s o i f  d e  d é b a t

 

 

 
         
         

 

         

      Pour toi

 

             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
     
 
Prologue


Pour toi est un débat, pathétique, et joyeux dans sa portée universelle. Les auteurs ont tranché, pour finir, sans préjuger des réponses que vous apporterez.

« Je ne savais donc rien du fonctionnement de cette expérience, et je croyais qu’elle se passerait comme toutes mes ruptures : lorsque le lien est cassé, il disparaît. J’ignorais alors qu’il ne disparaît que pour celui qui casse, et encore, comme l’avait montré 1974, s’il casse en accomplissant, après avoir épuisé le possible, en tout cas dans ce qu’il a d’essentiel. »

« Les individus tombent les uns après les autres, et échoueront toujours en tant qu’individus. »
 

A l’origine de ce texte, toi essentiellement, et moi, qui ai toujours voulu me hisser à toi et me fondre en toi. Raconter cette tentative plus de quinze ans après les faits rapportés ici n’avait d’autre but que d’influer sur le débat en cours fin 2008.

En réalité, notre débat commence en juillet 1976 et plonge ses racines dans le futur.

Mai 2009 : il nous faut continuer d’avancer.

Achevé il y a quelques mois, Pour toi a été augmenté depuis d’un épilogue et de ce prologue. Les noms du texte écrit pour toi ont été brouillés, car dans la pulsion des faits et du récit, ils avaient été pensés nécessairement dans leur intégrité.
Prononcer ton nom, en particulier, était chargé d’une reconnaissance et d’une attente indicibles.

Cette altération est devenue nécessaire au moment de rendre public.

Pour deux raisons : la première est de protéger les auteurs et autres protagonistes d’une exposition médiatique non désirée ; la deuxième, corollaire de la première, est de protéger le débat téléologique qui transcende cette embrassade particulière.

a&c

 

 

 



 

 
 
 
 

 

 

POUR TOI    

 

« Lorsque l’amour existe réellement, l’amant devient la nourriture de l’Aimé ; ce n’est pas l’Aimé qui est la nourriture de l’amant, car l’Aimé ne peut être contenu dans la capacité de l’amant (…) Le papillon qui est devenu l’amant de la flamme, a pour nourriture, tant qu’il est encore à distance, la lumière de cette aurore. C’est le signe avant-coureur de l’illumination matutinale qui l’appelle et qui l’accueille. Mais il lui faut continuer de voler jusqu’à ce qu’il la rejoigne. Lorsqu’il y est arrivé, ce n’est plus à lui de progresser vers la flamme, c’est la flamme qui progresse en lui. Ce n’est plus la flamme qui lui est une nourriture, c’est lui qui est la nourriture de la flamme. Et c’est là un grand mystère. Un instant fugitif il devient son propre Aimé (puisqu’il est la flamme). Et sa perfection, c’est cela. »

Extrait des Intuitions des Fidèles d’amour

 

 

 

 


 

 

Requête
 

Pour toi, mon aimé, je vais repartir dans cette souffrance, dans ces jours et ces nuits qui remontent à un peu plus de quinze ans, et qui sont toujours aussi présentes, rapprochées de moi.
Tu te méfies de ma mémoire : tu as raison, je n’en ai aucune.
Mais comment se fait-il que je n’ai rien pu écrire depuis quinze ans sur ces jours et ces nuits ?
Trop fort, trop douloureux, et trop de honte m’empêchait d’y aller.
Jusqu’à ce jour où je déjeunais avec Jeanne, fin 2007, une personne un peu plus âgée que moi, à laquelle j’ai évoqué cette traversée, ce qui m’a rendue malade, et m’a incitée à ouvrir un petit carnet, pour consigner les faits. Pour moi. Tu étais en Chine à ce moment-là. Je souffrais de ton éloignement. Toi-même m’avais plus d’une fois incitée à consigner les faits, et jamais je n’avais trouvé la force de le faire. Est-ce la frustration d’avoir parlé « un tout petit peu » à Jeanne (chaque tentative depuis quinze ans de « parler » a toujours généré une frustration plus grande que le bienfait de commencer de s’expliquer), est-ce parce que j’avais peur à ce moment-là de développer un cancer de l’utérus, et l’attente du verdict (annoncé début 2008) me laissait entrevoir ma fin proche, est-ce la lecture de Joan Didion, l’Année de la pensée magique, est-ce enfin la prémonition de cette année 2008, où je serais obligée de retourner en moi pour t’affronter, pour te convaincre, pour parvenir à me faire comprendre, je ne sais pas.

J’ai donc commencé d’écrire quelques pages sur l’accident fin 2007.
Je ne vais pas les regarder pour le moment – et quand je me relis, ce 30 novembre 2008, je pense que je n’en aurai pas le temps.
Je vais recommencer.
Je vais essayer de mettre à plat les dates et les faits.
Seulement ça. Rien que ça, puisque c’est ce qui t’intéresse, mon amour.
Mais je sais que je vais souffrir, et je ne suis pas sûre de pouvoir combler ton attente. Car du flou existe sur les dates, sur les personnes, sur les paroles, dans mon souvenir. Sur à peu près tout.

En ce moment, aujourd’hui, 2 octobre 2008, je souffre terriblement de ton éloignement.
C’est pourquoi je ne suis pas sûre de pouvoir tenir sur l’accident, car ma tête « saute » de par la douleur. Mes nuits sont des tortures, des arrachements que j’ai du mal à supporter. Je ne sais pas comment faire par moments, je ne peux pas toujours prendre un crayon ou un pinceau pour arriver à me calmer. Ce sont des morceaux de phrases sans sens qui me viennent à l’esprit, comme fragh jihuha stieruem mihagva ma rayi yeran.

Psalmodier ces mots en pleurant, scander ton nom, Christophe, Christophe, Christophe, ces bribes de pensées m’enfoncent et me tiennent la tête hors de toi. J’ai besoin de toi.
 
 
 
 
 

 

 

 

Première partie     
 

----------Début
 

Il y a eu le désespoir de toi non su (1989), qui m’a conduite à un désespoir du monde, à une vision d’enfer, indicible. C’était l’effroi, est-ce que l’on peut parler de thaumazein ? Je ne savais pas que c’était lié à toi, et que ce manque de toi dans le monde pouvait avoir ces conséquences. Je ne comprenais pas encore que ce monde-là ne m’était pas complètement extérieur, mais que je l’avais fabriqué, que j’en étais l’auteure, et que ce monde sans espoir, sans « soleil », sale et absurde, était ce qui faisait écho à mon plus grand tort. Mon manque d’intelligence et mon très grand orgueil, et l’intime conviction d’avoir raison dans notre dispute, de devoir m’arracher de toi, parce que le choix que tu me demandais de faire était injuste, et cruel.
 

Il y a eu le désespoir de toi su (1993), qui n’est pas un désespoir du monde, car tu étais déjà partout, nous avions sorti Adreba Solneman, l’idée s’était libérée de nous, je savais que nous avions raison, ton esprit m’avait soulevée et pouvait désormais soulever le monde entier, mais un déchirement entre toi et moi, entre le monde et moi, qui correspond à une douleur indicible, et à une intensité émotionnelle qui me tire encore bien souvent en arrière. Car tout est parti d’un accident. Pas de préméditation, pas de suicide, seulement un accident. Pas de dispute, ni de volonté de te convaincre. Un accident.
 

C’est de ce désespoir-là dont tu voudrais que je te parle. Pardon, ce n’est pas mon désespoir qui t’intéresse, ce sont les faits concernant l’accident, et aussi que je me confronte à ce qui est toujours aussi à vif quand j’évoque 1993 : ce déchirement, rapporté à la faute de 1989, voilà ce qui est toujours aussi à vif, c’est le rapport entre les deux événements, où j’ai tenté de suivre ce que me dictaient ma raison et mon ventre, mais où j’ai échoué dans mes entreprises. Pourquoi avoir échoué ? Et quelle chance d’avoir échoué, n’est-ce pas !
 

-----------------

Défiance
 

J’ai senti chez toi quelque défiance, ou du moins quelque défi, lorsque tu m’as incitée à coucher par écrit le récit de l’accident.

Ton argument était : tu as bien envisagé à ce moment de me survivre (je traduis l’idée, et non tes mots exacts).
Comme si le fait de coucher par écrit ces moments pouvaient m’aider à vivre, indépendamment de toi, sans toi, comme si j’aurais eu une force à ce moment qui m’avait abandonnée depuis. Et que je pourrais retrouver en en faisant le récit.
Comme si tu questionnais mon amour, comme si tu me mettais au défi de te survivre aujourd’hui.
Et pour bien marquer cette défiance, ou ce défi, tu insistes pour que je fasse cet effort « pour toi », c’est-à-dire pour moi, et non « pour moi », c’est-à-dire pour toi.
 

C’est moi qui ai remis cette question entre nous. Cette incitation à l’écrit venant de toi. Je t’avais demandé si toi, Christophe, y trouverait quelque intérêt. Si toi, Christophe, tu lirais ce que j’en écrirais. Et tu m’as répondu par l’affirmative, mais en y mettant une réserve : que le récit soit complet, que je l’aie achevé – j’avais écrit par lapsus : que tu l’aies achevé.
C’est pourquoi quand nous avons à nouveau échangé à ce sujet, et que je t’ai annoncé mon intention de me conformer à ton désir, et que tu as de nouveau réitéré ta demande à ce que je le fasse « pour toi », c’est-à-dire pour moi et non pour toi, je t’ai répondu que non. Si j’écris, mon amour, ce sera bien « pour toi », et non « pour moi » (c’est moi qui parle, là, qui te donne mon point de vue), je ne peux pas te donner raison sur tout, n’est-ce pas ? Je le ferai, mais je le ferai pour répondre à ta demande, au mieux : connaître les faits, savoir ce qui s’est passé, pour toi qui as été le premier concerné et qui a su si peu, du fait que tu étais « inconscient ». Tu m’as reproché de n’avoir jamais su te donner de version cohérente des faits, de n’avoir jamais su aligner les faits ne serait-ce que par ordre chronologique, même la manière dont je t’ai rapporté l’essentiel, le passage à l’acte, n’a pas été compris de toi au moment où je l’ai fait à l’hôpital du Mans. Tu as donc été exposé à la version du corps infirmier avant de confronter à ma version « audible » de ce passage à l’acte. Et tout ce qui converge vers ce moment, que ce soit avant ou après, est resté dans l’ombre. C’est pourquoi tu en as besoin.
 

Je sais que ce n’est pas un besoin vital pour toi, je sais que tu peux à la limite t’en passer, mais je te remercie de m’avoir dit qu’il te plairait d’en avoir connaissance. De m’avoir donné une raison de convoquer et de rassembler ces moments si douloureux pour moi. Cette raison, c’est toi.
 

-----------------

Après
 

J’ai écrit ce matin 5 octobre un texte appelé Défiance (reproduit au-dessus), qui a trait à l’accident.
Pour continuer à écrire à la suite du 2 octobre, il va falloir que je retrouve le fil.

Essayer de retracer les faits en priorité.
Te dire que je t’aime.

Conclure sur la nature si différente des deux désespoirs : celui de 1989 et celui de 1993.

L’un, tragique, effroyable, mais presque « indolore » comparé au second, comme hors de moi. L’autre douloureux à un point qui n’est pas descriptible, et pourtant moins effroyable que le premier, car l’humanité est « sauvée ».
 

Il manquait encore de confronter ces deux désespoirs. Ce que tu m’as demandé de faire.
 

Evoquer la vision de l’avenir, confronter la vision de l’avenir à ces deux désespoirs.
Dans le premier : tout l’avenir se présente à moi, désespéré. J’ai peur. J’ai froid. Mon cœur est serré dans un étau.
Dans le second : je n’ai pas d’avenir, c’est le ici et maintenant qui occupe tout mon esprit, et qui est désespéré. D’où cette relativisation de la projection de moi à l’avenir, qui peut être aussi bien au cœur d’une prison, qu’ailleurs. L’important est de me battre, là, à ce moment-là, sans me projeter.

J’ai, d’ailleurs, associé mes envies de suicide récurrentes après l’accident au sentiment que dans mon corps à corps je cherchai à mourir avec toi. En pratiquant cette euthanasie, il n’y avait pas que toi qui devais mourir, mon avenir s’arrêtait d’une certaine manière, et cet « avenir »-là me rattrapait par moments. Mais je pense que ces envies suicidaires sont plus complexes, et ont germé d’un déplacement de culpabilité, sur la faute de 1993, qui m’a si longtemps permis d’occulter celle de 1989. La culpabilité de 1989 était la culpabilité d’un tête à tête qui n’avait pas eu lieu en 1989 et qui était resté en suspens depuis (je ne me suis lancée complètement dans ce tête à tête – dans ce corps à corps –, dans ce cœur à cœur devrais-je dire, qu’en juillet de cette année 2008). Ce tête à tête portait sur le désir, sur la nature du désir, sur le renoncement au désir et sur la soumission du désir.

Il faudra surtout montrer à quel point en 1993 la « conscience » de l’engagement est certaine, sans faille, sans doute, au point d’occulter les avancées de la pensée à d’autres plans, de me conforter dans l’erreur, de ménager à la fois l’espoir et le désespoir, c’est-à-dire deux choses incompatibles a priori.

Montrer par conséquent le processus qui m’a permis d’occulter le désaccord avec toi au-delà de mon choix en 1989, et le processus qui m’a permis d’occulter « je t’aime » au-delà de mon passage à l’acte en 1993. L’impression surtout que j’avais raison, que nous avions raison, que nous le confirmerions, que nous nous vengerions de l’hôpital du Mans, que nous étions ensemble dans cette épreuve, et que nous prouverions que nous avions raison sur le monde entier.

Quand tu sors du coma, c’est un miracle.

Depuis, c’est un miracle.

Ce miracle me met moi dans des abîmes de contradictions qui font sauter mon esprit. Je ne peux pas coller les morceaux, je « sais » intérieurement que je « devais » le faire, mais je ne peux pas me « pardonner » de m’être trompée sur ta vie. C’est un crime que je dois assumer, qui est très lourd.
 

J’écris une lettre d’excuse et de remerciements à Doubin (professeur qui a œuvré et dirigé l’équipe de chirurgiens pendant six heures), dont je n’ai pas gardé trace.
L’idée est que nous avons un désaccord, lui et moi, alors que nous n’en avons pas entre nous, entre toi et moi.
Que je reconnais m’être trompée à deux plans. Sur le plan de l’évaluation de tes chances de vie, et sur le plan de l’évaluation de ma capacité à t’« aider », de mes forces physiques.
 

J’ai peur, quand j’écris à Doubin, que mon attitude n’entraîne des représailles contre toi au niveau des soins (puisque nous faisons bloc, puisque mon acte est la conséquence d’un accord préalable).
Je le remercie de ce qu’il a fait, au-delà de sa brutalité vis-à-vis de moi, et encore aujourd’hui, je suis confuse à l’idée que je ne pourrai sans doute jamais le remercier assez de sa décision.
 

---------------
 

Petite chronologie du Mans

J’écris cette chronologie quinze ans après les faits. Donc, il se peut que des faits soient inexacts. Des horaires, voire des dates.
J’ai longtemps eu un doute sur la date de mon passage à l’acte. Mais à la réflexion, cela ne peut être que le 15 avril, et non le 16 comme la densité et l’« éternité » de ce qui précède ont pu provoquer ce report mental.
 

 

 
Date Evénement

Lieu

     
13-04-1993





 
Tu pars à Rennes. Je t’accompagne à la porte d’Ivry, nous déjeunons ensemble avant que tu prennes la route.
13 heures. Nuages à l’horizon, mais soleil qui perce par-derrière.
Dix-sept ans que nous nous sommes rencontrés et que nous avons entremêlés nos chemins. Nous en faisons le constat, en marchant vers ta voiture de location.

Paris





 

13-04
14h30

 

 

Appel d’un gendarme de la route. Christophe M. a eu un accident. C’est toi qui as donné mon numéro de téléphone au gendarme pour qu’il m’appelle. Le gendarme me dit de ne pas m’inquiéter. « Il parle. Et va être transféré à l’hôpital du Mans. »

Paris

 

 

  J’appelle l’hôpital du Mans pour préparer ton arrivée, sur le plan administratif : numéros, adresse, particularités.
Quand je pars à la gare Montparnasse, l’ambulance n’est toujours pas arrivée. Je traverse la foule de la gare tel un zombie. L’inquiétude sourde m’étouffe, mes poumons m’oppressent, empêchent quasiment mon cœur de battre. Je « suis » avec toi en pensée pour t’impulser le meilleur de moi.
 
  Arrivée à l’hôpital du Mans. Longue attente à l’accueil des urgences. Il me semble que tu n’es toujours pas là. En tout cas, les secrétaires ne te trouvent pas immédiatement.

Le Mans

 

  Puis, je suis conduite dans une salle d’attente, pendant que l’on a commencé de t’opérer. Tu es au bloc. Depuis un moment. Je suis seule dans la salle d’attente.
Il fait sombre. J’attends peut-être trois heures ainsi quasi sans bouger.
 
22 heures







 

 

Une infirmière m’annonce que l’un des chirurgiens va venir me voir.
C’est le professeur Doubin qui vient vers moi. La conversation que je rapporte là n’est pas sûre. Nous n’échangeons pas beaucoup. Il me fait comprendre que ton cas est sérieux. Il m’explique que le transfert vers l’hôpital a été ralenti par deux arrêts cardiaques [par le compte rendu de l’hôpital, je réalise que ces deux arrêts cardiaques ont eu lieu au bloc, avant qu’il ne vienne vers moi], qui ont obligé l’ambulance à s’arrêter, pour procéder à ton sauvement – Je dois arrêter d’écrire. Appelle-moi, Christophe. J’ai mal.
 
  Je reprends. Il m’explique tu saignes, que tu as de nombreux hématomes et qu’ils n’arrivent pas à trouver comment stopper les hémorragies internes. Qu’il a passé la main à d’autres chirurgiens, et qu’il en a profité pour venir me parler. Et s’en retourne. Je reste confiante. Je ne veux pas penser à l’idée que tu puisses mourir. Je suis avec toi, en pensée, pour t’insuffler le meilleur de moi.  
Minuit









 
Le professeur Doubin revient vers moi. Il a perdu sa « superbe ». Il est humble, il se justifie, il « arrête ». Ils sont en train de refermer ton corps sans avoir pu trouver ni stopper les hémorragies.
Il me parle de la mère de Krasucki (?), qu’ils n’ont pas pu sauver il y a une semaine, que ce n’est pas la même chose d’intervenir sur un homme de 40 ans (tu en as 39), qu’il a plongé les mains dans tes poumons, sans te connaître, prenant des risques (il fait allusion au sida, mais je ne me souviens plus si l’allusion est explicite). Que tu viens de faire un nouvel arrêt cardiaque sur la table d’opération… et sa voix se fait plus faible, quand il ajoute : « je me sens petit, j’arrête ».
 
     


 

------------------------

Peur
 

Je démarre une petite chronologie du Mans, de tête, qui va rester en dehors de mes dossiers cloisonnés, mais qui retracent la fréquence avec laquelle j’avance.

C’est parce que j’avance d’une certaine manière vers toi, en ce moment, là maintenant, en particulier depuis quarante-huit heures, où je commence de penser l’avenir différemment, de soumettre mon désir au tien, que je peux recommencer d’avancer sur l’accident.

Mais l’intensité des émotions que cela fait jaillir m’empêche d’avancer vite.
 

PS du 18 novembre : nous étions alors le 12 octobre 2008.
 

----------------

Culpabilité
A propos du 13 octobre 2008
 

Je n’ai pas de nouvelles de toi, Christophe.
J’ai envie d’aller au cinéma, juste après le travail.
Je serai rentrée vers 20h30. Tu n’es pas à la maison.

Tu es à Palerme, et tu m’attends, comme toujours, concernant la réalisation de nos projets – j’avais d’abord retourné l’argument en disant que tu ne m’attends pas pour dîner, et que c’est moi qui t’attends généralement ! J’ai envie de faire cette pause.

Quand j’éteins mon portable, j’ai un serrement au cœur. Difficile d’exprimer cette peine. J’hésite à ressortir du cinéma, ne pas assister à la séance que je viens de payer, juste pour pouvoir ouvrir de nouveau le portable, « au cas où… ».

Il faudrait que j’explique cette angoisse à Sophie. Peut-être comprendrait-elle un peu mieux la panique qui m’a saisie le dimanche où tu devais m’appeler dans la matinée, et où je suis restée sans nouvelles.

Je culpabilise de me trouver dans une salle de cinéma, sans être joignable pendant deux heures, et sans t’avoir prévenu, car j’ai le sentiment que peut-être tu pourrais avoir besoin de moi, que peut-être tu pourrais avoir besoin de me parler, et que je te sauve. Je me dois d’être là pour te sauver.

Si je ne suis pas là au bon moment, et que je ne te sauve pas, je serai responsable. Ce n’est pas une mère qui veille à son poussin, comme te l’a sans doute suggéré Sophie – car dans ta bouche, cette expression ne sonnait pas très juste – non, après avoir pris la responsabilité de ta mort, c’est comme si j’étais devenue responsable de ta vie, jusque dans la mort. Je me dois, je te dois d’être là, si tu as besoin de moi.

J’ai parfois le sentiment de t’avoir redonné la vie dans cette étreinte. Alors oui, peut-être Sophie a raison de penser que je veille à toi comme une mère à ses poussins.

Mais cette étreinte est faite d’amitié, et d’amour. D’amitié en projection, et d’amour en acte.

Je lutte contre cette culpabilité. Car elle recouvre quelque chose d’autre forcément que ce facteur rationnel qui, si je le suis, m’interdirait d’aller à la piscine, m’interdirait d’aller aux toilettes, que sais-je ? De faire une table ronde où l’on éteint les portables, etc.

Je lutte en ne ressortant pas du cinéma. En espérant qu’il ne t’arrive rien de mal pendant ces deux heures-là.

Tu m’as dit, la dernière fois que nous avons parlé de l’accident, que j’avais intérêt à mettre par écrit les faits, ce qui me permettrait de dépasser un certain nombre de frayeurs. Et tu as ajouté, « car enfin, quand tu es passée à l’acte, tu avais bien envisagé de continuer de vivre après moi ».

Je suppose, aujourd’hui que je m’interroge, que tu voulais dire que j’avais toujours gardé en moi cette culpabilité d’avoir choisi de vivre au-delà de toi. C’est-à-dire « sans toi ».

Je ne veux pas rejeter cette hypothèse, mais elle me paraît fausse. Le rapprochement me semble fallacieux. S’il y a culpabilité d’avoir eu l’intention de vivre « sans toi », je ne peux que la faire remonter à 1989, mais pas à 1993. En 1993, l’avenir n’était pas « sans toi », j’étais toute « avec toi ».

Après que l’hôpital m’a renvoyée à Paris, j’ai pensé que peut-être je passerai le restant de mes jours en prison. « Avec toi ». J’étais prête à porter toutes les conséquences de mon acte. Je ne pensais pas alors me donner la mort, je ne savais pas si tu vivrais. Mais combien de fois ai-je pensé, depuis, qu’en faisant ce plongeon en toi, je mourrai avec toi.
 

Ajout du 18 novembre
 

L’accident a retenu et détourné la véritable culpabilité, qui est d’avoir recherché du « plaisir » sans toi. Avec un autre. A chaque fois que j’ai du plaisir « sans toi », quand tu n’es pas là, je retrouve cette profonde culpabilité d’avoir en 1989 eu du désir pour un autre que toi.
Depuis 1993, je reviens et m’arrête sur l’envie et la nécessité d’être là pour te « sauver ». C’est un stress que de me dire que je pourrais te manquer.
Que tu me manques est normal, tu es l’air que je respire et tu n’es pas tourné vers moi principalement.
Mais l’idée que je te manque n’est pas supportable. Il faut que tu puisses venir t’échouer sur la plage de sable dur.
Mon passage à l’acte est une faute. J’en ai retiré une écrasante culpabilité. J’ai mis ta vie en péril.
Et c’est sans doute pourquoi je n’ai pas pu reconnaître avant aujourd’hui que ce passage à l’acte comprenait souffrance et jouissance.
Il était alors suffisamment difficile de tenir tête à tous ces gens.
J’ai eu du plaisir à t’étreindre ainsi.
Comment pouvais-je reconnaître ce plaisir dans la mesure où il est associé au péril de ta vie.

 

Le 14 octobre j’écrivais ceci :
 

J’ai la sensation de descendre en moi.
Cette sensation est poignante car elle se mesure en éloignement de mon aimé.
Elle correspond à un arrachement. Nos peaux collées sont arrachées pour arriver à ce décollement. La mienne est arrachée. Peut-être est-elle encore provisoirement collée à celle de Christophe, si douce, mais si c’était le cas, elle ne tardera pas à tomber, comme peau morte. Le corps se régénère. La mienne arrachée arrivera-t-elle à se régénérer. J’ai la sensation qu’elle va revenir à l’intérieur, de l’intérieur.
Quand je lis le Mythe de Sisyphe dans mon bain, je regrette le temps où j’étais incapable de lire dans mon bain, toute en « superficie » tendue vers toi.
Maintenant que je suis forcée d’être avec toi seulement en « profondeur », et non dans ce peau à peau si délicieux, je souffre.

 

-------------------

Précautions
 

Est-ce que j’ai déjà noté qu’il faudrait prendre cette précaution.
Tu me donnes la force d’écrire.
Mais le projet est bien antérieur à ton incitation.
Je dois m’expliquer à la face du monde. J’ai des torts vis-à-vis de toi que l’ensemble des humains doivent savoir, parce que ta vie les intéresse.

M’expliquer, je ne demande pas d’être « pardonnée ». Puisque mes erreurs resteront ces erreurs. Mais si seulement je pouvais ne pas laisser de malentendu. Lever une partie du voile qui recouvre ces actes, révéler la profondeur des espoirs que tu as fait naître en moi, et l’abysse des désespoirs afférent.
 

--------------------

C’est fini
25 octobre 2008
 

Tu m’appelles : « c’est fini. »
 

Ce qui veut dire que nous allons finir, mon amour.

Mon amour,
Cette nuit, je pensais t’écrire une nouvelle lettre qui commencerait ainsi :

Mon amour,
Cela fait tellement longtemps que je ne te l’ai pas dit.
Je ne savais pas encore que tu reviendrais avec ce poids, ce désespoir de Sophie, ton aimée.
Ce désespoir de Sophie, je ne voulais pas l’envisager depuis que tu la revois. J’avais trop peur pour toi des conséquences d’un tel désespoir.
Pour toi, mon amour, qui est l’homme le plus audacieux, le plus courageux, le plus fin, le plus grand que je connaisse. Pour toi l’homme le plus attentif – pas toujours à moi – mais le plus capable d’attention, de sollicitude, de tendresse. Tu es un réservoir de beautés et de douceurs.
 

Mon amour,
Cette nuit, et depuis une semaine déjà, puisque nous avons parlé il y a une semaine de nos perspectives d’avenir au cas où Sophie renoncerait à venir vers toi, j’étais comme tétanisée, je ne pouvais pas vraiment respirer, j’étais à l’écoute, à l’affût de ta respiration, et avais peur que cette respiration ne m’annonce : c’est fini.

Tu n’imagines pas la douleur que soulèvent en moi ces mots.
Ce sont des mots qui sonnent en moi depuis un 14 avril 1993. Ce sont des mots qui ont eu tort la première fois, mais qui, venant de toi, ont une autre portée.
Je te crois, mon amour, et j’ai peur.
J’ai peur de n’être pas à la hauteur. J’ai peur de ne pas te soutenir comme il le faudrait, j’ai peur de ne pas être assez courageuse pour mener le bout de ma vie comme il le convient, avec toi, par toi, avec tout mon être, mes erreurs d’appréciation et mes faiblesses, ma volonté mal appliquée et mon désir de toi insatisfait, ma raison et ma folie.

Je vais faire bref. Il va falloir se concentrer, être à la hauteur, prendre connaissance de mes forces pour, cette fois-ci encore, ne pas les dilapider contre toi, contre ta volonté, contre ton désir profond. Ne pas te faire mal. Ne pas aggraver ton mal.

Merci de m’avoir parlé, merci de m’avoir laissée t’approcher.
 

-----------------

Mon amour
 

Mon amour,
Je n’ai pas osé t’envoyer mon adresse d’hier. Je t’ai fait lire mon adresse à Sophie, qui était maladroite, et injuste. Cela m’a accablée cette nuit que de penser avoir pu être aussi acrimonieuse, aussi peu réconfortante pour elle et pour toi.

Il est odieux de vouloir culpabiliser Sophie, qui doit l’être suffisamment en ayant pris ses responsabilités comme elle l’a fait. Je ne te reproche pas de lui avoir parlé de tes intentions suicidaires. Il me semble, et je te l’ai dit hier, qu’aimer implique de parler de ces intentions, ou de vivre. Parler ne t’empêche pas de changer de conduite, mais Sophie mérite la confiance que tu lui as faite en lui parlant.

Ma tête me fait souffrir. Je n’ai pas réussi à me reposer, une heure peut-être ce matin, et une autre heure dans la nuit, de laquelle je me suis réveillée en sursaut. Puis à chaque fois que j’allais m’endormir, quelque chose me retenait que je n’arrivais pas à saisir. J’ai peur de perdre la raison.

Ton désespoir est une torture pour moi. L’idée de te perdre m’est insupportable. Tu as raison de dire que j’ai de la vitalité en moi. Car si ces derniers mois j’ai parfois eu du mal à avancer, ce qui me faisait avancer était un principe de vie, qui trouvait sa force en toi. Tant que j’imaginais que tu puisses avancer, te réaliser, espérer en Sophie, je trouvais la force d’avancer, de me battre. Il est vrai que j’ai eu parfois des doutes sur mon avenir, sur ma capacité à encaisser la séparation, notre séparation, car c’était à ce prix que j’imaginais que tu puisses poursuivre avec ton aimée. Mais je pensais que si jamais je n’arrivais plus à avancer, je t’en parlerais, je m’appuierais sur toi encore une fois. Et que ta main et tes yeux parviendraient à me calmer. Et à me redonner du courage. Tu es un baume pour moi.

Christophe, je sais que je ne peux pas te demander de vivre si tu n’en as plus envie. Je comprends que tu sois découragé, je comprends que Sophie ne te laisse plus beaucoup d’espoir. Mais elle est en vie. Elle respire.

Mon amour pour toi est désespéré, fondamentalement, car je sais depuis toujours que jamais je ne parviendrai à réaliser ce désir d’union que j’ai pour toi. Ce désir de fusion en toi, de pénétration maximale. Mais je n’ai pas pu cesser de te poursuivre, je n’ai pas pu faire taire ce désir, je te l’ai manifesté de différentes manières depuis que nous nous sommes rencontrés, et j’ai même laissé parler mon ventre ces derniers mois. Pardonne-moi d’avoir autant envie que tu vives. Et que tu me câlines, et que tu me laisses te prendre dans mes bras. Que j’ai eu froid cette nuit loin de toi.

Il m’a fait du bien de te parler en pensée. J’ai encore l’espoir que tu me lises d’ici à ce tu finisses, à ce que je finisse.

