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Chose publique
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Révolution et contre-révolution
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1. La révolution est
d’abord un profond bouleversement du sens.
C’est une bousculade dans la tête, c’est une dilatation de tous les
organes, c’est une course de couleurs et de sons, une farandole d’idées
et de possibilités, un abrégé luxueux des enchaînements extrêmes de la
vie, passion et réflexion, imagination et désir, sang et rire,
illumination, explosion, souffrance, vérité, et une abondance
d’occasions de pousser la satisfaction au-delà de ce qui est connu, si
souvent gaspillée avec paresse.
La sensation d’une révolution mérite d’être décrite, tant elle contribue
à l’avènement décisif. Mais c’est bien sûr là un exercice de style, une
bien faible projection appliquée à coups d’icônes arrachées au passé, et
mêlée à ce que nos espoirs ont de plus naïf, de plus adolescent. Oui, il
y a le goût de décrire cette orgie et cette fête, ce désordre prodigue,
ce sommet regretté et pourtant toujours pétri d’imagination,
principalement. Mais tout comme ces évocations de faîtes de barricades,
d’incendies néroniens de palais haïs, et de rencontres puissantes et
délicieuses, les armes à la main, le front libre et le regard fiché
simultanément dans le regard le plus proche, dans l’altérité la plus
abstraite, et dans l’alerte précision de l’immédiat nous transportent
légèrement en dehors de notre véritable discours, nous avons confondu,
avec le même glissement parti de la ferme citadelle de la raison aux
banlieues ignifuges de nos espoirs, le bouleversement des sens avec le
bouleversement du sens, initialement stipulé.
Car la révolution est d’abord un moment de la pensée. Il s’agit, sur
cette crête tranchante, mais haute, de mener, simultanément, plusieurs
rencontres si rares que la plupart des humains ne les connaissent que
par ouï-dire, et parfois ne les connaissent pas du tout. Le cynisme
pauvre, qui fut la hantise de Berkeley, ricane devant l’évocation de la
révolution comme devant l’évocation de l’amour, et pour la même raison :
il n’a jamais été invité et il n’a jamais trouvé le courage de s’y
introduire, donc ce sont là des situations qui selon lui n’existent pas.
La première rencontre d’une révolution n’est pas celle entre les pauvres
et les riches, mais entre les pauvres et les pauvres. Et le programme de
la rencontre entre les pauvres et les pauvres est entièrement ouvert à
leur désir et leur intelligence, mais il contient au moins deux
exigences, sans lesquelles on ne pourrait parler de révolution :
premièrement, c’est une rencontre entre pauvres qui concerne tous les
pauvres et qui donc est ouverte à tous les pauvres ; point d’exception.
Deuxièmement, c’est une rencontre contradictoire, une dispute, un
différend. Il s’agit de décider l’avenir, et du point de vue de la
révolution, de tout l’avenir ; point d’exception.
Que les riches, quand il y en a, ce qui ne semble pas le cas, par
exemple, à notre époque, soient impliqués dans une telle dispute ou non,
ne change rien à l’affaire. D’une part, on peut faire une révolution
sans les riches, mais pas sans les pauvres. D’autre part, les riches
sont ceux, par définition, qui disputent, ou qui ont les moyens de
disputer. Ce qui est révolutionnaire, c’est que les pauvres s’emparent
de l’abondance, et des moyens de disputer. Qu’ils les utilisent avec ou
sans ou contre ceux qui les possédaient jusque-là est secondaire. Quand
les pauvres se mettent à disputer, la richesse est remise en question,
ceux qui étaient riches doivent prouver qu’ils méritent leur richesse,
et ceux qui étaient pauvres deviennent riches à leur tour. La révolution
est le plus court chemin vers la richesse. Et même : la révolution c’est
la richesse pour tous et tous pour la richesse. A moins, il n’y a pas de
révolution.
Ce moment, où tous participent ou peuvent participer au débat – car de
débattre personne n’est jamais tenu –, est un débat sur la totalité. La
révolution est le moment où la question de la totalité est posée en
assemblée générale du genre humain. Il est plaisant que ce moment n’est
presque jamais visible. Pourtant il oriente tout : l’avenir, l’humanité
et même cette étrange boule qui roule en nous et qui s’appelle l’esprit.
Les révolutions sont les seuls moments où la totalité, l’esprit, change
de sens.
Si la révolution est la richesse pour tous, elle ne l’est pas pour
toujours. Au contraire, la pointe de ce débat est aussi brève que peu
consciente, et la mort et la pauvreté retrouvent, vite, dans la revanche
de ce que la révolution a modifié, à travers ses ennemis d’hier et de
demain, curieusement enlacés dans des embrassades qui feignent de
mortelles inimitiés, leur extension et leur visage familiers : la mort,
la misère, l’ennui, la servitude et l’humiliation, mais par-dessus tout,
le silence. Silence de l’apathie, silence de l’impuissance, silence de
la culpabilité et du remords, silence de l’épuisement des idées, silence
de la résignation. La richesse de la révolution est un bref éclair, si
court qu’il semble seulement abstrait ; mais quand on y est, sa volupté
et l’étendue invraisemblable de son or semblent lui conférer cette
vieille racine de toutes les religions : l’infini.
La révolution est donc le débat de tous sur tout à un moment
particulier. On peut définir ce moment particulier comme étant le moment
historique par excellence. C’est d’ailleurs par rapport à sa proximité à
la révolution qu’on peut définir l’appartenance à l’histoire de chaque
moment. L’histoire, en effet, est le temps du débat de l’humanité sur
elle-même, donc le temps du négatif, puisque le débat n’a de sens que
contradictoire. C’est par la négation qu’on reconnaît un débat, et c’est
par le débat qu’on reconnaît l’histoire. Que ce débat s’élève à la
totalité, et contienne et concerne tous les humains, alors il s’appelle
révolution. L’un des mérites de Debord a été de montrer qu’il y a des
modes de vécu différents du temps, que sont le quotidien et l’histoire.
