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1. Après le déclin
de la religion chrétienne, l’idée de la vie, dans le monde occidental,
puis dans le monde entier, s’est considérablement modifiée. D’une vision
où la vie se scindait en une vie sur Terre et une vie après la mort – la
mort était le vieux passage de l’Achéron entre ces deux « vies » – il
restait une vie sans opposition, sans autre.
Les progrès des sciences exactes dans la conception dominante
introduisent une définition physique de la vie qui ressemble au fil du
temps à : la vie est une organisation homéostatique de la matière. La
priorité biologique dans la conception de la vie est aujourd’hui encore
validée par le sens commun. Alors que la vie est tout aussi communément
perçue comme le contenu vivant et variable de ce qui se passe entre joie
et malheur, le matérialisme a réussi à imposer la prééminence de la
trivialité matérielle de la vie à la pensée ordinaire. Dans cette
réduction funeste la vie n’oscille pas entre une explosion de sève et
une fatigue atroce, entre l’éclat du possible et le tranchant glacé de
la réalité, entre la source qui ne quitte pas le corps et le fluide qui
peut nous unir, et nous désunir, tous, mais entre la naissance et la
mort. La vie est ainsi, dans son acception première la plate généralité
de l’individu.
A partir de la fin du XIXe siècle, la vie a commencé à apparaître comme
une raison d’être de ce qu’il faut appeler la néophilosophie. Alors que
l’humanité prolifère, qu’une vie individuelle se distingue de la vie du
genre humain, que la vie gangrenée s’affiche dans la culture par le
spleen ou l’ennui, la théorie prétend à la vie comme centre de gravité.
Les deux grands massacres appelés guerres mondiales ont amplifié cette
considération pour la vie, devenue une sorte de bien inestimable, en
même temps réalité et but de l’humain, critère originel du bien. De
Dilthey à Bergson naît une apologie de la vie, où la vie est posée comme
préalable indispensable à la pensée, ou comme l’élan qui porte
finalement l’humain. Parallèlement, peut-être par critique ou méfiance
des idéaux collectivistes ou simplement abstraits, chez les dadaïstes,
l’affirmation de la vie devient aussi une des priorités affichées.
2. Ce recentrage de l’essence de la pensée dominante autour du
concept de la vie a entraîné de nombreuses modifications des paradigmes
dominants. D’abord la vie est quelque chose d’individuel, qui
n’appartient plus à un dieu, ou à la communauté de ses serviteurs, mais
à celui qui porte le corps qui vit et meurt en un temps relativement
court, et en un espace relativement circonscrit. La propriété collective
de la vie est redistribuée en autant de parties et en autant de
propriétaires particuliers qu’on croit pouvoir en distinguer en divisant
la vie, selon sa définition physique. L’idéologie de la vie, depuis les
disputes et les réconciliations du vitalisme et du mécanisme est un
tribut aux sciences matérialistes et reste fortement corrélé à
l’individualisme.
La définition matérialiste de la vie, en même temps, tend à effacer la
différence entre l’humain et l’animal, et même le végétal. Si la vie
devient le bien suprême, le bien suprême n’est plus spécifiquement
humain, mais avant tout animal, végétal. Ainsi, chez les descendants de
Darwin, dans la sacralisation religieuse de la vie l’esprit adoré par
les déistes est remplacé par la nature, dogmatisée par les
matérialistes. L’apparition du vivant lui-même, comme s’il pouvait être
autre chose qu’une idée, qu’une notion, qu’un trait d’esprit, devient
une sorte d’étape dans l’évolution positive ininterrompue, au centre de
laquelle l’humain, au centre duquel l’individu, au centre duquel la
profonde gratitude de cette évolution mirifique et hors d’atteinte.
A partir de la seconde moitié du XXe siècle, le plaisir devient le
principe de la vie. Car, à la grande saga de l’espèce, et à
l’inviolabilité individuelle de la moindre plante, pourtant fondatrices
de cette vie qui ne veut plus rien dire, s’est superposée une
subjectivité, qu’au moins il est plus difficile de prêter aux animaux
qu’aux humains et encore plus difficile de prêter aux plantes qu’aux
animaux. La souffrance, qui permettait dans la religion de supporter et
d’expliquer cette vie comme marchepied d’un au-delà de toutes les
félicités, devient justement le contraire de la félicité dans le seul
royaume reconnu : la vie, ici-bas, qu’on pourrait représenter comme une
vaste plaine sans intérêt, dans laquelle s’élèvent, à distance
mesurable, de petits monticules appelés plaisir. Le principe du plaisir
devient donc implicite, et la souffrance est maudite. Car la plaine,
blonde et fade, abrite encore quelles cratères d’obus qui ne sont plus
les gigantesques crevasses de la peine insupportable, ou de la torture
des âmes, mais les déceptions, et les lenteurs, les désillusions et en
un mot qui allie ce paysage à son dérivé psycho médical, les
dépressions. La vie, privée de Dieu, vérifiée dans la matière et
distribuée à chaque être vivant, dont l’humain, est devenue
individualiste comme le bourgeois.
