commencement et la différence
entre téléologie classique et téléologie moderne – mais seulement dans
une version simplifiée à l’extrême par rapport au projet initial – ont
vu le jour. L’à-plat de l’idée de téléologie, dressant son prochain
horizon, prévoyait un éventail plus vaste de conceptualisations
urgentes. Mais de nombreux autres chantiers, non prévus en 2002, ont vu
le jour, dans l’élévation à partir de l’à-plat, et certains peuvent même
se féliciter d’aboutissements. Cette mutation des thématiques mériterait
d’ailleurs d’être analysée : elle représente à la fois le flou et
l’étendue du champ de la téléologie en construction, un archétype de
courant de pensée à son stade initial, l’hésitation foisonnante entre la
nécessité d’ouverture et la rigueur tout aussi nécessaire par rapport
aux projets validés.
Un résumé de la réflexion en accréditerait deux pôles qui ont l’avantage
de structurer la téléologie la plus moderne, qui abandonne ainsi sa
joyeuse sarabande thétique, transformant une somme d’impacts en une
organisation de réflexion, ce qui est un nouveau signe d’un dépassement
de la simple idée. Un texte fondamental, assez court, a été publié en
2006 (le livre est paru en 2007) : ‘Matrice téléologique’ reste une
matrice dans le sens explicite que chacun de ses courts paragraphes, et
même chacune de ses phrases, a vocation de se comporter comme une tête
de chapitre. Dans le court texte intitulé ‘De l’hypothèse à
l’hypostase’, une démonstration de cette extensibilité soutient ce
projet.
La téléologie s’est ici dotée d’un discours articulé autour de deux
conceptions en rupture avec toutes celles qui existent aujourd’hui :
d’une part la réalité est seulement un résultat, malgré les apparences ;
d’autre part tout est pensée, malgré les préjugés matérialistes de notre
temps. Cette deuxième affirmation est beaucoup plus complexe à soutenir
que la première, qui est elle beaucoup plus scandaleuse dans son
essence, peut-être simplement parce que la conception de la totalité
comme étant la pensée a déjà été formulée, ce qui n’est pas le cas de la
conception de la réalité comme étant seulement un résultat. La vision
d’ensemble qui découle de ces deux constats est une tension vers le but
délestée de la plupart des artifices qui ralentissent. Urgence et
vitesse du projet téléologique méritaient d’être ainsi mises dans leur
improbable lumière d’avenir, et c’est là une lueur qui, nous
semble-t-il, ouvre les plus grandes possibilités de dispute pour le
monde.
A l’autre extrémité un texte beaucoup plus volumineux, non encore
publié, mais moins essentiel, cherche à situer la téléologie par rapport
à des courants de pensée du début du XXe siècle. C’est une autre forme
d’application de la théorie, celle qui consiste à la mettre en lumière
par confrontation, avec d’autres théories, plus anciennes, mais dont
l’influence s’est insinuée dans les évidences actuelles. La démarche est
celle du dynamitage d’un carrefour principal ennemi, technique de
commando fort recommandable dans la théorie aujourd’hui, d’abord pour
débusquer les nœuds ennemis, ensuite parce que la théorie a la fâcheuse
tendance de s’assoupir dans l’académisme et de se rallier à l’autorité
intellectuelle de la science, quelle qu’elle soit. Le paysage
idéologique qui s’est formé dans la première moitié du siècle précédent,
dans les parties qui ont contribué à constituer la téléologie par des
médiations qui ne se sont découvertes qu’après coup, est ici simplement
éclairé et confronté par le point de vue des téléologues. Il en ressort
des conséquences, notamment sur la qualité des débats de ces grands
courants de pensée, et sur la distance à garder par rapport aux
spécialisations quand on ambitionne de garder une vue d’ensemble. Sans
se vouloir exemplaire, la démarche théorique proposée ici pourrait
convenir à une assez large ruée de l’insatisfaction.
Alors qu’il n’y aura pas de système téléologique, le courant de pensée
recherche concrètement, comme première affirmation, une cohérence que le
potentiel éruptif de l’idée ne pouvait que projeter.
En dehors de la concentration de la ‘Matrice téléologique’ et de
l’extension contenue dans ‘Téléologie moderne et idées dominantes de la
première moitié du XXe siècle’, plusieurs idées éparses ont continué à
tracer la progression de la téléologie, même en dehors des polémiques,
qui sont également parsemées de réflexions et d’affirmations soutenant
et éclairant la théorie générale : une théorie de la « chose » (‘La
chose des téléologues’) et un rappel de la conception de l’histoire
appliquée (‘Révolution et contre-révolution’) côtoient des réflexions
sur des penseurs du passé, comme dans ‘Deux Cohn’ et
‘Critique téléologique de Berkeley’. Aucune de ces prises de parole n’a pour
l’instant rencontré de critique.
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9. Patience contre résignation |
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Le gain de la profondeur se fait au détriment de la
vitesse en surface. Mais la surface dont la téléologie moderne est issue
n’est pas simplement le goût immodéré des achèvements rapides du « Vite »
ou des impatiences, parfois colériques, contenues dans la formule
désabusée « Que l’histoire soit courte ». La faiblesse d’analyse, si
consternante à notre époque, ne doit pas se réfugier derrière la volonté
subjective de subordonner tout destin au mien, si court, à l’ambition si
longue. Entre l’histoire de notre temps, comme le phénomène de tous les
humains, et la téléologie moderne, comme l’émanation d’un petit nombre
d’entre ces humains, le sort d’un jeu s’était joué. Le résultat n’est
pas la conquête de l’histoire par les téléologues, mais le refoulement
de la téléologie par l’histoire. Quand bien même la téléologie
conjuguerait la meilleure vérité théorique et la meilleure rage
épidermique, c’est l’ensemble médiocre, lourd, ignare, hésitant,
prétentieux et conservateur de la middleclass qui a gagné la bataille
appelée révolution iranienne, de laquelle est née la téléologie moderne.
