t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 
         

 

 

 

   
Moderne et classique

 
         
Critique téléologique de Berkeley  
 
 
         
    1. Nouvelle Théorie de la vision    
         
           

 

 

‘Un essai pour une nouvelle théorie de la vision’ est certainement un des textes les plus surprenants et les plus hardis parus dans la période qui va de la Fronde à la révolution russe. Son auteur, Berkeley, démontre que la vision ne permet pas de voir ce qu’on lui attribue généralement : grandeur, distance, situation des choses. Nous ne verrions en vérité que des couleurs et des lumières. Berkeley appelle « idée » ce que nous appelons sensation, et il affirme que les « idées » de la vision sont fondamentalement distinctes de celles du toucher, en particulier, et des autres sens. C’est seulement parce que par expérience nous connaissons la simultanéité de certaines de ces idées de la vue et du toucher que nous les associons en une même idée composée. Les choses seraient de telles idées composées. C’est dans l’esprit que se forment les idées et les choses. L’expérience, l’habitude et l’intelligence nous permettent de signifier les taches indistinctes de couleur et de lumière que nous voyons. Ce que nous voyons est une représentation de ce que nous pensons, et non l’inverse.

Les « idées » sont passives, invariables, et ne peuvent déterminer quoi que ce soit. Les esprits, au contraire, sont actifs, et sont même toute activité. Berkeley les identifie à la volonté. Ils ne peuvent pas être représentés par des idées : comment quelque chose de passif pourrait-il représenter quelque chose d’actif ?

Un principe essentiel de cette théorie est que les choses que nous voyons, ou touchons, ou ressentons n’ont pas d’existence propre, c’est-à-dire en elles-mêmes. Leur existence consiste à être perçues. Et elles ne peuvent être perçues que par un esprit. Les choses pourtant, dans cette théorie, sont réelles : est réel ce qui est perçu ; est chimérique ce qui est établi par l’imagination. Les choses sont donc certaines, simples, et complètement élucidées : on peut toujours inférer d’une perception à une connaissance, on peut toujours être sûr de ce qu’on perçoit.

La hardiesse de cette conception vient de ce que, à partir d’arguments sur la vue, l’auteur en arrive à la conclusion que toute chose n’existe que dans l’esprit. Il n’y a pas de territoire des choses en dehors de l’esprit. Espace et temps sont relatifs dans ce qui est perçu. Il n’y a pas de monde matériel.

Je ne connais pas de réfutation aux arguments employés par Berkeley dans sa ‘Nouvelle Théorie de la vision’. Depuis trois cents ans, où Berkeley a été tour à tour rejeté ou occulté, il ne me semble pas qu’un penseur ait été suffisamment téméraire pour intervenir dans l’argumentation de Berkeley pour en montrer des contradictions convaincantes. Berkeley lui-même a publié et réfuté une objection contre sa conception, formulée par un auteur anonyme, plus de vingt ans après la publication de son premier grand ouvrage. Ce que Berkeley parvient à montrer d’essentiel dans cette nouvelle théorie, c’est qu’on peut avoir une hypothèse complètement différente de l’hypothèse dominante, qui affirme que nous vivons dans un monde de choses qui nous sont extérieures. Etre dans un monde d’esprits, entièrement et uniquement composé d’esprit et d’esprits, est une conception tout à fait envisageable qui décourage les réfutations.

La principale difficulté avec cette théorie, qui en comporte beaucoup, est donc d’abord d’arriver à se placer dans la perspective décrite par l’auteur. C’est un tel bouleversement par rapport aux croyances profondément ancrées dans notre société (et plus encore aujourd’hui qu’à l’époque de Berkeley) qu’il est devenu presque inconcevable de même lire Berkeley. Il y a dans un point de vue aussi destructeur de tous les présupposés de la conception matérialiste du monde, qui a triomphé depuis la contre-révolution française, une irruption si profonde de la négativité, qu’il est courant de la rejeter avant même l’examen, en s’appuyant sur des préjugés et des raccourcis de pensée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
    2. Principes de la connaissance humaine    
         
           

 

 


Les ‘Principes de la connaissance humaine’ sont considérés comme l’ouvrage majeur de Berkeley. J’y distingue trois grandes parties : l’introduction, qui attaque les idées abstraites, et les querelles de mots ; la critique de la matière, et notamment une réfutation méthodique de quatorze objections anticipées ; et les conséquences de cette théorie, et notamment l’identification de l’esprit en général à Dieu.

