DEUX COHN
par deux téléologues


 
 
 
 
 
 

1. La cosmogonie est toujours une allégorie

La thèse de Norman Cohn dans ‘Cosmos, chaos et le monde qui vient’ est la suivante : les cosmogonies juive et chrétienne sont issues directement de la cosmogonie zoroastrienne ; et c’est ce qu’on ignore aujourd’hui. Pour arriver à ce résultat, en lui-même anodin, Cohn passe en revue les différentes cosmogonies antérieures, qui constituent le champ de vision humain tel qu’il s’est manifesté.

Jusqu’en − 1500, chez les Egyptiens, les Mésopotamiens et dans l’Inde védique, dont la parenté avec la religion de Zoroastre est montrée, l’ordre de l’Univers était immuable, même si l’agitation et le désordre en font partie. A partir de Zoroastre, la victoire du bien est sûre et proche. L’entier n’est pas fait, mais reste à faire. Le temps a un sens.

Dans les religions qui précédaient les enseignements de Zoroastre, le chaos était primordial. Le bien, l’ordre de Dieu étaient seulement ce qui s’extirpait du chaos. « Le chaos originel était un état d’unité, d’indifférenciation, et le démiurge incarnait le processus de différenciation et de définition. » C’est ce qu’on peut appeler une allégorie de la conscience. La conscience n’est rien d’autre que le processus de différenciation et de définition, d’individualisation de tout ce que la pensée rencontre. Dans la vision égyptienne du monde, le chaos est cette pensée qui n’est pas encore arrivée à la conscience ; et le dieu créateur de l’Univers est le processus de la pensée qui se prend pour objet. L’Univers est l’allégorie de la pensée prise pour objet, la pensée qui se donne une représentation spatiale et temporelle. La représentation des éléments de l’Univers, comme le soleil, les étoiles, la mer, la montagne, n’est pas encore séparée de leur représentation allégorique. Soleil, étoiles, mer, montagne n’ont pas d’autre réalité que celle de l’allégorie, c’est-à-dire d’être des images de la pensée, des représentations de cette totalité, à savoir la divinité sous laquelle elles apparaissent. La poursuite du « processus de différenciation et de définition » seule permet de distinguer un dieu Soleil et le soleil. Il est tout à fait possible d’interpréter les cosmogonies les plus anciennes comme des tentatives de figurer la pensée qui impliquaient la conscience que tout était pensée. Et ce serait seulement l’occultation de ce commencement qui a scindé la représentation allégorique de ce qu’elle représente, en objectivant l’objet de la représentation : le soleil, aujourd’hui, est séparé de ce qu’il représente dans la pensée ; en supprimant le roman du dieu Soleil, les humains ont renforcé l’allégorie qu’est le soleil, parce qu’ils ont autonomisé le soleil.

D’après Cohn, pour les mazdéens, ou zoroastriens, au commencement il y a Ahura Mazda, et, à ce commencement, Ahura Mazda est unique. « Mais si, au commencement, Ahura Mazda avait été le seul être divin, il n’en avait pas pour autant été le seul être. » Si ce dieu unique, en effet, incarne le principe du bien, asha, sa négation, le principe de la déformation et du mensonge, druje, lui est inhérent. Ce principe est à son tour défendu par un « puissant opposant » à Ahura Mazda, Anro-Mainyus.

Cette conception du commencement n’est pas très claire. D’abord le commencement semble ici procéder d’un dieu unique, ce qui paraît très novateur, et ce qui est d’autant plus étonnant que ce dieu n’est pas tout. Dans les cosmogonies antérieures, c’est la victoire sur le chaos, lui-même rétrospectivement peuplé de dieux, qui est l’acte de naissance de l’ordre instauré par le démiurge. Ici, le démiurge est originel, ce qui signifie que la différenciation est originelle, qu’il n’y a plus de chaos pour commencer. C’est ce qui n’est pas clair : est-ce qu’on part de l’un, qui se divise, comme le suggère Cohn en prétendant que c’est en méditant le fait qu’il n’y ait eu, au commencement, qu’un exemplaire de chaque chose (de l’homme, de chaque animal, de chaque plante, etc.) que Zoroastre « en est arrivé à la conclusion qu’il ne devait y avoir, au commencement, qu’un seul dieu » ? (et où Zoroastre ferait déjà abstraction de sa propre médiation, son commencement étant donc une conclusion et non plus un commencement), ou bien est-ce qu’on admet l’idée curieuse que s’il n’y a qu’un seul dieu il y ait quelque chose en dehors de lui, druje et Anro-Mainyus ? Dans ce cas le commencement est divisé, Ahura Mazda et Anro-Mainyus sont simultanés, la dualité remplace le chaos initial et en hérite partiellement, et l’unité, la victoire d’Ahura Mazda, est le devenir, devient le but.

La véritable différence de ce commencement zoroaostrien se situe dans la place accordée au chaos, au négatif. Le chaos, au mieux, apparaît simultanément avec la conscience, le commencement donc est contradiction ; ou bien, de manière encore plus étonnante, le chaos est créé par la conscience, est nécessaire à la conscience pour son accomplissement. Dans les deux cas, le chaos ne se réduit plus à l’indéterminé, à l’indifférencié, mais à ce qui « déforme », à ce qui « ment », druje, sur la détermination et la différenciation, à ce qui tend donc à les retransformer. Ce serait la première apparition de ce que nous appelons l’aliénation.