Très peu de nos contemporains, aujourd’hui, ont une conscience
historique, c’est-à-dire savent distinguer l’histoire et le quotidien,
c’est-à-dire ressentent l’histoire. Car la conscience historique, quand
elle est bien aiguisée, devient un sentiment ; on sait qu’on est dans
l’histoire par une dilatation particulière de la pensée, par une
clairvoyance et une vision d’ensemble soudaine, par un sens de l’acte et
par l’acuité de la responsabilité ; l’histoire est un niveau d’exigence,
mais aussi un plaisir, où la vie et la mort se rejoignent tout comme
l’épuisement des sens et du sens ; on peut se tromper sur cette
sensation comme sur toute autre. Mais elle existe. Ce sentiment de
l’histoire, qu’on soit acteur ou qu’on soit simplement face à elle,
vient du goût pour son contenu, de l’habitude de sa matière, d’une
attention en veille même hors de la conscience, et qui donne à son
irruption cette apparence de sensation, d’intuition.
La conscience historique de la révolution ne peut exister que pendant la
révolution. Et elle y fait presque entièrement défaut. C’est d’abord une
responsabilité phénoménale. Il s’agit de prendre des décisions pour
l’humanité, mais à une vitesse qui ne laisse généralement pas le temps à
nos lourdes pensées individuelles de développer leurs argumentaires,
même les plus précis, même les plus sommaires. Même si, dans les
révolutions, la pensée va toujours plus vite, la charge écrasante de
finir les pensées accumulées par le monde infinitiste et procrastinateur
est d’une intensité, d’une violence, d’une diversité et d’une urgence
telles qu’aucune conscience ne sait aujourd’hui même l’évaluer. Le
manque de maîtrise de cette pensée, la capacité de recevoir et de
distribuer ce qui vaudra pour les siècles à venir, la capacité même
d’avoir un regard qui porte à cette distance fait échouer les
révolutions.
Car la révolution réussit ou échoue toujours comme un parti dans une
bataille. Et cette bataille commence toujours par une victoire de ceux
qui attaquent ce qui est là, et finit toujours par la défaite de ces
attaquants. Cette tragédie en deux actes mérite-t-elle à la fois autant
de morts, de déceptions, de chutes cruelles et de revirements
misérables, de chants mièvres et de ricanements amers, de poses
triomphalistes et d’humiliations sordides ? Oui, pour sa seule première
partie, où tout est permis, et où tout, y compris l’accomplissement de
l’humanité est possible. Il n’y a pas d’autre issue connue, pas d’autres
tunnels secrets, pour pousser notre aliénation au bout de sa
potentialité, ce qui semble être le but de l’humanité. Seule la
révolution permet ces moments de lumière, de lucidité qui passent pour
folie peu après, et où la fin de l’insatisfaction clignote à l’horizon.
Que nous-mêmes, captifs de nos cécités et de nos terreurs, le bouchions
presque aussitôt, si bien que nous sommes tout aussitôt réduits à douter
de nos propres éclairs, n’enlève rien à ces moments où le temps a pris
tout son sens au point de nous permettre, enfin, d’envisager son
abolition.
La révolution est un sommet de la vie pour ceux qui la font. C’est le
seul moment où des humains peuvent envisager d’accomplir l’humanité.
C’est pourquoi il s’agit d’un moment d’une grandeur incomparable, dans
l’histoire des hommes.
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2. Grâce aux dernières
révolutions, le sens de la notion de révolution a beaucoup évolué.
Autrefois, avant la révolution française, le terme de révolution
désignait un changement de régime politique dans un Etat. Les régimes
politiques possibles n’avaient pas changé depuis l’Antiquité : tyrannie,
oligarchie ou aristocratie, démocratie. Il était légitime de parler de
révolution quand on passait de l’un à l’autre de ces trois types
d’organisation de la gestion de la cité. On appela ainsi révolution
anglaise le renversement et la décapitation de la royauté en 1648. Puis
on appela aussi révolution le renversement d’un autre roi anglais en
1688, puis l’indépendance des Etats-Unis en Amérique, en 1776.
La grandeur de la révolution française introduisit un spectre mal avoué
dans ce schéma : les pauvres, justement, ceux qui étaient trop pauvres
dans l’Antiquité pour participer à la démocratie grecque, les gueux. Il
y eut donc une réforme de l’organisation de la société, et des critères
nouveaux pour désigner une révolution. Il y eut d’abord la constitution
d’un Ancien Régime. A cet Ancien Régime fut opposé un nouveau régime, et
le nouveau régime était lui-même scindé entre bourgeoisie, au pouvoir,
et prolétariat. On appela donc révolution les révoltes dans la rue
contre l’Ancien Régime et les révoltes du prolétariat dans la rue contre
la bourgeoisie, là où elle avait fait la révolution contre l’Ancien
Régime. Pour mériter le titre de révolution, il fallait que le régime
tombe. De la sorte, on appela révolution la révolte contre l’Ancien
Régime en France en 1830, et la révolte du prolétariat contre le
successeur bourgeois de cet Ancien Régime en France, puis en Europe, en
1848, quoique hors de France, puis finalement en France, le régime
restât le même. Il reste disputé de savoir si l’insurrection de 1870,
appelée Commune de Paris, doit être appelée révolution, car
l’insurrection chassa le gouvernement, mais seulement à quelques
kilomètres et pour quelques semaines.
La révolution russe modifia à nouveau le sens du mot. L’Ancien Régime de
la révolution française avait disparu à la mort du dernier tsar, et la
révolution n’était plus une manifestation contre l’Ancien Régime.
C’était, canoniquement, une révolte de prolétaires, dans la rue, contre
la bourgeoisie, comme en 1848. Ce qui changea, c’est que le mot
révolution fut détourné peu à peu d’un état de fait en une sorte de
positivité morale. Bientôt, ceux qui maniaient la positivité
propagandiste s’aperçurent des vertus du mot révolution, comme du mot
amour d’ailleurs, et révolution fut appliqué à de nombreux objets,
politiques d’abord, qui n’avaient rien à voir avec une révolution. Le
mot se dévalua si bien, qu’on appela révolution tout changement de
régime, et bientôt des changements de gouvernements, pour peu qu’il y
eût, à ce changement, quelque violence. Le mot génocide, depuis la prise
du pouvoir par la middleclass, a subi une dévaluation comparable. Des
putschistes, par exemple, s’autoproclamèrent « père de la révolution »
de leur Etat ; mais il n’y avait plus, pour ces révolutions, besoin que
la violence eût lieu dans la rue. Quelques règlements de comptes
militaires suffirent, au fil du siècle, pour rendre odieux, vil et
creux, le mot et l’idée même de révolution.
