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Soif de débat
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TO rit de l’amour
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« Chaos, l’abîme béant, naquit le tout premier ; puis Gaia, la terre au
vaste sein, assise à jamais inébranlable de toutes choses, et Eros, le
plus beau des dieux immortels, qui défait les membres et, dans la
poitrine de tous, dieux et humains, dompte l’esprit et le sage vouloir. » (Hésiode,
Théogonie.)
« Par ailleurs, dans sa Théogonie, l’Amour se présente chez Hésiode
comme de génération spontanée, apparaissant aussitôt que la Terre (Gaïa)
est issue du chaos ou de l’abîme. Il est le premier né des Dieux, avant
même Ouranos, le ciel étoilé, le fils incestueux de la “Terre aux larges
flancs” et avant même Aphrodite, qui ne naîtra que plus tard de la
semence d’Ouranos répandue sur les flots. Eros représente ici un
principe cosmogonique d’où sont issues toute vie et toute possibilité de
relation entre les êtres. » (Encyclopédie des symboles, amour.)
TO RIT DE L’AMOUR
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A – L’amour est si peu |
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1. Du peu de théorie en amour |
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La première raison du peu de théorie de l’amour est que pour construire
la théorie d’une chose il faut penser pouvoir embrasser la chose en
entier, il faut pouvoir l’objectiver. Considérer une chose comme objet
implique la capacité de la scinder de ce qui la fonde. Or l’amour se
distingue justement par l’apparence illimitée qu’il prend comme objet.
Avec l’amour l’objet acquiert une liberté sans bornes qui lui fait
absorber d’autres objets, et qui transforme ainsi l’objet de l’amour en
sujet agissant. L’amour rit de la théorie en ce sens que les frontières
entre objet et sujet y sont brouillées et que la grandeur de l’objet se
confond avec son fond.
Il faut ensuite avoir une connaissance de son objet. La connaissance de
l’amour est très limitée. L’expérience, pourtant absolument
indispensable, n’est pas d’un grand soutien en la matière d’abord parce
que c’est une expérience qu’on ne peut pas décider d’acquérir au
préalable ; le phénomène de ce concept lui-même interdit de préparer la
conscience à l’observer si bien que sa vérification pratique n’est pas
affaire de volonté, et sa vérification théorique est tout aussi fortuite
et pragmatique. Par ailleurs, c’est une expérience quantitativement fort
limitée et qui ne s’est pas encore détachée de la particularité. Je veux
bien admettre par hypothèse théorique qu’un individu ait pu aimer deux
autres individus dans sa vie, quoique je n’en aie jamais ouï d’exemple.
Même dans ce cas hautement improbable, l’expérience de l’amour offrirait
à la théorie de l’amour un maximum de deux cas d’espèce. Si l’expérience
personnelle, si nécessaire à cette connaissance spécifique, et donc, en
principe, unique, interdit une répétition des expériences et entraîne de
graves biais dans la compréhension (par exemple une incapacité à
distinguer entre cas particulier et généralité), l’expérience des autres
est encore moins probante. Déjà, il n’existe aucune définition de
l’amour qui soit universellement reconnue, aucun fait qui prouve l’amour
de manière indiscutable, aucun consensus, ni dans la langue, ni dans le
ventre pour déterminer ce qui est désigné par ce vaste mot. L’entrée
dans le contenu du terme amour notamment, le fait de savoir si l’on
aime, ou si l’on n’aime pas, est impossible à décider, en tout cas avec
des outils cognitifs rationnels. Mais ce n’est pas seulement la
construction rationnelle du terme qui laisse à désirer, si j’ose dire :
l’amour est sans doute le thème le plus discuté sur lequel il existe le
moins de théorie. La connaissance des autres se limite en effet à des
récits, des poèmes, des contes, des chants, des apophtegmes et des lieux
communs, ensemble disparate et douteux, fort peu utilisable pour une
compréhension et une exégèse. Quant aux rares théoriciens qui ont
prétendu à une théorie générale du phénomène, pas un ne construit son
discours en réfutation du précédent, et pas un ne prétend être le
complément d’un prédécesseur ; toutes ces théories sont donc des
fragments, à peine plus utilisables pour comprendre l’amour que les
chants et poèmes, et parfois indistincts d’eux. Une liste des
théoriciens en la matière serait donc courte et ressemblerait peut-être
à celle-ci : Platon, Ovide, Ibn ‘Arabi, Stendhal, Simmerl, de Rougemont,
Luhmann. Platon ne figure ici qu’en tant qu’il a donné son nom à un
comportement qui est cependant en contradiction avec l’amour ; Ovide a
confondu amour et libertinage ; Stendhal a tenté quelque chose qui était
à côté de ses capacités ; Simmerl s’est perdu ; Luhmann, en sociologue
cauteleux, ne prend pas pour objet l’amour, mais l’expression de l’amour
dans la communication, et encore seulement l’amour des siècles passés.
Restent Ibn ‘Arabi et de Rougemont. Mais pour Ibn ‘Arabi l’amour entre
humains n’est que l’expression de l’amour divin ; et de Rougemont, qui
est le seul à être contre l’amour, est aussi celui qui, le plus
manifestement, n’a pas aimé et ne sait donc pas ce que c’est.
La distance que l’observateur doit avoir par rapport à l’amour pour le
saisir est un autre obstacle insurmontable. Pour la guerre, par exemple,
le soldat pourra m’en restituer la part du ressenti : l’horreur, le
courage, la peur, l’héroïsme, les privations, la colère contre l’ennemi
ou contre l’obéissance ; pour l’analyse, en revanche, je m’adresserais
plutôt à quelqu’un qui n’a pas vécu la guerre, mais dont le recul lui
aura permis d’en observer les causes, les enjeux, les différentes
phases, et d’évaluer l’importance relative de ce jeu. Pour l’amour,
cette dichotomie, qui serait pourtant nécessaire, n’est pas possible,
parce que si, pour la guerre, le soldat et le théoricien peuvent
partager les mêmes conceptions éthiques et morales, se reconnaître dans
les même buts, avec l’amour le phénomène peut modifier toutes les règles
et toutes les lois, mais sans codifier ces modifications ; là où, à la
guerre, des règles se forment et sont étudiées à la lumière de
l’expérience, avec l’amour, l’expérience déforme les règles et il n’y a
aucune place pour l’étude. Ceux qui parlent d’amour sans en connaître
l’horreur, le courage, la peur et l’héroïsme, les privations, la colère
contre l’ennemi et l’obéissance, ne peuvent pas en analyser les causes,
les enjeux, les différentes phases, ni évaluer l’importance relative de
ce jeu ; et inversement, ceux qui sont dans son épreuve ne peuvent pas
en saisir la place dans l’histoire, la portée, les perspectives, la
finalité. C’est un paradoxe qui me met moi-même en contradiction : pour
prendre l’amour comme objet il faut aimer, mais quand on aime, on ne
peut pas prendre l’amour comme objet. On peut apprendre la guerre, mais
on ne peut pas apprendre l’amour.
Cette difficulté pourrait sans doute être tournée grâce au temps si,
après avoir aimé, on attendait de ne plus aimer pour en élaborer la
théorie. Mais si personne ne l’a fait, ceci tient à deux phénomènes,
eux-mêmes en contradiction. Dans le premier, on a aimé, et on n’aime
plus ; or, comprendre l’amour est aussi crucial qu’impossible quand on
aime, mais quand la possibilité croît, quand l’amour, si l’on peut dire,
décroît, c’est en rapport inversement proportionnel à l’intérêt. Dans ce
premier cas de figure, que beaucoup d’acteurs prétendent avoir vérifié,
une théorie de l’amour n’a plus de sens quand on n’aime plus. Cela
signifie qu’une théorie de l’amour ne peut pas être autre chose qu’un
moment de l’amour, et c’est une bien curieuse conclusion, qui réfute de
Rougemont, parce que c’est le seul exemple d’une théorie qui serait
alors un moment de ce dont elle est la théorie : non pas le constat de
ce dont elle parle, la synthèse ou la conclusion, mais un moyen qui a
les atours du but, une finalité qui sert de combustible. Le second
phénomène est que l’on ne sait pas quand et comment supprimer ou
dépasser l’amour. Je ne crois pas que l’on sache quand et comment
l’amour commence, parce que même le célèbre coup de foudre est la
simplification, l’image qui fait l’économie de la réflexion d’un
processus complexe, dans la pensée non consciente et dans la pensée
consciente, puis à travers le temps ; mais si son commencement nourrit
déjà davantage les illusions que les certitudes, la fin de l’amour est
encore moins vérifiable : on l’a vu survivre à la mort, on a vu son
accomplissement lui échapper, comme si l’infini avait enfin une réalité.
De sorte que du deuxième cas de figure, on apprend ceci : l’amour ne
s’arrête pas ; et s’il s’est arrêté, pour celui qui en témoigne, ce
n’était pas de l’amour.
L’amour est aussi un terme tellement éclaté dans les sens et les usages
qu’il semble difficile d’en discuter en étant sûr de traiter du même
objet que le public, l’auditeur, et même l’autre, l’amoureux ou l’aimé.
Cette dérive n’est cependant pas propre à l’amour. Mais c’est peut-être
le mot qui a le plus subi une interchangeabilité avec un superlatif
qu’il était implicitement. On utilise par exemple la déclinaison
agissante de l’amour, aimer, pour valoriser des choses qui ne pensent
pas, ce qui est évidemment un détournement et une décompression du
terme. Le discours marchand, en particulier, s’est emparé massivement de
l’amour, en profitant justement du vide théorique : il y a sans doute de
la pensée dans les choses, mais les choses ne pensent pas ; les choses
n’aiment pas, et par conséquent, il n’y a pas d’amour dans les choses,
car l’amour n’est pas, comme la pensée en général, une chose qui se
prête. Comme le terme génocide, utilisé pour frapper les imaginations,
est devenu un terme de rhétorique politicienne et moraliste pour décrire
un massacre qu’on veut faire passer pour extrêmement odieux (on a
maintenant entendu des accusations de génocide pour un mort), l’amour,
parce qu’il était jugé rare et d’une très grande intensité, a été
administré de manière publicitaire à des objets moins rares et moins
intenses ; en leur conférant son exclusivité, il l’a perdue. L’usage
superlatif de l’amour se vérifie aussi dans la certitude de la très
grande majorité des contemporains d’en avoir fait l’expérience : ils
appellent simplement amour l’émotion la plus forte qu’ils ont connue
envers une autre personne ou tout autre objet, comme s’il ne pouvait pas
leur être dénié que cette émotion, dont ils parlent alors, si intense
qu’elle est pour eux, ne l’est pas encore suffisamment pour être de
l’amour ; et, en effet, sur un sujet où l’expertise appartient à chacun,
elle est bien sûr aussi mauvaise que la critique dans un monde qui
n’appartient à personne. Puisque chacun peut décider pour lui de ce
qu’est l’amour, la dilution de ce terme devenu concept ne s’est pas
arrêtée à nommer ainsi l’émotion la plus forte, mais a fini par englober
toutes les émotions fortes, puis toutes les émotions seulement positives
d’une personne. Aujourd’hui, la plupart des contemporains aiment un
conjoint, une famille, des amis, les gens en général, et même les
chiens. Ainsi, l’explosion de pensée de notre temps, qu’on appelle
l’aliénation, a aussi fait qu’une notion aussi mal saisie que l’amour
permet à la fois de désigner une expérience – la plus intense qui puisse
arriver à un être humain – et la positivité la plus générale, la plus
exempte d’intensité, la plus neutre, la plus banale.
L’intensité de l’amour est antithéorique. Elle s’oppose avec une vigueur
folle au cataplasme froid de la langue et noie ses bordures inégales. Ce
qui est à l’œuvre chez l’amoureux ne s’exprime que de manière très
insuffisante, principalement parce que l’intensité dépasse en urgence de
vécu et de restitution tous les moyens d’expression que l’expérience a
mis à sa disposition : dans l’amour on pense beaucoup plus vite que
d’habitude, et d’habitude on pense déjà beaucoup plus vite qu’on ne
parle, et on parle plus vite qu’on n’écrit ; or, pour une théorie, il
faut encore écrire. Et quand une telle expression s’affirme, quand
l’incommunicabilité est provisoirement vaincue, la compréhension est
encore loin d’être atteinte : le public, et l’aimé, n’entendent que très
exceptionnellement le discours proposé par l’amoureux, parce que
l’amoureux ne sait pas s’exprimer et parce qu’il manque généralement
l’intensité nécessaire aux auditoires pour entendre ce discours qui
devient un bizarre galimatias transposé dans des tiroirs culturels ou
dans des intentions psychanalytiques, mais qui a perdu le sens spirituel
et unitaire de la sphère de l’amour. En effet, ce sont deux discours
apparemment incommensurables qui se présentent ensemble dans le discours
de l’amoureux : l’intensité, souvent si difficile à déchiffrer et le
contenu concret du vécu de cette intensité. La rationalité de la
conscience n’autorise pas ce qui est à la fois explosion altérée par la
grossièreté de la logique et une implosion maquillée en réflexion sur
l’ensemble du chantier, une trahison de la sphère de l’amour, son
extension et une vaine tentative d’évasion, vaine non seulement parce
qu’elle échoue, mais parce qu’une théorie de l’amour est une
manifestation de vanité, une parade.
Il faut aussi savoir qu’une théorie de l’amour ne s’adresse nullement
aux usagers, comme les théories en général, pour leur faciliter
l’expérience ou leur permettre d’accéder à une connaissance
particulière. Une théorie de l’amour reste une forme de message
particulier. Cette singularité paradoxale provient de ce qu’une théorie
de l’amour ne peut pas achever l’amour, ne peut pas épuiser le
phénomène, mais reste au contraire un outil dans l’amour lui-même et ne
peut donc pas prétendre son objet achevé, comme c’est le cas des
théories en général. Une théorie de l’amour dévoie ce qu’est une théorie
en général, parce que le public, à qui cette théorie s’adresse, n’est
qu’un moyen dans la dualité particulière de l’amour. Une théorie de
l’amour n’est qu’une lettre, ou un poème à l’aimé ou une tentative de
spéléologie dans la profondeur insondée de la sphère de l’amour, avec la
généralité comme encre, et le public comme plume. Cette particularité
égoïste nécessaire est évidemment une des principales causes du manque
de théorie de l’amour. |
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2. Du peu d’amour |
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En partie à cause de son
manque de théorie, le concept d’amour a éclaté dans tous les sens. La
langue française, encore davantage que les langues anglo-saxonnes, a
soutenu la prostitution du mot aimer : aimer s’étend à ce que dans
d’autres langues les publicitaires et les employés de bureau n’osent pas
nommer love, lieben mais like, mögen. Mais même dans ces langues, le
terme plus fort, love, lieben, est aujourd’hui couramment appliqué à des
objets dont on ne pourrait même pas dire like et mögen, qui ne forment
guère plus qu’un camp retranché du grand marais de l’amour facile. Le
concept « aimer » s’utilise en effet maintenant pour accompagner le
moindre penchant.
Synonyme d’inclination, le mot amour n’a plus de commune mesure avec
l’amour dont je parle ici, pour lequel les dévaluateurs repentants
croient avoir trouvé un nom qui ne trahisse ni celui-là ni leur usage du
mot : l’amour avec un grand A. Mais tout comme l’histoire avec un grand
H n’existe que parce que le mot histoire a été galvaudé, l’amour avec un
grand A n’est qu’une déjection mythique de la simple sympathie à
laquelle l’usage essentiellement marchand tente actuellement de réduire
l’amour, en pillant son lustre au passage. Et si chacun a le droit
aujourd’hui de fixer ce qu’est l’amour, ce n’est apparemment que dans le
sens dominant qui dévalue le terme ; le restreindre au contraire à un
sens plus profond est généralement considéré comme sot, prétentieux,
emphatique, mystique. Rendre l’élévation de ce terme au mot est vu comme
un abus exagéré contre la liberté du mot. Que la prostitution, par
exemple, dont le principe est l’argent, n’est pas l’amour dont le
principe n’est pas l’argent, est d’une grande évidence ; pourtant il est
plus courant d’admettre que la prostitution est de l’amour que de le
réfuter.
L’amour, ici, est donc prédéterminé contre les modifications du sens que
lui fait subir la société positiviste, et comme je tiens cette
aliénation pour non achevée, c’est-à-dire que je crois qu’elle est
réversible, mon propos ne tiendra compte de ces utilisations impropres
de l’amour uniquement quand elles risqueraient d’interférer avec la
chose telle que je la forme en progressant dans sa description. Je vais
proposer de s’élever à cette chose à l’aide de quelques préalables
indispensables :
a) L’amour est une activité humaine. Seuls les êtres humains aiment.
Ceux qui prétendent que le soleil, le cinéma, la pensée de Hegel, la
musique, Dieu ou leur chien aiment, se trompent de verbe.
b) Pour aimer il faut deux êtres humains,
pas moins. L’amour est un
rapport entre des individus, qui justement nie l’individu. L’hypothèse
comme quoi on pourrait aimer à trois ou plus existe et je n’y suis pas
opposé ; seulement, par moi-même, je n’ai jamais vu ni entendu le
moindre exemple concret derrière cette prétention souvent affirmée. Je
suis donc d’autant plus sceptique sur cette forme d’amour que je suis
incapable de me figurer le mouvement pratique de la pensée dans ce cas
particulier du phénomène.
c) Comme l’amour est activité humaine, avec un nombre d’humains très
restreint, on peut donner à ses acteurs des noms génériques : l’amoureux
et l’aimé. D’emblée, il n’existe qu’un seul rapport, mais qui n’est
d’abord que potentiel, entre ces deux pôles, la réciprocité. Ceci
signifie que, par rapport à l’amour, toute l’action de l’amoureux doit
pouvoir être menée par l’aimé, et inversement. Non qu’on ne puisse aimer
sans être aimé ; mais on ne peut aimer qu’un objet qui peut aimer aussi.
Un préalable à l’amour est une rencontre entre l’amoureux et l’aimé : on
ne peut plus aimer Goya ou la duchesse d’Albe, Roméo et Juliette.
d) L’amour est une pratique humaine générique, comme par exemple
procréer. Je veux dire par là que cette activité a pour contenu et pour
forme l’humanité. Si j’affirme ce résultat en préalable, c’est pour
signaler d’entrée la gravité extrême de l’amour.
e) De ces quelques précautions il ressort que l’amour est une forme
particulière de la communication. Elle est particulière au sens où, au
grand dam de sa théorie, elle est le mouvement de pensée le plus court
entre deux individus séparés, et qu’en tant que tel, sa vérité
universelle, c’est-à-dire ce qui ferait d’elle une communication au sens
exact du terme, est cachée par les protagonistes. En ce sens, l’amour,
donc, n’est pas communication. Je vais essayer de montrer – pas
seulement parce qu’une théorie a pour perspective l’universalité, mais
par le contenu même de l’objet – en quoi l’amour est une communication
en puissance.
On peut déjà comprendre en quoi l’amour est
en puissance par le fait que
la communication entre les deux individus concernés se présente comme un
mouvement de la pensée, mais non comme un contenu de communication. Pour
qu’une communication devienne réelle, il faut qu’elle dise quelque chose
qui soit le dépassement de son phénomène : l’enfantement, ou la poésie,
sont des productions du phénomène de l’amour, mais ne constituent pas
son dépassement, et en sont au contraire plutôt une décompression.
L’usage que les êtres humains ont eu de l’amour n’est encore jamais allé
jusqu’à un tel dépassement. Le phénomène lui-même – et c’est une
contradiction, mais qu’on retrouve avec d’autres phénomènes de la pensée
– a toujours réussi à empêcher tout contenu.
Même s’il faut tenir en compte la forte discrimination de l’amour dans
une société qui en exalte des caricatures, même s’il faut donc supposer
derrière la censure officielle inconsciente sur ce phénomène une forte
autocensure, peut-être plus consciente, de ses pratiquants, l’amour est
extrêmement rare. J’ai connu fort peu de personnes qui ont aimé (et
parmi celles que je soupçonne, je ne suis sûr d’aucune), je n’en ai a
fortiori connu aucune qui ait aimé deux personnes, comme je l’ai déjà
dit, et d’ailleurs je suis incapable d’imaginer comment elle aurait
fait, ni même une qui ait été aimée par deux personnes, ce qui me
paraît, en revanche, beaucoup plus probable ; et je n’ai rencontré
personnellement aucun cas de réciprocité. Encore une fois, je n’entends
pas élever ces constats de ma courte expérience, de ma grande ignorance,
et de ma mauvaise visibilité, surtout pour un phénomène environné de
défenses très fortes sur les apparences, à des règles générales ; mais
je tiens à signaler que ceux qui ont aimé sont à peu près aussi rares,
d’après une évaluation sans valeur statistique, que ceux qui prétendent
n’avoir jamais aimé, tant tout un chacun assimile à l’amour (avec un
grand A) l’émotion la plus forte qu’il a vécue, puis, dévaluant le mot,
toutes les émotions fortes qu’il a vécues, puis toutes les émotions
positives envers autrui, puis toutes les émotions positives envers quoi
que ce soit ; pas étonnant, dans ces conditions, que l’amour soit
extrêmement rare.
Mais l’amour n’en est pas moins un acte de pensée capital pour le genre
humain.
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B – Théorie de l’implant |
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1. Explosion initiale |
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Le préalable à l’amour est
une rencontre. Deux individus, c’est-à-dire, deux consciences et ce qui
les porte exercent un mouvement d’attraction. Ce mouvement semble
pouvoir être très diversifié, entre une attraction réciproque et une
attraction unilatérale. Mais ce qui distingue la rencontre amoureuse des
autres, c’est que d’une manière non encore élucidée, une aspiration
irrésistible se produit entre les deux pensées engagées. Et au moins
l’amoureux devient, sur-le-champ, incapable de s’y soustraire.
Pour qu’il y ait amour il faut que l’un des deux individus de la
rencontre initiale aime, c’est l’amoureux ; et il faut que l’un des deux
au moins soit aimé, c’est l’aimé. Théoriquement il se peut que les deux
aiment, et il se peut que les deux soient aimés : non seulement le cas
de la réciproque, qui dans l’idéologie dominante est la règle idéalisée
et donc généralisée, ne doit pas être exclu, mais chacun des deux peut
aimer ou être aimé par un tiers. La véritable règle générale, conforme à
la description plus juste de l’amour que j’essaye ici de formuler,
semble être celle d’un amoureux et un seul, face à un aimé et un seul
dans des rôles qui ne sont pas interchangés.