Bien à toi. Tu es libre mon Christophe, quoi que tu décides.
Agnès

PS : si je t’ai demandé d’attendre que je puisse te parler de l’accident – et que nous réglions quelques autres affaires pratiques – c’est qu’il me semble avoir quelque chose d’important à te dire, qui peut-être pourra te faire réfléchir ta position par rapport à Sophie de manière différente, et peut-être pas. Cela m’aidera aussi, moi, à réfléchir la situation dans laquelle nous nous trouvons, et à prendre mes responsabilités, pas à ta place, mais pour moi, par rapport à toi, avec toi si tu le veux bien.
 

----------------

Pour toi

J’ai rassemblé les bouts épars (les fichiers séparés dans des dossiers séparés).
 

----------------

Pour toi, je vais continuer hors classement au jour le jour.

Nous sommes le 27 octobre, ce matin, j’ai pu venir me blottir contre ton corps, peut-être dix minutes avant que nous prenions le petit déjeuner.

J’ai caressé ton corps, mais j’ai le sentiment d’être si brutale et toi si doux. Mes caresses qui suivaient les déformations de ton corps, les accidents de ton ventre, les creux et monticules qui se sont formés et solidifiés au moment de l’accident et depuis, les larges cicatrices qui te barrent le dos, les côtés, le cou, le thorax et le ventre, mais qui au toucher se font discrètes, ce matin, quand ma main se promenait sur ton corps accidenté, j’éprouvais certaines sensations de 1993. Ce n’est pas parce que j’ai entrepris de te faire le récit de l’accident. C’est à cause du présent : les circonstances sont comparables. Je désespère de te voir reprendre goût à la vie, je désespère et souffre de ne pouvoir soulager tes douleurs, je m’imbibe de ton mal et je trouve cela insupportable. Parce que la souffrance de ton être m’est insupportable, même quand toi tu n’en avais, d’après ce que tu m’en as rapporté, pas conscience.
 

Aujourd’hui, ton être souffre, et ta conscience y participe. J’en suis malade. Que ma présence ne puisse t’alléger, au contraire te faire souffrir, n’est pas acceptable. Il faut que j’agisse vite pour ne pas te faire languir. Je retrouve exactement les chemins de pensée qui étaient les miens lors de l’accident. Si je peux t’aider d’une manière ou d’une autre, il faut que je te le fasse savoir, que tu le saches, le plus rapidement possible. Pour ne pas participer à l’exagération de ta peine, pour ne pas te faire souffrir davantage à cause de moi.
 

Ce matin, je t’ai senti, ton odeur est délicieuse, ta chaleur aussi, j’ai froid la nuit seule dans mon lit, surtout pour m’endormir. Ce matin, j’étais égoïste n’est-ce pas en venant contre toi, pour te sentir, pour te caresser, alors que tu étais si mal, perdu dans tes pensées, au désespoir de Sophie.

Je pourrais naturellement construire un parallèle entre ta peine et la mienne. Mais ton désespoir de Sophie n’est pas le même que mon désespoir de toi. Sophie t’a repoussé. Tu ne m’as pas repoussée de manière unilatérale. Tu m’as annoncé ton intention de finir, de mourir, Sophie n’a rien fait de tel avec toi. Mon désespoir de toi est que tu sois désespéré de Sophie au point de vouloir en finir. Mon désespoir de toi est que je ne sais plus comment te communiquer l’envie de construire, de te battre, de continuer à faire des choses avec moi. Tu ne me désires pas, je te désire. Avec quelle arme pourrais-je te communiquer le goût de vivre. Même si nous devions, pour cela, nous séparer. Vivre loin de l’autre.
 

Je me rends compte à quel point il sera difficile de me faire comprendre. Car si je suis honnête, et que le prix à payer pour que tu reprennes goût à la vie était que tu rompes avec moi, que nous ne nous voyions plus jamais, que nous ne nous parlions plus ni ne nous rencontrions plus, eh bien il me semble que je perdrais le goût de vivre. Mais Sophie n’a pas rompu avec toi.
 

Tu es libre, mon amour. Tu es libre de vouloir finir. Je comprends ton désespoir, et moi-même ne me sens pas le courage de continuer à me battre, sans toi. Au-delà de toi. Or Sophie semble avoir retiré toute base de construction possible avec toi. Elle ruine ton avenir en refusant même que tu la touches. Je ne l’accable pas, elle a pris ses responsabilités, mais le constat est amer. Elle va te tuer, alors que j’en ai été incapable, moi, à l’hôpital du Mans et en y engageant toutes mes forces, en 1993. Elle va avoir raison de toi. Alors que tu as toujours eu raison de moi. Et parce que je t’aime, l’idée de te perdre soulève ma poitrine et fait sauter ma raison. Je t’aime, mon amour. Je vais me battre pour toi.
 
 

PS du 18 novembre
 

Après cet été, je me sentais capable, bien que cela soit au prix de grandes souffrances, de continuer à vivre dans la séparation de toi, toi emplissant ma vie dans l’éloignement, avec l’espoir que tu me rejoignes et me fasses signe par moments, que tu t’appuies sur moi encore à d’autres moments. Avec l’espoir que nos lèvres se touchent encore. Que nos ventres se confrontent et que nos têtes s’unissent. Mon cœur t’appartient. Je sais que le tien appartient à Sophie. Mais quand il t’arrive de te retourner vers moi, tu me fais tellement de bien que je ne t’en serai jamais suffisamment reconnaissante.
 

Si tu meurs, ma vie n’a plus aucun sens. C’est pourquoi depuis fort longtemps je t’avais demandé comme un privilège de m’annoncer et de m’associer si tu le permettais à ta mort.

 

------------------
 

[Alors que tu as repris en ce début d’année 2009 la lecture de Pour toi, tu as remarqué que je reproduis, ci-dessous, quasiment la même chronologie que celle constituée plus haut.

Le 27 octobre 2008, et les jours qui ont suivi, j’avais l’intention de repartir de ces quelques lignes, de ce début. Mais l’intention n’a pas été relayée par ma volonté, ni par rien. Je n’arrivais pas à dépasser ce début.
 

Aujourd’hui, j’ai envie d’attirer ton attention sur trois moments de ce début.
 

Ton départ, quand nous nous tenons la main en marchant vers la porte d’Ivry, tout près de la tour Masséna.

Je suis très souvent revenue à ce trajet comme à un concentré prémonitoire du moment suivant, l’accident. Nous regardons ensemble l’ensemble des dix-sept années que nous venons de parcourir, « que de chemin ! », leur volume et densité, et nous sourions à l’évocation de notre jeunesse et de nos premiers rendez-vous alors que j’habitais encore, quand nous nous sommes rencontrés, au 17e étage de la tour Masséna. Mais ce recul inhabituel sur nos dix-sept ans, nous le cessons net en levant la tête, saisis par l’accumulation massive et subite de nuages noirs au-dessus de nous et devant nous : tu es sur le point de prendre la route. Ce ciel menaçant m’est toujours apparu, depuis ton retour parmi les vivants, comme l’annonce des épreuves que nous allions traverser. Car au moment de nous quitter et de t’embrasser, je te signale que je vois maintenant autre chose que tu ne peux voir : le soleil qui perce et bouscule la vision du ciel que nous venions d’avoir. A condition que tu te retournes et regardes dans la direction opposée. Il est rare que le ciel soit aussi partagé. Mais c’était le cas en ce milieu de journée, le 13 avril 1993, et nos deux têtes tournées l’une vers l’autre avaient permis de l’embrasser tout entier.

Mon attente, qui dure plusieurs heures, avant de rencontrer le professeur Doubin, qui s’échappe un instant du bloc opératoire tandis que d’autres médecins t’ont pris en charge.

Cette longue attente est un moment de grand silence – les rares bruits sont assourdis, lointains, indéchiffrables. Et de pénombre. Je n’ai encore rencontré aucun personnel du corps médical, mais une jeune femme en blouse a fait une apparition, et ne me dit rien d’autre, par sa prévenance, que je peux avoir confiance dans ce grand corps, dont j’entends à peine le souffle, et pourtant si vivant. Ce grand corps c’est le tien, et c’est le monde autour de toi. Je suis dedans, assez loin du cœur, mais je suis dedans, à l’écoute de ses vibrations. Et j’ai confiance.

Quand le professeur Doubin se présente, rien de ce qu’il me dit n’altère cette confiance.

A la fin de l’opération, le retour humble et courageux du professeur Doubin, qui prend sur lui de m’informer, avant de quitter les lieux et de passer le relais. Je comprends parfaitement la gravité de ton état, mais j’ai confiance. C’est moins le contenu de ce qu’il me dit – quelque chose le dépasse, il a tout donné et il arrête – que la manière de dire qui me semble juste. Il se parle tout en me parlant. J’ai confiance. Je continue d’espérer, en toi, en eux.]

 
Date Evénement

Lieu

     
13-04-1993






 

Tu pars à Rennes. Je t’accompagne à la porte d’Ivry, nous déjeunons ensemble avant que tu prennes la route.
13 heures. Nuages à l’horizon, mais soleil qui perce par-derrière (c’est moi qui te fais remarquer le soleil, je suis confiante).
Dix-sept ans que nous nous sommes rencontrés et que nous avons entremêlés nos chemins. Nous en faisons le constat, en marchant vers ta voiture de location.

Paris






 

13-04
14h30

 

 

Appel d’un gendarme de la route. Christophe M. a eu un accident. C’est toi qui as donné mon numéro de téléphone – et mon nom – au gendarme pour qu’il m’appelle. Le gendarme me dit de ne pas m’inquiéter. « Il parle. Et va être transféré à l’hôpital du Mans. »

Paris

 

 

 

J’appelle l’hôpital du Mans pour préparer ton arrivée, sur le plan administratif : numéros, adresse, particularités.
Quand je pars à la gare Montparnasse, l’ambulance n’est toujours pas arrivée. Je traverse la foule de la gare tel un zombie. L’inquiétude sourde m’étouffe, mes poumons m’oppressent, empêchent quasiment mon cœur de battre. Je « suis » avec toi en pensée pour t’impulser le meilleur de moi.

 
  Arrivée à l’hôpital du Mans. Longue attente à l’accueil des urgences. Il me semble que tu n’es toujours pas là. En tout cas, les secrétaires ne te trouvent pas immédiatement. 

Le Mans

 

 

Puis, je suis conduite dans une salle d’attente, pendant que l’on a commencé de t’opérer. Tu es au bloc. Depuis un moment. Je suis seule dans la salle d’attente.
Il fait sombre. J’attends peut-être trois heures ainsi quasi sans bouger.

 
22 heures




 

 

Une infirmière m’annonce que l’un des chirurgiens va venir me voir.
C’est le professeur Doubin qui vient vers moi. La conversation que je rapporte là n’est pas sûre. Nous n’échangeons pas beaucoup. Il me fait comprendre que ton cas est sérieux. Il m’explique que le transfert vers l’hôpital a été ralenti par deux arrêts cardiaques, qui ont obligé l’ambulance à s’arrêter pour te réanimer…

 
  Ensuite. Il m’explique que tu saignes, que tu as de nombreux hématomes et qu’ils n’arrivent pas à trouver comment stopper les hémorragies internes. Qu’il a passé la main à d’autres chirurgiens, et qu’il en a profité pour venir me parler. Et s’en retourne. Je reste confiante. Je ne veux pas penser à l’idée que tu puisses mourir. Je suis avec toi, en pensée, pour t’insuffler le meilleur de moi.  
Minuit










 

Le professeur Doubin revient vers moi. Il a perdu sa « superbe ». Il est humble, il se justifie, il me dit qu’il « arrête ». Ils sont en train de refermer ton corps sans avoir pu trouver ni stopper les hémorragies.
Il me parle de la mère de Krasucki (?), qu’ils n’ont pas pu sauver il y a une semaine, que ce n’est pas la même chose d’intervenir sur un homme de 40 ans (tu en as 39), qu’il a plongé les mains dans tes poumons, sans te connaître, prenant des risques (il fait allusion au sida, mais je ne me souviens plus si l’allusion est explicite). Que tu viens de faire un nouvel arrêt cardiaque sur la table d’opération… et sa voix se fait plus faible, quand il ajoute : « je me sens petit, j’arrête ».

 

 
 

 

 

   

 

---------

Le 10 novembre 2008
 

Tu es parti voir Sophie, une « dernière » fois, sauf miracle. Je veux croire au miracle et souffre. Je vais écrire pour conjurer l’attente, pour tenir la douleur à distance.
 

Des sons informes s’expriment, s’échappent de ma bouche.
J’ai peur et j’ai mal. Christophe, je suis projetée dans l’attente de 1993.
Il y a quinze ans, quand l’équipe de Doubin œuvrait sur toi, je crois que l’étau avec lequel j’attendais, n’était pas moindre que celui qui m’oppresse, là maintenant.
Tu cours un danger mortel. Quels seront les coups de scalpel que te donnera Sophie, qu’est-ce qui va advenir de toi ce soir, cette nuit, demain ?
Est-ce que tu vas pouvoir tenir ? Ne serait-ce que pour que nous puissions finir ensemble.
Tout à l’heure, tu me disais à propos de notre œuvre, de l’idée de téléologie, que forcément ce ne serait pas parfait : l’incomplétude sera au bout de notre vie.
Je suis déchirée, là maintenant. Ta vie est à la merci de Sophie. Tu tiens ta vie en mains, mais Sophie est capable de retirer de tes mains ce qui fonde ta vie. S’en rendra-t-elle seulement compte ?
 

Je poursuis le récit de ce 13 avril 1993.
Je suis dans la salle d’attente. Je suis comme en état de choc, en réalité, je suis comme mise au ralenti. Mon corps, mon cœur bat plus lentement, ma tête elle va à toute vitesse. Mais qu’en sais-je ? Je crois que je refuse consciemment l’idée que tu puisses mourir de l’accident – Et pourtant Doubin a été clair quant à l’état de gravité extrême dans lequel tu te trouves (il n’est pas encore revenu me dire qu’il abandonnait). Plus encore que maintenant, ton état de mortel, je l’examine froidement, mais avec mon cœur, je le refuse. C’est-à-dire que je respire lentement, de sorte à ne pas te « déranger », je respire lentement de sorte à t’accompagner, je suis en toi, avec toi en pensée, et nous ne savons pas où nous allons, mais j’y vais avec toi.
 

Quand Doubin revient pour me dire qu’il « se sent petit », en d’autres termes qu’il abandonne, qu’il referme sans avoir arrêté l’hémorragie, je sens que je vais pouvoir te voir, et je me réjouis. Tu n’es pas mort, la réalité de ta mort possible n’a aucun sens.

Et pourtant, tu vas faire deux nouveaux arrêts cardiaques entre la salle d’opération et le service de réanimation [en réalité, d’après le compte rendu, au moment où il referme ton corps]. Ton corps saigne de partout. Ton cœur a des ratés. Mais quand tu es transféré, poussé jusque dans le service de réanimation, là sur un brancard, je peux te rejoindre et c’est la première fois que je peux t’approcher depuis que j’ai reçu le coup de fil du gardien de la paix à Rochechouart.
 

C’est toi, ton beau visage, tes joues, tes lèvres, tes yeux qui ne me voient pas – tu es soit dopé, soit dans le coma : je crois que l’on appelle cela un coma provoqué, artificiel – ton teint est gris, et ton cou déborde de la largeur de ta tête. La cicatrice que tu garderas au cou apparaît à ce moment non pas à la verticale, mais à l’horizontale. Blezot pensait stopper l’hémorragie à ce niveau, et il est vrai que le volume de ton cou est tellement augmenté qu’il est légitime de penser que l’hémorragie a son siège à ce niveau. Or ce n’est pas le cas. Le volume du cou n’est dû qu’à l’hématome fait par la ceinture de sécurité lors de l’accident : plusieurs tonneaux sur quelques centaines de mètres, après avoir perdu le contrôle de ton véhicule. La ceinture a également fait éclater la rate. Le diaphragme a sauté, les intestins sont remontés dans la cage thoracique, Doubin me dit avoir pu passer son poing dans la plèvre. La cage thoracique est complètement enfoncée. Tu sortiras de là avec une capacité respiratoire ramenée à 25 pour cent. Tu remonteras par la suite à la maîtrise de 75 pour cent.
 

Je t’accompagne et suis pleine de toi de me trouver à tes côtés. J’ai le sentiment d’être utile, bienfaisante, et surtout que nous nous donnons la main comme nous l’avons fait pendant dix-sept ans. L’infirmier ou brancardier a une drôle de remarque à ton propos. Il se tourne vers moi et m’interroge : c’est votre père ? Non, c’est mon ami. Je ne comprends pas comment il peut penser que tu es mon père. Nous n’avons que trois ans d’écart, et si tes traits sont marqués, tu es à mes yeux le même. Tu es jeune. Doubin même l’a souligné quand il était venu me rendre visite.

Arrivée au service de réanimation. Je suis maintenue à l’écart le temps que l’on te trouve un lit, une pièce. A nouveau, et pendant quelques heures, je suis confinée à l’attente, maintenue à quelques mètres de toi, sans pouvoir te voir. J’ai confiance dans ces gens qui s’affairent autour de toi. J’ai confiance en leur objectif : te soigner le mieux possible, prendre soin de toi. Ils sont forcément plus efficaces que je ne pourrais l’être. Ma présence n’est pas suffisante. Je le sais. Je suis assez humble pour me rendre compte que sans eux, sans ce corps hospitalier, je paniquerais.
 

Mon attitude, ce que je ressens pour toi, c’est une tension. Tension vers toi, vers ton esprit, vers ta peau, tes plaies, ton ventre, tes bras et tes jambes. Une concentration qui ne te lâche pas. Comme si le fait de lâcher cette concentration pouvait t’être fatal.
 

Cela fait plusieurs heures que je suis dans cette tension. Depuis l’appel du gendarme.
Mon arrivée au Mans. Puis mon attente à l’accueil, puis mon attente dans cette pièce non loin du bloc, puis mon attente en marge du service de réanimation. J’attends. Mes poings sont fermés. J’attends et suis avec toi.
C’est très fatigant, mais je n’ai pas sommeil. Il est deux heures du matin, puis trois heures, puis quatre heures du matin. De temps en temps une ombre vient me demander si j’ai besoin de quelque chose, d’une couverture par exemple. Non, pour moi, tout va bien. Prenez soin de Christophe. Je le pense, je ne le dis pas. Je ne dis pas Christophe, plus tard je dirai monsieur M., je tiens à ce qu’ils conçoivent le respect qui t’est dû.

Doute sur le fait d’avoir à nouveau pu t’approcher après le transfert en brancard vers le service de réanimation, dans la première chambre où tu as été transféré.

6 heures du matin. Le 14 avril 1993.
 

Je suis en tension. Un infirmier – interne ? – en blouse bleue, pas très grand, tête honnête, vient me trouver.

 

-----------

C’est trop dur. C’est difficile à dire. Tu ne sais pas ça. Je pleure, là maintenant. Alors qu’à l’époque j’étais froide, sans larmes, comme pouvant prendre le poids de la Terre sur mes épaules. Pourquoi suis-je devenue si faible que je ne puis me résoudre à seulement écrire ce moment.
 

Ce moment est une annonce. Elle m’ôte l’espoir de te ramener vivant à mes côtés.

Ce sont des mots, très mesurés, qui me disent simplement que ton cas est désespéré pour le service de réanimation, et qu’après discussion, étant donné que les hémorragies continuent et qu’il n’y a pas de signes encourageants, il a été décidé de ne pas faire d’acharnement thérapeutique, et de stopper la transfusion.
 

Dit plus crûment : tu vas mourir, le service m’annonce que tu es au seuil de la mort, que je dois m’attendre et me préparer à ce décès, que les transfusions sont stoppées, que tu restes allongé sous seule assistance respiratoire (cette précision ne m’est pas donnée).

 

Il me semble que jusque-là j’avais écarté cette issue, presque par superstition. Quand cette issue est annoncée par le corps infirmier, en l’occurrence par cet infirmier qui ne bégayait pas, je le crois, il ne me surprend pas, il éclaire une pensée logique qui semble en conformité avec tous les signes que m’ont donnés Doubin et le service de réanimation pendant ces longues heures où tu te battais, où nous nous battions.
 

Car tu te battais et je me battais à tes côtés. Et l’annonce m’indique que l’issue du combat n’est plus en chantier, n’est plus dans l’indécis, n’est plus douteuse, est sans rémission possible.
 

Je le crois. Je les crois. Je suis en toi et pense avec toi que tu vas mourir. L’annonce du corps infirmier vient certainement en retard sur les signes que tu leur as donnés et qui leur permettent de relayer cette décision – arrêt de la transfusion – liée à cette intuition – un cas désespéré, une mort certaine. Je parle d’intuition et de signes car étant dans le coma, tu n’as pas pu leur dire que tu savais que tu allais mourir. Ce sont leurs expériences de ce type de situations, ce sont les signes cliniques – en particulier le phénomène hémorragique qui entraînait un ballet de poches de sang et de plasma entre le service de réanimation et le service de stock des poches congelées – qui entraînent cette décision : arrêt, et cette annonce : mort attendue, mort prochaine.
 

Je ne mets pas en doute leur parole.
 

Une évidence se fait jour : que tu meures sans prolonger tes souffrances inutilement. C’est qu’effectivement, à la suite de ce que m’a dit l’infirmier, ils prennent leur responsabilité jusqu’au bout. Car entre absence d’acharnement thérapeutique et attente d’une mort annoncée, il y a un gouffre. Où commence et où finit l’acharnement thérapeutique ?
 
 
 
 
 

 

 

 

Deuxième partie     
 

---------Cœur
 

L’attente était supportable tant que nous nous battions.
 

Le combat, cette tension, était possible tant que nous avions espoir de nous en sortir.
 

A partir du moment où l’on m’annonce que tu vas mourir, et que je te crois, comme si c’était toi qui me l’avais dit, comme si tu étais déjà dans cette phase de non-réconciliation possible avec la vie, mais où tu n’es pas mort, où tu respires encore, où tu te débats, l’attente, la communion d’esprit avec toi, devient insupportable. J’ai l’impression que la douleur de te perdre est moindre que la douleur de te savoir dans cet état. Tes souffrances me deviennent odieuses. Ton corps que j’ai vu tuméfié et déformé, arrimé par des fils, dans le nez, dans la bouche, dans le ventre, dans le sexe, dans le rein, dans les bras, ce corps me fait souffrir de manière intolérable. Je suis révoltée par ce que tu endures, et j’ai le sentiment de souffrir avec toi, mais à la différence que je suis moi encore douée de parole, que ma conscience peut agir en ta faveur, selon les engagements que nous avions pris l’un pour l’autre, que je suis une extension de toi qui doit pouvoir exprimer le plus justement possible ce que tu attends, le meilleur pour toi.

Jusque-là, je m’étais fait le plus petit possible, je ne voulais pas gêner les soins, j’essayais d’intervenir le moins possible, ou seulement dans le sens de donner des informations sur ta personne (allergies, les problèmes de santé que tu avais rencontrés depuis que nous nous connaissions et même avant), maintenant, il s’agit d’influer sur les décisions de cette équipe, de transformer leur prise de décision, acte violent s’il en est : arrêt des soins, en prise de responsabilité : t’amener à la mort.

J’exprime ma pensée maladroitement : à l’infirmier. Avant que de lui exprimer ma pensée, j’ai sans doute attendu seule sur mon banc pendant un quart d’heure, et puis je l’ai vu repasser et l’ai appelé (mon esprit est brouillé, mes souvenirs ne sont pas fiables à 100 pour cent), et lui ai dit que j’avais bien entendu le caractère inéluctable de ta mort qui les avait amenés à décider d’interrompre la transfusion alors que tu continues à perdre ton sang, mais qu’ensemble nous avions parlé d’acharnement thérapeutique, et qu’il n’était pas souhaitable qu’ils te laissent « végéter  », entre la vie et la mort, et que dans la mesure où ton cas était désespéré, l’absence d’acharnement thérapeutique signifiait pour nous deux, et pour toi, selon ta volonté, qu’ils agissent de sorte à abréger tes souffrances, qu’ils agissent de telle sorte à ce que tu meures effectivement, sans tarder.

Je ne me souviens plus des mots exacts prononcés par moi, mais l’infirmier a parfaitement compris le sens de ma demande, et m’a assuré qu’il allait relayer cette demande auprès de l’équipe, sans tarder, et qu’effectivement j’étais dans une unité de soin qui s’était déjà posé cette question de l’acharnement thérapeutique, et qu’il était légitime que je la leur pose, de manière concrète, pour toi.

J’attends. Cet homme, cet infirmier m’inspire confiance. Pour l’instant je n’ai parlé qu’avec Doubin, et j’ai croisé d’autres intervenants, mais qui ne sont pas venus me voir – moi en toi, ou plus exactement toi en moi. Seuls Doubin et cet infirmier, courageux, sont venus vers moi. L’un qui m’avait prévenu de l’extrême gravité de ton cas, et de son humilité à ne pas pouvoir stopper les hémorragies, mais à ce moment-là, mon espoir était intact. Je n’ai pas oscillé entre espoir et désespoir. J’étais entièrement dans l’espoir. L’autre venant signaler leur acte de désespoir. Quand Doubin referme sans avoir pu stopper les hémorragies, la transfusion permet de combler, ton corps tient. Quand l’équipe décide d’arrêter les transfusions, ton corps continue de se vider, cela veut dire que les transfusions ont atteint un seuil limite (j’imagine au niveau de ta capacité à les endurer), mais cela veut surtout dire que ces transfusions ne servent plus à rien, dans le sens où s’il y a ou non transfusion, tu vas mourir, ta capacité vitale est atteinte, je ne saurais pas exactement nommer ce que c’est, mais quelque chose est en train de céder, ou a déjà cédé qui ne dépend plus de ces transfusions, et qui rend ces transfusions superfétatoires, coûteuses inutilement.

Je fais confiance à cet homme, qui effectivement revient peu de temps après ma demande, et m’annonce que je vais pouvoir faire cette demande à l’ensemble des médecins et infirmiers qui ont pris la décision d’arrêter la transfusion, dès que le professeur Doubin sera arrivé, ce qui ne saurait tarder.

Il me semble que cette réunion autour de ton corps a eu lieu une heure après l’annonce.

A repenser rétrospectivement cette heure (entre six heures et sept heures du matin, ou entre cinq heures trente et six heures trente du matin), il me semble que cette heure s’est étirée en quelque chose d’insupportablement long, beaucoup plus long que les seize heures précédentes où tu luttais pour la vie.

Ce n’était pas ma souffrance à moi qui était en question. C’était ton corps souffrant qui était devenu un reproche. Comment est-il possible de laisser souffrir l’homme qu’on chérit alors qu’il n’y a plus d’espoir ?

Fais un miracle, Sophie.

Fais-le, même si tu ne chéris pas Christophe. Fais un miracle. Tu te retrouves dans la peau de ces infirmiers, qui décident que le cas de Christophe est désespéré, et arrêtent de le soigner, de prendre soin de lui. Mais as-tu seulement considéré ses souffrances ? As-tu entrevu, Sophie, ce qu’est vivre sans espoir de celui ou de celle que l’on poursuit ?

Il y a quelque chose d’inhumain dans ce désespoir. L’humain est cette quête de l’être aimé. Il n’y a pas d’accomplissement sans toi. Sans-toi est désespéré, inhumain, ruine d’accomplissement, de l’idée même d’accomplissement.

-----------

Je n’ai pas eu le loisir de m’interroger sur ma souffrance. Quand je dis que ce n’était pas ma souffrance à moi qui était à l’ordre du jour, c’est exact. J’ai souffert. Mais j’agissais. J’avais des « choses à faire », pour toi, Christophe. Ma présence empruntait le rythme du lieu, des humains qui te soignaient, de leurs mimiques, de leurs bonnes intentions. Ils étaient « au travail », en vrais professionnels, en spécialistes du corps et de ses capacités à surmonter de tels traumatismes (l’hôpital du Mans était réputé du fait de la course des 24 heures du Mans qui avait lieu chaque année, avec de graves accidents qui demandaient des interventions rapides et pointues). Après l’annonce de l’infirmier, la baisse de tension fait qu’en apparence je souffrais moins : c’était comme une accalmie dans la bagarre à mener, mais cette accalmie correspond en réalité à une telle violence, arrachement, séparation, dissociation, divergence, qu’il m’a été bien difficile de remonter à la source de cette violence, et qu’il m’est bien difficile encore aujourd’hui d’y associer des mots. Toi et moi devenions distincts. Je souffrais, je puis le dire aujourd’hui, mais il me semblait que ma souffrance n’avait pas d’importance. C’était ta vie à laquelle ma vie était liée, dans un échange dynamique, où je m’étais engagée à te soutenir, et toi réciproquement, si nous devions traverser de telles extrémités, c’était ta vie et tes souffrances qui étaient au cœur de ma détermination, de ma réflexion, de mon action.

Jimmy quelques années plus tôt nous avait donné l’occasion de nous interroger sur de telles circonstances. Tout faire pour éviter ce qui était arrivé à Jimmy, qui était venu « mourir » à Garches, ayant contracté le sida, mais souffrant de maladies pulmonaires, ou infectieuses, et qui a mis environ quinze jours avant de mourir, dans des souffrances terribles, où les ratios de morphine était limités parce que « pouvant avoir des conséquences fatales sur sa vie ». Jimmy avait créé chez nous une prise de conscience, une révolte raisonnée. Car Jimmy était mort sans que nous ayons pu faire quelque chose pour lui. Il était sourd muet. Il demandait plus de morphine et l’hôpital la lui refusait. Sa langue d’origine était l’écossais, mais il vivait à Berlin. Dans quelle langue s’exprimait-il pour réclamer sa morphine  ? Il est mort dans de terribles souffrances, au bout de quinze jours d’hospitalisation, ayant reçu la visite de quelques rares amis, parmi lesquels nous n’étions pas. Ce n’était pas pour jouir de notre présence qu’il était venu à Paris, mais nous faisions parti de ses connaissances, nous avions appris à le connaître quand nous nous rendions à Berlin, sa ville d’adoption.

Après sa mort, nous avions pensé l’acte d’euthanasie et sa mise en pratique, collective, par rapport à Jimmy. Nous avions pensé que nous aurions dû au moins lui fournir cette morphine, ou débrancher Jimmy qui était sous assistance respiratoire, et prendre nous tous, ses amis et proches, cette décision et responsabilité, afin que l’hôpital ne puisse pas se retourner contre l’un seul d’entre nous.

Jimmy a eu ce mérite de nous alerter sur la difficulté de mourir, et de l’accompagnement de fin de vie. Tu avais la « chance » toi, Christophe, d’être pris en charge dans un hôpital qui se positionnait « contre l’acharnement thérapeutique », d’après ce que m’avait dit l’infirmier. Mais cela faisait une heure que tu étais en souffrance, laissé à cet état de survie. Sans projet possible. Sans dignité possible. Sans espoir. Pour Jimmy, c’est le constat de ce qui nous est rapporté qui provoque indignation, colère, réflexion, engagements réciproques.