Quand bien même quelques-unes de ses vilaines cicatrices seront ouvertes
dès la prochaine occasion, c’est le vieux corps social qui l’a emporté,
même dans le tourbillon qui porte si loin au-delà de ses calculs
mesquins, et qu’on appelle l’aliénation. Et quand bien même quelques
clameurs ont forcé tout ce saindoux à se recomposer, c’est le silence
sur la totalité qui, de ses cacophonies criardes, meuble le temps qui
nous reste.
Ce constat difficile a été longtemps différé, d’abord parce que la
formulation de l’idée de téléologie a largement et logiquement empiété
sur la période de ressac immédiat de cette révolution. Les contreforts
algériens et argentins, principalement, ont ensuite découvert de
nouvelles priorités offensives qui, à nouveau, repoussèrent les
perspectives du reflux, tout en étant pourtant leur émanation
principale. L’incapacité, ensuite, de reconstruire une observation des
faits – « Invitations au Débat sur la Totalité alitée » et « Laboratoire
des frondeurs coupeurs de parole » ne sont que des caricatures infirmes
de ce projet – n’est pas à chercher seulement dans la complexification
grandissante de l’information et dans la marginalisation qu’elle fait
subir à la révolte, qu’il serait d’ailleurs inadéquat de supposer émaner
d’une mauvaise volonté ou d’une peur du négatif dans lesquelles on
pourrait puiser de solides espoirs. Non, l’époque a changé parce que
c’est notre défaite qui véhicule désormais l’essentiel de la pensée. On
peut même s’émerveiller de la souplesse et de l’extensibilité des
paradigmes dominants, détruisant à une vitesse si grande des certitudes
constituées en logique et dépassant en bolide des points de vue qui se
voyaient encore, il y a si peu, postés en avant de l’histoire, à
attendre sa venue. Comme paraissent aujourd’hui dérisoires la critique
du refoulement, la critique de l’ennui, la critique de l’économie, la
critique de la pauvreté, la critique des intellectuels, des
bureaucraties, emportées par le flot de boue du monde qui fait même
vieillir les derniers destins personnels qui restent encore, et qui crée
des « micro-célébrités » qui balisent et balayent jusqu’aux
retranchements de nos rassemblements comme ces lumières vertes projetées
par des lampes montées sur les casques des soldats américains en Iraq,
ou comme ces tintements et vibrations permanentes d’appareils
électroniques qui font que, parmi ceux qui parlent tout seuls dans la
rue, toujours à des appareils, on distingue les riches des pauvres parce
que les premiers se rapprochent des maigreurs auschwitziennes alors que
les seconds sont maintenant plus gros que des Falstaff.
La téléologie est née en tant qu’idée d’attaque. De son langage courant
à ses visages voilés, de ses outrages fusants aux scansions de ses
raccourcis, de ses projectiles improvisés à ses émotions bourrasques
elle était portée par la vague qu’elle tentait de grandir. Mais lorsque
la vague s’est brisée, elle n’en est pas moins restée la vérité de sa
théorie. Sauf que le courant de pensée qui est né d’une course en avant
n’était pas préparé à forer, à contempler la durée, à dépasser
l’impatience dans la patience. Légèrement en avance sur tous ceux qui
couraient dans cette direction, elle les a vus se raréfier et repartir
dans l’autre sens, se métamorphoser : où en est resté la critique de la
famille, la question de la prise des armes, l’insuffisance structurelle
de l’argent, les fins dépistages d’un discours dominant qui supprime ses
traces, et sait même aujourd’hui s’en inventer de fausses, tout aussi
éphémères ? La téléologie a moins changé que le monde dont elle
provient, mais elle doit changer plus que la révolte qu’elle a racontée
comme on raconterait le difficile et conflictuel amour de sa vie.
A la question : est-ce que la défaite du mouvement dont elle est l’idée
invalide la téléologie ? la réponse est non. Le but posé par la
téléologie s’applique à la dernière vague, qui pour l’instant seulement
est la précédente. Le programme que la révolution en Iran a proposé à
travers la téléologie est valable pour le prochain assaut, peut
s’inscrire sur le fanion du parti de l’insatisfaction, et même de la
fraction de ce parti qui n’est insatisfait que de cette défaite,
ultérieure à l’idée de téléologie. Cette écume théorique est une part du
dépassement de cette révolution, un de ses constats, certes, mais un
constat à projet. Dans la charte même de cette théorie, qui était de
doter l’insatisfaction d’un discours, d’un langage et d’en formuler
l’idée, le contenu, il était toujours entendu que cette démarche
s’appliquait à l’époque de sa naissance. En fait, la téléologie,
puisqu’elle était issue de la révolution iranienne, venait trop tard
pour pallier ce qui manquait à cette révolution dès son commencement, en
1968. Au contraire, la téléologie est une théorie de l’offensive à
faire, et l’offensive à faire est toujours l’offensive à venir.
Mais encore faut-il que l’offensive vienne. Qu’on soit impatient en
période de révolution n’a, de toute évidence, pas les mêmes vertus que
de l’être dans la période suivante. Car si une révolution puise dans
toutes les émotions qu’elle suscite sur son passage, elle ne naît pas de
quelques bonnes volontés militantes, même si elles construisent.