Que l’élément premier de l’attraction soit un regard, un geste, une
odeur, un mot, une idée, une action, c’est la capacité à dérouler cet
initiateur dans des perspectives hors de mesure par l’amoureux qui
transforme l’attraction ordinaire en attraction amoureuse : l’ouverture
proposée va au-delà du connu, et bientôt, au-delà du connaissable. Cette
révélation correspond, pour l’amoureux, à un ébranlement irréversible de
son intégrité : l’unicité de l’individu est mise en cause, parce que
l’attraction représente une unité dans laquelle l’amoureux pense devoir
et pouvoir se fondre. Au prix de son autonomie, dans la perception –
forte aimantation physique –, la conscience – abdication de
l’indépendance d’opinion – et l’esprit – tentative théorique ou pratique
de transcendance –, l’individu espère accéder à un autre qui le dépasse ; cet autre est aussi bien l’aimé que l’unité entre l’amoureux et
l’aimé. C’est ce en quoi, fondamentalement, l’amour se différencie de
toute autre relation entre individus.
Le premier acte d’amour est une destruction. L’amour est d’abord un
violent accident, une négation profonde, la révélation critique d’une
contradiction, une crise aiguë de la validité de la vie. C’est d’abord
par l’autre, l’aimé, une destruction du système de défense de
l’amoureux.
La destruction des systèmes de défense caractériels est l’ordinaire de
la rencontre. Presque toutes les rencontres sont des imprégnations :
l’autre laisse une marque, plus ou moins intense, plus ou moins durable,
plus ou moins profonde dans le caractère, ou dans la conscience, ou dans
l’esprit stocké. Cette imprégnation est ensuite travaillée, parfois elle
est ensevelie, parfois elle est expulsée, parfois elle devient ornement,
outil, jouet, aliment, défense supplémentaire. On dit généralement que
le temps efface tout ; ce n’est pas le temps qui efface les
imprégnations des autres, c’est la pensée collective, l’esprit, qui par
ses milliards d’opérations successives retouche et corrige sans
interruption toute la superficie sensible, consciente et non consciente,
d’un individu. Ces couches superposées de pensée produisent cette
impression qu’il est d’ailleurs impropre d’appeler effacement, depuis
qu’on sait qu’elles sont parfois mises en réserve, et qu’elles peuvent
rejaillir, soudain, de l’oubli.
Mais pour qu’une rencontre soit de l’amour, il ne suffit pas de tailler
une brèche, d’imprégner le haut de la pile des milliards de pensées,
c’est l’essentiel de la construction logique de l’individu qui est
touché, divisé, éclaté, c’est l’ensemble du système unitaire coordonné
par sa conscience qui perd sa validité, qui perd sa cohérence.
Il me semble peu probable qu’une telle opération de dynamitage puisse
avoir lieu en une seule fois. Nos carapaces sont généralement équipées
de systèmes de réserve et de secours, aptes à pallier provisoirement des
effondrements de muraille et à s’opposer à une percée qui menace les
centres de décision. L’amour se manifeste donc plutôt par une série
d’explosions que par une seule explosion.
Je distingue entre explosion initiale isolée et explosion initiale
suivie d’autres explosions. L’explosion initiale isolée est ce qu’on
appelle le coup de foudre. Les violentes secousses qui la suivent
semblent parfois s’apparenter à des explosions ; mais, dans le cas du
coup de foudre, elles sont moins fortes que la première, et l’intensité
du phénomène est décroissante. Les coups de foudre sont parfois très
violents, mais souvent l’imprégnation n’est que superficielle : leur
effet dure peu, et ils n’ont pas véritablement modifié le système
caractériel foudroyé. Lorsque l’explosion n’est pas isolée, elle se
présente comme une réaction en chaîne où les déflagrations les plus
fortes ne sont pas les premières. Il y a progression de l’intensité,
vers le cœur du système de défense caractériel, et il y a destruction de
sa logique interne. Même s’il est impossible ici de généraliser, l’amour
semble plutôt procéder d’une série d’explosions que du coup de foudre.
L’explosion initiale est elle-même déjà phénomène. Le commencement de ce
phénomène n’est pas connu, et c’est d’autant plus navrant que c’est un
commencement qui n’est pas indifférent. Le moment où l’aimé place, le
plus souvent sans le savoir ou le vouloir, la première charge explosive,
n’est presque jamais perçu en tant que tel, et même ces supplétifs de la
subjectivité que sont les mémoires voient flou à cette distance. Mais
c’est un geste d’une si grande précision qu’il semble nécessiter de
nombreuses circonstances concordantes.
Si le caractère de l’aimé est indifférent pour le commencement de
l’amour, le caractère de l’amoureux doit correspondre à certaines
dispositions. D’abord il doit être unifié, c’est-à-dire avoir atteint
une cohérence interne qui lui donne un centre de gravité ; les enfants,
qui n’ont pas encore réalisé cette unité, et dont le caractère ne peut
pas exploser quand la partie la plus importante en serait détruite, ne
peuvent pas aimer. Ensuite, cette carapace ne doit pas être trop souple,
car trop de souplesse permet d’esquiver, au moins pour l’essentiel,
toute charge affective ; les individus les plus désirés, le personnage
tragique du Don Juan par exemple, sont rarement aptes à aimer : ils ont
transformé les frontières de leur caractère en zones, en limites
mouvantes, où ils empoignent et enlisent les charges affectives sans que
leur propre essence soit atteinte, si bien que ce centre qui se dérobe
si bien se réduit à n’être que de la dérobade, un jeu de miroirs sans
rien à réfléchir ; ils parviennent, dans des préfabriqués de modèles
culturels et interrelationnels, à affaiblir toute agression émotionnelle
à leur égard. L’homme sans caractère dont rêvait Reich est tout à fait
incapable d’exploser ; Reich, qui a tant voulu normaliser la sexualité
au service du travail, n’a fait que des allusions à l’amour, qui
montrent combien peu il a connu le phénomène.
Un caractère trop rigide, d’autre part, une carapace trop épaisse, trop
dure, ou trop soudée, semble également capable de repousser tous les
risques d’explosion, tant que la volonté de l’aimé est aussi peu engagée
que de nos jours, et même si elle l’était davantage, tant que
l’ignorance générale de l’amour, dans notre époque où il y a aussi peu
d’art à se faire aimer, n’a pas encore appelé une technicité ou une
tactique de l’aimé. Cette figure, cependant, n’est qu’un extrême
théorique, puisque chaque rencontre est une offense du caractère. Mais
il existe de nombreux individus blindés contre la charge affective des
autres, c’est-à-dire dont la volonté est de ne pas se laisser pénétrer.
Cette volonté suffit en général pour éviter l’explosion. La violence
même de l’amour a donc besoin de la complicité de l’amoureux. Pour
aimer, il faut donc le vouloir. Mais ce vouloir ne doit pas être
volontarisme, se fixer l’amour comme but est généralement une des
meilleures façons de l’interdire : il faut qu’il y ait latence, il faut
que l’agression de l’autre soit partiellement admise, la pénétration de
l’autre ne doit pas être crainte ou rejetée a priori. Le dynamiteur
extérieur, en devenant l’aimé, doit trouver des appuis dans la place ;
et parmi ces appuis, il faut qu’il y ait une acceptation, là aussi
latente, à exploser soi-même. On le voit : une personne capable d’aimer
n’est pas un enfant, dont l’esprit est insuffisamment formé, et a peu de
chances d’être un vieillard, dont la plupart sont blindés, mais semble
plutôt être un jeune adulte, dont les remparts sont friables, qui est
prêt à participer à leur perte et dont l’ouverture et la tolérance pour
ce qui est nouveau ne sont pas seulement apparentes, mais dominent des
étendues de doute plus grandes que les certitudes.
La première perception de l’aimé en tant qu’aimé peut difficilement être
consciente. Le manque de références me contraint à formuler cette
perception en hypothèse : la pénétration de l’amoureux se fait à travers
la stupeur. La stupeur, l’étonnement devant l’autre, semble présider à
cette première agression, qui permet à l’autre de s’infiltrer, de
préparer l’explosion. En ce qui concerne sa perception, cette stupeur
est à la fois une paralysie, une incapacité de décider (notamment de
l’attitude caractérielle à adopter), et elle semble provoquée par une
sorte d’injection d’un anesthésiant ; sa traduction en pensée est
l’étonnement devant un être humain qu’on ne pouvait pas imaginer, les
sensations qu’il véhicule, l’horizon qu’il émet, l’esprit qu’il exprime.
Le système de référence sous lequel il apparaît semble d’abord le plus
étranger possible à celui de l’amoureux, mais simultanément aussi comme
le plus proche, parce que cette différence abyssale est aussi perçue
comme immédiatement complémentaire. Cette stupeur, cependant, ne doit
pas être confondue avec l’explosion, dont elle est seulement l’aveu de
tolérance, comme l’ivresse du corps de garde d’une forteresse saoulé par
les dynamiteurs qui peuvent ainsi s’introduire.
L’explosion du système de défense caractériel n’est pas un orgasme, ou
alors par coïncidence, et il n’est pas non plus douloureux au sens
physique, ou alors par coïncidence. C’est même un prolongement de la
stupeur initiale devant l’aimé qui a pour effet que l’explosion n’arrive
apparemment à la conscience de l’amoureux que bien après s’être
produite. Cette déflagration, en effet, modifie nos instruments de
mesure cognitifs et nos garde-fous contre les explosions, si bien que
les amoureux sont souvent incapables de reconnaître leur état. La
conscience de l’amoureux, entre stupeur et explosion, ne peut que
rarement se prendre pour objet ; et même si c’est le cas, comme cette
conscience elle-même a au moins partiellement explosé, elle refuse
souvent l’explosion ou est incapable de l’admettre. L’amoureux a
beaucoup moins l’impression que quelque chose de fondamental s’est
produit que si on lui arrachait l’œil ou la jambe, ou que si on lui
greffait un troisième bras ou jambe. |
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2. Violence |
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L’amour, dès la rencontre
initiale, est d’abord et uniquement une violence. C’est la plus grande
atteinte à l’intégrité qu’un être humain puisse subir. La torture et la
terreur, abondamment pratiquées depuis un siècle, ont certes brisé des
systèmes de défense caractériels entiers avec le même degré de réussite
que des bombardements aériens sur les systèmes de défense des villes,
mais ils n’ont pas réussi à détruire l’unité, la direction et la forme,
l’architecture de la pensée de ces systèmes de défense caractériels.
L’amour, contrairement à la torture et à la terreur, est une destruction
qui contraint à changer de Weltanschauung, qui contraint à
l’intelligence là où torture et terreur obtiennent au mieux de la ruse,
et à la communication là où torture et terreur n’extorquent que des
aveux. L’amour, dès la première explosion initiale, restructure la
pensée de l’amoureux : son centre de gravité change, son essence est
métamorphosée, son intégrité est dépossédée.
La pensée de l’aimé s’installe dans la pensée de l’amoureux en déréglant
la perception. La perception de l’amoureux est envahie par la sensation
de l’aimé : les sens, tous les sens, sont accaparés, la perception en
général est sursollicitée. L’intensité des sensations est outrée aussi
bien dans le plaisir, que dans la souffrance. C’est que la perception ne
dépend plus de la conscience de l’amoureux, mais de la pensée de l’aimé,
qu’il essaye de capter. D’importantes déformations des sensations
ordinaires, non liées à l’aimé, peuvent en découler.
En même temps, la conscience et l’esprit de l’amoureux subissent
également une violente altération : elles changent de rythme, comme la
perception elles s’élèvent et se raffinent, et elles perdent
l’évaluation de la socialité, en particulier le rapport de l’aimé au
monde, et la mesure du monde en général. En surrégime, la conscience
découvre nécessairement de nouvelles perspectives. Elle manque
immédiatement de tous les moyens d’atteindre ou d’installer ces
perspectives : incapacité à les nommer, à les figurer, à les exprimer ;
incohérence, parfois hallucinatoire, dans la distinction entre le
possible et le fantasmé ; absence de confiance dans sa propre raison et
logique, à cause de la vitesse inusitée de la réflexion ; inadéquation
de la langue, et refuge dans des formes d’expression que le langage a
atrophiées, comme la métaphore, la poésie, le cri, le geste, le rituel,
le rire, l’échange de regards ; apparition de la superstition, par
exemple à travers l’hypostase des coïncidences. Mais malgré ce
dérèglement catastrophique, non toléré par la société, l’accélération de
pensée est d’abord un plaisir et ensuite une étrange contrainte, car
l’accélérateur de pensée – l’aimé – ne rejoint pas l’éphémère, et la
durée de l’envahissement est impossible à mesurer. A ce stade,
l’amoureux oscille entre le plaisir des sens et de l’accélération de la
pensée d’un côté, et la crainte et la souffrance de l’occupation de
l’aimé, qu’il subit d’autant plus que l’aimé n’est pas conscient de son
imposition.
Cette agression fondamentale de l’amoureux par l’aimé est une
progression de la pensée de l’aimé dans l’amoureux. Ce type de viol (un
viol un peu particulier en effet, parce que le violeur n’en jouit
qu’accidentellement et il ignore même souvent sa pénétration, alors
qu’en règle générale le violé, quoique humilié et dépossédé – et
rarement parce qu’humilié et dépossédé –, en jouit) se produit également
à un degré moindre avec d’autres « proches » quand on dit que leur
affection prend telle place en moi. Mais cette imprégnation de l’autre
est alors bénigne, périphérique, et l’on peut facilement la
circonscrire, la relativiser et l’inscrire dans l’ensemble de notre
vision des choses, et même en profiter. Dans l’amour c’est au contraire
cette imprégnation qui circonscrit l’amoureux ; en même temps qu’elle le
relativise – en modifiant par exemple la centralité de son moi dans le
monde – elle attribue une gravité et un sérieux hors de proportion à de
multiples détails, et elle saborde la logique ordinaire. Toute
l’ouverture faite d’irrationnel, de douceur et de désir parfois désignée
par le vilain mot de « potentiel affectif » de l’amoureux est
exclusivement accaparée par l’aimé, qui prend et occupe toutes les
places. Et c’est tout ce potentiel affectif qui détermine à ce moment
l’ensemble de la pensée consciente de l’amoureux, et non l’inverse,
quand le magma indéterminé des sensations est assigné à une place fixe
comme un zoo, ou relativement fixe comme un « parc naturel », géré et
encadré, ne serait-ce que dans les grandes lignes, par l’administration
de la conscience.
La destruction du système caractériel est d’autant plus violente que son
apparence est dérisoire, et que son auteur, l’aimé, peut difficilement
supposer la profonde et terrible agression qu’il est en train de
commettre. Le bris du système des règles d’orientation de l’amoureux
s’accompagne de l’exigence de la reconstruction immédiate du système,
mais selon une logique qui n’est plus conçue par l’amoureux. Il y a des
refus de reconstruction immédiate du système, des rejets de cette
variante de la peur du vide, des critiques du système comme police de
l’esprit et comme limite de la conscience. Mais cette dérationalisation
volontaire est complètement rejetée par la société, qui isole et
camisole de telles manifestations de ce qu’elle appelle folie ; et
surtout, l’aimé sent ou voit l’illogisme de l’amoureux comme un
obstacle. C’est un frein à sa progression dans l’amoureux, et c’est
pourquoi l’amoureux est contraint de reconstruire aussitôt. La
reconstruction immédiate, la reconstruction de facto fait partie de la
destruction et lui est indispensable.
Si la mort est un thème central de l’amour, c’est peu dans son violent
début. Car la destruction du caractère n’est que rarement complète même
si elle est au moins centrale. L’amoureux qui mourrait de stupeur ou de
la série d’explosions qui suit, serait à proprement parler victime d’un
coup de foudre. Même s’il est possible que cela soit arrivé (et on
notera que le coup de foudre qu’on prête généralement à l’amour n’est
jamais supposé létal, comme un coup de foudre au sens propre), c’est
sans doute une exception, parce que quand bien même les explosions
initiales sont très rapprochées, elles sont quand même étagées, et
progressent vers le centre par pans successifs, et non, à l’inverse, en
frappant directement au centre, puis en irradiant vers l’extérieur
(quoiqu’il puisse exister des coups de foudre de cet ordre-là). Mais les
cas de décès consécutifs à la violente agression par l’aimé sont
nombreux. Diverses formes de suicide témoignent de l’insupportable de
cette première période de l’amour où il faut apprendre à admettre qu’on
est violemment investi sans l’avoir explicitement demandé. Dans notre
société, un tel envahissement est considéré comme une atteinte à
l’honneur, aussi bien pour les femmes que pour les hommes,
essentiellement en regard de la perte d’individualité, qui est
sacralisée. En outre, le fait de se voir ainsi attaqué et de laisser
détruire les fondements de son intimité est sans doute responsable d’un
certain nombre de meurtres d’aimés par des amoureux, qui peuvent même
être intervenus, tout comme les premiers suicides d’amoureux, avant
d’avoir conscience que ces morts soient causées par l’amour.
Cette violence initiale n’est pas supprimée dans le cours du mouvement,
au contraire, le cours du mouvement est l’expression de cette violence
initiale. Chacune des différentes étapes de l’amour est marquée par la
violence : ce sont des explosions, ce sont des contradictions
insurmontables, ce sont des volontés déchirées après avoir été tendues à
l’extrême, ce sont des idées uniques brisées, ce sont des projets qui
portaient au-delà de l’individu soudain abandonnés, ce sont des séries
de choix et de rupture, et même de ruptures avec ses propres
convictions, avec ses proches, avec la mélodie sacrée qui se constitue
lentement comme le reliquat intime de l’enfance. Ce qu’on appelle amour
sans violence n’a rien à voir avec l’amour : c’est une résignation,
c’est une morale de la raison, c’est une politique de la soumission,
c’est une police du caractère, c’est un fantasme, mystique et
mythologique, religieux et commercial, c’est un mensonge de paix
sociale. |
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3. Implant |
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L’aimé, qui vient de finir
de pénétrer l’intimité, commence aussitôt à y déblayer et à y
construire. Cet occupant refonde les systèmes de défense écroulés, mais
avec son propre matériau, extérieur à celui de l’amoureux investi, et en
y introduisant une logique qui ne se soucie guère de celle qui est en
partie détruite et en partie intacte. De sorte que tout un territoire,
central, du caractère de l’amoureux est investi par une sorte d’implant,
qui est imposé à l’amoureux, qu’il utilise sans le posséder et autour
duquel il reconstruit sa vision du monde, mais dont l’essence lui
échappe, douloureusement. Cette construction est une sorte de vaste
enclave aux sous-sols abyssaux, habitée par l’aimé, palais ou
cathédrale, au carrefour névralgique de l’amoureux, sur les ruines de
son ancienne cohérence.
Si l’amoureux est surtout passif dans cette reconstruction qui s’opère
en lui, c’est d’abord que son propre caractère est en miettes, donc
privé de ses capacités à se défendre, ensuite c’est qu’il n’en a pas
conscience, tant cette reconstruction est concomitante de la série des
explosions, et tant cet ouvrage est surprenant et peu connu.
Mais si l’amoureux connaissait et reconnaissait cette opération au
moment où elle a lieu, il paraît probable que sa passivité n’en serait
pas modifiée. D’abord, il lui manque les outils pour déblayer en soi, et
pour reconstruire lui-même ; ensuite, la reconstruction sous les ordres
de l’aimé abonde nécessairement de qualités dont l’amoureux se trouve
dépourvu : grandeur, nouveauté, esthétique, richesse, esprit, science,
choix ciselé de matières raffinées et inconnues. Enfin, autant les
explosions sont plutôt indolores en ce qui concerne la perception,
autant la reconstruction est déjà une expérience physique jouissive. Car
cet implant qui semble vivre est en mouvement et il se comporte comme
l’armée romaine en conquête : il s’empare de la direction du pays, mais
sans vouloir l’anéantir ; il prolonge les structures dont il a besoin
pour maintenir l’occupation, mais il respecte la plus grande partie des
mœurs et des coutumes locales ; et au contraire de l’armée romaine
d’occupation, lorsque l’implant s’aménage en château et en camp, c’est
déjà un plaisir indispensable pour le pays occupé ; l’envahisseur,
cependant, qui est le maître d’œuvre de cette greffe, l’aimé, n’a aucune
conscience de sa contribution à ce fantastique ouvrage.
L’apprentissage de cet implant, par l’amoureux, se manifeste souvent par
le mimétisme. L’amoureux emprunte les gestes, les regards, les façons de
parler, les goûts et les dégoûts, les pensées et l’esprit de l’aimé.
Comme le geste de l’aimé est délicieux, il le pratique, mais sans
l’apprendre, seulement en l’imitant. Comme la pensée de l’aimé s’est
introduite dans sa pensée, il la pratique sans l’apprendre, en
l’imitant. En voulant ainsi toucher à son tour à l’implant de la manière
qu’il pense avoir vu faire, l’amoureux fausse à son tour la pensée de
l’aimé.
Cet implant n’est déjà plus la pensée, au sens le plus large, de l’aimé
dans l’amoureux, mais la pensée de l’aimé telle que l’amoureux la pense,
ce qui est bien différent. Ce qui vient de naître là, qui n’est encore
qu’une silhouette indécise, à la fois chantier à peine entamé, souffle
de vie à peine passé, terre déjà cuite pas encore modelée, est un
étonnant tiers entre les deux protagonistes, l’aimé et l’amoureux.
Chacun y a part, personne ne le sait. La véritable réciprocité de
l’amour serait dans la responsabilité entière et réciproque de ce
phénomène ; pourtant, aujourd’hui, comme il est ignoré, l’amoureux et
l’aimé se rejettent la responsabilité du phénomène qui leur apparaît,
complètement incompréhensible et imprévisible, tant qu’ils ignorent
cette étrange médiation qu’ils se sont aménagée, et qui est
principalement la dialectique de tout phénomène : de la dualité crue
irréductible naît un tiers ; ce tiers n’est que du possible, car la
réalité, qui à ce stade de l’implant est son rêve, anéantit tiers,
dualité, un. L’amoureux rejette cette responsabilité avec d’excellentes
raisons : il sait bien que ce n’est pas de lui que provient la grâce qui
est maintenant en lui d’autant qu’elle ne s’allume qu’au contact
explosif de l’aimé seul ; et l’aimé a de meilleures raisons encore : il
ne voit ni ne goûte, ni n’entend, ni ne touche, ni ne sent l’implant. Et
pour cause : l’implant, qui est le phénomène de l’amour, est en
l’amoureux, non en l’aimé. Le phénomène de l’amour est en l’amoureux.
Comment, en l’état des connaissances humaines, un aimé pourrait-il être
tenu responsable des graves dérèglements de l’autre ? Et en l’état des
connaissances humaines sur l’amour, comment pourrait-il en être exempté ?