La cosmogonie dualiste de Zoroastre se présente elle-même comme un mouvement d’aliénation : « Au commencement donc, les deux esprits étaient face à face. Mais pour se livrer une guerre cosmique, il leur fallait des alliés – et comme aucun allié potentiel n’existait, cela signifiait qu’il leur fallait les créer. Ainsi, leur antagonisme commença à s’exprimer de manière active dans une succession de créations et de contre-créations. » « Les théologiens zoroastriens ont de tout temps professé qu’Ahura Mazda avait d’abord créé le monde sous une forme spirituelle, désincarnée, puis qu’il l’avait ensuite transformé, concrétisé, pour donner naissance au monde matériel, tangible que nous connaissons. Mais cette transmutation de l’incorporel au corporel n’était en aucun cas une chute ou une dégénérescence – il s’agissait d’un achèvement, d’un accomplissement : pour les Zoroastriens la dimension matérielle était perçue comme une valeur ajoutée. » Ainsi, Ahura Mazda et Anro-Mainyus créent les dieux et les hommes comme outils, comme moyens de leur lutte. Le concret, le matériel, est le détour nécessaire du spirituel pour parvenir à son achèvement, à son accomplissement. Et, de deux choses l’une : il faudra que le concret, le matériel, dont il faut supposer que chez Cohn il est la réalité, ait raison des deux lutteurs, ou que la lutte emporte la réalité dans l’infini. La réalité étant l’ennemie du spirituel, le moment final visé par Zoroastre, puis dans le Jugement dernier des juifs et des chrétiens, est la suppression de la réalité. Mais il faut remarquer que dans cette façon de concevoir le monde, cette réalité, et même la matière, sont considérées comme un résultat et non comme un donné.

Avant Zoroastre, le cosmos était le bien, et le chaos qui était devenu le mal menaçait sans cesse le cosmos, mais le bien l’emportait sans cesse, au jour le jour. Avec Zoroastre, l’issue du combat entre bien et mal est placée dans le futur. La question de la fin est posée, et la fin est dans l’avenir. Cohn essaie de montrer comment on passe du « mythe du combat », qui est fondateur du cosmos dans toutes les cosmogonies antérieures à − 1500, au Jugement dernier, à la victoire finale annoncée. Le combat contre le chaos est l’acte fondateur de l’ordre cosmique, que ce soit avec Seth en Egypte, Marduk en Mésopotamie ou Indra dans l’Inde védique, et plus près de nous avec le Zeus d’Hésiode, qui installe l’ordre olympien sur sa victoire contre les Titans. A partir de Zoroastre, le moment décisif du combat n’est pas dans le passé, dans un âge d’or, mais dans l’avenir. Cette annonciation de l’entéléchie, le moment où le mal sera définitivement vaincu, est l’apocalypse. Le mythe du combat semble avoir été une sublimation de l’accouchement, de la naissance, alors que l’apocalypse est l’allégorie de la victoire sur la mort. On touche ici, sans pouvoir la cerner avec suffisamment de précision, à cette grande mutation de pensée qui a fait passer le centre de gravité de la conscience de l’idée du commencement à l’idée de la fin. De même qu’elle raconte ainsi le passage du matriarcat au patriarcat, qui est lui-même la représentation du changement dans la vision gouvernée par le besoin, cette allégorie de la conscience qu’est la cosmogonie raconte comment l’humanité est passée d’un regard tourné vers le passé, vers la naissance, vers l’idée de se prendre pour objet, à son avenir, à sa fin, à l’idée de son dépassement, de son achèvement, de son accomplissement. Le temps, qui dans l’Univers précédant Zoroastre semble avoir été indifférent, égal à l’espace, se sépare ici de l’espace, devient soudain ce qu’on en fait, histoire.

Pour la première fois, avec Zoroastre, ce n’est plus un dieu mais un humain qui révèle la cosmogonie, et l’humain qui révèle la cosmogonie en fait partie. L’humain, ici, non seulement raconte la conscience, mais annonce l’eschatologie, c’est-à-dire le devenir de la conscience. L’humain devient l’essence consciente, le véritable phénomène de la conscience de soi. Du commencement, devenu secondaire, au Jugement dernier, devenu capital, l’humain embrasse toute la conscience. La résurrection du Christ illustrera la meilleure calibration entre humain et divin : la conception et la naissance de Jésus sont divines, mais c’est en tant qu’humain que Jésus préside au Jugement dernier. Cette intrusion de l’humain dans l’organisation du cosmos, la nécessité de son action, sont le début d’une profanation et le premier pas d’un véritable anthropocentrisme.