Pour toi, Christophe, comme en ce moment, ce n’est pas le constat qui me meut. Je suis dans ta souffrance, je suis dans l’angoisse que je projette sur toi, je m’imbibe de ta chair, et ce qui atténue cette souffrance, c’est d’agir, pour toi. POUR TOI.

----------

Nous sommes rassemblés autour de ton corps. Ta tête est à ma gauche. Tes bras sont étendus, par-dessus les draps. Tu es intubé de partout, comme je l’ai dit plus haut. Au pied du lit, Doubin. Il me semble que je suis amenée dans la chambre alors qu’ils sont déjà tous là. 5 ou 6 personnes, plus moi, rassemblées autour de ton lit.

De l’autre côté du lit, me faisant face, trois personnes, dont un médecin assez âgé – disons la cinquantaine – est assis. Une infirmière debout à ses côtés, et un autre médecin également debout. L’infirmier qui m’a conduite jusque-là, peut-être à ma droite, ou à la droite de Doubin.

Je suis intimidée par le nombre de personnes et le caractère grave de la réunion, et rassurée. Cela veut dire que j’ai exprimé clairement à l’infirmier ce que j’attendais d’eux.

Doubin n’exige pas de moi que je réitère cette demande, il part d’elle, et me demande simplement de m’en expliquer. « Pourquoi devrions-nous accéder à votre demande ? » Il me demande de dire ce qui fonde cette demande.

Je réponds, de manière audible, en pesant et détachant chaque mot : « Parce que Christophe M. est un être extra-ordinaire. » « C’est pourquoi je vous demande un traitement extra-ordinaire. » (Je ne suis plus sûre d’avoir prononcé cette deuxième phrase, mais elle était contenue dans la première.) Il est possible que j’argumente un peu plus, mais il est sûr que j’ai du mal à m’expliquer.

Vive réaction du médecin en face de moi. Qui s’insurge contre l’idée de te donner la mort, même si tu ne reçois plus de soins actifs.

Il commence à m’invectiver, à me demander comment je me représente les choses, ce que j’attends d’eux exactement. Alors je te quitte du regard pour désigner les appareils respiratoires, et indique que j’attends qu’on cesse l’assistance respiratoire. Le médecin en face de moi est extrêmement choqué de la crudité de ma demande (en réalité, ma demande n’était pas précise jusque-là dans le mode d’exécution, mais il me semblait légitime que leur décision d’arrêter toute transfusion de sang et de plaquettes soit suivie de l’arrêt de transfusion d’oxygène). Je désigne le pilier qui est à ta tête et l’interrupteur qui semble commander la machine à soulèvement de ton cœur. Le médecin en face de moi gesticule, souffle, et tempête quelque chose comme : « Puisque c’est si simple, selon vous, allez-y, appuyez sur ce bouton, faites-le. » Je t’ai regardé.

Devrais-je être jugée pour mon manque d’intelligence ?

Il y avait bien sûr du défi, une sorte de mise à l’épreuve dans cette invective. Mais quand ces paroles arrivèrent à mon esprit, je n’ai entendu que la gravité de l’acte de donner la mort, et la certitude d’avoir raison d’avoir fait cette demande, et j’ai alors réexaminé le bien-fondé de cet acte en cherchant appui en toi, en nos années de « bagarres », de recherche de la vérité en actes, de ce qu’était « tenir sa parole ». J’ai dû avoir un geste de ma main sur ta main. Ma main droite s’est posée sur ta main droite. J’avais quitté l’assemblée présente, tout en étant sous leur regard, mais nous étions tous les deux, ou plus exactement j’étais avec toi seul pour m’interroger dans cette fraction de seconde sur la justesse de ce que j’allais faire.

Et ensuite j’ai appuyé sur l’interrupteur de ma main gauche. Le silence n’a pas duré, le médecin en face de moi a repris l’invective. Je compris seulement à ce moment qu’il m’avait « mystifiée », qu’il n’avait à aucun moment voulu me remettre la responsabilité de ta mort, ni même envisagé d’accéder à ma demande de mort assistée. (Je ne me souviens pas d’avoir parlé d’euthanasie, d’avoir utilisé ce terme.) Ce médecin me fit comprendre que par mon acte je n’avais fait qu’augmenter tes souffrances, puisque l’interrupteur que j’avais actionné commandait l’arrivée de morphine ou de quelque chose d’équivalent. Effectivement, mon geste n’avait pas eu pour conséquence d’arrêter la machine à insuffler de l’air. Apparemment, mon geste ne t’avait pas affecté, si ce n’est ce que m’en disait ce médecin, qui cherchait par là à me culpabiliser. Moi, j’étais vide. Je ne pouvais pas répondre aux invectives du médecin, à ses reproches, à ses admonestations.

Je ne connais pas le nom de cet individu. J’aurais aimé pouvoir le citer ici, car c’est un être méprisable. En effet, sa tromperie n’avait trompé que mon ignorance du matériel qui t’entourait et des mécanismes qui semblaient te maintenir en vie. Il n’avait pas réussi à tromper ma détermination – d’une part à communiquer et préciser la nature de ma demande, d’autre part à assumer seule ce que ces médecins ne semblaient pas pouvoir assumer. Il avait seulement réussi à graver en moi le désespoir et la justesse de ma détermination. J’avais franchi un cap, toi non, mon Christophe. Tu étais toujours aussi gris et tuméfié, gisant sur les draps blancs. Cela faisait maintenant une heure et cinq minutes que ta vie se prolongeait de manière indue, indigne, sans espoir.

Quand je réalise que je suis trompée, abusée, et toi aussi, les mots ne sortent plus de ma bouche. J’arriverai à prononcer quelques mots, à proférer trois sons, quand la réunion sera terminée, dans le couloir qui longeait les chambres de verre, non loin de la tienne, et que Doubin reviendra une dernière fois vers moi en se justifiant de ce qu’ils avaient décidé de faire. Avant cela, après mon geste, je ne peux plus parler, je ne parle plus. D’ailleurs, j’ai longtemps pensé que si tu mourais avant moi, je ne pourrai plus parler, ou je ne parlerai plus de manière volontaire, et je pense que c’est lié à cette expérience de ta mort – car quand je prends la décision d’appuyer sur l’interrupteur, je pense que mon geste va entraîner ta mort, presque de manière fluide. Doubin par conséquent reprend au vol les propos du médecin, et change l’orientation de la discussion. Si les médecins ne s’attardent pas sur mon passage à l’acte, la gravité de ce passage à l’acte m’imbibe.

Ce médecin voulait sans doute me faire comprendre par ses propos provocateurs qu’il y avait une différence entre ne pas apporter de soin et un acte d’euthanasie, il essayait d’expliquer sa position à lui, médecin, entre les lignes de la vie et de la mort, mais ne pouvant pas franchir le Styx. Comme si je n’avais pas su, avant de passer l’acte, la gravité de cette décision, et de ce passage. Doubin ramène la discussion sur ta personne, et, à ma suite, te prend la main droite, la soulève même et commence à faire « jouer » tes doigts, à essayer de les détendre, voire de les allonger. Ta main est noire (j’accentue à peine le trait, proche du gris anthracite), tes doigts sont recroquevillés, et son geste s’accompagne de propos qui reprennent ce que je leur ai dit de toi. Vous dites que monsieur M. est extraordinaire, pour moi qui l’ai quitté cette nuit aux alentours de minuit, je dois reconnaître qu’il est extraordinaire que ce monsieur soit encore en vie à mon retour. Regardez sa main et ses doigts : ses doigts sont roses, n’est-ce pas extraordinaire ? (Je conteste le fait que tes doigts étaient roses, ils étaient gris, presque aussi gris que le dos de ta main, mais manifestement, Doubin sentait de la vie dans ces doigts qui l’étonnait). S’ensuit une discussion sur la décision d’avoir arrêté la transfusion. Lui n’était pas là quand cette décision a été prise, et il convainc chacun des médecins et infirmiers présents autour de ton lit qu’il serait peut-être nécessaire de faire une nouvelle tentative, de reprendre les transfusions, de surveiller tout particulièrement tes reins, et demande si l’on a les résultats d’un scanner qui montre que tu as un traumatisme crânien. Cette bribe arrive comme un coup de poignard dans ma confiance envers ces gens, envers cette équipe. Jusque-là, on m’avait dit que tu « n’avais rien à la tête ». Maintenant qu’ils reprennent l’acharnement thérapeutique, c’est avec la précision de ce traumatisme crânien.

Doubin s’adresse à chacune des personnes présentes dans ta chambre, sauf à moi. Pour s’assurer de ce qu’il vient de décider et de ce que chacun adhère à sa décision. La décision de reprise des soins est une décision collégiale de l’ensemble du corps médical, duquel je suis exclue. Puis il dissout l’assemblée. Je me retrouve dans le couloir. C’est comme si mon intervention avait conduit à plus d’acharnement thérapeutique, c’est-à-dire à l’opposé de ce que j’avais souhaité. Je m’adresse à Doubin pour lui dire, comme dernier argument qui n’a aucune chance d’être entendu puisque la valse des poches à sang a repris : « Mais… il souffre. » Lui me répond, en guise d’explication  : « Ah… mon petit, si vous saviez… je ne sais pas si nous faisons bien de faire ce que nous faisons, mais il faut le tenter. »

Non, je ne savais pas. Je ne sais toujours pas ce qu’il voulait dire par ce « si vous saviez… ». Je savais seulement que tu souffrais. Je savais qu’ils m’avaient trompée, maltraitée en se jouant de notre parole. Et je savais qu’après avoir détruit l’espoir de te voir sur pied, ils avaient de plus sapé la confiance que j’avais en eux. Et il me semble que c’est pour cette raison-là, à cause de ce médecin maladroit et provocateur, que je n’ai pas pu reprendre « espoir » avec eux, après avoir perdu « espoir » avec eux.

-----------------

Le 11 novembre 2008.

Tu es revenu cette nuit, après que j’ai fait cette pause, tu es revenu sans espoir. Sophie n’a pas fait de miracle. Elle n’a pas cherché à te donner ou à t’indiquer une seule voie qui aurait pu t’amener à reconsidérer l’extrémité de ta vie. Qui aurait pu te donner du possible. Elle a continué de fermer les portes qu’elle avait ouvertes ces derniers mois. Plus fermée encore que lors de votre dernière rencontre. Elle n’a manifestement pas même envisagé de chercher à comprendre ce que cet espoir avait soulevé et pouvait encore soulever.

Tu lui as remis ce qui lui revenait. Cet autre exemplaire de la bague que tu avais commandée pour elle alors que vous vous cherchiez encore, qui est le symbole de ta créativité, et qui est aussi au frontispice de notre site. Tu l’as mise face à sa responsabilité, par rapport à ta vie, à ce que tu en as fait. Mais tu ne lui as pas quémandé d’avenir. Tu lui as seulement fait part de ce que sa fermeture récente – et qui semble irréversible – impliquait pour toi. Et tu l’as honorée d’une grande confiance en lui faisant part du contenu des chapitres manquants au livre que tu lui as remis. J’espère que Sophie sera à la hauteur, d’une part de l’annonce de ton suicide, d’autre part de ce qu’elle sait maintenant de toi et de notre passé. Et malgré tout j’ai peur. J’espère qu’elle ne viendra pas dénaturer ce que nous avons tenté de mettre au jour, de soulever, de comprendre. Se hisser à ta hauteur lui aurait demandé l’effort de voir à travers tes yeux, ton esprit, ta sensibilité, et de se confronter à toi, à ton esprit, à ta sensibilité. D’engager son être dans la partie que tu lui proposais. Sans concession, avec tout son esprit, toute l’honnêteté et les maladresses de son expression, avec ses limites aussi. J’imagine bien que Sophie en est capable, mais elle n’en a pas le désir.

Tu ne l’as pas chargée de culpabilité. Sa prise de responsabilité ne doit pas être coupable. J’espère seulement qu’elle sera respectueuse, et digne. Respectueuse de tes choix, et digne, en ne travestissant pas ce qui lui échappe. Fondamentalement, tu ne peux pas lui donner tort. Tu es bon, Christophe. Tu as été égal à toi-même, tu as bien fait de refermer ainsi vis-à-vis de Sophie. Je pense que Sophie aura pu entrevoir ton honnêteté fondamentale, ta volonté d’en avoir le cœur net, ta capacité à reconnaître tes fautes, et ta prise de responsabilité vis-à-vis d’elle, mais plus généralement ta prise de responsabilité par rapport à ta vie, y compris par rapport à moi que tu as inspirée, et à ton œuvre, à notre œuvre devrais-je dire.

La seule chose qui échappe à Sophie, c’est que ta prise de responsabilité est mue par un ressort intime qui lui revient entièrement. Qu’elle seule possède – ou possédait – le secret de cette prise de responsabilité, en était le moteur. Depuis que vous vous êtes rencontrés, et jusqu’à ta mort.

Pour ma part, c’est quelque chose que je sais que tu sais par rapport à moi. Je suis née de notre rencontre. En 1976. Je n’ai pas choisi de te rencontrer, mais j’ai choisi de te poursuivre. Tous mes engagements, pour et contre toi, ont été intimement liés à ton être. Je me suis débattue depuis bientôt trente-trois ans pour te saisir, pour te trouver, pour avoir raison de toi. Mais c’est toi qui as eu raison de mon cœur.

________________


Merci pour la confiance que tu me fais. Merci pour les fichiers que tu m’as remis. Pour la clé déposée dans ma main, ce mardi 11 novembre.

Je ne peux pas, je ne veux pas les ouvrir tout de suite. Mais me dépêche.

Je t’aime.

________________


Christophe,
J’ai lu il y a un peu plus d’un an un livre de Pierre Le Coz intitulé Petit Traité de la décision médicale.

Ce livre m’avait permis de me glisser dans la peau de ce médecin trompeur, et presque de lui pardonner. Mais je m’aperçois en écrivant ce texte que je ne lui ai pas pardonné de m’avoir trompée, de m’avoir incitée à faire le geste d’arrêt de la ventilation là où il ne s’agissait que d’arrêter la morphine.
Ce livre m’avait fait du bien. Car il montrait l’angoisse et le doute du staff, du personnel soignant face à la décision de limiter les traitements, la frontière ténue entre limitation des traitements et arrêt des traitements, les contradictions soulevées par la confrontation du principe de bienfaisance et celui de non-malfaisance (limiter les douleurs pouvant avoir comme effet d’abréger la vie, ce qui avait été opposé au cas Jimmy), l’hypocrisie des constats d’atteinte à la vie d’autrui (un médecin inculpé sous le chef d’accusation d’« homicide involontaire par imprudence », imprudence mise en doute par l’auteur : « Un anesthésiste sait parfaitement ce qu’il fait lorsqu’il débranche un patient en si mauvais état. Il sait que la mort suivra inéluctablement. Où est l’imprudence ? Où est l’acte involontaire ? »), le fait qu’un médecin puisse dire : « C’est foutu, complètement foutu, on arrête tout », qu’il examine l’idée d’« en finir au plus vite », après qu’il a perdu espoir.

Le Coz dit : « Il n’y a pas de différence morale entre limiter les traitements (abstention) et les arrêter (action)… »
« Cette mise en œuvre induit un espoir de bénéfice pour le patient et crée une attente. Dès lors, interrompre ce traitement anéantit l’espoir et met brutalement le patient (s’il est conscient), les proches et les soignants en face du caractère inéluctable d’un pronostic fatal ou extrêmement péjoratif au plan fonctionnel. Le médecin est responsable de l’espoir qu’il suscite par ses actes en entreprenant un traitement et de la souffrance qui résulte de l’échec de la tentative. »
« Le principe de bienfaisance peut justifier moralement le choix d’en rester à une limitation des traitements – refus de l’escalade thérapeutique – plutôt que d’arrêter les traitements. Il y a quelque chose de brutal et d’arbitraire dans sa décision d’arrêt de réanimation qui l’empêche d’être ajustée au contexte. » « L’émotion compassionnelle lui a dicté l’arrêt de réanimation, considérant que le bien de la patiente était la mort sans délai… »

Ce livre m’a fait du bien car les questions de la décision, les enjeux de respect de la personne, d’ambition de son autonomie, d’impact de l’émotion étaient là, et surtout parce que l’auteur abordait ces questions sans apparente culpabilité.

Je m’étais adressée au « staff », au corps médical, aux infirmiers et médecins, en humain, en confiance. Il me semblait que nous devions examiner ensemble ce qui avait été ta volonté expresse et qui était en train de se produire : ne pas prolonger inutilement un état de survie désespéré. Sans doute avaient-ils besoin de s’interroger là où moi j’avais une certitude : ne pas se limiter à limiter, mais prendre ses responsabilités et arrêter. Pas par imprudence, pas de manière involontaire, mais avec la prudence de ceux qui prennent les décisions les plus graves. Argumenter. Contre-argumenter. C’était à eux qu’il convenait de m’expliquer ce qu’ils attendaient de l’arrêt de la transfusion. C’était à eux qu’il convenait de m’expliquer qu’il était légitime d’arrêter la transfusion mais pas d’arrêter l’assistance respiratoire. C’était à eux de me montrer en quoi l’assistance respiratoire n’était pas de l’acharnement thérapeutique alors que la transfusion massive en était une. C’était à eux de m’expliquer pourquoi ils avaient pris cette décision d’arrêter la transfusion.

Car j’avais compris – interprété – leur acte comme le signe d’un désespoir de te ramener à la vie. Le traitement ne donnait pas les résultats escomptés. L’hémorragie continuait. Le nombre de poches transfusées frôlait un record. Je pense que la vérité est assez loin de la compassion. Au-delà d’un certain seuil, le nombre de poches transfusées devient problématique. Le patient peut faire un « rejet », dans le sens où ses reins n’arrivent plus à supporter les conséquences de la transfusion. Et les chances d’arrêt de l’hémorragie interne diminuent et rendent Sisyphe la continuation de la transfusion.

La décision d’arrêter la transfusion a davantage à voir avec la probabilité de guérison et avec la question du coût de la continuation des soins. Ils n’ont pas tiré cette décision de toi, mais de leur expérience hospitalière.

Quand moi je viens les voir, j’attire leur attention sur « à qui ils ont affaire » en leur disant qu’ils ne peuvent pas s’en tirer à si bon compte, qu’ils doivent assumer la conséquence de leur décision, qu’ils ont affaire à un homme extraordinaire qui mérite un traitement extraordinaire, ne mérite pas en tout cas d’être abandonné, entre deux eaux, ou « à la volonté de Dieu », ne mérite pas l’hypocrisie qui consiste à ne pas vouloir considérer l’état dans lequel le malade est laissé – et ce contre sa volonté, que je leur rapporte.

Ton être méritait que ces médecins s’interrogent. Je questionnais leur courage, leur humanité, leur confiance dans la solidité de notre relation qui me permettait de leur rapporter que nous avions envisagé cette fin-là, et que cette fin-là ne nous paraissait pas digne.

Ce que Le Coz m’apprend, c’est qu’il n’y avait pas de culpabilité à s’interroger ni à les interroger. Ce que Le Coz m’apprend, c’est que ces médecins sont eux-mêmes tiraillés concernant la « bonne » décision à prendre, pas forcément d’accord entre eux, avec des intuitions et des ressentis différents. Mais nous pratiquons si peu le débat contradictoire, que je ne pense pas que leur décision avait été le fruit d’un débat. Moi-même étais bien incapable de mener le débat contradictoire. C’est parce que Doubin n’était pas là lors de la prise de décision, mais aussi à cause de sa qualité dans la hiérarchie (professeur), qu’il a pu contre-argumenter, et retourner l’avis de chacun des membres du staff qui avait avalisé la décision de l’arrêt de transfusion.

Mais la manière dont ce médecin a tiré mon geste sur le terrain de la culpabilité me rendait coupable de toute ma démarche, de toute ma pensée, que je leur avais livrée en pensant trouver chez eux un appui. Il a également pointé du doigt mon ignorance en matière de médecine et d’appareillage. Sa violente prise à partie : « Parce que vous croyez que c’est si simple !!! » était une manière de m’exclure de leur prise de décision. M’ôter la légitimité de parler, et de faire. C’est pourquoi je n’ai plus parlé ensuite, à l’exception du « Mais, il souffre… » à l’adresse de Doubin. J’étais battue, non entendue, contredite dans les faits, humiliée d’avoir été jouée, humiliée de t’avoir fait souffrir bien involontairement, abattue. Le fond de mon argument me semblait absolument valable. C’est un argument que l’on peut faire valoir quand on a atteint un point de non-retour, or j’avais avec toi passé ce point de non-retour. J’étais intimement convaincue que tu allais mourir, seules comptaient maintenant les conditions et circonstances dans lesquelles tu allais mourir.


A posteriori, j’ai trouvé que Doubin était celui qui m’avait paru le plus honnête, bien que je n’étais pas du tout d’accord avec lui.
D’abord, il a écouté. Moi et le médecin qui me faisait face.
Et puis, il a contre-argumenté, en prenant appui sur l’indice que je lui avais donné de toi : extra-ordinaire.
Et puis, il a posé un regard clinique, a testé la souplesse de tes doigts, et leur réflexivité, en montrant que le rose pouvait se deviner derrière le gris anthracite, que tes doigts réagissaient (les infirmiers avaient glissé dans chacune de tes mains une sorte de bande Velpeau afin de maintenir légèrement ouverts tes doigts recroquevillés et contractés).
Et puis il n’a pas cherché à montrer de l’assurance ou à conforter quelque certitude au niveau des résultats attendus. Sa position était. Puisque Christophe M. est encore en vie (à la sortie du bloc, je ne pensais pas le retrouver vivant à cette heure du matin), nous devrions lui appliquer un traitement hors norme, et bien que nous n’ayons toujours pas trouvé l’origine de l’hémorragie interne, et bien que nous frôlions un nombre de culots de sang et de plaquettes limite par rapport à ce que peut en supporter l’organisme, eh bien nous devrions prolonger la transfusion, bien que nous ne sachions pas si nous faisons bien de le faire. Ce qu’il voulait dire par là, c’est que l’arrêt de la transfusion forçait de se confronter à ta mort inéluctable à plus ou moins brève échéance, et que la reprise de la transfusion pouvait précipiter les complications (rénales entre autres) et ta mort par conséquent ou compenser de manière bienfaitrice ce que ton corps perdait : son pronostic de vie était infime, il n’a pas été jusqu’à dire de quelle vie il s’agirait pour toi si tu arrivais à traverser cette crise, mais ce pronostic de vie était lié à la reprise de la transfusion.
Enfin, ce qui m’a frappé agréablement, c’est qu’il ait interpellé chacune des personnes présentes autour de toi et faisant partie du corps médical pour savoir s’il n’y avait pas d’objection à sa requête de reprendre la transfusion. Il ne s’est pas adressé à moi, car ma demande était à l’opposé de la décision qu’il cherchait à faire passer à son équipe. Mais dans son apostrophe concernant la souffrance, dans son aveu de ne pas savoir s’il faisait bien d’avoir pris cette décision, s’il n’a pas cherché à me convaincre, s’il m’a lui aussi placée en dehors du champ des décisionnaires, il a montré plus d’honnêteté et de courage que ses pairs.

Après, je me retrouve seule. Seule avec toi, à tes côtés, mais démunie.
Je me fais le plus discrète possible pour ne pas gêner le balai des infirmières et des infirmiers et des médecins. Il me semble que tu es transféré dans une autre chambre, quoique ton lit a la même orientation : quand j’entre dans la chambre, ton lit est parallèle au couloir, et ta tête est à ma gauche, et tes pieds à ma droite. J’ai la faculté de me fondre dans les murs. Si je peux par cette faculté, ou autrement, aider les infirmières je le fais. Il ne me semble pas que dans la nuit du treize au quatorze j’avais pu rester aussi longtemps près de toi. J’avais dû attendre dans une salle d’attente loin de toi. C’est pourquoi dans ces heures qui suivent la reprise des soins, je profite de la journée pour me faire oublier et me faire accepter à tes côtés. J’apprivoise le service. Je ne redoute qu’une chose : être séparée de toi.

Je suis avec toi dans une intimité et dans une adversité telle que j’ai besoin de ton contact. Je ne suis plus en confiance vis-à-vis du corps infirmier qui me permettait de supporter l’éloignement – pour ton bien. Je veux être là, contrôler au maximum leurs allées et venues, leurs gestes, la manière dont ils te traitent, la manière dont ils te piquent, dont ils changent les bonbonnes de liquide qui sortent de toi, les fous rires des infirmières à l’arrivée de la nuit, alors que le ballet des poches de sang continue, et que ces poches arrivent sans avoir eu le temps de décongeler. De temps en temps, ils contrôlent l’état de coma, lumière dans les yeux interpellation, ton nom est lancé, enlèvement de l’intubation, ordre de mordre. Tu ne réagis pas vraiment, mais ces médecins infirmiers notent, renseignent leurs fiches.

Ils m’ont exclue de leur prise de décision, et je les ai exclus de ma confiance. Ma révolte est toute contenue. Dans les faits, j’ai entériné leur décision et me comporte de telle manière que je n’interfère en rien dans leur soin. Je ne veux pas les gêner, et je veux pouvoir rester à tes côtés. Certaines infirmières se sont même adressées à moi pour me féliciter de ma prévenance à leur égard et vis-à-vis de leur travail. Elles font venir une assiette de soupe, il me semble, bien que je n’ai pas faim et n’ai pas mangé depuis vingt-quatre heures. Elles sont dans leur monde. Les équipes de nuit succèdent aux équipes de jour. Une sorte de train-train s’installe. Tu es gonflé artificiellement : sang, plaquette, plasma, air, et vidé artificiellement : urine, sang… Quand l’équipe de nuit s’installe, elle maintient les bracelets de cuir qui m’avaient révoltée. « Pour éviter que monsieur M. n’arrache les fils. » Tu es très agité (ont-ils baissé la dose de morphine ?) et effectivement quand ils testent ton coma, tu sembles vouloir arracher tout ce qui t’entrave, ce qui contrarie les infirmières qui prennent cette précaution d’attachement.

J’ai longtemps eu un doute sur la date à laquelle je suis passée à l’acte – j’aurais dû écrire : de nouveau passée à l’acte, car je suis déjà passée à l’acte, mais pas de manière convaincante. Les heures passées depuis l’annonce de ta mort me semblent « une éternité ». C’est pourquoi rétrospectivement j’ai parfois pensé qu’il s’était écoulé deux nuits avant que je passe à l’acte, ce qui n’est pas si faux. Deux nuits si je compte la première, celle du 13 au 14, et puis celle du 14 au 15, et c’est à l’aube du 15 que je passe à l’acte.

Mais la différence entre la première nuit et la seconde tient dans l’espoir. J’étais tendue vers toi en gardant espoir. Et la gravité de ce que nous traversions m’interdisait de me projeter. J’étais toute dans l’instant présent, respirant et expirant avec toi. Et cela aurait pu durer longtemps sans que le désespoir ne survienne, ne me rattrape. L’annonce de 6 heures du matin me force à considérer l’issue, à considérer que d’autres plus experts l’ont envisagée avant moi, et ont commencé d’agir en conséquence. A partir de ce moment, je suis tendue vers toi et désespérée. Et cette perspective de mort annoncée, qui seule justifie la décision d’arrêter toute transfusion alors que tu continues de perdre ton sang, rend odieuses les souffrances manifestées par toi, et le spectacle de ton corps tuméfié, défoncé, gonflé, noir, bleu, perforé, dénudé, lié, entravé, poignets serrés par des attaches en cuir. Je suis dans l’attente, dans la certitude que tu vas mourir. Chaque minute qui passe dure un siècle confrontée à la promesse d’abréger les souffrances. J’ai par moments essayé de « ne penser à rien », c’est-à-dire de ne jouir que du fait d’être à tes côtés. J’étais aussi timide à te toucher que je l’ai toujours été. Avec le dos de ma main, j’ai parfois caressé timidement le dos de la tienne, ou ton avant-bras, là où l’aiguille ou les aiguilles ne gênaient pas. Mais quand ces caresses coïncidaient avec une tentative de te dégager des bracelets de cuir, j’étais effrayée à l’idée de ta souffrance et de mon égoïsme à te toucher alors que tu luttais – pensais-je – pour en finir. Il me semble me souvenir que des larmes coulaient par moments de tes yeux fermés. Tu manifestais une telle douleur que je n’ai jamais pu complètement te croire depuis, quand tu m’as dit et redit que tu n’avais pas souffert. Oui, je te crois, mon Christophe, quand tu me dis que tu n’as pas souffert, c’est-à-dire que tu n’as pas gardé la mémoire de ces souffrances, de cette semaine de coma, mais la vision de ton corps après que j’ai désespéré de toi correspond à une telle souffrance manifestée par toi que j’ai du mal à convenir de ce que tu me rapportes. Est-ce que je projetais sur toi ma propre souffrance ? Est-ce que mon désespoir avait besoin de se nourrir et de se justifier par tes souffrances  ? Etait-ce légitime de désespérer ? Mais si oui, ne fallait-il pas que j’entreprenne quelque chose pour toi ? Et contre les soins hospitaliers.

Mon attirance pour ton corps était intacte. Tu as toujours eu une peau si douce que la mienne me paraît grossière et ne pas mériter ton contact. La paume de ma main me fait honte, de sa maladresse et de sa dureté. Il me semble que le dos de ma main est un peu plus fin, et me fait mieux sentir la finesse de ton corps.

Depuis que je vivais avec cette conscience de ta mort probable pour le service, et certaine pour moi, j’étais entrée en dispute, en discussion avec toi. Mais ce que tu exprimais n’était pas des mots, seulement un état de souffrance et de détresse extrême. Cet état m’accusait. Cet état pointait chez moi le fait d’avoir échoué à convaincre les médecins.

Pire. Je me sentais responsable d’avoir entraîné cet acharnement thérapeutique. En effet, il y a peu de chance que Doubin ait pris la décision de changer la décision de ses confrères si je n’étais intervenue comme je l’avais fait. Cette idée me traversait l’esprit par moments et me mettait face à mes responsabilités. J’avais le sentiment de ne pas avoir le droit de laisser le doute s’installer de nouveau quant à tes chances de vie pour être en cohérence avec ma demande initiale. Comme si la certitude de ta mort ne pouvait être « fausse ». Comme si après t’avoir remis dans le circuit des soins intensifs il ne tenait plus qu’à moi de tenir ma promesse, envers et contre tous.

N.B. Lorsque le gendarme m’appelle pour me dire que tu es accidenté, je sais immédiatement que c’est très grave. Et pourtant, il fait tout pour atténuer le choc, il me dit que tu parles, que c’est toi qui as donné mon numéro, de ne pas m’inquiéter. Mais je sais intimement que c’est très grave. Par contre, ma raison me fait lutter contre cette certitude, pour qu’elle ne s’installe pas, alors que je n’en ai pas de preuve. C’est comme une forme de superstition, qui fait que je dois lutter contre l’idée que tu pourrais mourir.

Après l’annonce de la fin de la transfusion, cette certitude s’est définitivement ancrée dans mon esprit. Le doute a cédé la place à la certitude.