L’urgence adolescente, qui reste une condition sine qua non de cette
érection, se paye aussi souvent d’apparences trop courtes, et de
lucidités poseuses. Ceux qui reprocheraient aux téléologues de ne rien
faire ne savent simplement pas ce que faire veut dire. C’est d’une
théorie que manquait la précédente révolution, c’est d’une théorie que
manque la prochaine révolution, et la téléologie devient
l’approfondissement des raisons de ce manque, son discours critique.
Voilà comment les téléologues font. Tout accomplir est désormais un
projet plus long que la ligne droite qui n’est coupée que par la
barricade de l’horizon. La spéléologie de la pensée, insuffisante à
l’époque de la précédente révolution au point de la faire échouer,
semble aujourd’hui la meilleure façon de ne pas résigner. Comme il ne
suffit pas de renier la religion pour l’abolir, il faut plonger sous
terre pour extirper les racines du monde boursoufflé dans lequel les
offensives des pauvres en révolte ne parviennent plus à produire d’écho.
Une partie de l’amère lucidité conduit à entrevoir que tout accomplir ne
se fera pas de notre vivant. Nous n’arrangerons jamais la fin de
l’humanité de manière à la plier à la nôtre, devant l’insistance de
l’urgence, même si les moyens dont la défaite nous a privés étaient à
notre disposition : au contraire, il s’agit bien, dans le projet
téléologique, d’élever notre fin à celle de ce qui nous entoure, il
s’agit d’un projet qui n’appartient pas aux individus, sauf à ceux qui
sauront supprimer l’individu, dans toute la plénitude stipulée par
l’objet même de ce projet. Cette élévation dépend de l’histoire bien
davantage que de l’action des individus dans l’histoire, et elle
appartient à l’assemblée souveraine, celle du genre humain en entier.
Dans la défaite historique apparaît la dissociation du but particulier
et du but général que la victoire confond. Mais cette dissociation,
déchirante si elle a lieu parce qu’elle promet une mort d’insatisfait,
n’invalide pas le but, qui est générique, seulement le succès de
l’individu. Dans la défaite, alors même qu’on collecte, à l’aveuglette,
les fragments pour reconstituer une attaque, il faut considérer la
victoire du divorce entre l’individu et le genre, qui est proprement le
résultat de la révolution insuffisante.
Même si le but de la téléologie reste de faire coïncider nos fins
individuelles avec la fin de l’humanité, il apparaît comme très probable
désormais que ce but se réalisera après la mort des premiers téléologues
modernes.
Et de même que la superficialité enfantine espère régulièrement
débusquer quelque résignation chez les téléologues modernes, une erreur
de parallaxe peut faire croire que la téléologie a rejoint une des ailes
du vaste camp de la conservation. En effet, les téléologues sont
aujourd’hui plus attentifs au mouvement de la pensée issu de la
révolution précédente, dont les effets ne sont même pas encore maîtrisés
théoriquement, qu’aux idées neuves qui pourraient surgir des révoltes
annonciatrices de la suivante – et ce surgissement ne sera jamais
spontané, ce sont toujours des individus qui le produisent. Si la
téléologie vient de la révolution iranienne, elle ne sera pas, comme
Lukács lors de la révolution russe, prise de court, parce qu’elle se
veut la théorie de ce qui va prendre de court le monde. La prise de
position est la suivante : c’est encore la révolution qui vient de
s’achever qui est le moment déterminant de la pensée à venir. C’est la
condition principale de notre situation actuelle. Mais il s’agit de ne
pas être sourd à la nouveauté, là où le négatif la déterrera. Cette
écoute est devenue plus distraite que systématique, et la progression
vers l’origine de la téléologie peut éventuellement se muer en obstacle
à ce qui transcende les schèmes ainsi proposés, mais comme le son
nouveau est notre oxygène, nous sommes constamment attentifs à ses
manifestations même là où, le regard tourné vers le grand flot de pensée
dont nous sommes un courant, notre attention effeuille des passés, et
organise des traversées de ce que cette conservation toujours combattue
a assoupi.
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10. Visibilité de la téléologie (et des téléologues) |
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Il n’y aura aucun millénarisme et aucun ésotérisme
du temps, pour expliquer cet aspect de la défaite, cette forme de
retraite. Bâcler la réalisation de la totalité est ce qu’on appelle la
catastrophe. Et il y a plus de danger aujourd’hui d’une téléologie
catastrophe que d’une téléologie éternelle. Une « juste » téléologie,
elle, aurait besoin de préparer. Le temps de cette préparation est, à
une époque où le possible récent s’est rétracté si loin, un débat qui
n’a pas trouvé son présent.
D’aucuns s’étonnent du peu de reconnaissance de cette proposition
pratique sur l’humanité, de cette théorie de la totalité. Alors que
certains s’en réjouissent, d’autres se désolent d’une confidentialité
quasi complète et d’une absence, non seulement dans les consciences et
dans le déversement quotidien de littérature, mais aussi autour des
braseros des coupeurs de route ou dans les cuites après le démantèlement
de quelques barricades de la rue Triste-Lussac. Est-ce qu’on peut même,
raisonnablement, parler de courant de pensée pour une théorie aussi
confidentielle ? Le terme de « courant de pensée » lui-même
n’implique-t-il pas le nombre, la pluralité des sources de pensée ? Ni
dans l’université, ni dans l’art, ni dans la rue, ni dans l’entreprise,
ni dans l’Etat, pourtant, la téléologie, depuis quinze ans, n’a fait
d’enfants.