Alors que la ‘Nouvelle Théorie de la vision’ voulait détromper d’une vision erronée, et mettait en place une conception différente de la totalité, à partir de l’expérience d’une perception, les ‘Principes’ fondent la ‘Nouvelle Théorie de la vision’ en poussant assez loin le raisonnement commencé à partir de la vision. C’est donc un texte qui va en profondeur et qui met en place une cohérence, qu’il est encore difficile de deviner à partir de l’étonnement procuré par la ‘Nouvelle Théorie de la vision’.

Berkeley exige de la simplicité, et donne raison, a priori, au sens commun, au common sense. C’est de ce point de vue-là qu’il attaque toute abstraction. Par idées abstraites, il entend des « idées » qui ne peuvent être vérifiées par une perception. L’exemple qu’il choisit pour démontrer l’absurdité des idées abstraites est celui qu’a utilisé Locke pour décrire le triangle en tant qu’idée abstraite : « Par exemple, ne faut-il pas quelque peine et quelque adresse pour former l’idée générale de triangle (qui n’est pourtant pas la plus abstraite, la plus étendue ni la plus difficile) car elle ne doit être ni obliquangle, ni rectangle, ni équilatérale, ni isocèle, ni scalène mais, à la fois, tout cela et rien de tout cela. » Berkeley accepte cependant l’idée d’un triangle en général, à condition que, dans ce qu’on en dit, on puisse à la fois imaginer un triangle obliquangle, ou un triangle rectangle, ou un triangle équilatéral, etc. Si je dis : un triangle en général a trois côtés, je peux, en formulant cette phrase, me représenter un triangle particulier, puisque cette phrase vaut pour chaque triangle particulier. Mais une idée où tout cela et rien de tout cela n’est figuré paraît, pour Berkeley, impossible, parce que Berkeley semble exiger qu’il fasse partie d’une idée qu’on se la représente, avec des éléments perceptibles. Sinon, elle n’entraîne que des malentendus et des disputes oiseuses. Les disputes sur les mots ont pour lui le même effet pernicieux. Il reproche, entre autres, aux philosophes, d’avoir pris les choses par les mots. Les mots sont des signes qui désignent en principe une collection d’idées ; mais, à la longue, on utilise le mot pour désigner cette collection, et c’est le mot qui devient, abusivement, la base réelle de ce qu’on veut dire, alors même que la collection d’idées peut avoir changé. En d’autres termes, Berkeley constate qu’un des principaux problèmes de la philosophie, c’est de confondre la chose avec le mot qui ne la désigne jamais qu’imparfaitement. Personne, du reste, ne semble se formaliser moins des mots que Berkeley, qui, par exemple, explique qu’il utilise plutôt le mot « idée » que « sensation » parce que idée renvoie à une intelligence, mais que si tout le monde comprend bien ce qu’il veut dire par idée, et emploie sensation dans le même sens, alors il n’aura aucune objection à utiliser lui aussi le mot sensation.

La critique de la matière va jusqu’à la négation de la matière. Par matière, Berkeley entend une substance inerte, extérieure à l’esprit. Un de ses arguments principaux est de dire que si quelque chose d’extérieur à l’esprit existe, alors nous ne saurions pas le connaître ; et si nous ne le connaissons pas, alors son existence n’est qu’une vaine spéculation. Cet argument est le même que celui qui consiste à dire que tout ce que nous rencontrons, nous le pensons. C’est parce que nous pensons lumière et couleur, table, liberté que liberté, table, lumière et couleur ont une existence. L’existence des choses, et des principes, est donc d’abord dans la pensée. Je ne connais aucun argument qui, depuis trois siècles, ait réfuté cette impossibilité de considérer des choses extérieures à la pensée. Seul un choix arbitraire de l’existence de la matière indépendante, une croyance en une telle substance indépendante et dépourvue de pensée, semble avoir instauré le règne de la matière. Depuis Berkeley, et malgré lui, le fondement de la matière est resté fondamentalement le même : croire.