Après l’invitation du médecin à ce que j’appuie sur l’interrupteur au-dessus de ta tête, j’ai rassemblé tous mes esprits, j’ai pris mon inspiration, j’ai reconsidéré la question, et cette certitude, avant que d’éteindre. Avant que d’attenter à ta vie. Je n’arrive pas encore à dire en quoi il y a un palier entre cette certitude et mon engagement à la face du monde. Je me suis engagée vis-à-vis de toi. Je n’avais pas le droit de me tromper, je ne pensais pas me tromper, et je m’appuyais sur toi, sur notre parole pour avancer.

 

--------------

Réflexion

Après la reprise de la transfusion, pendant les longues heures qui suivent, la certitude de ta fin est ancrée, mais le vortex de mes pensées ne me permet pas de m’arrêter sur ce qui va advenir. Mon obsession est que je ne sois pas chassée de ta chambre. Je veux pouvoir te sentir, te voir, éventuellement te toucher – bien que je n’ose pas beaucoup. Et que j’ai peur de te faire mal. Les heures de la nuit s’annoncent, un tout petit peu plus calmes que les heures du jour. Entrecoupées bien sûr par les infirmiers ou infirmières qui changent les poches de sang. Et rythmées par la respiration de la machine, et les bips de l’écran qui trace ton rythme cardiaque.

Je suis calme et posée à l’extérieur. Je suis révoltée et en émoi au dedans. Je crois que ce qui a permis à ma pensée de s’affirmer dans la négation de l’autorité médicale, est le traitement qu’ils te font subir en t’empêchant d’arracher les fils. Tes poignets ligotés dans ces bracelets de cuir me semblaient infâmes. Un moment où tu étais plus calme, semblais dormir, toujours dans ce coma accompagné de fortes doses de morphine et autres substances, j’ai détaché doucement ces poignets de cuir, avant qu’une infirmière ne s’en aperçoive et ne me rappelle à l’ordre en rattachant brusquement ces lanières et en m’expliquant rationnellement que tu es un danger pour toi-même.

Plus les heures de la nuit avançaient, plus je soumettais à mon esprit l’acte d’agir seule et contre tous pour te libérer. Mais de manière diffuse, j’avais besoin de prendre le monde à témoin. Et ce ne pouvait plus être les médecins. Jusque-là, je n’avais encore averti personne. Je ne m’en souviens pas. Il me semble probable rétrospectivement que j’avais au moins averti tes employeurs. Ou que l’hôpital l’ait fait. Je n’ai pas souvenir d’avoir appelé qui que ce soit dans les journées du 13 et du 14.

Par contre, le 15 au matin, alors que je me préparais et rassemblais mes forces pour te tuer, j’ai passé deux coups de téléphone. Le premier à Claude-Hélène, le second à Jean-Robert.

Il fallait que je dresse le constat de ton état. Ce que je fis par rapport à ces deux personnes. Je ne leur dis pas quelle était mon intention – je n’étais pas sûre de pouvoir passer à l’acte – mais je leur décrivis ton état. Claude-Hélène m’a dit que quand j’ai raccroché, après ce premier appel, elle est allée se passer la tête et les cheveux sous l’eau. C’était avant que Joseph ne saute en parachute sans que celui-ci ne s’ouvre et atterrisse dans un bosquet, autre miraculé s’il en est. Jean-Robert, lui, était avec des « amis » lors de mon appel, mais quelle que soit leur écoute, à lui et à Claude-Hélène, j’ai essayé de témoigner sans pathos de ton état physique, et de tes souffrances. J’aurais voulu qu’ils soient là (je ne leur ai pas dit) à mes côtés et que nous réfléchissions et agissions de concert pour toi. Comme nous l’avions pensé faire après la mort de Jimmy. Ce n’était pas la peur de prendre mes responsabilités, mais je pense le besoin de calmer l’obligation d’agir alors que les conditions de surveillance s’y prêtaient. Je savais qu’une nouvelle journée qui commencerait ne me laisserait plus de marge, ou très peu pour agir. Car le va-et-vient dans la journée était beaucoup plus intense, et n’ayant pas dormi depuis deux nuits, je pensais que je ne serais peut-être plus en état par la suite. J’avais le sentiment que plus je procrastinais, et moins j’avais de chance de pouvoir te venir en aide. Concrètement, pratiquement. Pas seulement en pensée, mais en actes.

Comme si cette obligation d’agir ne laissait plus de place au doute sur le bien-fondé de ma décision.

J’avais besoin de prendre à témoin le monde. Je réfléchissais mais doutais certainement pour avoir besoin ainsi d’interpeller le monde. Je réfléchissais sur ton état et je réfléchissais sur avoir le courage de réitérer mon acte. De sorte à ce que tu meures, effectivement.

J’ai intensément réfléchi à tes côtés. Après avoir pris le monde à témoin, je me retrouvais en réalité seule face à prendre la responsabilité de ta mort.

J’examine les signes qui pourraient me faire douter. Je suis confrontée à ce paradoxe dont je parle dans le prochain chapitre. De t’avoir « assistée », impuissante, depuis que j’ai désespéré de toi. J’examine l’évolution de ton état. Ton état est celui d’un homme dans le coma, maintenu artificiellement en vie par des liquides et la pulsion d’oxygène dans tes poumons. La transfusion sanguine s’est ralentie, sans que cela change l’état de léthargie dans lequel tu te trouves depuis que j’ai désespéré que tu reviennes à la vie. Ton corps réclame moins de sang. Tu sembles pouvoir « durer » dans cet état de coma profond plus longtemps que prévu. Quand l’infirmier m’annonce qu’ils ont décidé d’arrêter la transfusion, ta mort est imminente : questions d’heures. Maintenant, l’extraordinaire de ta survie, de ton coma, semble devoir se calculer non plus en heures, mais en jours. Il est environ quatre heures du matin. Cela ne fait pas encore vingt-quatre heures que j’ai désespéré de toi. Les signes que tu manifestes, quand les infirmiers ôtent de la morphine, et éclairent le fond de tes pupilles en soulevant tes paupières, et t’interpellent et te demandent de serrer ou de desserrer les dents, ce sont des signes de souffrance intense. Et les signes que tu manifestes, en leur absence, me semblent encore plus violents, parce que justement non provoqués. Entre autres, tentatives d’arrachement.

Après les deux appels téléphoniques que j’ai passés, je reviens à tes côtés et me concentre à nouveau. Je réfléchis intensément à ce qui pourrait m’empêcher de passer à l’acte. Les allées et venues du personnel soignant. J’observe le calme du service. Je suis en quête du moment où je serai seule avec toi, où nous serons le moins dérangés. A ce moment, j’ai besoin de rassembler tout mon courage, et n’aurais certainement pas voulu que d’autres, Claude-Hélène ou Jean-Robert, se trouvent à mes côtés. Nous étions dans l’intimité de la parole donnée. Mais encore non tenue. Les conditions étaient presque réunies.

Je me souviens que dans l’examen des faits et de la parole donnée, dans ce qui mène à la prise de décision, l’argument sur lequel je me suis appuyée, en dernier ressort, pour me décider à aller vers toi et à t’annoncer ce que j’allais faire, c’est que tout ce sur quoi je pouvais m’appuyer pour « justifier » de ne pas le faire me semblait beaucoup trop ténu à l’examen de la raison. Et que j’ai pensé que si je ne trouvais pas le courage d’écouter mon cœur, et d’y aller, eh bien je me mépriserai tout le restant de mes jours. Que le monde entier, et toi le premier, pourrait ne pas connaître cette défaillance, mais que le prix de cette défaillance ruinait ce qui m’avait permis de t’ambitionner. Je me décide, je tranche donc, à la fois pour toi et contre toi, puisque c’est de provoquer ta mort qu’il s’agit, et pour moi, pour écouter mon cœur, ce qui me semble juste, mais je ne suis pas encore passée à l’acte.

Ici et maintenant, qu’est-ce qui fait le passage à l’acte ? De quoi est fait le passage à l’acte ? Tant que j’étais en deçà de ce passage à l’acte-là, je ne savais pas exactement de quoi il serait fait. Et puis ma volonté et la vérité de ce qui nous unit font que je passe à l’acte.
 

PS : Avant l’annonce de l’arrêt des soins, certitude de la gravité, mais incertitude sur l’issue de ton combat, de notre combat pour la vie.

Après l’annonce de l’arrêt des soins, certitude sur l’issue de ton combat, mais incertitude sur ma capacité à tenir parole. Il fallait que je tienne parole, avec ou sans le secours des humains.

---------

Paradoxe

Il me semble après avoir écrit ce qui précède qu’il est impossible que je n’ai pas téléphoné au moins à Hatier et Associés pour prévenir de ton accident. Ou peut-être même le jour même, de l’hôpital du Mans, ou même de la maison avant de prendre le train. Je n’en ai pas le souvenir. Les portables n’existaient pas à ce moment-là. Je ne pense pas que j’ai appelé de la maison, car l’urgence était alors de te rejoindre, et après avoir téléphoné à l’hôpital du Mans pour préparer ton arrivée, j’avais foncé à la gare Montparnasse. Et de la gare à l’hôpital du Mans, à l’accueil.

Je ne me souviens pas non plus si j’avais dû me dégager d’obligations professionnelles quand j’étais à l’hôpital. Je sais qu’un « Sensory » a eu lieu après ton accident, et que mes collègues l’ont assumé sans nous, sans moi, et qu’elles m’ont fait être payée pour ce Sensory auquel je n’ai pas participé.

Le paradoxe est le suivant. C’est celui de la conscience, qui continue de se mouvoir sur des plans très différents. Quand l’hôpital m’exclut des murs de l’hôpital, je n’ai plus le droit de pénétrer à l’intérieur des murs (ou peut-être même avant, pendant l’après-midi du 15), je rentre sur Paris, et je trouve à la maison un mot disant qu’un coursier est passé pendant mon absence, qui était venu chercher un exemplaire d’Adreba Solneman pour la librairie Jean Touzot de la place Saint-Sulpice. Je fonce dans le sixième arrondissement pour honorer la commande. C’est monsieur Touzot qui me reçoit et inspecte notre ouvrage, la boîte noire et ses inscriptions en or. Il s’arrête sur le nom Belles Emotions, me regarde dans les yeux, et me demande  : Et vous, vous en avez de belles émotions !? Je suis alors une très jeune femme face à ce monsieur âgé, et ai le sentiment qu’il me perce à jour, qu’il a lu avant l’heure.

Pendant tout ce temps, depuis que Doubin a fait changer la décision et que je ne peux plus agir, que je ne peux plus mettre en œuvre notre parole, je continue de « prier », de prier pour que tu t’en sortes, mais je n’y crois pas. Et c’est pour cela que je reviens à la parole donnée, à ce qui peut, dans mes actes, t’être bénéfique, te faire du bien. Voilà le paradoxe.

 

Ajout du 21 novembre

Je pense qu’il était encore plus difficile de revenir du désespoir après le premier passage à l’acte.

Regarder en arrière, sur le moment du passage à l’acte lui-même, est possible si je ne me suis pas trompée, fondamentalement. Or ce médecin qui me trompe en m’invitant à appuyer sur le bouton ne prend pas beaucoup de risques (puisque appuyer sur cet interrupteur ne met pas ta vie en danger), mais il m’invite à prendre le risque que lui ne veut pas prendre. Et en vérité, j’hésite, puis je passe à l’acte. Je pense qu’il aurait préféré que je me décourage pour me montrer que j’avais tort, en actes, que mes paroles dépassaient ma pensée, mon désir profond.

Mais je pense qu’il a participé à ce que je m’entête dans une conduite qui prouverait que j’avais eu raison, dès la première fois.

Souffrances
La souffrance est très grande depuis que Doubin m’a quittée vers les minuit, dans la nuit du 13 au 14, mais elle s’accompagne d’une tension bienfaitrice. Avec l’annonce de l’infirmier, cette tension chute d’un coup, comme un effet de douche froide, qui fige l’émotion. La souffrance accumulée et contenue à cet instant-là, je ne l’ai toujours pas dépassée. Elle ressort parfois dans des pleurs, quand je reprends espoir, comme ce matin, après que j’ai eu un e-mail de toi, et que j’ai répondu, et où j’ai pleuré longtemps, après t’avoir répondu.

 

--------

La parole donnée

Nous nous sommes fait cette promesse pendant l’une des périodes les plus heureuses de mon existence. Entre 1986 et 1988, les tout débuts de Rochechouart.

Nous étions allongés sur ton lit, orientés vers la fenêtre, vers le sud, pleine lumière, du soleil entre dans la pièce, mois de septembre ? ou de novembre ? ou de mars ? Peut-être un dimanche matin. Nous réfléchissons avec beaucoup de gravité légère à la mort. La mort n’est pas taboue entre nous. Nous avons non loin de nous, quelque part dans la pièce du milieu, le livre Suicide mode d’emploi. Nous n’avons aucunement l’intention de nous suicider et l’examen de la fin de nos vies est un possible dont l’idée a été provoquée par les conditions de la mort de Jimmy. Pas dignes de l’humanité. Irrespectueuses pour sa personne. Pour sa lucidité et son appel à l’aide.

Nous nous sentons sans doute un peu coupables, je me sens sans doute un peu coupable, de ne pas lui être venue en aide.

Les tout débuts de Rochechouart, c’est le moment où nous nous réunissons, autour du projet d’Adreba Solneman : le finir. Nous y avons beaucoup travaillé, ensemble et séparément, toi sur la rive droite, moi naviguant entre rive droite et rive gauche, et nous décidons de nous unir autour de ce projet. Cette reprise de la vie commune, c’est un cadeau que tu me fais. Ce projet que nous menons me transcende. Je m’applique à « tout » bien faire, avec toi.

 

[En avançant dans la relecture de Pour toi, tu t’aperçois et je me rends compte, de ce fait, que la mort de Jimmy a dû se produire bien plus près de l’accident que dans mon souvenir. C’est un événement totalement détaché de 1989, où nous sommes à l’unisson, tous les deux, très proches, sans interférences, et qui peut tout à fait avoir eu lieu au début des années 1990, mais que j’avais refoulé dans l’âge d’or d’avant mon choix de 1989. Ce qui plaide pour ce réajustement des dates, c’est que lorsque cette parole rencontre les circonstances qu’elle recouvrait, cette parole est jeune, elle ne fait pas partie d’un lointain passé, elle s’impose à moi, et à nous deux dans mon esprit, dès que le corps médical et toi par déduction avez cessé de vous battre. Avant, je n’y avais pas repensé. Avant, nous étions bien trop concentrés, nous nous battions. Sans désespérer.]

 

--------

Tenir sa parole

C’était le troisième volet du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, que nous avions achevé et publié en mai 1992. Depuis, deux autres bulletins étaient parus : le n° 5 avec Adresse, de Mehdi (il n’a jamais compris que nous avions publié son texte parce que nous le croyions, parce que nous l’avions pris au mot, parce que nous lui faisions confiance), et le n° 6, qui venait tout juste d’être achevé et dont tu avais un stock dans ton coffre de voiture au moment de l’accident. Tu étais parti faire un entretien à Rennes, auprès d’une femme qui vendait des pianos, et que j’ai rappelée deux semaines plus tard, ou même davantage, pour t’excuser de ne pas avoir pu honorer le rendez-vous.

Pour « Tenir sa parole », nous avions choisi un baiser de par un grillage. La photo ne donne pas beaucoup d’indications sur qui est à l’intérieur et qui est à l’extérieur, mais quand je la re-regarde, je pense que c’est la fille qui est « sauvée » par le baiser de son ami, qui lui se trouve de l’autre côté du grillage.

Dans notre chambre d’hôpital, c’est toi qui est dans les barreaux, maintenu dans ta camisole chimique et de cuir, et c’est moi qui viens de l’extérieur, défaire ces grillages, défaire des liens, ouvrir une percée.

Au moment de tenir ma parole, il s’agit bien sûr d’être à la hauteur de notre œuvre, de notre rencontre, et de notre projet. Je n’ai pas ce bulletin ni ce chapitre en tête, mais forcément ils m’imprègnent. Et peut-être encore plus Adreba Solneman, qui est une forme d’aboutissement et de programme.






D’abord, je me rapproche un peu de toi pour te dire que je vais « passer à l’acte », que je vais tenir ma parole, et te libérer de tout cet appareillage. Je pose un baiser sur ton front. Je n’ai encore rien fait.

Ensuite, même si je n’ai pas la certitude que tu m’entends je fais le pari que oui. Et te dis trois choses, en guise d’adieux. Ces trois choses, je ne les ai pas préméditées. Je ne les ai pas pensées avant de te les dire. C’est le moment où je commence de passer à l’acte, en quelque sorte.

. Je m’excuse pour le mal que j’ai pu te faire dans le passé, et serai désormais plus « juste ».
. Ne t’inquiète pas pour Adreba Solneman, nous avons réussi à mettre le feu à la rampe.
. Je t’aime.






Je me rends : j’avoue.

Cela faisait dix-sept ans que je te poursuivais et me bagarrais avec toi, et je me suis rendu compte cet été à Turin (c’est-à-dire quinze ans après ces faits) que mon orgueil était tel que je ne t’aurais sans doute jamais dit je t’aime si je n’avais pas été certaine que tu allais mourir, indépendamment de mon action.

Chaque phrase compte dans ce moment.

. La première contient l’intention, elle concerne le présent et tout l’avenir, elle te prend pour objet, toi et ta pensée, et irradie au monde entier. J’ai le sentiment d’avoir été « injuste » avec toi dans le passé, et veux changer cela, me corriger. Je ne pense pas alors que je puisse rétroagir sur le passé (et pourtant, c’est ce que j’ai découvert cet été à Turin, j’ai dû remonter dans le temps pour comprendre en quoi consistait mon injustice envers toi – je la connaissais de manière diffuse, mais ne l’avais pas reconnue, nommément –, il y avait donc une forme d’action à rebours que je méconnaissais à ce moment-là), toute l’action qui se présentait à moi était là, ici et maintenant, et demain, par rapport à ta pensée, à notre projet.

. La deuxième phrase contient le faux. C’est une forme de lapsus, qui m’est apparu comme tel dès que j’ai essayé de te rapporter ces instants, mais que j’aurais dû approfondir, car c’était le témoin d’une zone trouble pour moi, d’un différend dont l’ampleur allait bien au-delà du lapsus : ce faux contenait le reproche d’avoir subi une injustice, c’est-à-dire de ne pas reconnaître que c’est moi qui t’avais fait subir une injustice. Ce faux continuait d’affirmer que j’avais eu raison en agissant comme je l’avais fait en 1989, alors que j’avais eu tort.
Je reprenais une expression que tu avais utilisée pour me montrer la dangerosité de mon désir de coucher avec Stéphane en 1989 alors que nous étions tous les deux en train de construire la rampe de lancement d’Adreba Solneman. Mon désir pour Stéphane aurait pu mettre le « feu » à la rampe de lancement et la détruire, c’est pourquoi tu me demandais de choisir entre lui et toi. Coucher avec Stéphane, oui, mais plus de projets avec moi, continuer nos projets, oui, mais sans coucher avec Stéphane. Je n’étais pas d’accord, fondamentalement, avec les termes de ton choix, parce que j’avais compris que tu me demandais pour continuer avec toi, de me châtrer. De nier mon sexe, de faire un trait définitif sur cette partie de moi qui avait su si peu s’exprimer, donner et recevoir.

C’est là que résidait ma plus grande injustice vis-à-vis de toi, mais je ne le savais pas en 1993, ou seulement de manière confuse. J’étais toujours persuadée qu’il était juste que je couche avec Stéphane, et que nous avions dépassé ce moment. L’humiliation pour moi de Stéphane me refusant, et refusant de mettre en péril nos projets après la nuit que nous avons passée ensemble. Il faut dire qu’il était tombé sur un sac de nœuds, de violence et de douleurs qui ne devaient pas être très attirants. Ta bonté me concernant, puisque tu acceptas alors que nous continuions ensemble ce que nous avions commencé, malgré que j’éprouvais encore du désir pour lui. Et entre les deux le désespoir, l’indicible, le cauchemar, le monde d’horreur. Car le choix pour moi était sans retour. Et ce qui s’est présenté à moi après ce choix et cette nuit avec Stéphane, quand je suis rentrée boulevard de Rochechouart, est innommable. La laideur du monde, dont nos projets avaient disparu. Toute ta colère déversée par-dessus le balcon, les feuillets de mes recherches et écrits sur le Nicaragua jetés par dépit, le saccage de la rampe de lancement dont j’étais coupable. Cette vision de ce monde sans espoir, sans toi, ne peut me quitter. Mais je n’avais pas alors toute ma conscience : il me semblait que je découvrais ce monde pour la première fois, dans toute sa laideur. Je refusais d’admettre que j’en étais l’auteure, car je refusais d’admettre que j’avais eu tort de choisir de passer la nuit avec Stéphane. Je marchais dans un monde dont quelque chose avait disparu (la beauté, la bonté, l’espoir, le projet), mais je ne parvenais pas à saisir cette chose. C’était le même monde, la même place de Clichy, les mêmes couloirs pour passer de la ligne 9 (?) à la ligne 2, mais tout était noir, sale, coupé, en décomposition, et ce monde m’était extérieur, ou plutôt je me faisais la réflexion que je n’avais jamais rien vu de tel, mais que je devais continuer d’avancer, pour t’affronter et assumer les conséquences de mon choix.

Quand je te dis, par conséquent, de ne pas t’inquiéter pour Adreba Solneman, que nous avons mis le feu à la rampe, j’entends par là mettre le feu à la mèche, et que la mèche n’a pas fait long feu, mais que le missile Adreba Solneman est bien parti, et que le monde en est déjà changé.

Mais mon lapsus est une manière de persister et de signer dans mon erreur – mon injustice, devrais-je dire – de 1989 : c’est une manière de te dire, tu vois, c’est moi qui avais raison, j’ai couché avec Stéphane et nous avons construit, terminé et lancé Adreba Solneman. Mon orgueil n’est pas à mon honneur. Vouloir avoir raison, oui. Mais ma fierté de porter le projet Adreba Solneman est obscurcie par la faute de n’avoir pas éclaté les griefs que j’avais encore contre toi sur le choix que tu m’avais imposé quelques années plus tôt. J’ai depuis attendu quinze ans pour solder notre différend.

. Et pour finir, l’aveu. Cette dernière phrase est toute la vérité. Mais elle ne suffit pas, comme je le pense à cet instant de passer à l’acte, et comme je le découvrirai plus tard.
Je cède, mais cela ne suffit pas. Je te contredis, mais cela ne suffit pas. Je dois te le prouver.
Nous nous étions implicitement interdit de dire « je t’aime ». Il faut que je fonde ces mots, que je te les dise, en acte.
J’y puise la force de mon engagement.

Mes lèvres reviennent-elles une dernière fois vers ta joue droite – par moments des larmes coulaient sur ta joue –, je n’en suis plus sûre, je regarde ton visage, c’est sûr, puis je commence par enlever les attaches des bracelets de cuir – je voulais que tu meures « libre » –, et puis j’enlève, je dévisse, d’un geste sûr le tuyau qui entre dans ta bouche (un tuyau assez gros), et puis je me couche sur toi pour t’enserrer de mon ventre, de ma poitrine et de mes bras, dans la position du « boa », mes pieds ne touchent plus terre, et du poids de mon corps et de ma volonté je t’étreins de toutes mes forces, à en mourir.
 

--------

Après

Je n’avais pas envisagé l’après.

Même si dans mon adieu, il y avait une intention qui incluait tout le présent et tout l’avenir (être plus « juste »), je ne m’étais pas projetée, moi, seule, au-delà de ta mort. Il fallait que je sois bien vivante et forte pour cette dernière embrassade, donc il était implicite que je te survive, mais en réalité, il me semble que la force de l’étreinte était telle, que j’aurais voulu à ce moment-là, mourir avec toi. J’imagine que c’est difficile à croire, et pourtant je tente d’être juste, Christophe, et dire que j’aurais voulu mourir avec toi n’est pas une « façon de parler ».

Je n’avais pas envisagé que je puisse échouer.
J’étais absolument certaine de l’issue.
Il n’y avait pas d’après possible, pour toi.
Or il y eut un après, pour toi.
Je m’excuse, Christophe. Je m’excuse pour le mal que je t’ai fait.
Oh, j’ai bien songé que mon étreinte avait été comme le baiser du prince à la Belle au bois dormant, que mon étreinte t’avait « réveillé » d’une certaine manière, que tu n’avais pas pu ne pas entendre mon appel au secours, car dans la bagarre qui s’ensuit, c’est toi que j’appelle pour l’emporter. Mais je n’en suis pas sûre. Ce qui reste, c’est d’avoir commis la faute d’avoir désespéré de toi, d’avoir cru les médecins quand eux-mêmes n’y croient plus et d’avoir pensé que l’on ne peut pas revenir du désespoir de l’être aimé.

Je pense que je t’ai fait beaucoup souffrir pendant ces longues minutes où tu cherchais de l’air, et où mon corps appuyait sur ta cage thoracique et ton ventre déchirés.

Doubin m’avait expliqué que le diaphragme avait rompu, que tes intestins étaient remontés, que la rate avait explosé sous la pression de la ceinture de sécurité, qu’il pouvait passer le poing à travers la plèvre et que tes poumons étaient enfoncés aux trois quarts. Tes membres étaient totalement tuméfiés, jambes et cou plus large que ta tête, tes bras et poignets et mains étaient gonflés et bleuis. Et j’étais venue appuyer de toutes mes forces sur ton corps meurtri. Je ne pensais pas à la souffrance en passant à l’acte, je pensais à la mort.

Avoir désespéré de toi, avoir désiré que tu meures et agir en conséquence alors que tu avais la capacité et la rage de vivre : c’est ce dont je devais rendre compte à mes pairs les humains, aux six milliards d’humains de cette planète.

Les mots comptent. Car on dit euthanasie quand la mort assistée aboutit. Mais quand cette mort assistée n’aboutit pas, il s’agit non plus d’euthanasie, mais bien d’un crime, de tentative d’assassinat, non ce n’est pas juste, d’échec d’assassinat au jugement de mes pairs les humains.
 

---------

Pendant

L’étreinte est une lutte. Voilà de quoi est fait le passage à l’acte.
L’intensité de cette lutte est difficile à rapporter.
J’ai dépensé là toute mon énergie accumulée depuis que j’étais née.
Je n’avais rien imaginé avant, mais il me semble que ma position était de défendre notre accord contre le monde entier. Et si j’avais imaginé devoir me battre contre le service, je n’avais pas imaginé la nature de notre étreinte, je n’avais pas imaginé me battre avec toi. Je n’avais pas soupçonné la vitalité qui était en toi.

Beaucoup de bruit.
Les machines qui sonnent l’alarme, et toi qui râles et cherches l’air.
Tes bras que j’ai libérés se soulèvent très haut. En dépit de ta force, je ne te lâche pas, je continue de te serrer très fort, le plus fort possible. Une ou deux infirmières arrivent au pas de course, bientôt rejointes par d’autres. Au total, ils seront quatre contre nous deux. Notre corps à corps se transforme en une lutte contre ces hommes et femmes qui tentent en vain de m’arracher de toi. Nos corps sont soudés. Je hurle : « Christophe, aide-moi ! » Cet appel à l’aide est un appel à l’aide pour que je réussisse à te faire mourir. Nous formons un bloc, et je défends notre étreinte mortelle sans faiblir contre leur tentative de nous séparer.

En réalité, tu te défends de moi : pendant que je me bagarre avec toi et que je m’accroche à ton corps comme à une planche de salut, pendant que je m’accroche à toi comme à une embarcation sur une mer déchaînée (tu es à la fois l’embarcation et la mer déchaînée), ton corps se soulève, ta poitrine me porte haut, tes bras s’envolent. L’embarcation avait des chances de ne pas couler délestée de mon poids, et tu t’y emploies, tandis que je m’emploie à faire couler l’embarcation. Je m’acharne contre toi et m’accroche à toi. Je mords et je cogne de la tête et des pieds les bras, les mains et les ventres qui essayent de fendre notre bloc de chairs et d’esprit, de m’arracher la peau de toi. Ils prirent plusieurs minutes pour y parvenir.

Après avoir été tirée, ceinturée, traînée jusque dans le couloir, je continue de donner des coups à ces hommes et femmes qui ont eu raison de ma volonté, et de mon acharnement, de notre union. Chaussure et montre cèdent. Et quand je m’effondre, tête à même le carrelage, à genoux et face contre sol, ne pensant qu’à toi, je sanglote, je lâche. Ils me lâchent et je reste ainsi, rompue, sans force. Jusqu’à ce que mes pleurs se transforment en hurlements. Je hurle mon désespoir. Je t’appelle et m’arrache les cheveux. J’ai compris après coup d’où vient cette expression : s’arracher les cheveux. Car m’arracher les cheveux, je le faisais en hurlant mon désespoir, et ne pouvais pas faire autrement.

De l’autre côté de la glace, ils t’ont de nouveau attaché, et ceux qui s’étaient éclipsés reviennent précipitamment vers moi pour m’extraire cette fois non pas de ton corps, mais du service. Les hurlements perturbent le service, les autres malades.
 

-------

Après

Voilà comment je me suis retrouvée à nouveau mise en échec par le service, lors de ma deuxième tentative d’euthanasie. Je ne reconnais pas avoir été mise en échec par toi. C’est en écrivant que je m’en rends compte.

Tu m’as reproché de n’avoir pas su te rapporter « simplement » ce que j’avais fait. De ne pas t’avoir parlé de mes « tentatives » d’euthanasie. Ce qui aurait été plus clair. Mais je n’ai pas vécu ces moments comme des tentatives. Il n’y avait pas la place à l’échec dans ces passages à l’acte. La première « tentative » ne m’avait servi à rien qui aurait dû me montrer que je pouvais échouer. Mais je l’imputais uniquement à la tromperie du médecin provocateur. Tandis que seule avec toi, je ne peux pas me tromper. Tu vas mourir : par moi, avec moi. Je ne pouvais pas te dire : j’ai décidé d’essayer de te tuer, car cela n’était pas mon intention, mon intention n’était pas d’« essayer », non il me semble que je t’ai dit : j’ai désiré que tu meures. Entendu : j’ai tout fait pour que tu meures, mais n’y suis pas parvenue. Entendu : mon désir était sincère, bien que monstrueux puisque tu es vivant. Entendu : je n’imaginais pas que tu t’en sortes, c’est pourquoi je désirais que tu meures par moi plutôt que de te laisser entre la vie et la mort.




 

Après le temps se déstructure.
Après il n’y a pas de mots pour rapporter ce qui vient de se passer.
Après je ne suis plus rien, j’ai échoué à te secourir, et doit vivre avec cet échec. Je ne te mérite pas. Je ne suis pas à la hauteur de ce que tu pouvais attendre de moi. J’ai faux. Mais le pire, c’est que je m’accroche à l’idée que j’ai été juste. Que j’étais dans le vrai.
Mon esprit saute, et je n’ai de comptes à rendre qu’à toi. Je ne veux rien céder aux autres sur le bien-fondé de mon acte, sur ma responsabilité, sur mon engagement entièrement assumé.