C’est que dans son projet même, elle proscrit la procréation, le
suivisme, et aussi cette fausse gloire du vedettariat, y compris le
vedettariat maudit que revendiquait encore Debord. Avec une cohérence
fièrement revendiquée, la remise en cause de toutes les autorités
tutélaires mine l’autorité de la téléologie. Toutes les manifestations
tendant à quelque postérité sont, en effet, des preuves d’épuisement, de
satisfaction, de résignation. La vieille image de la réussite, qui va de
pair avec une admiration et une place dans la société, fait partie de ce
que, dans le cours de son mouvement, la réussite téléologique veut
abolir. Il n’y a aucune raison historique, pour l’heure, d’affaiblir la
seule véritable réussite téléologique – tout accomplir – par des signes
extérieurs et par un étalage dans quelque visibilité bienveillante.
Ce courant de pensée est un courant de pensée parce qu’il est
l’expression des conséquences d’une idée, dans l’histoire, et un courant
de pensée ne se mesure pas en nombre de têtes, fussent-elles
théoriciennes, mais dans la capacité de son idée à traverser les têtes.
La téléologie, ensuite, n’est pas construite sur la connivence de ceux
qui partagent son point de vue, mais d’abord dans l’éclosion de l’idée
qui assurément n’est pas encore achevée, et de la confrontation entre
ceux-là. Que ce soit dans l’observation des faits, dans la théorie, ou
dans la polémique, le critère téléologique est la critique.
Fondamentalement, on ne peut pas « être d’accord » avec la téléologie
moderne, puisqu’elle n’a encore pas remporté de victoire. Ne pas « être
d’accord », dans cette acception, signifie soit montrer l’insuffisance
de la téléologie en la développant là où elle n’a pas encore été, soit
attaquer la théorie existante, là où elle est contradictoire, fausse,
incompréhensible. Il faut un souffle « iranien », négatif, pour
l’approcher. Compte tenu de sa distance à son achèvement, les
compliments sont des insultes. Que ceux qui apprécient cette idée
apprennent, avant tout, à la bousculer plutôt qu’à la considérer comme
achevée d’aucune manière.
Une exigence aussi suicidaire dans une époque où la positivité est
redevenue une attitude enseignée aux enfants a surtout permis de tenir à
l’écart les vieilles convoitises récupératrices qui ne manquent pas,
occasionnellement, de se manifester et de nombreux adolescents qui
cherchaient un nouveau drapeau ou un ersatz de famille, mieux au fait de
leurs rêveries. L’information dominante, qui est l’ennemie de tout ce
que la téléologie essaye de formuler, s’est toujours tenue à l’écart
d’une hostilité qui lui est aussi incompréhensible. Elle qui a
l’habitude d’être flattée et qui, lorsqu’elle ne l’est pas, croit punir
l’hostilité et le mépris, voire l’indifférence rencontrée, par son
silence boudeur, s’écarte assez facilement par une pareille garantie
d’ingratitude. Mais, malheureusement, l’information ne demande pas
toujours l’avis de ceux qu’elle déforme de ses éclairages surpuissants.
Et personne n’est à l’abri d’une telle imposition à laquelle, pour
l’instant, la téléologie a échappé, plus par chance que par des
précautions bien réfléchies. Contre cette menace, d’ailleurs, toutes les
suggestions sont bienvenues.
Que la téléologie ne soit pas salie par la connivence avec qui que ce
soit qui cherche quelque reconnaissance aide au moins à construire son
sens sans traverser la décharge qu’est la publicité d’aujourd’hui. Les
arrivistes ordinaires ont souvent tenté de mesurer le contraste entre la
confidentialité d’une théorie et son succès, en temps, en intensité, en
validité – là aussi leur impatience de période de défaite pose des dates
de péremption. Mais pour la téléologie, la plongée sous-médiatique peut
bien durer jusqu’à la fin de l’organisation médiatique actuelle,
c’est-à-dire marchande et non contrôlée par l’assemblée générale du
genre humain. Même si une apnée aussi démesurée semble, par tous les
critères connus, garantir une évanescence sans fruits, nous pensons au
contraire que la radicalité de cette préconisation est une meilleure
garantie de la vérité de ce courant de pensée. Non que la vérité soit le
garant de ce succès qui sera inconstatable ; mais elle en est la
vigueur, avant d’en devenir la preuve.
Il est plus difficile de combattre les usages publics que des
arrivistes, de bonne et de mauvaise foi, peuvent faire dans leurs
micro-milieux d’une pensée dont la nouveauté, même mal comprise, peut
leur donner quelque éclat. Quelques exemples récents illustrent cette
misère. Le premier est celui d’un auteur qui, dans un texte de 2006 sur
les événements dans les banlieues françaises en 2005 cite abondamment
plusieurs ouvrages téléologues, en bonne place au milieu d’une foule
d’autres auteurs, mais sans jamais être capable de citer la position des
téléologues, pourtant clairement exprimée, sur ces événements. Pour ce « Sent Sur »,
les citations servent de tapisserie à fleur dans l’effort de
parler sans rien dire. Ici, la téléologie est vidée de son idée, de sa
négativité, et de son urgence offensive. Voilà bien la manière la plus
hostile d’éviter toute critique de la téléologie : la présenter dans un
cadre dont la synthèse est inoffensive.
Dans le même état d’esprit, les téléologues n’approuveraient jamais,
s’ils étaient consultés, leur inscription au titre de « Lectures
obligatoires » à la préparation d’un séminaire du département de science
politique de l’université de Montréal, intitulé « Démocratie et
contestation – questions éthiques », comme celui qui semble avoir eu
lieu de janvier à avril 2006. Que nos ennemis aient l’obligation de nous
lire nous paraît assez juste, mais alors que l’hostilité ne soit pas
masquée derrière un discours qui laisserait penser qu’il serait une
critique de la société en place.