La littérature et le cinéma offrent de nombreux exemples d’« amour »
réciproque, que je n’ai pas pu vérifier, ni pour moi ni pour d’autres.
J’ignore donc si la réciprocité effective est une affabulation
littéraire, un phénomène d’une autre époque ou d’une telle rareté
qu’elle a facilement pu échapper à mon observation jalouse. Si cependant
une telle réciprocité était vérifiée, elle serait le meilleur terrain
pour concevoir le principe de l’implant. Car l’extrême négativité, qui
est le sigle de l’amour, comme sa violente réaction positive par la
création de l’implant, sont rarement observables à la surface des corps ; de même, l’expression de nos sens, du toucher à l’odorat, n’en rendent
que d’insignifiants témoignages ; enfin, l’expression des amoureux
eux-mêmes, à travers les moyens dominants de la culture (musique,
peinture, sculpture, photo et cinéma, écrit), ne peut en rendre compte
qu’au moyen de codes créés dans une situation d’équilibre et de
caractères assurés de ne pas s’effondrer sous les coups de boutoirs de
quelques imprégnations insidieuses. Seuls quelques borborygmes et
quelques coups et blessures, suicides, meurtres, réfléchissent ce
singulier antagonisme marqué d’entrée par l’affirmation
d’irresponsabilité des deux protagonistes et les signes avant-coureurs
de ses terribles conséquences. Mais seul l’amour réciproque effectif
permettrait de constater comment un double implant se crée et évolue, et
pourquoi. Au lieu que l’inégalité de l’imprégnation soit une éraflure
bénigne chez l’un et un cataclysme chez l’autre, il y aurait alors un
cataclysme dans chacun des deux ; simultanément, les phénomènes de la
destruction et de la reconstruction s’opéreraient aussi bien dans
l’aimé, qui devient l’amoureux de l’amoureux, que dans l’amoureux, qui
devient l’aimé de l’aimé. Il y aurait simultanément deux implants, et
ces deux implants convergeraient. L’incommunicabilité entre les deux
serait doublée et, en fait, abolie par une coïncidence qui ressemble à
celle qui a fait qu’un tremblement de terre a fendu en deux la petite
pagode de l’oie sauvage à Chang’an, sans qu’elle ne tombe, et qu’un
autre tremblement de terre, des années plus tard, a réuni les deux
parties séparées sans que l’édifice ne s’effondre non plus. Ce que
révèle la culture à ce sujet tend en effet à une conclusion qui paraît
tenir d’un tel miracle : lorsqu’il y a destruction simultanée de deux
caractères, implant réciproque, ces deux mouvements s’égaliseraient et
s’annuleraient ! Il me semble bien improbable qu’entre deux amoureux et
aimé il y ait jamais égalité et encore moins nullité ! |
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4. Désir |
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L’amour, comme le croire,
est d’abord perception sensible d’un phénomène de pénétration : même
l’anesthésie, ou paralysie, ou stupeur (ce thaumazein, dont Platon
disait « la philosophie n’a point d’autre origine ») qui peut permettre
ce phénomène est une sensation qui imprègne l’ensemble de l’amoureux.
Dès la première explosion, qui n’est pas nécessairement la plus forte,
la jouissance se manifeste comme promesse de jouissance. L’explosion
devient une libération, le viol une caresse, et l’ensemble de l’amoureux
goûte, par tous les sens, la présence grandissante de l’autre, cet aimé
qui s’implante.
L’aimé immerge l’amoureux. Dans la destruction du caractère, la
sensibilité sensorielle est décuplée. L’amoureux sent maintenant des
parties de soi dont il ignorait l’existence. L’implant, qui se meut en
détruisant tout sur son passage (mais à son passage, au contraire
d’Attila, tout repousse en telle abondance que l’amoureux se réjouit de
la destruction ; non, même pas, parce que la reconstruction est si
rapide, qu’il oublie même, dans cette activité, qu’il y a eu
destruction), est la principale de ces parties de soi qui n’ont jamais
encore été ressenties ; et tout ce que l’implant frôle dans son
impérieuse colonisation paraît également nouveau à l’amoureux.
L’implant, c’est-à-dire la pensée de l’autre qui détruit l’unicité du
caractère de l’amoureux et qui n’est pas encore perçu à ce stade comme
distinct de l’explosion, ne représente encore qu’un ajout et pas un
retranchement, une ouverture et pas un obstacle, un territoire que
l’aimé colonise et non pas un territoire de l’amoureux colonisé. En
effet, l’une des raisons pour lesquelles l’implant n’est pas reconnu,
c’est que privé de physicalité, il ne peut être déterminé que par ses
effets, ce à quoi notre conception matérielle des choses dénie
l’existence en actes ; et phénomène extérieur à l’aimé, phénomène
extérieur à l’amoureux, il n’est pas repérable en dehors des deux
protagonistes, et comme il est contraire à l’idéal dominant de l’amour
réciproque qu’il soit localisé en l’un seulement des deux, l’amoureux,
notre conception logique des phénomènes lui dénie même l’existence en
puissance. Mais l’implant, qui est une création de la pensée, ne se
mesure physiquement qu’à ses effets. Sous l’action fertile de l’aimé qui
s’implante, qui augmente l’amoureux de la plus riche colonie, l’amoureux
dilate.
Dans la destruction du caractère l’acuité spirituelle est décuplée. La
dilatation de la pensée, provoquée par le plus brutal accident que
rencontre l’individu adulte, l’amour, est une dilatation de l’ensemble
de l’amoureux, qui est pris en entier : perception, inspiration,
conscience, esprit, désir. L’amoureux désire l’aimé qui seul sait ruiner
tout ce qui le conserve, qui lui implante ces explosions caressées, qui
démolit ses limites. Seule la stupeur initiale suspend encore le désir
paralysé. Mais la violente pénétration de l’aimé est le mouvement même
de la montée du désir. Le mouvement de la pensée de l’autre qui
s’implante est le désir, par définition : « Tendance vers un objet connu
ou imaginé, prise de conscience de cette tendance. » Dans le cours du
désir, qui commence par le minage du caractère avant son explosion,
l’implant s’empare de la conscience de l’amoureux. Peu à peu, lorsque
l’aimé et l’implant se distinguent, la conscience de l’amoureux va à
l’implant. Il n’a seulement pas conscience que l’aimé n’est pas
l’implant.
Si l’on peut désirer sans aimer, lorsque l’imprégnation est périphérique
ou ponctuelle, lorsque l’imprégnation est contenue suffisamment en
superficie, à fleur de peau, pour rester sous le contrôle de la société
et lorsque cette pénétration de l’autre ne détruit pas la cohérence du
caractère, on ne peut aimer sans désirer. Le mouvement de l’implant dans
l’amoureux, à la fois explosion et caresse, sollicite l’amoureux en
entier, de l’hypothalamus au sexe en passant par le cœur et les doigts
de pied. L’aimé peut refuser le désir de l’amoureux, mais ne peut pas
l’ignorer. L’amoureux ne peut pas refuser de désirer l’aimé, sans quoi
il aurait le pouvoir de refuser que la pensée de l’aimé s’implante, et
dans ce cas il n’aimerait pas.
Si le désir, y compris dans son expression sexuelle, est indispensable
dans l’amour, il n’est pourtant pas essentiel. De même, la respiration
et l’alimentation, par exemple, continuent d’être indispensables à
l’amoureux ; mais elles n’ont qu’aussi peu d’importance que la
conscience leur accorde (importance qui est d’ailleurs principalement
due à leur modification fonctionnelle puisqu’elles semblent devenir,
sinon des accessoires dans le jeu de l’amour, au moins un indicateur de
la construction de l’implant : respiration coupée, plus rapide,
alimentation oubliée, réduite ou au contraire décuplée par
compensation). L’intrusion de l’aimé touche tant de parties sensibles
chez l’amoureux, est tellement étonnante, profonde, redoutable, que la
part savoureuse et sensuelle du désir peut n’être que très peu présente
à la conscience, qui est captée par des choix et des réflexions beaucoup
plus cruciaux. Le désir est un corollaire du mouvement d’ensemble :
l’amoureux entier est désir, si bien qu’il peut ne pas sentir, de
manière séparée, le désir de ses organes sexuels. C’est même
probablement une différenciation importante en ce qui concerne la
perception de l’amour par rapport à une rencontre qui ne détruit pas le
caractère : l’amoureux fond l’ensemble de ce qui est ressenti et pensé,
au point que distinguer son désir n’y est qu’exceptionnel ; alors que
dans la rencontre où l’enjeu est principalement sexuel, le désir est
presque toujours conscient et séparé de l’affection, du projet, de
l’autre, et il y occupe souvent la place prépondérante. L’implant est
cette fonte du désir séparé dans un désir plus général qui engage
l’individu en entier dans la démesure et dans la perte de soi, alors que
la priorité donnée au plaisir sexuel est une imprégnation dont la
profondeur n’est pas un danger pour l’homme, tant qu’il peut la mesurer
en centimètres.
Comme le désir sexuel est indissociable de l’amour, sont donc exclus de
l’amour tous ceux dont les organes sexuels ne sont pas en état de
fonctionner et tous ceux qui subliment a priori : les mystiques et les
religieux qui ont fait vœu de chasteté (mais il existe des exemples où
l’amour a rompu ce vœu), la majorité des parents envers leurs parents,
les amis entre eux, les professionnels du toucher (corps médical,
prostitués, etc.). L’hypertrophie sociale accordée au désir sexuel sert
de cache-sexe à l’amour : dans l’amour, le désir est une forme
particulière de l’ouverture spirituelle, celle qui tente, en vain,
d’épuiser l’insatisfaction par la satisfaction partielle. Cette
possibilité, et son échec répété, sont cruciaux, parce qu’ils permettent
de mesurer l’étendue de l’ouverture.
Le désir est maintenant le support du mouvement de l’implant et la
manifestation de son occultation. Ce vers quoi le désir se porte est à
la fois l’aimé et soi-même, la négativité de l’intrusion de l’aimé et la
positivité de sa présence, la nouveauté du monde à travers cette
opération, et la nouveauté d’une véritable chose en soi (au sens où
quelque chose est venu s’implanter dans le soi et non pas au sens Sache
selbst), une greffe dans l’intérieur mouvant de la perception qui, par
le désir, sort de la stupeur et y replonge. Dans l’amour le désir
oscille sans repos entre des paradictions et des contradoxes inattendus.
L’aimé, dès le moment où il implante ses charges explosives, est l’objet
du désir et le désir-même. Et, dans l’amour pour la première fois, dans
le mouvement simultané où il désire l’autre, tout l’autre qui existe,
l’amoureux, en désirant son propre désir, l’implant, se désire soi-même
comme tout autre qui existe. Dans le désir particulier de l’amour se
manifeste pour la première fois ce qu’il y a de générique dans l’amour.
Il peut arriver qu’une telle liberté du désir soit trop forte et
produise un effet inverse à celui habituel du désir. Le désir répandu,
omniprésent, devient, comme trop d’oxygène, ou trop d’alimentation trop
riche, un plaisir qui bascule dans l’insupportable. Mais comme dans les
festins romains, une telle nausée ne peut que freiner pendant un bref
moment le mouvement de fusion en puissance.
Aboutissement provisoire de l’attraction initiale, érecteur nécessaire
de l’implant, et aimant effrayant lorsqu’il est l’expression de l’excès
de la destruction, le désir est donc un moment indispensable de l’amour,
mais il n’en est pas une manifestation essentielle.
Si Platon n’a donc pas saisi en quoi le désir devient l’unité
constitutive de l’amour, il a eu raison d’en rappeler l’ambivalence : le
désir, parce qu’il est omnipotent au moment où l’implant se manifeste,
se porte de manière unie sur soi, l’amoureux narcissique, sur l’aimé,
l’absolu autre, et sur l’implant qui commence maintenant son activité
reproductrice et androgyne, synthèse annoncée de l’amoureux et de l’aimé
et progression vers le fondement. Le désir est l’expression de la portée
de l’amour au moment où son mouvement est encore indéterminé : il
indique un point de fuite hors de mesure. |
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5. La sphère de l’amour est sphère du jeu |
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Une des premières
expressions non directement sexuelles du désir de l’amoureux à
l’irruption de l’aimé est de vouloir reconstruire ses défenses.
L’amoureux tente de reformer son caractère dans un désarroi qui est le
reflet du champ de ruines de son caractère. D’emblée il est confronté à
un choix insoluble : doit-il construire cette nouvelle muraille contre
celui qui vient de la détruire, ou alors, comment prendre en compte
l’occupant, qu’on ne veut d’ailleurs pas chasser ? Ce balbutiement
urgent se produit au moment où l’amoureux vient justement de perdre
toute cohérence. Il entre donc dans une phase conflictuelle avec l’aimé,
qui a là aussi laissé beaucoup de morts sur le champ de bataille.
Le choix de la reconstruction du caractère contre l’aimé, qui est plutôt
un réflexe ou une attitude individualiste culturellement apprise qu’un
choix pesé, ne peut pas se soutenir longtemps : c’est que l’aimé
continue de détruire et a déjà commencé, lui, à reconstruire à
l’intérieur de l’amoureux, sans dilemme car sans conscience ni
nécessité. En effet l’implant, la pensée de l’aimé dans l’amoureux, se
stabilise en s’affirmant et en se protégeant ; son oscillation n’est pas
moins redoutable et désirée, mais désormais connue, elle est reconnue. A
travers leur implant, l’aimé règne sur la tentative de reconstruction
caractérielle de l’amoureux. De sorte que, sans le vouloir et presque
toujours sans le savoir, l’amoureux reconstruit sa cohérence, mais en
utilisant la pensée et les contraintes imposées par l’aimé, cet étranger
qui s’est installé en lui. Ce ne sont pas seulement des matériaux qu’il
ignore, c’est encore une architecture dont il ne sait pas où elle
culmine, et selon quelle logique l’architecte construit. Ce chantier
peut aussi être profondément conflictuel, parce que l’amoureux est
incapable de s’opposer aux contradictions qui lui paraissent
insoutenables de l’aimé, ou de l’implant de l’aimé, ou des premières
contradictions entre l’aimé et son implant, ou des contradictions entre
l’aimé ou l’implant et ce qui reste de caractère à l’amoureux. De toute
évidence l’aimé est meilleur architecte, meilleur chef de chantier et
même meilleur maçon, alors que c’est l’amoureux qui va devoir exécuter
la création dont le créateur refuse de reconnaître jusqu’à l’existence.
Et si la construction devient un hybride, tous les amoureux le savent,
ce sont eux qui seront tenus pour seuls responsables des insuffisances,
des fautes de goût, des erreurs logiques. Cette injustice, qui commence
à être profonde, a contribué à de multiples coups et blessures,
suicides, meurtres.
La construction qui s’élabore, non sans que des explosions continuent
sur et autour du chantier, est une sphère, une bulle. La première
particularité de cette sphère est sa paroi extérieure, qui paraît à
l’amoureux tout entière sécrétée par l’aimé : tous les superlatifs de
l’amour, de la lumière la plus bienfaisante à la douceur la plus grande,
en passant par la musique, le parfum, le goût le plus exquis, tout ce
qui indique une grande qualité esthétique et logique (architecture à la
fois compliquée et simple, sensation de puissance et de finesse
combinées, cohérence supérieure et irrationalité encore supérieure,
toute la cristallisation qu’évoque Stendhal, et toute la fuyante
mobilité de l’autre, pourtant si présent, sont immédiatement
perceptibles dans la texture extérieure ou paroi intérieure de la
sphère). Mais que cette paroi soit le labyrinthe enchanteur dans lequel
la plupart des amoureux veulent vivre uniquement, une fois qu’elle est
déterminée, ne peut leur éviter de faire l’expérience qu’il y a aussi un
contenu ; la sensualité extrême de la paroi cependant, qui allie
l’anesthésie de la stupeur au désir, les accompagne partout et c’est ce
qui leur permet de supporter autant.
La deuxième particularité de cette sphère est que, pour l’amoureux, elle
est sa nouvelle carapace, mais elle doit, après une réflexion abrupte et
incohérente, englober aussi l’aimé. L’amoureux comprend finalement cette
sphère comme ce qui protège son rapport à l’aimé, qu’il ne veut plus
dissocier de lui, car il a renoncé à se protéger de l’aimé. Il a
d’autant plus renforcé les défenses vers l’extérieur qu’il a refusé d’en
construire vers l’aimé. Dans la sphère de l’amour, l’aimé ne rencontre
plus au pire que des ruines de défenses de l’amoureux ; tout est fait
pour l’y inviter, pour l’y laisser libre de jouir à sa guise, de
gouverner. L’amoureux croit qu’un seul caractère peut défendre deux
individus parce que, à travers la construction de la sphère, ce qu’il
recherche est le contenu de la vieille allégorie de l’amour divin, le
but enfantin de l’amour, la fusion avec l’aimé.
Mais l’amoureux confond ici l’aimé et son implant. Cette confusion prend
maintenant un sens grandissant puisque l’implant se distingue de mieux
en mieux de l’aimé, comme l’embryon dans le ventre de la mère se
distingue progressivement de la mère (ici c’est l’amoureux qui joue le
rôle de la mère, puisque c’est lui qui porte l’implant). Cette
incapacité à distinguer l’implant de l’aimé et de l’amoureux est une des
grandes tragédies de l’amour. Car l’aimé n’est peut-être qu’éclaboussé
par les explosions du caractère de son amoureux, il n’a pas
nécessairement eu davantage qu’à colmater son propre caractère, et il
peut très bien avoir gardé toutes ses défenses par rapport à l’amoureux.
Par conséquent, l’aimé peut très bien ne pas être (ou ne pas encore
être) dans la sphère de l’amour, alors que l’amoureux, qui a achevé les
plans, accompli le gros œuvre et maçonné sur les indications de l’aimé
et avec son aide, croit que l’aimé est nécessairement au centre de cette
construction. Mais cette activité débordante de l’amoureux peut heurter
l’aimé, qui alors se défend. L’amoureux ne comprend pas comment il peut
rencontrer les défenses de l’aimé alors qu’il se croit, lui mais aussi
et surtout l’aimé, à l’intérieur de la sphère qu’il façonne. Parce qu’il
confond l’aimé et l’implant, il pense que l’aimé est venu dans la sphère
comme lui-même ; et il croit que l’aimé a abdiqué ses défenses
caractérielles à l’intérieur de la sphère, comme lui-même.
De sorte que commence cette situation qui est source de la plupart des
malentendus dans l’amour : l’amoureux et l’aimé se regardent, mais ils
sont séparés par une sorte de reflet de l’autre, ou l’un est pile et
l’autre est face. Chacun pense voir l’autre, mais chacun ne voit que
l’image de l’autre dans l’implant commun. Dès le désir l’amoureux a
commencé à désirer l’implant en pensant désirer l’aimé ; et l’aimé
s’éloigne de l’amoureux parce que c’est de la part de l’amoureux dans
l’implant qu’il s’éloigne. Ces deux-là font une sculpture ensemble et
sans savoir qu’ils mettent une sculpture entre eux, ils finissent par
croire que l’autre, qui est éclipsé par la sculpture, n’est que ce
résultat de leur pensée. Chacun finit par croire que la sculpture est
l’autre, l’amoureux adore le totem, l’aimé en fait un tabou. De
Rougemont observait que l’amoureux n’aimait pas l’aimé, mais soi-même,
et c’est vrai, parce que ce que l’amoureux aime est l’implant, qui est
aussi une part de lui-même en lui-même ; et c’est faux, parce que
l’implant est véritablement l’aimé, mais l’aimé aliéné.
Le centre de gravité de l’amoureux s’est déplacé pour être identique à
la sphère de l’amour, cette fausse défense caractérielle. C’est une
fausse défense, car elle ne défend rien, sauf la visibilité de l’amour
pour le monde extérieur, social. Mais le centre de gravité de la sphère
est l’implant. L’implant de l’aimé dans l’amoureux est le phénomène
d’aliénation le plus radical existant d’une pensée vers une autre. Le
peu de théorie en amour montre combien il est difficile à observer, et
c’est un paradoxe, parce que, en tant que mouvement d’aliénation le plus
radical, il a aussi les meilleures aptitudes à être le plus voyant. Mais
déjà la sphère de l’amour, le domicile de l’implant, est une érection
qui a en partie pour fonction de le cacher.
Vu depuis l’amoureux, l’aimé est en lui. Or l’aimé n’est pas en lui :
c’est une pensée de l’aimé qui est en lui, et cette pensée a conquis une
autonomie. L’implant est une pensée nettement différenciée des pensées
de l’amoureux, et l’amoureux ne peut pas s’attribuer cette pensée ;
c’est une des principales raisons pour lesquelles il peine à localiser
l’implant, en lui justement. Le contact entre l’amoureux et l’aimé
accroît la confusion de l’amoureux, qui ne voit pas la séparation entre
l’implant, c’est-à-dire la pensée de l’aimé en lui, et l’aimé. Il est
vrai qu’au contact entre l’amoureux et l’aimé, l’implant se confond avec
l’aimé, participe du territoire de la rencontre. L’amoureux croit que ce
qui est en vérité l’implant est dans l’aimé et que l’aimé est en lui :
il prend l’aimé pour l’implant. Mais lorsque l’aimé est hors d’atteinte
de l’amoureux, l’implant continue son mouvement, indépendamment de
l’aimé. A nouveau l’amoureux confond implant et aimé, mais cette
fois-ci, il prend l’implant pour l’aimé.
Dans presque tous les cas (sauf peut-être ceux de l’amour réciproque),
l’aimé renie l’implant. Non pas formellement, parce qu’il faudrait alors
qu’il admette qu’il y a un implant, ce qui contredit la physique et la
psychologie, que l’implant est sa pensée mise en l’amoureux, ce qui est
encore impensable dans notre monde individualiste, et que cet implant,
façonné par l’amoureux, se meut, ce qui serait à l’opposé des théories
connues à notre époque sur l’aliénation ; mais en marquant la différence
entre l’implant, tel qu’il apparaît à l’amoureux, et ce qu’il est lui,
l’aimé, l’aimé reconnaît presque toujours l’implant, mais comme une
pensée de l’amoureux, puisqu’elle est en lui. Toute la pensée de
l’amoureux pour l’aimé apparaît comme une pensée distincte de la pensée
telle que l’amoureux la manifestait au moment de l’attraction, ou même
encore au début de l’explosion de son caractère : survolté, furieux,
tyrannique, pathétique, triste, méprisable, humilié, dégoûtant,
incohérent, mais comme le siège de cette pensée est en l’amoureux,
l’aimé ne peut pas reconnaître que ce qu’il aperçoit là n’est que le
mouvement de sa propre pensée en l’amoureux, et il est donc habituel de
soutenir que l’amoureux n’est que révélé pour ce qu’il est au fond par
l’amour, voire d’affirmer que ce n’est pas là de l’amour, mais quelque
pathologie enfouie dont l’aimé n’a été que le déclencheur. L’aimé
refuse, preuves à l’appui (il lui suffit de désigner tout ce qui a été
façonné, signé dans la construction de la sphère par l’amoureux), de se
reconnaître dans l’implant. Il nie être créateur de cette pensée, qui
alors déchoit en simple dédoublement de l’amoureux, une schizophrénie,
que l’aimé découvre avec d’autant plus de surprise qu’elle n’était pas
visible lorsqu’il a rencontré l’amoureux, parce que ce dérèglement est
né depuis, ce que, justement, un amant, aimé ou amoureux, est rarement
capable de supposer : nous croyons toujours d’abord que l’imprégnation
révèle ce qui était latent, et non qu’elle crée, qu’elle innove, qu’elle
implante, qu’elle change.
