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Chose publique
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La chose des
téléologues
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Clin
d’œil, séduction, première approche
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Chose
est une désignation. Tout et chaque partie du tout qui est désigné
est chose. Or, justement, en appelant quelque chose « chose »,
on ne le désigne pas, on lui donne un nom générique, un nom vide et
qui est applicable à tout (la totalité est une chose) et à chaque
partie de tout. Chose est immédiatement une désignation qui est un
refus de désignation. Chose est une abstraction vide, mais qui est la négation
du vide, l’affirmation de l’abstraction. Elle ne désigne que la désignation,
pas encore ce qui est désigné.
A
ce stade, chose est une défausse. Chose vaut pour chaque chose, sauf
qu’elle n’a pas, en elle, la désignation particulière de chaque
chose. Chose est seulement la désignation de ce qui va être désigné.
C’est un mot qui est parfois utilisé quand on ne connaît pas le mot
qui désigne ce dont on veut parler : on dit chose (truc, machin,
etc.) pour la chose désignée, quand on ne se rappelle plus de son nom.
Chose est une détermination faible, parce qu’elle satisfait à la
moindre chose, c’est-à-dire à la chose la plus indéterminée, mais
c’est aussi une généralité qui signifie désignation, parce
qu’elle désigne ce qui est commun à chaque chose.
En
tant que désignation générale et abstraite, chose est un résultat de
la conscience, comme Hegel en a esquissé le mouvement dans sa ‘Phénoménologie
de l’esprit’. C’est de la conscience que procède la chose, non de
ce qui est extérieur à la conscience. Lorsque la conscience reconnaît
une chose, elle ne reconnaît pas ce qui lui serait extérieur et qui
lui arrive : elle divise ce qu’elle connaît. Toutes les choses
sont nées d’une opération de la conscience. A son commencement,
aucune chose n’a d’indépendance par rapport à la conscience.
Ce
que Hegel ne dit pas dans sa ‘Phénoménologie’, c’est qu’une
chose doit être reconnue pour devenir chose. Une chose n’est une
chose que si elle est une chose pour la conscience qui la désigne et
pour une autre conscience. Le burflaba, que je viens d’inventer,
n’est pas encore une chose, tant qu’il n’est pas reconnu par une
autre conscience. Il faut être au moins deux pour désigner une chose.
Il faut que ce qui est hors de ma conscience, c’est-à-dire le
mouvement de la pensée en général, l’esprit, valide les choses que
je désigne, sans quoi elles ne sont pas des choses. Le burflaba, qui
est précisément la désignation de ce qui n’est pas une chose, est désormais
validé par un autre : lorsque le lecteur lira burflaba, il reconnaîtra
la chose, l’idée désignée sous le nom de burflaba, puisqu’il sait
maintenant ce qu’est le burflaba : la désignation de ce qui
n’est pas une chose. Cette non-chose par définition, ou pré-chose,
est devenue une chose parce qu’elle est reconnue par un autre,
c’est-à-dire par une conscience et par le mouvement de la pensée générale
dans la conscience, c’est-à-dire par le mouvement de la
communication, c’est-à-dire par le mouvement de l’esprit.
La
désignation initiale de la chose n’est pas le simple fait de lui
donner un nom, comme burflaba. « Nomina sunt consequentia rerum. »
La désignation initiale de la chose est l’ensemble des opérations
suivantes : diviser de la pensée, définir une division particulière
de la pensée décidée par une conscience particulière, la nommer, la
proposer à autrui, et le fait qu’autrui la reconnaisse, à travers un
complexe cheminement dans l’esprit. Cet ensemble d’opérations –
division de la pensée, définition de cette division, reconnaissance de
cette division par un autre – est ce qu’on peut appeler une idée,
bien que ce ne soit pas ce que Hegel appellerait une idée. La désignation
de la chose est en fait l’idée de la chose.
La
chose commence par l’idée de la chose. Sans doute, le mouvement général
de la pensée, l’esprit, véhicule déjà cette idée. Mais elle ne
devient idée qu’à partir du moment où une conscience la désigne et
la propose à une autre, qui l’accepte. Notamment parce que l’opération
de diviser de la pensée ne se fait pas ex nihilo, mais en rapport avec
de nombreuses autres divisions de la pensée, on a l’impression que la
désignation première d’une chose naît dans le mouvement général
de la pensée, et que la conscience n’y joue que le rôle de la
reconnaissance. Mais comme la conscience est le moment de la
particularité de l’esprit dans la pensée, la chose, qui est le
moment de la particularité de ce qui est, est logiquement désignée
par la conscience, non par l’esprit. Chaque chose a d’abord été désignée
par une conscience. Il est vrai aussi que le mouvement de la
reconnaissance, qui fait encore partie de la désignation et donc de
l’idée, aliène déjà l’idée. Dès sa désignation, la chose
commence sa dérive dans l’esprit, dérive qui va parfois jusqu’à
abolir cette désignation y compris sa définition initiale. Mais au
moment initial où la chose est découpée, et proposée par la
conscience qui recherche la validation de cette désignation, idée de
la chose et chose sont parfaitement identiques.