Après, je comprends mieux maintenant que tu me dises de faire le récit de l’accident « pour moi ». Car au-delà de la difficulté d’écrire sur l’heure qui suivit l’annonce de l’arrêt des soins – c’était le cap à franchir –, car au-delà de parvenir à indiquer l’intensité de l’étreinte – je ne pense pas y être parvenue de manière satisfaisante, mais je dois avancer, car je suis lente et j’ai peur que tu ne me laisses pas le temps d’achever –, vient maintenant la difficulté d’être juste sur l’enchaînement des faits, et la difficulté de me rappeler les faits qui ont lieu pendant toute la durée de ton coma est grande. Mais je pense qu’il me fera du bien que d’en retracer les grandes lignes et de recouvrer la mémoire. Forcément des erreurs se glisseront dans ce rapport. Je n’ai pas le temps de mener l’enquête auprès de ceux qui vivent encore et que j’évoquerai. Les faits remontent à plus de quinze ans.

Après, le temps se déstructure dans mon souvenir et des moments cohabitent, que je vais essayer d’ordonner. Car depuis ce moment, mon esprit revient sans que je le veuille à l’étreinte, à toi dans ce moment, à l’intensité de la lutte. Si bien que les autres moments sont désarticulés et disjoints par l’évocation de ce corps à corps désespéré. L’intensité de ce moment brouille ma raison, non pas les raisons de mon passage à l’acte, mais les pensées construites qui viennent après sont comme en pointillés, barrées par les retours en arrière sur notre embrassade, à en mourir.

Après ce moment, alors que tu es dans le coma et que je n’imagine pas que tu puisses en sortir – d’ailleurs, les médecins se gardent de me donner de l’espoir – je retombe dans l’intensité de la seule douleur du désespoir, impuissant cette fois. Je suis sans force. Je suis dans la douleur de la séparation, et dans la honte de mon échec. Je suis dans la souffrance de ton corps, et face à mon incapacité à te décharger de ces souffrances. Je suis dans cet état paradoxal que j’ai décrit plus haut, où je te soutiens « mentalement », ou je prie pour toi, tout en ayant désespéré de toi, tout en étant désespérée.

Je dois continuer de soutenir nos positions, mais il me semble que le monde s’est ligué contre nous. J’envisage que si un miracle se produisait et que tu reprennes conscience et l’usage de ton corps, nous viendrions tous les deux nous venger de l’hôpital du Mans, et faire un carnage. Je te le dis à l’oreille, alors que je suis à tes côtés sans surveillance des infirmiers ou infirmières.

Je ne crois pas au miracle. J’ai échoué à tenir ma parole, mais ne me laisserais pas déposséder de ma prise de responsabilité.
 

Pause : nous sommes le 18 novembre 2008, tu es à Lisbonne et examines le bout de ta vie. Moi aussi Christophe. Je fais une pause, bien que nous soyons pressés, que je sois pressée d’achever ce récit. Pour toi. Et pour moi.


 

Les morceaux que j’aurai à recoller.

Stigmatisation.
L’amie de monsieur M.
Récupérer tes affaires à la gendarmerie.
L’aller-retour à Paris pour prendre quelques affaires. L’homme qui ne voulait pas mourir. Touzot ? Puis à tes côtés dans le coma.
La revendication de mon acte. Les deux coups de téléphone.
La tête froide, mais l’extrême faiblesse.
La dispute avec Doubin.
L’exclusion de l’hôpital du Mans.

Puis toi loin de moi, dans le coma. Les appels au service et les excuses de l’infirmier qui m’avait annoncé l’arrêt des soins. Ceux qui se vengeaient de mon acte et ne voulaient pas me donner de nouvelles.
Puis les nuits, harcelée par cet homme, alcoolique, que tu avais aidé, et ne savait pas que tu étais à l’hôpital, entre la vie et la mort.
Claude-Hélène, qui enlève tes affaires personnelles, à ma demande, et Michelle Etillon, qui aide aussi à l’enlèvement, et au réconfort.
Les gens qui se sont proposés de m’aider, ce clochard de la place des Abesses, qui avait fait le coup de feu plus jeune et met sa camionnette à mon service, et Mehmet, ou bien Ammad, je ne sais plus (?), qui se proposent aussi de m’accompagner au Mans si nécessaire.
La débinade de Sacem, le jour de son anniversaire, le 17 avril au soir. Lui, Mehdi Belhaj Sacem, que j’avais mis en tête de liste des personnes qui pouvaient accéder aux renseignements concernant ta santé, liste que j’avais confiée au service de réanimation, avant de te quitter.
Le passage de Jean-Robert, qui monte à Paris pour me voir, et que je raccompagne à la gare en étant fâchée qu’il ait « parlé ».
La manière dont je me projette dans l’avenir.
L’impossibilité de reconnaître que l’on a eu tort quand vos pairs les humains s’acharnent à vous déposséder de votre acte.



 

Le miracle. Il me semble que nous sommes le 21 avril, ou peut-être le 20.
Ta voix sur le répondeur.

 

Aveu de jouissance

18 novembre 2008


La reconstruction difficile.
L’esprit qui revient en arrière sur le moment du passage à l’acte est un phénomène irrésistible.
En terme d’intensité, je ne connais rien d’aussi extrême. Cette intensité n’est pas que souffrance, mais jouissance aussi.
C’est une forme d’aboutissement. Qui « atténue » en quelque sorte la souffrance initiale, celle du désespoir, celle que j’ai tenue à distance, sous la forme rationnelle de l’annonce de cet infirmier en blouse bleue. Je ne prends véritablement conscience de la jouissance que maintenant, avant je n’avais conscience que de l’intensité de l’engagement et de l’embrassade. De la force déployée.

 

Nouvelle chronologie

 
Date Evénement

Lieu

     
15-04-1993
 

A l’aube : entretien avec une « psychologue » de service.
Je demande à retourner à tes côtés.

Le Mans
 

15-04






 

 

Fin de matinée : la personne qui s’occupe de la maison d’accueil des personnes qui accompagnent les malades, quasi en face de l’hôpital du Mans, m’accompagne avec sa voiture jusqu’à la gendarmerie, en dehors du Mans, qui a prélevé les affaires de ta voiture accidenté. Je signe et essaye d’avoir des renseignements sur le témoin qui a donné l’alerte.
Cette personne est d’une gentillesse confondante. Elle met à disposition une chambre avec petit lit, car si j’ai l’autorisation de rester à tes côtés pendant la journée, je n’ai plus le droit de rester la nuit.



 

 

16-04    

 

Les doutes m’empêchent de continuer.







 

--------
 

En forme de bilan provisoire

« Tenir compte des faits » était le deuxième chapitre du bulletin n° 4, après le premier, intitulé « Tenir compte des faits ».
Manque d’intelligence à s’entêter dans la parole donnée : des faits, même ténus, auraient dû m’indiquer que les circonstances qui avaient fait « désespérer » les médecins avaient changé. Et qu’eux-mêmes avaient su revenir sur leur décision, j’aurais dû pouvoir revenir sur la perte d’espoir. Mais ce revirement s’est fait dans le conflit, et dans la tromperie. Je ne leur faisais plus confiance, alors que j’aurais dû.

J’ai appris en 2008 que j’étais un être méprisable, et que ce n’était pas en ces circonstances douloureuses que je dois associer cette honte de moi, mais pour toute la période qui va de 1989 à 2008, à cette journée de juillet 2008 où j’ai enfin compris que ce n’était pas toi, Christophe, qui avais été injuste avec moi, lorsque tu m’as demandé de trancher entre nos projets et Stéphane, mais que j’avais été injuste avec toi en réduisant ce choix à l’opposition entre le ventre et la tête. En mettant dans ton intention ce que moi je n’avais pas cessé et n’ai pas cessé de distordre, de disjoindre, d’opposer : ventre et tête.

Au moment du choix, quand je me détourne de toi, c’est qu’il me semble impossible de nier que mon sexe pointe vers un autre homme que toi. Il faudra que cet homme me refuse et qu’on lui rappelle par la suite cette parole pour que je comprenne à travers la poursuite de mes projets avec toi la vanité de ce désir, l’inanité de cette voix, le creux de l’affaire. Mes sensations avaient brouillé mon esprit. Non, plus grave, mes sensations avaient brouillé mon cœur. Même le désespoir du monde consécutif à ma décision, je ne le rapporte ni à moi, ni à toi nommément. Or c’est précisément toi, Christophe, qui avait disparu du monde, à ce moment de désespoir du monde. Tu n’étais plus dans les murs, dans la table, dans mes doigts, dans la rame de métro, dans les nuages ni dans le soleil. Tu n’imprégnais plus l’Univers. J’avais mis en péril l’Univers en sabordant notre projet, et je ne le savais pas. Là est ma première faute : avoir désespéré de toi, c’est-à-dire du monde de toi.

Ma deuxième faute a lieu en 1993. Le monde de toi a vu le jour. Mais en ce matin du 14 avril 1993, je désespère de toi.

Pour ce qui est de la part méprisable de mon être, ce n’est pas d’avoir fait des fautes, mes fautes étant d’avoir désespéré de toi et d’avoir agi en conséquence, c’est d’avoir manqué, pendant de si longues années, du courage de retourner sur le lieu de l’humiliation et du différend de 1989. Humiliation d’avoir été forcée à trancher, alors que je n’étais pas d’accord avec les termes du choix. Sentiment d’avoir subi une injustice, et d’avoir eu raison d’agir comme je l’avais fait alors que les faits m’avaient donné tort. Je continuais de penser que ta demande de choix était injuste et cruelle. Je t’en voulais de m’avoir fait subir cette douleur, cet arrachement de toi, la traversée du monde désespéré qui s’ensuit. Il a fallu que je me déclare le 5 juillet 2008 : « je t’aime et je te désire », que je réconcilie mon cœur et mon ventre, pour que j’ose retourner sur notre passé, retourner au-delà de 1993 jusqu’en 1989 pour te montrer en quoi je pensais que tu avais eu tort. Je suis encore étonnée aujourd’hui de l’étendue de ma présomption, et de mon orgueil. Là non plus – comme lorsque j’ôte l’assistance respiratoire et que je t’enlace – je n’imaginais pas que je puisse avoir tort, ni que je puisse échouer à te le prouver. Je suis honteuse d’avoir soulevé ce point douloureux près de vingt ans après les faits, d’avoir eu si peur de te perdre depuis 1989, et d’avoir continué de te faire porter l’opprobre de la confusion de mes sentiments : éclatement du cœur et du ventre, opposition de la tête et du sexe, désir d’avoir raison dans les faits, à défaut d’arriver à prouver mon intime conviction.
 

Tu m’as toujours tout pardonné. Tu as compris mes fautes, excuse-moi si je pleure, et me les a pardonnées. Tu es bon, et grand. Pardonne-moi, Christophe.

 

Désespoir

Mon amour pour toi est un amour désespéré, depuis le début.
L’inégalité de notre relation était là, dès le début.
Tu as rencontré Sophie avant de me rencontrer. Elle n’est pas sortie de toi. Tu la portes en toi. Tu vas continuer de la poursuivre toutes ces années que nous construisons ensemble et que moi, je te cherche.
En 1984, tu réalises que tu l’aimes.
Nous nous étions interdits de nous dire je t’aime, avant, pendant, et après que tu as basculé vers elle.
Dès 1976, nous avons une violente dispute à l’issue de laquelle tu veux rompre avec moi. Je n’avais pas compris ton argument. Mais je comprends que tu veux rompre. Mon corps se met à trembler, je pleure et repousse l’idée de la rupture. Tu me pardonnes mon manque d’intelligence, et me réexplique ton argument. Il me semble que cette fois je comprends.

Je ne me rappelle plus ton argument, mais il devait toucher quelque corde sensible chez moi, émotionnelle j’entends. Car si je me fais fort de « comprendre » un certain nombre de choses, je deviens parfois stupide quand l’émotion s’en mêle. J’entends alors seulement la menace de perdre ta confiance, et je me bloque.
Je dois me hisser à toi. Tu es meilleur que moi.
Je n’ai pas choisi de te rencontrer. Mais je choisis de te poursuivre.
Nous avançons dans la vie en nous épaulant.

Mon amour pour toi est désespéré, et je ne sais pas que je t’aime.
En 1989, mon ventre me joue un vilain tour, où tout d’un coup je dois admettre que je « bande » pour un autre que toi.
Il faut dire que je suis une handicapée du sexe. Je suis incapable de laisser parler mon ventre, et n’ai jamais eu d’orgasme lors d’un rapport sexuel, lorsque je vais vers toi.
Cet autre (Stéphane) est associé à nos projets. J’ai le sentiment de tenir là une chance de dépasser mon inhibition. Car le fait de sentir mon sexe pointer vers un homme est une sensation inhabituelle.

Je me demande certainement si cette sensation a à voir avec le fait d’« aimer ». Je ne veux pas abandonner nos projets mais ne veux pas non plus abandonner la réalisation de ce désir.
Tu me forces à choisir. Je panique et ramène ton choix à la hauteur de ce qui m’a toujours handicapée : l’opposition de la tête et du ventre. Je choisis le ventre.

Je suis quasiment sûre que tu savais à ce moment-là avoir déposé en moi cette graine d’amour que j’étais incapable de reconnaître. Me forcer à choisir était peut-être une invitation à ce que je prenne conscience de ce qui me liait à toi.
Au lieu de cela, tu me parles de ton désir pour moi. Alors que je sais que tu aimes une autre femme. Mon désespoir d’être jamais aimée de toi resurgit. Je ne sais pas ce qu’est aimer, mais je sais que tu ne m’aimeras jamais. J’associe ta demande de choix à un égoïsme sans nom alors que je suis en train de découvrir quelque chose d’inconnu.

Je me considère comme une « femme de tête » et ne veux pas faire une croix sur mon ventre. Je suis stupide et extrapole, je le sais bien depuis le 17 juillet de cette année 2008, mon Christophe : je comprenais que je n’avais d’autres solutions que de m’arracher de toi et d’assumer mon désir pour Stéphane puisque venir vers toi m’obligerait à « faire taire ce désir », à « faire taire mon sexe », à me castrer.

Je sais aujourd’hui que j’ai abusivement interprété les termes de ton choix. Je t’ai fait du tort, Christophe, au même titre que tous ceux qui n’ont pas osé t’affronter et éclater un différend avec toi, et sont partis sur un mauvais prétexte. Je ne suis pas meilleure que des Colin et Sylvain, par exemple.

L’accident m’a permis de sortir d’une forme d’ignorance, mais a considérablement contribué à renforcer et à occulter ce qui s’était passé en 1989. J’ai enfoui très profond l’injustice que tu m’avais fait subir sous l’injustice que je venais de te faire subir. J’étais pétrie de culpabilité après l’accident, et le suis toujours quand il s’agit de prendre du plaisir seule ou avec d’autres que toi. Mais cette culpabilité elle-même était enfouie derrière la culpabilité de m’être trompée sur les circonstances de ta mort.

L’accident a contribué à conforter une forme d’ignorance, celle d’un désir qui n’est plus la négation de ma tête. Celle d’un désir qui vient du cœur. Celle d’un désir qui ne ressemble pas à celui que j’éprouvais pour Stéphane. Ce désir est un manque. Ce manque me consume, depuis que je l’ai identifié. Depuis que je t’ai avoué ce désir, ce manque, il se manifeste sans que je contrôle cette manifestation. C’est un désir qui part du ventre et remonte jusque dans ma tête. Qui se répand en ondes à partir de mon ventre, et non à partir de mon sexe. Qui s’achève dans une détente, dans une échappée libératrice. Mais la plupart du temps, c’est un désir qui se manifeste en creux. Par le manque d’entendre ta voix, de te toucher, de te sentir, de réfléchir avec toi, de te caresser, de t’empoigner, de me coller à toi, de te pénétrer. Le peau à peau me manque. A chaque fois que tu me parles, que tu me touches, que tu m’accueilles dans ton lit, c’est trop peu, et c’est déjà énorme puisque tu ne m’aimes pas. C’est pourquoi il me semble que je peux te dire merci, n’est-ce pas, de me maintenir en vie. C’est toi qui me permets de vivre, et non moi qui peux te soutenir. C’est moi qui m’appuie sur toi, et non toi sur moi. Ou bien si je suis un mur pour toi, tu es mon air, mon oxygène, mon tuyau d’assistance respiratoire. Quand tu débranches un peu trop longtemps, je cherche mon air, et commence à délirer et à cogner.

Entre amis pas de merci, entre amants non plus, mais entre moi et toi, mon aimé, je peux te dire merci, non ? Puisque c’est toi qui m’as fait naître et grandir et vivre.

 

« Sortir de cette désespérance »

Ce mercredi 19 au matin, tu me demandes de sortir de cette désespérance.

Sortir de cette désespérance alors que tu as décidé de te tuer !
Comment peux-tu me demander cela ?
Tu ne sais pas ce que je ferais pour que tu reprennes espoir, mon amour.
Tu ne connais pas le fond de mon désespoir.

Oui mon amour est désespéré dans le sens où je sais que je ne peux pas te tirer à moi en entier comme mon désir profond le souhaiterait.
Mais ces souffrances-là sont bien supportables si je te sais vivant, confiant et non désespéré.

Ce qui fait vraiment mal, et ça je ne suis pas sûre que tu le saches, c’est devoir te perdre à jamais.

Ce qui m’a empêchée d’écrire sur l’accident toutes ces années, ce n’est pas le moment du passage à l’acte, c’est la douleur ressentie quand l’infirmier ou l’interne m’annonce qu’ils ont arrêté la transfusion parce qu’ils n’ont plus l’espoir ni les moyens de te sauver, et qu’au-delà d’un certain seuil, ils s’acharneraient sur toi.

Tu ne sais pas ce que j’ai traversé. Tu ne l’as pas traversé. Tu ne sais pas ce que je traverse. J’ai longtemps pensé que la vision cauchemardesque du monde sans toi (1989), il fallait que je t’en préserve. Maintenant, je pense que je dois te dire la douleur du monde sans toi. Parce que c’est peut-être cette douleur qui m’a fait commettre cette erreur par rapport à toi. Est-ce que tu imagines l’impact de ton suicide sur Sophie ? Es-tu sûr de ne pas commettre une erreur ? Si demain Sophie était sur le point de mourir, est-ce que tu ne renoncerais pas à ton projet de suicide pour lui apporter ton aide, d’une manière ou d’une autre. En te tenant éloigné d’elle si nécessaire, mais pour lui imprimer le bienfait de ton amour pour elle. Elle ne veut pas te laisser d’espoir quant au fait qu’elle puisse te satisfaire, te donner en retour ce que tu aimerais lui donner. C’est sa manière à elle d’être honnête. Mais elle ne t’a pas non plus fermé la porte, elle n’a pas rompu avec toi. Elle t’a accueilli à un moment où elle avait besoin de toi, mais comment sais-tu qu’il n’y aura pas d’autres moments où elle aura besoin de toi ? Où seras-tu alors ? Je ne cherche qu’à te transmettre la gravité du désespoir par rapport à ton aimée. Pour le monde. Pour l’humanité. Rapporté à l’ambition de ton projet, que Sophie t’a inspiré.

Il me semble que nos positions respectives que j’avais cru déceler quand j’étais à Turin, pour parler de nos visées respectives depuis que nous nous sommes rencontrés, sont en train de s’inverser. A travers toi, je visais le monde. A travers le monde, tu visais Sophie. Et maintenant je dirais : à travers le monde, c’est toi que je visais. Et à travers Sophie, c’est le monde que tu visais. Sophie ne te permet plus d’atteindre le monde. Tu es prêt à l’abandonner. Et si tu désespères (du monde et de Sophie), je désespère avec toi.

 

Nouvelle chronologie
 

Ecris-moi, Christophe. Quand tu t’éloignais de moi pour aller vers Sophie, il t’arrivait de penser à mon manque, de m’écrire un mot d’encouragement, de soulager mon désespoir de toi. Depuis que tu désespères que Sophie t’accueille à nouveau dans ses bras, ta douleur t’empêche bien souvent de soigner la mienne, qui n’est pas la même que la tienne. Mon manque s’est alourdi de ton désespoir, et je souffre. Que c’est dur à vivre, mon Christophe, que de te savoir et de te sentir aussi désespéré, et aussi loin de moi, du fait de tes souffrances.
 

Hier mardi 18 novembre, j’ai réalisé que je ne pouvais plus avancer avec les jours dont je disposais, parce qu’en réalité le 13 n’était pas un lundi comme je le pensais, mais un mardi, lendemain d’un lundi de Pâques, jour férié où nous avions largement abusé d’alcool en compagnie de M. et Mme Nottis, de Suzy et peut-être de Didier, où nous avions projeté de prendre un petit appartement au rez-de-chaussée du côté de Château-Rouge appartenant à M. et Mme Nottis pour y stocker nos archives – Rochechouart commençait d’être bien plein, notre entrée débordait de piles de journaux et notre débarras d’Adreba Solneman et autres dossiers – et tu partais ce mardi 13 pour réaliser un entretien à Rennes sur les pianos. C’est pour cela que nous avions été sobres le midi et avions déjeuné dans un chinois de la porte d’Ivry « au thé », nos corps étaient encore bien imbibés de tout l’alcool que nous avions ingurgité la veille.

Donc le 14 est un mercredi, et le 15 un jeudi.
 

 
Date Evénement

Lieu

     
14-04-1993
vers 6 heures du matin
 

Annonce de l’arrêt des soins.
Puis une heure après, vers 7 heures, réunion autour de ton corps avec les médecins, pour décider de ce qu’il convient de faire, pour toi.

Le Mans


 

14-04-1993














 

 

Fin de matinée : la personne qui s’occupe de la maison d’accueil des personnes qui accompagnent les malades, quasi en face de l’hôpital du Mans, m’accompagne avec sa voiture jusqu’à la gendarmerie, en dehors du Mans, qui a prélevé les affaires de ta voiture accidentée. Je signe et essaye d’avoir des renseignements sur le témoin qui a donné l’alerte.
 

Cette personne est d’une gentillesse confondante. Elle met à disposition une chambre avec petit lit, il est possible même que je dépose ton sac dans cette maison au retour, elle me donne son numéro de téléphone, il me semble.
Elle ne me juge pas, elle semble savoir ce qui s’est passé à l’aube autour de ton corps, mais elle ne me juge pas. J’ai le sentiment d’être transparente à ses yeux, sans avoir eu à « parler », et qu’elle me voie me fait du bien, car cette personne est incroyablement douce et confiante.

Le Mans













 

 

14-04-1993



 
J’obtiens l’autorisation de te veiller. Le service m’accorde cette faveur. Parce que je pense que tu peux mourir pendant la nuit, malgré la transfusion qui a repris, et parce que le service semble le penser aussi, et que pendant toute la journée et la nuit, je n’ai pas « dérangé ». Le Mans



 
15-04 vers minuit, ou 1 heure du matin Appel de Claude-Hélène et de Jean-Robert.

 
Le Mans

 
15-04 Passage à l’acte : aux alentours de 4 heures du matin, il me semble. Le Mans
15-04-1993



 

Fin de nuit, vers 5 heures du matin peut-être : entretien avec une « psychologue » de service. J’ai la tête froide. Ce qu’elle me dit est une déclaration de guerre. Je suis froide et tranchante avec elle.
Je demande à retourner à tes côtés. J’ai l’autorisation.

Le Mans



 
15-04 matin




 
Appel de Claude-Hélène, puis de Jean-Robert, pour leur dire ce que j’ai fait. Je demande à Claude-Hélène de porter un mot dans la boîte aux lettres de Mehdi pour lui communiquer les coordonnées de l’hôpital du Mans. Je ne sais pas à ce moment-là que je vais faire un aller-retour à Paris dans la journée. Le Mans




 
15-04-1993



 
Aller-retour à Paris, pour aller récupérer quelques affaires à toi, sur l’incitation des infirmières du service. Je porte Adreba Solneman chez le libraire Jean Touzot. Je prends un livre sur la table sans regarder son titre, car je sais que tu viens de l’acheter. Je me change et reprends le train.  
Nuit du 15 au 16

 
Je la passe dans la petite maison, dans la chambre que m’avait réservée cette personne si gentille. Je pleure à nouveau à son évocation, car sa compassion ne semblait pas feinte le 14 au matin. Le Mans

 
16-04-1993

















 

Je demande à avoir un entretien avec Doubin.
Je suis brisée, mais veux en avoir le cœur net. Je me demande si ma « faute  » initiale par rapport à toi n’est pas de leur avoir fait confiance. Et donc je veux savoir si, sans mon intervention, sans ma demande d’euthanasie (je n’ai pas prononcé ce terme, mais ma demande était explicite : aller au-delà de l’arrêt des soins actifs, aller au-delà de l’arrêt passif, si plus d’espoir, arrêter « tous » les soins, pour ne pas prolonger ton état désespéré, et provoquer ta mort), il aurait infléchi la décision des membres de son service. Si je suis par conséquent responsable de sa décision d’acharnement thérapeutique. Colère. Dispute.
Puis convocation chez le directeur de l’hôpital. Exclusion de l’hôpital.
Je demande à te voir une dernière fois.
Je dresse la liste de tes « proches », auxquels le service devrait donner des nouvelles s’ils appelaient. Je crois qu’aucune des personnes de la liste n’a appelé. Je ne me suis pas mise sur cette liste. Je ne savais pas si l’hôpital voudrait encore me donner de tes nouvelles.

Le Mans

















 
16-04-1993













 

Retour à Paris.
Je dépose un mot à l’adresse de Mehdi, mot que j’ai rédigé sur un papier à en-tête de l’hôpital du Mans (à moins que ce ne soit que l’enveloppe qui portait les armoiries de l’hôpital, évocation d’armes à feu dans mon souvenir), lui donnant rendez-vous chez nous le lendemain soir, samedi 17.
J’ai donné rendez-vous le soir même à Claude-Hélène pour qu’elle vienne avec sa voiture emporter des affaires à toi, dont je ne veux pas qu’elles tombent « aux mains » de ta famille ou de la police.
Je pense que tu vas mourir, et je ne sais pas alors si je serai encore capable de protéger nos biens, et si je ne serai pas enfermée, emprisonnée.
Elle vient avec Michelle Etillon.

17-04-1993 Mehdi ne se déplace pas.
18-04-1993

Passage de Jean-Robert. Le lendemain, je le raccompagne à la gare.
Je lui en veux d’avoir « parlé ».

(20 ou) 21 avril 1993

 

Le miracle : tu me laisses un message sur le répondeur.
Peut-être le rapport de l’hôpital me donnera une indication.
Je suis une criminelle. Mon acte devient monstrueux. Je ne peux plus regarder en arrière, y revenir.

 

 

 

En guise de bilan provisoire

En 1989, je n’ai pas voulu « céder ». J’ai mis nos projets en danger, parce que je ne voulais pas « sacrifier » ce que je ressentais au niveau de mon sexe. Quel égoïsme, n’est-ce pas ?

C’est en 1993 que je cède, que j’avoue que je t’aime. Cet aveu est lié à des circonstances dramatiques mais le drame se révèle n’être qu’une « tragédie comique ». Quand on sort du drame, quand tu reprends conscience, j’occulte dans un premier temps l’aveu. Je perds la mémoire de ce que je t’ai dit « pour finir ».

Toutefois, quelque temps plus tard, en écrivant un mot qui dit ce que j’ai fait et ce dont j’ai envie pour le futur, je vois les mots se former « à l’envers », et je découvre que ces mots contiennent à rebours « je t’aime ». C’est comme une découverte, malgré moi. Je ne pense pas avoir recouvré la mémoire sur ce que je t’avais dit « pour finir », mais ce « je t’aime » s’impose à ma conscience comme une évidence, et je te le dis. Je te dis ce que j’ai découvert dans ce petit papier à carreaux de carnet sur lequel j’ai tracé à la plume, en lettres détachées continûment sans détacher les mots, mon acte et mon désir. Tu acceptes de l’entendre.

Bien sûr, tu aimes Sophie, et je te dis que tu dois te sentir libre de partir à sa recherche, de me quitter si nécessaire.

Au fond de moi, j’avais beaucoup jalousé Sophie entre 1976 et 1993, mais après l’accident, quand je réalise que je t’aime, je ne la jalouse plus. Je comprends que tu l’aimes et comprends aussi que c’est l’espoir de Sophie qui t’a permis de « tenir » pendant l’accident et qui t’a certainement permis de sortir de ton coma. En tout cas qui t’a permis de te rétablir si vite, après avoir repris conscience.

En 1993, à l’annonce de l’homme en bleu, j’ai « bloqué » l’expression de ma douleur. Et j’ai agi selon nos engagements réciproques. Agir pour toi m’a permis de supporter cette douleur.

Il fallait que tu me demandes expressément d’écrire pour toi sur l’accident pour que je retourne à ce moment.

En 2008, je réalise de nouveau l’impact du verbe sur la prise de conscience de la nature de mon amour. Nous sommes en juillet 2008. Tu es en train de te rapprocher de Sophie, et de t’éloigner de moi. J’ai peur de te perdre. Je vais partir à Turin pendant un mois, je ne sais pas ce que sera notre relation dans un mois, et si alors je ne serai pas privée de ce peau à peau que tu m’as autorisée même après n’avoir plus manifesté de désir pour moi.

Je te dis – nous sommes le 5 juillet 2008 –, au petit matin : « Je t’aime et je te désire. »

Depuis l’accident j’avais bloqué l’« aveu » de mon désir pour toi pour deux raisons :
Incapacité de reconnaître que j’avais ressenti de la jouissance dans le corps à corps de mon passage à l’acte.
Incapacité de reconnaître que je te faisais porter la responsabilité de mon mauvais choix de 1989.
L’« aveu » en ce début du mois de juillet me donne des ailes. Il me semble que je peux tout revérifier, tout re-regarder, tout t’expliquer. Y compris ce que je n’ai pas osé mettre en jeu – par peur de te perdre ou manque de confiance en moi. En tirant sur le fil de l’insatisfaction à me faire entendre et reconnaître, je remonte jusqu’à ce point de désaccord sur ce qui s’est passé en 1989. Je suis persuadée d’arriver à te convaincre que tu as été injuste et cruel avec moi en me demandant de trancher entre toi et Stéphane. Je découvre à quel point j’ai été présomptueuse et lâche depuis tout ce temps. Car je pensais bien avoir eu tort d’être allée chez Stéphane mais que le tort t’incombait en grande partie par cette demande de choix injuste et cruelle. Je n’étais pas remontée à la source de ma faute.

Puis après le 10 octobre 2008, après avoir décidé de « soumettre » mon désir au tien, de « céder » sur mon désir, d’essayer de le contenir pour ne pas t’agresser, je commence d’écrire ce rapport. Mais c’est en retraversant le désespoir de tout toi que je réalise la part de jouissance dans ce que je pensais être notre dernier corps à corps, le 15 avril 1993 au matin. Et que je comprends à quel point l’arrachement de toi m’est douloureux, à quel point le manque de toi au plan sensoriel m’est douloureux.