Après avoir démontré que toute chose est en fait une « idée », et qu’elle s’inscrit nécessairement dans l’esprit, Berkeley scinde en deux l’esprit sur lequel se porte maintenant l’attention. Il y a l’esprit de l’individu humain qui crée des idées, ce sont les idées de l’imagination. Et il y a l’esprit général qui crée des idées qui viennent à l’individu, qui ne viennent pas de son imagination, mais d’ailleurs. Ces idées-là sont beaucoup plus fortes que les idées de l’imagination. Ce sont les idées qui représentent les choses réelles, les choses de la nature qui nous seraient ainsi restituées par l’esprit général. Berkeley affirme ici que cet esprit est donc l’esprit de Dieu, sage et bon, infini, et responsable de l’harmonie que nous pouvons déceler dans la nature. Pour Berkeley, Dieu est tel qu’il est dans les Ecritures, et ce qui est dit dans les Ecritures est vrai, littéralement, et non pas comme s’il s’agissait d’un sens figuré.

C’est Dieu qui nous suggérerait la signification des choses, des idées, et même des actes de l’esprit. Nous percevons des groupes d’idées et nous finissons, par habitude, par facilité, et par négligence, par prendre l’une de ces idées pour le signe des autres ; nous finissons par exemple par utiliser un signe du toucher pour une idée de la vision et pour une idée du toucher, pourtant fondamentalement différentes, parce que nous avons pris l’habitude de les rencontrer ensemble. Une idée particulière peut ainsi devenir une idée générale. C’est ainsi par exemple que les mathématiques atteignent à une démonstration universelle lorsqu’une droite de petite dimension représente une très grande droite, puis une droite infinie. « Comme le signe remplace la chose signifiée, on lui accorde les mêmes propriétés, et une confusion s’établit : ainsi l’on affirme l’infinie divisibilité d’une droite finie. » Ensuite nous utilisons des signes moins représentatifs de ce qu’ils désignent, comme les mots ou comme les signes mathématiques qui peuvent renvoyer à des opérations. De la sorte, nous utilisons des signes pour décrire la volonté et l’activité de l’esprit. Puis nous confondons ces signes avec les signes qui représentent les idées, passives, elles, parce que nous utilisons le même type de signes, par exemple les mots, pour les décrire.

Voir, en effet, est comme un langage qui nous est donné par Dieu : les choses et notre façon de les regrouper forment ces signes qui nous permettent de comprendre, de connaître et de nous servir de la nature. Mais l’habitude et la grande invariance de ces signes font que nous prenons le signe pour ce qu’il désigne. De même que dans un livre, nous prétendons souvent voir ce que dit l’auteur, alors que nous ne voyons que des signes, des lettres, ce que nous voyons n’est pas ce qui est désigné. La physique, par exemple, n’est qu’un degré supérieur du langage visuel, une science de ces signes qui composent ce que nous voyons. Ces signes, disposés là par Dieu, sont inchangeables, sauf par Dieu, l’esprit général, qui peut éventuellement les modifier ; ce qu’il ne semble pas faire, cependant.

C’est donc un système curieux, mais hardi et qui instrumentalise entièrement les sciences. Il faut ici signaler que la théorie de la relativité, qui nie le temps absolu et l’espace absolu séparés, va dans le sens de Berkeley – qui niait ces absolus –, parce que l’absolu, tout comme l’infini, n’appartient jamais qu’à l’esprit, à Dieu, et en rien aux choses, qui sont toujours relatives et finies, et qu’on ne peut jamais diviser à l’infini.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
    3. Critique de certains arguments de Berkeley  
         
           

 

 

Berkeley conseille explicitement de lire ses œuvres dans l’ordre de leur parution, c’est-à-dire la ‘Nouvelle Théorie de la vision’ d’abord, les ‘Principes de la connaissance humaine’ ensuite. C’est que son approche est d’abord analytique, et ensuite synthétique, ce qui pour lui signifie qu’il part d’abord du discours dominant, où l’on découvre et l’on dissèque un point de vue partagé, c’est l’analyse, et qu’ensuite il part de son propre point de vue, c’est la démarche synthétique, où le résultat est déjà présupposé. En vérité, Berkeley semble évoluer au cours de sa démarche : il part d’une démonstration concrète, celle du fonctionnement de la vue, et, en allant vers la signification de ce fonctionnement, il en abolit au fur et à mesure les présupposés. L’avantage de cette méthode est que, partant des lieux communs de son temps, elle est facilement compréhensible par tous. L’inconvénient est que, en route, il oublie d’abolir certains présupposés, qui restent par conséquent des préjugés dans son discours.

