t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   
Chose publique 

       
Révolution et contre-révolution
       
       
       
         

 

 

1. La révolution est d’abord un profond bouleversement du sens.

C’est une bousculade dans la tête, c’est une dilatation de tous les organes, c’est une course de couleurs et de sons, une farandole d’idées et de possibilités, un abrégé luxueux des enchaînements extrêmes de la vie, passion et réflexion, imagination et désir, sang et rire, illumination, explosion, souffrance, vérité, et une abondance d’occasions de pousser la satisfaction au-delà de ce qui est connu, si souvent gaspillée avec paresse.

La sensation d’une révolution mérite d’être décrite, tant elle contribue à l’avènement décisif. Mais c’est bien sûr là un exercice de style, une bien faible projection appliquée à coups d’icônes arrachées au passé, et mêlée à ce que nos espoirs ont de plus naïf, de plus adolescent. Oui, il y a le goût de décrire cette orgie et cette fête, ce désordre prodigue, ce sommet regretté et pourtant toujours pétri d’imagination, principalement. Mais tout comme ces évocations de faîtes de barricades, d’incendies néroniens de palais haïs, et de rencontres puissantes et délicieuses, les armes à la main, le front libre et le regard fiché simultanément dans le regard le plus proche, dans l’altérité la plus abstraite, et dans l’alerte précision de l’immédiat nous transportent légèrement en dehors de notre véritable discours, nous avons confondu, avec le même glissement parti de la ferme citadelle de la raison aux banlieues ignifuges de nos espoirs, le bouleversement des sens avec le bouleversement du sens, initialement stipulé.

Car la révolution est d’abord un moment de la pensée. Il s’agit, sur cette crête tranchante, mais haute, de mener, simultanément, plusieurs rencontres si rares que la plupart des humains ne les connaissent que par ouï-dire, et parfois ne les connaissent pas du tout. Le cynisme pauvre, qui fut la hantise de Berkeley, ricane devant l’évocation de la révolution comme devant l’évocation de l’amour, et pour la même raison : il n’a jamais été invité et il n’a jamais trouvé le courage de s’y introduire, donc ce sont là des situations qui selon lui n’existent pas.

La première rencontre d’une révolution n’est pas celle entre les pauvres et les riches, mais entre les pauvres et les pauvres. Et le programme de la rencontre entre les pauvres et les pauvres est entièrement ouvert à leur désir et leur intelligence, mais il contient au moins deux exigences, sans lesquelles on ne pourrait parler de révolution : premièrement, c’est une rencontre entre pauvres qui concerne tous les pauvres et qui donc est ouverte à tous les pauvres ; point d’exception. Deuxièmement, c’est une rencontre contradictoire, une dispute, un différend. Il s’agit de décider l’avenir, et du point de vue de la révolution, de tout l’avenir ; point d’exception.

Que les riches, quand il y en a, ce qui ne semble pas le cas, par exemple, à notre époque, soient impliqués dans une telle dispute ou non, ne change rien à l’affaire. D’une part, on peut faire une révolution sans les riches, mais pas sans les pauvres. D’autre part, les riches sont ceux, par définition, qui disputent, ou qui ont les moyens de disputer. Ce qui est révolutionnaire, c’est que les pauvres s’emparent de l’abondance, et des moyens de disputer. Qu’ils les utilisent avec ou sans ou contre ceux qui les possédaient jusque-là est secondaire. Quand les pauvres se mettent à disputer, la richesse est remise en question, ceux qui étaient riches doivent prouver qu’ils méritent leur richesse, et ceux qui étaient pauvres deviennent riches à leur tour. La révolution est le plus court chemin vers la richesse. Et même : la révolution c’est la richesse pour tous et tous pour la richesse. A moins, il n’y a pas de révolution.

Ce moment, où tous participent ou peuvent participer au débat – car de débattre personne n’est jamais tenu –, est un débat sur la totalité. La révolution est le moment où la question de la totalité est posée en assemblée générale du genre humain. Il est plaisant que ce moment n’est presque jamais visible. Pourtant il oriente tout : l’avenir, l’humanité et même cette étrange boule qui roule en nous et qui s’appelle l’esprit. Les révolutions sont les seuls moments où la totalité, l’esprit, change de sens.

Si la révolution est la richesse pour tous, elle ne l’est pas pour toujours. Au contraire, la pointe de ce débat est aussi brève que peu consciente, et la mort et la pauvreté retrouvent, vite, dans la revanche de ce que la révolution a modifié, à travers ses ennemis d’hier et de demain, curieusement enlacés dans des embrassades qui feignent de mortelles inimitiés, leur extension et leur visage familiers : la mort, la misère, l’ennui, la servitude et l’humiliation, mais par-dessus tout, le silence. Silence de l’apathie, silence de l’impuissance, silence de la culpabilité et du remords, silence de l’épuisement des idées, silence de la résignation. La richesse de la révolution est un bref éclair, si court qu’il semble seulement abstrait ; mais quand on y est, sa volupté et l’étendue invraisemblable de son or semblent lui conférer cette vieille racine de toutes les religions : l’infini.

La révolution est donc le débat de tous sur tout à un moment particulier. On peut définir ce moment particulier comme étant le moment historique par excellence. C’est d’ailleurs par rapport à sa proximité à la révolution qu’on peut définir l’appartenance à l’histoire de chaque moment. L’histoire, en effet, est le temps du débat de l’humanité sur elle-même, donc le temps du négatif, puisque le débat n’a de sens que contradictoire. C’est par la négation qu’on reconnaît un débat, et c’est par le débat qu’on reconnaît l’histoire. Que ce débat s’élève à la totalité, et contienne et concerne tous les humains, alors il s’appelle révolution. L’un des mérites de Debord a été de montrer qu’il y a des modes de vécu différents du temps, que sont le quotidien et l’histoire. Très peu de nos contemporains, aujourd’hui, ont une conscience historique, c’est-à-dire savent distinguer l’histoire et le quotidien, c’est-à-dire ressentent l’histoire. Car la conscience historique, quand elle est bien aiguisée, devient un sentiment ; on sait qu’on est dans l’histoire par une dilatation particulière de la pensée, par une clairvoyance et une vision d’ensemble soudaine, par un sens de l’acte et par l’acuité de la responsabilité ; l’histoire est un niveau d’exigence, mais aussi un plaisir, où la vie et la mort se rejoignent tout comme l’épuisement des sens et du sens ; on peut se tromper sur cette sensation comme sur toute autre. Mais elle existe. Ce sentiment de l’histoire, qu’on soit acteur ou qu’on soit simplement face à elle, vient du goût pour son contenu, de l’habitude de sa matière, d’une attention en veille même hors de la conscience, et qui donne à son irruption cette apparence de sensation, d’intuition.