Enfin la mort change profondément de statut. Elle ne peut plus être
considérée comme une guérite à sens unique que seul Orphée passe dans
les deux sens, ou cet échangeur mythique entre la vie ici bas,
imparfaite et malheureuse, et la vie de l’au-delà, pure félicité ou
châtiment mérité. Elle est d’abord opposée à la vie, parce qu’elle est
le moment où apparaît la non vie, puis exclue de la vie comme son
contraire, comme son ennemie. La mort devient, jusque dans la pensée la
plus commune, le mal de la vie et même le mal dont la vie est le bien.
Que la mort soit expulsée de la vie et perçue comme ce qui la nie, alors
qu’elle en fait seulement partie, est peut-être l’une des plus étranges
mutations dans nos façons de voir, l’une des plus profondes du siècle
écoulé. Que la mort soit opposée à la vie, alors qu’elle n’en est que la
fin, est une profonde modification de la figuration du monde. La
surprise ou l’intérêt pour la mort, la curiosité même, sans parler d’un
goût qu’aujourd’hui on taxerait de morbide, ont laissé place à l’horreur
et au dégoût. La légitimité de donner la mort, et l’importance de savoir
la recevoir ont été tabouisées.
Exclure la mort de la vie, c’est aussi en exclure la fin. Et exclure la
fin de la vie en a ranimé, sous une forme aliénée, le vieux mythe
religieux : privée de fin par l’exclusion de la mort, la vie devient
infinie, éternelle. En scindant la mort de la vie, le rêve des pauvres
d’une vie meilleure qu’ils n’auraient pas à faire eux-mêmes se prolonge
dans l’illusion sans repères, mais fortement ancrée, d’une vie sans fin.
La vie infinie, par abolition de la mort, est bien l’idéologie absurde
et écœurante de la middleclass.
Les signes de la mort, ainsi, disparaissent les uns après les autres. Si
les enterrements ont gardé leur pompe, c’est plus pour des raisons
mercantiles que pour honorer les morts ; le deuil, lui, a si bien
disparu que l’on peut dire que la middleclass a fait le deuil du deuil ;
l’acte de mourir n’est plus considéré que comme une tragédie
stéréotypée, un accident, une inconvenance ; les rites mêmes, conservés
par la religion pour établir les formalités du passage à la guérite de
l’infinitude, les couleurs de la mort, les fêtes et les recueillements
sont chassés des salons de la raison, et des écrans de la servitude
volontaire. Le profond égoïsme de l’affliction de la mort, qui prive les
vivants d’alliés, de soutiens, de forces, s’estompe. Car la mort a perdu
son sens. Comment, face à ce déni de sa fin, la vie aurait-elle gardé le
sien ?
3. Les situationnistes ont poussé le plus loin l’idéologie de la
vie comme but de chacun et de tous. A aucun moment ils ne semblent
s’être interrogés sur le pourquoi de ce présupposé. Car la vie comme but
est extrêmement discutable. Pour montrer une première limite de cette
thèse devenu préjugé, la voici ramassée en une proposition tout à fait
stupide : le but de la vie est la vie.
Pour soutenir une pareille position, les situationnistes, cependant, ont
apporté à la vie, dénomination des plus abstraites qui a aussi porté des
noms plus spirituels – le jeu, le souffle, le mouvement, l’aliénation –
une distinction pleine de sens. Ils l’ont divisée entre vie et survie.
La survie est le monde du besoin, ce qui est commun à tous les animaux,
et va, à toutes les plantes ; la vie est le contenu intelligent qu’une
survie peut avoir ou pas : c’est la vie historique, accessible aux seuls
humains.