Nous avons apparemment, le pouvoir de renier nos pensées, une fois
qu’elles se sont transmises ; en effet, la légitimité de ce pouvoir
provient de ce que, une fois transmises, elles ne restent pas intactes,
et sont modifiées par leur destination. Comme nous ne reconnaissons pas
pour nos pensées celles qui ont été émises par nous, puis aliénées, une
pensée modifiée par sa destination n’est plus la nôtre ; nous tenons
pour mensonge ou pour pensée qui n’est pas la nôtre une pensée modifiée
par un autre, comme si notre pensée pouvait obéir aux mêmes règles que
le droit d’auteur, le droit commerçant ou le droit bureaucratique. Dans
l’amour, pour l’implant, les deux acteurs, amoureux et aimé, renient
leur part de pensée dans l’implant. Reconnaître la médiation qu’est
l’implant est en effet opposé à la positivité reconnue de l’amour, à
l’immédiateté de l’amour, au mythe capital de l’absence d’intermédiaire
dans l’authenticité, parce que ce serait reconnaître que l’aliénation
est indispensable dans l’amour, alors que l’aliénation est considérée
comme un mal. En vérité, l’amour n’est pas essentiellement positif mais
essentiellement négatif, l’aliénation y est essentielle, et l’aliénation
n’est pas un mal, mais un moment nécessaire de la communication.
La pensée de l’aimé dans l’amoureux, l’implant, est aussi modifiée par
l’amoureux en train d’achever et de façonner la sphère, même si ces
modifications ne peuvent pas altérer la structure de la sphère et se
contentent souvent d’en décorer la superficie, ou d’en meubler
l’intérieur : ce sont des dévotions, des offrandes, des rituels fort
proches des rituels religieux, des modifications seulement formelles en
somme, mais qui modifient suffisamment l’implant, en apparence, pour que
l’aimé ne se reconnaisse plus dans la sphère. Cet implant devient donc
une pensée commune. Commune, mais qui ne met pas à égalité les deux
acteurs : d’abord cette pensée reste en l’amoureux et ne vient pas en
l’aimé, qui n’a subi qu’une imprégnation d’intensité éphémère sans
sphère spécifique (sauf s’il y a amour réciproque), et l’amoureux est en
quelque sorte contraint de vivre avec cette pensée non évacuée, mais non
digérée ; ensuite, l’aimé, qui n’est pas contraint de vivre avec, nie
cette pensée, ou tout au moins nie sa participation dans cette pensée,
parce qu’elle n’est plus à lui entièrement et ne lui ressemble plus : le
visiteur de la sphère, l’amoureux, a accroché ses reliques, ses
rêveries, ses projets à ses parois. L’implant en effet continue son
mouvement dans la sphère : c’est un mouvement imprévisible,
bouleversant, aux effets extrêmes quand il est impulsé par l’aimé, et
lent et imperceptible en l’absence d’impulsion de l’aimé, sous
l’activité de gestion du lieu (décoration, entretien, dévotion, etc.)
par l’amoureux ; mais cette activité de détail modifie l’implant juste
assez pour que l’aimé ne s’y reconnaisse plus. Enfin, l’amoureux, s’il
parvient à comprendre que l’implant est différent de l’aimé (en
comparant l’aimé idéalisé et les actes de l’aimé par exemple, ou en
s’apercevant de ses erreurs d’interprétation sur les gestes et attitudes
de l’aimé), sait que sa part dans la création de l’implant est
secondaire et superficielle et que, par conséquent, il doit vivre avec
cette pensée en lui, qui se meut selon des règles qui ne sont pas
essentiellement les siennes, et que le maître et créateur de ces règles
renie cette pensée. La tragédie de ce conflit est l’essentiel des
incommunicabilités entre amoureux et aimé. L’amour est ici l’aliénation,
dans toute sa complexité : la compréhension du mouvement de leurs
pensées réciproques est tellement défaillante chez ces acteurs, dans un
monde qui a réduit l’aliénation à une sorte de nuisance de l’esprit, que
leurs discours réciproques sont pour ainsi dire hermétiques de l’un à
l’autre. Soupirs, séparations, obstacles, cris, hurlements, coups,
meurtres et suicides en sont les conséquences ordinaires.
L’implant est une création de l’aimé exécutée par l’amoureux et à
l’usage de l’amoureux. La sphère de l’amour est une construction de
l’amoureux destinée à protéger l’implant, c’est-à-dire maintenant à
maintenir l’implant en l’état, à stabiliser le furieux mouvement de
l’aliénation – qui, il est vrai, vient de se substituer au centre de
gravité équilibré de l’amoureux –, et même retenir, arrêter, conserver
la pensée aliénée, sous de nombreux faux prétextes (comme la
reconstruction du caractère détruit, la protection de l’aimé, etc.). Une
autre fonction, essentielle, de la sphère est de protéger l’amoureux
dans la société, le mouvement général de la pensée, pour abriter cette
aliénation en lui, la soustraire au regard et à la critique des tiers,
en construisant un voile sur la partie explosée de son caractère, sur sa
vulnérabilité, par rapport au monde extérieur : lorsque l’explosion du
caractère est ressentie par d’autres que l’amoureux et l’aimé,
l’amoureux est en danger de mort et de folie ; c’est pourquoi la
construction de la sphère de l’amour est aussi un réflexe de défense
contre la société.
La sphère de l’amour est le caractère de l’implant. Mais l’implant
lui-même est maintenant doté d’une vie indépendante. Indépendante ? Non,
son autonomie ne lui confère pas d’indépendance, parce que l’implant, et
c’est ce qu’il a de plus extraordinaire, ne peut se mouvoir qu’activé
par l’aimé. L’amoureux, en effet, pense ne pas fondamentalement pouvoir
faire vivre l’implant : il ne peut ni transformer son essence, ni le
mouvoir, ni l’expulser ; il peut le décorer, modifier des détails (qui
deviennent souvent la source des fautes que commet l’amoureux auprès de
l’aimé), l’ensevelir peu à peu. Ces aménagements et modifications de
l’implant par l’amoureux l’entretiennent et le font vivre découvrant
cette usage d’attente industrieuse de la sphère : elle occupe
l’amoureux. Comme un fourreau, la sphère épouse, amortit, cristallise et
donne forme à cet implant qui est comme une lame en fusion. Pour
l’amoureux, l’implant ne respire, ne change, ne croît et ne fait
souffrir que par l’aimé. L’aimé, au contraire (sauf en cas d’amour
simultané peut-être), tente de réduire l’implant à une imprégnation
ordinaire. Il reproche à l’amoureux d’exagérer cette marque éphémère
qu’il a laissée, ce bleu à l’âme dont il se lave les mains. Pour l’aimé,
il n’y a qu’une imprégnation – équivalente à celle qu’il a subie – et
les manifestations que l’implant provoque en l’amoureux ne sont que les
incapacités de cet individu à intégrer une bouffée d’autrui, à encaisser
un coup.
La sphère se substituant à l’implant est le terrain de jeu de l’amour :
c’est dans son mouvement, qui continue encore hors d’elle, mais qui
commence dès que la sphère a trouvé sa forme à basculer essentiellement
en soi, que le jeu s’installe : les premières règles ne sont pas encore
en jeu ; mais la propriété de l’implant est revendiquée et sa
responsabilité est niée ; et les cache-cache et les méprises sont, dans
ce double miroir lui même manipulateur des acteurs, apparemment
inépuisables.
La sphère construite est donc la protection et la mise à l’honneur de la
pensée de l’aimé : si on ne peut pas reconnaître, dans la rue, que
quelqu’un est amoureux, c’est parce que la sphère protège cette pensée
dominante face à la société : jardin secret, autel ou terrain de jeu
particulier. Si elle est essentiellement carapace de l’implant, elle est
aussi protection de l’amoureux contre l’aimé, en ce sens qu’elle capte
et filtre désormais la pensée de l’aimé vers l’amoureux, la transforme
de sorte à la rendre adéquate à l’implant : grâce à la sphère de
l’implant, la pensée de l’aimé a son territoire assigné lors de ses
dévastatrices intrusions. En tant que défense cependant, la sphère doit
être relativisée : l’aimé est en mesure de bouleverser l’implant à tel
point que les explosions initiales qui ont permis sa création paraissent
insignifiantes.
La sphère est une tentative similaire au désir d’achever et de fermer la
perspective ouverte par l’attraction initiale. Car si la sphère est
censée protéger l’amoureux du monde, elle protège aussi le monde de
l’amoureux. Elle est la limite assignée au phénomène. Il semble qu’il y
ait là un degré de différenciation entre des amours différents : dans la
plupart des cas, la sphère parvient à contenir le but, et la perspective
; quelques fois, au contraire, la sphère elle-même est en contradiction
avec le but déroulé par l’attraction initiale : violences, suicides,
meurtres sont les résultats les plus courants de cette contradiction. |
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6. Explosion de la raison |
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La situation de l’amoureux
est la suivante : le caractère qui était sa défense a explosé, une
pensée étrangère a pénétré, et cette pénétration est à la fois combattue
en désordre et approuvée avec enthousiasme comme une libération. La
pensée étrangère s’installe et se fortifie, en oscillant comme le désir,
en jouant et devenant terrain de jeu, en continuant à pénétrer et à
produire des explosions. Ce qui explose maintenant est la raison.
La raison est la police de l’émotion. C’est parce que la raison est
police que l’amoureux fête l’explosion comme une libération, et c’est
parce qu’elle libère l’émotion dans la pensée qu’il la fête avec
enthousiasme. L’explosion de la raison, qui est aussi le caractère de la
conscience, a d’abord pour conséquence formelle une accélération de la
pensée, qui est plaisir pour l’amoureux ; et elle donne l’impression
d’un surrégime, d’une débauche de pensée à vide, de raisons qui ne
peuvent pas être fondées, dont souvent celles de l’aimé vu au travers de
l’implant. Au contact délicieux de la sphère où règne l’implant, la
conscience de l’amoureux choisit l’implant pour objet en lieu et place
de sa propre conscience : la conscience n’est plus capable de se prendre
pour objet parce qu’elle trouve avec l’implant un objet plus digne, plus
grand, plus plaisant, plus fascinant, plus prometteur que soi-même. Mais
cette explosion de la raison n’est une régression que pour tout ce qui
conserve la raison (Etat, société, famille), mais pour l’amoureux elle
est un dépassement, parce que si la conscience s’est perdue en tant
qu’objet, c’est par la pensée de l’aimé en elle, qui est le négatif qui
détruit l’unité supposée de l’individu. La substitution de la pensée de
l’aimé à la raison est, dans son mouvement violent et irrationnel,
l’ouverture d’une perspective sans comparaison raisonnable. C’est
pourquoi l’amour est la principale situation observée où l’aliénation
est accueillie avec enthousiasme, comme une libération. C’est ce que la
société (comme addition des consciences), c’est ce que la raison (comme
compromis des consciences) ne peuvent pas concevoir.
Les deux principales raisons d’une exposition de l’amour à travers la
culture consistent à prétendre à l’impossible mariage de raison, l’un
entre la raison et l’amour, et l’autre entre la divinité et l’amour.
L’amour raisonnable est l’effacement de la contradiction entre raison et
amour, ou plus exactement, la soumission de la passion à la raison.
Cette déraison idéologique a été cultivée de deux manières : prouver que
les policiers peuvent être amoureux ; et prouver que l’amour peut être
un phénomène quotidien, c’est-à-dire dont les impératifs pourraient être
soumis à ceux de l’organisation courante de la société, et en
particulier au temps quotidien, à la routine et l’habitude, aux diktats
de la pensée commune. Soumettre l’amour à la divinité est une entreprise
beaucoup plus raisonnable, en tout cas plus probable, parce qu’elle
donne à l’explosion de pensée qu’est l’amour un cadre à sa mesure. Dans
cette tentative il s’agit de montrer le sublime de l’amour, mais parce
qu’il est sublime, de le retrancher aux humains : ainsi, l’aimé ne peut
pas être humain, les contradictions et les drames de l’amour sont la
marque d’un sublime extérieur à l’humain, et le désir peut être sublimé.
Le mouvement de l’implant, en se confrontant à la conscience de
l’amoureux, la divise. Elle perd la raison, elle perd la cohérence, elle
se reconstitue en pôles explosés, séparés. Mais elle gagne en jeu, en
vitesse, en lucidité, en acuité, en précision. Elle crée soudain toutes
les associations que la raison interdit, elle devient fulgurante. C’est
l’imagination qui guide désormais cette folle course de la pensée que sa
propre vitesse grise, réjouit, bouleverse. L’imagination construit des
refuges provisoires à la conscience où celle-ci s’amuse et se désespère
dans des tourbillons d’approfondissements. Chacun de ces refuges devient
une théorie, mais ces théories n’ont aucune unité cohérente, parce que
leur point de fuite est dans l’implant (c’est comme le plan de ville de
Berlin Ouest à l’époque du Mur : de nombreux petits centres dont les
routes convergent vers un centre commun enclavé mais hors d’accès, de
l’autre côté du Mur – car le centre de l’implant est hors d’accès pour
l’amoureux). La conscience de l’amoureux fait de chacune de ces théories
séparées un tout d’une logique inattaquable, pourtant aucune n’a jamais
raison. Chacune de ces constructions de pensée accélérée, faites pour
aller jusqu’à la fin, sont parfaitement éphémères : leur usage est
négatif et immédiat, sans autre fondement que ce qu’elles nient sans
vouloir le dépasser et qui est la pensée de l’aimé, dans sa déformation
trompeuse, l’implant.
Ces « refuges » dans laquelle l’imagination protège les éclats séparés
de la raison peuvent devenir des constructions très complexes. La
conscience de l’amoureux s’installe en entier dans chacune de ces
auberges, jusqu’à leur destruction où, portée par l’imagination, elle
quitte pour l’oasis suivante ce qui est devenu un surplomb intenable.
Mais la conscience y subit des émotions et des croire que la raison et
le caractère avaient expulsés de la conscience. Tour à tour, les
émotions décrites par le vieux langage amoureux se mêlent ici, dans ces
hâtives constructions provisoires de la pensée, aux expressions policées
de la conscience : la colère, l’amertume, la tendresse, la mélancolie,
la nostalgie, la souffrance la plus atroce teintent de leur force brute
le violent élan de la conscience, qui tente de construire des châteaux
de pensée, pour l’aimé. Car ces « refuges » sont solitaires, et chaque
fois qu’ils entrent en contact avec l’aimé, celui-ci les détruit les uns
après les autres, non sans semer l’imagination de nouvelles
constructions équivalentes ; l’imagination de l’amoureux elle-même
découvre ainsi toutes ses facultés dans la pensée de l’aimé. Une
tragédie de l’amoureux est sa difficulté à exprimer ces constructions
infaillibles : tant qu’il les élabore, tant qu’elles sont théories,
elles lui paraissent d’une excellence telle qu’elles lui permettront de
maîtriser rien moins que l’implant ; mais devant l’aimé, qui dénonce
leur emportement, leur naïveté, leur incohérence, qui les aplatit dans
la banalité, qui les prive du ton et du fond, il paraît soudain
impossible à l’amoureux de communiquer l’intense plaisir de leurs folles
logiques ; et présentées à la société raisonnable, elles perdent le peu
de pertinence que l’aimé pouvait leur accorder, parce que lui
connaissait encore, souvent sans le savoir, leur cheminement.
L’explosion de la raison est un feu d’artifice de la pensée où
l’amoureux gagne en fluidité et en plaisir ce qu’il a perdu en unité. A
travers les sophismes et la poésie de l’imagination, en devenant la
superficie frénétique d’une pensée intenable qui a abdiqué la logique
connue, la pensée survoltée de l’amoureux entrevoit, en se détachant
maintenant de la conscience même, le possible sans fond, la profondeur
sans comparaison du choc et de l’interpénétration de deux pensées. Et la
légèreté de la libération alterne maintenant avec la gravité de l’enjeu. |
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7. L’amour est un jeu |
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Ce qui fait échouer les
théories de l’amour, c’est que, comme l’amour est toujours et encore
particulier, la plupart des généralités émises partent du fond d’une
expérience particulière et ceux qui ont l’expérience de la matière ne
s’y reconnaissent pas : la cristallisation de Stendhal, ou le fait que
l’amour soit une apologie de l’adultère chez de Rougemont, ne me
paraissent pas valides. Je suis persuadé que certains amoureux peuvent
déjà hausser les épaules quand je parle de l’explosion, de l’implant, du
désir et de la sphère ; mais pour le jeu, cette relativité vaut
sûrement, tant le jeu de l’amour est le domaine de la particularité
même. Décrire ce jeu en voulant aller au-delà du récit, c’est toujours
vouloir généraliser à partir d’une partie, entreprise vaine qui risque
de décrédibiliser l’ensemble. Du jeu, je suis donc contraint de renoncer
à montrer le principe du phénomène dans le cours de son mouvement, qui
ne peut s’appuyer que sur l’exemple, et je dois me contenter d’en
énoncer quelques traits saillants et indispensables.
Dans le jeu, l’intensité est maintenue et dépensée par l’unité et
l’opposition entre les deux joueurs ; le jeu est l’exutoire et la serre
de leur tension. Mais le jeu est d’abord le moment où chaque joueur est
individu, pour soi et opposé à l’autre. C’est une des contradictions de
l’amoureux qu’il fait valoir, dans et par le jeu, sa différence alors
même qu’il a toujours la fusion pour but. Et le jeu est l’activité qui
permet de révéler les différences d’intensité : l’aimé badine,
l’amoureux joue sa vie, l’aimé peut se lasser, l’amoureux rencontre le
manque.
Dans la sphère de l’amour, vite tout devient jeu. Parce que les
référents sociaux ont été relativisés ou répudiés, parce que toutes les
règles ont été brisées en même temps que les défenses de l’amoureux, et
notamment celle de respecter les défenses de l’autre, parce que l’amour
renverse même sa théorie en partie du jeu, le jeu de l’amour est un jeu
qui commence sans règles à chaque partie. C’est pourquoi le jeu de
l’amour est le jeu par excellence : toutes les règles sont à inventer à
chaque partie, aucun objectif n’est exclu par aucune loi.
Le jeu, qui est oscillation, devient dans l’amour oscillation de toute
chose, frémissement et tremblement, sous les assauts et les coups de
boutoir inégaux et imprévus. Le désir déjà s’avérait un désir
sensiblement différent des autres désirs connus, puisqu’il était à la
fois omnipotent et inessentiel, immédiat et médiatisé par la pensée de
l’aimé, tour à tour le mouvement lui-même et son objet. Mais le désir
devient vite un jeu dangereux quand sa satisfaction est interdite,
lorsque l’amoureux rebondit en vain sur les défenses de l’aimé. Là
aussi, le jeu du désir se conclut souvent dans la tragédie : cris,
hurlements, harcèlement, coups et blessures, viol, suicide, meurtre.
D’emblée, parce que pour l’amoureux toutes les règles ont perdu leur
validité, la vérité devient enjeu de l’amour. Ce qui différencie
l’amoureux de l’aimé, c’est que, dans ce jeu, l’amoureux recherche la
vérité même s’il ne sait pas ce que c’est, alors que, dans cette partie,
la vérité peut être indifférente à l’aimé, même s’il sait ce que c’est.
L’amoureux, ainsi, a propension à dire la vérité (Nietzsche observait
qu’il ne fallait pas dire toute la vérité à la femme qu’on aime, sous
peine de l’ennuyer), à ne pouvoir rien cacher à l’aimé. De nombreuses
intrigues, de multiples histoires policières ou d’espionnage, qui sont
maintenant le décor des modèles amoureux, jouent sur cette incapacité de
l’amoureux à retenir sa confiance, qui est l’un des signes de la
destruction de son caractère : il ne contrôle plus la fluidité de sa
pensée, prodigue, elle se répand.
A partir du moment où l’un des joueurs, l’amoureux, admet que le monde
est construit autour de son jeu, son jeu devient la vérité. Mais comme
ce jeu est sans règles connues, comme même la sphère du jeu n’englobe
les deux joueurs que pour lui, la vérité théorique peut y devenir une
chose et son contraire. Car ce qui est vrai, cohérent, logique dans la
sphère ne l’est pas nécessairement dans le monde ambiant, et si l’aimé
n’est pas amoureux, il oppose, dans le jeu, le monde ambiant, au monde
de la sphère, la vérité de la pensée commune à la vérité de cette pensée
particulière. Comme il n’y a plus de mesure de la vérité, comme
l’amoureux en fait un jeu absolu, comme les deux discours de l’amoureux
et de l’aimé ne communiquent que dans leur jeu, les catastrophes sont
ici aussi sans nombre : trahison, tromperie, mensonge, coups, suicide,
meurtre.
Dans cette oscillation de la réalisation qui se cherche, l’implant est
la vérité qui ment. Unité et lien, média et miroir déformant, réalité
sans matière et mirage invisible, il renvoie sans cesse l’image de l’un
à l’autre, parfois l’image des deux ensemble, image sans cesse altérée,
sans cesse trompeuse, toujours renouvelée, certifiée. Mais comme
l’implant lui-même n’est pas reconnu en tant que tel, les altérations
qu’il produit sont toujours perçues comme des falsifications de l’autre.
Le plus souvent, pour l’amoureux, l’inaccessibilité de l’aimé est
considérée comme son mensonge, et la franchise naïve de l’amoureux est
considérée par l’aimé comme inaptitude à s’élever à la vérité qui
s’établit sur ce qui est présupposé connu dans le monde extérieur à la
sphère. Mais cette contradiction profonde et multiforme fait réellement
perdre la vérité pratique de ce jeu : le but, la réalisation de l’amour,
s’égare dans la certitude de l’incapacité à la vérité théorique,
présupposé indispensable de la vérité pratique. Pourtant la profondeur
du jeu de l’amour apparaît comme recherche de vérité pratique, comme
tentative de réalisation : rendre vrai ce qui est en jeu est le projet
qui donne tant de vie et de gravité à l’amour. A ce moment-là, pour
l’amoureux, c’est la totalité qui est en jeu, entièrement présente en
l’aimé, puisqu’il ignore l’implant. Le sens de l’amour, pressenti dans
l’ouverture sans limite perceptible de l’attraction initiale, cherche
dans le jeu dont la sphère est le terrain, son contenu, et les moyens de
sa réalisation.
