t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 
         

 

 

 

   
Chose publique

 
         
Note sur l’idéologie  
 
 
         
         
         
           

 

 

1. Le terme d’idéologie est un excellent exemple de la transformation d’un concept descriptif en un terme à forte connotation morale. Idéologie signifie logique des idées, ou connaissance des idées, ou science des idées. Ce sens étymologique assez clair présuppose qu’il y ait quelque chose comme des « idées », terme qui a également beaucoup évolué de Platon à Hegel, et propose de considérer une sorte de ligature entre ces idées.

A la fin du XVIIIe siècle, un groupe qui s’appelait les « Idéologues » se proposait de faire une science des idées, donc une science objective, universellement valable. C’est Marx qui a ensuite connoté de manière fortement négative le terme idéologie. Marx a voulu montrer que le système des idées des Idéologues n’était pas neutre, mais correspondait à l’un des camps dans la dispute sociale, le camp de la bourgeoisie, le camp ennemi au sien. Mais c’est surtout du point de vue de sa propre logique des idées que Marx a rejeté le terme « idéologie » dans l’opprobre. Parce qu’il était matérialiste, Marx, dans sa critique des idéalistes, a réquisitionné le terme « idéologie » en lui donnant un sens nouveau : il s’agissait pour lui de déconsidérer les systèmes d’idées grands et petits, en montrant que c’était le développement matériel qui déterminait ces systèmes d’idées. Depuis, « idéologie » est identifié à de tels systèmes d’idées : ce sont des conceptions globalisantes qui ont oublié que le cerveau est une minuscule crotte de mouche dans l’immensité du mouvement matériel des choses et de la nature.

Outre le fait que cette croyance de Marx est également une logique d’idées, et même une idéologie au sens de Marx, il faut observer que la notion d’idéologie présuppose, depuis Marx, d’être un système qui contient la totalité. Mais surtout, alors que l’usage du terme par Marx est un usage quasi polémique du terme idéologie – Marx aurait très bien pu utiliser le terme en se réclamant lui aussi d’une idéologie –, le contenu de cet usage a été perçu comme vérité pour ainsi dire objective. Ainsi, idéologie signifie aujourd’hui utilisation erronée, frauduleuse, variant entre le ridicule et l’hypocrite d’un système de pensée ; et accessoirement occultation, volontaire ou non, par les auteurs d’un système de pensée, de la prééminence de la matière.

De cette courte analyse il ressort que le terme d’idéologie est employé dans un sens très spécifique, beaucoup plus réduit que ce que son sens étymologique le permet ; et que la connotation négative de son sens équivaut à un accord avec la position matérialiste de Marx. Il est remarquable que cette acception très orientée d’« idéologie » se soit imposée au cours du XXe siècle, confirmée par tous les courants de pensée, et faisant exception même aux rares tentatives de critique de Marx.

La mésaventure du terme idéologie ressemble ainsi à celle du terme aliénation. L’aliénation aussi avait été diabolisée et rendue unilatéralement négative par Feuerbach, mais essentiellement grâce à l’amplification tout aussi unilatérale que Marx avait donnée à la connotation négative introduite en réaction à Hegel. Pour ces deux termes, l’amplification négative a continué pendant tout le XXe siècle (les situationnistes, par exemple, ont contribué à ce matraquage anti-aliénation et anti-idéologie), si bien que le sens moral du terme est admis implicitement et sans critique par les adversaires mêmes du courant matérialiste. Aujourd’hui, tout comme pour « aliénation », « idéologie » signifie automatiquement et en priorité quelque chose de mal.

 


2. La profonde prégnance de l’idée d’idéologie de Marx est telle qu’aujourd’hui sa vérité n’est pas en doute. Or, il est assez facile de concevoir que, du point de vue formel comme du point de vue du contenu, ce sens est profondément discutable. La violence de ce présupposé borné – l’idéologie, c’est mal – est telle que même les téléologues modernes ont utilisé idéologie dans ce sens assez longtemps et sans critique. Sur le site de l’observatoire de téléologie on trouve par exemple dans les traités une section intitulée « Contre l’idéologie » qui indique bien un mot-clé utilisé sans réflexion. Les textes intitulés « La fin du voyage », « La retraite de la culture », « La retraite du communisme », « Remettre en marche la théorie des conseils », « Deux découvertes », « Réfutations de quelques infinis » et « Réflexion à mener sur le caractère insaisissable des événements importants dans l’information » soulèvent chacun des dogmes dominants et les critiquent, mais rien ne justifie le titre qui les chapeaute. Si on voulait être conciliant, on pourrait dire que ce sont des idéologies particulières qui sont combattues, mais rien n’indique en quoi cette partie serait opposée à la logique des idées. Avec la même raison avec laquelle on peut qualifier Marx d’idéologue, on peut dire que les téléologues modernes font ici un exposé, en négatif, de leur idéologie, au-dessus de laquelle ils utilisent le terme idéologie comme seul anathème.