Cette distinction, qui reste encore mineure à notre époque, est une
tentative intéressante mais pour susciter un autre, un contraire, à la
vie. La vie retrouve ici l’excellence qu’avait l’au-delà dans le déisme,
et à la survie incombe la médiocrité de la vie ici-bas. A cela près que
l’excellence de la vie nous attend ici-bas, dans la conquête du
communisme et de l’homme total, au bout de la préhistoire qui devient
alors histoire. La vie n’est pas le long fleuve tranquille des
publicitaires ironiques, car elle a ce qui manque à la middleclass, un
sens ; même s’il faut remarquer ici que ce sens mène au-delà de soi. La
vie qui ramène le paradis sur Terre, le communisme, dissimule
l’infinitude religieuse du but derrière l’illusion de la proximité. Mais
l’aboutissement de la vie ressemble au paradoxe de Zénon, non qu’en
avançant on n’atteint jamais ce vers quoi on avance, mais on n’ose même
pas imaginer le but atteint, car son premier effet, terrible, serait
qu’il n’y aurait plus rien à atteindre ; et que pourtant il faudrait
vivre. Seul l’éloignement de ce but permet d’oublier que la vie est en
entier la réalisation d’un but. Sans but, point de vie.
Vie et survie se retrouvent chez les situationnistes dans un « bon »
dualisme. La guérite qui les sépare n’est plus la mort, mais la
révolution. Et elle est à double sens, c’est-à-dire qu’on peut accéder à
l’excellence mais tout aussi bien en déchoir, bien que la théorie ne
prévoit pas de retour en arrière, dans le progrès linéaire qui conduit
du monde de la survie au monde de la vie. Alors que l’aliénation
pourrait souffrir une désaliénation, la révolution ne voit de retour à
l’Ancien Régime que sous forme d’épouvantail. Comme l’indique le préfixe
pré dans préhistoire, une fois la survie abolie, on entre dans
l’histoire et comme la survie, la préhistoire sera abolie. Qu’il n’y ait
pas une figuration concrète, une représentation explicite de cette
fameuse histoire qui emplit notre avenir éternel de félicité indique
assez à quel point cette rêverie est creuse.
Mais la distinction entre survie et vie porte un impératif d’avenir. Il
n’ancre plus la vie dans la seule matérialité, et révoque la primauté
d’une vie seulement organique comme principe de base. En élevant une vie
au-dessus de la survie des animaux et des plantes, la position
situationniste entame, implicitement plus qu’explicitement, une mise en
critique du dogme chrétien de l’interdit de la mort. En effet, ce dogme,
souvent justifié par la nécessité du genre à survivre, est en
contradiction avec la propension du même genre humain à s’entre-tuer,
que la nécessité même de l’interdit révèle si bien, sans parler de son
nouveau principe, le plaisir. Par la division entre vie et survie, on
peut même oser, en allant au-delà des situationnistes, affirmer que la
capacité à tuer, d’humain à humain, rend l’humanité plus féconde, si la
fécondité est le but. Car tuer peut aussi être un élément du débat,
certes dangereux, mais parfois il est peut-être plus dangereux pour
l’humanité de ne pas tuer que de tuer. La tragédie de Brutus est la
question de savoir si tuer un tyran est un acte d’humanité. Le goût ou
l’envie de tuer, que chacun connaît si bien, est vécu, même quand il est
refoulé à l’instant où il apparaît, comme une ouverture d’horizon, de
possible, une prise de parti, une prise de responsabilité. Finir la vie
est toujours une façon de donner du contenu à une vie. L’assassin jouit
d’une puissance de la complétude à laquelle renonce l’infinitiste
soumis.
Les situationnistes avaient posé leur opposition entre survie et vie
comme une double positivité. Leur mise en cause de la survie est
seulement une dépréciation de cette forme de vie selon laquelle les
pauvres sont organisés. Si la vie devait dépasser la survie, ce n’était
pas au sens hégélien du dépassement, c’est-à-dire en conservant ce qui
était dépassé, mais en l’anéantissant. La vie n’était plus organisée
autour du besoin, qui deviendrait secondaire : ce qui signifie que
mourir de faim, ou risquer une reproduction insuffisante du genre humain
n’était plus considéré comme un préalable aux questions de l’humanité ;
c’étaient là des questions devenues secondaires, car présumées résolues
au niveau d’évolution atteint par les humains. Mais cette vie qui avait
supprimé le besoin ne s’était pas trouvée d’autre but que celui-là, et
donc ne s’était pas trouvé de but. La suppression du besoin, son
anéantissement, « ne travaillez jamais », est une formule et elle ne
vient pas, justement, de la vie ; ou alors, comme le vague caprice
adolescent qui ne veut plus, par une urgence à vue courte, supporter la
peine. La provocation situationniste n’a pas aboli le besoin.
Les situationnistes n’ont pas cherché de but au-delà de cette puérilité.