Esse est percipi aut percipere : être c’est être perçu ou percevoir. Berkeley commence par la perception. Il démontre que rien de ce que nous voyons est en vérité grandeur, distance, situation, et que la grandeur, la distance et la situation proviennent d’une organisation spirituelle de ce qui est. Mais alors, pourquoi verrions-nous des couleurs, ou des lumières ? Bien entendu, Berkeley dit aussi que couleurs et lumières font partie de l’esprit. Mais l’impression qu’on voit effectivement, réellement, de manière non réductible, des « couleurs » et des « lumières », parfois des « formes », fait de ces catégories de la pensée des éléments autres que distance, grandeur, situation.

En poursuivant le raisonnement de Berkeley, je nie voir des couleurs ou des lumières. Couleurs et lumières proviennent de conventions, représentent des concepts, sont des constructions de l’esprit qui passe en moi. Pour reprendre la démonstration de Berkeley, ce sont des collections d’« idées ». Couleurs et lumières me viennent de mon expérience, de mes habitudes, et de la validation de ce que sont couleurs et lumières dans l’esprit, qui me les renvoie, parce qu’elles font sens dans une cohérence plus large, dans laquelle figurent également distance, grandeur, situation.

S’il n’y a pas de couleurs ni de lumières – même pas de couleurs ni de lumières, devrais-je dire – dans ce que je vois, qu’y a-t-il donc ? Mais il n’y a que ce que je pense. Ce n’est pas penser qui est une façon de voir, c’est voir qui est une façon de penser. Dans les nombreux modes de pensée, fort difficiles à combiner et à rendre cohérents, parce que justement ils ne permettent pas tous une conscience d’eux-mêmes, voir pourrait, à l’intérieur de l’hypothèse générale qui est celle de la téléologie, être mis au même plan que rêver, réfléchir, critiquer, polémiquer, changer de rythme, etc. Je veux dire par là que la vision est elle-même un regroupement d’idées arbitraire, mais tout à fait généralisé et indiscuté. Cependant, je réfute qu’on voie sans penser. Même ce que fait un animal avec ses yeux n’est qu’une façon que nous, humains, avons de penser son activité à ce moment-là. Les yeux eux-mêmes sont une hypothèse qui tient sa cohérence d’une sorte (parce qu’elle a des limites et des failles à ses extrémités) de système de pensée dans laquelle les yeux et la vision ont une place. D’ailleurs, l’un des actes spirituels les plus élevés et les moins bien connus de l’humain, le regard échangé, n’est pas même évoqué dans la ‘Nouvelle Théorie de la vision’ ; il aurait au moins permis l’hypothèse d’une subordination des lumières et des couleurs au sens, qu’il soit voulu ou fortuit.

Ce que nous appelons perception est donc une convention arbitraire qui correspond à la fois à des modes de pensée décelés et proposés comme hypothèses, et à l’arbitraire de notre construction d’hypothèses. Dans cette façon de voir, l’être peut être considéré comme un stade de pensée, ce qui est certainement bien autre chose qu’être perçu ou percevoir, qui ne me paraissent que des hypothèses de pensée, fort fructueuses depuis que nous les exploitons, mais limitées à un usage et à un moment tout de même circonscrits par le projet commun de l’humanité.

Cette critique de la primauté de la perception, chez Berkeley, n’est pas en contradiction avec toutes ses conclusions. Le fait, maintes fois souligné par cet auteur, que la perception s’inscrit finalement dans l’esprit, correspond à ma façon de l’exprimer qui, en considérant que la perception n’est pas quelque chose de réel, radicalise simplement le même propos en suggérant de supprimer le préjugé du présupposé. J’admets même la démarche de Berkeley, partant de la vision pour arriver à l’esprit, comme une phénoménologie, mais à condition de se défaire de sa certitude initiale : la croyance en une réalité des choses perçues, des sensations, des « idées ». Ma façon de radicaliser son propos, qui consiste à admettre l’hypothèse des choses perçues, des sensations, des « idées », pour conclure qu’elles ne sont en vérité que des choses de l’esprit, et qu’elles n’ont donc aucune réalité, correspond bien mieux à ce que je peux ressentir pour moi. En effet, mes « idées », au sens de Berkeley, ne sont nullement fixes et passives, comme pour lui. C’est seulement ma conscience qui les fixe à un moment donné, mais je sais bien que la même sensation continue dès que ma conscience embrasse un autre objet, et que, même aussitôt après, une même sensation a « bougé ». Parfois, parce que la différence est inessentielle, je considère qu’elle est la même, dans ma petite conscience, et parfois, parce que la différence m’intéresse, je la scinde radicalement de celle que j’avais d’abord perçue. Et justement : la non-fixité de mes sensations ou idées, leur action, semble la seule constante dans ma pensée consciente sans cesse bousculée, manipulée ou irriguée par ces pensées souterraines qu’elle a oubliées. Si j’ai bien compris Berkeley, les « idées », en tant qu’elles sont passives et invariables, sont seulement des représentations déterminées issues de la perception, c’est-à-dire des formes particulières de constats. Or, ma perception même refuse les constats qu’établit la conscience seule, et dérive souvent d’eux, soit vers de nouveaux constats, soit dans l’occultation parfois échevelée des précédents, soit dans la projection qui permet les projets.

