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Berkeley conseille explicitement de lire ses œuvres
dans l’ordre de leur parution, c’est-à-dire la ‘Nouvelle Théorie de la
vision’ d’abord, les ‘Principes de la connaissance humaine’ ensuite.
C’est que son approche est d’abord analytique, et ensuite synthétique,
ce qui pour lui signifie qu’il part d’abord du discours dominant, où
l’on découvre et l’on dissèque un point de vue partagé, c’est l’analyse,
et qu’ensuite il part de son propre point de vue, c’est la démarche
synthétique, où le résultat est déjà présupposé. En vérité, Berkeley
semble évoluer au cours de sa démarche : il part d’une démonstration
concrète, celle du fonctionnement de la vue, et, en allant vers la
signification de ce fonctionnement, il en abolit au fur et à mesure les
présupposés. L’avantage de cette méthode est que, partant des lieux
communs de son temps, elle est facilement compréhensible par tous.
L’inconvénient est que, en route, il oublie d’abolir certains
présupposés, qui restent par conséquent des préjugés dans son discours.
Esse est percipi aut percipere : être c’est être perçu ou percevoir.
Berkeley commence par la perception. Il démontre que rien de ce que nous
voyons est en vérité grandeur, distance, situation, et que la grandeur,
la distance et la situation proviennent d’une organisation spirituelle
de ce qui est. Mais alors, pourquoi verrions-nous des couleurs, ou des
lumières ? Bien entendu, Berkeley dit aussi que couleurs et lumières
font partie de l’esprit. Mais l’impression qu’on voit effectivement,
réellement, de manière non réductible, des « couleurs » et des « lumières »,
parfois des « formes », fait de ces catégories de la pensée
des éléments autres que distance, grandeur, situation.
En poursuivant le raisonnement de Berkeley, je nie voir des couleurs ou
des lumières. Couleurs et lumières proviennent de conventions,
représentent des concepts, sont des constructions de l’esprit qui passe
en moi. Pour reprendre la démonstration de Berkeley, ce sont des
collections d’« idées ». Couleurs et lumières me viennent de mon
expérience, de mes habitudes, et de la validation de ce que sont
couleurs et lumières dans l’esprit, qui me les renvoie, parce qu’elles
font sens dans une cohérence plus large, dans laquelle figurent
également distance, grandeur, situation.
S’il n’y a pas de couleurs ni de lumières – même pas de couleurs ni de
lumières, devrais-je dire – dans ce que je vois, qu’y a-t-il donc ? Mais
il n’y a que ce que je pense. Ce n’est pas penser qui est une façon de
voir, c’est voir qui est une façon de penser. Dans les nombreux modes de
pensée, fort difficiles à combiner et à rendre cohérents, parce que
justement ils ne permettent pas tous une conscience d’eux-mêmes, voir
pourrait, à l’intérieur de l’hypothèse générale qui est celle de la
téléologie, être mis au même plan que rêver, réfléchir, critiquer,
polémiquer, changer de rythme, etc. Je veux dire par là que la vision
est elle-même un regroupement d’idées arbitraire, mais tout à fait
généralisé et indiscuté. Cependant, je réfute qu’on voie sans penser.
Même ce que fait un animal avec ses yeux n’est qu’une façon que nous,
humains, avons de penser son activité à ce moment-là. Les yeux eux-mêmes
sont une hypothèse qui tient sa cohérence d’une sorte (parce qu’elle a
des limites et des failles à ses extrémités) de système de pensée dans
laquelle les yeux et la vision ont une place. D’ailleurs, l’un des actes
spirituels les plus élevés et les moins bien connus de l’humain, le
regard échangé, n’est pas même évoqué dans la ‘Nouvelle Théorie de la
vision’ ; il aurait au moins permis l’hypothèse d’une subordination des
lumières et des couleurs au sens, qu’il soit voulu ou fortuit.