Mais ces dévoiements-là passeraient encore pour le respect le plus
parfait au sens du mot révolution si on les comparait à ceux, bien plus
nombreux et loufoques qu’on trouva, pendant toute la seconde moitié du
siècle, dans la publicité marchande. Là, un nombre considérable de
choses, et de consommateurs, devinrent révolutionnaires. Seule la
tonalité positive et extrême du mot avait guidé son usage dans ce
domaine. C’est là comme des vases communicants : pour s’élever, la
bassesse marchande utilisait le noble terme de révolution ; mais ce
faisant, elle avilit ce terme, qui en perdit sa noblesse. Usé et vidé,
le mot révolution n’a plus aujourd’hui que le sens d’un superlatif sans
contenu.
Cette déchéance, conjuguée à la perte de désirabilité politique de la
révolution, laisse aujourd’hui un terme évidé, un peu désuet, qu’on
utilise plutôt avec la parcimonie du dégoût qu’avec la rareté de
l’excellence. Le mot révolution a perdu tout lien avec l’histoire, dont
il est la vérité, et le mot révolutionnaire a cessé d’être un honneur
depuis qu’il est devenu l’uniforme du conformisme. Comme avec le mot
amour, cette société a férocement, intensément, détruit l’usage du mot
révolution, pour éradiquer le sens, et le contenu. C’est une raison qui
serait à elle seule suffisante pour s’en prendre à cette société, de la
manière la plus radicale qu’il est permis d’imaginer : en faisant une
révolution.
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3. Le sens de révolution pour la téléologie moderne
est différent de celui qui s’est installé dans l’usage. Révolution n’a
de sens téléologique que dans l’histoire. C’est donc un moment du débat
où la totalité est prise pour objet, où la représentation de la
totalité, le monde, est remise en cause.
Actuellement, un débat sur la totalité n’est pas envisageable sans la
participation de tous les pauvres. Une mise à plat de tous les reliefs
légués par les deux siècles précédents est nécessaire. La révolution est
donc, pour l’instant, une dispute ouverte à tous. Mais pour que tous les
pauvres puissent participer à un débat, il faut en créer les conditions.
Ces conditions sont créées par les plus pauvres eux-mêmes. Si toute
émeute, toute insurrection, n’aboutissent pas à une révolution, toute
révolution passe toujours par au moins une émeute, en tant que moment où
les pauvres ne connaissent pas d’autre autorité que leur propre
négativité, et par au moins une insurrection, qui est un dépassement de
l’émeute.
L’affrontement est une condition sine qua non de la participation
possible des plus pauvres au débat de tous. Encore faut-il que cet
affrontement réponde aux possibilités d’un débat où les pauvres
généralement interdits de parole puissent s’exprimer librement. Dès les
prémices d’une révolution, émeute, puis insurrection, la révolte des
pauvres n’est pas l’effet de subtils stratagèmes et de trucages
propagandistes, où les pauvres sont manipulés ; elle est au contraire
une critique de la hiérarchie, du silence, de l’ordre établi,
c’est-à-dire de tout ce qui est là, aujourd’hui, Etat, marchandise,
information dominante. C’est pourquoi toute émeute moderne paraît un
début possible à une révolution.
Dans la conception de l’histoire où le négatif joue le rôle moteur, une
émeute est davantage un moment historique qu’une guerre mondiale. Les
guerres dites mondiales ne sont en effet que des conséquences de
révolutions, comme la pluie après l’orage, mais les émeutes sont les
éclairs, qui parfois initient des orages, parfois non. C’est l’influence
sur le débat de l’humanité qui fait la hiérarchie des faits selon
l’histoire : une émeute peut changer le monde, une guerre mondiale ne
peut changer que le monde de la domination, c’est-à-dire la sphère
gestionnaire, qui n’est qu’une partie du monde.
De la même manière, parce qu’il a été à ce point utilisé comme
décoration – au sens Légion d’honneur – de pacotille et d’esbroufe, le
terme révolutionnaire trouve dans l’acception téléologique une exigence
accrue, mais logique, par rapport à toutes les acceptions antérieures :
n’est révolutionnaire que celui qui fait la révolution. L’acception
antérieure, qui permettait d’être révolutionnaire à ceux qui sont
favorables à la révolution, ou qui ont l’intention de la faire, a permis
aux usurpateurs et menteurs de n’avoir à fournir aucune preuve de cette
distinction honorifique. Alors que « révolution » indique l’avenir à
partir du présent, « révolutionnaire » indique le passé à partir du
présent. Le parti de la récupération a réussi à égarer de multiples
occasions de révolution, et à rendre odieuse la révolution en la
séparant de l’insatisfaction, de l’exigence, et du but, en se prétendant
révolutionnaire.
Notre connaissance des révolutions est très insuffisante. Les
principales révolutions ont laissé peu de possibilités de retracer les
débats. A part pour la dernière révolution en date, la révolution
iranienne, il y a peu de moyens pour reconstituer les événements ; même
pour la révolution iranienne, les moments du débat sont presque
entièrement masqués aujourd’hui et le discours des pauvres en révolte,
les gueux, est soit censuré et étouffé, soit complètement déformé. En
1979, les rues de Téhéran regorgeaient de la plus abondante littérature.
Rien de ce riche compte rendu de la pensée la plus dilatée du siècle
dernier ne nous est parvenu.
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4. La révolution iranienne
est la révolution de référence dans l’acception téléologique de ce
qu’est une révolution.
La révolution iranienne est apparue en 1978, lorsque des émeutes se
répétèrent à la périphérie de Téhéran, où des bidonvilles furent
détruits par les autorités, et où les pauvres chassés s’en prirent aux
représentants de ces autorités. L’enchaînement de ces révoltes, qui
grossirent pendant toute l’année, et qui s’alignèrent dans des cycles de
quarante jours, conduisit aux plus grandes manifestations connues, à la
chute du chah d’Iran, et au renversement de son régime, au début de
1979.