Un demi-cran plus loin, il y a le plagiat. Un certain Jean-Raoul de
Marcenac, œuvrant pour une ONG suédoise spécialisée dans les problèmes
de l’enfance, publie sur le site de cette association un texte intitulé
« De l’aliénation » qui est en fait un large extrait de la première
théorie téléologique de ce phénomène, parue en 1994 dans le bulletin n° 7
de la Bibliothèque des Emeutes sous le titre « Ali et Nation ». Le
hardi faussaire n’a modifié que très peu de phrases, notamment la
première et la dernière de son extrait, sans doute pour être plus
difficilement repérable. Et cette escroquerie intellectuelle qui spécule
visiblement sur le fait que personne ne lira ce genre de texte là où Jean-Raoul l’a déposé, serait surtout comique si elle n’était pas
précédée d’une mention qui affirme impudemment : « Ce texte a déjà été
publie de manière anonyme et envoyé à differents représentants
d'organisations pour défence du droit parental et celui des enfants. Il
est édité ici avec le consentement de son auteur. » Nous sommes ici
contraints d’assurer que, en ce qui concerne le consentement de
l’auteur, il s’agit d’un mensonge sec.
« Invitations au Débat sur la Totalité » et « Laboratoire des frondeurs »
constituent un type de suivisme qui sait bien qu’il fait partie d’un
courant de pensée hostile au suivisme, et qui donc tente de dissimuler
cette tare indélébile en affectant d’être détaché de ses présupposés
théoriques. Ces deux petites chapelles espèrent sans doute atteindre une
pertinence sans avoir à subir la confrontation théorique. Dans la liste
assez consternante de leurs lacunes, la plus importante est sans
conteste celle d’ignorer, ou de le feindre, que la théorie qui donne son
sens à leur activité est critique, et que c’est l’incapacité de
critiquer cette théorie qui rend si indigentes et farfelues leurs
maigres conclusions sur l’époque. Ils ne se sont pas rendu compte,
apparemment, que ce qu’ils font, publiquement, est une dialyse sur la
téléologie moderne pour en épurer l’une de ses méthodes qu’ils
voudraient gagner à leur absence de but. Au lieu de s’attaquer à la
référence théorique qui fonde l’observation des faits, ils tentent de
l’occulter et de la dissimuler autant qu’ils peuvent. Eux qui ne savent
pas encore à quoi servent les faits, et leur observation, n’ont
manifestement pas encore compris que les différends sur les faits, qui
découlent nécessairement de leur néopragmatisme, ne sont que des
différends sur la téléologie moderne.
Il faut dire que dans les rares moments où elle transparaît, leur
compréhension de la téléologie est à peu près au niveau de leur
compréhension des faits. « (…) mais, tout de même, serait-ce inconvenant
de se poser la question de ses effets dans le monde ? » se demandaient
récemment des impatients qui ne savent donc pas à quoi sert cette
théorie générale, comme ils en font la preuve trois lignes plus bas :
« Mettre en jeu la téléologie moderne directement serait-ce salir ce point
de vue général, ce point de vue sur la totalité, au contact du vil
particulier, du dégoûtant local ? »
D’abord, de cette citation à l’activité de Jean-Raoul de Marcenac, il y
a déjà une « mise en jeu », dont nous voulons bien par facilité convenir
qu’elle peut être directe, de la téléologie moderne. Plus concrètement,
la téléologie moderne n’est pas le manche de pioche dont ces gens-là
semblent avoir besoin. Une théorie est « mise en jeu » dès qu’elle est
publique. Elle est d’ailleurs mise en public – en jeu – dans le but de
servir le public et dès la publication c’est lui qui devient son nouveau
propriétaire.
Encore qu’il faille sans doute chercher l’une des raisons de la
confidentialité extrême de la téléologie dans le fait qu’effectivement
les pauvres aient à s’élever beaucoup pour s’approprier un point de vue
sur la totalité, comme l’a d’ailleurs montré la révolution en Iran où
l’idée du Tawhid avait servi d’obstacle définitif à cette élévation, il
faut d’abord supposer que le vil particulier qui s’interroge ainsi n’a
pas encore fait le premier pas qui lui permettrait, si tout va bien, de
s’approprier l’idée de la totalité. Il ne semble en effet n’avoir pas la
moindre idée de la critique de cette idée. Peut-être pense-t-il puiser
quelques piécettes théoriques dans une caisse, avec laquelle il
pourrait, au moment de la débâcle d’un mouvement étudiant, impressionner
quelques attardés dans une assemblée bidon siégeant au fond d’un local
dégoûtant. Il est assez remarquable que cet usager de la téléologie
moderne sache aussi peu ce qu’est une pensée, une idée, un courant de
pensée, et qu’il s’en préoccupe comme si c’était là des variétés de
manche de pioche répondant à peu près aux mêmes lois, et aux mêmes
usages. Répétons donc que l’usage de la téléologie moderne réservé à
quelqu’un d’aussi démuni, aujourd’hui, est sa critique, et qu’à moins
cette théorie n’a pas de sens.
Le manque de visibilité de la téléologie inquiète et exaspère ceux qui
pensent avoir des projets urgents qui passent par elle. Mais
l’organisation même de la pensée aujourd’hui rend nécessaire à
l’observation de la pensée, dont la téléologie est un des acteurs, de se
garder de deux mésaventures : la première est d’être connue pour ce
qu’elle n’est pas, c’est-à-dire d’être utilisée hors de son contexte, et
dans la perte de son but, à des fins Marcenac ; la seconde est
d’accepter la bienveillance qui fonctionne comme une limite à la
téléologie elle-même. Cette construction théorique est bien trop faible
et peu avancée pour pouvoir se permettre dès aujourd’hui ce qu’elle
pourrait bien ne jamais pouvoir se permettre : d’être suivie. Etre
débattue, de manière contradictoire, est le seul sort possible d’une
théorie de la totalité, qui ait un sens, c’est-à-dire un but,
c’est-à-dire la réalisation de la totalité.