Si je fais un premier bilan de ce début de critique, j’arrive aux résultats suivants : la perception n’est pas un commencement, mais apparaît seulement en tant que tel ; ce qui est perçu n’est pas la réalité, mais tente seulement de la représenter ; avec l’hypothèse que la réalité n’est pas un donné – et plus généralement qu’il n’y a pas de « donné » –, les choses ne sont pas réalité ; les sensations sont en mouvement, changeantes, pour ainsi dire insaisissables, et généralement innommables sauf à les réduire comme on peut réduire un film à une photographie ; tout ce qui est sensation est une façon de penser, est du penser. Ce n’est donc pas la vision, la perception, qui est au commencement, mais l’esprit. Ce n’est donc pas l’individu qui est au commencement, mais le genre. Et la vision n’est donc qu’une façon de l’esprit de penser ; ou une façon de distinguer individuelle, c’est-à-dire d’appliquer de la pensée collective. Le mouvement des sensations a pour conséquence que c’est un esprit volatile, insaisissable et qui change constamment celui qui me permet de voir.

Une autre conséquence importante, en contradiction avec Berkeley, est que s’il n’existe aucune façon de se rattacher à une réalité fixe à travers la perception, si les idées sont mobiles et volatiles et non immobiles, actives et non passives, cela signifie que le mouvement de l’esprit lui-même est une abstraction de soi permanente (le terme abstraction de soi est mal choisi, mais il est le plus proche : je veux dire par là que l’esprit semble se mouvoir sans arrêt, et qu’il tire son propre mouvement de soi-même et des opérations que la pensée fait sur la pensée, et de rien d’autre ; c’est un peu tôt pour le dire, mais ce rien d’autre aussi devrait être affaibli : la fin d’une pensée, en effet, perturbe et détermine les autres pensées, et même la pensée en général). Il me semble donc qu’on doit inverser le propos de Berkeley : ce n’est pas l’abstraction qui est à critiquer, mais c’est la concrétion qui doit être relativisée. La pensée en général est un mouvement d’abstraction, dont la concrétion est un moment. Le concret est un cas particulier de la pensée abstraite, tout comme la conscience est un cas particulier de la pensée. Une des formes de la pensée, généralement abstraite, est la pensée concrète, appliquée à quelque chose dans le registre que nous appelons sensible (il faudrait d’ailleurs voir différemment le sensible ou la perception, dont l’unité n’est qu’à travers les cinq sens, fort arbitraires, et qui, si on accepte leur hypothèse, ne se regroupent pas forcément entre eux ; on pourrait avoir la vision et le rêve ensemble par exemple, ou l’ouïe, l’odorat et l’imagination à l’exclusion des autres sens). C’est la concrétion de la pensée qui est fétichisée, et non l’abstraction comme semblait le penser Berkeley.

D’ailleurs, je suis tout à fait en mesure de concevoir un triangle abstrait, comme Locke. C’est simplement que la perception que j’associe à cette idée contradictoire en elle-même n’est nullement la perception d’un triangle, mais la perception d’un signe, d’une phrase, d’un outil, d’un moment, sans ligne, sans taille et sans couleur : dans cette perception, mon mode de pensée n’est pas le même que lorsque, en disant triangle, je me représente un triangle bleu et isocèle, légèrement penché. Je sais qu’il s’agit d’une abstraction, et je ne vais pas jusqu’à la représentation sensible de son contenu, parce que je sais que la représentation sensible n’est pas l’« idée » qui est ici signifiée par l’abstraction. De même que les idées de Dieu, de liberté, de demain, ou de répétition, de matière, d’infini ou de vérité ne sont pas associées à des représentations sensorielles, si ce n’est comme accélérateur, lien, concentration de significations qui se meuvent pour en établir une nouvelle, et tout cela et plusieurs autres pensées fugitives et fugaces ensemble, de même, je peux tout à fait utiliser dans mon imagination le triangle de Locke, car tout triangle qu’il est je me le représente sans forme. Je ne suis donc pas d’accord lorsque Berkeley affirme que l’abstraction est « impossible ».