La
chose ainsi apparaît comme un outil de la conscience pour saisir
l’esprit, la pensée la plus générale. Chose désigne une division
de l’esprit par la conscience et elle désigne une opération de
diviser l’esprit. Sa généralité lui offre la possibilité d’être
aussi bien objet que prédicat. Comme la chose est cet aller-retour
entre la conscience et l’esprit, entre la réflexion et le faire,
entre le rationnel et la pensée sans maîtrise, entre la détermination
et la généralité, elle joue de ses apparences contraires et apparaît
alors comme le mystère, l’innommable, le possible déterminé par une
règle particulière, la désignation.
La
réalité n’est pas en jeu dans la chose, sauf en tant qu’élément
accidentel, inessentiel de la chose particulière considérée. Une
chose peut avoir de la réalité, ou porter les traces d’une réalité,
ou promettre de la réalité, mais une chose est d’abord une détermination
du possible, une distinction par rapport à l’indéterminé, une opération
de la conscience, un être encore dépourvu de réalisation. On pourrait
cependant affirmer que la chose, en étant une première détermination,
est une forme de suppression du possible de l’indétermination ;
dans ce cas limite on peut effectivement affirmer que la chose est réalité
par essence.
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Caresses
buccales, échange de mots
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La
langue française réunit en un seul mot, chose, ce que d’autres
langues expriment en deux mots : res et causa, Ding et Sache. Res
est à la racine de réel et de rien, ce qui n’est pas rien, et ce qui
n’est pas réel non plus. On peut effectivement lire dans la première
désignation de quelque chose, à la fois la réalité, et le rien. Une
chose, cependant, est aussi peu réalité qu’elle n’est rien. La
pensée courante essaie souvent de faire ressortir l’identité dans
les mots de même racine alors que c’est leur différence qui est
significative.
On
le voit bien avec le rapport de causa à chose. Car la causa est devenue
aussi cause en français, cause toujours. Une cause, quand elle n’est
pas capitale, est l’essence du rapport de causalité à effectivité.
Mais une chose, justement, n’est qu’une désignation, indifférente
au rapport de causalité, et à toute dialectique ; elle est désignée
hors de toute cause et de tout effet, entité passive et inerte,
position ou négation, seulement traversée de part en part par
l’esprit qui la forme et la transforme, devant la conscience débordée.
Dans la désignation, la conscience, en effet, est plutôt le terrain de
la division que la maîtrise de cette division ; mais ce terrain de
la division est indispensable pour que la division s’accomplisse.
La
dualité de la chose allemande commence avec Ding. Ding est l’assemblée
traditionnelle des guerriers germains, la res devenue publica des
Romains. Que le nom de l’assemblée plénière, où étaient punis
l’absentéisme, le fait de ne pas venir en armes, et le tousser ou le
racler de la gorge, soit devenu la chose indéterminée est resté un
singulier mystère de ces assemblées qui figurent parmi les grandes
assemblées d’hommes libres (où participaient les femmes, comme dans
toutes les assemblées d’hommes libres). Dans le Ding, comme dans la
chose publique des Romains, la chose exprime à la fois la plus grande généralité,
tout est possible, et la plus grande indétermination, rien n’est
fait, mais sous l’égide de la désignation qui nie à la fois tout
est possible et rien n’est fait.
Selon
Hegel, Sache est à la conscience de soi ce que Ding, la détermination
de la généralité indéterminée, est à la perception. Pour dépasser
les généralités vides de Ding, puis de Sache, Hegel les fait aboutir
à l’inanité du bon sens, du sens courant, qu’il fustige, en
montrant que le sens courant de la chose est une tromperie (Täuschung)
dans le Ding, une escroquerie (Betrug) pour la Sache : la pensée commune se satisfait de leur vide ubique et éclectique
qui permet de confondre l’apparence et l’essence, la perception et
la conscience, la philosophie et la trivialité du bon sens, comme
aujourd’hui cette même pensée confond l’existence et la réalité,
la subjectivité et la pensée, la matière et la chose.