Quant au « succès » d’une pareille théorie, il est unique. La téléologie
n’aura atteint un tel résultat qu’à la fin de son projet, jamais avant.
Il n’y a pas là place pour des réussites provisoires, de beaux et calmes
plateaux où l’on se repose du chemin déjà parcouru et de l’excellent air
des sommets atteints. La téléologie ne peut aspirer qu’à la réussite
d’un projet historique, et si celui-ci, depuis la défaite de la
révolution iranienne, s’inscrit dans la vraisemblance d’un avenir moins
proche, il y a moins d’urgence à la faire connaître par un grand nombre.
La priorité reste de construire cette pensée avec la sélection
restreinte de ceux qui en sont capables. « Invitations au Débat sur la
Totalité » et « Laboratoire des frondeurs », le « département de science
politique de l’université de Montréal », « Sent Sur » et « Jean-Raoul de
Marcenac », de toute évidence, ne font pas partie de ce long crochet
dans l’obscurité pour lequel il faut sans doute un peu plus que du
poumon. Au contraire : une telle démarche gagne à rester confidentielle.
Si elle débouche de son tunnel avant l’heure, la chance est passée ; de
même si elle vient après la bataille. Il faut donc laisser la cohérence
et le rythme et le sens et la vérité se trouver, mais il lui faut
creuser des nappes plus profondes et forger des armes plus tranchantes
que ce à quoi toutes les critiques depuis celle de la raison pure ont
prétendu.
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11. Perspectives du projet téléologique en 2008 |
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Pour la première fois depuis un demi-siècle, alors
que contre-révolution française et contre-révolution russe avaient
semblé réussir à écarter toute dispute, il semble que ce n’est pas de
l’occasion qu’il faut partir, mais de cette nuée opaque et bruyante qui
recouvre le dernier champ de bataille. Ce brouillard est la pensée sans
conscience, elle réfléchit le dernier affrontement, que ce soit côté
vainqueurs ou côté vaincus. Nous y sommes tellement habitués que cette
pensée semble même habiter entièrement les révoltes que l’observation
des faits instaurée il y a quinze ans décèlerait aujourd’hui, c’est là
qu’on voit comment la révolte a commencé à s’user. Malgré cet austère
constat, cependant, c’est toujours de l’occasion que viendra le
dépassement de ce plateau du temps, auquel nous consacrons maintenant
notre attention.
L’exploration de l’aliénation, déjà recommandée et résolue par le
Congrès de Madrid, devrait devenir prioritaire. Plus vaste que la
philosophie classique, et moins pénétrable que tout domaine de recherche
connu, cette immensité en expansion mériterait mieux que le goût de
l’aventure de quelques dilettantes furieux d’être encore et toujours
insatisfaits. Mais c’est tout ce qu’il y a, aujourd’hui, et c’est
aujourd’hui que ce jeu se joue.
Ce développement si nécessaire, et qui risque d’être ardu, pourrait se
construire à partir d’une dimension historique de la notion d’aliénation
– de Hegel à Ali et Nation, en passant par Marx, Lukács, Gabel,
l’inconscient en psychanalyse, les théories du sens commun, Vico,
Schütz, et une exploration plus complète de ce qu’on appelle le
mouvement, en particulier appliqué à la pensée. Il faudrait aussi
commencer à repérer les différents types d’aliénation concrets dans les
mouvements sociaux, comme les révolutions des deux derniers siècles. Le
rapport entre la pensée et les choses pourrait également servir de piste
ouverte dans cet inconnu. La place concrète de l’aliénation par rapport
à ce que la Matrice énonce de manière programmatique devrait être
précisée, puisque l’usage du terme aliénation dans et par la téléologie
ne semble pas clairement compris, même du public le mieux averti. Une
partie de cette incompréhension provient des approximations de la
téléologie moderne à son sujet : une typologie des formes de
l’aliénation, qui risque fort d’aboutir à des modifications du sens de
cette notion, devient également envisageable, tant les exemples
d’aliénation varient au point de paraître, même dans la brume, de
natures trop distinctes pour pouvoir être rangés sous la même
appellation.
Egalement à la suite de la recommandation du Congrès de Madrid, une
meilleure construction théorique de la notion d’accomplissement
téléologique reste d’actualité dans l’élaboration d’une plate-forme qui
pourrait éventuellement avoir une fonction de point de fixation,
peut-être d’épouvantail à bonne pensée officieuse ou officielle. Il est
possible que cette construction puisse s’élaborer à partir des
fondations d’une théorie du projet, dans la ‘Matrice téléologique’.
Organisation, choix (décision), pratique devraient trouver, dans ce
cadre, une expression plus particulièrement téléologique.
La problématique du projet ouvre le pointillé d’une piste de
développement de la ‘Matrice téléologique’. Ce texte, en effet, se
divise en théorie du constat, insuffisante, et théorie du projet, très
insuffisante. Alors que le constat est omniprésent, et que sa pensée est
inhérente à toute activité d’observation, donc sujette à une réflexion
assez courante, la théorie du projet est la fusée de l’avenir. Dans le
temps qui se raccourcit, en partie sous l’effet d’une idéologie
dominante qui privilégie le court terme sur la vue d’ensemble, l’avenir
se raréfie comme l’intelligence critique dans le monde. Autour de la
logique de l’accomplissement, dans la théorie du projet, une théorie de
l’avenir paraît devenir nécessaire. Comme la contre-allée de
l’irrationnel qui en provient, la fontaine de l’aliénation devra être
visitée par toute sorte de moyens de communication, dont les plus
efficaces sont à inventer. Mais ni la logique ni la raison ne seront
exclues de ces incursions dans l’inconnu.