Dans l’amour, la confiance n’est pas dans l’autre, mais dans le jeu,
dans la sphère. Tout ce que l’amoureux et l’aimé savent l’un de l’autre
est médiatisé par le jeu, par l’implant en mouvement. Tant qu’ils se
sentent liés par cette oscillation et ce plaisir, la confiance n’est
déçue que parce que l’implant détourne, de manière incompréhensible, la
perception que l’un a de l’autre en tant qu’amant ; aussi, quoique aucun
des deux n’a l’expérience de ce qu’est aimer, l’affirmation de l’amour
est capitale, parce qu’elle signifie que le jeu continue, que l’implant
continue son mouvement, à la fois de forage et de construction, de
rotation sur lui-même et de clignotement, de déplacements imperceptibles
alternés sans logique avec des sauts brusques. Le sens du jeu nécessite
son affirmation parce qu’elle valide l’extension de l’exploration et les
mesures ludiques qui orientent la sphère vers ce qui avait été
entraperçu dans l’attraction initiale. Pour l’amoureux la déclaration
est toujours périlleuse, tout ou rien : hontes, exils, amoks, suicides,
meurtres la rythment.
Ce qui distingue encore le jeu de l’amour, c’est que la destruction
caractérielle et la négation oscillante accélèrent considérablement la
capacité de réflexion de l’amoureux et souvent, par réaction, la
capacité de réflexion de l’aimé. L’implant est un accélérateur et une
source pour l’esprit – pensées consciente et non consciente libérées
ensemble. Cette pensée accélérée est aussi élargie : elle découvre, et
elle survole dilatée et allégée les nouveaux territoires et les
perspectives à perte de vue, elle joue de cette étendue intérieure
insoupçonnée dans la sphère de l’amour et elle se grise de la vitesse.
Après s’être exercée sans projet ni contenu autre que les contenus
accidentels, et ceux éminemment sérieux du jeu, cette pensée se prend
enfin pour objet et constate alors que la pensée la plus proche de la
sienne, celle de l’aimé, en est séparée par l’Univers entier. Dès ce
moment, le but de la pensée qui virevolte dans le vertige de la
découverte est de supprimer l’Univers entier.
Mais cette pensée qui se complaît, qui relativise tout, qui dédouble
chaque objet et rit de sa propre facilité (la vitesse de la pensée, chez
l’amoureux comme chez l’aimé, provoque le rire ; les tragédies de
l’amour sont telles que le rire, qui vient de cette ivresse, est
malheureusement sous-estimé et occulté ; ce rire semble en effet n’être
qu’une sorte de repos, de pause, de suspension, le sommet d’un
échafaudage provisoire, oublié dès que les montagnes russes de l’esprit
redeviennent l’ordinaire de la partie), cette pensée accélérée entre en
surchauffe : sa spiritualité déborde son objet, ne réalise pas son fond,
entre en contradiction ou, comme il paraît à la moindre pensée cohérente
ou simplement raisonnable, délire, comme le joueur d’échecs de Stefan
Zweig : dans le jeu de l’amour la pensée de l’amoureux continue sa
course folle au-delà de l’aimé, en prenant pour objet l’aimé captif que
l’amoureux a en soi, l’implant, et, à toute allure, cette pensée
s’égare. De la même manière que l’autre avait été confondu avec l’autre
de la sphère, c’est ici, pour l’amoureux, l’Univers entier qui est
confondu avec la sphère.
Dans le jeu de la pensée accélérée, par contre, l’aimé ne peut pas
gagner sauf s’il est lui-même amoureux. La pensée la mieux débarrassée
de défenses, la pensée de l’amoureux, est la plus vive, la plus mobile,
la plus jeune, la plus engagée et aussi la plus incohérente, quoique
souvent la plus précise, celle qui mémorise le mieux le vécu commun, et
qui a incomparablement plus réfléchi aux nombreux cas de figure de la
partie. L’aimé, qui subit donc cette supériorité de l’amoureux mais
reste le plus apte à mesurer la distorsion entre ces parades
d’intelligence vaines et le monde social, ne peut gagner qu’en
interrompant le jeu. C’est un pouvoir que seul a l’aimé. Et pour le jeu,
c’est une catastrophe lorsque ce qui est une admirable faculté de
l’amoureux est soudain dénoncée par l’aimé, effrayé d’être débordé :
reproches, violences, ruptures, suicide, meurtre.
Mais c’est une des figures clés du jeu de l’amour quelles que soient ses
variantes : le plus amoureux l’emporte sur le plus aimé, parce que ses
facultés sont décuplées par l’amour, parce qu’il est dans le vrai malgré
un immense tissu d’incohérences, de leurres et de faiblesses à nu, et
l’aimé rétablit sa supériorité dans le jeu en brisant le jeu, au nom de
la société et de la socialité, au nom de la raison, en niant l’amour,
par conséquent. Le jeu met évidemment en cause l’aimé, et l’aimé préfère
perdre le jeu que la partie, alors que l’amoureux ne joue que parce
qu’il croit à tort qu’il va perdre toutes les parties et il veut bien
perdre toutes les parties pour continuer à jouer pour la seule chose qui
l’intéresse, la réalisation du jeu. Mais lorsque l’aimé brise le jeu, le
jeu ne peut plus être réalisé, et c’est la tragédie. L’amoureux a une
capacité dans le jeu que l’aimé n’a pas ; et l’aimé a un pouvoir sur le
jeu que l’amoureux n’a pas.
Un fondement de ce jeu est de faire modifier l’implant par l’autre,
variante sophistiquée du jeu de la main chaude : à qui la responsabilité ? En ce sens, d’ailleurs, l’objet de la procréation, l’enfant, est
souvent l’allégorie de l’implant, et a pour fonction de jouer à
l’implant, d’objectiver le mouvement de l’implant. On peut aussi dire
avec justesse que l’implant est une préfiguration de l’enfant. Mais
l’implant est de la pensée non réalisée, qui garde toute sa perspective,
alors que l’enfant est une forme de réalisation de l’implant, et donc la
résignation de la perspective, sa triste réalité. En effet, l’enfant de
l’amour tue l’implant, se substitue à lui, mais il est lui-même déjà un
autre, un tiers, dont la pensée échappe donc aux deux joueurs. L’implant
en entier est de la pensée que les joueurs font tourner là, mais qu’ils
peuvent, théoriquement et pratiquement, se réapproprier. L’enfant est
également un dépôt de pensée, mais qui pense par lui-même, et ses
géniteurs ne peuvent plus se réapproprier la part de pensée qu’ils y ont
mise. Avec la procréation, l’amoureux et l’aimé tentent de séparer et
d’extraire l’implant. Au lieu de réaliser l’union, ils divisent, ils
autonomisent, ils aliènent de manière irréversible ce qu’ils avaient de
commun. Dans l’enfant, l’amoureux et l’aimé ont perdu, ont abdiqué leur
jeu, sans l’avoir réalisé autrement que dans l’ersatz qui pourra, ou
non, poursuivre la recherche de la vérité dont ils ont préféré conserver
ainsi le possible, plutôt que d’en avoir le cœur net. Ils en ont juste
réalisé le leurre, l’imitation, la maquette, mais en une matière de
substitution, en une essence différente : si le jeu de l’amour est la
promesse de réaliser une pensée commune, la réalisation de l’enfant,
pensée la plus commune qui soit, en est la négation. L’enfant, en
général, est la façon pauvre de mettre fin à l’amour sans coups, suicide
ou meurtre ; assez rare, mais peu précieuse.
Lorsque les règles ont volé en éclats il y a une grande liberté de
création, licite et commune, dont jouit surtout l’amoureux. Mais l’aimé
est souvent séduit par cette liberté et participe à la fonder. L’aimé
vient parfois y jouer. La séduction de l’amoureux est souvent aussi son
repoussoir : c’est l’intensité de sa passion, c’est la place démesurée
qu’il a déblayée autour de l’implant, c’est l’intensité du désir, c’est
la grandeur, l’originalité et la liberté de son terrain de jeu, c’est la
vitalité, la vitesse, et la grandeur de sa pensée. Le moindre des jeux
de l’amoureux, curieux et attirant, obsessionnel et névrotique, est de
sacraliser son implant : superstitions, rites, dévotions, monologues et
prières. Là aussi, ce qui peut être une curiosité ou une flatterie pour
l’aimé s’inverse souvent en contrainte.
Toute certitude remise en cause est prétexte à jeu, et dans l’amour il y
a davantage de certitudes remises en cause que dans n’importe quelle
situation sociale, y compris l’émeute. Le temps et l’espace perdent leur
mesure ordinaire, parce que la nouvelle unité de mesure devient la
distance de l’amoureux à l’aimé, et que celle-ci est médiatisée et
faussée par l’implant. Dans l’amour, l’incommensurable mouvement de
l’implant, que l’un voit toujours immobile quand l’autre le voit bouger,
devient l’étalon de l’espace-temps. Son oscillation et sa réflexion
trompeuse trahissent surtout l’amoureux, mais parfois aussi l’aimé.
L’observateur, presque toujours l’amoureux, mais de manière plus
décisive l’aimé, œuvre tout le temps à modifier l’observation, qui n’est
jamais que la plus sûre des illusions, si sûre qu’on y donnerait son
doigt, sa main, son bras, son cœur et sa tête à couper. Le temps et
l’espace deviennent alors des jouets dangereux et excitants, des armes
de séduction et de répulsion, des vérités et des mensonges, des débuts
de constructions systémiques, et parfois des organes de réorganisations
cosmologiques.
L’amour est un jeu tactique. L’approche entre l’amoureux et l’aimé se
fait en fonction de l’implant, mais aussi au moyen de l’implant, sorte
de pilier invisible aux parois déformantes, tour à tour phare et tunnel
bouché, qui incurve l’espace et le temps, utilisé de part et d’autre
comme moyen de se cacher et d’avancer, comme excuse et comme preuve. Un
des premiers jeux les plus courants consiste à dissimuler la
localisation de l’implant car le premier qui avoue les destructions
faites par l’autre est généralement celui en qui l’implant se fixe :
c’est aussi la loi de la bataille, où celui qui garde le plus de
réserves l’emporte finalement. Ce jeu, qu’on trouve dans presque toutes
les rencontres entre deux personnes, est beaucoup plus dangereux dans
l’amour parce que le premier qui reconnaît être l’amoureux reconnaît
s’être donné entièrement, et parce que pour l’autre un avantage
irréversible est acquis, qui met en cause l’intérêt, voire la
possibilité même du jeu, tant l’inégalité y est maintenant admise : pour
l’amoureux, avouer à l’aimé qu’il aime est le plus souvent une
capitulation, et souvent, une humiliation, ce qui n’est qu’un effet des
règles de comportement dans notre société, bien différentes du
sentimentalisme affiché dans l’idéologie dominante de l’amour au cinéma
et dans le roman, où l’aveu de l’amour est une victoire, le but du jeu,
un moment triomphal de pacification applaudie. Dans l’amour il y a donc
des batailles décisives : pour l’amoureux elles sont la révélation de
son rôle dans le jeu et l’aveu de son engagement total, alors que pour
l’aimé, cet engagement total effrayant peut devenir ce qui empêche
l’amour, le refus de son rôle dans le jeu, la cause de son
désengagement.
L’absence de cohérence chez l’amoureux, et l’insuffisante implication de
l’aimé font de l’amour un jeu cruellement privé de stratégie. Les
relances les plus variées par lesquelles l’amoureux recommence des
parties – séduction, provocation, violence, colère, preuves de
soumission, tendresse, don – ne sont que très rarement reliées et
pensées les unes par rapport aux autres. Alors que la trame de son jeu
pousse l’amoureux bien au-delà de l’objectif de chacune des parties dans
lesquelles son engagement lui fait perdre le but, il n’en prend pas
conscience et demeure incapable d’élaborer une ligne de conduite. C’est
que pour produire cette vision d’ensemble il a besoin de l’aimé, en qui
se situe le point de fuite, la raison, de chacune de ces relances
ludiques, car l’aimé seul est ce qui alimente l’implant. Mais dans le
désordre inégal des incitations au jeu de l’amoureux, l’aimé, rapidement
en défense, ne voit pas qu’il a le pouvoir de les unifier en une
stratégie qui pourrait alors être commune. Les cas d’amour réciproque
rapportés par la culture (roman et cinéma) corroborent ce désarroi
réciproque devant l’incohérence des jeux de l’amour. Même les romans
français du XVIIIe siècle, aux titres pourtant prometteurs d’Egarements
du cœur et de l’esprit ou de Liaisons dangereuses, ne montrent que des
stratagèmes court-circuités. Seul, peut-être, le Journal du séducteur de
Kierkegaard expose la véritable petitesse de la conscience quand elle
manigance en se servant utilement de l’aliénation. C’est un jeu, mais ce
n’est pas le jeu de l’amour.
Le désir n’est pas l’enjeu de l’amour, mais reste son serviteur. Il
continue d’être toujours présent dans toutes les variantes de ce jeu,
mais rarement comme objet. Le désir est bien plutôt une offre de
vérification pratique du jeu, une poursuite du jeu par d’autres moyens,
une proposition de trêve, un constat. Comme le rire, le désir est
lui-même un détail, qui peut être ludique, du jeu. Il est aussi ce qui
rythme le jeu, le sous-tend, le soutient et le pousse. Le désir et la
satisfaction sont un peu au jeu de l’amour ce que le travail est au jeu
en général : le moment de la nécessité.
Peu à peu, l’amoureux se crée un nouveau système logique, de sa pensée
accélérée qui ralentit. Mais c’est un système magique, où la
conservation du jeu joue un rôle déterminant. Coïncidences,
paralogismes, oracles, invocations, rituels et leur répétitivité peuvent
devenir fondateurs. De ces jeux formels aux contenus symboliques
l’amoureux tente d’habiller l’implant. Ainsi, dans l’épuisement du jeu,
l’amoureux commence à marquer ses limites avec l’implant.
L’amoureux vérifie cet épuisement hors du désir, mais s’il s’obstine,
c’est parce que le principe selon lequel il joue est contenu dans la
promesse de l’attraction initiale qui a donné son sens au jeu. Tant que
cette promesse reste possible, mais n’est pas atteinte, l’amoureux joue,
et relance le jeu, recherche sa fin uniquement dans la sphère même. |
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8. Du positif dans l’amour |
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Le moment du positif dans
l’amour est un moment essentiel : c’est le moment de l’entente entre
l’aimé et l’amoureux, c’est le moment du possible bien plus que de la
réalisation.
Ce moment peut être un conflit, un jeu, une écoute, un acte commun, un
projet, une découverte. Il est souvent un moment de plaisir physique,
sexuel. Il est aussi l’espace de la tendresse et de la douceur. La
complémentarité entre amoureux et aimé cherche à se fonder, dans ce haut
plateau de la vie, qui surplombe les plaines du quotidien à l’ombre des
cimes de la passion. La complicité et la connivence sont également des
caractéristiques, recherchées ou trouvées, de ce moment singulier, qui
parfois attise l’amour, et plus souvent, le finit.
Dans le phénomène de l’aliénation qu’est l’amour, le moment du positif
correspond à une neutralisation de l’implant. Amoureux et aimé ne voient
pas l’implant parce qu’ils l’ont rendu transparent, ils se voient au
travers de l’implant, et ce qu’ils neutralisent c’est la déformation.
Pendant cet instant, ils évaluent leur distance réciproque en tenant
compte de l’implant, mais sans en avoir conscience. Ils font abstraction
de ce mouvement de pensée de l’un dans l’autre, mais sans le nier. Ils
cherchent un équilibre.
De nombreuses causes concourent à une telle parenthèse : la séduction,
le désir, le besoin de douceur, la fascination et l’intérêt de l’autre,
l’idée d’un projet, la tolérance réciproque, le besoin de communication
particulière et d’une manière générale, la socialité en vigueur qui, à
notre époque, proclame de présupposer une bienveillance envers l’autre.
L’espoir recherche aussi ces instants de paix en projetant dans ces
moments de réciprocité, même relative, toutes les réalisations futures
visées, enviables, ou seulement idéales.
Il y a, dans ces moments, une nécessaire mise à niveau de l’intensité :
l’aimé tente de se hisser à une intensité plus haute, et l’amoureux
dédramatise, au moins partiellement, le flux exceptionnel de la pensée
qui est en lui. Un équilibre, fort instable, est trouvé, et cet
équilibre est nécessaire au toucher, à l’écoute, au discours. Dans cette
proximité et cette bienveillance, l’aimé prend d’innombrables décisions
qui orientent la passion de l’amoureux ; et l’amoureux transforme toute
l’étendue de cette expérience en possible.
Le moment positif, ainsi marqué par la réalité la plus grande dans
l’amour, est aussi celui qui déploie l’horizon le plus vaste, au moins
dans ce qui est exprimable, puisque ce moment est aussi le moment de
l’expression entre les protagonistes. C’est d’abord l’horizon du tout
est possible qui habite les moments positifs : l’amoureux tente de
prolonger au-delà des nuages les constructions de l’implant qu’a
entreprises l’aimé. C’est aussi le moment de l’espoir : la plus vaste
projection est ici couplée avec l’impression des forces les plus
irrésistibles d’une vie particulière. C’est encore le plaisir de la
teinture que prennent toutes les choses, en particulier pour l’amoureux,
mais aussi à un moindre degré pour l’aimé, comme si un maître avait
soudain peint le monde, à la fois surprenant, évocateur, charmant et
esthétique. Car la dimension sensorielle du moment positif est unique,
même si la positivité simple tend à l’aplatir.
L’amoureux cherche des choses contradictoires dans cette situation, où
il doit amputer une partie de lui-même – cette intensité qui meut
l’implant : la réalisation et la pérennisation, le but de l’amour,
c’est-à-dire sa fin, et l’ouverture vers l’amour, parce qu’il voit bien
que le cadre offert est trop étroit et que le dessein, proportionnel au
mouvement de la pensée en lui, est bien plus grand que ce que le moment
positif permet d’exprimer. L’amoureux cherche à rendre amoureux l’aimé.
Par là, la négativité est déjà installée. Et la différence d’intensité,
même minimisée dans le moment positif, achève la tentative et conduit à
la fin du moment positif, qui coïncide avec la fin de l’illusion
heureuse. Aimé et amoureux, même lorsqu’ils ont vécu la même parenthèse,
le même plateau, le même instant positif, ne l’ont pas vécu avec la même
intensité : tout est fondamentalement différent pour l’un et pour
l’autre. L’amour ne s’arrête pas au moment positif dont l’issue est la
confirmation de la contradiction entre aimé et amoureux, sauf si la
sphère de l’amour a réussi à englober le plateau, et si les
protagonistes ont réussi à construire, dans leur différence d’intensité,
un modus vivendi acceptable et accepté. Pour cela, cependant il faut
qu’aimé et amoureux se sachent tels l’un pour l’autre. Il faut une
maîtrise de l’implant que celui-ci, dans un monde qui ignore qu’il
existe, ne peut atteindre que par hasard et par cette intelligence
intuitive, cet ingenio créateur dont, il est vrai, l’amour est un
puissant révélateur. Mais l’insatisfaction, qui pousse si bien l’humain
vers son accomplissement, ne s’accommode jamais d’aucun moment positif
fût-il ensorceleur ou paralysant. Et, de fait, de nombreux amoureux, non
satisfaits, sont restés prostrés et infirmes, sans force de repartir à
l’assaut des tours de Babel construites par leur implant.
Enfin, le moment positif a aussi pour fonction sociale d’étouffer
l’amour. L’entente entre les deux protagonistes est en effet le
présupposé de l’amour de la middleclass. La société actuelle, à travers
le moment positif, tente de ramener l’amour au niveau d’intensité de
l’aimé, qui n’aime pas. C’est pourquoi le moment positif est très
important dans l’amour : il n’est pas seulement le moment de l’entente
bancale entre amoureux et aimé, il est aussi le carrefour entre ces
deux-là, c’est-à-dire la sphère, et ce qui leur est extérieur.
Dans la société middleclass, le paradigme de l’amour entre deux
personnes (qui n’est que le cas le plus général de l’amour pour les
choses et pour ce qui nous entoure, dans cette idéologie où l’on aime
des animaux et des produits) présuppose non pas l’intensité de la
pensée, mais la réciprocité. Dans cette acception, il n’y a d’amour
qu’effectivement réciproque. Et la relation réciproque la plus intense
devient ainsi ce qui est appelé amour, quel que soit le niveau
d’intensité.
Le mouvement de la pensée de l’aimé dans l’amoureux est complètement nié
dans une telle vision, où ne sont reconnues que les imprégnations
fortes. Ce qui va au-delà est déconsidéré en cas de maladie mentale,
soit dangereuse, soit idiotie inoffensive. Or tout le mouvement de
l’implant qui est proprement l’amour va justement au-delà.
Ce qui donc aujourd’hui est accrédité comme amour dans la société
actuelle est le moment positif de l’amour, et plus exactement la
reproduction édulcorée et élargie qui en a été tirée de sorte à ce que
l’écrasante majorité des pauvres puisse y reconnaître sa propre
expérience. Car d’un côté le moment positif de l’amour est bien appelé
amour dans cette société, mais c’est la seule partie de cette
manifestation qui est admise dans ce qui est appelé amour, et toute la
négativité qui est l’essentiel de l’amour en est exclue ; par ailleurs,
toute relation positive et réciproque, avec une intensité jugée
au-dessus de la moyenne des relations de ce type par les participants,
est également appelé amour. Il est facile de concevoir que dans cette
acception se glissent nombre de relations où aucune destruction de
caractère n’a eu lieu : de la simple inclination platonique à la bonne
entente sexuelle, en passant par tous les jeux que la société autorise
et parfois recommande « en privé », trouvent là une sanctification par
l’amour.
Mais ce qui distingue l’amour, ce profond mouvement de la pensée, c’est
sa capacité à transcender les règles du jeu, à en inventer, et à créer
un dialogue nouveau entre deux individus humains. L’amour middleclass
puise justement dans le moment positif, la négation de cette
souveraineté de pensée individuelle : la positivité est perçue comme un
arrangement, non seulement entre les intensités, mais avec les règles
existantes. L’amour, en tant que mouvement de pensée entre deux humains,
ne reconnaît pas d’autre maître que la subjectivité de ces deux humains.