Or, au même moment, une insurrection eut lieu dans le petit Etat
d’Amérique centrale appelé le Nicaragua. Il y avait là de nombreux
parallèles avec ce qui se passait en Iran, sauf que l’Iran est un Etat
beaucoup plus grand, et beaucoup plus important dans le monde que le
Nicaragua. Non seulement là aussi le dictateur qui paraissait triomphant
et omnipotent, et qui était soutenu par les Etats-Unis, fut chassé après
une longue révolte ascendante, mais les révoltés surtout se
ressemblaient beaucoup sur les deux fronts : jeunes, voire très jeunes
au Nicaragua, sans chefs ni organisation, joyeux et déterminés,
bousculant les clichés des révoltes du passé, ils n’appartenaient pas à
ce « prolétariat » qui alors, dans la vulgate dominante, était censé
être le dépositaire de toute révolte. Et les récupérateurs étaient
également assez similaires : en Iran, ce furent les partis religieux qui
prirent rapidement le relais des partis marxistes insuffisants ; au
Nicaragua, des staliniens relookés tentèrent aussitôt de confisquer
toutes formes de révolte après lesquelles ils couraient. Ces
contre-révolutionnaires, néo-islamiques et sandinistes, furent soutenus,
négativement les premiers, positivement les seconds, par le monde
occidental, qui était alors le monde.
Pourtant, le double affrontement, sur ces deux fronts, grossit : les
gueux se battaient frontalement contre l’Etat, mettant hors jeu la
marchandise, et plus difficilement contre les récupérateurs qu’ils
avaient sur le dos, et qui commirent toutes les trahisons, ne serait-ce
que pour donner un sens à cette superbe double révolte qui s’en
cherchait un, et pour séparer ces deux théâtres d’opération qui ne
s’étaient pas reconnus.
Au cours des années 1980 et 1981, alors qu’en Iran, et maintenant dans
toute l’Amérique centrale, la lutte était indécise, d’autres grandes
insurrections vinrent s’ajouter à ces deux fronts où la bataille
décisive se préparait : à Kwangju, en Corée, eut lieu une « commune » au
sens de la Commune de Paris, avec un épilogue répressif comparable,
quoique moins sanglant ; en Pologne, des ouvriers tentèrent une fois
encore de réaliser la promesse contenue dans la théorie d’une révolte du
prolétariat – c’est la dernière grande révolte ouvrière ; et en
Angleterre commença une série impressionnante d’émeutes de quartier –
c’est la première grande révolte de banlieue. Pendant l’été et l’automne
1981 eurent lieu quasi simultanément toutes les batailles décisives de
ces mouvements, et tous furent battus. Le refus de la défaite dura
encore de longs mois, au moins pendant 1982.
Ce grand éclat simultané eut la particularité d’être ignoré en tant
qu’un seul et même mouvement. Et même les révoltés d’un front ne
savaient pas que sur les autres fronts des pauvres similaires se
battaient de la même manière contre le même ennemi. Car ce qui parvenait
à chacun des fronts avait été médiatisé par l’ennemi, en particulier par
la contre-révolution récupératrice. Ainsi pour les gueux d’Iran, la
révolte au Nicaragua était celle des sandinistes, pour les gueux du
Nicaragua, la révolte d’Iran était celle des mollahs néo-islamiques ; et
pour ces deux partis gueux, la révolte de Pologne était celle des
récupérateurs du syndicat Solidarnosc ; quant à la révolte d’Angleterre,
peu sanglante et inexplicable, sans récupérateurs, elle fut tellement
minimisée qu’elle pouvait, à distance, être assimilée à quelque
hooliganisme périphénoménal. Alors que, en plusieurs endroits
simultanément, les gueux avaient réussi à créer les conditions d’un
débat sur l’humanité, leurs ennemis, pour la première fois, avaient
réussi à faire en sorte que cette unité de l’offensive gueuse ne se voie
pas, et en particulier par ces gueux eux-mêmes, qui restèrent séparés.
C’était là le premier fait du débat de cette révolution, sa première « leçon » : l’ennemi, c’est-à-dire le parti dans le monde qui veut
empêcher le débat de l’humanité entière sur l’humanité entière, n’est
pas seulement l’Etat et la marchandise, il est aussi l’information
dominante.
Par la révolution « iranienne », le monde avait changé : la guerre pour
les moyens de production n’était plus l’essentiel dans la guerre pour le
débat. C’est d’abord en cela que consiste cette révolution. Et ce fait
avait des conséquences jusque dans ce qu’on peut appeler une révolution : elle avait eu lieu dans le monde entier, et pas seulement en Occident,
car son épicentre était justement hors du vieux monde, en Iran même ;
elle était donc invisible à ses contemporains englués dans les
idéologies qu’elle achevait pourtant ; et ses contours dans le temps
paraissaient fort compliqués à limiter. D’une part, en effet, sa défaite
ne fut pas complète, en partie justement parce que la non-reconnaissance
de la gravité fondamentale de l’insubordination qui venait d’avoir lieu
parut plus efficace à un ennemi prudent, et qui croyait lui-même dans
son abolition de l’histoire, qu’une répression massive. Et son
commencement, d’autre part, pouvait fort bien avoir des antécédents au
pic de 1978-1982, qu’il faudrait, comme pour une chaîne de montagne,
rattacher plutôt à la révolution iranienne qu’à ses prédécesseurs dans
la guerre du temps.
Après quelques années d’apaisement relatif, une nouvelle vague
d’offensive, qui radicalisait certains des aspects repérés entre 1978 et
1982, mais dont l’intensité était dans l’ensemble moins forte, commença,
tout aussi inconsciente d’elle-même que la vague précédente, en 1988,
avec un point culminant au cœur de 1991, et une déchéance progressive,
mais irréversible, à partir de 1993. De grandes insurrections eurent
lieu, depuis la Birmanie et l’Algérie, jusqu’aux Etats-Unis et en
Russie, faisant tomber au passage l’organisation de la guerre froide en
Allemagne, en Tchécoslovaquie. Puis la série de secousses continua en
Roumanie, en Azerbaïdjan, en Géorgie et en Asie centrale, achevant
l’ancienne division issue de la contre-révolution russe, appelée « guerre froide ». Les tremblements de banlieues en Europe avaient gagné
des profondeurs beaucoup plus effrayantes que dans l’Angleterre de 1981.
Les gueux s’insurgèrent massivement en Chine et en Thaïlande, dans toute
l’Afrique noire depuis l’Afrique du Sud et le Congo, jusqu’au Mali et en
Somalie, toute l’ancienne société vacilla et sembla s’effondrer, mais
tout resta en place. A témoin, la plus grande de toutes ces
insurrections, parce que la plus sanglante, et celle qui est alors allée
le plus loin, semble-t-il, dans l’organisation des révoltés, donc dans
les conditions du débat, celle d’Iraq, qui fut plus difficile à
maîtriser et qu’il fallut noyer dans les dizaines de milliers de morts
(le chiffre avancé par l’information dominante était de sept cent
cinquante mille morts), alors qu’elle avait été si facile à taire et à
dissimuler aux gueux révoltés partout ailleurs dans le monde au même
moment.