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Au
fond de la chose, la dispute et le plaisir
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Dans
la philosophie allemande, la chose en soi (Ding an sich) est la
substance de la chose, et la chose même (Sache selbst) est la même
chose, mais ayant trouvé dans le cours de son mouvement la richesse du
pour soi, c’est-à-dire ce qui dépasse la passivité de la substance,
le si dynamique concept tel que Hegel l’a dialectisé. Tout dépend
cependant ici de quel en soi et de quel pour soi il s’agit. Car en soi
et pour soi sont les propriétés de ce qui n’a pas d’extériorité.
Seule la pensée n’a pas d’extériorité. Tout ce qui est connu,
non, tout ce qui est connaissable, non, tout ce qui est, est pensée. La
« substance » et le « concept » de la chose ne
sont donc rien que la pensée de la chose. Dans ce cas, chose en soi et
chose même sont des formes, des déterminations de la pensée, des
qualités particulières de la pensée, et de la pensée seulement. La
chose n’est que pensée, un moment particulier de la pensée, le
moment de la désignation, le moment de l’idée. Ce qui est désigné
n’a pas de réalité en soi ni pour soi. Ce qui est désigné
n’est certes pas la même chose que de désigner ; mais ce qui
est désigné procède de l’opération de désigner, et non
l’inverse, comme on finit par le croire. L’idée de la chose est une
qualité particulière de la chose comme pensée. La différence entre
l’idée de la chose et la chose est que l’idée de la chose est une
forme particulière de la pensée de la chose, la forme de la désignation.
On pourrait dire aussi : l’idée de la chose est de même nature
que la chose, mais comme le commencement est au mouvement, comme la
partie est au tout, comme la conscience est à l’esprit. L’idée de
la table et la table sont toutes deux de la pensée. Mais l’idée de
la table est la pensée particulière, la conscience que j’ai de la
chose que j’appelle table, alors que la table est une division de la
pensée générale, de l’esprit, indépendant de ma conscience
qui n’a que reconnu la désignation « table » effectuée
par une autre conscience. L’idée de la table fait surgir la table
comme un extérieur absolu à moi, l’observateur ; la pensée générale,
au contraire, rappelle que la table et moi, l’observateur, sommes des
particularités d’une même substance, des divisions arbitraires, posées
en hypothèse de travail, des moments différents de la même pensée.
L’idée de la table est la désignation de la table, c’est-à-dire
une désignation initiale par une conscience, reconnue par d’autres
consciences. La table ainsi désignée cependant, a dérivé dans la
pensée, est devenue autre que son idée. La table, et de même
l’observateur, sont des résultats de l’activité de la pensée du
genre humain, en entier, sans exclure sa particularité, qu’on appelle
la conscience. Si notre vue était suffisamment perçante pour
apercevoir les électrons alors il est probable que nous n’aurions
jamais divisé l’esprit de sorte à désigner une table, à avoir
l’idée d’une table.
Si,
au contraire, « substance » et « concept » étaient
des choses extérieures à la pensée, s’il existait donc hors de la
pensée quelque chose qui agit sans elle, comme dans le dogme matérialiste
dominant, alors la chose préexisterait à la conscience, et la
conscience serait seulement le touriste émerveillé de la chose, qui
range les choses dans un ordre, comme dans un album photo (comme si le
fait de ranger dans l’ordre ne modifiait pas les choses). Cette hypothèse
n’est pas concevable (même pas substantielle) car la chose est précisément
une désignation de la conscience. Sans conscience pas de chose, mais
sans chose, la conscience continuerait, butant seulement sur
l’impossibilité de désigner.
Chose
même et chose en soi ont d’ailleurs des connotations qui signifient
qu’il est nécessaire de prendre pour objet la chose, et de la réfléchir
comme dans un miroir, de l’isoler dans une extériorité. Mais ce
n’est pas la chose qui se dédouble, pour opérer en soi, devenir
elle-même, c’est l’observateur qui a besoin d’éliminer sa propre
interférence pour abstraire la chose. Cette démarche de la conscience,
qui consiste à abstraire une chose de ses conditions pour se saisir de
la chose, a pour corollaire l’autonomisation de la chose par rapport
à sa pensée en général, et par rapport à son idée en particulier.