La conscience historique de la révolution ne peut exister que pendant la révolution. Et elle y fait presque entièrement défaut. C’est d’abord une responsabilité phénoménale. Il s’agit de prendre des décisions pour l’humanité, mais à une vitesse qui ne laisse généralement pas le temps à nos lourdes pensées individuelles de développer leurs argumentaires, même les plus précis, même les plus sommaires. Même si, dans les révolutions, la pensée va toujours plus vite, la charge écrasante de finir les pensées accumulées par le monde infinitiste et procrastinateur est d’une intensité, d’une violence, d’une diversité et d’une urgence telles qu’aucune conscience ne sait aujourd’hui même l’évaluer. Le manque de maîtrise de cette pensée, la capacité de recevoir et de distribuer ce qui vaudra pour les siècles à venir, la capacité même d’avoir un regard qui porte à cette distance fait échouer les révolutions.

Car la révolution réussit ou échoue toujours comme un parti dans une bataille. Et cette bataille commence toujours par une victoire de ceux qui attaquent ce qui est là, et finit toujours par la défaite de ces attaquants. Cette tragédie en deux actes mérite-t-elle à la fois autant de morts, de déceptions, de chutes cruelles et de revirements misérables, de chants mièvres et de ricanements amers, de poses triomphalistes et d’humiliations sordides ? Oui, pour sa seule première partie, où tout est permis, et où tout, y compris l’accomplissement de l’humanité est possible. Il n’y a pas d’autre issue connue, pas d’autres tunnels secrets, pour pousser notre aliénation au bout de sa potentialité, ce qui semble être le but de l’humanité. Seule la révolution permet ces moments de lumière, de lucidité qui passent pour folie peu après, et où la fin de l’insatisfaction clignote à l’horizon. Que nous-mêmes, captifs de nos cécités et de nos terreurs, le bouchions presque aussitôt, si bien que nous sommes tout aussitôt réduits à douter de nos propres éclairs, n’enlève rien à ces moments où le temps a pris tout son sens au point de nous permettre, enfin, d’envisager son abolition.

La révolution est un sommet de la vie pour ceux qui la font. C’est le seul moment où des humains peuvent envisager d’accomplir l’humanité. C’est pourquoi il s’agit d’un moment d’une grandeur incomparable, dans l’histoire des hommes.


 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

2. Grâce aux dernières révolutions, le sens de la notion de révolution a beaucoup évolué. Autrefois, avant la révolution française, le terme de révolution désignait un changement de régime politique dans un Etat. Les régimes politiques possibles n’avaient pas changé depuis l’Antiquité : tyrannie, oligarchie ou aristocratie, démocratie. Il était légitime de parler de révolution quand on passait de l’un à l’autre de ces trois types d’organisation de la gestion de la cité. On appela ainsi révolution anglaise le renversement et la décapitation de la royauté en 1648. Puis on appela aussi révolution le renversement d’un autre roi anglais en 1688, puis l’indépendance des Etats-Unis en Amérique, en 1776.

La grandeur de la révolution française introduisit un spectre mal avoué dans ce schéma : les pauvres, justement, ceux qui étaient trop pauvres dans l’Antiquité pour participer à la démocratie grecque, les gueux. Il y eut donc une réforme de l’organisation de la société, et des critères nouveaux pour désigner une révolution. Il y eut d’abord la constitution d’un Ancien Régime. A cet Ancien Régime fut opposé un nouveau régime, et le nouveau régime était lui-même scindé entre bourgeoisie, au pouvoir, et prolétariat. On appela donc révolution les révoltes dans la rue contre l’Ancien Régime et les révoltes du prolétariat dans la rue contre la bourgeoisie, là où elle avait fait la révolution contre l’Ancien Régime. Pour mériter le titre de révolution, il fallait que le régime tombe. De la sorte, on appela révolution la révolte contre l’Ancien Régime en France en 1830, et la révolte du prolétariat contre le successeur bourgeois de cet Ancien Régime en France, puis en Europe, en 1848, quoique hors de France, puis finalement en France, le régime restât le même. Il reste disputé de savoir si l’insurrection de 1870, appelée Commune de Paris, doit être appelée révolution, car l’insurrection chassa le gouvernement, mais seulement à quelques kilomètres et pour quelques semaines.

La révolution russe modifia à nouveau le sens du mot. L’Ancien Régime de la révolution française avait disparu à la mort du dernier tsar, et la révolution n’était plus une manifestation contre l’Ancien Régime. C’était, canoniquement, une révolte de prolétaires, dans la rue, contre la bourgeoisie, comme en 1848. Ce qui changea, c’est que le mot révolution fut détourné peu à peu d’un état de fait en une sorte de positivité morale. Bientôt, ceux qui maniaient la positivité propagandiste s’aperçurent des vertus du mot révolution, comme du mot amour d’ailleurs, et révolution fut appliqué à de nombreux objets, politiques d’abord, qui n’avaient rien à voir avec une révolution. Le mot se dévalua si bien, qu’on appela révolution tout changement de régime, et bientôt des changements de gouvernements, pour peu qu’il y eût, à ce changement, quelque violence. Le mot génocide, depuis la prise du pouvoir par la middleclass, a subi une dévaluation comparable. Des putschistes, par exemple, s’autoproclamèrent « père de la révolution » de leur Etat ; mais il n’y avait plus, pour ces révolutions, besoin que la violence eût lieu dans la rue. Quelques règlements de comptes militaires suffirent, au fil du siècle, pour rendre odieux, vil et creux, le mot et l’idée même de révolution.