Tout est pensée, et la pensée est donc essentiellement abstraite, ce qui pour la conscience implique des complexités apparemment sans fin. Je ne vois pas pourquoi la pensée devrait être « simple ». Une pensée simple est une concentration, parfois c’est une synthèse, mais souvent c’est un raccourci. La pensée populaire, la pensée commune, archétype de la pensée simple, est pour moi essentiellement la pensée courte. Les lieux communs, les slogans politiques ou publicitaires sont des pensées simples, généralement fausses. La pensée est compliquée, non parce que je manque de capacité à la simplifier, ce qui me paraît hors de doute, mais parce que l’humanité l’a rendue compliquée : un bilan quantitatif ferait apparaître une croissance considérable de la pensée depuis Berkeley, mais sans augmentation équivalente de capacité chez l’individu pensant ; nos modes de pensée se sont modifiés, ce que restitue fort mal l’écrit, et assez mal la langue, qui sont des stations d’épuration du brassage devenu considérable de pensées avec lequel nous avons pris l’habitude de jongler, plus ou moins bien ; et, il n’y a pas de trace à l’époque de Berkeley de ces perpétuels mélanges de pensées simultanées, qui sont devenus notre façon courante de nous mouvoir. La découverte d’une pensée non consciente va de pair avec l’accroissement considérable de cette pensée, invraisemblable à l’époque de Berkeley. Il ne faut donc pas voir dans la complexification une infirmité qui contraint à rester terre à terre, mais au contraire une tentative en cours pour amener le genre humain à son terme. D’innombrables abstractions, au sens de Berkeley, ont constitué des points de départ de la réflexion et de l’action. Que cette forêt vierge augmente plus vite que les capacités de notre conscience est justement l’un des aspects de l’aliénation. La complexité de l’esprit se manifeste dans ce qui échappe aux consciences. Tant que l’aliénation sera considérée comme un scandale, en particulier moral (l’aliénation serait quelque chose de « mauvais »), le fonctionnement même de l’esprit restera hors de portée de l’humanité, ce qui contribue, assez ironiquement, à l’aggravation de l’aliénation.

Berkeley s’est beaucoup battu contre ce qu’il appelle le scepticisme : il voulait de la certitude en tout. Ainsi, sa critique de la matière est-elle la négation de toute substance non pensante, de toute substance en dehors de l’esprit, ce qui contient le refus de toute chose que nous ne pourrions pas connaître. Je suis de son avis en ce sens que je ne vois pas comment on pourrait démontrer qu’il existe quelque chose hors de l’esprit, puisque exister implique un rapport de la conscience à la pensée. Mais je suis moins radical que lui en ce qui concerne l’existence de la matière : elle me paraît exister, à titre d’hypothèse. Les humains ont souvent posé des hypothèses fausses, qui leur permettent de comprendre des choses justes. L’hypostase, très fréquente, de ces hypothèses est le défaut de cette méthodologie qui me paraît pourtant essentielle : il faudrait, après avoir tiré des règles de nos hypothèses, ce que l’histoire dispute, leur rendre leur statut subalterne et éphémère d’hypothèses. Dieu, d’ailleurs, est une hypothèse qui a beaucoup été hypostasiée, au même titre que la matière. Cette différence qui me fait dire que la matière existe vient aussi de ce que le critère de l’existence ne peut pas être pour moi, comme pour Berkeley, la perception. Ce qui existe, pour la téléologie, est d’abord constat ou projet.

Quand Berkeley affirme que l’existence des choses est liée à la perception, j’entends que les choses n’existent que lorsqu’elles deviennent des « idées » dans l’esprit. Donc n’existerait qu’une chose perçue par un individu conscient. Mais chez Berkeley, la différence entre esprit et conscience n’est pas tracée. Les progrès de la pensée non consciente, dans le monde, dans l’abstraction, nous permettent un aperçu de plus en plus vaste de ce qui est pensé sans être perçu. Des constats latents, ou aliénés, des projets latents, ou aliénés, jouent dans nos consciences qui deviennent ainsi le miroir de cette latence. L’esprit est donc constamment en train de travailler nos idées (au sens de Berkeley) et les déforme ; et leur conscience n’est qu’un moment particulier, saillant, de leur mouvement, un arrêt sur idée.