Si les téléologues entrent dans une activité publique, elle sera en
priorité celle du débat dans la rue, si les chemins des gueux modernes,
et des téléologues, sans doute un peu moins modernes qu’eux, se
croisent, avec tous les développements qu’on peut supposer ; mais en
second, il s’agirait de promouvoir, soutenir, faire connaître, débattre
et améliorer la ‘Matrice téléologique’. C’est une des rares traces
intelligibles produite par l’époque immédiatement passée. C’est la
pensée de la révolution iranienne sous une autre forme, qui permet
d’accéder à une nouvelle profondeur de son contenu. C’est donc un outil
de confrontation principal. Les plus avisés des critiques de la
téléologie commenceront par là, si ce n’est en venant d’encore plus
loin, en proposant une vue d’ensemble dont la justesse repose sur des
vérins encore mieux enfoncés dans le centre de l’être.
L’observation vient ensuite, comme une préoccupation qui a perdu sa
centralité, et qui cherche à retrouver sa fluidité par rapport à
l’époque observée. Le premier constat à ce sujet est qu’un nouvel
observatoire, s’il était envisagé, devrait adopter une architecture très
différente de ceux installés pour comprendre la révolte, depuis la
Bibliothèque des Emeutes. Car c’est l’ambiance même de l’époque qui
échappe aujourd’hui à ce type d’observation, qui était justement une
sonde à ambiance aux époques déterminées par l’historicité des
événements. Aujourd’hui, alors que l’histoire semble s’être rétractée,
c’est ce qui la confine à ce coquillage fermé qu’il faut aussi saisir.
Une théorie de l’ambiance, repoussée depuis les situationnistes,
pourrait peut-être servir d’introduction à un observatoire aussi vaste.
La révolte, et en particulier l’émeute moderne, sans chef, ni
encadrement ou célébrité, sans concession à l’Etat, à la marchandise et
à l’information dominante, semble toujours le premier creuset d’un
possible débat de l’humanité sur elle-même. Mais l’émeute ne suffit plus
à saisir l’ambiance, parce que les débats effectifs qu’elle instaure
sont devenus trop rares, et parce que l’ennemi a réussi à poser de
nombreuses limites et à poster des sentinelles et des détourneurs
d’attention hétérogènes mais efficaces autour de l’émeute de la deuxième
moitié du XXe siècle. Ainsi, de l’extérieur, l’ennemi a commencé à
dévitaliser la manifestation la plus intense de la vie en société
divisée ; et il n’y a pas d’autre société que divisée, tant que humain a
un sens.
Cette dévitalisation que l’ennemi semble avoir entreprise sur l’émeute
se constate déjà dans la difficulté de l’observation des émeutes.
Retirées de la visibilité, traversant les écrans de manière déformée,
hachée, hypertrophiées ou atrophiées, ces révoltes sont ainsi émiettées
dans le discours, non seulement des informateurs qui mènent cette
croisade, mais du petit peuple mené, dont font partie, de plus en plus,
les émeutiers eux-mêmes. Sans doute, l’incompréhension des émeutes
actuelles est une chance pour ces réunions où l’on débat vite, court et
fort ; mais elle est aussi leur gangrène, curable certes, mais gangrène
quand même.
D’autres actes de révolte ouverte, tout aussi difficiles à observer de
manière systématique, manquent encore d’avoir fait la preuve de leur
capacité au débat. Mais comme l’émeute tend à s’user, toutes les autres
formes de révolte tendent à aller vers l’émeute. Les escraches
sud-américaines, les sabotages, les mutineries dans une population
carcérale qui a multiplié ses effectifs à la suite des défaites des
vagues de révolte, la lente montée sûre et continue de cette corruption
des pauvres que l’ennemi appelle délinquance, sans oublier les formes de
lutte héritées des époques déjà lointaines, comme la grève, perdent
aussi de leur visibilité, ce qui pour l’instant semble d’abord nuire à
ceux qui les pratiquent, et qui peuvent de moins en moins se
reconnaître. Là aussi, on peut espérer, à terme, que l’ennemi soit à son
tour empêché dans le contrôle, parce que, à force de rendre dérisoire
ces déterminations, il perd leur signification, ne sent plus leur
intensité et ne les voit plus commencer. C’est pourquoi un observatoire
de la révolte aujourd’hui doit proposer un suivi, au moins dans la
généralité des actes hostiles à la société en place jusque dans les
impatiences des automobilistes, dans les combats qui visent à organiser
les bidonvilles, dans le rapport entre la révolte et la mendicité, la
révolte et l’immigration sauvage, la révolte et les formes de
colonisation du temps mis en place par la middleclass – un relevé
historique du hooliganisme a, par exemple, toujours fait défaut.