Mais ces dévoiements-là passeraient encore pour le respect le plus parfait au sens du mot révolution si on les comparait à ceux, bien plus nombreux et loufoques qu’on trouva, pendant toute la seconde moitié du siècle, dans la publicité marchande. Là, un nombre considérable de choses, et de consommateurs, devinrent révolutionnaires. Seule la tonalité positive et extrême du mot avait guidé son usage dans ce domaine. C’est là comme des vases communicants : pour s’élever, la bassesse marchande utilisait le noble terme de révolution ; mais ce faisant, elle avilit ce terme, qui en perdit sa noblesse. Usé et vidé, le mot révolution n’a plus aujourd’hui que le sens d’un superlatif sans contenu.

Cette déchéance, conjuguée à la perte de désirabilité politique de la révolution, laisse aujourd’hui un terme évidé, un peu désuet, qu’on utilise plutôt avec la parcimonie du dégoût qu’avec la rareté de l’excellence. Le mot révolution a perdu tout lien avec l’histoire, dont il est la vérité, et le mot révolutionnaire a cessé d’être un honneur depuis qu’il est devenu l’uniforme du conformisme. Comme avec le mot amour, cette société a férocement, intensément, détruit l’usage du mot révolution, pour éradiquer le sens, et le contenu. C’est une raison qui serait à elle seule suffisante pour s’en prendre à cette société, de la manière la plus radicale qu’il est permis d’imaginer : en faisant une révolution.


 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

3. Le sens de révolution pour la téléologie moderne est différent de celui qui s’est installé dans l’usage. Révolution n’a de sens téléologique que dans l’histoire. C’est donc un moment du débat où la totalité est prise pour objet, où la représentation de la totalité, le monde, est remise en cause.

Actuellement, un débat sur la totalité n’est pas envisageable sans la participation de tous les pauvres. Une mise à plat de tous les reliefs légués par les deux siècles précédents est nécessaire. La révolution est donc, pour l’instant, une dispute ouverte à tous. Mais pour que tous les pauvres puissent participer à un débat, il faut en créer les conditions. Ces conditions sont créées par les plus pauvres eux-mêmes. Si toute émeute, toute insurrection, n’aboutissent pas à une révolution, toute révolution passe toujours par au moins une émeute, en tant que moment où les pauvres ne connaissent pas d’autre autorité que leur propre négativité, et par au moins une insurrection, qui est un dépassement de l’émeute.

L’affrontement est une condition sine qua non de la participation possible des plus pauvres au débat de tous. Encore faut-il que cet affrontement réponde aux possibilités d’un débat où les pauvres généralement interdits de parole puissent s’exprimer librement. Dès les prémices d’une révolution, émeute, puis insurrection, la révolte des pauvres n’est pas l’effet de subtils stratagèmes et de trucages propagandistes, où les pauvres sont manipulés ; elle est au contraire une critique de la hiérarchie, du silence, de l’ordre établi, c’est-à-dire de tout ce qui est là, aujourd’hui, Etat, marchandise, information dominante. C’est pourquoi toute émeute moderne paraît un début possible à une révolution.

Dans la conception de l’histoire où le négatif joue le rôle moteur, une émeute est davantage un moment historique qu’une guerre mondiale. Les guerres dites mondiales ne sont en effet que des conséquences de révolutions, comme la pluie après l’orage, mais les émeutes sont les éclairs, qui parfois initient des orages, parfois non. C’est l’influence sur le débat de l’humanité qui fait la hiérarchie des faits selon l’histoire : une émeute peut changer le monde, une guerre mondiale ne peut changer que le monde de la domination, c’est-à-dire la sphère gestionnaire, qui n’est qu’une partie du monde.

De la même manière, parce qu’il a été à ce point utilisé comme décoration – au sens Légion d’honneur – de pacotille et d’esbroufe, le terme révolutionnaire trouve dans l’acception téléologique une exigence accrue, mais logique, par rapport à toutes les acceptions antérieures : n’est révolutionnaire que celui qui fait la révolution. L’acception antérieure, qui permettait d’être révolutionnaire à ceux qui sont favorables à la révolution, ou qui ont l’intention de la faire, a permis aux usurpateurs et menteurs de n’avoir à fournir aucune preuve de cette distinction honorifique. Alors que « révolution » indique l’avenir à partir du présent, « révolutionnaire » indique le passé à partir du présent. Le parti de la récupération a réussi à égarer de multiples occasions de révolution, et à rendre odieuse la révolution en la séparant de l’insatisfaction, de l’exigence, et du but, en se prétendant révolutionnaire.

Notre connaissance des révolutions est très insuffisante. Les principales révolutions ont laissé peu de possibilités de retracer les débats. A part pour la dernière révolution en date, la révolution iranienne, il y a peu de moyens pour reconstituer les événements ; même pour la révolution iranienne, les moments du débat sont presque entièrement masqués aujourd’hui et le discours des pauvres en révolte, les gueux, est soit censuré et étouffé, soit complètement déformé. En 1979, les rues de Téhéran regorgeaient de la plus abondante littérature. Rien de ce riche compte rendu de la pensée la plus dilatée du siècle dernier ne nous est parvenu.


 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

4. La révolution iranienne est la révolution de référence dans l’acception téléologique de ce qu’est une révolution.

La révolution iranienne est apparue en 1978, lorsque des émeutes se répétèrent à la périphérie de Téhéran, où des bidonvilles furent détruits par les autorités, et où les pauvres chassés s’en prirent aux représentants de ces autorités. L’enchaînement de ces révoltes, qui grossirent pendant toute l’année, et qui s’alignèrent dans des cycles de quarante jours, conduisit aux plus grandes manifestations connues, à la chute du chah d’Iran, et au renversement de son régime, au début de 1979.