Cette grande collection d’insurrections se rattachait sans conteste à la
révolution iranienne, parce qu’elle en était, du point de vue des
révoltés, une continuation illustrée. Chacune de ces insurrections
majeures échappa d’abord au contrôle de l’Etat, mais aussi, au moins
dans un premier temps, au contrôle des récupérateurs habituellement
disposés à l’encadrement des pauvres. Dans le débat qui partout
s’esquissa sur les barricades, la critique économiste laissait la place
à une interrogation plus profonde, et plus fondamentale de ce qu’est
l’humanité, et de son but. C’est parce que les méthodes de combat,
l’indépendance des combattants, leur vitalité et leur ignorance de ce
que faisaient leurs alter ego se ressemblaient tant, qu’ils semblaient
une seconde vague après la vague royale de 1978-1982. Un peu plus
sauvage, mais un peu moins haute.
De même, l’investigation ultérieure détermina une sorte de vague
initiale à ce mouvement, mais qui en faisait partie là encore par la
similitude des lignes de front. Le partage n’était pas économiste, et il
n’avait pas mis centralement aux prises un prolétariat encadré et
déterminé et une hydre à deux têtes, bourgeoisie et bureaucratie, ou
Capital et Etat, mais des pauvres qui s’interrogeaient, face à ceux qui
ne voulaient pas qu’ils s’interrogent, sur le sens de leur vie. Et comme
il avait fallu d’abord convenir que la vague de révolte qui avait eu
lieu en 1978 avait eu son puissant écho dix ans plus tard, il fallut
considérer que dix ans plus tôt, pendant la vague de révolte de
1967-1969, certaines des attitudes qui allaient tracer la division du
monde étaient déjà en rupture avec celles qui prévalaient jusqu’alors.
Sans doute, cette vague-là était la plus faible des trois, et sans doute
le prolétariat pesait encore de toute sa lourdeur dans ces
affrontements, et surtout, cette vague de révolte pouvait presque être
reconnue comme telle, dans le monde officiel : le 68 de Paris et celui
de Prague furent souvent mis en parallèle avec les émeutes américaines
et les soulèvements étudiants partout, de l’Argentine à l’Allemagne, de
l’Italie au Mexique. Cependant, on entendit là des thèmes de débat, et
on vit des fulgurances qui n’avaient pas leur origine dans le passé,
mais dans l’avenir, comme on put le constater dix ans plus tard.
Ainsi, la révolution iranienne apparut, comme un repas français
traditionnel, en trois temps : un hors d’œuvre un peu chiche mais
surprenant, un excellent plat de résistance, assez épicé, et un copieux
dessert, au goût amer.
D’après ce qui a été dit plus haut, il y aurait donc beaucoup de
révolutionnaires, puisque la révolution iranienne, au sens large, a duré
de 1967 à 1995. Si cependant on veut garder au titre de révolutionnaire
la grandeur qui lui donnerait un sens honorifique, il faudrait que
premièrement celui qui le revendique se soit battu dans la rue, lors
d’un des événements qui constitue directement cette révolution, et que
ne puissent plus se vanter d’une maîtrise de l’histoire ceux dont le
cabinet de travail est l’horizon historique ; que deuxièmement
l’aspirant révolutionnaire ait eu alors conscience de sa distance à la
situation historique, car il serait bien inapproprié d’appeler
révolutionnaires la plupart des émeutiers qui ne voient pas plus loin
que l’événement isolé auquel ils participent : le dépassement du point
de vue initial qui peut faire de tout émeutier un révolutionnaire est
l’exception ; et que troisièmement le candidat au titre ait eu le but de
faire une révolution au sens où elle est définie ici. En prenant en
compte ces quelques restrictions élémentaires, il serait bien surprenant
que le demi-siècle écoulé ait vu ne serait-ce qu’une centaine de
révolutionnaires.
La contre-révolution était partout présente et assez visible, en têtes
de pipe. Partagées comme les policiers dans les séries policières entre
le méchant, qui s’occupait de la répression, et le bon, qui était en
charge de la récupération, ces équipes ne s’entendaient pas toujours
très bien, ce qui fit beaucoup pour la crédibilité des gentils
récupérateurs souvent attaqués par les méchants répresseurs. Mais,
depuis 1968, le parti de la récupération, ainsi boosté par celui de la
répression, remodela complètement la ligne de front de la conservation :
la première ligne des marchands et des policiers débordés fut allongée,
et en son milieu apparut l’information dominante. On a donc maintenant
trois moyens de communication dominants. Etat et marchandise sont les
extrêmes, et le parti de l’information en est le centre, le médiateur.
Le tout est devenu un large front middleclass qui puise plus bas dans
l’échelle sociale et dont la devise pourrait être : vive la
communication infinie.
Un état des lieux provisoire de cette révolution iranienne qui gouverne
notre temps pourrait commencer par le faisceau de constats suivants :
c’est un débat où les pauvres ont retrouvé leur indépendance par rapport
aux organisations qui les encadraient, par l’anonymat ; les débats ont
été marqués par l’inconscience de leur simultanéité, et de leur
importance ; la révolution elle-même est invisible dans la propagande
dominante (ce qui est reconnu comme révolution iranienne est seulement
la prise du pouvoir par les néo-islamiques dans le seul Etat d’Iran) ;
chacun des débats a été largement effacé ou falsifié ; les lignes
parallèles que constituent chacun de ces débats ne se rejoignent pas à
l’infini, mais dans un projet, dont le projet téléologique est une sorte
d’esquisse : pour la première fois de son histoire, l’humanité peut
envisager sa fin, c’est-à-dire de se comprendre en entier.
L’omniprésence de l’aliénation, aussi bien dans le fait que
récupérateurs et répresseurs ont réussi à occulter une révolution que
dans la teneur des débats eux-mêmes, est le milieu même où cette
révolution a eu lieu.