Pour présenter ce résultat, Zoroastre divise le temps en « temps limité » et éternité. Le temps limité est celui de la lutte du bien et du mal, le combat entre Ahura Mazda et Anro-Mainyus, le temps de l’humanité proprement dite. Le moment de la mort ressemble déjà beaucoup à ce que les religions monothéistes ont conservé : le bien et le mal sont pesés, et on va au ciel ou dans le monde souterrain selon la façon dont la balance penche. La morale devient le critère de ce qui attend l’humain après la mort, et Cohn fait justement observer combien cette idée est novatrice chez Zoroastre.

Le dépassement zoroastrien du mal n’est pas moins innovant dans sa conception. Après le temps limité aurait lieu une résurrection universelle des corps. « A la fin du "temps limité" – qui sera également la fin du "temps de mélange" – le monde sera soumis à une sorte de jugement de dieu d’où il ressortira purgé de toutes les formes du mal, y compris des "mauvais" morts. La totalité passée et présente des êtres humains se regroupera alors en une grande assemblée où chacun sera individuellement confronté à ses actes bons et mauvais, et les élus se démarqueront des damnés aussi clairement qu’un mouton blanc se distingue d’un mouton noir. Alors le Feu et l’Esprit de Guérison fondront ensemble le métal que contiennent collines et montagnes, la terre se couvrira d’un torrent de métal en fusion, et tous devront franchir ce torrent. Pour les justes, ce sera comme de marcher dans du lait chaud mais les méchants, eux, sauront qu’ils sont immergés dans du métal en fusion. » Ce moment est désigné sous le nom de « transfiguration ». Le mal (dont font singulièrement partie même les montagnes enneigées) disparaîtra de la terre, les morts seront ressuscités (ceux qui avaient atteints la maturité auront éternellement leur apparence de quarante ans, les autres en auront quinze), et on n’enfantera plus. « "La transfiguration" va bien sûr tout changer. Ce qui se trouve à l’horizon de la fin du temps est un état duquel toute imperfection aura été éliminée ; un monde où tous vivront dans une paix que rien ne pourra troubler ; une éternité où l’histoire n’aura plus cours et où plus rien ne pourra arriver ; un royaume de stabilité sur lequel le dieu suprême régnera avec une autorité que nul ne viendra plus jamais mettre en cause. » Cette conception ancestrale du Jugement dernier met également en scène une assemblée générale des humains, même si cette assemblée est essentiellement composée de morts, et même si elle est essentiellement une réunion, et non un débat. Et la morale y apparaît comme le principe qui reste aux humains quand leur monde devient infini : au seuil de l’éternité, en quittant le temps limité, c’est selon les actes bons et mauvais que les humains se différencient pour toujours.

Cohn pense que Zoroastre croyait devoir participer à la « transfiguration ». Mais « (…) le prophète, lorsqu’il s’était senti abattu à l’idée qu’il ne vivrait peut-être pas assez vieux pour voir la "transfiguration", s’était consolé en imaginant "un meilleur que le bon" qui viendrait après lui. Sur la base de cet indice se développa la prodigieuse figure du Saoshyant – ce qui veut dire littéralement "le futur bienfaiteur" ». Le Saoshyant est le rédempteur qui va mener la lutte finale contre Anro-Mainyus, il ressuscitera les morts et parachèvera la « transfiguration ». Depuis Zoroastre, la prophétie clôture la fin du temps par l’arrivée d’un homme ou d’une émanation divine providentielle, qui conduit l’humanité à son aboutissement. On retrouve cette figure jusque dans l’islam, dans le mythe du retour de l’Imam caché des chiites duodécimains. En dehors de son implication sociale, un tel personnage surnaturel annoncé représente aussi une sublimation de la conscience, dont il est cependant difficile d’affirmer qu’il s’agirait là de l’ébauche d’un dépassement de la conscience, si peu imaginable en dehors du chaos.

Cohn, qui pense que Zoroastre (de son vrai nom Zarathoustra) avait vécu entre − 1200 et − 1500, raconte ensuite comment la religion juive, née plusieurs siècles plus tard dans la filiation des religions mésopotamiennes, est devenue monothéiste, entre − 650 et − 550, probablement au contact des zoroastriens, et comment la religion chrétienne semble avoir été au départ une secte du judaïsme dont l’une des principales innovations a été de remplacer le peuple élu par l’Eglise, c’est-à-dire une unité construite sur la consanguinité par une unité construite sur la communauté d’un croire et d’une cosmogonie. Cette genèse des perceptions du monde à travers les religions anciennes a le mérite de les décloisonner en indiquant comment elles ont procédé les unes des autres, et comment leurs similitudes ont été beaucoup plus grandes que leurs différences, alors que dans le monde d’aujourd’hui on considère toujours les religions, et même les cosmogonies, essentiellement selon leurs différences, si bien que chacune paraît, de manière très exagérée, en rupture complète avec les autres. La rupture se lit d’ailleurs à travers le rôle social de la prophétie : comme le prophète est en rupture avec le dogme dominant, il est le porte-parole des pauvres.