Or, au même moment, une insurrection eut lieu dans le petit Etat d’Amérique centrale appelé le Nicaragua. Il y avait là de nombreux parallèles avec ce qui se passait en Iran, sauf que l’Iran est un Etat beaucoup plus grand, et beaucoup plus important dans le monde que le Nicaragua. Non seulement là aussi le dictateur qui paraissait triomphant et omnipotent, et qui était soutenu par les Etats-Unis, fut chassé après une longue révolte ascendante, mais les révoltés surtout se ressemblaient beaucoup sur les deux fronts : jeunes, voire très jeunes au Nicaragua, sans chefs ni organisation, joyeux et déterminés, bousculant les clichés des révoltes du passé, ils n’appartenaient pas à ce « prolétariat » qui alors, dans la vulgate dominante, était censé être le dépositaire de toute révolte. Et les récupérateurs étaient également assez similaires : en Iran, ce furent les partis religieux qui prirent rapidement le relais des partis marxistes insuffisants ; au Nicaragua, des staliniens relookés tentèrent aussitôt de confisquer toutes formes de révolte après lesquelles ils couraient. Ces contre-révolutionnaires, néo-islamiques et sandinistes, furent soutenus, négativement les premiers, positivement les seconds, par le monde occidental, qui était alors le monde.

Pourtant, le double affrontement, sur ces deux fronts, grossit : les gueux se battaient frontalement contre l’Etat, mettant hors jeu la marchandise, et plus difficilement contre les récupérateurs qu’ils avaient sur le dos, et qui commirent toutes les trahisons, ne serait-ce que pour donner un sens à cette superbe double révolte qui s’en cherchait un, et pour séparer ces deux théâtres d’opération qui ne s’étaient pas reconnus.

Au cours des années 1980 et 1981, alors qu’en Iran, et maintenant dans toute l’Amérique centrale, la lutte était indécise, d’autres grandes insurrections vinrent s’ajouter à ces deux fronts où la bataille décisive se préparait : à Kwangju, en Corée, eut lieu une « commune » au sens de la Commune de Paris, avec un épilogue répressif comparable, quoique moins sanglant ; en Pologne, des ouvriers tentèrent une fois encore de réaliser la promesse contenue dans la théorie d’une révolte du prolétariat – c’est la dernière grande révolte ouvrière ; et en Angleterre commença une série impressionnante d’émeutes de quartier – c’est la première grande révolte de banlieue. Pendant l’été et l’automne 1981 eurent lieu quasi simultanément toutes les batailles décisives de ces mouvements, et tous furent battus. Le refus de la défaite dura encore de longs mois, au moins pendant 1982.

Ce grand éclat simultané eut la particularité d’être ignoré en tant qu’un seul et même mouvement. Et même les révoltés d’un front ne savaient pas que sur les autres fronts des pauvres similaires se battaient de la même manière contre le même ennemi. Car ce qui parvenait à chacun des fronts avait été médiatisé par l’ennemi, en particulier par la contre-révolution récupératrice. Ainsi pour les gueux d’Iran, la révolte au Nicaragua était celle des sandinistes, pour les gueux du Nicaragua, la révolte d’Iran était celle des mollahs néo-islamiques ; et pour ces deux partis gueux, la révolte de Pologne était celle des récupérateurs du syndicat Solidarnosc ; quant à la révolte d’Angleterre, peu sanglante et inexplicable, sans récupérateurs, elle fut tellement minimisée qu’elle pouvait, à distance, être assimilée à quelque hooliganisme périphénoménal. Alors que, en plusieurs endroits simultanément, les gueux avaient réussi à créer les conditions d’un débat sur l’humanité, leurs ennemis, pour la première fois, avaient réussi à faire en sorte que cette unité de l’offensive gueuse ne se voie pas, et en particulier par ces gueux eux-mêmes, qui restèrent séparés. C’était là le premier fait du débat de cette révolution, sa première « leçon » : l’ennemi, c’est-à-dire le parti dans le monde qui veut empêcher le débat de l’humanité entière sur l’humanité entière, n’est pas seulement l’Etat et la marchandise, il est aussi l’information dominante.

Par la révolution « iranienne », le monde avait changé : la guerre pour les moyens de production n’était plus l’essentiel dans la guerre pour le débat. C’est d’abord en cela que consiste cette révolution. Et ce fait avait des conséquences jusque dans ce qu’on peut appeler une révolution : elle avait eu lieu dans le monde entier, et pas seulement en Occident, car son épicentre était justement hors du vieux monde, en Iran même ; elle était donc invisible à ses contemporains englués dans les idéologies qu’elle achevait pourtant ; et ses contours dans le temps paraissaient fort compliqués à limiter. D’une part, en effet, sa défaite ne fut pas complète, en partie justement parce que la non-reconnaissance de la gravité fondamentale de l’insubordination qui venait d’avoir lieu parut plus efficace à un ennemi prudent, et qui croyait lui-même dans son abolition de l’histoire, qu’une répression massive. Et son commencement, d’autre part, pouvait fort bien avoir des antécédents au pic de 1978-1982, qu’il faudrait, comme pour une chaîne de montagne, rattacher plutôt à la révolution iranienne qu’à ses prédécesseurs dans la guerre du temps.

Après quelques années d’apaisement relatif, une nouvelle vague d’offensive, qui radicalisait certains des aspects repérés entre 1978 et 1982, mais dont l’intensité était dans l’ensemble moins forte, commença, tout aussi inconsciente d’elle-même que la vague précédente, en 1988, avec un point culminant au cœur de 1991, et une déchéance progressive, mais irréversible, à partir de 1993. De grandes insurrections eurent lieu, depuis la Birmanie et l’Algérie, jusqu’aux Etats-Unis et en Russie, faisant tomber au passage l’organisation de la guerre froide en Allemagne, en Tchécoslovaquie. Puis la série de secousses continua en Roumanie, en Azerbaïdjan, en Géorgie et en Asie centrale, achevant l’ancienne division issue de la contre-révolution russe, appelée « guerre froide ». Les tremblements de banlieues en Europe avaient gagné des profondeurs beaucoup plus effrayantes que dans l’Angleterre de 1981. Les gueux s’insurgèrent massivement en Chine et en Thaïlande, dans toute l’Afrique noire depuis l’Afrique du Sud et le Congo, jusqu’au Mali et en Somalie, toute l’ancienne société vacilla et sembla s’effondrer, mais tout resta en place. A témoin, la plus grande de toutes ces insurrections, parce que la plus sanglante, et celle qui est alors allée le plus loin, semble-t-il, dans l’organisation des révoltés, donc dans les conditions du débat, celle d’Iraq, qui fut plus difficile à maîtriser et qu’il fallut noyer dans les dizaines de milliers de morts (le chiffre avancé par l’information dominante était de sept cent cinquante mille morts), alors qu’elle avait été si facile à taire et à dissimuler aux gueux révoltés partout ailleurs dans le monde au même moment.