Qu’elle soit concrète ou abstraite, simple ou complexe, la pensée ou l’esprit est tout, que ce soit chez Berkeley (l’esprit) ou dans la téléologie moderne (la pensée). Et j’approuve que la perception se comprenne finalement dans l’esprit – même si je trouve que Berkeley n’en a pas suffisamment tiré les conséquences – et par lui, même si je ne suis pas d’accord avec la façon dont Berkeley scinde l’esprit. En effet, il n’y a pour moi qu’un seul esprit, c’est bien cet esprit qui est tout ; l’esprit qui est généralement appelé « moi » est un accident de ce tout, un de ses aspects, rien de très important. Il se manifeste seulement dans les formes particulières que prennent les hypothèses qu’on appelle « je », « moi », « conscience », etc. Je doute cependant que Berkeley eût manifesté un violent désaccord avec ma façon de considérer l’esprit comme un et le même, dans ce qu’il a de déterminant, dans la totalité et dans l’individu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
    4. Critique de la métaphysique de Berkeley    
         
           

 

 

Là où je ne partage en rien l’avis de Berkeley, c’est qu’il appelle cet esprit Dieu. Alors qu’il explique bien, en passant par la perception, ce qu’est cet esprit qui nous échappe, à aucun moment il n’explique pourquoi cet esprit serait le Dieu du christianisme, ce qu’il affirme pourtant. Il y a une coupure fondamentale dans son œuvre : la méthodologie qui part du raisonnement et de l’argumentation saute, au moment de désigner et de nommer l’esprit, dans le péremptoire et l’invérifiable. L’exemple type de cette démarche soudain arbitraire est de faire de cet esprit un esprit infini. A aucun moment, rien dans la démonstration, ne laisse supposer l’infini de cet esprit ; il est seulement affirmé sans preuve, sans argument, et sans examen au moment où apparaît Dieu chez Berkeley.

De même, lorsque cet esprit est soudain qualifié de bon, ou de sage, rien ne vient soutenir dans la démonstration ces prétendues bonté et sagesse. Dès que Berkeley désigne l’esprit général, qui est le siège des esprits particuliers, et des idées, il l’identifie à un Dieu qui est celui des Ecritures au détail près, sans que rien dans l’argumentation, jusque-là serrée et raisonnable, ne permette une telle extrapolation. Sans doute dans les ‘Trois Dialogues entre Hylas et Philonous’ Berkeley affirme-t-il : « Notez-le bien : je ne dis pas, je vois les choses en percevant ce qui les représente dans la substance intelligible de Dieu. Cette assertion, je ne la comprends pas : mais je dis, les choses que je perçois sont connues par l’entendement et produites par la volonté d’un Esprit infini. » La réponse à cette affirmation, dans le paragraphe suivant, prétend en faire une preuve de Dieu « … et j’avoue que la preuve que vous donnez de l’existence de Dieu ne me semble pas moins évidente qu’inattendue ». En fait, le raisonnement dit ceci : ce n’est pas ma croyance en Dieu qui fait que je trouve une correspondance entre les choses et la substance de Dieu, mais c’est parce que les choses que je perçois sont nécessairement produites par un esprit, que cet esprit n’est pas moi, mais qu’il me dépasse, que cet esprit est l’Esprit infini. Rien de moins péremptoire, cependant, ne vient soutenir cet infini. Et Dieu est donc déduit seulement d’une conclusion arbitraire, ce qui est évidemment très en dessous de la preuve de Dieu que recherchait Berkeley.

Il semble seulement que Berkeley n’ait pas pu envisager un esprit qui aille au-delà de l’esprit individuel et qui ne soit pas Dieu. Cette hypothèse, à laquelle la téléologie moderne était parvenue, sans connaître le raisonnement de Berkeley, n’est pas en contradiction avec une partie importante de son argumentation, mais s’oppose fondamentalement à ses conclusions, hors de toute logique, de tout raisonnement. Qu’un esprit dépasse l’esprit individuel et ne soit pas Dieu est une déduction qui provient des deux derniers siècles, où les traces de cet esprit ont été notées, vérifiées, et parfois même assemblées dans des débuts de théorie. De cette dualité nécessaire entre d’un côté la pensée individuelle et de l’autre Dieu, ainsi que de la perception comme commencement, est née aussi l’accusation de solipsisme dont Berkeley doit être définitivement lavé même ou surtout quand il dit : « Rien n’existe à proprement parler que des personnes, c’est-à-dire des choses conscientes. Toutes les autres choses ne sont pas tant des êtres que des manières d’être des personnes. » Dans cet aphorisme de jeunesse, soit Dieu n’est qu’une des personnes, « une chose consciente », soit Dieu n’existe pas.