La cosmogonie d’aujourd’hui, avec le big bang, est restée fondamentalement une allégorie de la conscience. Simplement, la matière de cette allégorie de la conscience aujourd’hui est la matière, dont le commencement est reconnu dans une sorte d’explosion, et dont l’expansion apparaît infinie, comme l’esprit qui dépasse la conscience mais qui, dans ce monde fétichiste de la conscience, passe pour son extension. L’imaginaire du chaos n’a pas véritablement disparu, il a été remplacé par l’imaginaire menaçant de l’inconnu. La matière manquante, ou « noire », occupe l’écrasante partie physique de cette cosmogonie : elle est à la fois le symbole du mal, de l’infini qu’on entreprend de mesurer, du caché, de l’obscurité et de l’inconnaissable qui traverse notre propre pensée ou, plus exactement, dont notre conscience émerge comme une minuscule pointe d’iceberg, lieu sacré de la connaissance, de la lumière, de la transparence, de l’infini libéré de toute limite, du bien.


 

2. Le commencement du monde pour la téléologie

Le monde est l’ensemble de ce que la conscience peut se représenter. Le monde recouvre donc aussi bien tout le possible que toute réalité, comme les cosmogonies les plus anciennes. Une cosmogonie n’est qu’une vision particulière du monde.

Tout est pensée. Ce qui est, ce qui est observé et ce qui observe est la pensée. Ce qui existe, tout ce qui existe et chaque chose qui existe, est observé. Le monde n’est pas tout, le monde est une partie de la pensée. Il est la partie de la pensée qui représente tout.

Le monde est la représentation, la négation, de tout ce qui est. Le monde est ainsi la négation de tout ce qui est, tourné en positif, et le positif du monde est ce positif particulier qui contient le négatif : le monde ne commence pas par le chaos, mais par l’affirmation de la lutte contre le chaos. Le chaos est fondamentalement déterminé comme ce qui empêche la représentation de ce qui est, le monde. Depuis la suppression de la divinité comme sujet, le monde devenait son propre sujet. On peut dire aussi que la représentation de ce qui est agit sur ce qui est, ou bien que l’observation transforme ce qui est observé. Il semble donc que, aujourd’hui, on doive répondre oui, le monde agit sur lui-même, la représentation de la pensée dans la conscience modifie le mouvement de cette pensée. C’est ainsi que le centre du monde est le lieu de débat sur le monde, précisément là où toute représentation est mise en jeu.

Ici et maintenant le monde s’agrandit et s’approfondit. Après la pensée, la représentation de la pensée est elle-même devenue objet de représentation. Le mouvement de la représentation se scindant dans l’autoreprésentation a perdu son objet en se prenant soi-même pour objet, même si l’opinion la plus courante est que c’est donc là l’objet véritable du monde, que l’objet du monde n’est pas la pensée, mais le monde. Mais cette série d’abstractions relativise aussi la représentation, en ce sens qu’on commence à savoir distinguer la représentation de la réalité. Le monde, en effet, n’est pas la réalité, il n’est que la représentation qui contient toute réalité, c’est-à-dire que, selon les deux sens de contenir, d’une part la réalité est le contenu du monde et, d’autre part, le monde est la tentative de faire obstacle à la réalité. Le monde contient précisément toute réalité comme le positif dont il est l’expression contient le négatif, ou comme l’Univers contient le chaos.

La conception téléologique du monde est d’abord une différenciation entre la représentation de la pensée et la représentation de la réalité. La réalité est proprement rien, la fin de la pensée, souvent appelée fin tout court. Il n’y a de réalité que là où de la pensée finit. La réalité est précisément ce qui ne se représente pas, le contraire de la représentation, la fin de la représentation. Le monde, par contre, est la tentative de représenter ce mouvement impensable en pensée. C’est pourquoi dans le monde règne une si grande confusion entre représentation et réalité : en voulant faire de la réalité une représentation – le monde –, le mouvement de la pensée fait en réalité de la représentation une réalité. Le projet de la téléologie moderne est donc, dans le cours du mouvement de la réalisation de la totalité, de donner sa réalité au monde. C’est la fin du monde, c’est sa réalisation qui nous intéresse, non pas la contemplation de son jeu de miroirs infini, où l’abstraction se substitue à la réalité par des renversements sans fin et où la représentation de la réalité n’est qu’une autre représentation de la représentation.

Aussi peu nous connaissons sa fin, aussi peu nous connaissons le commencement du monde. Les représentations que nous pouvons faire de la fin sont uniquement des hypothèses de travail. Mais pour le commencement du monde, nous n’avons besoin d’aucune hypothèse de travail. Nous ne cherchons donc pas à nous représenter le commencement du monde. Il existe déjà suffisamment de représentations de ce commencement dans le monde lui-même.

Cependant, comme nous avons proposé de finir le monde, la question du commencement s’est posée, dans cette symétrie un peu scolaire qui suppose qu’à toute fin correspond un commencement. Le commencement n’est pas à faire, le commencement du monde a eu lieu, mais il est à révéler. Selon une hypothèse dialectique, à laquelle nous ne connaissons pas de contre-arguments valables, le commencement du monde, qui a été perdu dans les représentations approximatives de la réalité, se révélera dans le mouvement de son accomplissement, de sa fin. Nous ne pourrons connaître le commencement qu’en le fondant.