Ce que nous appelons perception est donc une convention arbitraire qui
correspond à la fois à des modes de pensée décelés et proposés comme
hypothèses, et à l’arbitraire de notre construction d’hypothèses. Dans
cette façon de voir, l’être peut être considéré comme un stade de
pensée, ce qui est certainement bien autre chose qu’être perçu ou
percevoir, qui ne me paraissent que des hypothèses de pensée, fort
fructueuses depuis que nous les exploitons, mais limitées à un usage et
à un moment tout de même circonscrits par le projet commun de
l’humanité.
Cette critique de la primauté de la perception, chez Berkeley, n’est pas
en contradiction avec toutes ses conclusions. Le fait, maintes fois
souligné par cet auteur, que la perception s’inscrit finalement dans
l’esprit, correspond à ma façon de l’exprimer qui, en considérant que la
perception n’est pas quelque chose de réel, radicalise simplement le
même propos en suggérant de supprimer le préjugé du présupposé. J’admets
même la démarche de Berkeley, partant de la vision pour arriver à
l’esprit, comme une phénoménologie, mais à condition de se défaire de sa
certitude initiale : la croyance en une réalité des choses perçues, des
sensations, des « idées ». Ma façon de radicaliser son propos, qui
consiste à admettre l’hypothèse des choses perçues, des sensations, des
« idées », pour conclure qu’elles ne sont en vérité que des choses de
l’esprit, et qu’elles n’ont donc aucune réalité, correspond bien mieux à
ce que je peux ressentir pour moi. En effet, mes « idées », au sens de
Berkeley, ne sont nullement fixes et passives, comme pour lui. C’est
seulement ma conscience qui les fixe à un moment donné, mais je sais
bien que la même sensation continue dès que ma conscience embrasse un
autre objet, et que, même aussitôt après, une même sensation a « bougé ».
Parfois, parce que la différence est inessentielle, je considère
qu’elle est la même, dans ma petite conscience, et parfois, parce que la
différence m’intéresse, je la scinde radicalement de celle que j’avais
d’abord perçue. Et justement : la non-fixité de mes sensations ou idées,
leur action, semble la seule constante dans ma pensée consciente sans
cesse bousculée, manipulée ou irriguée par ces pensées souterraines
qu’elle a oubliées. Si j’ai bien compris Berkeley, les « idées », en
tant qu’elles sont passives et invariables, sont seulement des
représentations déterminées issues de la perception, c’est-à-dire des
formes particulières de constats. Or, ma perception même refuse les
constats qu’établit la conscience seule, et dérive souvent d’eux, soit
vers de nouveaux constats, soit dans l’occultation parfois échevelée des
précédents, soit dans la projection qui permet les projets.
Si je fais un premier bilan de ce début de critique, j’arrive aux
résultats suivants : la perception n’est pas un commencement, mais
apparaît seulement en tant que tel ; ce qui est perçu n’est pas la
réalité, mais tente seulement de la représenter ; avec l’hypothèse que
la réalité n’est pas un donné – et plus généralement qu’il n’y a pas de
« donné » –, les choses ne sont pas réalité ; les sensations sont en
mouvement, changeantes, pour ainsi dire insaisissables, et généralement
innommables sauf à les réduire comme on peut réduire un film à une
photographie ; tout ce qui est sensation est une façon de penser, est du
penser. Ce n’est donc pas la vision, la perception, qui est au
commencement, mais l’esprit. Ce n’est donc pas l’individu qui est au
commencement, mais le genre. Et la vision n’est donc qu’une façon de
l’esprit de penser ; ou une façon de distinguer individuelle,
c’est-à-dire d’appliquer de la pensée collective. Le mouvement des
sensations a pour conséquence que c’est un esprit volatile,
insaisissable et qui change constamment celui qui me permet de voir.