Cette grande collection d’insurrections se rattachait sans conteste à la révolution iranienne, parce qu’elle en était, du point de vue des révoltés, une continuation illustrée. Chacune de ces insurrections majeures échappa d’abord au contrôle de l’Etat, mais aussi, au moins dans un premier temps, au contrôle des récupérateurs habituellement disposés à l’encadrement des pauvres. Dans le débat qui partout s’esquissa sur les barricades, la critique économiste laissait la place à une interrogation plus profonde, et plus fondamentale de ce qu’est l’humanité, et de son but. C’est parce que les méthodes de combat, l’indépendance des combattants, leur vitalité et leur ignorance de ce que faisaient leurs alter ego se ressemblaient tant, qu’ils semblaient une seconde vague après la vague royale de 1978-1982. Un peu plus sauvage, mais un peu moins haute.

De même, l’investigation ultérieure détermina une sorte de vague initiale à ce mouvement, mais qui en faisait partie là encore par la similitude des lignes de front. Le partage n’était pas économiste, et il n’avait pas mis centralement aux prises un prolétariat encadré et déterminé et une hydre à deux têtes, bourgeoisie et bureaucratie, ou Capital et Etat, mais des pauvres qui s’interrogeaient, face à ceux qui ne voulaient pas qu’ils s’interrogent, sur le sens de leur vie. Et comme il avait fallu d’abord convenir que la vague de révolte qui avait eu lieu en 1978 avait eu son puissant écho dix ans plus tard, il fallut considérer que dix ans plus tôt, pendant la vague de révolte de 1967-1969, certaines des attitudes qui allaient tracer la division du monde étaient déjà en rupture avec celles qui prévalaient jusqu’alors. Sans doute, cette vague-là était la plus faible des trois, et sans doute le prolétariat pesait encore de toute sa lourdeur dans ces affrontements, et surtout, cette vague de révolte pouvait presque être reconnue comme telle, dans le monde officiel : le 68 de Paris et celui de Prague furent souvent mis en parallèle avec les émeutes américaines et les soulèvements étudiants partout, de l’Argentine à l’Allemagne, de l’Italie au Mexique. Cependant, on entendit là des thèmes de débat, et on vit des fulgurances qui n’avaient pas leur origine dans le passé, mais dans l’avenir, comme on put le constater dix ans plus tard.

Ainsi, la révolution iranienne apparut, comme un repas français traditionnel, en trois temps : un hors d’œuvre un peu chiche mais surprenant, un excellent plat de résistance, assez épicé, et un copieux dessert, au goût amer.

D’après ce qui a été dit plus haut, il y aurait donc beaucoup de révolutionnaires, puisque la révolution iranienne, au sens large, a duré de 1967 à 1995. Si cependant on veut garder au titre de révolutionnaire la grandeur qui lui donnerait un sens honorifique, il faudrait que premièrement celui qui le revendique se soit battu dans la rue, lors d’un des événements qui constitue directement cette révolution, et que ne puissent plus se vanter d’une maîtrise de l’histoire ceux dont le cabinet de travail est l’horizon historique ; que deuxièmement l’aspirant révolutionnaire ait eu alors conscience de sa distance à la situation historique, car il serait bien inapproprié d’appeler révolutionnaires la plupart des émeutiers qui ne voient pas plus loin que l’événement isolé auquel ils participent : le dépassement du point de vue initial qui peut faire de tout émeutier un révolutionnaire est l’exception ; et que troisièmement le candidat au titre ait eu le but de faire une révolution au sens où elle est définie ici. En prenant en compte ces quelques restrictions élémentaires, il serait bien surprenant que le demi-siècle écoulé ait vu ne serait-ce qu’une centaine de révolutionnaires.

La contre-révolution était partout présente et assez visible, en têtes de pipe. Partagées comme les policiers dans les séries policières entre le méchant, qui s’occupait de la répression, et le bon, qui était en charge de la récupération, ces équipes ne s’entendaient pas toujours très bien, ce qui fit beaucoup pour la crédibilité des gentils récupérateurs souvent attaqués par les méchants répresseurs. Mais, depuis 1968, le parti de la récupération, ainsi boosté par celui de la répression, remodela complètement la ligne de front de la conservation : la première ligne des marchands et des policiers débordés fut allongée, et en son milieu apparut l’information dominante. On a donc maintenant trois moyens de communication dominants. Etat et marchandise sont les extrêmes, et le parti de l’information en est le centre, le médiateur. Le tout est devenu un large front middleclass qui puise plus bas dans l’échelle sociale et dont la devise pourrait être : vive la communication infinie.

Un état des lieux provisoire de cette révolution iranienne qui gouverne notre temps pourrait commencer par le faisceau de constats suivants : c’est un débat où les pauvres ont retrouvé leur indépendance par rapport aux organisations qui les encadraient, par l’anonymat ; les débats ont été marqués par l’inconscience de leur simultanéité, et de leur importance ; la révolution elle-même est invisible dans la propagande dominante (ce qui est reconnu comme révolution iranienne est seulement la prise du pouvoir par les néo-islamiques dans le seul Etat d’Iran) ; chacun des débats a été largement effacé ou falsifié ; les lignes parallèles que constituent chacun de ces débats ne se rejoignent pas à l’infini, mais dans un projet, dont le projet téléologique est une sorte d’esquisse : pour la première fois de son histoire, l’humanité peut envisager sa fin, c’est-à-dire de se comprendre en entier. L’omniprésence de l’aliénation, aussi bien dans le fait que récupérateurs et répresseurs ont réussi à occulter une révolution que dans la teneur des débats eux-mêmes, est le milieu même où cette révolution a eu lieu.