Dans l’amour middleclass, ces deux subjectivités restent soumises aux
règles de la société. Alors que l’amour explore les limites de la
réciprocité, l’amour middleclass les fixe d’avance et n’est que le
compte-rendu du déploiement possible à l’intérieur de ces limites. Alors
que l’amour forge sa propre positivité, qui n’a de vérité que dans le
jeu du négatif entre amoureux, implant et aimé, l’amour middleclass
limite l’amour à la positivité improbable d’un bonheur d’autant plus
plat que son idylle est censée, comme sa réciprocité, s’aligner sur
l’exigence la plus basse des deux protagonistes, l’aimé.
L’idéologie de l’amour tente de transformer le moment positif en moment
permanent. C’est par là que famille, travail, institutions pénètrent
dans la sphère et soit l’élargissent au point de l’aplatir – le plateau
devient un large bassin dépressif – soit la crèvent et l’intensité et la
tragédie retrouvent leur cours sévère et accidenté vers les cimes de
l’aliénation : disputes, coups ; meurtres, suicides, désespoir, folie. |
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9. Plaisir et souffrance |
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A travers la construction
de la sphère de l’amour, à travers le jeu, le désir est à son paroxysme
et demande satisfaction. Mais lorsque l’aimé accorde ce plaisir, rien ne
change. En effet, le plaisir de la satisfaction ne se distingue nulle
part moins de l’insatisfaction du désir que dans l’amour. Là où la
flèche était ligne, elle est devenue pointillé ; mais flèche elle reste.
Dans d’autres jeux, moins riches, le plaisir sexuel est soit un but,
soit un début : il modifie profondément les prémisses de la relation. En
amour, le plaisir sexuel n’est pas extraordinaire, parce qu’il est dans
le cours du mouvement, dans l’extraordinaire plaisir sensoriel de la
sphère tissée au moyen de l’aimé, qui est dans l’extraordinaire plaisir
spirituel de la réorganisation de la cohérence autour du but, dans
l’immense foisonnement et vitesse du jeu. Si le plaisir sexuel en amour
est donc sans doute extraordinaire par rapport aux autres plaisirs
sexuels – et d’ailleurs il dévalue tous les autres désirs possibles, et
en engloutit certains –, le plaisir sexuel en amour n’est pas
extraordinaire par rapport aux autres phénomènes de l’amour : au
contraire, comme le désir, il est l’expression du mouvement de ces
phénomènes, et la satisfaction n’y est que comme la respiration retenue
ou le soupir exhalé.
Dans l’amour, il y a deux sortes de souffrances. Celles que j’appelle
les piques sont les coups que l’aimé commet du fait de l’absence de
défenses de l’amoureux, souvent sans le savoir. Un mensonge, une
jalousie, un obstacle insurmontable, un refus de jeu, de rituel, un
geste maladroit ou méprisant, l’oubli même d’une parole ou d’une
promesse, un retard, une incompréhension peuvent être des traits
fulgurants et d’autant plus douloureux que les seuls recours, extrêmes
et définitifs, paraissent rapidement impraticables ; l’amoureux est
toujours pris au dépourvu par ces chocs inimaginables qui deviennent de
gravissimes trahisons. Même si ces atteintes paraissent toujours
injustes, arbitraires et sans appel, même si elles génèrent des
souffrances physiologiques immédiates très grandes, elles n’ouvrent pas
de plaies profondes et cicatrisent vite, digérées dans l’implant, par
qui elles avaient été d’abord libérées.
Une souffrance bien pire est celle du manque de l’aimé. L’absence, la
distance de l’aimé, est en vérité absence et distance surtout pour
l’implant. Car l’implant, dans l’amoureux, vit et respire par son
origine, l’aimé. L’amoureux lui-même n’en modifie que l’extérieur, mais
les fondations restent, pour lui, magiques. L’implant se comporte un peu
comme une colonie venue d’une autre planète, et dont la communauté
serait considérée comme très supérieure aux Terriens par les Terriens
eux-mêmes. Sur la Terre, dans l’amoureux, cette colonie se mêle peu aux
Terriens, possède un territoire séparé des leurs, et c’est, pour les
Terriens, un délice et un honneur rares de pouvoir y pénétrer. Mais les
membres de cette colonie ne rêvent que de leur planète d’origine,
l’aimé. Or cette planète, l’aimé, les a reniés, lors de la guerre,
appelée aussi jeu, avec la planète de l’amoureux où la planète de l’aimé
a cru – à tort – que l’implant l’avait trahie, les ignore et les
abandonne à leur exil. Rien n’est pire pour cette colonie que de ne pas
revoir la planète-mère, respirer son atmosphère, être réalimentée par sa
pensée. Toute son activité est donc une série de manigances parfois sous
forme d’ordres directs et autoritaires, parfois sous forme
d’insinuations et de plans de campagne alambiqués et pervers, pour
contraindre l’amoureux à retourner vers l’aimé, pour la reprise du jeu,
sous quelque forme que ce soit. La non-exposition de l’implant à l’aimé
est plus terrible que le manque du drogué, en ce sens que le drogué
connaît l’expédient qui peut adoucir le manque ou la durée du sevrage ;
rien de tel pour l’amoureux, qui perçoit son implant s’étouffer et
s’immobiliser de plus en plus en lui, mais sans mourir. C’est dans ces
enlisements que l’implant devient monstrueux, immobile et silencieux, et
paré jusqu’au grotesque par l’amoureux qui essaye de suppléer l’aimé
dans l’oxygénation par une dévotion qui n’est pas sans rappeler un
bouche-à-bouche. Mais contrairement au dédoublement qui existe dans la
schizophrénie, l’implant reste une pensée étrangère, que l’amoureux ne
peut ni résoudre, ni maîtriser, ni expulser. Si la souffrance de
l’implant se transmet à l’amoureux, c’est en grande partie parce que
l’amoureux reste devant une pensée inachevée, devant la pensée inachevée
de l’aimé, pensée qu’il voit dépérir en lui sans remède, mais sans que
son importance ne diminue.
Les violences directes que l’aimé commet sur l’amoureux, les explosions
qu’il continue d’allumer, sont beaucoup plus supportables que l’absence
ou l’indifférence, parce qu’elles alimentent et font vivre l’implant.
C’est ainsi qu’il faut comprendre pourquoi les amoureux recherchent
parfois la souffrance et non dans quelque hypothétique masochisme. En
effet, la souffrance et le plaisir que provoque l’aimé peuvent être
clairement scindés, même s’ils ont les mêmes causes, et sont
parfaitement simultanés. Cette curieuse propension de la recherche de
souffrance en amour peut s’expliquer dans la forme de la sphère du jeu :
même les coups les plus violents, même le manque le plus insupportable
sont enveloppés de la texture délicieuse de cette bulle qui est
jouissance sensorielle quoi qu’il arrive ; mais alors que les coups sont
un apport de l’aimé, une addition de souffrance certes, mais aussi de
texture délicieuse, le manque est jouissance qui diminue, qui s’use, est
absence d’apport. Ce qu’il y a de plus effrayant et de plus inadmissible
dans le manque pour l’amoureux, c’est que ce plaisir-là s’étiole, se
fane, meure, disparaisse, c’est que l’implant dont ce plaisir est la
défense vivante dépérisse. Et c’est pourquoi, sous les ordres de
l’implant, il lutte pour retrouver le jeu avec l’aimé comme si sa propre
survie en dépendait. C’est bien plus grave : c’est sa vie qui en dépend.
La société actuelle, si tatillonne dans son contrôle de la souffrance
physique, ne reconnaît pas les souffrances de l’amour, ou les discrimine
en symptômes de maladies mentales. Souffrir par amour est tenu
aujourd’hui pour inévitable, mais aussi pour sans importance : la
torture qu’un aimé inflige à un amoureux, que ce soit par cruauté ou par
inadvertance, est considérée comme un corollaire indispensable, celui
qui souffre doit surmonter la torture, en silence, sous peine d’être
accusé de harcèlement ou d’être méprisé pour sa faiblesse.
Pourtant, les souffrances de l’amour sont souvent bien plus
insupportables que les souffrances physiques. Cela tient, en partie, à
ce que la souffrance soit toujours conscience de la souffrance, donc un
phénomène subjectif (les animaux ne souffrent pas, c’est nous qui leur
prêtons la souffrance que nous éprouverions à leur place), qui est
fortement attisé dans le phénomène de l’explosion de l’individu et de
son envahissement par un implant étranger. L’intensité de ce qui est
vécu et pensé en amour est incomparable, et la souffrance peut aller
très au-delà des souffrances reconnues. Cela tient aussi à ce que, dans
l’amour, la nature et la durée de la souffrance ne sont pas balisées
comme les souffrances physiques : face à l’immense variété de formes que
prend la souffrance, à l’inventivité de son renouvellement, les remèdes,
tous improvisés, ne suffisent jamais ; et, alors que pour une maladie ou
une blessure physiques, nous connaissons généralement les phases et le
terme du mal, même si c’est un mal fatal, en amour la durée de la
souffrance est proportionnelle à la profondeur de la destruction
caractérielle. La métaphore de la « série d’explosions » montre que la
souffrance se développe avec le temps, et toujours à travers des sauts
brusques.
A travers la persistance de la souffrance se lit donc l’intensité de
l’amour. Ce serait un critère paradoxal s’il pouvait être validé, car la
durée de la souffrance exigerait, pour qualifier l’amour, une expansion
dans le temps qui irait bien au-delà du bref moment généralement
considéré dans la société actuelle comme celui de l’amour, et qui est
celui entre la rencontre et la prise de conscience des effets de la
bataille décisive. Il faudrait donc aimer longtemps, avec constance à
travers les souffrances toujours renouvelées et variées pour mériter
l’accès à cette qualité de rapport si rare entre humains qu’est l’amour.
Mais, malheureusement, la souffrance elle-même – et sa perception dans
la société – s’oppose à ce qu’une telle qualification puisse être
prononcée : la souffrance achève beaucoup trop d’amours par la mort ;
trop souvent, les amoureux tuent les aimés ou eux-mêmes parce qu’ils ne
supportent pas la souffrance, ou parce que la société ne reconnaît pas
leur souffrance, qu’ils découvrent donc comme une anomalie ou une
impossibilité que seule la mort peut faire disparaître.
La discrimination de la souffrance en amour, et la différence
qualitative entre la souffrance en amour et les émotions permises (dont,
au premier rang, la souffrance de l’imprégnation dans des rapports
humains qui n’ont pas atteint à la destruction du caractère) sont un
puissant exemple de l’occultation de l’intensité de l’amour. La
tentative collective de nier cette intensité extraordinaire engendre
souvent de violentes incompréhensions entre amoureux et aimé ; et les
systèmes normatifs mis en place à travers la médecine, la psychanalyse,
la police, la morale et le bon sens engendrent des hontes et des rages
qui ne peuvent être calomniées et dissimulées que parce que ces
sensations si vives et si humaines sont devenues si rares. |
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10. A propos de la théorie de l’implant |
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L’hypothèse qu’une pensée particulière s’implante dans une autre pensée
particulière soulève immédiatement une foule de questions :
Qu’est-ce qu’on appelle pensée dans ce cas-là ?
La pensée ici est en effet prise dans un double sens. Dans le premier
sens, il y a là deux pensées entières, dans l’acception courante du
terme, c’est-à-dire deux blocs de pensée individuels, chacun
correspondant à la fois à la conscience et à l’esprit total et détouré
d’un individu humain en particulier. Par rapport à cette vision, la
théorie de l’implant dit que la pensée de l’aimé s’implante dans
l’amoureux. L’aimé retient sa propre subjectivité, et il n’a pas
conscience de l’implantation, c’est-à-dire de pensées qui lui sont
propres imprégnant une autre personne, et il a encore moins conscience
que cette imprégnation est un enracinement, c’est-à-dire qu’elle devient
fondatrice chez cette autre personne ; mais l’amoureux ressent et subit
la subjectivité de l’aimé qui agit en lui comme si l’aimé était
conscient de cet acte. En vérité, ce n’est pas toute la pensée de l’aimé
qui s’implante, mais l’aimé est en entier dans sa pensée implantée.
C’est là le point de vue de l’amoureux.
Le deuxième sens est le vieux sens poétique où dire que la pensée de
l’aimé est en l’amoureux signifie que l’amoureux ne pense qu’à l’aimé,
que l’amoureux est empli de la pensée de l’autre. Ici, l’amoureux garde
toute sa subjectivité, et ce qui est étranger est l’objet de sa pensée,
l’aimé. Ici l’implantation est seulement l’obsession de l’aimé dans
l’amoureux par la médiation de la pensée.
Les deux sens se recoupent et se découpent selon la vieille dichotomie
entre sujet et objet. La théorie de l’implant tend à résoudre de manière
synthétique cette contradiction par l’implant lui-même, qui est de la
pensée objectivée. En séparant cette pensée tierce des deux pensées
protagonistes, en isolant l’implant (non sans signaler les rapports
réciproques desquels il tire son mouvement), au moins de manière
conceptuelle, cette théorie de l’amour désigne l’implant comme étant à
la fois sujet et objet, mais ce sujet et cet objet sont soutenus par les
deux pensées de l’aimé et de l’amoureux d’une part, et par l’opération
de l’implantation, d’autre part.
Comment reconnaît-on l’opération de l’implantation ?
Il n’y a aucune preuve matérielle fiable, actuellement, à la désignation
de l’implantation. La matérialité de l’implant est un faux problème
théorique qui provient d’une part du mot implant, qui suggère une
opération visible, et vérifiable physiquement, et d’autre part des
méthodologies courantes dans les théories de notre époque qui exigent,
ne serait-ce que dans la sphère anthropologique, des preuves physiques.
Mais dans une façon de penser comme la téléologie moderne, la matière
n’est elle-même qu’une pensée, qu’une représentation de l’esprit
constatée par la conscience, et sanctionnée par l’esprit commun.
L’implant, en amour, n’est donc pas matérialisé, en tout cas de manière
systématique dans l’état actuel des connaissances.
On reconnaît l’implantation par la destruction du caractère. Là encore,
une nouvelle question serait : comment reconnaît-on la destruction du
caractère ? Et là non plus il n’est pas encore possible de répondre avec
certitude. Mais le passage d’une question à l’autre – ramener
l’opération de l’implant à la destruction du caractère – est une
indication de gradation qualitative : dans l’esprit commun, la
différence entre destruction du caractère, implantation, et modification
partielle du caractère, influence au sens ordinaire du terme,
imprégnation, est bien compréhensible.
Alors que l’imprégnation, malgré les variations extrêmes d’intensité et
de conséquences à laquelle elle donne lieu, est mesurable dans le sens
commun, la destruction du caractère est difficile à imaginer, parce que
les conséquences peuvent être extrêmement variées, allant de rien de
visible, à toutes les formes de mort que l’humain sait donner, en
passant par toutes les maladies, et toutes les capacités créatrices qui
constituent le si vaste possible de l’humanité. Et comme la destruction
de caractère est rare, ses symptômes et ses effets sont peu connus.
L’implantation reste une expérience masquée par les conventions
sociales, les tabous individuels, le manque de connaissance et
d’expérience, et la rapidité et la volatilité de l’opération elle-même.
Comment agit l’implant ? Quand ? A partir de quel point de vue ? Quelle
est l’interaction entre l’implant et chacun des protagonistes ? Et avec
la société ?
Dans le cas de figure qui a permis d’élaborer la théorie, l’implant se
manifeste d’abord par la destruction, et ensuite par la reconstruction
du caractère. Il est facile, à ce stade de la connaissance, d’imaginer
des formes différentes de manifestation de ce qui serait tout autant un
implant : par exemple une destruction beaucoup plus progressive, une
latence de l’implant ; ou bien une construction de pans de caractères
qui commence avant la destruction du caractère reconstruit.
L’action de l’implant est certainement une abstraction, une
simplification théorique : on peut abstraire de l’action de l’aimé, de
l’amoureux, de la société et de la pensée commune, et c’est ainsi que,
pour développer l’hypothèse de travail, on obtient une action
indépendante de l’implant. Mais cette action est principalement dominée
par l’aimé, qui n’en a pas conscience, et accessoirement par l’amoureux,
qui en a conscience. Là aussi, des variations extrêmes, dans l’intensité
réciproque et dans l’interférence peuvent susciter un très large
éventail de situations. L’implant agit, donc, dans un très large
équilibre de paradigmes et d’intentions. Il est une résultante, mais
comme cette résultante est une médiation, cette médiation réfléchit, au
moins vers l’amoureux, et par là peut modifier considérablement l’action
de l’amoureux.
D’autre part, l’action de l’implant est une action de conservation et de
revitalisation de l’aimé – sa sensorialité, son entendement, ses modes
de pensée, son intelligence du cœur. La présence de ce souvenir qui se
transforme est remarquable par sa précision et l’importance de ses
déformations si on la compare à d’autres complexes de souvenirs.
L’implant semble, relativement à la pensée courante ou commune, imposer
des priorités qui modifient jusqu’à la logique d’une manière radicale.
Est-ce qu’il y a des implants en dehors de l’amour ?
A partir du moment où l’on considère des formes d’aliénation, on se
rapproche de l’implant. Le fanatisme, par exemple, donne cette
impression d’« être possédé » qu’il y a à travers l’implant. Mais les
idéologies inculquées, les hallucinations collectives, ne sont pas
véritablement, comme l’implant, des forces qui agissent par elles-mêmes
: elles sont activées par la conviction, et la volonté du possédé, alors
que l’implant, dans l’amour, peut aussi bien réveiller la nuit que
torturer le jour. Sa source est une pensée vivante, autre, celle des
fanatismes est une réflexion, une médiatisation, de l’entendement de
celui qui est fanatisé. D’ailleurs, toute pensée fausse admise comme
vraie à un moment donné pourrait être attribuée à quelque chose qui
ressemble à un implant : la croyance en l’éther par exemple jusqu’en
1900, ou bien la certitude de la réalité de l’infini.
Cette frontière est ténue, et elle semble d’ailleurs effacée dans le cas
où la personne est hantée ou possédée justement par un esprit. Il est
seulement difficile de vérifier ici que le caractère, au moins fortement
endommagé, est détruit. Là aussi, cependant, des recherches plus
approfondies auraient le mérite de révéler des différences plus fiables.
Il reste que, justement, on pourrait convenir que l’implant est cette
forme particulière d’aliénation qui se manifeste dans l’amour : d’un
aimé à un amoureux, et d’un amoureux face à l’humanité. Il faudrait
nommer différemment des pensées conscientes ou inconscientes qui
agissent dans les individus en provenance d’autres origines identifiées.
Comment l’implant se résout-il ? Quel est le contenu véritable de
l’implant, et quelle est sa fin ?
La résolution de l’implant est le but de l’amour. Cet outil de médiation
entre deux particuliers est d’abord leur possibilité extrême, ce qui
leur permet d’aller au-delà d’eux-mêmes, potentiellement, de concevoir
au-delà d’eux-mêmes. L’amour est donc en premier lieu une destruction
partielle d’un équilibre pour aller au-delà des équilibres existants.
L’implant est un propulseur.
L’implant est aussi une réserve, c’est son côté conservateur. L’implant
est proprement la part de trop-plein de l’aimé pour l’amoureux. C’est ce
que l’amoureux ne peut pas absorber de l’aimé, c’est ce qui le dépasse
dans l’aimé. Dans cette acception, et dans cet usage de l’implant,
l’aimé n’aliène rien, c’est l’amoureux qui synthétise l’aimé, et aliène
une part de ce qu’est l’aimé, la part qu’il n’arrive pas à synthétiser,
justement.
La fin idéale de l’implant est sa résorption entre aimé et amoureux.
Mais elle est idéale parce qu’elle ne correspond qu’à l’idée d’harmonie
générale, de solution heureuse dans l’idéologie dominante de l’amour.
Dans la société une telle fin ne se produit pas, ou bien des exemples en
seraient connus. Aujourd’hui, dans une période d’occultation du
phénomène de pensée de l’amour, la fin la plus fréquente de l’implant,
est la suppression physique de son lieu d’implantation, c’est-à-dire
l’amoureux. La mort de l’amoureux met fin à l’implant.
Il semble cependant que cette fin n’est à son tour qu’une apparence. En
effet, l’aliénation de l’amoureux déborde sa vie, que ce soit par son
œuvre, sa descendance, son influence. Et même si un amoureux meurt au
champ de l’amour, l’implant lui survit souvent. Il faut admettre que
l’implant triomphe de l’individu qui l’abrite, et que, comme dans toutes
ses autres manifestations, l’aliénation continue son parcours hors de
l’individu qui lui a permis d’être prise pour objet. Mais cette
aliénation s’aliène elle-même suffisamment vite pour être bientôt une
trace sans origine mêlée sous de multiples déformations avec les autres
pensées, dans la vaste mer des courants de l’esprit.
Un but de ce mouvement, cependant, est le véritable but de l’implant.
Comme toute forme d’aliénation, son accomplissement et sa résolution
figurent, non seulement dans les buts généraux qu’envisage l’humanité,
mais dans les buts particuliers que pressentent les amoureux.
L’impulsion que l’implant donne à l’amoureux trace le négatif de ses
besoins bien au-delà de son individualité, et porte jusqu’à
l’accomplissement complet, presque toujours envisagé en amour. Il est
rare en revanche que cet accomplissement prenne des formes concrètes, et
qu’une différenciation entre accomplissement individuel, accomplissement
à deux, et accomplissement pour l’ensemble de l’humanité vienne à la
conscience.
La théorie de l’implant est une critique de l’immédiateté. L’amour est
un mythe de la communication directe, de la proximité sans
intermédiaire, entre deux individus. Il y a deux moments principaux pour
ce mythe : le moment de la rencontre, dont il n’est pas question ici,
parce que l’implant n’est pas là au moment de la rencontre, sauf,
éventuellement, en gestation ; et toute la relation qui, dans le mythe,
est justement amoureuse dans la mesure où elle est sans intermédiaire.
Or, la première chose que fait l’amoureux, en se débarrassant de sa
carapace caractérielle, c’est de construire et de façonner ce tiers
spirituel qu’est l’implant, intermédiaire entre lui et l’aimé.