Une autre conséquence importante, en contradiction avec Berkeley, est
que s’il n’existe aucune façon de se rattacher à une réalité fixe à
travers la perception, si les idées sont mobiles et volatiles et non
immobiles, actives et non passives, cela signifie que le mouvement de
l’esprit lui-même est une abstraction de soi permanente (le terme
abstraction de soi est mal choisi, mais il est le plus proche : je veux
dire par là que l’esprit semble se mouvoir sans arrêt, et qu’il tire son
propre mouvement de soi-même et des opérations que la pensée fait sur la
pensée, et de rien d’autre ; c’est un peu tôt pour le dire, mais ce rien
d’autre aussi devrait être affaibli : la fin d’une pensée, en effet,
perturbe et détermine les autres pensées, et même la pensée en général).
Il me semble donc qu’on doit inverser le propos de Berkeley : ce n’est
pas l’abstraction qui est à critiquer, mais c’est la concrétion qui doit
être relativisée. La pensée en général est un mouvement d’abstraction,
dont la concrétion est un moment. Le concret est un cas particulier de
la pensée abstraite, tout comme la conscience est un cas particulier de
la pensée. Une des formes de la pensée, généralement abstraite, est la
pensée concrète, appliquée à quelque chose dans le registre que nous
appelons sensible (il faudrait d’ailleurs voir différemment le sensible
ou la perception, dont l’unité n’est qu’à travers les cinq sens, fort
arbitraires, et qui, si on accepte leur hypothèse, ne se regroupent pas
forcément entre eux ; on pourrait avoir la vision et le rêve ensemble
par exemple, ou l’ouïe, l’odorat et l’imagination à l’exclusion des
autres sens). C’est la concrétion de la pensée qui est fétichisée, et
non l’abstraction comme semblait le penser Berkeley.
D’ailleurs, je suis tout à fait en mesure de concevoir un triangle
abstrait, comme Locke. C’est simplement que la perception que j’associe
à cette idée contradictoire en elle-même n’est nullement la perception
d’un triangle, mais la perception d’un signe, d’une phrase, d’un outil,
d’un moment, sans ligne, sans taille et sans couleur : dans cette
perception, mon mode de pensée n’est pas le même que lorsque, en disant
triangle, je me représente un triangle bleu et isocèle, légèrement
penché. Je sais qu’il s’agit d’une abstraction, et je ne vais pas
jusqu’à la représentation sensible de son contenu, parce que je sais que
la représentation sensible n’est pas l’« idée » qui est ici signifiée
par l’abstraction. De même que les idées de Dieu, de liberté, de demain,
ou de répétition, de matière, d’infini ou de vérité ne sont pas
associées à des représentations sensorielles, si ce n’est comme
accélérateur, lien, concentration de significations qui se meuvent pour
en établir une nouvelle, et tout cela et plusieurs autres pensées
fugitives et fugaces ensemble, de même, je peux tout à fait utiliser
dans mon imagination le triangle de Locke, car tout triangle qu’il est
je me le représente sans forme. Je ne suis donc pas d’accord lorsque
Berkeley affirme que l’abstraction est « impossible ».
Tout est pensée, et la pensée est donc essentiellement abstraite, ce qui
pour la conscience implique des complexités apparemment sans fin. Je ne
vois pas pourquoi la pensée devrait être « simple ». Une pensée simple
est une concentration, parfois c’est une synthèse, mais souvent c’est un
raccourci. La pensée populaire, la pensée commune, archétype de la
pensée simple, est pour moi essentiellement la pensée courte. Les lieux
communs, les slogans politiques ou publicitaires sont des pensées
simples, généralement fausses. La pensée est compliquée, non parce que
je manque de capacité à la simplifier, ce qui me paraît hors de doute,
mais parce que l’humanité l’a rendue compliquée : un bilan quantitatif
ferait apparaître une croissance considérable de la pensée depuis
Berkeley, mais sans augmentation équivalente de capacité chez l’individu
pensant ; nos modes de pensée se sont modifiés, ce que restitue fort mal
l’écrit, et assez mal la langue, qui sont des stations d’épuration du
brassage devenu considérable de pensées avec lequel nous avons pris
l’habitude de jongler, plus ou moins bien ; et, il n’y a pas de trace à
l’époque de Berkeley de ces perpétuels mélanges de pensées simultanées,
qui sont devenus notre façon courante de nous mouvoir. La découverte
d’une pensée non consciente va de pair avec l’accroissement considérable
de cette pensée, invraisemblable à l’époque de Berkeley. Il ne faut donc
pas voir dans la complexification une infirmité qui contraint à rester
terre à terre, mais au contraire une tentative en cours pour amener le
genre humain à son terme. D’innombrables abstractions, au sens de
Berkeley, ont constitué des points de départ de la réflexion et de
l’action. Que cette forêt vierge augmente plus vite que les capacités de
notre conscience est justement l’un des aspects de l’aliénation. La
complexité de l’esprit se manifeste dans ce qui échappe aux consciences.