L’hypothèse téléologique, au contraire, propose de considérer que cette pensée en mouvement, telle qu’elle ne nous laisse même pas fixer nos « idées », est l’œuvre de l’humain, rien que de l’humain. La seule altération fondamentale que subit la pensée est dans l’activité humaine. Les humains, seuls, pensent et créent ce flot qui échappe à chacun d’entre eux, mais qui est leur unité collective. Dieu est une chimère au sens même que Berkeley donne au mot chimère : quelque chose de créé par la seule imagination, et qui ne se vérifie pas dans la perception. Sur ce point-là, j’affirme le contraire : c’est l’imagination du genre humain, en détail et en général, qui crée tout, la pensée et Dieu, le corps et l’esprit, personne et conscience, l’infini et sa fin. La pensée humaine en entier est chimère au sens où Berkeley l’entend, mais cette chimère, en détail et en entier, est l’humanité elle-même, c’est-à-dire la totalité. Nous sommes une apparence de réalité, une insatisfaction échappée de la réalité, de son incomplétude, de son inaccomplissement. L’humanité est la proclamation du provisoire.

Le saut entre l’esprit auquel arrive l’argumentation de Berkeley et Dieu a été hautement revendiqué par l’auteur, qui a toujours, avec une vigueur et une fougue qui honorent davantage son engagement que sa lucidité, voulu affirmer l’indissoluble nécessité de ce saut du connu dans l’inconnu, et de la négation de la matière au règne biblique. J’ai essayé de montrer que ce lien n’était qu’une affirmation sans argument. Je suis d’accord avec le raisonnement général de Berkeley, et je trouve seulement, en athée pas même ébranlé, que sa conclusion trahit l’excellence de cette argumentation, dont j’ai pointé ce qui m’en distancie.

Mais Berkeley a été soutenu à revers par tous ceux qui l’ont suivi. Personne, à ma connaissance, n’a mis en cause ce lien faux et faible de sa théorie. Au contraire : tous ceux qui sont venus après lui, en premier les matérialistes, ont toujours amalgamé, comme lui, l’idée de ce Dieu chrétien avec le fait que tout soit pensée. On voit là comment cette faute de Berkeley s’est retournée contre ce qu’il dit. Car si la pensée de Dieu est le résultat du fait qu’il n’y a rien comme de la matière, parce que tout est dans l’esprit, alors la réciproque est vraie : si quelqu’un affirme que tout est dans l’esprit, c’est qu’il est donc déiste ; le raisonnement de Berkeley valide la croyance qu’il voulait subordonner et lui rend sa prééminence. La réfutation de Dieu, qui n’est pas a priori, parce que ni Berkeley ni personne n’a réussi à prouver l’existence d’un Dieu hors de la pensée humaine, comme l’a assez bien résumé Kant, suffit depuis à la réfutation de Berkeley. Il n’est pas nécessaire, semble-t-il, d’argumenter contre, ou même autour de Berkeley, si l’on est athée – c’est ce que les trois siècles qui ont suivi l’auteur des ‘Principes de la connaissance humaine’ ont imposé.

Ce rejet a priori, si bien venu, parce qu’il est si difficile de lire et de comprendre, et de contredire Berkeley, s’est concentré dans la dénomination qu’on donne à cet auteur. On le nomme généralement l’évêque Berkeley. C’est une façon d’indiquer déjà qu’il n’y a là qu’un homme de clergé qui va réciter une théorie déiste, donc frappée de caducité progressive depuis la révolution française. On ne dit pas le prof Kant, le prof Hegel, ou le journaliste Marx, ce qui exonérerait de leur lecture beaucoup de lecteurs potentiels ; mais on dit l’évêque Berkeley. Ce détail est significatif pour les préjugés qui ont empêché ce qui aurait probablement fait le plus horreur et le plus honneur à Berkeley : une théorie athée de la totalité comme esprit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2007
(amendé le
25 juin 2007)

     
         

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