Le fait qu’un débat sur l’humanité puisse avoir lieu sans conscience reste peut-être le fait le plus étonnant de cette révolution. Le terme même d’assemblée générale du genre humain semble s’opposer à celui de la non-conscience d’être dans une telle situation. Mais la conscience n’est qu’un moment particulier d’un mouvement de pensée. Les révolutions du passé, d’ailleurs, ont montré que la conscience de la révolution pouvait être aussi une limite de son possible, par le niveau d’exigence associé au mot, et d’une manière plus générale à cause de la difficulté de pouvoir se situer dans une révolution, événement que les consciences ont tendance à proroger au-delà de sa vérité historique. La révolution iranienne a donc été un débat sans conscience de l’universalité du débat, ce que nous comprenons aujourd’hui comme un dépassement de la conscience révolutionnaire, d’abord issue des Lumières, puis bourgeoise, puis communiste. Mais un débat sur l’humanité tel que la téléologie tente de le promouvoir devrait retrouver une conscience historique de ce débat, comme affirmation de sa particularité, et comme dépassement de la révolution iranienne. Si la capacité d’un projet universel a surtout manqué aux acteurs de la révolution iranienne, c’est aussi parce qu’ils n’avaient pas réussi à appréhender la totalité, malgré le Tawhid, à travers la conscience (car qui dit projet dit conscience) – où la conscience est considérée comme une extrémité de l’esprit, pas nécessairement essentielle ; et c’est en effet cette révolution qui nous permet à la fois de nous réjouir d’un dépassement de la conscience du monde de Hegel, et d’un manque d’une conscience adaptée au monde de la révolution iranienne.

La véritable contre-révolution ne peut pas se déduire encore de ce que nous voyons de la défaite et des profondes modifications qu’a imposées la révolution iranienne. L’onde de choc, en effet, d’une révolution, est bien plus lente. Nous voyons seulement maintenant, trente ans après la chute du chah d’Iran, les effets de la contre-révolution iranienne se propager au monde. La division spectaculaire des gestionnaires de la planète en pseudo-démocrates et en néo-islamistes, dont le 11 septembre 2001 se veut le big bang, est l’un des signes de cette lente mise en place des conséquences du débat avorté. Et si nous savons que la contre-révolution est longue, c’est parce que la révolution iranienne, ainsi comprise, nous a contraints à nous interroger sur les révolutions du passé.


 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

5. Partis du ici et maintenant, nous sommes donc remontés dans le temps pour comprendre le débat sur l’humanité, selon ce que la révolution iranienne avait indiqué. Il était facile de sélectionner la révolution russe comme la révolution précédente. Car elle appartient à une période du passé où le parti ennemi n’avait pas encore brouillé l’importance des événements. Sans doute, face à la Grande Guerre, il apparaissait déjà que la hiérarchie des valeurs ennemies privilégiait le nombre de morts de cette boucherie à l’intensité du débat qui l’avait largement provoquée, et que la tentation de substituer le carnage à la dispute était d’autant plus séduisant, que c’est un moyen de contrôler les pauvres, un acte typique de contre-révolution. Mais c’est avec la grande guerre suivante que cette technique devint facile et systématique.

En tout cas, la révolution russe, contrairement à la révolution iranienne, reste clairement désignée pour tous, même si les interprétations varient. La difficulté avec la révolution russe est plutôt de reconstituer les faits, que les manipulateurs professionnels ont travaillés depuis le départ. Si aujourd’hui l’information dominante sait dissimuler l’arbre de la révolte dans la forêt des faits divers, il y a cent ans elle n’hésitait pas à occulter ou à travestir les faits. Et comme la contre-révolution russe s’est emparée de la restitution de la révolution aussitôt qu’elle a éclaté, le corpus de faits qui la constitue est presque entièrement rédigé par l’ennemi.

Instruits par la révolution iranienne, nous avons cherché l’extension de la révolution russe dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, elle semble avoir commencé à l’époque de la révolte d’Odessa, en 1905, dans un premier acte qui a sans doute été assez court, et être allée dans sa vague principale, de 1917 jusqu’à la défaite des conseillistes allemands, en 1924. Il reste de nombreuses vérifications à mener : est-ce que la Commune de Canton, en 1927, en fait partie ? Et la « révolution » mexicaine ? Et que savons-nous véritablement des autres révoltes de ce temps-là ? Dans l’espace cependant, l’épicentre de la révolution russe est l’Europe, de Turin à Petrograd et de Kiel à Kiev.

Le contenu de la révolution russe est peu connu, parce qu’il est presque entièrement recouvert par la contre-révolution russe, en première ligne bolchevique. Et c’est essentiellement par la contre-révolution, son activité intense, sa peur, et son revanchisme, que l’importance de la division que révélait cette révolution nous est connue. Car le parti de la répression et le parti de la récupération se sont mis d’accord pour une division du monde dans lequel les pauvres se tueraient enfermés en nations ennemies, et débattraient en bloc, enfermés dans un prolétariat, contre tout ce qui était hors de cet enclos inventé par des idéologues et gardé par des policiers. Mais ce qui apparaît des fêtards de Petrograd, et des insatisfaits, en Allemagne et en Italie, laisse deviner que le débat n’a pas été, d’abord, aussi simple à récupérer, pour les bolcheviques et sociaux-démocrates. Car c’est une immense bouffée d’aliénation qui était déjà en cause dans l’explosion autour de 1917, et la trace de cette aliénation se lit jusque dans les idéologies nationales-socialistes des staliniens et des nazis, dont la guerre a été la plus grande répression de pauvres connue à ce jour. Une analyse plus précise manque encore pour bien comprendre, à la lumière de cette explosion, la guerre de 1914-1918.

Toute l’époque qui sépare cette révolution de celle en Iran est marquée par l’écho de cette grande dispute dont l’épicentre a été la Russie. Il y eut certainement d’autres conflits où les pauvres se sont engagés, qui ont eu une importance dans ce siècle. Mais, que ce soit la guerre d’Espagne, les soulèvements anticoloniaux entre 1945 et 1965, ou les insurrections antistaliniennes en 1956, ce n’est pas le monde qu’ils ont secoué, comme la révolution au moment de l’insurrection russe de 1917.

De même, les principales disputes du XIXe siècle n’atteignent jamais le monde, que ce soit la Commune de Paris, les « révolutions » de 1848, voire de 1830. Aucune de ces grandes révoltes ne voit clairement les pauvres participer au débat sur la totalité : battus avant d’avoir mesuré l’étendue de leur perspective, comme la Commune, ou à la traîne de leurs récupérateurs qui, comme en 1848, volèrent les barricades, ils sont des combats d’arrière-garde de la révolution française.