Le commencement du monde ne nous apparaît pas comme indifférent, mais comme secondaire, parce que le mouvement de la fin du monde contient la révélation de son commencement. Mais l’importance du commencement tient dans l’effet que le commencement a sur le ici et maintenant. Le commencement, en effet, nous apparaît comme différenciation et définition. Le commencement est choix, rupture, destruction de possible. Le commencement est l’annonciation de la réalité, le premier signe de la réalité, le négatif de la réalité, le premier effet de la réalité, la première tentative de représentation de la réalité. Pour qu’il y ait eu commencement du monde, il y a eu destruction de pensée et, par conséquent, du possible a été détruit, et le choix qu’a été le commencement du monde, nous en vivons les conséquences. C’est parce que le commencement du monde est un choix effectué, une rupture réalisée, une destruction de possible réussie, que ce commencement du monde est important. En d’autres termes : si nous connaissions ce choix, la réalisation du monde serait sans doute déjà convoquée par l’assemblée générale des humains. On peut sans doute s’empêcher de spéculer ainsi, en évoquant le commencement du monde, mais si on garde en mémoire qu’il s’agit là d’une spéculation, elle peut servir à concevoir ce qui est notre objet : le mouvement de la pensée se réalisant.

D’autre part, on peut aussi supposer que le commencement du monde contient déjà son apparition : comme représentation du mouvement de la pensée. Le commencement du monde serait donc le commencement de la représentation. Le commencement du monde est lui-même une représentation du monde. Le commencement du monde est donc ce qui différencie le monde de sa réalité, le commencement est ce qui le représente, dans le mouvement de la pensée. La réalisation du commencement, la révélation du choix initial semble donc devoir être, non sa négation, mais sa destruction, la fin de son mouvement, de son effet.

Si l’on veut encore apposer une cosmogonie à la téléologie moderne, alors en voici une image. Le monde, et en particulier sa forme spatio-temporelle l’Univers, n’est rien que de la matière posée par la conscience en extériorité à la pensée, de la pensée crue réalité, de l’hypothèse se prenant à l’occasion pour du résultat, de l’image prise pour ce qu’elle représente. L’espace et le temps sont des façons de voir, des divisions particulières de la pensée pour tenter de saisir la réalité. Il n’y a donc d’allégorie téléologique du monde que celle contenue dans la proposition : le monde est représentation de tout ce qui est, abstraction agissante. Toutes les figurations et graphies qui représentent le monde ne sont que des figurations et graphies, utiles en leur temps, ou non.

On pourrait cependant infléchir une telle vision, qui se méfie autant des représentations figurées, parce qu’elle sait que la figuration des représentations conduit à les confondre avec la réalité, et c’est ce mensonge qui empêche la réalisation du monde. On pourrait faire partir le monde de sa fin, la réalité. La réalité peut, ici et maintenant où se détruit de la pensée, se représenter par le ici et maintenant. Le ici et maintenant est le véritable commencement, non du monde, non de la représentation de la pensée, mais de la pensée elle-même dans ces représentations subalternes de la pensée que sont l’espace et le temps. A partir du ici et maintenant, le commencement du monde est provisoirement hors de portée, et la fin du monde aussi. Si on veut une figure on peut se représenter le ici et maintenant comme un boomerang. Le commencement prolonge l’une des pointes du boomerang dans son mouvement, la fin est dans la continuité du mouvement de l’autre. Une telle métaphore du boomerang, où l’arme elle-même représente tout ce qui est connu, et où le monde est seulement figuré par la projection du mouvement de l’arme, n’a évidemment de sens que dans celles qui lui seront opposées. On observera surtout que l’abstraction y a avalé et éliminé toute représentation opérationnelle de la fin, et du commencement, du monde.

En effet, le ici et maintenant représente à la fois le commencement, le monde et la réalité. Le ici et maintenant est la représentation de ce qui nie la représentation : le constat du ici et maintenant est déjà hors du ici et maintenant, son aliénation. Le ici et maintenant est donc une représentation concentrée qui nie la représentation d’un commencement, du monde, et de la réalité. C’est pourquoi, dans la téléologie, le commencement et la fin de tout, et par conséquent du monde, sont des propositions, mais non des représentations, des projets de réalisation, pas des images de la réalité, des vérifications d’ici et maintenant, pas des suppressions de présupposés.


 

3. Comment l’infini commença en Occident, et comment, par Dieu, l’infini a pu prétendre à la réalité

L’‘Histoire de l’infini’ de Jonas Cohn apparaît d’abord comme l’étalage de certaines valeurs clés de la fin du XIXe siècle : enthousiasme scienteux, progression linéaire et sans fin, positivisme renforcé d’une apparence de scepticisme et cette tentative déjà si présente au début du siècle chez Hegel où les valeurs de la religion, en étant appliquées au monde, paraissent nier la religion, en dépassant par exemple l’idée de la divinité, alors que, par la divinisation de ce qui était profane, elles l’absolutisent.