Tant que l’aliénation sera considérée comme un scandale, en particulier
moral (l’aliénation serait quelque chose de « mauvais »), le
fonctionnement même de l’esprit restera hors de portée de l’humanité, ce
qui contribue, assez ironiquement, à l’aggravation de l’aliénation.
Berkeley s’est beaucoup battu contre ce qu’il appelle le scepticisme :
il voulait de la certitude en tout. Ainsi, sa critique de la matière
est-elle la négation de toute substance non pensante, de toute substance
en dehors de l’esprit, ce qui contient le refus de toute chose que nous
ne pourrions pas connaître. Je suis de son avis en ce sens que je ne
vois pas comment on pourrait démontrer qu’il existe quelque chose hors
de l’esprit, puisque exister implique un rapport de la conscience à la
pensée. Mais je suis moins radical que lui en ce qui concerne
l’existence de la matière : elle me paraît exister, à titre d’hypothèse.
Les humains ont souvent posé des hypothèses fausses, qui leur permettent
de comprendre des choses justes. L’hypostase, très fréquente, de ces
hypothèses est le défaut de cette méthodologie qui me paraît pourtant
essentielle : il faudrait, après avoir tiré des règles de nos
hypothèses, ce que l’histoire dispute, leur rendre leur statut
subalterne et éphémère d’hypothèses. Dieu, d’ailleurs, est une hypothèse
qui a beaucoup été hypostasiée, au même titre que la matière. Cette
différence qui me fait dire que la matière existe vient aussi de ce que
le critère de l’existence ne peut pas être pour moi, comme pour
Berkeley, la perception. Ce qui existe, pour la téléologie, est d’abord
constat ou projet.
Quand Berkeley affirme que l’existence des choses est liée à la
perception, j’entends que les choses n’existent que lorsqu’elles
deviennent des « idées » dans l’esprit. Donc n’existerait qu’une chose
perçue par un individu conscient. Mais chez Berkeley, la différence
entre esprit et conscience n’est pas tracée. Les progrès de la pensée
non consciente, dans le monde, dans l’abstraction, nous permettent un
aperçu de plus en plus vaste de ce qui est pensé sans être perçu. Des
constats latents, ou aliénés, des projets latents, ou aliénés, jouent
dans nos consciences qui deviennent ainsi le miroir de cette latence.
L’esprit est donc constamment en train de travailler nos idées (au sens
de Berkeley) et les déforme ; et leur conscience n’est qu’un moment
particulier, saillant, de leur mouvement, un arrêt sur idée.