Sur le plan formel, le sens très spécieux qu’a pris idéologie aujourd’hui ne se défend pas pour plusieurs raisons. Il est certes difficile de donner tort à la dérive du sens d’un terme ; mais il s’agit de signaler que le terme idéologie pourrait être utilisé dans un autre sens que celui de Marx, et même dans plusieurs autres sens, tout aussi valides : une distinction entre idées logiques et idées non logiques (si l’on accepte qu’il peut y avoir des idées non logiques) ; une logique d’idées ne contenant pas la totalité, c’est-à-dire un regroupement de plusieurs idées cohérentes entre elles dans un but pratique ou opérationnel ; l’association d’une idée « spontanée » avec un corpus d’idées existant, sont des exemples. C’est d’ailleurs surtout de former de courts faisceaux d’idées, en associations éphémères, qui manque d’un nom, pour lequel idéologie semble particulièrement bien adapté.

Mais sur le plan du contenu, en particulier, les téléologues ne peuvent en aucun cas être d’accord avec la déformation de Marx. La mise au pilori de l’idéologie comme un préalable à ce que font la matière ou la nature qui seraient nécessairement premières est absurde du point de vue de la téléologie. Pour la téléologie moderne, l’idée de la matière – et l’extrapolation qu’on appelle le matérialisme – ne se distingue pas de l’idéalisme dans le mécanisme de la pensée : la priorité de la matière, de la nature, des choses est une façon de voir, une logique d’idées ; l’acte de concevoir, ne serait-ce que la matière, est une pensée et elle précède évidemment une organisation du monde « matérielle ». Comme pour les téléologues tout est esprit, la matière est évidemment aussi une forme de l’esprit, et la construction de Marx qui discrimine l’idéologie est tout aussi évidemment une logique d’idées, une idéologie.


 

3. Un premier signe de ce décollement de l’idée par rapport à l’acte et aux choses pouvait se lire dans la Bibliothèque des Emeutes. Une phrase, « Vol, viol, meurtre sont des délits d’opinion », avait beaucoup scandalisé les badauds qui font des associations automatiques entre des mots-clés : quelque part, délit d’opinion leur parut positif, signe que la Bibliothèque des Emeutes défendait quelque chose ; alors que viol, en particulier, ne leur sonnait que négativement. De la sorte ils conjecturèrent que la Bibliothèque des Emeutes défendait le viol. En lisant simplement avec attention, il était dit que ces trois actes, vol, viol, meurtre, sont des délits d’opinion, ce qui signifie deux choses, d’une part que les actes sont des opinions, et d’autre part que ces actes-là, qui sont des actes fortement médiatisés par des pensées, sont des actes prépensés. On ne peut pas commettre un vol, un viol, ou un meurtre, sans l’avoir pensé consciemment avant, sans avoir une opinion, souvent fortement différenciée, sur ces actes, au contraire de ce que soutient la justice aujourd’hui ; les auteurs auraient même pu rajouter que ces actes ne peuvent se commettre qu’imbriqués dans un système de pensée, dans une idéologie bien plus complète. Le fait que, pris par une culpabilité ou par la police, les auteurs de ces actes nient avoir pensé ces actes avant de les commettre n’est pas crédible ; à la rigueur, on peut supposer que, en commettant de tels actes, leurs auteurs occultent leur notion, et l’imbriquent dans une autre logique. Celui qui subit un acte sexuel peut considérer qu’il s’agit d’un viol alors que celui qui le commet peut avoir une vision tout autre du même acte, un peu à la manière des avorteurs qui nieront farouchement qu’ils ont commis un meurtre. Mais dans le cas où viol ou meurtre sont reconnus, il est impossible de supposer que l’acte, le désir, l’imbrication de l’acte parmi les autres actes et la pensée de cet acte n’aient pas existé. Un tel acte non seulement est en lui-même une opinion, mais il est nécessairement prépensé par son auteur, même si le moment de réflexion préalable est presque simultané avec l’acte.

De cette courte réflexion, il s’agit simplement de signaler que toute action entreprise par un être humain pensant l’est avant ou au milieu d’une réflexion qu’il est possible, sans contrevenir à ce que l’étymologie permet, d’appeler idéologie. L’hypostase d’une telle idéologie peut conduire à des méfaits et à des déformations, et c’est en ce sens que la critique de Marx peut être approuvée ; mais l’absence d’idéologie serait comme une ablation de ce qui fait l’humain dans la totalité environnante, l’esprit. Tout comme l’aliénation, l’idéologie est un moment nécessaire de la pensée, et c’est donc un moment nécessaire de la totalité, dont les conséquences sont ensuite plus ou moins favorables au parti qu’on a choisi dans la dispute humaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2009

     
         

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