Pour eux la vie est une vie individuelle, et le but de la vie est de
vivre une vie individuelle pleine ou généreuse. Le modèle de cette vie
est la vie de Debord, bohème, voyou, théoricien, rebelle, qui même en
période de préhistoire fait l’histoire parmi mille activités toutes
aussi riches, originales, et fuyant les habitudes de la vie quotidienne
dans la plus grande des libertés. Cette idéalisation d’une sorte de
traversée poétique de l’existence ne ressemble à la vie véritable que
tant que Debord peut cacher que l’insatisfaction profonde de notre
époque est aussi dans sa vie, que la misère des pauvres, il est bien
contraint de la partager ; et par misère des pauvres, entendons
soumissions, défaites, humiliations, hébétudes, absences de vues,
incapacité de tenir cette balance inquiète entre la vie et son possible.
Par des rodomontades et des vantardises Debord a sans cesse dissimulé
les échecs et les insuffisances de sa propre vie, comme si l’excellence
d’un individu pouvait, pour soi, les abolir, et comme si lui, pourtant
notoirement vaincu dans son projet historique, pouvait en être
l’exemple.
Le modedevitisme de Debord mérite un si grand détour parce qu’il est
l’un des archétypes du modedevitisme, idéologie qui s’est généralisée
dans la société middleclass. Une vie généreusement vécue est devenue, en
définitive, le but de chacun, qu’il soit ennemi affirmé de cette société
comme Debord, ou qu’il soit simplement adepte frénétique de
quelques-unes des marchandises que cette société produit ou des
activités qu’elle tolère. Il faut bien reconnaître en effet que ce n’est
pas une révolution qui a eu raison de l’ennui, comme le projetaient
encore les situationnistes, mais la société actuelle qui a réussi à
faire errer les pauvres dans une étroite pompe à sève et idées entre des
écrans palpitants et des angoisses sans cesse renouvelées : le secret
bien connu de cette répression orwellienne est de travailler les
cerveaux plus vite qu’ils ne peuvent l’enregistrer, stress, frénésies
contrôlées, hypertensions et anémies rythment à la baguette cette
dépossession de malades. Bien à tort, les situationnistes ricanaient
avec amertume en voyant que les gouvernements instauraient des
ministères de la Qualité de la vie : l’Etat, la marchandise et la
communication dominante se battaient pour une vie idéalisée tout comme
les situationnistes, qui en avaient seulement une formulation
différente, pour ne pas dire concurrente. De même, dans la culture pour
tous, se dessine un territoire étroit et plat de création pour tous les
pauvres dès la trente-sixième heure. Non sans raison, le modedevitisme
dominant a présenté des modèles tout aussi excitants que le voyou poète
de la tradition artistique anti-artistique du XXe siècle : le créateur
de start-up en jeans baskets, le grand aventurier interprète mercenaire
consultant entre les guerres d’Etat, le sportif extrême en moto dans le
désert ou en planche à élastique sur le rebord des grands ponts
métallisés, sans oublier quelques figures plus classiques comme la
lolita devenue modèle à partir d’un reality-show puis actrice ou
chanteuse, le grand chef qui invente des saveurs en quantités
inépuisables, ou le trader étourdi de fortunes plus grandes que celles
des plus grands Etats qu’il glisse entre les dix mille doigts de ses
deux mains gauches.
4. Pour la téléologie moderne, la vie est d’abord une qualité des
choses. Elle est une respiration, mais il y a du plaisir dans cette
respiration, elle est une pulsation, et il y a du sang, qui bat
jusqu’aux oreilles. Il y a du mouvement, il y a du changement. Cette
qualité correspond à un moment, et ce moment est un moment de vigueur,
de joie aussi souvent, un moment plein, mais pas de plénitude, parce que
ce moment est un début, et sa suite est inconnue et incertaine. Il y a
donc aussi, à côté de beaucoup d’énergie joyeuse, de l’incertitude.
Cette qualité correspond à l’expression courante « plein de vie ».
Une telle conception transcende ce qui est vivant biologiquement : une
œuvre, une idée, un événement peut être « plein de vie ». Elle
transcende aussi l’individu : la vie, en tant que qualité, peut être
partagée par des individus différents, et même elle peut être comprise
comme leur communauté momentanée. Ce qui unit les individus entre eux,
dans leur action, c’est la vie. La vie est une qualité des choses, mais
éphémère, et présente en acte.