Le fait qu’un débat sur l’humanité puisse avoir lieu sans conscience
reste peut-être le fait le plus étonnant de cette révolution. Le terme
même d’assemblée générale du genre humain semble s’opposer à celui de la
non-conscience d’être dans une telle situation. Mais la conscience n’est
qu’un moment particulier d’un mouvement de pensée. Les révolutions du
passé, d’ailleurs, ont montré que la conscience de la révolution pouvait
être aussi une limite de son possible, par le niveau d’exigence associé
au mot, et d’une manière plus générale à cause de la difficulté de
pouvoir se situer dans une révolution, événement que les consciences ont
tendance à proroger au-delà de sa vérité historique. La révolution
iranienne a donc été un débat sans conscience de l’universalité du
débat, ce que nous comprenons aujourd’hui comme un dépassement de la
conscience révolutionnaire, d’abord issue des Lumières, puis bourgeoise,
puis communiste. Mais un débat sur l’humanité tel que la téléologie
tente de le promouvoir devrait retrouver une conscience historique de ce
débat, comme affirmation de sa particularité, et comme dépassement de la
révolution iranienne. Si la capacité d’un projet universel a
surtout manqué aux acteurs de la révolution iranienne, c’est aussi parce
qu’ils n’avaient pas réussi à appréhender la totalité, malgré le Tawhid,
à travers la conscience (car qui dit projet dit conscience) – où la
conscience est considérée comme une extrémité de l’esprit, pas
nécessairement essentielle ; et c’est en effet cette révolution qui nous
permet à la fois de nous réjouir d’un dépassement de la conscience du
monde de Hegel, et d’un manque d’une conscience adaptée au monde de la
révolution iranienne.
La véritable contre-révolution ne peut pas se déduire encore de ce que
nous voyons de la défaite et des profondes modifications qu’a imposées
la révolution iranienne. L’onde de choc, en effet, d’une révolution, est
bien plus lente. Nous voyons seulement maintenant, trente ans après la
chute du chah d’Iran, les effets de la contre-révolution iranienne se
propager au monde. La division spectaculaire des gestionnaires de la
planète en pseudo-démocrates et en néo-islamistes, dont le 11 septembre
2001 se veut le big bang, est l’un des signes de cette lente mise en
place des conséquences du débat avorté. Et si nous savons que la
contre-révolution est longue, c’est parce que la révolution iranienne,
ainsi comprise, nous a contraints à nous interroger sur les révolutions
du passé.
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5. Partis du ici et maintenant, nous sommes donc
remontés dans le temps pour comprendre le débat sur l’humanité, selon ce
que la révolution iranienne avait indiqué. Il était facile de
sélectionner la révolution russe comme la révolution précédente. Car
elle appartient à une période du passé où le parti ennemi n’avait pas
encore brouillé l’importance des événements. Sans doute, face à la
Grande Guerre, il apparaissait déjà que la hiérarchie des valeurs
ennemies privilégiait le nombre de morts de cette boucherie à
l’intensité du débat qui l’avait largement provoquée, et que la
tentation de substituer le carnage à la dispute était d’autant plus
séduisant, que c’est un moyen de contrôler les pauvres, un acte typique
de contre-révolution. Mais c’est avec la grande guerre suivante que
cette technique devint facile et systématique.
En tout cas, la révolution russe, contrairement à la révolution
iranienne, reste clairement désignée pour tous, même si les
interprétations varient. La difficulté avec la révolution russe est
plutôt de reconstituer les faits, que les manipulateurs professionnels
ont travaillés depuis le départ. Si aujourd’hui l’information dominante
sait dissimuler l’arbre de la révolte dans la forêt des faits divers, il
y a cent ans elle n’hésitait pas à occulter ou à travestir les faits. Et
comme la contre-révolution russe s’est emparée de la restitution de la
révolution aussitôt qu’elle a éclaté, le corpus de faits qui la
constitue est presque entièrement rédigé par l’ennemi.
Instruits par la révolution iranienne, nous avons cherché l’extension de
la révolution russe dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, elle
semble avoir commencé à l’époque de la révolte d’Odessa, en 1905, dans
un premier acte qui a sans doute été assez court, et être allée dans sa
vague principale, de 1917 jusqu’à la défaite des conseillistes
allemands, en 1924. Il reste de nombreuses vérifications à mener :
est-ce que la Commune de Canton, en 1927, en fait partie ? Et la « révolution » mexicaine ? Et que savons-nous véritablement des autres
révoltes de ce temps-là ? Dans l’espace cependant, l’épicentre de la
révolution russe est l’Europe, de Turin à Petrograd et de Kiel à Kiev.
Le contenu de la révolution russe est peu connu, parce qu’il est presque
entièrement recouvert par la contre-révolution russe, en première ligne
bolchevique. Et c’est essentiellement par la contre-révolution, son
activité intense, sa peur, et son revanchisme, que l’importance de la
division que révélait cette révolution nous est connue. Car le parti de
la répression et le parti de la récupération se sont mis d’accord pour
une division du monde dans lequel les pauvres se tueraient enfermés en
nations ennemies, et débattraient en bloc, enfermés dans un prolétariat,
contre tout ce qui était hors de cet enclos inventé par des idéologues
et gardé par des policiers. Mais ce qui apparaît des fêtards de
Petrograd, et des insatisfaits, en Allemagne et en Italie, laisse
deviner que le débat n’a pas été, d’abord, aussi simple à récupérer,
pour les bolcheviques et sociaux-démocrates. Car c’est une immense
bouffée d’aliénation qui était déjà en cause dans l’explosion autour de
1917, et la trace de cette aliénation se lit jusque dans les idéologies
nationales-socialistes des staliniens et des nazis, dont la guerre a été
la plus grande répression de pauvres connue à ce jour. Une analyse plus
précise manque encore pour bien comprendre, à la lumière de cette
explosion, la guerre de 1914-1918.
Toute l’époque qui sépare cette révolution de celle en Iran est marquée
par l’écho de cette grande dispute dont l’épicentre a été la Russie. Il
y eut certainement d’autres conflits où les pauvres se sont engagés, qui
ont eu une importance dans ce siècle. Mais, que ce soit la guerre
d’Espagne, les soulèvements anticoloniaux entre 1945 et 1965, ou les
insurrections antistaliniennes en 1956, ce n’est pas le monde qu’ils ont
secoué, comme la révolution au moment de l’insurrection russe de 1917.
De même, les principales disputes du XIXe siècle n’atteignent jamais le
monde, que ce soit la Commune de Paris, les « révolutions » de 1848,
voire de 1830. Aucune de ces grandes révoltes ne voit clairement les
pauvres participer au débat sur la totalité : battus avant d’avoir
mesuré l’étendue de leur perspective, comme la Commune, ou à la traîne
de leurs récupérateurs qui, comme en 1848, volèrent les barricades, ils
sont des combats d’arrière-garde de la révolution française.