 

Stigmatisation, ou l’entretien avec la psychologue

Déjà dans la chambre, quand la première infirmière surgit alors que je suis sur toi, j’entends son exclamation du type : « mais, qu’est-ce que vous faites ? », et dans le couloir, quand je suis au sol, et que l’un ou l’une reste à mes côtés tandis que je sanglote, j’entends des paroles qui se veulent « réconfortantes », du style : « vous avez perdu la tête », « vos nerfs ont lâché », « pleurez, cela va vous faire du bien ». Il est vrai que je n’avais pas, ou très peu pleuré jusque-là. Si, en allant prendre mon train à Montparnasse, le mardi 13 et non le lundi, j’avançais dans la foule en pleurant, mais je bloquais rapidement mes larmes : ne pas céder à la panique, tu vas t’en sortir, le gendarme m’a dit que tu avais parlé et que les secours étaient là.

Je me ressaisis complètement quand, après mon passage à l’acte, je suis entraînée dans le bureau de la psychologue (qui n’en était peut-être pas une, il était quelque chose comme cinq heures du matin, d’après mon souvenir, le passage à l’acte avait eu lieu avant l’aube, le temps m’avait pressée, car j’avais peur de voir un nouveau jour se lever sur ton agonie). Je suis écrasée, prostrée, mais je ne pleure plus. Elle me demande d’expliquer mon geste, et me suggère de dire : « vous ne saviez plus ce que vous faisiez, n’est-ce pas ? »

Je trouve absolument révoltant cette manière de dégrader une prise de parti. Vol, viol, meurtre sont des délits d’opinion, est-ce que vous comprenez cela  ? Ce n’est pas ce que je lui ai répondu, j’ai pris mon temps et lui ai finalement dit, en la regardant bien dans les yeux, et sans lâcher son regard : « Si vous savez ce qu’ami veut dire, vous devriez également savoir ce qu’ennemi veut dire. »

Cette explication de mon acte était assez juste : ami recouvrait la parole donnée à un ami, et ennemi recouvrait mon opposition au choix d’acharnement thérapeutique.

Ennemi lui était destiné à elle en particulier qui venait de m’insulter, mais ennemi était également destiné à ses congénères qui m’avaient insultée auparavant, et avaient tenté, depuis que nous étions en désaccord, soit de me leurrer, soit de me déposséder de mon acte.

Je pense avoir été convaincante. Je ne lui donnerai pas d’autres explications. Je pense lui avoir fait peur (oui, mon petit Kiko, je sais, c’est à peine croyable, et peut-être bien qu’elle n’a pas eu peur, et m’a seulement prise pour une « malade »). Après elle a dû me dire que je devais me reposer, s’enquérir de savoir si j’avais mangé. Je ne sais plus. Ce qui m’importait était d’avoir l’autorisation de retourner à tes côtés.

Cela se brouille dans mon esprit. Il me semble qu’elle autorisa que je te voie. Mais peut-être m’imposa-t-elle de dormir quelques heures. Mais je n’ai pas souvenir d’avoir été à la maison d’en face, quoique c’est possible. Ou bien ai-je dormi dans la salle d’attente, non loin de toi.

Les deux coups de téléphone

La négation de mon acte par le corps médical me pousse à téléphoner de nouveau à Claude-Hélène et à Jean-Robert, pour leur dire cette fois que je suis passée à l’acte, et que j’ai échoué. Je n’attends rien d’eux, mais j’ai besoin qu’ils sachent. L’un et l’autre se proposent de m’aider, mais je n’ai rien à leur demander, à ce moment-là. Seulement de m’entendre.

L’amie de monsieur M.

A partir de là, et depuis le début d’ailleurs, je t’appellerai toujours quand je m’adresse à eux « monsieur M. ». Certaines infirmières s’en étonnent que je ne t’appelle pas par ton prénom. Elles y voient sans doute une forme de monstruosité froide.

Et moi, qu’ils vont questionner de nouveau le lendemain, quand je retourne te voir à l’hôpital le 16 au matin, je suis « ton amie ». C’est la manière la plus juste de me présenter à eux. La manière la plus juste de décrire la nature de nos relations. Que nous nous connaissions depuis dix-sept ans. Que nous habitons ensemble et que nous n’avons pas de relation avec « nos familles ». Je ne parle pas de Jimmy, de notre parole. Mais explique que tu as pris le soin d’écrire à ta mère pour fonder ton éloignement. Je ne parle pas de Belles Emotions ni du bulletin n° 6 qui vient de sortir et dont j’ai récupéré les exemplaires mouillés qui étaient dans le coffre de ta voiture. Je ne parle pas de Sophie, que j’ai croisée une fois lors d’un Sensory et que tu n’as pas revue depuis 1984 [1984 dans mon souvenir, 1985 en réalité]. La seule manière d’expliquer et de revendiquer mon geste est de dire que je l’ai fait parce que je suis ton amie, que tu es un grand monsieur, et qu’ils te doivent du respect.

Je voudrais leur montrer l’étendue de notre communauté, de notre entraide, de notre confiance l’un en l’autre. Qui fonde mon acte. Je voudrais qu’ils me croient. Qu’ils voient bien que je ne cherche pas à leur raconter de « bobards », que ce n’est pas mon intérêt ni le tien, je voudrais qu’ils agissent dans ton intérêt, et, par exemple, qu’ils ne t’imposent pas la présence de ta famille avec laquelle tu as rompu. Nous ne reprenons pas le débat sur l’euthanasie. Il a été clos l’avant-veille, lorsque Doubin a changé la décision d’arrêt des soins. Mais je voudrais qu’ils comprennent que j’assume mon acte, et que j’ai agi dans ton intérêt, en tant qu’amie.

Retours à ton chevet, dans la matinée du 15 puis dans la soirée

Ils t’ont changé de chambre.

Ils me parlent davantage qu’ils ne l’avaient fait au préalable. Enfin, pas tous.

Mon acte a manifestement divisé le service. J’en aurais confirmation une semaine plus tard, quand je reviendrai à ton chevet après que tu seras sorti du coma. Une infirmière se présentera à moi pour me demander la raison profonde de mon acte. Et me dire que tout le monde ne m’avait pas désavouée dans le service. Je ne pense pas avoir pu lui dire autre chose que je n’avais déjà dite, à savoir que tu étais mon ami.

Ceux qui me parlent m’expliquent que ton coma est en partie provoqué par les stupéfiants, entre autres la morphine, contre la douleur. Faire quelque chose pour toi serait de te stimuler, i.e. rapporter à monsieur M. son parfum préféré : « Monsieur M. a horreur du parfum » ; ou sa musique préférée : « Monsieur M. a horreur de la musique ». Néanmoins, je fais cet aller-retour à Paris, le plus vite possible, où je prends sur la table le livre que tu viens d’acheter, et où j’apporte aussi à monsieur Touzot l’exemplaire d’Adreba Solneman qu’un coursier était venu chercher le mardi ou le mercredi, alors que nous étions au Mans.

Je m’aperçois plus tard dans le train ou même de retour à tes côtés du titre du livre : Gilgamesh, le grand homme qui ne voulait pas mourir. Je trouve la coïncidence assez extraordinaire, mais elle ne parvient pas à me convaincre que j’ai eu tort de désespérer. Reconnaître que j’ai eu tort de désespérer serait leur donner raison, à eux. A savoir que mon acte était infondé. Que j’ai perdu la tête.

Je suis dans cet état d’espérer sans y croire. Car les signes que tu donnes sont encourageants. Fin « spontanée » des hémorragies internes. Tes reins ont tenu par rapport à la transfusion massive. Tu es dans le coma, et ce coma semble pouvoir se prolonger encore. Peut-être plusieurs jours. Ta mort semble moins imminente. Je te lis des passages de Gilgamesh. Je te raconte l’entrevue avec Touzot. Je te dis que si nous nous en sortions, nous reviendrions nous venger. Je te dis que j’ai fait prévenir Mehdi de ton accident. Je te dis que je n’ai pas l’autorisation de rester près de toi pendant la nuit, je te dis « à demain, mon Christophe ». J’ai envie que tu sois encore là le lendemain matin quand je pourrai revenir à mon chevet.
 

L’entretien avec Doubin

Le lendemain matin, tu es dans le même état. Pas de progrès significatifs. Ton coma semble pouvoir se prolonger plusieurs jours. Plusieurs semaines ? Je suis contente de te retrouver mais ton corps et tes souffrances m’accusent. J’ai honte d’avoir failli. Je me torture pour savoir où j’ai commis une « faute ». J’ai épuisé mes forces dans le corps à corps, je n’en ai retenu aucune. Donc ce n’est pas là où je suis le plus coupable. Il me semble que la faute est « à l’origine », d’avoir fait confiance à ces hommes en blanc et de m’être ouverte de notre requête. Car en ce vendredi 16 avril, si les soins n’avaient pas repris, tu aurais cessé de souffrir. Je veux en avoir le cœur net et demande à voir Doubin.

Doubin n’est pas seul, il me semble. Lui et un autre médecin (Blezot ?) m’interrogent sur l’adresse de tes parents, que je ne peux leur donner. Ensuite, je veux savoir si Doubin aurait changé la décision d’arrêt des soins si je n’étais pas intervenue. Il se fâche. Il devient très violent en paroles. Il met en doute ma parole, que je ne suis peut-être rien pour toi, qu’il n’y a aucune raison pour qu’il me croie. Qu’il a vu des patients avec plusieurs femmes, que je représente un danger pour toi et pour lui, que je deviens une gêne dans la poursuite de son métier si je m’entête à vouloir assumer mes actes.

Il sort en colère, m’interdit de te voir et me fait convoquer par le directeur de l’hôpital.
 

Entretien avec le directeur de l’hôpital

Cela se passe dans un très vieux bâtiment administratif, à l’entrée de l’hôpital. Il me signale que j’ai commis un acte qui est passible de poursuite judiciaire. Je dis que je le sais et que cela ne change en rien la revendication de mon acte. Il me dit que l’hôpital, son enceinte, son territoire, est un lieu qui échappe aux lois du monde extérieur, dans le sens où c’est de leur responsabilité de prévenir ou non la justice et la police sur ce qui se passe à l’intérieur des murs, et que pour le moment, le professeur Doubin et lui-même ont décidé de ne pas prévenir la police, mais de m’interdire l’accès de l’enceinte, du territoire de l’hôpital, que je suis « persona non grata », « tricarde » jusqu’à nouvel ordre.

[Entre les deux bâtiments, l’un vestige d’une autre époque, l’autre central, moderne, les pensées bleues, blanches et violettes me parlent de toi, mon amour, dans le froid de cette cour d’hôpital que je vais devoir quitter. Tu m’appelles.]

Je demande à te voir une dernière fois. Je ne crois pas en avoir eu le droit. Je demande le droit de laisser une liste des noms de tes proches qui devraient avoir le droit d’avoir de tes nouvelles, cinq ou six personnes parmi lesquelles : Mehdi en tête de liste (c’est lui qui est le plus proche de nous, au plan de nos projets), puis j’imagine Claude-Hélène et Jean-Robert, Suzy, mais je ne me souviens plus ensuite.

Je ne pense pas qu’aucun de ceux que j’ai signalés ait pris de tes nouvelles directement.
 

Retour à Paris

L’état de stress quand je rentre à Paris est grand. J’ai le sentiment par moments de perdre la notion du temps. Ainsi le taxi qui me ramène de Montparnasse, et qui patiente à l’angle du CIC de la rue des Martyrs et de l’avenue Trudaine où je dois retirer de l’argent, me voit abandonner le distributeur et entrer dans le CIC pour réclamer mon argent qui n’est « jamais » sorti. Sur mes talons se présente un client qui rapporte l’argent qui est sorti après mon départ, et que je n’ai pas eu la patience d’attendre. Objectivement, le temps s’étire de manière extraordinaire depuis que j’ai reçu l’annonce de ton accident en début d’après-midi du mardi 13 avril.

Je rentre et essaye de cerner ce qui me semble devoir échapper aux mains de ta famille et de la police : ordinateur, carnets de notes, et peut-être la boîte contenant les lettres de Sophie, que je t’avais offerte lors d’un séjour à Amsterdam (tu me corrigeras peut-être).

Claude-Hélène et Michelle et moi-même emballons bien tout. Ce sont les affaires de la BE qui me semblent devoir avant tout être soustraites à l’inquisition des flics et de ta famille. Claude-Hélène ne me pose pas de questions sur ces affaires qu’elle accepte de prendre chez elle, et dont le contenu me semble hautement dangereux.

Plus tard, je leur demande de rester seule.
Le lendemain, je traverse la place des Abesses pour me rendre chez Ammad : un tournoi d’échecs était en vue, même si tu commençais à ressentir une lassitude à organiser ces tournois. Sur la place des Abbesses, je croise Maurice, auquel j’explique la gravité de ton état. Je sens qu’il est extrêmement touché, il se met à ma disposition pour m’accompagner au Mans avec sa camionnette du moment. Et puis Ammad aussi, je crois, et cela me fait du bien de sentir ces gens attristés par ton état. Je ne parle pas de mon passage à l’acte. Et je commence à recevoir pas mal de coups de fil à la maison de personnes du monde du travail aussi, qui veulent avoir de tes nouvelles.
 

-----------

Les appels à l’hôpital du Mans

La première fois que j’appelle pour avoir de tes nouvelles, le 16 au soir ou le 17 au matin en fin de nuit, je pleure au téléphone, car j’ai peur qu’ils ne veuillent plus me donner de tes nouvelles (Doubin avait été jusqu’à mettre en doute la nature de notre relation, de notre amitié), mais cette fois-là, j’ai de la chance car l’infirmier qui m’avait annoncé l’arrêt des soins le 14 au matin, vient au téléphone et me rassure : oui, il sait que je suis exclue de l’hôpital, mais j’ai le droit de téléphoner et je ne dois pas m’inquiéter, je serais prévenue si ton état évoluait de manière significative, et puis encore autre chose. Il veut s’excuser auprès de moi de m’avoir appris la mauvaise nouvelle le 14 au matin.

Cet homme était bègue. Je le signale car il n’avait pas bégayé quand il m’apprit la décision du service de réanimation à ton sujet le 14 au matin. Mais peut-être bégayait-il quand il m’a présenté ses excuses. En tout cas, je lui ai répondu que je ne lui en voulais pas du tout, et effectivement, je ne lui en ai jamais voulu. Aussi je pense parce qu’il a eu le courage et la compassion de s’excuser. Aucun autre ne s’est excusé. Et j’ai trouvé un peu fort qu’aucun des médecins qui avaient pris la décision initiale d’arrêter la transfusion ne s’excuse auprès de moi d’avoir perdu espoir et de m’avoir fait perdre espoir. Entendons-nous : je pense qu’ils ont le droit de se tromper, qu’ils se trompaient, mais qu’il est un peu facile pour eux de se réfugier derrière leur héraut. Pas même Doubin ne s’est excusé de la violence de ses propos quand il n’a pas voulu répondre à ma question sur la part que je portais dans sa décision de reprendre la transfusion sanguine, ni d’avoir douté de ma parole. Il faut dire que je lui ai pardonné cette violence avant même que nous nous rencontrions, dans une lettre que je lui remis quand je revins à l’hôpital du Mans après que tu es sorti du coma.

Comment n’aurais-je pas pu lui pardonner, à lui qui avait pris le risque de poursuivre les traitements et avait eu raison de me contredire, même s’il s’était emporté contre moi de manière injuste, puisqu’il t’avait ramené à la vie !

Par la suite, les appels à l’hôpital du Mans n’ont pas toujours été faciles. Je tombais parfois sur des infirmiers ou infirmières qui me demandaient de décliner mon identité et de justifier mon lien avec monsieur M., avant que de me répondre ou de me dire qu’ils n’avaient rien à m’apprendre. D’autres me faisaient sentir leur impatience à répondre à mes appels trop fréquents (j’essayais de me limiter à trois appels, un la nuit et deux pendant la journée).

 

L’injustice de Doubin n’est rien comparée à son mérite

Son injustice

1) Je ne représentais plus un danger pour toi après mon passage à l’acte. En effet, j’aurais été totalement incapable de re-commencer. J’étais épuisée. Il m’a fallu quelque douze ans pour revenir de cette énergie dépensée là. Et en douze ans, mon corps avait vieilli. J’ai su très vite après l’accident, que ce moment correspondait à la fin de ma jeunesse, au-delà de laquelle commençait le déclin de mes forces.

2) Qu’il n’ait pas répondu à ma question. Et qu’il se soit réfugié dans la colère, et dans la mise en doute de ma parole. Certes je ne reconnaissais pas mes erreurs, mais j’avais besoin qu’on me croie, que l’assemblée générale des humains ne doute pas de ma sincérité, ici comme à l’époque.

Son mérite

C’est d’avoir été au-delà des limites connues en matière de transfusion sanguine (tu constitues un record à l’époque), et ce dépassement record a permis de te sauver la vie.

 

Les appels d’Eric

Le téléphone était devenu le fil qui me reliait à toi. Quand il sonnait, j’avais peur que ce ne soit l’hôpital du Mans, car alors je pensais que ce serait pour une funeste nouvelle.
Ces heures d’attente loin de toi, d’attente de pouvoir de nouveau appeler le service sans me faire « jeter », d’attente que ton état « évolue », d’attente de « preuves » qui me permettent de reconnaître mon erreur, d’attente parasitée par le stress de recevoir l’annonce de ton décès, cette attente est très douloureuse.
Il y a eu les appels réconfortants de personnes avec lesquelles je n’étais pas particulièrement liée, comme cette comptable de la société pour laquelle tu travaillais qui disait des choses justes à propos de l’attente justement, qui me faisaient du bien. Elle semblait surtout prendre la mesure de la gravité de ton état et avoir une idée de ce que je traversais.
Il y a eu pendant les longues heures des nuits ces appels d’Eric, qui te poursuivait de ses délires alcooliques alors que tu t’étais proposé et l’avais aidé à entreprendre une cure de désintoxication, et ces appels au cœur de la nuit sont restés comme des piques qui me traversaient à chaque fois que je décrochais. L’hôpital m’annonçant ton décès.
Eric appelait parce qu’il était confronté à « ses » malheurs, et il n’avait aucune idée des tiens à l’heure où il t’appelait. Je lui en voulais de ne penser qu’à lui et l’ai envoyé « balader ». Mais il insistait. Je crois même que dans ses délires il te menaçait ou me menaçait (après sa tentative de suicide, il avait souffert de delirium tremens, et chaque fois qu’il buvait il associait les menaces à ses délires de persécution). Après que tu es sorti du coma, je pris le courage d’aller le trouver chez Mimi, un soir où je rentrais de l’hôpital, car je ne voulais plus être confrontée au stress de ses appels, et je lui dis de manière convaincante et en face, qu’il devait cesser. Ce qu’il fit.

 

La défection de Sacem

La défection de Sacem, je ne la compris que bien plus tard.

Il ne vint pas, et ne pouvait m’expliquer sa défection. Je ne doutais pas de sa réelle proximité par rapport à nos projets. Je crus sur le moment qu’il s’était éloigné de Paris, et plus tard je crus qu’il était mort. C’est lorsque je le vis un an plus tard pérorer sur la dernière page de Libération ou à l’intérieur des colonnes des Inrocks (je ne me souviens plus) que je compris qu’il avait pris la fuite à l’odeur de la mort, et qu’il nous avait leurrés avec Adresse.

C’était la personne dont je me sentais le plus proche. Il n’avait pas le téléphone, c’est pourquoi je l’avais fait prévenir de ton accident par Claude-Hélène. Il me semblait qu’après moi, c’était à lui que l’hôpital devait des comptes en priorité. Avec lui, le samedi soir, je pensais pouvoir réexaminer mon acte, et éventuellement la possibilité d’attaquer de nouveau, de tenir ma parole, mais pas seule, cette fois. Il ne vint pas.

 

Le passage de Jean-Robert

Jean-Robert est « monté » à Paris, pour me soutenir moralement. J’imagine qu’il est arrivé le dimanche et que je l’ai raccompagné le lundi à la gare. Son implication par rapport à nos projets était molle, et je ne voyais pas très bien ce qu’il faisait là. Il était manifestement ému d’entendre les coups de fil que je passais à l’hôpital pour essayer d’avoir de tes nouvelles. D’une part, j’avais besoin d’être seule et, d’autre part, nous n’avions pas énormément de choses à nous dire à propos de l’avancée des travaux de la Bibliothèque des Emeutes, car il s’était toujours positionné à la marge, comme technicien, et non au cœur, comme Mehdi avait au moins tenté de le faire à un moment donné. J’eus un doute sur les raisons du déplacement de Jean-Robert : je le vis en éclaireur du petit milieu et lui fis sans doute un mauvais procès en lui reprochant d’avoir partagé ce que je lui avais dit lors de mes deux appels dans la nuit du 14 au 15 avec les personnes qui l’entouraient ce soir-là dans sa maison de Najac. Je ne connaissais pas toutes ces personnes et c’est pourquoi j’étais choquée qu’il leur en ait parlé. Je comprenais à travers Jean-Robert que je n’avais pas envie de me laisser déposséder des mots que j’utiliserai pour parler de l’accident. D’ailleurs, quand il est venu à Paris, nous n’avons plus reparlé (enfin, je crois) du passage à l’acte. Et à partir de ce moment, avec toutes les personnes auxquelles j’ai parlé de l’accident, j’ai mesuré le risque qu’elles en parlent en mesurant mes paroles, et j’y ai mis suffisamment de solennité pour qu’elles ne s’étalent pas comme l’avait fait Jean-Robert. Mais bien sûr, je n’en suis pas sûre.


 

Peur

Le 20 novembre 2008

Je me réveille en pensant que peut-être tu auras mal compris ce que j’essayais de te dire hier.

J’ai osé contredire ton projet de suicide en te présentant le danger de perdre espoir par rapport à ton aimée. C’est de tenter de te communiquer mon « expérience », aussi difficile que cela soit.

Je voudrais qu’il n’y ait pas de confusion possible. Parce que par ailleurs, je me rends compte que j’ai peur du suicide. Mais ce n’est pas cette raison qui m’a fait argumenter hier, ni aujourd’hui. N’aie crainte que je faiblisse – d’ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu pourrais avoir peur que je faiblisse, puisque le suicide, même en cas de double suicide, correspond à une prise de responsabilité qui incombe à chacun des uns. Tu ne m’as pas demandé de me suicider avec toi. Au contraire, quand tu m’as fait part de comment tu envisageais l’avenir pour toi, tu m’as incitée à examiner ce qui pourrait donner raison en moi, et par-delà toi, à toute la vitalité que j’ai montrée ces derniers temps. Tu m’as, à mon avis, incitée à retourner sur les lieux de l’accident, aussi pour cette raison. Pas parce que tu projetais de te suicider, mais sans doute parce que tu étais en train de me quitter, pour Sophie. Ce que tu feras aussi en te suicidant.

Je ne t’ai pas demandé non plus de m’attendre. Ou plus exactement, je le désire et te l’ai demandé dans un premier temps, car je voulais que nous mettions ensemble de l’ordre dans nos affaires avant que de passer à l’acte. Je voulais d’une part te « donner » cet éclairage de ma vie, d’autre part si tu m’en laisses le temps lire et te découvrir encore à travers le livre à Sophie, mais avant cela finir et rendre public l’investigation sur les courants de pensée du XXe siècle, et anticiper sur la pérennité de nos sites, de notre œuvre. Publier De l’amour, et notre position sur le suicide. Je ne t’ai pas demandé de m’attendre absolument. Ta souffrance était telle après le 25 octobre au matin, que je t’ai libéré de m’attendre, t’ai dit que je finirai seule si cela était nécessaire. Et puis j’ai commencé de reprendre espoir pour toi, de croire avant que tu ne revoies Sophie le 10 novembre qu’elle puisse faire un miracle lors de cette entrevue. Qu’elle puisse te redonner « espoir ». Non pas qu’elle se renie, mais qu’elle te donne une surface d’intervention, qu’elle te laisse une ouverture. Elle n’a rien fait de tel. Mais elle n’a pas fermé non plus. C’est une femme qui ne rompt pas.

Quand tu étais allongé sur ton lit d’hôpital, dans la nuit du 14 au 15 et que je réfléchissais, souffrais avec toi, et te regardais, tu ne m’as pas non plus donné de signes pour que je reprenne espoir dans ta capacité à sortir du coma et à recouvrer tes facultés, peut-être m’en as-tu donné mais je n’ai pas su les lire, tu étais au seuil de la mort, mais tu n’as pas rompu. Je me suis enferrée dans mon désespoir, à tenir ma parole, et j’ai eu tort. S’il y a un parallèle entre les deux situations, examine-le, Christophe. Si tu reprenais espoir en Sophie – car c’est de cela qu’il s’agit – et que tu renonçais pour elle à te suicider, je crois qu’il n’y a rien qui me ferait plus de bien, que je serais capable d’en assumer les conséquences, dans la mort ou dans la vie : c’est là que réside ma vitalité. Mais si tu ne reprends pas espoir en Sophie, si tu sens qu’elle t’a privé sans retour possible des moyens de mener à terme ton projet, avec elle, eh bien j’essayerai de te soutenir, pour mettre en ordre nos affaires, et j’imagine que ce n’est pas le courage de passer à l’acte qui me manquera, car ce sera le moyen de faire taire mes souffrances et cette désespérance. Même si je redoute que ce ne soit pas facile, que ce soit violent, douloureux, effrayant, et aussi parce que j’ai peur d’échouer. Peut-être même que ce passage à l’acte-là comporte aussi une part de jouissance insoupçonnée, mais je n’en vois qu’une, celle de la maîtrise de la fin. Et surtout celle de la maîtrise de la fin à tes côtés.



 

Représentations de la mort

Si je m’étais représenté ta mort, en 1993 (il ne me semble pas l’avoir fait avant que d’être passée à l’acte), je suppose que j’aurais imaginé que tu expirerais dans mes bras, sans doute à travers quelques convulsions, puisque tu chercherais ton air après que je t’aurai débranché, mais sans doute suffisamment rapidement pour que le service n’ait pas le temps d’intervenir. Après, la revendication de mon acte n’aurait pas été un problème, quelle que soit la manière dont le service m’aurait fait payer mon geste (coups, stigmatisation, dépossession de mon acte, poursuites judiciaires… je n’avais pas été dans la représentation de cet après ta mort, mais j’étais prête à en assumer toutes les conséquences).

Quand je me suis allongée sur toi, après avoir rompu l’arrivée d’air dans tes poumons, je me suis allongée sur toi dans une étreinte à mort. Dans une dernière étreinte, devrais-je dire.

Claude-Hélène, faisant le constat de mon échec, relevait avec ironie la différence de nos poids respectifs, je ne me souviens plus exactement de la métaphore qu’elle utilisa, mais c’était l’idée d’un moineau qui par son corps aurait voulu étouffer un éléphant. Je pris dans la lettre à Doubin la métaphore du « poussin » et du « lapin », du « poussin » ami du « lapin », et qui s’était trompé à deux niveaux : essentiellement sur ce que voulait son ami le lapin, et au-delà sur les moyens de lui venir en aide.

Mais quand je suis passée à l’acte, je ne me suis pas allongée sur toi avec l’intention de t’étouffer. Je me suis allongée sur toi pour te sentir dans tes derniers instants de vie. Pour être avec toi, tout contre toi, soudée à toi jusqu’à ce que tu ne respires plus. Et cette étreinte était ce que je n’avais pas soupçonné : une lutte, pendant laquelle j’ai dû m’accrocher pour ne pas te lâcher, un corps à corps passionné, difficile, violent, jouissif aussi, comme je l’ai reconnu avant-hier, et dont l’issue était à l’opposé de ce que ma certitude bornée me soutenait.

Si j’ai pu avoir peur du passage à l’acte concernant ma propre mort, c’est que j’entrevois qu’en aucun cas il ne correspondra à ce que mon imagination peut anticiper (concernant la douleur, le temps, la douceur ou la violence de l’émotion, la possibilité de te serrer la main, toi qui sera essentiellement avec Sophie en pensée) et que je ne voudrais pas échouer.

 

En guise de jugement

J’essaye d’être le plus juste possible devant l’assemblée générale des humains. Je me rends compte que les mots que les uns et les autres ont utilisés jusque-là pour juger de mon acte étaient approximatifs, et inexacts. Même les mots de Claude-Hélène, qui allaient dans le sens de reconnaître ma prise de responsabilité, montraient mon absence de lucidité, et étaient une façon de rejoindre le verdict des infirmières qui avaient dit que j’avais perdu la tête. J’étais plus prête à entendre « sa » version des faits que celle de la psychologue qui disait que je « ne savais plus ce que je faisais ». Mais « la » version des faits de Claude-Hélène était également erronée. Car elle déplaçait mon intention. Mon intention, mon « désir », était que tu meures, mon intention n’était pas de t’étouffer par le poids de mon corps. C’est pourquoi il était abusif de prendre cette comparaison. Si j’avais voulu t’étouffer, je crois que j’aurais pensé à cette question de « forces » en présence.

La personne qui, il me semble, comprit le mieux ce que je fis, c’est toi mon amour.

L’autre personne qui me réconforta, parce qu’il me sembla qu’elle avait compris mon intention, à défaut du passage à l’acte, c’est Suzy. Quand je lui rapportais ce que je fis – nous n’en parlâmes qu’une seule fois, après que tu es sorti du coma –, elle me dit après que j’ai fini de parler comment s’était passée l’agonie de son pépère. Et de cela par la suite, elle me reparla : six interventions sur ce petit organe du pancréas, un mois de coma, le scotch sur les yeux de son pépère, l’acharnement et l’impression qu’ils avaient fait des expériences sur le corps de son homme. Mais ce jour où nous avons parlé de toi et des quarante-huit heures qui suivirent l’accident, elle me dit que pendant ce mois d’agonie, elle avait songé passer à l’acte, que cela lui avait traversé l’esprit, qu’elle avait par moments désiré qu’il meure plutôt que de le voir dans cet état, et qu’elle aussi avait songé mettre fin aux jours de son pépère, qui progressivement avait cessé de s’alimenter pour sombrer dans la nuit du coma et de l’assistance alimentaire.

J’ai du mal encore aujourd’hui à ne pas me considérer comme coupable d’avoir eu ce désir que tu meures pour t’aider à en finir, parce que ta vie a donné tort à ce désir. Dans le cas de Suzy, son désir n’était pas coupable, bien que je ne sois pas sûre qu’elle en ait jamais parlé à sa fille, mais elle avait semblé comprendre mon acte tout en étant extérieure, sans en dénaturer l’intention.

Je pense qu’il y avait aussi une part d’égoïsme dans l’aide que je voulais t’apporter, car tant que j’œuvrais pour toi, ma douleur était plus facile à supporter. C’était une manière de la tenir à distance, après l’annonce de ta mort prévisible et de l’arrêt des soins.