Ensuite, on oppose la chose ainsi affranchie à la conscience, on la découvre
transformée par l’esprit et on suppose alors que c’est l’esprit
qui en est l’auteur, et on oppose l’esprit, qu’on appelle Dieu,
nature, communication, tout ce qu’on voudra, à la conscience. C’est
ce moment-là qui est essentiel : la chose est crue affranchie de
la conscience, car elle se dresse face à la conscience, comme pensée
niée (en Occident, tout ce qui est extérieur à la conscience tend à
être posé comme extérieur à la pensée) ou comme non-pensée, comme
si sa reconnaissance était la reconnaissance non d’une hypothèse de
travail, mais d’un fait, c’est-à-dire d’un acte qui a le pouvoir
d’altérer définitivement une pensée particulière. Ainsi, l’usage
a eu tendance à séparer et à opposer les choses en dur et les choses
en mou. Les choses en dur sont celles dont on situe généralement le
commencement hors de la conscience, les choses en mou sont celles dont
le commencement est généralement attribué à la conscience. Mais, en
dur ou en mou, les choses sont d’abord des désignations opérées par
la conscience, des idées, indifféremment d’être en dur ou en mou.
Le
paroxysme de ce mouvement de séparation de la chose et de la conscience
est une des formes de l’aliénation les plus courantes que génère la
conscience dans sa lutte contre l’aliénation : en dogmatisant
l’extériorité qu’on a prêtée à une chose, on finit par oublier
à quoi servait cette hypothèse d’extériorité, et on découvre à
la chose un en et pour soi, et même un infini. L’exemple type est
l’infini des nombres entiers, dont l’énoncé contient une
suspension du contexte, une exclusion absolue de l’observateur et de
son action, pour les besoins de l’hypothèse de travail : les
nombres entiers ne sont infinis que tant qu’on oublie qu’ils ne sont
pas en et pour soi, mais qu’ils sont dépendants de ce que nous avons
désigné comme nombre et de la définition que nous avons donnée aux
nombres entiers. L’infini des nombres entiers peut certainement
survivre à chacun d’entre nous, sauf au dernier. Et c’est là que
la supercherie de l’infini des nombres entiers prend fin.
Lorsqu’on
prête de la réalité a priori à la chose, comme il est fort courant
de l’entendre dans le gros bon sens ordinaire de notre époque qui
pose la réalité – ce résultat – comme un donné, on
finit par opposer la chose à l’idée de la chose, parce que l’idée
de la chose est alors réduite à sa reconnaissance et privée de
l’ensemble du mouvement de la désignation initiale ; on oppose
alors la chose à l’idée de la chose comme un fait s’oppose à son
récit et à son analyse. C’est ainsi que de nombreuses choses sont
crues réelles, là où il n’y a absolument aucune réalité, rien.
L’économie est un cas d’école de ce type de mouvement de la pensée ;
l’infini des nombres entiers, l’infini en général, la matière en
sont d’autres. Dans tous ces cas, l’autonomisation de l’hypothèse
de travail a retourné cette hypothèse contre l’idée :
l’hypothèse de travail, qui est toujours la prise pour objet de la
chose, devient elle-même une idée. Cette idée de la chose autonomisée
est alors opposée à l’idée de la chose. C’est parce qu’il y a
bien deux idées que la conclusion, erronée, est qu’il y a donc bien
deux choses : la chose qui aurait de la réalité et la chose qui
deviendrait alors une portion irrationnelle mais incommensurable de la
chose, l’idée de la chose.
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Paroles
échangées les yeux dans le bleu des volutes
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Ce
qui est communément pris pour la réalité est en fait une
autonomisation de ce qui a été pensé. Ce qui a été pensé, ce qui a
été désigné, ce qui est devenu chose ne l’a pas été par moi, à
part pour le burflaba et quelques autres choses. C’est pourquoi notre
fausse pensée commune, notre bon sens, qui voit des choses préexistantes
à la conscience de chacun, à ma conscience, prétend que la réalité
des choses est essentiellement extérieure à la pensée : je ne
suis pas l’inventeur du temps, de la table, ou du boson W ;
temps, table, boson W existent indépendamment de moi, ou non ?
Quand je mourrai, temps, table, boson W existeront indépendamment de
moi, inchangés (pour l’éternité ?). Mais si la pensée humaine
disparaît, alors en même temps, temps, table, boson W disparaissent.