Qu’elle soit concrète ou abstraite, simple ou complexe, la pensée ou
l’esprit est tout, que ce soit chez Berkeley (l’esprit) ou dans la
téléologie moderne (la pensée). Et j’approuve que la perception se
comprenne finalement dans l’esprit – même si je trouve que Berkeley n’en
a pas suffisamment tiré les conséquences – et par lui, même si je ne
suis pas d’accord avec la façon dont Berkeley scinde l’esprit. En effet,
il n’y a pour moi qu’un seul esprit, c’est bien cet esprit qui est tout ;
l’esprit qui est généralement appelé « moi » est un accident de ce
tout, un de ses aspects, rien de très important. Il se manifeste
seulement dans les formes particulières que prennent les hypothèses
qu’on appelle « je », « moi », « conscience », etc. Je doute cependant
que Berkeley eût manifesté un violent désaccord avec ma façon de
considérer l’esprit comme un et le même, dans ce qu’il a de déterminant,
dans la totalité et dans l’individu. |
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Là où je ne partage en rien l’avis de Berkeley,
c’est qu’il appelle cet esprit Dieu. Alors qu’il explique bien, en
passant par la perception, ce qu’est cet esprit qui nous échappe, à
aucun moment il n’explique pourquoi cet esprit serait le Dieu du
christianisme, ce qu’il affirme pourtant. Il y a une coupure
fondamentale dans son œuvre : la méthodologie qui part du raisonnement
et de l’argumentation saute, au moment de désigner et de nommer
l’esprit, dans le péremptoire et l’invérifiable. L’exemple type de cette
démarche soudain arbitraire est de faire de cet esprit un esprit infini.
A aucun moment, rien dans la démonstration, ne laisse supposer l’infini
de cet esprit ; il est seulement affirmé sans preuve, sans argument, et
sans examen au moment où apparaît Dieu chez Berkeley.
De même, lorsque cet esprit est soudain qualifié de bon, ou de sage,
rien ne vient soutenir dans la démonstration ces prétendues bonté et
sagesse. Dès que Berkeley désigne l’esprit général, qui est le siège des
esprits particuliers, et des idées, il l’identifie à un Dieu qui est
celui des Ecritures au détail près, sans que rien dans l’argumentation,
jusque-là serrée et raisonnable, ne permette une telle extrapolation.
Sans doute dans les ‘Trois Dialogues entre Hylas et Philonous’ Berkeley
affirme-t-il : « Notez-le bien : je ne dis pas, je vois les choses en
percevant ce qui les représente dans la substance intelligible de Dieu.
Cette assertion, je ne la comprends pas : mais je dis, les choses que je
perçois sont connues par l’entendement et produites par la volonté d’un
Esprit infini. » La réponse à cette affirmation, dans le paragraphe
suivant, prétend en faire une preuve de Dieu « … et j’avoue que la
preuve que vous donnez de l’existence de Dieu ne me semble pas moins
évidente qu’inattendue ». En fait, le raisonnement dit ceci : ce n’est
pas ma croyance en Dieu qui fait que je trouve une correspondance entre
les choses et la substance de Dieu, mais c’est parce que les choses que
je perçois sont nécessairement produites par un esprit, que cet esprit
n’est pas moi, mais qu’il me dépasse, que cet esprit est l’Esprit
infini. Rien de moins péremptoire, cependant, ne vient soutenir cet
infini. Et Dieu est donc déduit seulement d’une conclusion arbitraire,
ce qui est évidemment très en dessous de la preuve de Dieu que
recherchait Berkeley.
Il semble seulement que Berkeley n’ait pas pu envisager un esprit qui
aille au-delà de l’esprit individuel et qui ne soit pas Dieu. Cette
hypothèse, à laquelle la téléologie moderne était parvenue, sans
connaître le raisonnement de Berkeley, n’est pas en contradiction avec
une partie importante de son argumentation, mais s’oppose
fondamentalement à ses conclusions, hors de toute logique, de tout
raisonnement. Qu’un esprit dépasse l’esprit individuel et ne soit pas
Dieu est une déduction qui provient des deux derniers siècles, où les
traces de cet esprit ont été notées, vérifiées, et parfois même
assemblées dans des débuts de théorie. De cette dualité nécessaire entre
d’un côté la pensée individuelle et de l’autre Dieu, ainsi que de la
perception comme commencement, est née aussi l’accusation de solipsisme
dont Berkeley doit être définitivement lavé même ou surtout quand il dit :
« Rien n’existe à proprement parler que des personnes, c’est-à-dire
des choses conscientes. Toutes les autres choses ne sont pas tant des
êtres que des manières d’être des personnes. » Dans cet aphorisme de
jeunesse, soit Dieu n’est qu’une des personnes, « une chose consciente »,
soit Dieu n’existe pas.