Car, plus fondamentalement, la conception téléologique de la vie est un
accord avec la division situationniste entre vie et survie. La vie est
la couleur que l’action donne aux choses, la survie est la conservation
des choses. Dans cette opposition, la vie est momentanée et elle a la
qualité du changement, alors que la survie est pérenne. Ce qui est
indissociable à la vie opposée à la survie, c’est la création, c’est
l’imprévu, c’est la supériorité de ce qui vit face à ce qui survit
seulement.
Le passage entre la survie et la vie est bien, comme chez les
situationnistes, la révolte, le moment où justement on change ce qui est
là. Le passage inverse existe ici aussi où, de la vie on retombe dans la
survie. C’est la défaite de la révolte, que ce soit répression, mort
éventuellement, récupération, lassitude, résignation.
La vie est ce qui construit le sens des choses, c’est pourquoi elle est
apparue comme une qualité des choses. Donc, fondamentalement, la vie est
une qualité, non véritablement des choses, mais du sens. Par la vie, cet
éclat des choses, par cette transcendance éphémère, par cette négation
de la survie comme étant la nécessité impérative, se dessine le sens des
choses qui ont de la vie. C’est en vivant ainsi, en créant, en
transcendant qu’apparaît le sens, non seulement des choses qui ont de la
vie, mais le sens de la totalité.
La vie, dans la téléologie moderne, est ce qui donne du sens,
c’est-à-dire la vie est l’opération par laquelle le sens naît aux
choses, qui ne sont elles-mêmes qu’un résultat de la pensée. Le sens ne
dépend pas de la vie, mais du but, qui lui-même est créé et proposé au
cœur de la vie. Mais la vie est ce qui « fait vivre » le but dans les
choses. C’est une de ses profondes différences avec la survie, qui non
seulement ne fait vivre aucun but, mais nie et anéantit le but.
La vie est donc la condition du but : c’est dans la vie que le but
s’élabore, et c’est là où la téléologie moderne diffère de la téléologie
classique, où le but est un donné hors de la vie. La formulation du but,
c’est-à-dire sa mise en œuvre, est l’objet de la vie, c’est bien le sens
de la vieille question philosophique : quel est le sens de la vie ?
Mais, dans l’autre sens, la vie est aussi la transmission du but, ainsi
formulé, aux choses, ce qui veut dire qu’elle est transmission du but
des uns aux autres, elle est communication. Là encore l’activité
détermine la vie face à la passivité de la survie : la transmission, la
communication du but, sa réception et sa critique est l’œuvre de ceux
qui vivent alors que l’acceptation sans création, ou l’exécution de la
transmission sans disputer du contenu, est ce qui caractérise la survie.
Ainsi la vie parvient à un double sens. C’est dans la vie que se crée le
but, mais la vie est elle-même la qualité qui permet de transmettre le
but. Elle est à la fois le vaste ensemble qui réunit la condition de la
création, et la condition de la communication. On voit là que c’est la
vie, telle qu’elle est opposée à la survie, qui donne du sens, ou non, à
la survie. La vie n’est rien d’autre que de créer du sens à la vie, et
de le mettre en œuvre. Comme le sens est la détermination du but, la vie
dépend elle aussi du but de la création duquel elle est une condition
indispensable.
C’est là la principale différence, mais elle est fondamentale, entre la
conception téléologique de la vie, et la conception situationniste de la
vie. La vie dépend du but, mais ce but n’est pas la vie elle-même. Chez
les situationnistes, la vie était le but de la vie par défaut. La vie
était la catégorie suprême, donc son but ne pouvait être qu’elle-même.
Dans la téléologie moderne, la vie est une qualité de ce qui est là,
donc nullement la totalité de ce qui est là. La totalité de ce qui est
là, par contre, a bien un but. Et même si ce but a pour condition
indispensable d’être créé et proposé, et donc d’être créé et proposé
dans la vie, et s’il a pour condition indispensable d’être communiqué et
donc mis en œuvre dans une action qui a cette qualité qu’on appelle la
vie, le but transcende la vie.
Ce qui sépare en effet la vie de la totalité est comme la vie de la
pensée. Mais cette pensée n’a pas la qualité du vivant : elle ne
contient pas seulement de la création, et même si cette pensée non
vivante est humaine, change, et bouge, ce n’est pas dans la
transcendance et dans l’accomplissement du possible (l’accomplissement
du possible est la forme eschatologique de la vie). La survie est une
partie de cette pensée de non-vie, ce que les situationnistes avaient
bien vu. Et plus généralement, l’aliénation est cette pensée qui sépare
la vie de la totalité et du but de la totalité. Mais contrairement à la
pensée situationniste, la téléologie moderne ne moralise pas
l’aliénation. Elle est une pensée nécessaire à la totalité, elle est une
pensée nécessaire à la vie.