La révolution française est encore plus distincte que la révolution
russe, parce qu’aussi bien les gestionnaires chassés, les nouveaux
gestionnaires, et les gueux s’accordent à la reconnaître. De même, son
étalement dans le temps et dans l’espace a des limites plus précises que
celles de la révolution russe, et beaucoup plus précises que celles de
la révolution iranienne : le domaine de cette révolution est la France
seule, et sa durée va de 1787 ou 1788 à 1795, probablement pas au-delà.
Pour la révolution française, ses événements sont pour ainsi dire
impossibles à reconstituer, l’ennemi ayant occupé et pollué toutes les
sources qui n’ont plus que le fade goût de son eau dans ce vin robuste
et goûteux qui a râpé les palais de la planète. De même, les disputes
sont encore plus ensevelies et les déchirures principales encore moins
livrables à la publicité que ce n’est le cas pour la révolution russe.
Mais le respect pour l’ordre de la société, la puissance et la
crédibilité de la religion, la nécessité de la servitude, et la capacité
à tenir le débat sur le monde dans le salon, ont été à ce point ébranlés
que ces fissures, malgré d’incessants efforts, ne sont pas aujourd’hui
colmatées.
Comme la contre-révolution russe, la contre-révolution française est
encore en cours. Elle est étagée en plusieurs rangs, qui vont des
Jacobins jusqu’aux marxistes, en passant par les romantiques, les
libéraux bourgeois, les héritiers des Lumières et toute la philosophie,
jusqu’à son achèvement par Hegel, toutes les sciences positives,
mathématiques et physique actuelles comprises, et toute l’explosion de
la connaissance universitaire au XXe siècle, dans la néophilosophie, la
sociologie, la psychanalyse, l’histoire, et toutes celles qui ont
champignonné en se subdivisant, de la biologie jusqu’à la physique
nucléaire en passant par la sophrologie. La contre-révolution française
commence seulement à faiblir, à s’épuiser, trop loin de sa base. Mais le
vent de la fureur de ces quelques mois de dispute a poussé ses ennemis
jusqu’à aujourd’hui. De sorte que la contre-révolution française paraît
aujourd’hui aussi puissante et présente que la contre-révolution russe ;
quant à la contre-révolution iranienne, elle ne fait que sortir du
berceau, et reste si peu visible qu’elle paraît encore presque
négligeable.
Cette représentation des contre-révolutions, la nécessité de développer,
au-delà de la répression, des formes de récupération si complexes et si
profondes, donne l’idée de la puissance de la déflagration que nous
appelons une révolution.
Partis de la révolution iranienne, nous spéculons sur le thème du débat
de ces deux autres grands événements en les déduisant de la profusion de
notre temps. La révolution russe est d’abord une interrogation
fondamentale sur l’aliénation : fort supportable jusque-là, à peine
évoquée dans le siècle précédent, l’explosion de la pensée sans
conscience a modifié l’organisation des humains, par la révolution ; le
débat de ce moment a donc porté directement sur l’organisation de la
société, et indirectement sur les flots de pensée qui s’échappaient hors
des consciences et hors des barrières posées par la société. La
révolution française avait aussi inscrit l’organisation de tous les
humains à son ordre du jour ; mais dans son désordre profond, elle a
ouvert une tranchée que les récupérateurs du monde entier s’appliquent à
refermer depuis : la mise en cause de la religion. La religion est
justement une concentration de l’aliénation avant la révolution russe.
Aujourd’hui, dans l’onde de choc de la révolution iranienne, à moins
d’appeler religieuses toutes les manifestations où la croyance et
l’infini se rejoignent, la religion se révèle n’être qu’une des formes
archaïques de l’aliénation, car la religion est un concentré
d’aliénation puissamment investi par la conscience, ce qui dissimule sa
dimension anti-historique, anti-humaine.
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6. La contre-révolution
est un terme théorique qui mérite fort peu d’explication. C’est le
mouvement qui combat l’explosion de pensée, et tente de la soumettre à
la raison, à la conscience, à la morale, à l’ordre. Il s’agit d’arrêter
l’aliénation, il s’agit de restaurer une religion, il s’agit d’interdire
le débat aux pauvres, il s’agit d’occulter la question de la totalité.
La conservation d’un ordre social à but intermédiaire, voire sans but,
est le programme de la contre-révolution. La contre-révolution est
fondamentalement partagée en deux camps : la répression et la
récupération.
La répression est celui des deux camps ennemis qui se met le plus vite
en mouvement : on peut généralement lire son intensité en nombre de tués
dans les affrontements directs. Mais la répression continue bien après
cette intervention directe. Ainsi, la guerre de 1939-1945, la plus
sanglante connue, est une répression de la révolution russe. De même, la
guerre entre l’Iran et l’Iraq, puis les deux guerres que les Etats-Unis
ont menées en Iraq, sont des répressions de la révolution iranienne.
La récupération est le parti réformiste. Sa fonction principale est de
traduire, en langage conservateur, la critique de la conservation. La
récupération s’installe ainsi entre la répression et la révolte, et
tente de se faire passer pour un moyen terme, qui comprend les deux
autres, devenus des extrêmes, qui les médiatise, qui les sépare, et qui
ainsi évite l’affrontement direct. Ce parti est le réceptacle des idées
les plus superficielles d’une révolution, qu’il prétend introduire dans
le monde de la répression. Le parti de la récupération a toujours une
odeur de trahison, d’hypocrisie et d’affairisme. C’est dans cette couche
d’arrivistes souvent issus de la révolution que se forment les
théoriciens de la contre-révolution. Philosophie, culture et théorie
sont les propriétés que les récupérateurs arrachent, après une
révolution, aux répresseurs.
Répression et récupération sont en conflit complice. Leurs disputes
tentent de se substituer et de se faire passer pour les disputes des
pauvres. Les guerres d’Etat sont les archétypes de la réussite de ces
disputes : on y enrôle les pauvres sous les idées des récupérateurs, et
on les massacre à la manière des répresseurs.
Ces conflits, cependant, qui sont nécessaires à la survie de l’ennemi
conservateur, parce qu’ils servent à oublier et à éviter la révolution,
sont aussi dangereux, parce que l’ennemi lui-même oublie souvent leur
fonction prophylactique. Il arrive donc que les disputes ennemies
génèrent des émeutes ou des insurrections. Et lorsqu’une émeute ou une
insurrection commence, personne ne peut prédire où elle s’arrête.