La révolution française est encore plus distincte que la révolution russe, parce qu’aussi bien les gestionnaires chassés, les nouveaux gestionnaires, et les gueux s’accordent à la reconnaître. De même, son étalement dans le temps et dans l’espace a des limites plus précises que celles de la révolution russe, et beaucoup plus précises que celles de la révolution iranienne : le domaine de cette révolution est la France seule, et sa durée va de 1787 ou 1788 à 1795, probablement pas au-delà.

Pour la révolution française, ses événements sont pour ainsi dire impossibles à reconstituer, l’ennemi ayant occupé et pollué toutes les sources qui n’ont plus que le fade goût de son eau dans ce vin robuste et goûteux qui a râpé les palais de la planète. De même, les disputes sont encore plus ensevelies et les déchirures principales encore moins livrables à la publicité que ce n’est le cas pour la révolution russe. Mais le respect pour l’ordre de la société, la puissance et la crédibilité de la religion, la nécessité de la servitude, et la capacité à tenir le débat sur le monde dans le salon, ont été à ce point ébranlés que ces fissures, malgré d’incessants efforts, ne sont pas aujourd’hui colmatées.

Comme la contre-révolution russe, la contre-révolution française est encore en cours. Elle est étagée en plusieurs rangs, qui vont des Jacobins jusqu’aux marxistes, en passant par les romantiques, les libéraux bourgeois, les héritiers des Lumières et toute la philosophie, jusqu’à son achèvement par Hegel, toutes les sciences positives, mathématiques et physique actuelles comprises, et toute l’explosion de la connaissance universitaire au XXe siècle, dans la néophilosophie, la sociologie, la psychanalyse, l’histoire, et toutes celles qui ont champignonné en se subdivisant, de la biologie jusqu’à la physique nucléaire en passant par la sophrologie. La contre-révolution française commence seulement à faiblir, à s’épuiser, trop loin de sa base. Mais le vent de la fureur de ces quelques mois de dispute a poussé ses ennemis jusqu’à aujourd’hui. De sorte que la contre-révolution française paraît aujourd’hui aussi puissante et présente que la contre-révolution russe ; quant à la contre-révolution iranienne, elle ne fait que sortir du berceau, et reste si peu visible qu’elle paraît encore presque négligeable.

Cette représentation des contre-révolutions, la nécessité de développer, au-delà de la répression, des formes de récupération si complexes et si profondes, donne l’idée de la puissance de la déflagration que nous appelons une révolution.

Partis de la révolution iranienne, nous spéculons sur le thème du débat de ces deux autres grands événements en les déduisant de la profusion de notre temps. La révolution russe est d’abord une interrogation fondamentale sur l’aliénation : fort supportable jusque-là, à peine évoquée dans le siècle précédent, l’explosion de la pensée sans conscience a modifié l’organisation des humains, par la révolution ; le débat de ce moment a donc porté directement sur l’organisation de la société, et indirectement sur les flots de pensée qui s’échappaient hors des consciences et hors des barrières posées par la société. La révolution française avait aussi inscrit l’organisation de tous les humains à son ordre du jour ; mais dans son désordre profond, elle a ouvert une tranchée que les récupérateurs du monde entier s’appliquent à refermer depuis : la mise en cause de la religion. La religion est justement une concentration de l’aliénation avant la révolution russe. Aujourd’hui, dans l’onde de choc de la révolution iranienne, à moins d’appeler religieuses toutes les manifestations où la croyance et l’infini se rejoignent, la religion se révèle n’être qu’une des formes archaïques de l’aliénation, car la religion est un concentré d’aliénation puissamment investi par la conscience, ce qui dissimule sa dimension anti-historique, anti-humaine.


 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

6. La contre-révolution est un terme théorique qui mérite fort peu d’explication. C’est le mouvement qui combat l’explosion de pensée, et tente de la soumettre à la raison, à la conscience, à la morale, à l’ordre. Il s’agit d’arrêter l’aliénation, il s’agit de restaurer une religion, il s’agit d’interdire le débat aux pauvres, il s’agit d’occulter la question de la totalité. La conservation d’un ordre social à but intermédiaire, voire sans but, est le programme de la contre-révolution. La contre-révolution est fondamentalement partagée en deux camps : la répression et la récupération.

La répression est celui des deux camps ennemis qui se met le plus vite en mouvement : on peut généralement lire son intensité en nombre de tués dans les affrontements directs. Mais la répression continue bien après cette intervention directe. Ainsi, la guerre de 1939-1945, la plus sanglante connue, est une répression de la révolution russe. De même, la guerre entre l’Iran et l’Iraq, puis les deux guerres que les Etats-Unis ont menées en Iraq, sont des répressions de la révolution iranienne.

La récupération est le parti réformiste. Sa fonction principale est de traduire, en langage conservateur, la critique de la conservation. La récupération s’installe ainsi entre la répression et la révolte, et tente de se faire passer pour un moyen terme, qui comprend les deux autres, devenus des extrêmes, qui les médiatise, qui les sépare, et qui ainsi évite l’affrontement direct. Ce parti est le réceptacle des idées les plus superficielles d’une révolution, qu’il prétend introduire dans le monde de la répression. Le parti de la récupération a toujours une odeur de trahison, d’hypocrisie et d’affairisme. C’est dans cette couche d’arrivistes souvent issus de la révolution que se forment les théoriciens de la contre-révolution. Philosophie, culture et théorie sont les propriétés que les récupérateurs arrachent, après une révolution, aux répresseurs.

Répression et récupération sont en conflit complice. Leurs disputes tentent de se substituer et de se faire passer pour les disputes des pauvres. Les guerres d’Etat sont les archétypes de la réussite de ces disputes : on y enrôle les pauvres sous les idées des récupérateurs, et on les massacre à la manière des répresseurs.

Ces conflits, cependant, qui sont nécessaires à la survie de l’ennemi conservateur, parce qu’ils servent à oublier et à éviter la révolution, sont aussi dangereux, parce que l’ennemi lui-même oublie souvent leur fonction prophylactique. Il arrive donc que les disputes ennemies génèrent des émeutes ou des insurrections. Et lorsqu’une émeute ou une insurrection commence, personne ne peut prédire où elle s’arrête.