Il faut d’abord rendre hommage à la modestie de l’auteur visiblement trahie par son éditeur français, puisque le titre véritable devrait se traduire par ‘Histoire du problème de l’infini dans la pensée occidentale jusqu’à Kant’. Plus encore que d’avoir ramené en sous-titre les restrictions ‘Dans la pensée occidentale jusqu’à Kant’ (donc avant Hegel, et Cantor, pour ce qui est du vivant même de l’auteur, qui n’a pas connu les trous noirs de la physique du siècle suivant), on se rappellera que les éditions du Cerf ont transformé le « problème de l’infini » en « infini » tout court, positivisme débarrassé de toute apparence de scepticisme et qui est plus qu’un parti pris. Mais que cette distorsion infinitiste militante puisse aujourd’hui passer sans la moindre trace de doute montre surtout à quel point l’infini est devenu un dogme en un siècle. Ceci est d’autant plus singulier que l’embarras des infinitistes tentant de justifier l’infini – et depuis Aristote, on ne peut justifier l’infini autrement qu’en prouvant qu’il est actuel – aboutit invariablement à montrer que seule une petite minorité du monde est véritablement infinitiste, alors que le monde entier croit profondément en la fin de tout. Un échantillon de ce désarroi d’assiégés imaginaires qui se voudraient des héros novateurs peut se vérifier dans un petit ouvrage de vulgarisation intitulé ‘Physique et infini’, dont le dernier chapitre, « L’infini repensé », commence ainsi : « Le physicien ne peut apparemment regarder l’infini d’un œil serein. La réalité semble finie et, à la suite d’Aristote, règne l’idée que l’infini est un outil autorisé de l’arsenal conceptuel, sans plus. Les physiciens repoussent donc l’infini, soit qu’ils le rejettent tout à fait, soit l’apparition d’un infini dans une théorie physique marquerait la limite de sa validité, une sorte de pathologie qu’il conviendrait de guérir dès qu’elle serait déclarée. Henri Poincaré, très grand physicien, taxa par exemple de "maladie" l’œuvre de Georg Cantor, qui donna son sens à l’infini mathématique. » Ceci, bien entendu, n’a pour but que de revaloriser, de repenser comme dit le titre, l’infini, à l’aide d’arguments dont vous nous direz des nouvelles, comme par exemple : « Les nombres irrationnels (…) ne sont, après tout, pas plus accessibles aux mesures. Pourtant, selon notre conception de la nature, il s’en trouve partout ! » Il ne viendrait pas à l’idée à ces infinitistes ordinaires, Luminet et Lachièze-Rey, qu’on puisse remettre en cause « notre conception de la nature », même quand on n’y trouve de nombres irrationnels nulle part. Ces deux fanatiques qui jouent aux gentils illuminés raisonnables remarquent fort justement que « la cosmologie, dont les progrès ont suivi la compréhension des infinis, est sans doute aujourd’hui la seule branche de la physique où la problématique fini/infini soit posée d’une manière permettant d’éviter paradoxes et contradictions. Cette remarquable singularité de la cosmologie, rarement mentionnée, est peut-être le signe que les modèles de big-bang représentent un archétype de la démarche scientifique ». On ne peut être mieux représentatif de la pensée dominante, et voici donc, de cette vulgarisation si caractéristique de la pensée dominante, le ridicule mot de la fin : « L’infini est mort, vive l’infini. »

Mais ces deux petits astrophysiciens participent de la même démarche que Jonas Cohn : tous les ouvrages qui traitent de l’infini ont tendance à montrer la difficulté de soutenir ce terme ; et tous sont écrits par des militants de l’infini, fiers de l’être. Si bien qu’avec un peu de sens critique il n’y a rien de plus édifiant contre l’idée même d’infini que la lecture de ceux qui en ont écrit, toujours pour le soutenir.

Jonas Cohn, dont la démarche au moins ne vise pas à satisfaire principalement la curiosité consommatrice du plus grand nombre possible, s’exprime à une époque, assez récente, où la conception infinitiste du monde devenait absolue. Une limite du temps comme dans la théorie du big bang, qui est aujourd’hui admise jusque dans le grand public semi-lettré, apparaissait alors comme une démence : « Le cours des événements a-t-il ou non un commencement et une fin ? » demande-t-il dès son introduction. La réponse de Cohn à cette question toute téléologique est sans ambiguïté : « Un commencement du monde est une limite absolument arbitraire, quelque chose d’incompréhensible. » Le caractère inconcevable d’un commencement (ici Cohn ne parle même plus de la fin) montre comment une vision du monde se croit absolue et, par le fait qu’elle est aujourd’hui obsolète, comment elle se transforme vite en quelque chose d’autre d’aussi absolu, et avec aussi peu de raisons de l’être.