Dans la conception historique où la révolution est le moment essentiel
du débat, les périodes entre les révolutions sont entièrement
contre-révolutionnaires. Toutes les idées dominantes, et même toutes les
idées qui peuvent être acceptées publiquement sont, dans cette
perspective, des idées de la contre-révolution. Cette vision d’une
pensée ennemie écrasante, en période de paix sociale, est très
importante. Non seulement parce qu’elle donne un aperçu non complaisant
du rapport de force, mais aussi parce que la contre-révolution ne tire
l’essentiel de son inventivité figurée que de ce même négatif qu’elle
contribue à étouffer ; de sorte qu’elle est toujours à l’affût de la
nouveauté qu’elle cherche toujours à intégrer dans la conservation. Il
ne faut cependant pas se désoler de ce contraste si puissant, entre une
pensée conservatrice apparemment omniprésente – qui police entièrement,
du moindre moment de la vie quotidienne, ou de l’intimité, jusqu’à la
conception du monde, de la totalité, de l’avenir – et l’extrême rareté
des moments de débat, eux-mêmes presque complètement pollués par cette
pensée – ses thèmes de préférence, ses religions, sa langue, ses rites
et ses croyances. Car en période de débat, cette pensée qui est si
tenace apparaît aussi comme très superficielle. Le premier moment d’une
révolution, justement, consiste à identifier, à critiquer et à anéantir
cette pensée.
Pour l’intervalle, il faut garder à l’esprit que toute expression
publique, même la présente, est écrite en langue ennemie. Un personnage,
une théorie, une œuvre, un constat, dès qu’ils ambitionnent d’être
connus par tous les insatisfaits, sont contraints d’utiliser les moyens
de communication ennemie, et s’y conforment. Il n’y a donc pas de parti,
d’individu conscient, d’idée articulée publics qui ne soient pas d’abord
suspects de promouvoir la contre-révolution. Sans abonder davantage que
Lukács à la sortie de la révolution russe dans la version paranoïaque de
l’aliénation, il est nécessaire de rappeler et de tenir en compte son
omniprésence, jusque dans les consciences les mieux armées. C’est l’une
des grandes difficultés des révolutions : si elles ne se privent pas de
leur passé, parce qu’elles veulent y puiser les constats, elles risquent
de se priver de leur avenir, parce que les constats passés
raccourcissent les projets ; mais si leur goût de l’immédiateté rejette
la connaissance des défaites passées, elles menacent trop souvent de les
reproduire.
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7. Il est tentant de remonter le temps, et
d’essayer de construire la ligne du passé cassé, où chaque cassure
serait une révolution. Mais à la révolution française notre
investigation se limite. Au-delà, toutes les connaissances, et la
compréhension nous manquent. La conception théorique de la révolution,
issue de la révolution iranienne, s’appuie sur deux grands principes
convergents : la conscience de l’histoire comme débat de l’humanité dont
la révolution est le moment culminant, et la capacité de reconstruire
l’événement selon le point de vue de ce débat, après l’avoir extrait du
compte rendu de la contre-révolution, et l’avoir réinterprété. Avant la
révolution française, le débat suprême de l’humanité semble exclure les
pauvres, et être limité géographiquement à une partie du monde ; les
faits de révolte ne subissent aucun contrôle fiable ou élucidable, et
sont si épars et partiaux que les conclusions qu’on pourrait en tirer
mettraient en cause la méthode même.
Nous ne pouvons que supposer une révolution aux alentours de 1650, en
Europe. A ce moment-là se termine la guerre de Trente Ans, si
meurtrière, qui achève officiellement la révolte des gueux des Pays-Bas.
C’est également là qu’a lieu le renversement et la décapitation du roi
d’Angleterre, événement qualifié de révolution. En France, la même
époque a permis le plus étrange mouvement social, dont l’élucidation est
restée très fragmentaire, la Fronde. Mais comment ont grondé les
campagnes, et quels débats la scission religieuse entre catholiques et
protestants n’a pas réussi à masquer, c’est ce qui reste inconnu, et
c’est ce qui permettrait de vérifier s’il s’agit bien là d’un de ces
moments où l’humanité a changé de direction, suite à quelques hardies
décisions du débat qui représentait son assemblée générale.
De même, habitués à une vision historique – entièrement façonnée par
l’ennemi –, nous supposons bien un grand débat à l’origine ou aux
alentours, ou au milieu de ce qu’on a appelé la « Renaissance »,
peut-être au milieu du XIVe siècle, au début du XVe, ou aux alentours de
la date mythique de 1492, et où la scission de l’idéologie chrétienne
dominante, en 1517 avec la proclamation de Luther, aurait introduit
l’harmonie entre une récupération moderniste et une répression qui s’est
donné libre cours lors des guerres de Religion. Car au-delà de
l’importance émerveillée que feint d’en avoir l’ennemi, cette
Renaissance ressemble bien à une brusque échappée d’aliénation, ne
serait-ce qu’à travers sa si vantée production culturelle, qui est
généralement un des premiers succès, les plus applaudis, des
contre-révolutions ; de même, la religion, et donc la forme la plus
accessible de l’aliénation, se trouvait fortement en cause. Cependant,
cette « Renaissance » a semblé être plutôt un débat entre les vainqueurs
d’une révolte, des récupérateurs et des répresseurs ; il manque les
traces consistantes d’une mise en cause qui aurait concerné au moins le
monde occidental en entier, et à laquelle auraient participé les gueux,
qu’on ne verra nommément apparaître qu’à la toute fin de cette période,
aux Pays-Bas. Depuis, d’ailleurs, cette « Renaissance » tant encensée
par les conservateurs n’a jamais été désignée comme une révolution. Elle
porte, en effet, tous les attributs de la contre-révolution, sans aucun
signe de ce qui la déclenche : une révolte ouverte.
Pour cette époque, nous sommes encore plus démunis, et nos suppositions
paraissent encore moins assurées que pour les constructions, plus
solides, des cinq derniers siècles. Remonter plus haut encore, dans le
passé, relève par conséquent d’une spéculation trop hasardeuse pour que
nous nous y risquions, tout amateurs de spéculations, même hasardeuses,
que nous sommes.
Et puis la révolution de l’avenir a toujours eu pour nous la priorité
sur celles du passé.
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Texte de 2007
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Lire aussi
Plan général
1978-1982 (Contexte de l'ouvrage 'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre
1979')
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