L’hypothèse téléologique, au contraire, propose de considérer que cette
pensée en mouvement, telle qu’elle ne nous laisse même pas fixer nos « idées »,
est l’œuvre de l’humain, rien que de l’humain. La seule
altération fondamentale que subit la pensée est dans l’activité humaine.
Les humains, seuls, pensent et créent ce flot qui échappe à chacun
d’entre eux, mais qui est leur unité collective. Dieu est une chimère au
sens même que Berkeley donne au mot chimère : quelque chose de créé par
la seule imagination, et qui ne se vérifie pas dans la perception. Sur
ce point-là, j’affirme le contraire : c’est l’imagination du genre
humain, en détail et en général, qui crée tout, la pensée et Dieu, le
corps et l’esprit, personne et conscience, l’infini et sa fin. La pensée
humaine en entier est chimère au sens où Berkeley l’entend, mais cette
chimère, en détail et en entier, est l’humanité elle-même, c’est-à-dire
la totalité. Nous sommes une apparence de réalité, une insatisfaction
échappée de la réalité, de son incomplétude, de son inaccomplissement.
L’humanité est la proclamation du provisoire.
Le saut entre l’esprit auquel arrive l’argumentation de Berkeley et Dieu
a été hautement revendiqué par l’auteur, qui a toujours, avec une
vigueur et une fougue qui honorent davantage son engagement que sa
lucidité, voulu affirmer l’indissoluble nécessité de ce saut du connu
dans l’inconnu, et de la négation de la matière au règne biblique. J’ai
essayé de montrer que ce lien n’était qu’une affirmation sans argument.
Je suis d’accord avec le raisonnement général de Berkeley, et je trouve
seulement, en athée pas même ébranlé, que sa conclusion trahit
l’excellence de cette argumentation, dont j’ai pointé ce qui m’en
distancie.
Mais Berkeley a été soutenu à revers par tous ceux qui l’ont suivi.
Personne, à ma connaissance, n’a mis en cause ce lien faux et faible de
sa théorie. Au contraire : tous ceux qui sont venus après lui, en
premier les matérialistes, ont toujours amalgamé, comme lui, l’idée de
ce Dieu chrétien avec le fait que tout soit pensée. On voit là comment
cette faute de Berkeley s’est retournée contre ce qu’il dit. Car si la
pensée de Dieu est le résultat du fait qu’il n’y a rien comme de la
matière, parce que tout est dans l’esprit, alors la réciproque est vraie :
si quelqu’un affirme que tout est dans l’esprit, c’est qu’il est donc
déiste ; le raisonnement de Berkeley valide la croyance qu’il voulait
subordonner et lui rend sa prééminence. La réfutation de Dieu, qui n’est
pas a priori, parce que ni Berkeley ni personne n’a réussi à prouver
l’existence d’un Dieu hors de la pensée humaine, comme l’a assez bien
résumé Kant, suffit depuis à la réfutation de Berkeley. Il n’est pas
nécessaire, semble-t-il, d’argumenter contre, ou même autour de
Berkeley, si l’on est athée – c’est ce que les trois siècles qui ont
suivi l’auteur des ‘Principes de la connaissance humaine’ ont imposé.
Ce rejet a priori, si bien venu, parce qu’il est si difficile de lire et
de comprendre, et de contredire Berkeley, s’est concentré dans la
dénomination qu’on donne à cet auteur. On le nomme généralement l’évêque
Berkeley. C’est une façon d’indiquer déjà qu’il n’y a là qu’un homme de
clergé qui va réciter une théorie déiste, donc frappée de caducité
progressive depuis la révolution française. On ne dit pas le prof Kant,
le prof Hegel, ou le journaliste Marx, ce qui exonérerait de leur
lecture beaucoup de lecteurs potentiels ; mais on dit l’évêque Berkeley.
Ce détail est significatif pour les préjugés qui ont empêché ce qui
aurait probablement fait le plus horreur et le plus honneur à Berkeley :
une théorie athée de la totalité comme esprit. |
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