Les mots paraissent courts et insatisfaisants pour rendre compte de l’intensité des événements qui se passèrent après ta perte de connaissance, et avant que tu ne recouvres la conscience. Ces mots m’ont longtemps fait défaut pour parvenir à m’expliquer, comme m’y invitait cette psychologue du service, qui faisait un travail d’enquêteur chargé de dresser un constat. Mais finalement, les mots que je lui servis me paraissent assez justes dans leur concision. Et au-delà, les constats qui m’ont permis d’avancer, c’est à toi que je les dois. Toi, tu m’as écoutée, tu m’as questionnée, toi, tu m’as crue, fondamentalement. Et toi, tu n’as pas rechigné à parler d’erreur avec moi. Tu as tout de suite, avec ton humour et ta grande sagesse, relativisé mon erreur en parlant d’un « festival d’erreurs » (tant de mon côté que du côté des médecins). Tu as, d’autre part, soutenu ma parole face aux médecins dès que tu es sorti de ton coma. Et je t’assure que cela fait du bien d’être reconnue quand on avance seul dans l’adversité et le manque de respect. Tu m’as reconnue. J’étais bien celle qui s’était présentée à eux comme l’amie de monsieur M. Concernant la famille, tu as tenu le même discours que le mien à Doubin, qui après avoir réalisé un « miracle » avec ta vie aurait bien voulu ajouter celui de te réconcilier avec ton père (!). Tu as parlé de tragédie comique, et tu pris conscience petit à petit de l’intensité des événements, de la gravité de ton état et de la perspective qui s’offrait à toi qui n’avait pas « voulu » mourir. J’entends encore tes paroles, qui étaient du baume pour moi : « Ne t’inquiète pas, Agnès, ce n’est qu’un accident. » Ou encore celles-ci, bien que je conteste le fait que tu n’aies pas souffert : « Je n’ai pas souffert, Agnès, c’est toi qui as souffert. » Toi, qui as écrit ces mots dans le bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes : « La vie se distingue de la survie par l’existence d’une perspective historique. » Et plus loin, à propos de l’euthanasie : « L’interdit sur l’euthanasie est le plus flagrant témoignage de la sacralisation de la mort. Entre la douleur et la mort, arbitrairement, il est décidé a priori, donc en dehors de la personne concernée, que la douleur est préférable. Lorsque quelqu’un se trouve devant le choix d’être handicapé au point de ne plus pouvoir atteindre les buts qu’il s’était proposés, ou bien d’achever d’un coup l’inutile tourment qui le lui rappellera jusqu’à une autre mort, inévitable et qu’il n’a pas choisie, il est pressé par tout ce qui respire autour de lui l’interdit de la mort, par la loi, par la superstition, par la détermination existentielle d’un corps médical alors omnipotent, de réviser ses buts en ersatz à portée de fauteuil roulant ou d’une cécité inévitable. Il existe des individus dans le coma depuis des années, maintenus dans cette survie au nom de la prééminence religieuse de la survie, alors qu’ils sont définitivement incapables d’avoir une vie, et que leur réveil les tuerait aussitôt. Pour ma part, je pense que l’euthanasie devrait être exécutée non seulement si celui qui en est l’objet en donne l’ordre, mais sur l’avis du conseil de ceux qu’il aura préalablement désignés comme amis, ce qui permettrait d’avoir de l’amitié un compte plus attentif que la lâche inflation qui en est le cours actuel. De ce conseil devraient être exclus, par principe, les membres de la famille, tant que la famille a des droits et des intérêts légaux, qui renforcent sa tyrannie sur les individus et son conservatisme sur la société. Les erreurs et les excès ne seraient certainement ni plus tragiques ni plus nombreux que l’acharnement thérapeutique, qui confond vie et survie au profit exclusif de cette dernière, et qui s’applique aujourd’hui avec toute la violence d’un exécutif médical qui ne tient ses pouvoirs que d’un savoir sommaire, imprégné à chaque article de l’anthropologie la plus conservatoire. »

 

En forme de bilan provisoire

Le désir que tu meures n’est pas coupable. C’est de n’avoir pas su réviser mon désespoir, de n’avoir pas su lire les signes que tu donnais de vitalité et d’espoir possible de sortie du coma.

D’espoir possible de retrouver tes perspectives de vie, qui conjuguaient perspectives historiques et quête de l’aimée.

Ce que je devrai corriger, en me relisant, s’il peut y avoir ambiguïté. Après coup, quand j’ai pensé que j’avais voulu mourir avec toi, j’entends bien la confusion qui peut naître de cette façon de parler. Et peut-être que j’entretenais la confusion dans ma tête par manque de courage d’examiner de quoi était fait réellement ce moment, qui m’avait permis de découvrir que je t’aime et mes limites, mais où je n’avais pu reconnaître qu’il contenait aussi du plaisir (quoi ?, du plaisir alors que j’étais en train de te tuer  !), et qui n’aurait pas manqué de m’emmener sur les lieux du choix de 1989 (peur de remettre en jeu le sens de la dispute, qui comprenait à mon sens une injustice contre moi, mais que je refoulais par culpabilité, puisque j’avais mis en péril nos projets et la possible reconnaissance de mon amour pour toi, peur de découvrir l’étendue de mon orgueil et de mes limites dans ce passage à l’acte-là, peur de reconnaître que j’avais eu tort sur toute la ligne lors de cette dispute : car j’avais sacrifié nos projets pour le plaisir, sous prétexte de ne pas vouloir sacrifier mon plaisir à nos projets). Mais en 1989, le plaisir coupable était dans la séparation de toi, tandis qu’en 1993, le plaisir coupable était dans la fusion avec toi.

En passant à l’acte, je n’ai pas voulu mourir avec toi, au sens d’en finir avec toi et avec moi en même temps, mais fusionner avec toi dans tes derniers instants de vie. Effectivement, je n’avais pas projeté de mourir, moi, à ce moment-là. Je ne savais pas de quoi l’au-delà serait fait. Mais il y avait un au-delà, a priori. Notre projet n’avait pas lieu d’être interrompu de cette manière. Accidentelle, arbitraire. Oui je pensais la poursuite de notre œuvre au-delà de ta mort, ce que je ne fais plus aujourd’hui, car je ne le pense plus possible, pour moi. J’étais forte à ce moment-là du mouvement historique qui nous portait et que nous portions à travers la Bibliothèque des Emeutes. Nous avions rendu public un projet pour l’humanité dans l’introduction d’Adreba Solneman, qui me semble toujours aussi valide aujourd’hui, mais qui ne rencontre plus le possible qui existait en ce milieu d’année 1993. Tu n’aurais pas survécu à tes blessures ou à mon action en 1993, il n’est pas sûr que j’aurais été à la hauteur de cette perspective historique, surtout du fond d’une prison. Mais en tout cas, j’en avais la vitalité, le désir, et ton être imprégnait le monde, ses murs, ses ouvertures, sa grandeur, son projet, et m’imprégnait moi, mon cœur, ma raison et ma folie.

Aujourd’hui, à l’aune de l’examen du monde et de mes forces, je n’ai aucunement l’envie de te survivre, si ce n’est cas de force majeure le temps de mettre en ordre nos affaires. Je n’ai nullement l’envie de résigner et de ramener ma perspective de vie à une simple perspective de survie. Nos efforts pour assurer notre survie seront toujours soumis à cette perspective de vie. Et si avec toi, mon amour, aujourd’hui, c’est difficile, douloureux et périlleux, sans toi, mon amour, aujourd’hui, je n’en ai plus, je n’en aurai plus la force.
 
 
 
 
 

 

 

 

Troisième partie     
 

------------Résurrection [Résurrection de l’espoir]
 

La voix d’outre-tombe
Commettre un crime
Croire au miracle
Peurs et paniques, culpabilités et plaisirs
A propos de l’euthanasie, et de l’hypocrisie du soi-disant non-acharnement thérapeutique
Sophie
En conclusion :
Ce que j’ai appris à travers ce rapport, et pourquoi je l’ai fait.
Ce que j’avais à te dire. Ce que je voulais que tu saches et ma requête.
 

[J’ai tenté de répondre à toutes ces questions au cours du récit achevé le 1er décembre, achevé en hâte et en stress afin de te confier ma requête et que nous en reparlions. Cette troisième partie était la moins « finie », et est celle qui t’a le plus déçu. Non pas parce que je l’avais laissée en l’état de brouillon, mais certainement parce que j’ai dérivé de mon sujet pour représenter ma requête, concernant aujourd’hui et notre futur, ce dont nous avions déjà parlé. De fait, certains retours en arrière ne me permettaient plus d’avancer, et te laissaient sur l’impression de quelques répétitions.

Aujourd’hui 23 janvier 2009, je vais reprendre cette troisième partie, essayer de la resserrer, afin de circonscrire un peu mieux ce moment du retour à la parole, à la conscience, à l’échange, en m’appuyant sur la dernière chronologie que j’avais dressée pour toi en décembre 2008 et sur les éléments que j’ai pu collecter depuis.

Depuis… depuis, j’ai lu le Laser azuré dans sa totalité. J’avais attendu de te remettre Pour toi avant d’en commencer la lecture. Cela m’a fait du bien de te lire, de te pénétrer davantage. Nous avons pu en parler, je t’ai fait part de mes critiques et de ce que j’ai découvert.

Parmi mes critiques, il y a que tu n’es pas toujours assez prudent avec les mots. Les mots te servent parfois à provoquer. Certains mots, notamment, recouvrent des passages à l’acte que tu n’as pas commis, et il y a là une importante nuance.
Parmi les choses que j’ai découvertes, il y a que tu as commencé d’écrire sur Sophie, pour Sophie, à travers Sophie, seulement quinze jours avant d’avoir ton accident. Cela, je ne le savais pas.

Et pour ce qui a trait à mon sujet, ici et maintenant, la période où tu sors de ton coma, certains éléments de ton souvenir concernant ce moment m’aideront sans doute à être encore plus juste dans la restitution de mon souvenir. Nous verrons.

PS : Malgré les garde-fous que je me suis donnés dans le croisement de visions subjectives et « objectives », tout ce qui suit dans la reconstitution des faits me semble incertain au niveau des dates.]


 

------------

Reprise du récit

Le 21 novembre 2008
 

Le mercredi 21 avril en fin de matinée. Ou alors le mardi 20. (Avant la lecture du Laser, je penchais pour le 21, depuis je penche pour le 20.)
J’étais sortie. Je rentre et aperçois que notre répondeur affiche un nouveau message. Ta voix au travers de la machine s’adresse à moi.

Une voix d’outre-tombe.
Ton embarcation est revenue se cogner au rivage des vivants.
Je reconnais ta voix : c’est bien toi. Ta voix n’est pas la même, c’est une voix que je n’ai jamais entendue, extrêmement grave. Il me semble que tu me dis quelque chose comme « bonjour… c’est moi, je voulais te dire que ça va, que je suis à l’hôpital ».

Je vais bien sûr essayer de réécouter cette bande, même si quinze ans plus tard, je ne sais pas si je pourrai me procurer l’appareil le permettant.
 


 

Avec le temps, j’ai le sentiment que la bande ressemble à ton écriture, et que j’ai du mal à déchiffrer certains mots, ou bouts de phrases. Je me souviens que sur le coup, je n’ai pas non plus tout saisi, mais c’était toi, sans aucun doute possible.

Ta voix grave, épuisée, lasse, hésitante, presque récitante, mais aussi ton humour, ton optimisme, ton détachement. Et tu me dis « au revoir », et je comprends dans cet au revoir : « nous allons nous revoir ».

Ce qui me serre le cœur dans ton message, c’est que tu ne sembles pas étonné ni peiné que je ne sois pas à tes côtés. Je voudrais moi être à tes côtés, j’aurais dû être à tes côtés, or je ne le suis pas. A cet instant, tu mènes ta route et ton combat, sans moi.

Ce 21 (20) avril 1993, j’ai repassé la bande, deux ou trois fois, ou plus avant d’appeler l’hôpital du Mans. Je te croyais, mais quand la bande s’arrêtait, j’avais besoin d’entendre de nouveau. La réalité de ta voix était comme un miracle qui se délitait à la fin du message. Le service ne m’a pas donné beaucoup de précision sur l’heure à laquelle tu es sorti du coma, a seulement affirmé que c’était, paraît-il, le jour même, et j’étais un peu choquée qu’ils ne m’aient pas appelée plus tôt. Normal, non ? N’étais-je pas qu’à la périphérie, et même exclue de l’hôpital ? Aurais-je le droit de venir te voir ? Oui, j’aurai le droit de te voir. La sanction était tombée. J’allais pouvoir me présenter à toi, et te parler.

Il y avait tellement de fatigue et d’épreuve dans ta voix que j’étais très inquiète pour toi. Mais comme tu étais là, comme tu parlais, tout devenait possible, de nouveau. Je crois que j’ai commencé par pleurer. A laisser échapper un peu de la douleur que j’avais contenue depuis le 14 au matin. Et puis je crois que je me suis ressaisie très vite, car je ne m’autorisais pas à pleurer, puisque tu étais revenu. Et j’ai commencé les démarches de mon départ au Mans. Mon état de fébrilité à l’idée de notre confrontation ne cessa de croître, et aujourd’hui que j’entreprends le récit de ce moment, je n’arrive plus à me souvenir des circonstances de nos retrouvailles. [Soir ou matin ? Ne plus se souvenir de l’instant où mon regard plonge dans le tien pour la première fois, et le tien dans le mien. Dans mon souvenir, des bribes affleurent comme des marques de doigts sur une joue, mais les marques les plus constantes sont celles de l’incertitude et du black-out.]

O mon Christophe, que la traversée a été longue et pénible. Et toi qui m’as soutenu, depuis, que tu n’as pas souffert ! – Oui, tu n’as pas souffert de ces lésions-là, je le sais bien pourtant. Mais tu devrais écouter ce message, à peine audible, que j’ai dû réécouter une bonne cinquantaine de fois, ou plus avant d’arriver à cette transcription.
 

« Eh [bien voici ???…] on fait aller, que ma voix est toujours en état de fonctionnement, presque normale, et que je suis en pleine santé, et… [???? patienté ???? suis resté au lit ???…] depuis fort longtemps et [j’ai beaucoup dormi ???]. Donc c’est pour… Ça va beaucoup mieux. Je te fais de grosses bises. A bientôt. C’était Christophe. Au revoir. »

Chaque mot est un effort. Chaque nouvelle phrase est un effort, et se termine dans un souffle. Mais tu parles : ta voix, « presque normale », est un miracle.

Tout au long de la première longue phrase, chaque virgule marque le temps d’une pause, où ta voix et tes forces semblent te quitter, mais où tu reprends et continues ton idée. C’est pourquoi j’ai pu parler d’une voix « récitante ». Là où tu es le plus combatif, c’est quand tu commences la deuxième phrase, où tu hésites sur la suite de ton discours. Manifestement, tu réfléchis et abandonnes ta première idée. « Donc c’est pour… » Et quand tu reprends le fil (c’est à ce moment-là que tu as le plus de force, que ta voix est la plus assurée) d’un « Ça va beaucoup mieux », c’est comme une déclaration de guerre. C’est le moment de ton message que je préfère, où je te retrouve le plus. Après cette déclaration, tu sembles de nouveau épuisé. Quatre phrases encore qui commencent et se terminent chacune dans un souffle. Que d’efforts, que de volonté. Merci, merci, merci Christophe d’avoir fait cet effort pour me prévenir.

Je regarde de nouveau vers l’avenir. La tension reprend du sens. Je te crois. Tu es vivant. Tu sembles hésitant, mais ta lucidité est bien là, intacte, quand tu affirmes que ça va beaucoup mieux. Et ton humour et ton recul quand tu me dis être en pleine santé. Et ta gentillesse quand tu me dis que tu me fais de grosses bises. Je pleure en écrivant cette dernière phrase, excuse-moi de pleurer. Et ta force qui te permet de prononcer tout ce long discours malgré ta grande faiblesse. Tu es vraiment extraordinaire, mon Christophe.

 

-----------

J’ai perdu la mémoire.
Le temps se déstructure de manière bien plus grande que ce n’avait été le cas jusque-là.
Toute la nuit du 21 au 22 novembre, je me suis mise à la torture de savoir comment nous nous sommes retrouvés. Mais je n’arrive pas à retrouver le souvenir du moment où nous nous retrouvons.
 

Le 21 novembre 2008

Contradictions

Je suis un monstre. Je pleure et n’arrive plus à regarder en arrière. Toute l’intensité, tout, était coupable, y compris mon désir que tu meures. La seule chose qui n’était pas coupable, c’était d’avoir voulu tenir ma parole. Mais tenir ma parole contient et implique le désir que tu meures. Or ce désir était contraire au tien. Je me suis trompée sur l’évaluation de ton état, sur l’interprétation de ton désir, de tes souffrances. C’est ce qui rend le retour sur mes deux passages à l’acte si difficile, si coupable.
Retour sur le passage à l’acte, aujourd’hui : je réalise aujourd’hui qu’en te disant je t’aime, avant de passer à l’acte, j’avoue, je me rends, mais je ne me rends pas complètement.
Il manque dans l’aveu une partie de la vérité. Ce qui manque, c’est de dire : je t’aime et je te désire. Là est l’aveu complet. C’est cet aveu-là qui contient et implique la reddition. Mais aurais-je pu passer à l’acte si j’en avais eu conscience en 1993 ?
Je conçois que pour toi c’est un aveu bien tardif – 2008 – qui me permet d’aller au bout de la contradiction, entre toi et moi, et de me rendre, véritablement, quand je compris enfin où et comment j’avais été injuste avec toi. C’est cet aveu qui met fin à mon orgueil.
En quoi les mots sont des actes. Permettent des actes.
 

Par déduction, je vais procéder par déduction. A nouveau dresser une chronologie. Et puis ajouter dans ce qui précède ce que les gendarmes ont bien voulu me dire de toi quand je viens récupérer tes affaires.


 

Quand je pénètre ta chambre à l’hôpital du Mans, le lendemain matin – nous serions alors le 22 (ou le 21), et il ne me semble pas possible que je ne t’ai pas vu la veille, à cause de l’histoire de la valise ou du sac que je ne rapporte pas à ma chambre d’hôtel –, tu orientais dans un autre sens que dans les chambres où tu te trouvais avant mon exclusion de l’hôpital. Ta tête est à ma droite, et tes pieds à ma gauche. Tu as encore beaucoup de fils et tuyaux qui sortent de ton corps, mais tu n’as plus le gros tuyau dans la bouche, c’est ton nez qui reçoit l’oxygène. Les deux ailes de ton nez sont blessées, et resteront marquées.

Je consulte le compte rendu d’hospitalisation et je lis que l’alimentation par gavage a repris le 21. Et que tu seras extubé le 26.

Et puis il faudra que je mette en ordre mon plaidoyer.
 

M’appuyer sur la supériorité de l’intelligence du cœur. Ne pas éluder notre différend. Ma souffrance à chaque fois que tu m’as montré mon manque d’intelligence. Et à chaque fois que tu as cherché à dévaluer mon amour pour toi, comparé au tien. Moi je n’ai jamais pensé que tu manquais d’intelligence, et je n’ai jamais cherché à dévaluer ton amour par rapport au mien. Je sais que ton amour pour Sophie est immense.

Je n’ai pas lu encore le livre que tu lui as écrit.

[Maintenant que je l’ai lu, je comprends beaucoup mieux le gouffre, le déphasage entre ton expérience et la mienne, qui t’a amené à douter de mon amour pour toi.]

Avoir eu tort de désespérer, c’est mon expérience : j’ai eu tort de désespérer de toi. Et te montrer que peut-être tu as tort de désespérer. Avoir peut-être raison, mais sans aucun orgueil de ma part dans le désir d’avoir peut-être raison.
 

Il y a deux moments importants qui se passent après ton « réveil », et il me semble qu’ensuite je pourrai arrêter le récit.

[La pensée qui revient buter sur ces moments douloureux a besoin de s’en écarter aussitôt pour s’apaiser. Il est d’autant plus difficile de circonscrire ces moments que ma pensée d’alors n’était plus maître de ses allées et venues et de sa progression vers toi.]
 

--------------

Ajout du 22 novembre 2008
Ce qui manque dans mon récit des faits avant ton réveil.

A la gendarmerie. Donc le 14 en fin de matinée.
Ce que m’apprennent les gendarmes. L’alerte a été donnée par un automobiliste qui te suivait à quelques centaines de mètres. Il a vu que tu perdais le contrôle de ton véhicule, qui a zigzagué sur l’autoroute assez peu chargée en voitures avant que d’aller sur le bas-côté et de faire des tonneaux sur plusieurs centaines de mètres. Je ne sais pas si c’est possible de faire des tonneaux sur plusieurs centaines de mètres, mais l’indication du gendarme, d’après le témoin, était que ta voiture avait rebondi très longtemps à travers champs.

L’automobiliste donne l’alerte.

Un gendarme est dépêché sur place assez rapidement, un jeune gendarme pour qui tu es son « premier » accidenté de la route. Quand il arrive, tu n’as pas perdu connaissance, tu lui parles et il doit te raisonner pour que tu ne décroches pas ta ceinture, car tu lui indiques ton intention de vouloir sortir du véhicule. Et tu lui donnes aussi notre numéro de téléphone pour qu’il m’appelle.

Je ne sais pas si l’automobiliste qui te suivait est resté à tes côtés. S’il s’est arrêté ou s’il a poursuivi sa route pour donner l’alerte au plus vite. A cette époque, les téléphones portables n’existaient pas, donc je pense qu’il est peu probable qu’il soit revenu sur place. Mais j’aimerais le rencontrer, pour qu’il me donne plus de détails sur ce qu’il a vu et les circonstances de ton accident. Les gendarmes refusent de me donner ses coordonnées, car cet automobiliste leur a demandé de rester anonyme.

Ni lui ni le gendarme, dont nous recueillerons le témoignage par l’intermédiaire de sa sœur, qui travaille à l’hôpital du Mans, et qui viendra plus tard rendre visite au « miraculé », ne pensent manifestement que tu puisses t’en sortir.

J’ai appris que l’ambulance a mis plusieurs heures pour rejoindre l’hôpital du Mans, car tu as perdu connaissance, et ils ont tenté de te réanimer, à plusieurs reprises.
 

--------------
 

Ajout du 22 novembre

Ce que m’apprend le compte rendu d’hospitalisation.

Les cinq arrêts cardiaques ont eu lieu en salle d’opération, pendant que les médecins sont intervenus pour toi, entre 18 heures et 24 heures.

Deux ont lieu après la laparotomie (ouverture large de l’abdomen) et la splénectomie (ablation de la rate) et la tentative d’hémostase (tentative d’arrêt de l’hémorragie) thoracique par voie abdominale et ton cœur repart deux fois après massages cardiaques. Trois autres arrêts cardiaques ont lieu lors de la thoracotomie gauche et pendant la fermeture, qui nécessitent de nouveaux massages cardiaques et ADRENALINE. Doubin dira quelques mois plus tard de ne pas nous inquiéter pour ton cœur : que tu as un très bon cœur. Je confirme. Entre-temps, l’exploration était continuée par voie cervicale mais ne permet pas d’assurer non plus l’hémostase thoracique. Ce que révèle la première laparotomie est la présence de sang dans les viscères (hémopéritoine par rupture splénique), la rupture diaphragmatique et le saignement intra-thoracique.

La transfusion sanguine.

De la décision d’arrêter et de reprendre, le compte rendu l’évoque, sans que ce soit clair.

Extrait de compte rendu : « La transfusion totale per-opératoire a été de 52 culots, 38 PFC, 15 unités de plaquettes et 12 l. d’albumine à 4 %.
Le malade est alors admis en REANIMATION CHIRURGICALE.
Jusqu’au matin, l’ensemble des drains continuera à donner environ 1 l./H. avec une tension maximale aux alentours de 60 mm Hg. Néanmoins, on constate un maintien de la diurèse, un état neurologique satisfaisant sous sédation (myosis serré, flexion adaptée) et une hémostase correcte (TP : 50, Plaquettes : 50 000). Dans ces conditions, il est décidé de poursuivre la réanimation. » [C’est moi qui souligne.]

Cette dernière phrase recouvre l’hésitation du service, mais ne dit pas qu’il a été décidé de ne pas poursuivre, avant que de décider de poursuivre.
 

Puis, je lis ceci :
« Au cours de la journée du 14 Avril 1993, on assistera à une baisse du syndrome hémorragique et une remontée de la tension. En allégeant la sédation, on obtient un éveil correct.
AU TOTAL, au cours des 48 premières heures, y compris le Bloc Opératoire, Monsieur CHARRIERE aura reçu 89 culots, 65 PFC et 22 unités de plaquettes. »

Je sais qu’en 1993, il s’agit d’un record. Aucun accidenté admis à l’hôpital du Mans n’avait reçu jusque-là autant de sang et plaquettes et PFC.

Quand je passe à l’acte, dans la nuit du 14 au 15, l’hémorragie n’a pas cessé, mais a diminué.


 

En forme de bilan provisoire

Ce que j’ai bien voulu croire : que Doubin avait changé la décision à cause de moi, rien de moins sûr. Il est possible que quand ils me convoquent dans ta chambre, la décision de continuer est déjà prise au moins par Doubin. Mais je ne le pense pas : Doubin rebondit sur mes propos et semble devoir convaincre ses collègues. Il est possible que la manifestation de mon désespoir l’ait touché et ait conforté sa décision, je ne sais pas.

A propos de mon premier passage à l’acte : j’entends surtout le « allez y ». J’entends le défi, si bien que quand je me ferme au monde environnant avant de passer à l’acte, je réponds aussi en parti au défi de ce médecin. Mais je me ferme pour reconsidérer notre relation et notre entente à ce sujet. Je ne suis pas tournée essentiellement vers ce médecin quand il me dit allez-y. Ai-je entendu dans son défi que ce moyen était trop facile pour être crédible ? Je veux croire en ce médecin. Je ramène ses propos au premier degré. A savoir, il est facile d’appuyer sur un interrupteur, mais qu’il n’est pas facile de prendre sa décision. Pour ma part, je confirme ici qu’il n’est pas facile de passer à l’acte d’euthanasie, et que la pseudo « facilité » du moyen n’est pour rien dans la prise de décision de passer à l’acte.

Je dis cela entre autres parce que j’ai lu dernièrement dans un livre sur le suicide que le nombre de suicidés est plus grand dans le milieu médical, où l’accès aux produits permettant de se suicider est plus facile. Il me semble que généraliser est faux. Cela est peut-être vrai pour les suicides liés à la dépression, ou à la perte de l’estime de soi, bref aux suicides fuites en avant, mais pas pour les suicides liés au désespoir. Ce n’est pas parce que j’aurais en ce moment plus de facilité pour me suicider que je précipiterais ce suicide, ou que je renoncerais à me suicider du fait de la difficulté. Mon suicide et le passage à l’acte n’ont rien à voir avec la facilité d’y parvenir. Par contre, je trouve scandaleux que nous ne puissions pas être aidés et même conseillés, quant aux moyens, par nos pairs les humains, pour ces actes qui engagent des vies.

Il me semble que d’être passée à l’acte a été un cap. La prise de décision est si grave, engage tellement toute la relation, qu’il est difficile ensuite de reconnaître avoir eu tort de la prendre. Est-ce encore de l’orgueil ? Je n’en suis pas sûre. Dans le passage à l’acte, quelque chose fond entre toi et moi. Le 14 au matin. C’est l’amie qui passe à l’acte. Et ensuite, je découvre, prend conscience que je t’aime. Pas immédiatement. Le fait d’avoir échoué me ramène sans arrêt à la parole donnée, à mon engagement. J’ai engagé toute ta vie à ce moment. Mais j’ai aussi engagé toute la mienne. C’est ce que ce médecin ne peut pas comprendre.

Mon passage à l’acte était lié au désespoir de toi, médiatisé par le corps médical en qui j’avais confiance. Le « staff » n’a pas été honnête avec moi. J’ai mis mon désespoir de toi devant eux, je leur ai dit mon intention et même que j’attendais qu’ils m’aident.

Aujourd’hui, 27 novembre 2008, il me semble que ce passage à l’acte était ma manière d’argumenter dans cette discussion contradictoire, où je n’avais pas beaucoup de « mots » pour leur dire la justesse de nos prises de position, la justesse de notre engagement respectif, et l’ampleur de mon désespoir. Je n’avais pas de mots pour les convaincre si ce n’est le qualificatif d’extra-ordinaire pour te décrire et justifier que tu bénéficies d’une considération extra-ordinaire. Je me suis engouffrée dans la brèche des mots de mon adversaire pour le prendre au mot, et agir. Comme si mon action aurait forcément raison de ses mots.

Je me rends compte que j’ai fait la même erreur avec ce médecin qu’avec toi en 1989 : tes mots ne me convainquaient pas, je n’étais pas d’accord avec toi et avec ta demande de choix, mais j’ai fini par te prendre « au mot » et par te donner tort en agissant, comme si mon action pouvait avoir raison de notre désaccord. J’ai eu tort dans les deux cas. En 1989, je n’ai pas compris ce que tu me disais, et de la même manière en 1993, je n’ai pas compris ce que cherchait à me dire ce médecin, quand il me parlait de « facilité ». Ma bêtise et mon orgueil ont travesti tes propos et les siens en un défi porté sur ma capacité à passer à l’acte.

J’ai peut-être été injuste vis-à-vis de ce médecin, comme je l’ai été avec toi en 1989. Peut-être faudrait-il que je réexamine l’ensemble de ce que j’ai dit à son propos.

Le fait qu’ils aient changé de cap après que je suis passée à l’acte, et surtout après qu’ils ont abusé ma confiance, n’a pas rendu leur changement de politique crédible. Il y avait, après mon premier passage à l’acte, séparation entre mon cheminement et le leur, dans la manière de te venir en aide.

Pour moi, l’acte d’euthanasie est un acte grave, sur lequel j’estime que l’on n’a pas le droit de se tromper – même si je suis forcée d’admettre aujourd’hui qu’il y a des erreurs en la matière. L’acte d’euthanasie devrait être remis en la personne la plus proche du mourant, mais il devrait être examiné et décidé après consultation du corps médical, qui devrait justifier sa politique de soin, et informer sans délai sur les modalités d’exécution de l’euthanasie.

Dans le deuxième passage à l’acte, je suis sûre que tu vas mourir. Je m’y engage et engage ma vie en connaissance de cause des difficultés. Mais je me leurre encore sur beaucoup de choses, et notamment sur les moyens d’y parvenir. L’erreur la plus grave, l’erreur initiale devrais-je dire, celle que j’ai faite dès le premier passage à l’acte, concerne ta vitalité propre. Il est dommage que Doubin ait argumenté sur ta vitalité (tes doigts « roses  ») seulement après mon passage à l’acte, qui signait en quelque sorte mon désespoir de toi, de manière tragique.

La nuit suivante, quand je crie « aide-moi » dans notre corps à corps contre le monde extérieur, je te demande de m’aider à tenir notre parole, de m’aider à leur prouver qu’ils ont tort de vouloir s’acharner sur toi et qu’ils ont tort de vouloir nous séparer.
 

---------

Les événements que je dois associer

Le retour au Mans
Le moment où je pénètre dans ta chambre de nouveau.
Je te dis ce qui s’est passé. Les bribes de souvenir de ce moment.

(Le bar à côté de mon hôtel.)

La tenancière de l’hôtel, que je me retiens d’assassiner. Elle ne me croit pas. J’utilise toute la volonté qu’il me reste pour ne pas passer à l’acte. Je n’ai jamais été si près de commettre un meurtre. Je l’aurais frappée, frappée, frappée, jusqu’à ce qu’elle se taise et ne réagisse plus.

Avant, la lettre à Doubin.