Il y a donc un autre à la vie. Le but proposé par la téléologie moderne
est l’accomplissement de l’unité entre cet autre et la vie. C’est
pourquoi, dans la téléologie moderne, la vie dépend du but. Le sens de
la vie est le sens du but de l’humanité entière, de la totalité de la
pensée, dans son mouvement, fût-il doué de la qualité de la vie, ou non.
Dit d’une autre manière, on obtient la proposition suivante : le but
détermine la vie. C’est parce qu’il y a un but, qu’il y a de la vie. La
vie est la manifestation de la création du but, et la vie est la
manifestation de sa réalisation. Mais tant que sa réalisation n’est
qu’en projet, sa création n’est qu’en hypothèse, c’est-à-dire en divers
constats, partiellement satisfaisants. La vie a donc un sens, c’est
l’expression du but. Lorsque les situationnistes pensaient que le but de
la vie était la vie, ils se sont simplement arrêtés à une vision
immature de la vie. Le but de la vie est l’accomplissement de la vie, ce
qui est bien différent. La vie est sensée, et ce sens, qui ne se suffit
pas d’elle-même, est élucidable. C’est même une des caractéristiques de
cette éminente qualité des choses, que de chercher, de trouver, de
modifier et de réaliser son propre sens.
Cette conception de la vie revient à dire qu’il y a un préalable à la
vie. Ce préalable à la vie est l’esprit, dont la vie est un moment, une
qualité, une détermination, une négation. Le ici et maintenant, qui
constitue le commencement de la recherche de l’origine qui aboutit à
l’accomplissement, à la suppression de l’insatisfaction fondamentale,
est composé ou médiation, parce qu’il n’y a d’immédiateté que figurée,
et que comme résultat d’un mouvement de pensée. De même, la vie est un
résultat du mouvement de l’aliénation de l’humanité.
5. Dans la téléologie moderne, la vie est donc un moment
particulier du mouvement de l’esprit. Et si la fin de la vie est
l’accomplissement de l’humanité, la vie est aussi divisée selon les
objets dans lesquels elle s’oppose à l’esprit qui la génère. C’est une
hypothèse actuellement acceptable que de considérer que certains de ces
objets sont des individus humains, qu’on peut définir biologiquement,
comme des êtres doués de pensée, donc d’esprit, et qui peuvent être des
lieux de vie, entre ce qu’on appelle communément la naissance et la
mort.
Une telle vie individuelle dépend donc du but le plus général, la
réalisation de la totalité. Elle est d’abord un lieu de création, c’est
le moment de la recherche du sens. Ne sont donc d’abord des vivants
parmi les individus humains que ceux qui créent et qui recherchent le
sens de la vie. Mais ils sont ensuite rejoints par tous ceux qui n’ont
pas cherché ce sens, mais qui discutent, disputent, et critiquent les
sens qu’on leur propose. La vie humaine est essentiellement un débat sur
le sens et sur le but de l’humanité. En cela encore elle est le
contraire de la survie.
Il faut signaler que ce constat très général est aujourd’hui aliéné par
les résultats des disputes qui ont eu lieu sur la question de la
réalisation de l’humanité dans l’histoire. La domination de la survie
sur la vie, par exemple, est un résultat très important, et très néfaste
à la vie, et à la réalisation de l’humanité. Mais contrairement aux
situationnistes, les téléologues modernes ne pensent pas qu’il faille
anéantir la survie. Ils préconisent simplement que le rapport entre
survie et vie soit inversé dans l’ordre des priorités, à savoir que la
survie dépende consciemment et dans l’organisation de la communauté des
humains de la vie, et non que la vie soit perçue comme une récompense
ultime quand toutes les tâches de la survie seront exécutées, comme
c’est le cas aujourd’hui.
Que la vie individuelle, en opposition à la survie, soit la vie
historique est également une vision situationniste qui tient de la
provocation et de la simplification. En effet, toute rupture
qualitative, tout début de débat arraché à la survie n’est pas
historique, ou pas encore historique. Mais la téléologie moderne
soutient que faire l’histoire est le cœur du sens de la vie. Car faire
l’histoire, c’est aller vers l’accomplissement de l’humanité.