D’après cet auteur, Anaximandre est le premier à qualifier le principe du monde d’illimité (− 550). « Pour lui, cette infinité est aussi bien spatiale que temporelle. Le principe sur lequel il se fonde à ce sujet n’était guère plausible. Il se peut que la plénitude des figures, la multiplicité des processus ait tellement rempli d’étonnement et d’admiration son esprit observateur qu’il lui sembla que seul un élément [Stoff] illimité pourrait servir de principe pour ce monde. » Plus loin il dira même : « Mais il n’est guère vraisemblable qu’il ait voué à ce principe une estime particulière. » Ni Anaximandre, ni les pythagoriciens confrontés à la découverte des irrationnels (l’impossibilité d’exprimer avec des nombres entiers le rapport d’un carré à sa diagonale), ni les atomistes (qui stipulaient que la matière n’est pas divisible à l’infini mais qu’il existe un nombre infini d’atomes) ne semblent avoir différencié l’infini et l’illimité. Le commencement de l’infini en Occident est donc plutôt un aveu de l’inconnaissance de la limite, et il semble que l’infini ou l’illimité tient d’abord lieu de qualité particulière d’une substance particulière, qui peut cependant être tenue pour la substance universelle.

On peut constater que les récits des événements de Norman et de Jonas Cohn s’interpénètrent de manière presque complémentaire. Norman Cohn traite de l’ensemble des cosmogonies – sauf celles de l’Orient – jusqu’au christianisme, en sautant singulièrement la cosmogonie grecque ; Jonas Cohn commence avec les Grecs, en faisant abstraction de toutes les visions du monde antérieures et contemporaines à celle de la Grèce. Or Jonas Cohn, le plus ancien des deux, affirme l’infini comme s’il brandissait un étendard, avec tout l’enthousiasme juvénile d’une pensée scientifique qui commence seulement à accéder à la domination et qui n’est pas loin de se croire encore rebelle ; Norman Cohn, après plusieurs décennies de ce régime, présuppose l’infini. On a ainsi, chez ce Cohn contemporain, un infini absolument sans conteste dans la pensée des Egyptiens, des Mésopotamiens et des zoroastriens, alors que le Cohn le plus ancien pose les Grecs, beaucoup plus récents, en tant que découvreurs de l’infini.

L’un des grands mérites de Jonas Cohn est d’avoir tenté de déterminer une « valeur affective de l’infini ». Ce qu’il entend par là, au commencement, est que les Grecs étaient opposés à l’infini parce qu’ils voyaient dans le fini l’ordre, le concept, auxquels on peut rajouter l’harmonie, la complétude, le beau, la perfection. Alors que l’infini est une sorte de projection dans une irrésolution ou dans quelque chose hors d’atteinte, le fini est maîtrise. « En effet, ils caractérisent l’Impair ou le Limité comme le Bien, et le Pair ou l’Illimité comme le Mal. Ils semblent s’être appuyés ici, en partie, sur une croyance populaire suivant laquelle les nombres impairs seraient de bon augure. Mais avant tout, ils se laissent volontiers guider par leur prédilection pour ce qui est limité et, de ce fait, ordonné. »

C’est avec Aristote que la pensée grecque statue sur l’infini. Et la division proposée par Aristote entre un infini « en puissance », qui est l’infini posé comme hypothèse, et un infini « actuel », qui est l’infini dans la réalité, l’infini vérifié, pratiquement, reste toujours fondamentalement valide : la vérification pratique est le hic Rhodus de la conception de l’infini, cette conception qui n’a jamais existé (en tant que réalité) que dans la croyance. Si l’infini n’est pas vérifié, il ne peut que servir pour renvoyer à une réflexion, rien de plus. Ainsi, Aristote ramène l’infini dans la totalité finie, dont il ne sortira plus par la rationalité.

C’est à l’époque du scepticisme (− 250) que « la pensée perd confiance en soi », comme le formule Cohn. C’est à cette époque de la défaite de la Grèce que le sublime remplace le maîtrisé dans l’art, et c’est donc à cette époque qu’a lieu « la transmutation de la valeur affective de l’infini ». C’est par l’assimilation progressive de la divinité à l’infini que l’infini passe du Mal au Bien, la valeur affective de l’infini se renverse, l’infini devient une valeur positive. « (…) cet acte essentiel pour l’histoire de la pensée humaine s’est accompli lentement et presque inconsciemment. On trouve ces doctrines chez les néo-platoniciens, chez Plotin et ses disciples, sous une forme complètement achevée. Or, ces hommes ne les ont nullement créées de toutes pièces, mais ils les trouvèrent au contraire déjà très largement répandues. »

C’est l’aboutissement du premier cycle de la naissance de l’infini dans la pensée occidentale. Apparu d’abord comme ce qui est illimité, ce qui est au-delà du connu, puis ramené à sa formulation maîtrisée d’hypothèse qu’il prend avec l’infini en puissance, l’infini trouve son ancrage dans la réalité par le truchement de la divinité, à laquelle il est prêté de la réalité. Ce n’est que dans la croyance en un être illimité, absolu, ce n’est que dans la croyance en une divinité, que naît le mythe d’un infini en acte. Si la divinité est la réalité, et que l’infini est ce qui distingue la divinité, alors l’infinité est précisément la réalité.

Cet infini compensatoire devenu positif au moment où la pensée perd confiance en soi n’est que en et pour soi, comme dirait Plotin, mais ne s’étend pas encore à tout, et pas, en particulier, à l’espace ou au temps. C’est seulement comme horizon brillant, comme échappatoire, comme issue rêvée et mystique que l’infini réussit, dans la pensée grecque, ce renversement létal pour la pensée grecque. Le christianisme va, sur cette rampe de lancement, construire sa Weltanschauung.