Ces créations en dur ne sont pas des créations de Dieu ou de la
nature, mais uniquement des créations de la pensée humaine en train de
se diviser au moyen du temps, de la table et du boson W. Ces créations,
en dur, n’ont pas d’autre vérité que celle d’être des hypothèses
de travail dont nous ignorons seulement l’origine et avons oublié le
commencement. Et pour double cause : et d’un, la pensée, au
contraire de sa particularité dans chaque individu humain, la
conscience, n’est pas une volute invisible, à l’effectivité indémontrable ;
et de deux, cette nécessité de division de la pensée n’est pas une
nécessité de la conscience, qui a plutôt des prétentions
holistiques, mais de cette autre pensée commune, qui n’est pas le bon
sens, l’aliénation, la pensée dont le mouvement est essentiellement
hors des consciences. C’est parce que la conscience est elle-même une
scission, une hypothèse de travail, de la vraie pensée commune –
celle qui est en commun –, et non l’inverse, qu’elle
s’oppose radicalement à cette pensée commune, et qu’elle prétend
autonomiser, hors de la pensée, tout ce qui n’est que hors de la
conscience. La modestie qui voudrait faire de la pensée humaine un détail
infime dans l’Univers est en fait une arrogance de la conscience, qui
voudrait que tout ce qui est hors d’elle ne soit pas pensée. Mais
rien n’est vrai en la matière, tout est permis dans l’esprit :
seule la pensée humaine crée le temps, la table, le boson W, qui
n’ont d’en et pour soi que celui qu’on leur prête au titre de
l’hypothèse de travail, et seule la profonde négation de la
conscience contre la pensée en fait des choses en dur, des choses
autonomisées, éternisées, retournées par la conscience contre la
pensée même, si bien que la croyance la plus courante est de penser
que les choses en dur ne sont pas de la pensée, comme le sont les
volutes de la conscience. C’est sans doute la conscience qui désigne
les choses, qui a l’idée des choses, mais les choses vérifient leur
désignation hors de l’idée initiale de la chose, hors de la
conscience, qui ne se contente pas seulement d’enregistrer cette vérification
depuis qu’elle a l’arrogance de se l’arroger. Les choses se
maintiennent au-delà de la conscience, s’aliènent, en
s’autonomisant. Cette opération de l’esprit mérite bien davantage
la désignation de réification, qui, dans ce qu’on appelle
communément ainsi, n’est que l’apparence de l’inanimé, du
sans-vie appliqué à un être humain, rendre statique, figé. Comme si
la chose, res ou Sache, était statique, figée !
A
la question de savoir comment désigner l’autonomisation d’une chose
par rapport à son idée, de sorte à ce que cette chose est crue réelle,
et que l’idée de la chose est confondue avec l’idée de la réalité
de cette même chose, il y a maintenant une réponse : c’est la réification
comme opération de l’esprit opposée à la conscience. Réifier
remplace même avec plus de justesse ce qu’on veut en général désigner
avec le verbe hypostasier, quand on quitte son sens initial chrétien.
On
pourrait sans doute dire que les téléologues ne font que remplacer le
mot courant réalité par le mot courant pensée, comme si on remplaçait
le mot trois par le mot deux, ou le mot bleu par le mot jaune. Ce
n’est évidemment pas le cas : nous réfutons la substantialité
conceptuelle des choses, qui ne sont substantielles et
conceptuelles que pour l’individu dans le mirage de leur dureté,
parce que cette dureté est plus dure que la dureté de l’individu.
Pour les téléologues, les choses ne sont pas selon la vision dominante
actuelle des choses, hybride synthèse holistique entre la division
consciento-centrique de Hegel et le bon sens des Lumières qu’il
combattait. Les choses sont plus dures que nous, individus, mais pas que
nous, genre humain. Le genre humain, au contraire, est le démiurge des
choses auxquelles la conscience, qui est un moment du genre, se croit
exposée, en oubliant leur avoir donné vie, sous forme d’idée. Les
choses ne sont que des médiations entre le genre humain, toute la pensée,
et la conscience, la pensée particulière de l’individu humain.
D’autre
part, si nous n’appelons pas réalité ce que le bon sens appelle réalité
(et nous ne sommes pas non plus d’accord avec ce que Hegel entend par
réalité, qui est fort différent de ce qu’en dit le bon sens), nous
désignons aussi quelque chose sous le nom de réalité. Mais
c’est un cas limite de désignation possible, un paradoxe, une
contradiction de la désignation : la réalité n’est pas ce
qu’on croit, la réalité n’est pas ce qu’on pense. Car la réalité
est, à improprement parler, la fin de la pensée, l’extrémité de la
pensée, ce qui empêche l’en et pour soi de toute chose, en déterminant
l’en et pour soi, s’il en faut un, comme ce qui finit. La réalité
est la fin de toute chose et même ce qui fait que toute chose a une
fin, et en particulier comme en général la pensée. Faire de la réalité
une chose est donc en contradiction avec la réalité, qui est ce qui anéantit
toute chose. La réalité est la limite du langage et, de manière plus
large, de la désignation : nous sommes contraints de désigner et
de reconnaître la réalité comme une chose alors même que la réalité
est la négation aboutie des choses, la négation qui ne tolère pas de
dépassement, leur anéantissement.
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Texte
de 2004
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