L’immédiateté entre amoureux et aimé est typiquement une approximation
poétique hypostasiée. C’est parce que, comparés à toutes les autres
relations, l’amour est une relation où abondent les coïncidences, les
connivences, les intuitions télépathiques, qu’on affirme une immédiateté ; c’est parce que l’amour est la relation privée par excellence dans un
monde de séparation entre privé et public que l’amour est cru proximité
capable d’annuler complètement la distance ; c’est parce que les corps
se touchent et se pénètrent, qu’on affirme qu’ils fusionnent et ne font
qu’un. Mais ce ne sont là que des façons de parler, qui tiennent leur
vraisemblance de la comparaison, et qui ne sont que relatives, derrière
une rhétorique fréquemment absolutiste. Parce que deux individus sont
relativement plus proches dans l’amour que dans d’autres situations
sociales, on supprime, dans le constat poétique, toute distance. Il n’y
a là que des exagérations endossées avec aussi peu de raison et de
réflexion que lorsqu’on parle de « spontanéité » chez des révoltés pour
décrire une action qui n’aurait, selon les mesures de la réflexion dans
le temps très ralenti de la soumission quotidienne, pas eu le temps
d’être médiatisée par une réflexion.
Dans l’amour, en effet, l’illusion est telle que les amoureux eux-mêmes
semblent craindre cette proximité pourtant recherchée. L’implant est
justement d’abord un palliatif de la trop grande proximité de l’autre,
une reconstitution d’une certaine distance, souvent sous l’impulsion de
l’aimé, dont cette tentative d’éloignement de l’aimé est d’ailleurs
l’intérêt dans la constitution de l’implant, intérêt qui l’explique
peut-être. C’est aussi la tentative de définition d’un territoire
commun, dont le moment positif dans l’amoureux est la représentation ;
car il s’agit ici de figurer le périmètre du jeu, entre les deux
participants, et pour l’amoureux de séparer ce terrain-là du reste du
monde. Enfin l’implant est le mirage de l’autre, mais sous la forme
concrète d’un possible agrandi. C’est-à-dire que l’implant qui joue le
rôle de fermeture par rapport à soi, par rapport à l’autre et par
rapport à l’humanité, joue aussi, vers ces mêmes êtres vivants visés –
soi, l’autre, l’humanité –, le rôle de potentialité élargie,
d’ouverture. Là où les non-amoureux le voient comme un terrible fardeau,
un poids tragique, un dysfonctionnement, l’amoureux voit dans l’implant
toute la galerie des inventions humaines, de la catapulte jusqu’à
l’accélérateur de particules.
L’implant, qui apparaît comme un besoin de s’opposer au vide menaçant
corroboré par le mythe de la communication directe (dans ce mythe, le
vide est magnifié en proximité bénéfique), est justement la création
humaine par définition : la communication elle-même, construite par
l’humain, dans son acception la plus essentielle où la communication est
médiation, l’aliénation. L’amour est un archétype de création
d’aliénation, et au fond, l’amour est essentiellement cette création.
C’est parce qu’elle y apparaît réduite à l’extrême simplicité d’un
rapport entre deux consciences que l’amour est beau : c’est du cristal
d’aliénation, qui tinte quand on le touche.
Et, à travers l’amour et l’implant, on voit précisément ce que font deux
consciences confrontées dans leur nudité sans carapace : elles
fabriquent de l’aliénation. Qu’une autre forme d’aliénation, celle de la
pensée commune, serve de frein et de voile à cette activité générique,
dans le monde conscientocentrique capable de réfléchir cette opération,
n’enlève pas à l’amour d’être un révélateur particulièrement limpide de
l’activité générique humaine, transformer de la pensée de sorte à ce que
l’essence de cette pensée soit transformée. La création d’un implant, la
fondation d’une pensée tierce entre deux pensées définies et vérifiées
par la pensée commune est principalement la vérité de ce que font deux
consciences au moment où elles se perdent l’une dans l’autre. Mais c’est
aussi par l’intensité et l’unicité de la puissance qui différencie
l’implantation de l’imprégnation une pensée tierce qui a une portée
au-delà de toutes les tentatives particulières d’aliénation.
Il faut maintenant, pour situer le mouvement de l’amour dans le
mouvement de l’esprit, replacer la création de l’implant dans un moment
très particulier, puisque c’est celui de la particularité même : l’amour
est un mouvement de pensée entre deux individus. Or l’individu est le
moment de la particularité dans l’esprit. C’est la médiation,
c’est-à-dire une pensée divisible par elle-même, qui produit l’individu.
L’individu est lui-même une médiation entre l’esprit se divisant, dont
il est un moment, et l’esprit qu’il contribue à créer, par aliénation.
Au mouvement qui va de l’esprit (la pensée générique) à la conscience
(qui est la pensée de l’individu) et qui est un mouvement de division et
de détermination, succède le mouvement qui va de l’individu (dont la
conscience est la pensée distinctive) au genre (dont l’esprit est la
pensée). C’est dans ce second mouvement que l’amour joue son rôle qu’on
peut comparer à la liberté s’emparant du drapeau au faite de la
barricade pour plonger dans la mitraille.
L’immédiateté est un moment mythique de la médiation. L’amour, à travers
l’implantation de la pensée de l’aimé dans l’amoureux, et à travers le
mouvement de cette pensée implantée, retrouvent la pensée générique à
travers la faculté inégalée de créer de l’aliénation.
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C – Fin de l’amour |
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1. Amour et aliénation (ou amour et infini) |
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A ce stade, il faut
remarquer que notre trio, amoureux, aimé, implant, n’est pas
dialectique. Certes, l’implant apparaît comme le produit, la synthèse,
des deux autres. Mais en regardant avec attention, il s’avère que
l’implant n’est qu’une partie de la pensée de l’aimé, aliénée en
l’amoureux, pensée aliénée elle-même à nouveau aliénée par la pensée de
l’amoureux. Cette pensée tierce, l’implant, n’est pas issue de la
contradiction entre les deux pensées qui l’ont constituée, et ces deux
pensées ne se présentent pas essentiellement comme l’une niant l’autre.
Le résultat, l’implant, n’est pas la suppression en lui des deux pensées
que contient l’implant, ce qui est d’ailleurs vécu comme l’une des
figures de la tragédie. Car si l’implant avait la faculté de supprimer
ses deux pensées constitutives qui continuent leur mouvement, en lui
certes, mais hors de lui aussi, l’amour atteindrait précisément à la
perfection des poètes et des mystiques. En ce sens, on peut d’ailleurs
dire que la dialectique est la perfection des poètes et des mystiques,
transposée en logique. Mais l’amour, lui, n’est pas dialectique. Il ne
se résorbe pas dans le dépassement de contraires qui se suppriment en se
conservant, et porte au-delà de la circularité syllogistique.
Par rapport à nos conceptions logiques le jeu de ces trois pensées, dont
les limites réciproques sont encore difficiles à déterminer d’autant
qu’elles oscillent dans le jeu, est tout à fait bancal. D’abord, nous
avons la particularité d’une pensée de l’aimé dans l’amoureux,
identifiable par la sphère qui est son rapport à l’extérieur, et qui se
sépare nettement de la pensée de l’amoureux, et de la pensée de l’aimé :
s’il y a donc bien trois pensées, il y a seulement deux sièges de
pensée. L’implant est en effet une pensée sans conscience. Il est vrai
que l’essentiel des deux pensées constitutives est également privé de
conscience. Mais tout le mouvement de l’aliénation de la pensée de
l’amoureux et de l’aimé ne passe pas par l’implant. Au contraire :
l’aimé continue de produire de la pensée qui s’aliène, mais sans rapport
avec l’implant, et l’amoureux souvent aussi, quoique l’essentiel de sa
pensée aliénée tend à pénétrer la sphère de l’implant, ne serait-ce
qu’en la façonnant, mais en vain. Pour continuer un abrégé de cette
situation chaotique, rappelons que l’implant, même s’il semble largement
immobilisé par le mouvement des deux autres pensées, est aussi jusqu’ici
une pensée qui produit de l’aliénation, quoique hors de la conscience de
toutes les autres pensées existantes : il renvoie vers amoureux et aimé
la pensée de l’autre déformée. Enfin, dans l’amour, tous les rapports
sont inégaux : le rapport amoureux-aimé est dominé par l’aimé, maître de
l’implant, mais qui n’en jouit pas, alors que c’est l’inverse pour
l’amoureux : il en jouit sans maîtrise ; dans le rapport aimé-implant,
l’aimé rejette l’implant ce qui détermine négativement l’implant et lui
fait rechercher l’aimé par l’amoureux ; dans le rapport amoureux-implant,
quoique l’amoureux ne reconnaît pas l’implant, il essaye de le
conquérir, mais il est rejeté par l’implant qui lui réfléchit la méprise
de l’aimé, mais ne peut pas s’évader de l’amoureux.
Si l’amour mérite l’intérêt de ceux qui ne l’ont pas vécu, c’est parce
que dans aucun autre rapport humain l’aliénation ne se manifeste plus
clairement et plus radicalement. Dans les autres rapports humains
l’aliénation est toujours présente, mais nulle part elle n’est aussi
simple, pure, brutale et riche que dans l’amour. L’aliénation, depuis
son essor en tant que concept théorique à partir du XVIIIe siècle, est
perçue comme un malheur, voire un mal, depuis Feuerbach puis Marx, parce
qu’elle est perçue comme une perte pour l’individu. Dans l’amour,
l’aliénation est d’abord l’apport d’une pensée autre, mais qui ne se
résout pas entièrement, et qui ne s’éjecte pas non plus : c’est d’abord
un étrange corps étranger en plus, donc un ajout. Mais c’est aussi une
perte pour l’individu, en tant que destructeur de la cohérence, en tant
qu’impossibilité de la maîtrise de soi. Il y a, dans l’amour, ce grave
mouvement spirituel, perte de l’individualité, et l’aliénation y est
bien, comme partout où elle se manifeste, un malheur pour l’individu.
Mais si l’aliénation est négation de l’individu, elle est affirmation du
genre, elle est, dans l’amour, enrichissement de l’ex-individu
indépendant au profit d’un autre individu indépendant, elle est richesse
en tant que pensée commune. Dans l’amour on voit très bien
l’enrichissement que constitue l’aliénation pour le genre. Et c’est
précisément parce que l’amour nie l’individu que les participants à son
jeu paraissent toujours perdants, quand ils sont vus en tant
qu’individus. De même, parce que la société est la division du genre en
individus, amoureux et aimés ne savent pas penser leur jeu, parce que la
pensée de ce jeu doit être commune : la conscience individuelle y est
dépassée. Le refus de cette déchéance de la pensée individuelle est la
source de multiples tragédies : cris, coups, pleurs, hébétudes,
suicides, meurtres. Mais le dépassement de l’individu dans l’amour est
vécu au moins par l’amoureux comme la perspective de la réalisation du
genre. Dans aucune autre occurrence de la pensée humaine la perte de
l’individualité n’apparaît aussi clairement comme la possibilité même de
la réalisation de l’humanité. Quoique médiatisé par un complexe
mouvement d’aliénation, le rapport entre moi et tout ne paraît nulle
part aussi immédiat que dans l’amour.
Les deux joueurs, l’amoureux et l’aimé, sont maintenant confrontés à la
gravité et à l’importance de cet événement. Tout s’oppose à une
conception consciente de ce qui leur arrive : d’abord la
non-reconnaissance du mouvement de la pensée de l’aimé en l’amoureux, la
négation de l’implant ; ensuite, l’inégalité de leur position réciproque ; l’idéologie dominante de l’amour, qui est négation de la violence
qu’ils subissent ; le jeu, qui est jeu particulier et non reconnu
réciproquement, c’est-à-dire que chacun des joueurs joue maintenant pour
soi, au moyen de l’autre, mais sans reconnaître la nature, l’ubiquité et
l’unité du jeu, et sans reconnaître bien entendu le terrain de jeu, qui
est la sphère construite autour de l’implant. C’est d’ailleurs
certainement le jeu qui absorbe le plus les joueurs, et qui empêche le
phénomène de l’amour, à ce stade, d’accéder à la conscience. Les formes
particulières du jeu, ses parties, les phases du jeu particulier, sont
portées à la généralité, mais pas le jeu lui-même, prisonnier,
aujourd’hui, des conceptions infantilisantes du jeu. Aussi, l’intensité
qui est vécue et la gravité du phénomène spirituel en cours sont perçues
presque toujours par les deux joueurs, mais très rarement désignées et
déterminées par l’une ou l’autre conscience. La grandeur et la gravité
sont donc d’abord des ressentis, et des ressentis physiques ou
physiologiques. Et c’est à travers cette perception, qui est une
émanation de l’implant, que l’amoureux tente de formuler grandeur et
gravité.
Le constat de l’amoureux qu’il est amoureux est devenu un constat pour
soi : il s’agit maintenant de se délimiter de l’implant, dont les
ravages et réorganisations continuent. Lorsque l’amoureux se déclare à
lui-même qu’il est amoureux, c’est la première limite de l’amour. Il
suspend ainsi l’activité négative de l’implant. Mais il interrompt aussi
le jeu avec l’aimé. C’est le moment où il ne joue plus parce que cette
première contemplation de la perspective est aussi une suppression de la
partie en cours. Mais la partie en cours est précisément l’action de
l’amour. Lorsque l’amour est reconnu, non à l’autre mais à soi-même,
dans le jeu, l’implant et le jeu sont suspendus, l’aimé est rejeté.
L’amoureux se contemple alors lui-même : c’est la question de savoir
jusqu’où le mouvement de la pensée qu’il subit peut aller. Toujours
formulée dans un langage allégorique, comme si de dire les choses sans
les solennités du verbe les rabaissait, la perspective est reconnue
comme sans limite, parce que, plus prosaïquement, les limites de la
perspective n’ont pas été identifiées.
La recherche de la limite du jeu, si elle se présente comme une négation
du jeu, s’avère elle-même un moment du jeu. En effet, le jeu de
l’amoureux est maintenant celui de convaincre l’aimé de l’intensité du
violent conflit en lui entre sa pensée et l’implant, et d’amener l’aimé
à un engagement comparable en intensité. Le constat de l’amour, la
contemplation de sa perspective, est donc la partie du jeu où l’amoureux
se retire en apparence du jeu, pour ramener l’aimé et le jeu dans cette
perspective, dans ce constat. A ce stade, qui apparaissait d’abord comme
négation de l’implant, le but de l’amoureux est au contraire de
généraliser l’implant, de s’unir à l’aimé dans l’implant, de réaliser le
rêve de la fusion. La force de l’amoureux en effet provient de la
puissance de la division qu’il a en lui, qui provient de cette pensée
étrangère implantée. C’est cette force qu’il retourne contre l’aimé en
affirmant l’absence de limite de son jeu.
Il s’agit maintenant de prouver à l’aimé la grandeur de l’intensité, et
donc du possible. Le thème de la mort apparaît alors dans l’amour. La
mort, comme moment de la réalisation du jeu, se manifeste sous deux
formes (le meurtre de tiers extérieurs, comme dans la jalousie par
exemple, est toujours une variante, un dérivatif affaibli de ces deux
formes), apparemment opposées, mais qui concourent au même but : il
s’agit de prouver à l’aimé que la vie individuelle est soumise à la
réalisation de l’amour, c’est-à-dire à la réalisation du mouvement de
pensée qu’est l’amour, c’est-à-dire de prouver que l’amour est un
mouvement de pensée générique. D’abord l’amoureux veut tuer l’aimé. Dans
son déchirement intérieur avec l’implant, il pense que tuer l’aimé c’est
tuer l’implant, c’est supprimer ce que sa conscience ne peut pas
admettre – sa propre scission –, c’est finir la souffrance, c’est
achever la sphère du jeu en retenant le mouvement de l’autre, cette
pensée qui lui échappe et pourtant qu’il a en lui. Tuer l’aimé est la
réalisation de l’implant, la vérification pratique de son mouvement
spirituel, mais ayant pour but renversé une vérification théorique :
tuer l’aimé, c’est lui prouver l’unité avec soi.
La seconde forme de mort est l’amoureux offrant sa vie. Pour lui, la
solution, le dépassement de l’implant est une suppression de sa propre
vie, seul geste qui lui paraisse proportionné à l’envahissement, à la
colonisation par l’implant. L’implant même est déjà négation de son
individualité, de sa vie individuelle ; en ce sens, l’amoureux sait
qu’il n’a plus de vie. Mais la portée de ce mouvement et sa résolution
vont nettement au-delà de la perspective de la vie individuelle.
L’amoureux ne pense sa mort que comme un accident dans la réalisation de
l’implant. Davantage même : la mort devient souhaitable comme moyen
possible de suppression du conflit, ou indifférente si le conflit
n’était pas soluble. Ainsi la mort n’a pas la même importance pour un
amoureux et un autre être humain. L’intensité même de l’amoureux le
porte au-delà de la vie individuelle dont la fin, la mort, est vécue,
tout comme dans le christianisme, comme un passage ou une délivrance.
Mais ce n’est pas là, comme le dénonçait de Rougemont, de l’abnégation
sacrificielle, ou un refus morbide de la vie, c’est au contraire un
engagement qui veut réaliser la vie en offrant d’aller au-delà de son
extrémité connue. Le but de l’amour commence à apparaître comme le but
de la vie.
Dans le jeu, l’aimé est maintenant directement attaqué. A son tour il
est en danger de mort. A son tour, il subit le jeu. Il ne peut plus nier
l’intensité. Mais il peut la refuser. Mais pour la refuser, il doit la
soutenir, contre son gré. C’est maintenant, en lui imposant son
intensité, que l’amoureux viole l’aimé. Le moment où l’amour est reconnu
dans le jeu est un de ses moments les plus tragiques : coups, pleurs,
violence, viol, enfermement, suicide, meurtre.
Comme le jeu tente maintenant de franchir les limites de la vie, comme
la totalité devient jeu, le jeu n’a plus de fin : c’est le moment où
l’amour est déclaré infini. L’infini de l’amour est la perspective où
l’amoureux accepte de s’unir avec l’implant, en reconnaît la suprématie,
et où il tente de devenir l’aimé, l’autre. L’infini dans l’amour est la
vision du triomphe de l’aliénation. |
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2. Le rire de l’amour |
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Le rire de l’amour est le
rire qui contient tous les rires. C’est un moment repos, tremplin,
vérité, réflexion sur soi, coulée, grinçant, éclat, pétillant, amer,
aussi bien substantif qu’adjectif, substantiel qu’inessentiel. C’est un
lien et une cassure, une vase tiède et molle, puis une projection de
très haute spiritualité qui rechute vers ses racines en glissant ou en
cassant. Décalage et ciment, le rire de l’amour contient le ridicule, le
drôle, la honte, la vie. Il peut être énorme comme une bombe ou discret
comme une conspiration réussie. C’est avant tout un chant, comme ceux
que vise la poésie, un jet, comme ceux qu’on trouve au fond des
orgasmes, un trait d’esprit, qui secoue le monde jusque dans ses
entrailles.
Dans le mouvement de l’amoureux vers l’aimé, qui se brise et se divise
sur l’implant, se tiennent en raccourcis les plus importants contrastes
de l’humain : grandeur et petitesse, joie et mélancolie, désir et
impuissance, conscience et esprit. L’amour, qui est une concentration de
la médiation dans l’implant, favorise les brusques oppositions de style
et de fond, fait apparaître abîmes et étendues. C’est le moment d’une
contraction entre la tête et le ventre qui met en contact le centre de
la pensée et le centre du corps. Comme l’amour est la vie poussée dans
ses extrémités, c’est-à-dire constamment à la recherche de l’au-delà
d’elle-même, ce mouvement de l’esprit est constamment sur la ligne de
rupture du vivant. L’immensité tragique est sans cesse aux prises avec
le minuscule de la comédie : rire, rires et rires. Rires drus, rires
hauts, rires gras, rires pincés, rires tornades et rires flûtes, rires
bourrus, rires bourrins, rires fouettés, rires comiques, rires
cosmiques, rires chauds, rires topaze, rires sang, rires miroirs, fous
rires, rires contagieux. Et rires miroirs de miroirs de miroirs.
Le rire archétypique de l’amour est un rire qui ne se sent pas. Il est
comme une lente avalanche irrésistible, une sorte de hoquet rythmé, sans
bruit, comme si cette secousse née de contrastes absorbait les
incessantes sautes de la pensée engagée dans le phénomène. Ce rire-là,
qui échappe à l’oreille de l’aimé et à la conscience de l’amoureux, est
le rire de l’amoureux devant les saillies imprévisibles de l’implant. Il
est aussi coulé dans le mouvement de l’amour que le désir, et comme lui,
il est suffisamment inessentiel pour être rarement convoqué par la
conscience : quand on aime, on rit beaucoup, et on ne le sait pas
toujours, si bien que les amoureux passent souvent pour des idiots, des
simplets dans leurs déséquilibres fréquents entre complexités absurdes
et évidences dorées. Ce rire, doté d’une sensualité unique, enveloppant
comme une caresse, est l’écho lointain, car chargé de tout le phénomène
de l’implant jusqu’à la constitution de la sphère, du thaumazein initial.
C’est l’accompagnement musical et spirituel auquel aucune langue n’a
encore eu accès, du profond étonnement qui a déclenché l’amour, son
baromètre et son expression. C’est le rire le plus respectueux et le
plus incompréhensible de l’humain.
Sa fin, certes, est cassure, et même cassure multiple, brisure,
souffrance et parfois mort. Car le mystère du rire, qui trouve là son
exposition la plus ingénue et la plus impudique demande à être résolu,
sinon cette fin déchirante attaque celui qui a osé s’en emparer. Il n’y
a que dans le moment positif de l’amour que rien n’est jamais décisif.
Mais à travers la souffrance, et à travers le rire qui en provient, et
qui finit par y replonger, l’irréversible retrouve sa sanction saccadée,
scandée comme ce rire douloureux qui s’entend alors comme un sarcasme,
avant de trouver à nouveau la longueur d’onde du silence où vibre une
souffrance plus grande. |
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3. Amour et histoire |
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L’amour est un des phénomènes d’aliénation les plus simples : l’un se
confond avec l’autre, et même se cofonde par l’autre. Une sphère du jeu
est tissée pour abriter cette tentative et cette opération de toute
l’aliénation ambiante. L’amour est une forme d’aliénation exclusive,
l’expérience de fusion de deux individus conscients.
Dans l’époque actuelle, où l’aliénation est omniprésente dans les
combinaisons les plus variées et les plus complexes, il faut d’abord
s’étonner que cette forme d’aliénation soit si rare. C’est d’une part
que l’amour est réduit à son apparence et à sa fonction modélisées par
différentes idéologies ; c’est d’autre part que l’aliénation généralisée
protège et sépare de l’amour, à la manière dont la promiscuité des
villes accroît la séparation des individus.
C’est l’armée déployée des implants en bataille de l’aliénation générale
qui modifie l’apparence de l’amour selon les époques historiques, par
des éclairages, des reflets, des centres de gravité modifiés à l’envi.