Une vie, qui ne soit pas seulement une survie, ne se conçoit donc pas à
l’exclusion de l’histoire. C’est pourquoi le sens de l’histoire, la
sensibilité de l’état d’avancement du débat de l’humanité sur elle-même,
et la capacité de comprendre les constats et les événements en fonction
de ce but, sont des caractéristiques essentielles de la vie
individuelle. Le débat de l’humanité dans son ensemble est en effet un
rapport que l’observation rationnelle ne suffit pas à saisir. Il faut
aussi une certaine qualité, une certaine capacité qu’on pourrait appeler
de transcendance, pour capter l’identité entre la marche du monde, et sa
propre capacité à s’y situer, puis à y participer, et même à
l’infléchir.
Dans la capacité historique, cette inquiète vision d’ensemble, qui ne
craint pas de se perdre dans le détail, se situe en effet la réalisation
des besoins les plus vastes. Les besoins sont ce qui se définit par
l’insatisfaction ; et les besoins le plus vastes sont ceux qui
nécessitent la participation de tous les individus pensants. L’histoire
a pour sens cet aboutissement de l’insatisfaction. Et s’il faut beaucoup
de lucidité, de patience, de connaissances pour envisager cet
aboutissement, il faut aussi une certaine façon d’être, prêt à tout
risquer lorsqu’on sait qu’on est « dans le rythme », et même un peu plus
vite que ce monde qui nous fait et que nous faisons. Il n’y a le long du
temps imparti que très peu d’occasions pour tout jouer dans l’histoire :
la vie est ce qui permet de créer ces occasions et de les saisir ; la
survie, non.
Mais si l’histoire est bien la voie royale de l’humanité, le chemin le
plus sûr entre le ici et maintenant et la totalité, et en définitive le
carrefour de la vie, elle est doublée par des voies d’accès moins
visibles, souvent souterraines, parfois inextricablement tortueuses,
puis brutalement rectilignes. Le projet de pousser l’aliénation jusqu’au
ravin, qui est l’essence de l’assemblée générale de l’humanité, est
aussi l’essence d’un autre débat, l’amour. Alors que l’histoire est le
royaume du relevé, l’amour, qui est une forme particulièrement féconde
de l’aliénation, est celui de la contrebande. Ainsi, entre l’histoire et
l’amour la vie oscille comme entre la règle et l’exception, comme entre
totalité et particularité la plus extrême, comme entre la clameur des
drapeaux déployés et le silence des orgasmes nourris de souffrance.
Et d’autres contremarches que l’amour peuvent s’avérer ce qui mine, mais
aussi ce qui nourrit l’histoire, au point que la vie vienne y puiser ses
détours. Car la qualité, la transcendance mêmes, ne sont que la capacité
de surprendre sans trahir une cohérence, un projet, une ambition. Même
lorsqu’elle dégage son sens, ce sens n’est que l’hypothèse suivie ; et
la vie est le souverain de l’étonnement et de la surprise, du
contre-pied et du rire. La vie est le territoire de la création, un jeu,
et ceux qui prétendent créer en travaillant sont les menteurs salariés
de la survie.
C’est donc essentiellement à ces deux grandeurs, celle de l’histoire, et
celle de l’amour, que la vie doit son attention inquiète. Quand l’un
manque, la vie est dure. Quand les deux manquent, ce n’est plus une vie.
Est-ce pour autant une rechute dans la survie ? Pas toujours : c’est là
aussi que se rencontre la mort.
6. La mort est la seule fin de la vie connue. Mais elle a la
particularité d’être aussi la fin de la survie.
On ne peut pas avoir l’expérience de la mort. Avoir l’expérience d’une
chose c’est pouvoir la constater et projeter à partir de ce constat. Or
si un individu humain peut constater la mort d’un autre, il ne peut
jamais constater la sienne. La mort est l’archétype de l’événement qui
ne peut pas être constaté. Il y a, dans cet événement très courant,
quelque chose qui est à la fois inéluctable, et inconnaissable. Chaque
individu humain va connaître cet événement, mais une seule fois, et avec
l’impossibilité de le constater. Mystère qui sera révélé, mais sans
livrer de possible, fin qui ne tolère pas d’au-delà, irréversible qui ne
se laisse relativiser, voilà quelques facettes de ce secret, qui
terrifie et fascine.
Dans la survie, la mort est l’ultime et l’absolu. C’est pourquoi elle
est sacrée. Dans la vie, la mort n’est que la fin d’une partie de la
vie, celle d’un individu, celle de moi. Tout comme le but de la vie
transcende la vie de toute l’étendue de l’aliénation, la vie porte
au-delà de la mort de toute l’étendue du but. La vie est un jeu de
perspectives, dans l’espace temps, dans l’esprit, et c’est pourquoi le
regard du vivant, du joueur, porte au-delà de la fin de sa propre
participation. Le joueur, le vivant, vise un but qui engage toute sa vie : il sait, il sent qu’avec un engagement moindre il ne peut pas
l’atteindre. Ce but va au-delà de sa vie. Le jeu de la vie est seulement
l’ambition de les faire coïncider.