Dans la conception historique où la révolution est le moment essentiel du débat, les périodes entre les révolutions sont entièrement contre-révolutionnaires. Toutes les idées dominantes, et même toutes les idées qui peuvent être acceptées publiquement sont, dans cette perspective, des idées de la contre-révolution. Cette vision d’une pensée ennemie écrasante, en période de paix sociale, est très importante. Non seulement parce qu’elle donne un aperçu non complaisant du rapport de force, mais aussi parce que la contre-révolution ne tire l’essentiel de son inventivité figurée que de ce même négatif qu’elle contribue à étouffer ; de sorte qu’elle est toujours à l’affût de la nouveauté qu’elle cherche toujours à intégrer dans la conservation. Il ne faut cependant pas se désoler de ce contraste si puissant, entre une pensée conservatrice apparemment omniprésente – qui police entièrement, du moindre moment de la vie quotidienne, ou de l’intimité, jusqu’à la conception du monde, de la totalité, de l’avenir – et l’extrême rareté des moments de débat, eux-mêmes presque complètement pollués par cette pensée – ses thèmes de préférence, ses religions, sa langue, ses rites et ses croyances. Car en période de débat, cette pensée qui est si tenace apparaît aussi comme très superficielle. Le premier moment d’une révolution, justement, consiste à identifier, à critiquer et à anéantir cette pensée.

Pour l’intervalle, il faut garder à l’esprit que toute expression publique, même la présente, est écrite en langue ennemie. Un personnage, une théorie, une œuvre, un constat, dès qu’ils ambitionnent d’être connus par tous les insatisfaits, sont contraints d’utiliser les moyens de communication ennemie, et s’y conforment. Il n’y a donc pas de parti, d’individu conscient, d’idée articulée publics qui ne soient pas d’abord suspects de promouvoir la contre-révolution. Sans abonder davantage que Lukács à la sortie de la révolution russe dans la version paranoïaque de l’aliénation, il est nécessaire de rappeler et de tenir en compte son omniprésence, jusque dans les consciences les mieux armées. C’est l’une des grandes difficultés des révolutions : si elles ne se privent pas de leur passé, parce qu’elles veulent y puiser les constats, elles risquent de se priver de leur avenir, parce que les constats passés raccourcissent les projets ; mais si leur goût de l’immédiateté rejette la connaissance des défaites passées, elles menacent trop souvent de les reproduire.


 

 

 

 

 

 

 
         

 

 

7. Il est tentant de remonter le temps, et d’essayer de construire la ligne du passé cassé, où chaque cassure serait une révolution. Mais à la révolution française notre investigation se limite. Au-delà, toutes les connaissances, et la compréhension nous manquent. La conception théorique de la révolution, issue de la révolution iranienne, s’appuie sur deux grands principes convergents : la conscience de l’histoire comme débat de l’humanité dont la révolution est le moment culminant, et la capacité de reconstruire l’événement selon le point de vue de ce débat, après l’avoir extrait du compte rendu de la contre-révolution, et l’avoir réinterprété. Avant la révolution française, le débat suprême de l’humanité semble exclure les pauvres, et être limité géographiquement à une partie du monde ; les faits de révolte ne subissent aucun contrôle fiable ou élucidable, et sont si épars et partiaux que les conclusions qu’on pourrait en tirer mettraient en cause la méthode même.

Nous ne pouvons que supposer une révolution aux alentours de 1650, en Europe. A ce moment-là se termine la guerre de Trente Ans, si meurtrière, qui achève officiellement la révolte des gueux des Pays-Bas. C’est également là qu’a lieu le renversement et la décapitation du roi d’Angleterre, événement qualifié de révolution. En France, la même époque a permis le plus étrange mouvement social, dont l’élucidation est restée très fragmentaire, la Fronde. Mais comment ont grondé les campagnes, et quels débats la scission religieuse entre catholiques et protestants n’a pas réussi à masquer, c’est ce qui reste inconnu, et c’est ce qui permettrait de vérifier s’il s’agit bien là d’un de ces moments où l’humanité a changé de direction, suite à quelques hardies décisions du débat qui représentait son assemblée générale.

De même, habitués à une vision historique – entièrement façonnée par l’ennemi –, nous supposons bien un grand débat à l’origine ou aux alentours, ou au milieu de ce qu’on a appelé la « Renaissance », peut-être au milieu du XIVe siècle, au début du XVe, ou aux alentours de la date mythique de 1492, et où la scission de l’idéologie chrétienne dominante, en 1517 avec la proclamation de Luther, aurait introduit l’harmonie entre une récupération moderniste et une répression qui s’est donné libre cours lors des guerres de Religion. Car au-delà de l’importance émerveillée que feint d’en avoir l’ennemi, cette Renaissance ressemble bien à une brusque échappée d’aliénation, ne serait-ce qu’à travers sa si vantée production culturelle, qui est généralement un des premiers succès, les plus applaudis, des contre-révolutions ; de même, la religion, et donc la forme la plus accessible de l’aliénation, se trouvait fortement en cause. Cependant, cette « Renaissance » a semblé être plutôt un débat entre les vainqueurs d’une révolte, des récupérateurs et des répresseurs ; il manque les traces consistantes d’une mise en cause qui aurait concerné au moins le monde occidental en entier, et à laquelle auraient participé les gueux, qu’on ne verra nommément apparaître qu’à la toute fin de cette période, aux Pays-Bas. Depuis, d’ailleurs, cette « Renaissance » tant encensée par les conservateurs n’a jamais été désignée comme une révolution. Elle porte, en effet, tous les attributs de la contre-révolution, sans aucun signe de ce qui la déclenche : une révolte ouverte.

Pour cette époque, nous sommes encore plus démunis, et nos suppositions paraissent encore moins assurées que pour les constructions, plus solides, des cinq derniers siècles. Remonter plus haut encore, dans le passé, relève par conséquent d’une spéculation trop hasardeuse pour que nous nous y risquions, tout amateurs de spéculations, même hasardeuses, que nous sommes.

Et puis la révolution de l’avenir a toujours eu pour nous la priorité sur celles du passé.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2007

   
       

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