Mais l’apparence de l’amour, qu’est-ce que c’est ? Un symptôme, un acte,
une image, un roman ? Luhmann a tenté de décrire le rapport intime entre
les institutions sociales et l’apparence de l’amour. Cette modestie
l’honore, mais elle passe à côté du gouffre qui compte.
Il est difficile d’affirmer que le négatif de la rue, qui est le ici et
maintenant source de l’histoire actuelle, serait causé par l’amour, car
les traces sont trop ténues ; il faut être prudent à ne pas affirmer
l’inverse, parce que l’amour, caché par la sphère du jeu, agit en
profondeur, pas en surface. L’amour porte de nombreuses marques et
cicatrices similaires à l’émeute : règles libres, négativité, jeu,
perspective, glorification des défaites mêmes.
Certainement l’amour a modifié l’histoire quand l’histoire était faite
par des individus susceptibles d’aimer. On trouve des indices, peu
vérifiés il est vrai, de ce mouvement d’aliénation, chez les princes et
chez certains héros. Mais le vieux drame du choix entre l’amour et la
conduite de l’Etat ou de la guerre, est toujours un drame de la conduite
de l’Etat. Car là où la conduite de l’Etat ou de la guerre est préférée
à l’amour, il n’y a pas amour. Là où quelque chose ou quelqu’un est
préféré à l’amour, il n’y a pas amour.
Au vieux débat de l’historicité de l’amour, il faut répondre avec
prudence, parce que l’amour est un pointillé trop long pour pouvoir être
inscrit avec certitude dans l’histoire. De Rougemont, en adversaire de
ce mouvement de pensée, lui prêtait une origine cathare. Or des traces
bien plus anciennes du phénomène ont au moins traversé, sans cohérence
et sans régularité visibles, les Antiquités chinoise, grecque, romaine,
et le monde musulman. L’intuition comme quoi l’amour est une sorte de
refuge ou de repli après les révolutions, ou au contraire une sorte de
terreau dont les occasions fulgurantes naissent parmi les ruines des
défaites sur l’humanité reste une hypothèse très peu vérifiable. Comme
le moment de l’aliénation qu’est l’amour ne se lit pas comme un fait
social, il semble même que le débat et l’amour sont deux déroulements
parallèles, hermétiques l’un à l’autre, ou tout au moins dont les
passerelles restent tendues par le hasard et l’occasion. Mais, à
l’inverse, l’amour est un instant si particulier et déterminant dans le
possible de l’humain, que les religions ont toujours voulu le prêter à
un être suprême, sans doute aussi pour encager sa dangerosité ; et la
fulgurance, la profondeur, l’irrespect des règles, la très grande
liberté de l’amour, lui donnent l’unicité, l’irréversibilité et
l’effectivité qui sont les si étonnantes caractéristiques des moments
historiques.
L’amour est un moment anti-historique en ce sens qu’il exclut toute
l’humanité d’un phénomène entre deux individus. Les amoureux n’ont
aucune prétention historique. La gloire de l’aimé et leur fusion avec
son implant leur suffiraient. Mais l’amour peut être considéré comme
historique en ce sens que ces individus prétendent à la question et à la
réponse de l’humanité en entier : à deux, ils entreprennent le débat de
l’humanité entière, sans attendre les autres. Pour réaliser l’autre, ils
s’excluent de tous les autres. Faire l’histoire, comme faire la théorie
de l’amour, peut être un moyen dans l’amour.
Il ne s’agit pas là seulement de la mégalomanie du mirage de l’implant.
Dans l’amour, en effet, le dépassement de l’individu est projeté. Les
amoureux ont mis la main sur la cuisse de Jupiter : ils entrevoient le
possible de la fusion d’un individu dans l’autre, du devenir genre de
l’individu séparé. Car si la fusion réussit, s’ils peuvent abolir
complètement la séparation, si deux individus peuvent se fondre en un,
alors ils ont trouvé la solution à la contradiction entre l’individu et
le genre. Si un peut devenir deux, deux ne peuvent-ils pas devenir
trois, et trois ne peuvent-ils pas devenir les dix mille êtres que
postulait symboliquement l’antique pensée chinoise ? Dans le mouvement
d’aliénation de l’amour, il y a cette promesse de la maîtrise de l’unité
et de la division de toute la pensée. |
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4. Amour et totalité |
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Le phénomène de l’amour
est une forme particulière d’aliénation. L’amour est un mouvement de
l’esprit. C’est l’intrusion de la pensée d’un individu humain dans la
pensée d’un autre individu humain. Mais cette intrusion se distingue des
milliards de mouvements équivalents chaque jour pour chaque individu,
par son intensité : c’est une implantation de la pensée d’un autre dans
la pensée d’un individu humain. L’amour est l’enracinement d’une pensée
individuelle dans une autre, qualitativement différent de l’imprégnation
qui reste volatile, même quand elle touche profond.
Toutes les autres manifestations qui sont généralement attribuées à
l’amour, du désir jusqu’à la jalousie, de la poésie à la colère, de la
tendresse la plus grande à la désolation qui entraîne la mort, ne sont
que le cours et les conséquences de ce mouvement de pensée. Elles ont
autant de différences qualitatives avec les mêmes manifestations dans
les relations non amoureuses que la différence entre l’implant et
l’imprégnation : quand elles sont enracinées, leur effectivité devient
fondatrice. Comme l’amour se passe entre deux individus, leurs
consciences et leur esprit, qui s’interpénètrent de manière inégale,
l’amour est essentiellement une succession de violences et de
contradictions. Nulle part ailleurs que dans l’amour, en effet,
l’aliénation n’agit de manière plus rapide, brutale et effective que
dans ce rapport direct entre deux pensées, surtout lorsqu’elles sont
dans l’impossibilité fondamentale de le reconnaître.
Ce mouvement de pensée est d’abord une implantation d’un aimé dans un
amoureux, et par là, aliénation de l’aimé. Mais cette aliénation de
l’aimé ne devient de l’amour que parce qu’il est radicalement implanté
dans l’amoureux. L’implant produit l’unité entre amoureux et aimé, mais
aussi leur division. Et l’amour trouve sa dimension phénoménale dans la
destruction de l’organisation de pensée antérieure de l’amoureux. Cette
destruction par l’implant est le générateur principal d’une autre
aliénation, bien plus fondamentale que celle de l’aimé, celle de
l’amoureux. Car la pensée implantée par l’aimé peut être occultée ou
minimisé par les deux protagonistes, tout comme des dizaines
d’opérations similaires que chacun des humains d’aujourd’hui entreprend
chaque année quand il marque un autre de son empreinte. Mais pour
l’amoureux, l’implant est une pensée hors de contrôle en lui-même qui
conduit à la réorganisation complète de ses paradigmes, et en premier à
la négation de son individualité, et de ses perspectives, qui portent
désormais au-delà de l’individu, au moyen de capacités que l’amoureux
suppose mais ne connaît pas.
L’amour est ainsi essentiellement négation. Il est négation du soi :
l’amoureux se déchire, et tente en construisant une sphère pour protéger
et contrôler l’incontrôlable implant, d’unir deux pensées individuelles
en un seul caractère. Il est négation de l’aimé : la lutte incessante
pour la reconstruction de l’amoureux s’opère sur les injections de
l’aimé, mais c’est une logique, un discours, un goût, une perspective
étrangers et souvent incompréhensibles, donc combattus, avant et après
être acceptés. Il est négation de la société, dont il ne peut plus
accepter les règles : la priorité et l’exclusivité d’un aimé n’est
tolérable, pour l’ensemble des humains pour qui cet aimé n’est pas
l’aimé, que de manière limitée, et les règles de comportement, de
constat et celles qui définissent le but de la société, dictées par des
siècles de raison, de croyance et de convoitise, paraissent arbitraires
et souvent hostiles à une aliénation aussi radicale. Et l’amour apparaît
comme négation de l’amour dans le moment positif de l’amour, qui est le
moment où l’amoureux et l’aimé s’entendent, un moment où les
contradictions sont suspendues, la contradiction de l’amoureux avec
l’amoureux, la contradiction avec l’aimé, la contradiction de l’amoureux
avec la société.
Ce moment de conservation et de suspension du mouvement de la pensée
irrésistible et jusque là sans contrôle est très important pour
comprendre pourquoi l’amour est essentiellement violent et tragique. Car
si l’amour ne peut pas être compris comme un mouvement d’aliénation
fécond, c’est parce que son moment positif est fondateur dans la
perception qu’en a l’esprit commun et la société actuelle prise dans sa
généralité, médiatrice et normative. Le moment positif de l’amour est le
cheval de Troie par lequel l’esprit commun, la société, pénètrent dans
la sphère de l’amour. Ce moment-là en effet, où le mouvement est
suspendu, et où les conflits sont repoussés dans leur latence, est le
plus accessible pour le monde extérieur à la sphère érigée par
l’amoureux autour de l’implant. L’intensité de l’amour a été
domestiquée, de manière sporadique, mais suffisante, par la société
actuelle, la société middleclass, après un long parcours encore très mal
connu au fil des millénaires passés. La responsabilité de la société
dans les tragédies de l’amour est primordiale, parce qu’elle nie et
étouffe ce mouvement de la pensée, et promeut à sa place un ersatz
idéalisé qui fait figure de modèle pour pauvres.
Le moment positif a été rapidement isolé dans la conception de l’amour
par ceux qui lui étaient extérieurs. La tentative de pacification de ce
mouvement de pensée chez Platon correspond à l’émergence d’une idéologie
de la raison. Le moment positif isolé a été magnifié et glorifié. Parce
que l’amour est si intense, son moment positif isolé a ensuite été
attribué aux dieux, puis au Dieu unique, comme l’un de ses attributs
transposant et sublimant ainsi l’aimé hors de l’humanité. Revendiquée
par la religion dominante, l’image sublime de l’amour a cohabité
longtemps avec la répression féroce de l’amour, cette grave subversion,
et l’occultation et le rejet du mouvement de cette pensée que la société
ne parvenait pas à contrôler. Mais la sublimation était déjà une
première réponse pour policer ce mouvement de pensée si dangereux.
L’amour cathare n’était donc pas, comme le pensait de Rougemont, le
début de l’amour, mais c’est le début d’une police religieuse
systématique du phénomène, en Occident. Ibn ‘Arabi nous instruit comment
cette police religieuse avait fermement établi la priorité de Dieu comme
aimé universel dans les Etats musulmans.
Lorsque l’aimé sublime, Dieu, s’est effondré en Occident, la notion
officielle de l’amour s’est modifiée. L’amour a été redistribué aux
humains. Mais la conception religieuse de l’amour, et non le véritable
mouvement de pensée de l’amour, est restée le fondement de la
redistribution : c’est le moment positif sublimé qui a été confirmé, à
travers la littérature principalement et le romantisme issu de la
défaite de la révolution française en particulier, comme le noyau même
de la notion d’amour. Descendu du ciel, l’amour divin sans Dieu a été
rendu, par la littérature aux bourgeois du XIXe siècle et de la
contre-révolution française et par le cinéma et la musique à la
middleclass du XXe siècle et de la contre-révolution russe. Une des
principales fonctions de la culture est de maquiller l’aliénation, et en
particulier celle si directe et puissante à l’œuvre dans l’amour.
Le moment positif de l’amour est devenu un but de la société, mais un
but de la séparation, un but de l’association privée et subalterne. Ce
but privé et dissocié du travail – cette forme aliénée du jeu –,
acquiert cependant une importance considérable dans une société qui a
renoncé à tout but collectif. En effet, isolé et expurgé de sa
négativité, l’amour n’est plus en contradiction avec la raison et la
société, et ce moment peut servir d’idéal à chacun : c’est le rêve d’une
harmonie et d’une entente sans fin et sans contexte. Plus encore que la
bourgeoisie, la middleclass s’est emparée de cet idéal. Mais comme ce
sont alors les membres de la middleclass qui définissent et qui
proclament officiellement ce qu’est l’amour, il est devenu le moment
positif et réciproque le plus fort vécu par chacun, un idéal déjà
atteint, un constat sur la misère qui sublime seulement la misère.
La notion même d’amour aujourd’hui est ainsi façonnée : elle provient de
l’isolation du moment positif ; et elle recouvre désormais la seule
caricature de ce mouvement positif, son plus petit commun dénominateur à
l’intérieur de tout couple middleclass. Car la réciprocité est devenue
la base définitoire de l’amour adulte et sexué (dans une idéologie qui
tolère par ailleurs des amours non humains, non adultes, non sexués), au
détriment de l’intensité du mouvement de la pensée. Cette remarquable
dévaluation et déformation de l’amour est elle aussi une aliénation du
terme qui a pour effet de nier la dangerosité profonde de cette
aliénation si redoutée des anciens grecs et chinois pour qu’ils tentent
de la pacifier dans des rituels sociaux puis de la sublimer dans la
religion.
Les terribles conséquences de l’échec de ce mouvement de pensée, le
cortège de folies, de violences et de mort, soit magnifiées dans un
romantisme de pacotille, soit étouffées dans l’occultation, sont en
grande partie dues à cet ostracisme et à la réduction démagogique qui a
été consentie à la notion d’amour chez les pauvres, palliatif ridicule
de l’insatisfaction minimisée dans la société de la communication
infinie. Car, il n’y a aucune fatalité à ce que le mouvement
d’aliénation d’une pensée dans l’autre devienne une catastrophe dans une
société qui ne nierait pas ce mouvement. Au contraire : aux faiblesses
évidentes de la destruction d’un individu par un autre, si largement
mises au pilori par la société bourgeoise puis middleclass, s’oppose la
très grande ouverture que contient cette même destruction, tabula rasa
fertile.
L’engagement complet, en effet, de l’amoureux dans la démolition de sa
carapace sous l’effet de l’implantation de la pensée de l’aimé, est
immédiatement de plain-pied, en capacité et en disponibilité, avec les
plus zélés des militants, les plus fanatiques des workaholics, et les
sportifs de haut niveau les plus dévoués au résultat. Mais davantage que
ceux-là, qui se battent toujours pour la reconnaissance publique, les
amoureux ne se battent que pour la reconnaissance de l’aimé. Et au
contraire des autres individus qui mettent toutes leurs forces à
disposition d’un but défini sans eux, le but des amoureux n’est pas
dicté dans le cadre de règles du jeu préexistantes. Le but de l’amoureux
est à trouver, à construire, à concevoir. Amplifiée par la liberté la
plus grande qui soit possible pour une pensée, son implication,
l’intensité de cette implication, et l’ouverture de ce jeu sollicitent
toutes les capacités de l’amoureux, au contraire de tous les fanatiques.
L’amoureux est l’individu humain au meilleur de son possible.
C’est pourquoi l’amoureux ne jette pas dans son action seulement sa
force, son intelligence, son enthousiasme, ses moyens, son courage, ses
capacités et ses connaissances, mais il offre aussi son imagination, sa
poésie, et la réévaluation permanente d’une position précaire, changeant
sans cesse, avec une profondeur de vue que les plus grands philosophes
ne peuvent véritablement atteindre. Car l’amoureux n’estime aucune règle
que celle de son jeu avec l’aimé, et dégrade toutes les autres à un rang
inférieur, devant lui s’ouvre la plus grande étendue de vue, l’avenir le
plus vaste et le plus originel possible, et toutes ses capacités sont
immédiatement mesurées à cette aune faramineuse. Car l’amoureux tire ses
capacités non d’une construction passée, mais d’un possible futur,
hypothétique. Au-delà des limites constituées de son individualité,
l’amoureux balise sa pensée en pointillé, loin vers des réalisations qui
ne le concernent pas seul, vers des accomplissements qui ne sont que
d’improbables prémonitions, mais avec une urgence intime qui le propulse
au-delà de ce que l’humanité connaît.
C’est pourquoi l’amoureux est un malade pour la société ; et c’est parce
qu’il se débarrasse ainsi de toutes ses lourdes protections
préconstituées, qu’il est effectivement faible. Mais quelle puissance il
libère ! Laisser prendre racine à une pensée étrangère qui agit est
certainement une obstruction de chacune des deux consciences ainsi en
présence, et les affaiblit, mais les surpasse tellement que cette
impression de « tout est possible » ne se dément jamais dans l’amour.
L’intensité de l’amour est l’expression de ce cataclysme spirituel : de
la sensation à la conscience, en passant par toutes les médiations de
l’esprit, cette intensité ne reconnaît d’autorité qu’en elle-même, dans
la pensée implantée, et donc en l’aimé. La sphère de l’amour, portée par
cette intensité prête à tout bouleverser, transcende la morale, la loi,
la bienséance, la logique, et remet en cause la certitude même.
Toutes les autres impressions fondamentales de l’amour confirment ce
potentiel accru : être au bord d’un gouffre inconnu, et trouver le
courage de sauter signifie bien cette potentialité démultipliée qu’offre
la fusion, au moins momentanée, de deux pensées dont l’une s’ouvre aussi
complètement à l’autre ; le désir, qui oriente l’individu humain, prend
dans l’amour une proportion qui est le reflet de la mise en puissance de
deux pensées séparées ; la capacité du détachement, au milieu du
désarroi et de l’incohérence, ce rire de l’amour qui est l’illumination
d’un décalage fondamental entre la surprise devant l’autre et
l’incomparable proximité qui lui a été aménagée ; la souffrance,
incompréhensible, invisible, sans remède connu et à nulle autre
comparable en violence et en cruauté ; l’urgence de la perspective,
enfin, cherche un point d’appui trop loin pour avoir existé déjà et
pose, comme une évidence, la question bien trop rare dans notre époque
de court terme, de l’infini et donc de sa critique.
C’est parce que l’unité avec l’autre n’est pas envisagée d’une manière
seulement conventionnelle, dans la raison et dans le sexe, et pas
seulement non plus d’une manière seulement théorique et abstraite, comme
dans la poésie et la philosophie, que l’amour, pour l’amoureux, porte
au-delà de la vie particulière. L’amoureux se sent partie d’une unité
dont l’enveloppe – la sphère – porte suffisamment au-delà de lui pour
que son intégrité physique ne soit qu’un reliquat, voire un frein au
possible qu’il découvre dans la fusion avec l’autre. Comme le contenu de
l’amour fait éclater les limites du possible, non seulement les défenses
caractérielles mais l’enveloppe physique de l’amoureux est en danger.
Sans cesse propulsé vers la grandeur et l’avenir, vers un
accomplissement abouti, le désir dans l’amoureux, lui fait tenir sa
survie individuelle pour fort peu.
C’est bien dans cette perspective qui porte au-delà de l’individu et qui
fait que l’amoureux retrouve la valeur inestimable de la vie qu’il
retrouve aussi son corollaire, oublié dans notre société qui a magnifié
la survie pour la survie au détriment du but, le mépris de la mort. Le
secret de cette opération est assez ancien, et n’est secret que dans les
tabous des conservateurs et de la middleclass calfeutrée dans son
absence de tout projet : une vie pleine dévalue la mort qui n’en est
plus qu’une péripétie nécessaire et inessentielle, sa fin. Si le contenu
est à la hauteur des espoirs ou des efforts, il faut bien en risquer la
fin souvent, et la subir comme une péripétie, nécessaire ou logique.
Mais les amoureux savent qu’il n’est pas vain de mourir pour l’enjeu
proposé à l’aimé, alors que ceux qui ne connaissent pas cette intensité
de la vie, voient là une folie ou une calamité. On peut aussi le dire en
inversant le point de vue : jouer sa vie est une mise minimum pour
atteindre les buts que laisse entrevoir l’amour. Et il vaut mieux
échouer au premier obstacle en ayant tout tenté, que préserver des
occasions là où l’inconnu est la mesure de l’intensité et l’exigence de
l’urgence. Dans le jeu de l’amour, le but est plus qu’une vie
individuelle. C’est pourquoi jouer sa vie individuelle est la règle.
L’amoureux a mis la main sur l’opération étrange qui, d’une conscience
fait un esprit. La phénoménologie de l’amour est un mouvement de pensée
qui met la conscience au centre de la véritable pensée humaine,
l’esprit. Au milieu d’une immensité, où le contrôle est la part de la
particularité, redevenue petite, l’amoureux accomplit le chemin inverse
de la logique de notre société, qui voudrait que tout esprit soit
toujours domestiqué et travaillé dans la conscience. Ce mouvement de la
conscience vers l’esprit est l’aliénation.
L’aliénation de l’amoureux est féconde, non seulement parce qu’elle
découvre des rivages à perte de vue, mais parce que, en retour, cette
folie revient dans une conscience qui alors aspire à prendre une
dimension hors de toute mesure. C’est cette dimension, cette capacité
individuelle, médiatisée par la pensée de l’autre, l’implant, qui est
dangereuse pour les barbelés de ce monde qui vit derrière les murets
crénelés des défenses caractérielles, et les idéaux de positivité qui
sont le bromure de la communication.
L’aliénation dans l’amour est l’opération alchimiste du un qui passe
dans le deux, et ce n’est pas une addition, non, c’est une explosion. Le
possible de cette explosion est sans limite encore connue, c’est ce
possible que l’amoureux porte, aujourd’hui dans l’expérimentation
séparée et secrète de son individualité refoulée, le plus souvent par
l’aimé même. Car si cette opération permet au un de devenir deux, ou
plus exactement à deux de devenir un, alors elle permet d’envisager que
le trois de la dialectique, le dix de la magie décimale, le dix mille de
l’âge d’or chinois, le sept milliard d’émetteurs récepteurs de pensée
d’aujourd’hui, devienne le un.
Il y a du Graal dans cette quête aux limites qui portent apparemment
jusqu’à celles de l’humanité entière. Tous les postulants qui sont, en
effet, partis dans l’exploration de ces contrées inconnues, sont morts
avant d’en revenir, et avant d’avoir atteint les frontières de l’esprit.
Mais c’est là qu’ils vont, et en dehors de ces grandes explosions de
pensée que sont les révolutions, il n’y a pas de recherche humaine qui
va plus loin que celle de l’amour.
Ce constat projette, dans le vécu, le plus court chemin qui sépare
l’individu humain de la totalité, qui n’est que l’insatisfaction
produite par le vaste mouvement de l’aliénation. Dans la pulsion
extraordinaire, dans la poussée vertigineuse de l’amour,
l’insatisfaction, notre maître, est perçue dans toute sa puissance, mais
aussi, au bout de la vision allongée du désir prodigue, dans toute sa
faiblesse. Ainsi, voie originale et occultée, l’amour est bien la
contre-allée fulgurante du débat de l’humanité sur elle-même, avec le
même objectif d’un accomplissement complet de toute la pensée humaine,
c’est-à-dire de tout.
11-07-02
25-11-03
24-11-04
26-12-07
22-04-09
Ce texte est extrait du Laser azuré
(ouvrage inachevé).
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