La mort n’est là qu’un danger pour l’individu. Mais comme le jeu, de
l’histoire ou de l’amour, porte au-delà de l’individu, la mort n’est
qu’une péripétie de ce jeu. Non que le joueur la méprise ou même
l’ignore. La mort est bien là, comme la fin possible de sa participation
au jeu, un véritable danger. Mais le joueur, le vivant, sait que s’il ne
risque pas sa vie, alors il n’a pas joué, il n’a pas vécu. C’est encore
une profonde différence entre la vie et la survie : risquer sa survie
est une faute grave pour un individu tant qu’il n’a pas défini le but de
sa vie ; risquer sa survie n’est pas une faute pour quelqu’un qui sait
dans quel but il vit ; ce qui est à la rigueur une faute mineure, c’est
de mourir sans l’atteindre.
C’est parce que la survie n’a pas de but que la mort est une
catastrophe. La survie est l’attente du but, et la soumission est la
croyance que le but viendra, qu’il ne faut pas le créer, ou qu’il ne
faut pas discuter les buts énoncés. Au contraire, dans la vie, la mort
est une étape du jeu, un risque à courir pour vérifier son engagement,
une péripétie importante, tragique parfois, mais non primordiale. Car la
vie, même la vie individuelle, se pense, non du point de vue de
l’individu, mais du genre humain. La profonde différence entre la survie
et la vie, c’est que la vie contient l’accomplissement de la totalité du
genre, alors que la survie a un horizon et une perspective réduits à
l’individu. C’est pourquoi la mort, dans la survie, est la fin de tout,
alors que la véritable fin de tout est la victoire dans le jeu de la
vie.
La mort est un moyen de la vie. Tuer, mourir, sont des tentatives, des
phases de jeu, des perspectives. La peine de mort, l’initiation des
jeunes guerriers, l’avortement, l’assassinat d’un tyran, le calcul de
tuer un nombre restreint d’humains pour en sauver un plus grand nombre,
en sont des exemples. Tuer, mourir, sont aussi des façons de s’exprimer
en usant des règles dominantes, ou au contraire en les éreintant. Il
n’est pas sûr que la société actuelle, qui a rejeté la mort hors de la
vie, préserve mieux la survie, puisque c’est son projet, que si elle
enseignait depuis le plus jeune âge la mort, comment la donner, comment
la comprendre. Mais face à l’interdit de la mort, elle exige seulement
une obéissance dont elle n’est plus capable d’expliquer les raisons.
Comme la conservation de l’humanité est une responsabilité et un thème
de l’assemblée générale du genre humain, la mort est une responsabilité
et un thème de l’individu. Cela vaut en particulier pour sa propre mort.
L’individu humain qui vit connaît ses buts. Il doit savoir où en est le
jeu qu’il a engagé, si ses buts sont encore à portée, ou s’il doit
quitter le jeu, s’il peut ou non retirer son engagement. Les vivants
peuvent ainsi retomber dans la survie, et attendre une occasion
meilleure ; mais peu d’entre eux voudront se résoudre aux retraites. Car
les buts d’une vie ne sont qu’une expression de l’intensité qu’on lui
donne. Si ces buts sont hors d’atteinte, ils ne reviendront plus.
Les téléologues, par exemple, ont construit leur engagement sur la
jeunesse et sur l’offensive. Aujourd’hui, dans nos contrées, la jeunesse
est écrasée par l’âge, et l’offensive de l’époque précédente est
enlisée, sans que demain paraisse déjà à l’œuvre. Le jeu de l’amour
aussi a perdu de son possible, laminé par l’époque et fourvoyé dans
l’incommunicabilité non sans désarroi.
Et comme le signalait Montaigne à propos de sa vie en avertissant que de
son bout il faut toujours tenir la mesure inquiète, il faut aussi savoir
que la fin de la vie, si elle accepte de rétrograder dans la médiocrité
de la survie, infecte par cette rémission toute la vie passée. La fin
d’une chose est souvent ce qui la révèle.
Parce que la conception téléologique de la vie est la plus ambitieuse
qui soit, elle tient la mort pour un important problème secondaire. Et
elle propose d’apprendre à manier cette fin, dans le respect de la vie.
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