La divinité devient réalité, et l’infini, devenu la grandeur et la puissance de la divinité, se retrouve dans chaque chose. Par la divinité, la réalité de l’infini revient dans le monde. Puisque le monde est le monde de Dieu, il est infini comme Dieu. C’est la vision qui se construit à partir de Nicolas de Cues, et qui avec Giordano Bruno arrive au renversement des derniers vestiges de la positivité prêtée à la finitude par Aristote : « Le monde doit être fini parce qu’il est parfait, et parfait puisqu’il est fini. Or, c’est justement le contraire : c’est l’infini qui est parfait ; c’est même la plus haute perfection puisqu’il contient en lui d’innombrables perfections. »

La lutte de la « science » contre la chrétienté provient principalement du dogme religieux de la Création : si Dieu a créé l’Univers, alors il y a bien un commencement, et par conséquent lui seul est infini, mais pas ce qu’il a créé. Mais le commencement déterminé du monde dans la Bible a cessé d’être plausible. C’est pourquoi la critique de la religion chrétienne par les sciences profanes naissantes est essentiellement une défense de l’infini contre les défenseurs de l’infini. C’est parce que les déistes sont jugés trop modérément infinitistes qu’ils sont critiqués par la science dite moderne, qui se développe à partir de Copernic.

Une fois cette réalité établie, l’infini peut s’étendre à tout et s’affranchir de la divinité déterminée qui lui a servi pour accéder à la réalité supposée, au bien supposé. C’est Hegel, Cantor, qui gardent le principe de la religion, et l’étendent à ce qui était profane, sacralisent le monde profane : le principe religieux, l’infini, est maintenant dans les choses, peut se passer de la représentation cosmogonique du démiurge.

Hegel et Cantor, cependant, étaient eux-mêmes trop lucides pour ignorer que l’opération d’extension de l’infini à laquelle ils ont tant contribué se serait faite au nom d’autre chose que la religion. La vieille idée de l’athéisme dissimulé de Hegel est une interprétation fort abusive de Marx et des jeunes hégéliens, qui voulaient par là appuyer leur propre athéisme. Quant à Cantor, voici ce qu’en dit l’un de nos vulgarisateurs, Lachièze-Rey : « Au XXe siècle, le mathématicien allemand Cantor (1845-1918), père de la théorie mathématique moderne des infinis, se présentera comme un successeur des penseurs médiévaux. Considérant sa poursuite de l’infini absolu comme une "quête de l’âme vers Dieu", il déclarera avoir étroitement mêlé ses recherches sur l’infini à ses préoccupations religieuses, et sollicitera même un avis du pape à propos de ses découvertes. »

Aujourd’hui, nos contemporains sont bien plus hypocrites. Ils affirment volontiers que la science a réfuté tous les infinis. Mais ils n’y croient pas eux-mêmes, parce qu’ils ont besoin de l’infini pour croire. On trouve donc des démentis saisissants, comme celui de l’astronome Couture – qui, espérons-le pour lui, ne se croit tout de même pas poète –, lorsque, après la fin, il aboutit encore à l’infini : « Dès le début du XIXe siècle, il apparaît donc que l’univers gaspille son énergie, elle se dissipe dans le vide sous forme d’ondes évanouissantes. Deux hypothèses viennent à l’esprit ; ou bien il se trouve quelque part une source qui entretient le débit des dépenses, ou bien l’avenir de l’univers est limité et, telle une rivière asséchée, il cessera un jour son activité. Alors les astres refroidis rouleront dans le noir sans fin, finiront par se rencontrer et retourneront poussières, ou bien se disperseront pour se perdre dans l’infini. »


 

4. « Max Müller dit que toute religion naît de la pression qu’exerce l’infini sur le fini »

Le commencement est choix, décision, rupture, réalité. Le contenu du commencement – les termes du choix, le discours de la décision, les éléments de la rupture, le phénomène de la réalité – est inconnu. Raconter cet inconnu est le sens de toute allégorie, en particulier de la cosmogonie.

L’infini de la cosmogonie n’est d’abord qu’un illimité : c’est l’allégorie de l’inconnu dans le commencement. C’est de croire en la réalité du commencement tel qu’il est dans l’allégorie qui constitue le commencement de la religion. C’est ce croire devenu système de pensée, religion, qui transforme ensuite l’illimité en infini. L’infini n’est que la croyance en la réalité de ce que raconte l’allégorie de ce dont on ne connaît pas la limite. Car l’allégorie devient refus de la réalité dès lors qu’on croit que son contenu est la réalité. Enfin, la religion est l’affirmation de la réalité du monde dans son contenu allégorique, obstacle à l’accomplissement, à la réalité. La religion consiste d’abord à raconter, ensuite à vérifier théoriquement, enfin à conserver pratiquement l’allégorie du commencement.

La fonction de la religion est de prétendre à la réalité du commencement tel qu’il figure dans l’allégorie et, par là, de nier la fin dans l’allégorie de l’infini prétendu réalité.


 
 
 

(Texte de 2003.)


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