Un autre type d’observation semble aujourd’hui nécessaire. Il s’agit
d’une observation des courants de pensée. Cette observation se rattache
à l’analyse de l’aliénation. Elle prend en compte le fait que les
courants de pensée laissent des traces fossiles dans les consciences, et
ses dépôts s’opèrent à travers des circuits de médiation tellement
complexes, et tellement capricieux, qu’il semble hors de toute
possibilité actuelle d’en dresser ne serait-ce qu’un sommaire. Mais la
sédimentation des théories peut être, au moins en partie, remontée et
élucidée à partir de ces théories. Ainsi, aujourd’hui, au contraire de
ce qui était encore le privilège d’une partie de la société au XIXe
siècle, un état des lieux général de la pensée de notre temps est tout à
fait impossible. La connaissance des théories élaborées est devenue si
fragmentaire, et si déterminée par l’angle de vision de l’observateur
particulier, qu’une telle universalité n’est même plus un idéal vétuste.
Une mise à plat exhaustive n’est d’ailleurs pas le véritable but d’une
telle observation, même si elle en fait partie.
Les théories constituées, qui forment des courants de pensée, permettent
aujourd’hui de suivre l’évolution de certaines pensées, et la
confrontation de ces pensées avec ceux qui les ignorent permet de
mesurer la façon dont ces pensées, visibles entre toutes, traçables
comme dit un jargon de notre temps, ont œuvré derrière les consciences,
mais au-dessus d’elles, comme la pluie, ou à travers elles, comme une
pénétration qui engendre, ou qui jouit simplement d’une de ces courtes
satisfactions dont il reste à vérifier qu’elles méritent d’être appelées
plaisir. Ces théories, leurs ramifications, leurs usages, leurs
développements qui sont surtout des formes d’aliénation et leurs
porteurs, mériteraient d’être suivis, pour établir ces trajets dans
cette vaste pensée sans maître qui se retourne contre nos consciences,
et s’affirment être notre véritable nous. Ainsi par exemple, pour partir
du début du siècle précédent, on pourrait « tracer » les effets de la
néophénoménologie ou de la pseudo-philosophie analytique, qui se sont
ramifiées, croisées, et qui pourtant construisent des courbes inverses,
la première s’évanouissant au moment où la seconde est assez injustement
célébrée et développée. Le marxisme, le christianisme, ou les théories
des sciences naturelles pourraient également être observés dans le sens
des faux débats qu’ils instaurent, des vrais débats qu’ils empêchent, et
des moyens qu’ils utilisent pour policer les pauvres, notamment à
travers ce qu’ils déposent dans les consciences sans que les consciences
ne le sachent. Une excavation des idées que ces courants ont fait passer
dans les lieux communs et dans les comportements constituerait
certainement une première grande brèche dans l’opacité de cette
aliénation, apparemment exponentielle, que les révolutions ont laissé
échapper de la friction de leurs débats.
Une entrée plus étroite et plus rare de l’aliénation reste l’amour. Là
s’expriment assez nettement ces transferts de pensée qui sont, dans la
dispute sociale, médiatisés par de multiples intermédiaires, et pollués
par une plus grande présence de la raison, ce cœur de la conscience.
Dans l’amour, au contraire, l’aliénation s’observe mieux parce que
l’émotion y est un meilleur révélateur même que dans l’émeute. Mais on
n’a pas encore trouvé un discours sur l’amour qui ne soit pas déformé
par une subjectivité qui le particularise et le rend illisible. C’est
sans doute sa condition d’expression, mais elle rend particulièrement
difficile d’y saisir les formes de l’aliénation qui y sont pourtant
particulièrement exemplaires. Nulle part mieux le conflit entre
l’individu, stipulé par cette société, et le mélange des
émetteurs-récepteurs, qui forment des unités de pensée qu’on ne sait pas
encore nommer, ne s’exprime de manière plus claire et plus circonscrite.
Un point dégoûtant commence aussi à mériter une mise sous loupe plus
systématique et critique. Il s’agit de la morale dominante et des
progrès rapides que la middleclass fait dans ce domaine, moitié
religieux, moitié policier. Là aussi, l’évidence et l’indicible se
marient dans des étranglements qui éclatent ensuite en lois d’un côté,
en hypocrisie de l’autre, en population carcérale par ici, en corruption
par là. La morale est la pratique fervente du conservatisme. Une
poursuite systématique de cette observation aurait le mérite de mesurer
la distance entre les règles et les individus, et cette distance reste
un des meilleurs indicateurs de la validité et de la vigueur de
l’organisation en place, même s’il n’est pas le seul. Les téléologues
pensaient jadis que les deux thermomètres de la viabilité du régime sont
la délinquance des pauvres et la corruption des gestionnaires. Pour
ramener à une expression simple la complexité de l’époque, on pourrait
dire aujourd’hui que nous apprendrions autant, sur le sujet, en faisant
le relevé de la délinquance des gestionnaires et de la corruption des
pauvres.
De sorte qu’un sujet fort méprisé, et fort méprisable, mérite aussi une
attention nouvelle. Il s’agit de la gestion. Parce que la gestion est la
pratique dont l’économie est la théorie, sa critique était laissée aux
léninistes et aux politicards de toute obédience. Mais depuis longtemps
la position des téléologues est de soutenir que la gestion est une
activité qui est simplement surévaluée dans notre société, et qu’elle
devrait retrouver la place subalterne qui correspond à ce qui est
commissionné, comme le travail par rapport au jeu, ou comme la survie
par rapport à la vie. Sous cet angle-là, la gestion actuelle, qui est
l’activité fétiche de la religion dominante, l’économie, mérite aussi
d’être examinée et critiquée activement. Il y a, chez ces valets, de
bons gestionnaires et de mauvais, comme il y a de bons domestiques et de
mauvais. Cette observation, sans doute secondaire, pourrait servir à
replacer la gestion par rapport aux tentatives de débat, et l’on verrait
quel rôle elle joue, et comment les « responsables » de notre époque
sont les irresponsables de toutes les époques.
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Texte de 2008
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