Le lendemain matin dans ta chambre d’hôpital. J’attends un moment à l’extérieur, dans le couloir. Une infirmière me demande si je t’ai parlé. Je lui dis que oui. Et c’est là je pense qu’elle me dit que le service était partagé dans le jugement de mon acte. Tu me demandes de te ramener des affaires. Tu as une conscience déformée de tes forces et moyens mais je te crois. Je crois ton intention de quitter l’hôpital au plus vite, et je crois que tu puisses y parvenir.

Retour à Paris : le 21. Le 22 (?), nouvelle arrivée à l’hôpital du Mans. Je rentre avec tes affaires dans la chambre. L’infirmière me prend pour une folle.

Le lendemain 23 (?), entretien avec Blezot, qui m’apprend comment ils ont retrouvé tes parents, et surtout qui m’apprend l’INCROYABLE : tu pourrais être sorti de l’hôpital dans un mois. Je le menace. Il sourit, avec un air amusé.

Je reste avec toi le soir, et tu me parles de mon acte. Je comprends que tu ne m’as pas comprise lorsque je t’en ai parlé, et que c’est une infirmière qui t’a fait comprendre ce qui s’est passé.

Je sors de l’hôpital et manque de me faire écraser en allant au bistrot. Il me semble qu’on est vendredi soir, ou samedi soir. Le monde éclate. La bulle du monde éclate. J’ai froid. Toute la nuit j’ai froid. Nous sommes comme deux êtres marchant l’un à côté de l’autre, mais nous sommes si loin que j’en suis malade. Le lendemain, je reviens vers toi, avec cette « peau » en moins, qui me réchauffait auparavant, mais je reviens vers toi parce que tu es mon salut. Il n’y a que toi qui peux me faire du bien, m’aider à me réchauffer. Plus tard, lors de ta première sortie de l’hôpital du Mans, un dimanche où tu marcheras hésitant jusque dans le café restaurant en face de l’hôpital, je te reparlerai de ce fait, avec même quelques reproches dans la voix : comment se fait-il que tu ne m’aies pas comprise, j’aurais pu mourir sous les roues de ce chauffard, si tu savais comme j’ai eu froid la nuit suivante. Je t’en voulais certainement alors de découvrir que l’implicite n’était implicite que pour moi, et qu’à partir des « mots » que j’avais prononcés, tu n’avais pas su en déduire tout ce que j’avais entrepris pour toi et contre toi. Tu m’expliques. Je te comprends et te crois. Oui, la manière dont j’avais présenté les choses était incompréhensible.

Je ne suis pas sûre du tout de la manière dont je t’ai présenté mon acte. Il n’y a plus qu’un acte, dont il faut que je t’avertisse : celui où je m’engage seule contre tous pour tenir ma parole. C’est cet acte-là qui reste comme le seul « passage à l’acte » au moment où je dois t’en parler, car il comprend la certitude du non-retour possible – pour toi. Et cet acte comprend toute la contradiction de la volonté et du désir.

Ce passage à l’acte est un corps à corps, une lutte avec toi, un empoignement, une traversée qui n’envisage pas de « retour » possible. C’est pourquoi je dilapide là toutes mes forces. Après la bagarre, puisqu’il y a maintenant un « après », j’ai besoin que tu me croies. Je n’ai pas de force à t’opposer alors que tu vis. Je n’ai pas de mots non plus. J’aurais dû te dire : je t’ai tué. Mais ces mots-là, les plus justes, étaient devenus faux, en acte.

Peut-être t’ai-je dit : « j’ai voulu que tu meures », mais il me semble plus probable que je t’aie dit : « j’ai désiré que tu meures ». J’aurais dû te dire : « j’ai voulu que tu meures et je t’ai désiré ».

[Ta facilité à saisir le fil des affaires en cours, publications et correspondances, et le sentiment d’être à nu devant toi, ont conforté mon besoin d’être comprise.]

Quelle que soit la formulation, je me rends bien compte a posteriori qu’aucune de ces deux phrases ne suffisait pour que tu comprennes. Alors qu’au moment où j’avoue ce désir, pas de volonté sans désir, parler de désir me semble plus juste que de parler d’intention, car mon acte va au-delà de l’intention. Je mets tout en jeu dans ce passage à l’acte.

Aujourd’hui, je pense que j’aurais dû te dire : j’ai cru que tu allais mourir, que tu n’avais plus aucune chance de t’en sortir. A deux reprises, j’ai agi pour que tu meures, effectivement, pour abréger tes souffrances. C’était ma manière d’exprimer mon désespoir. Je crois que si tu étais mort, j’aurais pu commencer de pleurer, m’autoriser à pleurer. J’avais tellement mal. Oui, Christophe j’ai beaucoup souffert. Et puis, Christophe, j’ai surtout désiré que tu vives, et je t’ai désiré tout court. Je te désire, mon Christophe, et je t’aime.

Je dis « oui, Christophe », car c’est toi qui m’as dit depuis l’accident que c’est moi qui avais souffert, plus que toi, et intimement je n’ai jamais pu te donner raison jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, je me rends compte qu’effectivement j’étais incapable de reconnaître à quel point j’ai souffert à partir du moment où j’ai désespéré de toi.

Un médecin qui me soignait en 1993 à l’hôpital Cochin pour un rythme cardiaque beaucoup trop élevé, et à qui j’évoquais que tu étais un « miraculé », m’avait fait cette réponse que j’ai trouvée odieuse : « C’est comme si vous n’aviez pas fait votre deuil. » Je lui en ai voulu, car il n’y avait pas eu deuil, puisque tu n’étais pas mort, et sa remarque me renvoyait à ma culpabilité d’avoir voulu te tuer, alors que j’étais sincère et voulais le meilleur pour toi. Comme si je me serais mieux portée si j’étais parvenue à te tuer. Ce que je comprends mieux maintenant, c’est que si tu étais mort, j’aurais pu commencer d’exprimer à quel point l’idée de ta mort, le désespoir de toi, m’a fait souffrir, me fait souffrir.

 

Volonté et désir

Et depuis juillet 2008, désir et volonté : inversion des pôles

En 1993, et depuis que je suis née, c’est à ma volonté que je m’en remets en dernière ressource. J’écoute davantage ma volonté que mon désir. Que de bêtise contient cette volonté !

Dans une situation conflictuelle, quand je suis abandonnée de tous, de toi, je m’en remets à ma volonté. Ma volonté est un cœur en détresse, qui oppose continuellement ma tête et mon ventre, qui donne tort à mon ventre quand je suis ma tête et donne tort à ma tête quand je suis mon ventre. Ma volonté est le creuset de mes erreurs les plus graves. Ma volonté est tendue par une sincérité de cœur, qui m’habite à défaut de pouvoir la prouver.

En 2008, après que je t’ai dit que je te désire, ma volonté s’échappe, se dissout. C’est un moteur qui correspond à une très grande fierté chez moi, depuis que je suis enfant, de m’être servie de ma volonté pour affronter et dépasser les plus grandes difficultés, et j’en ai absolument besoin en cet été 2008, pour continuer d’avancer vers toi et faire ce que je me suis proposée de faire à Turin – entre autres choses, finir de m’approprier les textes sur les courants de pensée du début du XXe siècle –, or cette volonté me fait défaut. Elle me fait défaut tout court. Pas sur ce projet en particulier. Non, ma volonté a fondu. Alors que je ne sais plus comment avancer, ma volonté ne m’aide plus. C’est-à-dire que je ne peux plus même engager cette volonté pour contenir la souffrance. C’est indicible.

Dans la situation conflictuelle que nous traversons en ce mois de juillet 2008, où je me sens abandonnée de tous, et de toi [il n’y a que toi qui peux saisir la nature de ce qui me pousse vers toi], où je ne peux compter que sur moi, ma volonté m’a abandonnée. Et pourtant j’en fais, des efforts… Mais ce petit moteur qui m’était propre et dont j’étais fière, est cassé. Je suis finalement contente qu’il ait cassé : depuis, j’ai cru comprendre que je pourrai éventuellement en retrouver l’usage, et c’était après le 10 octobre dernier, et c’était dans l’idée de soumettre [la manifestation de] mon désir de toi. Depuis que je t’ai avoué mon désir, depuis que j’en ai pris conscience, je souffre terriblement de ne pas pouvoir réaliser ce désir. Et c’est pour continuer d’avancer vers toi, que j’ai retrouvé le fil, très différent de celui que je connaissais, de ma volonté. [Mais s’agit-il encore de volonté ? Et pourquoi cette « volonté » n’a aucun effet sur le manque ?]

 

-----------

A égalité
 

[Ajout du 23 janvier 2009

A partir du moment où tu resurgis d’entre les morts, ma tête saute. Je suis incapable de regarder mon acte en face, ou plutôt, quand je le regarde en face je vois un monstre.

Mon aspiration à te voir, à te toucher, à t’entendre se cogne à ma monstruosité. Occultation, diversion, incapacité de fixer mes pensées, retour en arrière, tension et peur de notre confrontation, tremblements, désir de poser mes yeux dans tes yeux, ma main dans ta main, désir de poser mon cœur dans ton cœur.

J’ai parlé, après mon passage à l’acte, du temps qui se déstructure, des mots qui manquent pour rapporter ce qui vient de se passer.

Mais ton appel téléphonique est un coup de canif au temps, à la raison, aux sens, au croire, à tout ce qui vient de se passer.

L’idée de te savoir en vie, et de m’être trompée sur ta vie, rend tout incertain. Le peu de confiance que j’ai en moi est déstabilisé. La seule chose de vraie et qui perdurera est l’intensité de ce nous avons traversé – de ce que j’ai traversé, devrais-je écrire. Tu es là, tu vis, mon amour, et quand tu me regardes, je suis nue devant toi. J’ai échoué à te secourir, et la reconnaissance de mon échec sera ma récompense. J’ai eu tort, et la reconnaissance de mon erreur viendra à mon secours, au secours de la vérité.
 

Mon esprit procède en cercles concentriques et cabossés. Je m’approche du moment de mon passage à l’acte, et je suis immédiatement rejetée par l’intensité et la culpabilité attachées à cette embrassade. Alors je reprends à la source, le ciel menaçant en lutte avec le soleil alors que tu vas prendre la route, non je reprends à la source, ici et maintenant, te toucher, avant de tenter de repartir pour réexaminer les lieux du crime. J’y ai pourtant engagé toutes mes forces, non ? Pourquoi les larmes jaillissent encore ?]

 

Il aurait fallu que je structure ma nouvelle chronologie en trois temps.

Premier temps : comment je désespère de toi. Le désespoir s’installe d’un coup. [Et non progressivement, comme tu sembles l’avoir compris dans le Laser azuré.]
Deuxième temps : le désespoir de toi. Comment je découvre que je t’aime.
Troisième temps : j’avais tort. Tu es vivant. Alléluia.

Ce qui unit ces trois moments, c’est la sincérité de cœur.

Je reconnais plusieurs fautes par rapport à toi.

En 1989, ne pas avoir voulu « céder », avoir voulu te tenir tête, avoir voulu te tenir cœur. En 1989, dans le choix que je fais, c’est par rapport à toi que je me détermine, et non essentiellement par rapport à Stéphane : je pense avoir raison de toi. Tu me mets au défi de sacrifier mon envie de coucher avec Stéphane pour continuer nos projets, et je ne veux pas céder. C’est à toi que je tiens tête, pour de très mauvaises raisons (je suis persuadée que tu me demandes de faire taire mon sexe), avec toute la sincérité dont je dispose, i.e. toute l’intelligence dont je dispose. Ma faute est d’avoir répondu à ton défi, plutôt que de m’être acharnée à te montrer en quoi ton défi était injuste et cruel. De m’être enkystée dans ma volonté, et dans mon orgueil. Ou plutôt non, je me suis acharnée à te montrer en quoi ton défi était injuste et cruel, en faisant le choix de sacrifier nos projets, ce qui était véritablement injuste et cruel.

En 1993, ma faute est d’avoir désespéré de toi.

Je sais que tu es plus intelligent que moi, mais il me semble qu’en ce qui concerne la sincérité du cœur, nous sommes à égalité. Je te crois, tu peux me croire. C’est cette sincérité du cœur qui me permet de me hisser à ton être, surtout quand je ne suis pas d’accord avec toi, et toi de te hisser au mien, que tu sois d’accord avec moi ou non. C’est cette sincérité du cœur qui nous a permis de construire et de confronter et de marcher ensemble dans l’adversité. C’est cette sincérité du cœur qui nous a donné tant de supériorité par rapport à nos adversaires.

Bien sûr nous ne sommes pas à égalité, car ma prise de responsabilité est mue par un ressort intime qui te revient entièrement. Alors que ta prise de responsabilité est mue par un ressort intime qui revient entièrement à Sophie. Mais en dernier ressort, c’est quand même moi, et toi, qui prenons nos responsabilités, et sommes responsables de nos erreurs. Et c’est moi qui me trompe vis-à-vis de toi, car c’est moi qui cherche à avancer vers toi.



Retour au récit des faits, après ton « réveil ». (Nota bene : le compte rendu d’hôpital ne parle pas du « coma » ni du moment du « réveil ». Si j’avais du temps, j’enquêterais pour comprendre, et avoir une explication de la part des médecins de l’unité du service de réanimation.)
 

En intro, la citation de Ghazâlî par Corbin, le papillon qui se brûle à la flamme.

  • Notre rencontre, 1976 : une naissance. La rupture avec moi, parce que je ne comprends pas ce que tu me dis, de laquelle tu reviens. Tu m’expliques à nouveau
  • Le choix, 1989 : m’arracher de toi, et pénétrer dans un monde désespéré
  • L’accident, 1993 : comment je désespère de toi, le 14 avril 1993 au matin, et ma requête, qui est refusée par les médecins
  • Le désespoir de toi et la découverte que je t’aime
  • J’ai eu tort de désespérer de toi
  • Novembre 2008 : comment je désespère de toi, de nouveau. Et ce qui a changé par rapport à 1993

Plaidoirie : que tu réexamines ta décision à l’aune de mon expérience.
Quoi que tu décides, merci mon amour.

La réalité n’est pas seulement au bout de l’observation, mais au bout de la pensée, au bout du faire.
Penser en acte. Faire, terminer, réaliser, voilà comment je me suis hissée vers toi.
 

----------

Occultations

Ici, dire que j’ai occulté après ton « réveil » la troisième chose que je te dis quand je passe à l’acte. Impossible de me souvenir que je t’ai dit : « Je t’aime. »

Le moment du passage à l’acte exerce une fascination par rapport à mon esprit, mais je n’arrive pas à retrouver ces mots, qui pourtant font partie de mon acte.

Je vais par la suite trouver le sens et l’idée que recouvrent ces mots, les (re)trouver de deux manières, tout en continuant d’occulter ce moment du passage à l’acte.
 

Le billet
Quelque temps plus tard, tu t’apprêtes à quitter le service de réanimation, je vais chez un fleuriste pour commander autant de petits bouquets que de personnes impliquées dans ce service, des moins gradées aux plus gradées, et dans une rue adjacente, il fait beau ce jour-là, le ciel pourrait être lisboète, mais il fait froid aussi, j’écris sur un petit morceau de papier à carreaux que j e t a i e m b r a s s é à m o r t e t j a i m e r a i s p o u v o i r t e m b r a s s e a u m o i n s u n e f o i s a v i e. Et je vois se détacher de ces lettres, de manière à ce que l’idée « s’impose » à moi comme une évidence, et comme la découverte de quelque chose que je savais sans avoir encore jamais pu l’exprimer, je vois se détacher ces mots et cette vérité : « je t’aime ».

Quand je te donne ce billet et te dis ce que j’y ai compris, tu acceptes d’entendre ma découverte.

Le rêve
Encore plus tard, après que tu es sorti de l’hôpital, mon acte revient une nuit trottinant entre nous, sous forme d’idée, dont nous seuls avons le secret. Mon acte est devenu, dans mon rêve, un chien noir qui avance à nos côtés, et nous deux savons que ce chien est mon acte – le passage à l’acte –, et de quoi il est fait – mon amour pour toi –, je t’aime, mais l’humanité ne voit dans mon acte qu’un chien noir. Notre chien a la tête du chien des Peintures noires de Goya, en noir.

(Ni le billet ni le rêve ne m’ont permis de me souvenir de la troisième chose que je t’avais dite au moment de passer à l’acte. Ce n’est que depuis l’été dernier à Turin que je m’en suis souvenue de manière certaine.)


 

L’occultation la plus phénoménale est celle de notre première rencontre. Je ne me souviens plus du moment où nous nous retrouvons.
Je ne me souviens plus de ce que je t’ai dit.
« J’ai voulu te tuer. » « J’ai désiré que tu meures. » ?????
Tu as manifestement entendu. Tu acquiesces. Pour moi, tu as compris ce qui s’est passé. Tu m’as comprise. Tu as compris que j’ai manqué te tuer.
Je me raccroche à l’idée que tu me crois.
Ce que j’ai fait, j’ai cru bon de le faire POUR TOI.

 

 

Aujourd’hui, 26 novembre, je souffre terriblement de ton désespoir et suis en manque de toi.
Tu es injuste de dire que je suis égoïste, qu’il ne s’agit toujours que de « mon » besoin.

Il est vrai que ce POUR TOI, à l’hôpital, c’est également pour moi que je l’ai fait. C’est indéniable. Il est vrai aussi que je me sens seule responsable de t’avoir poursuivi depuis 1976. De t’avoir cherché, d’avoir voulu avoir raison de toi, de m’être bagarrée et de m’être trompée, d’avoir combattu, et d’avoir parfois manqué de pugnacité. J’y ai joué ma vie.

 

(Le bar à côté de mon hôtel. J’y ai recherché, sans parler, la proximité des humains, leur soutien. Leur acceptation. Leur absence de questionnement et de jugement, à mon égard. Leur énergie, par proximité. Leur sagacité : quelques années, plus tard, de passage au Mans, le barman se souvient, me salue, et avec prudence me demande si son intuition ne l’avait pas trompé : j’aimais.)

La tenancière de l’hôtel (le 20 ou le 21 avril au soir) : quand je rentre, je suis étonnée qu’elle me demande de la régler sur-le-champ, et lui dis que j’avais l’intention de la payer le lendemain matin, en partant. Or elle insiste, et tandis que j’ignore sa demande, elle me poursuit au pas de la porte de ma chambre et m’invective. Elle veut que je la paye le soir même. Elle ne me fait pas confiance. Elle ne me croit pas. Je trouve odieux qu’elle ne me croie pas. Je voudrais faire cesser ces cris et cette défiance, mais je ne veux pas lui céder. Je me retiens de l’assassiner. Cette femme s’était montrée toute mielleuse, ce que j’avais pris pour de la « gentillesse », quand j’avais réservé ma chambre de Paris [elle avait même dit avoir une fille qui s’appelait Agnès – je frissonne encore à l’idée de ses fadaises hypocrites]. Je venais d’entendre ta voix sur le répondeur, et aurais voulu voler à tes côtés. Me retrouver en intimité avec toi. Au téléphone, quand j’avais réservé, je m’étais montrée « égoïste », je n’avais pas dit le motif de ma venue au Mans. J’étais arrivée à l’hôtel avec deux sacs, un très léger, et je pense qu’elle a vu que je m’étais délestée de mon autre sac (le plus gros), que j’ai dû t’apporter à l’hôpital. C’est rétrospectivement pour cette raison, je pense, qu’elle a cru que je partirais sans payer. J’utilise toutes les forces et la volonté dont je dispose pour ne pas la frapper. Je n’ai jamais été si près de commettre un meurtre. Je l’aurais frappée, frappée, frappée, jusqu’à ce qu’elle se taise et ne réagisse plus.
Tu vis. C’est ce qui retient mon bras. Je cède, et je la paie.
 

[Ajout du 23 janvier 2009
Lors de ta première lecture, tu as relevé qu’il était peu probable que je sois venue te retrouver, chargée de deux sacs, dès le 20 avril. Pourquoi me suis-je accrochée à cette idée pour relater la méfiance de la tenancière de l’hôtel à mon égard ? Je sais que j’ai culpabilisé de sortir de l’hôtel, pour notre premier rendez-vous, pour mon plaisir, sans lui dire le but de ma visite au Mans. En gardant le secret. Il me semble que son regard questionnait le contenu de mon sac, que je t’apportais. Et effectivement, son regard souriant mettait en question le contenu de mon sac, empli de culpabilité, que je t’apportais.
A mon retour, j’étais tellement défaite, regard hagard, monstruosité ambulante qui venait de se voir dans tes yeux, si bons, si fatigués, j’aurais voulu qu’elle me croie. Car il fallait que je m’assure que tu m’avais comprise, et crue. Que tu avais accepté de regarder ce que je t’apportais. Tout ce que je t’avais dit était vrai. Même si je ne t’avais pas encore tout expliqué en détail. Mais l’essentiel était dit. Le monde était ton regard qui questionnait ma bonne foi. Elle aurait son dû.
Je pense, après que tu m’as fait remarquer cette incohérence, que sa défiance est née en réalité de mon peu de bagages, et de mon changement d’humeur, et du trouble de mon regard quand je suis rentrée dans la nuit.
Le sac n’était pas celui que je t’apportais le lendemain ou surlendemain, mais était celui de mon crime, que j’ai déposé à tes pieds le soir de notre première rencontre, et qui n’en était pas un à condition que tu me croies.]
 

[Ce désir impérieux de tuer, je ne l’ai connu dans ma vie qu’une seule fois, avec cette femme. Jamais avec toi, ni avec personne d’autre. Et j’ai par la suite associé ce désir à l’idée de meurtre – désir fondamentalement différent de celui que « tu meures ». Je reconnais que ce meurtre aurait été une réponse absolument inadaptée à la défiance de cette femme (somme toute compréhensible), et même à ses ridicules menaces et à son insistance exaspérante. Mais je ne raisonnais plus. C’est toi, ton aspiration, ta bienveillance, qui me retiens.

Tu me fais remarquer, lors de ta dernière lecture, que j’utilise le mot « meurtre » de manière ambiguë, je dirais presque morale, sans m’en rendre compte. Si j’ai été, en réalité, beaucoup plus près de commettre un meurtre avec toi, dans un rapport antagonique fort, tout contre toi, dans une étreinte extrême, la difficulté à utiliser le même terme vient de l’intention, qui est diamétralement opposée. Le 15 avril 1993, je viens à ton secours, le meurtre scelle une entente, et non un désaccord, comme cela aurait été le cas avec cette harpie.

Qu’il y ait eu entente, délégation de pouvoir (bien que tu ne restitues pas cette parole donnée de la même manière que moi dans le Laser azuré, puisque tu la situes seulement au niveau de l’implicite), ne me donnait pas l’autorisation, aux yeux de mes pairs, d’enfreindre la loi, sauf à reconnaître la puissance de la parole, la portée du don, sa valeur d’engagement, qui fait loi au-dessus des lois. Que mon passage à l’acte soit prémédité et réfléchi, contrairement à l’opinion toute impulsive et radicale que j’ai eue de la tenancière, aggrave ma responsabilité et ma faute dans la jurisprudence actuelle. Ce qui est aberrant si l’on considère que la réflexion peut également nous aider à évaluer la justesse de telles entreprises.

Peut-on utiliser le même « mot » pour désigner le résultat de deux visées aussi différentes, le meurtre de toi et celui de la tenancière ? Oui, sans doute, si l’on ôte toute connotation morale à ce terme. Mais quand tout ce qui mène à la privation de la vie est diamétralement opposé, j’ai tendance à penser que le résultat est également diamétralement opposé, non pas considéré en soi, séparément de la vie, mais considéré dans le cours du mouvement, comme l’aboutissement de la vie. De même pour le suicide, ou pour les accidents, ou pour les morts dites naturelles, la mort devrait toujours être rapportée à la vie qui s’achève, et non à la mort en général. Le « mot », qui focalise au plan de la morale, et nous prive d’une telle mise en perspective, participe ainsi du tabou de la mort.]

 

Avant, ou après ce début, la lettre à Doubin. C’est un début de matinée, il me semble. J’ai du mal à caser cette lettre chronologiquement, parmi les événements qui suivent ton « réveil ». Après que je t’ai vu le soir du 20 me semble plus probable. Je fais donner une lettre à Doubin, car j’ai peur que mon acte n’entraîne des sévices contre toi. Que le service ne te fasse payer le fait de m’avoir pour amie. En effet, le service est partagé. Et certains ne peuvent pas comprendre mon acte : mon désespoir et ma résolution te concernant. Tandis que toi, tu m’as comprise. Et j’ai peur qu’ils ne reportent leur incompréhension et leur malveillance sur toi, qui m’as comprise.

Pourquoi aujourd’hui me reproches-tu d’être égoïste ? [Ce reproche vient ruiner et culpabiliser les efforts que je fais pour commencer de m’exprimer, et c’est pourquoi j’ai du mal à entendre que tu ne peux m’entendre et te questionne comme un leitmotiv d’une plainte qui doit te paraître odieuse.] Tu es aussi injuste que quand Sophie te reprochait de devoir se plier à ton emploi du temps, à ton besoin.

Tu me dis que tu ne peux pas toujours prendre en charge mes souffrances. Je te comprends. Ce n’est pas ignorer tes souffrances que de te faire part des miennes. C’est en cela que je te trouve injuste. D’autant que je t’expose très peu mes souffrances, Christophe, au quotidien, contrairement à ici où je me dévoile davantage, et que je souhaiterais que tu m’exposes un peu plus les tiennes, autrement qu’en me rejetant. Je comprends d’où vient ce rejet : tu souffres. Oui je le comprends. Toi, est-ce que tu peux comprendre que ta souffrance me fait souffrir. Que ton désespoir me fait mal. Ma tête a des « ratés », j’ai parfois l’impression de ne plus pouvoir me contrôler quand ton désespoir et ta souffrance font que tu me rejettes. Oui, j’ai peur que tu te suicides sans moi, oui j’ai peur que tu ne m’attendes pas. Oui, j’ai peur et souffre terriblement de l’abîme de désespoir et de souffrance que tu traverses. [Tout ce que tu dis de tes souffrances dans le Laser azuré, merci de me l’avoir confié, mais je le savais déjà de manière implicite, par le tremblement de tes lèvres, par tes sourcils et ton menton abîmés, par tes monologues intérieurs et ton regard enfoui, retiré au loin.]

Imagine seulement que tu désespères de Sophie, non pas qu’elle vienne vers toi, mais que sa vie soit en danger. Imagine ta souffrance, mon Christophe. Je ne sais pas si tu peux l’imaginer. Je ne sais pas si tu penses que face à la mort annoncée de Sophie, tu souffrirais moins que tu ne souffres actuellement. Ne t’enferre pas dans le désespoir de Sophie, mon Christophe. Continue de chercher les signes d’ouverture. C’est Sophie qui, de toutes manières, a raison et aura raison de toi, parce que tu l’aimes, alors examine ce qui est le mieux pour elle. Est-ce que le mieux, pour elle, est que tu te suicides ? Je ne pense pas que ce soit ce qu’elle t’ait demandé. Que c’est ce qu’elle attend de toi.

Je me demande moi ce que je peux faire pour que tu reprennes espoir en Sophie. Est-ce que je dois me suicider ? Il ne me semble pas que c’est ce que tu attendes de moi. Peut-être n’oses-tu pas le formuler, mais peut-être Sophie à cette annonce aurait un geste pour toi qu’elle retient du fait de mon existence.

Alors j’aimerais que tu me dises, le plus honnêtement du monde, comme tu l’as toujours fait avec moi, ce qui est le mieux pour toi, en ce qui me concerne. Que nous mettions en ligne les textes qui nous importent : le XXe siècle, De l’amour. Que nous trouvions une solution pour la pérennité de nos sites. Et puis, concernant la fin. Que je me suicide sans toi ? Avant toi ? Après ? Que je me suicide avec toi ? Moi, je sais ce que j’aimerais, mais toi, Christophe ? Qu’est-ce qui serait le mieux, pour toi ?
 

Le lendemain matin, le 21 avril 1993 (?), dans ta chambre d’hôpital. Tu me demandes de te ramener des affaires. Ta conscience est brouillée, mais je te crois. Est-ce que toi, tu me crois, là maintenant, quand je te dis que je t’ai cru. Tu m’as montré ton corps, et tu m’as dit que le problème était que tu étais nu, que tu n’avais pas de vêtement, ni d’argent, ni de permis de conduire. Et qu’il fallait que tu puisses sortir vite de cet hôpital. Que les gendarmes avaient manigancé un faux rapport, qu’un accident s’était produit sur l’autoroute auquel tu avais été mêlé, mais que le fait d’être dans cet hôpital était une erreur. Je te crois. Je crois que tu pourras te dégager de tes fils (tu as encore des drains, l’assistance respiratoire) et que tu pourras sortir de l’hôpital par ta seule volonté et désir. Pour où ? Te mettras-tu à la quête de Sophie ? Cela me semble possible. L’important, c’est que je t’apporte ces affaires, que tu puisses réaliser ce possible, partir, vêtu, avec de l’argent en poche et ton permis de conduire.

Je ne sais pas si je fais l’aller-retour dans la journée ou si je passe la nuit à Paris et reviens le lendemain matin. Retour dans ta chambre le 21 ou le 22 ??? (probablement le 22). Quelle importance de se souvenir. Aucune pour toi, aujourd’hui, toi qui m’attends pour que je finisse au plus vite. Donc je continue afin de terminer ce récit au plus vite.

Je rentre avec tes affaires dans la chambre. L’infirmière me fait comprendre que tu n’as pas besoin de ces affaires, que tu ne pourras pas partir avec ce sac. Mais elle a tort, et je parviens à retourner son argument rationnel. Vous m’avez demandé d’apporter du parfum ou de la musique à monsieur M. quand il était dans le coma. Eh bien, monsieur M., là maintenant, a besoin de son sac. VOUS M’ENTENDEZ. Elle me laisse te donner ton sac.
 

Le 23 au matin. Je suis confrontée à Blezot, en dehors de ta présence. J’ai demandé à le voir, et je n’ai pas encore revu le professeur Doubin, bien que je sais qu’il a reçu ma lettre. Je veux qu’il m’explique comment tu vas, ce qui va se passer pour toi, comment il envisage l’avenir. [Par ton récit, je me souviens qu’il me dit que cela va dépendre de ta capacité à endurer la souffrance.] Je lui parle de ton ressenti. L’impression d’avoir été trop perfusé, d’avoir reçu trop de sang par rapport à la masse corporelle. Cela le fait sourire. Il y a des sourires qui sont bien équivoques, quand on est dans la peine. Se moque-t-il de toi ? En quoi ton ressenti est risible ? Qu’il y ait erreur sur ta personne. Que je me mêle de leur manière de te soigner, alors que j’ai commis l’irréparable, avoir pensé que tu allais mourir, à la suite de cet accident. Ou bien sourit-il sans intention particulière, simplement incapable de m’expliquer tout ce qu’il faudrait que je sache pour que je sorte de cette inquiétude-là et toi aussi. Mais quand il me dit que tu pourrais être sorti de l’hôpital dans « un mois », alors je me fâche. Je le menace. Je lui dis que moi, il peut m’abuser, il peut me dire des choses fausses et ne pas tenir sa parole, mais qu’avec toi, s’il t’abuse, s’il te fait une annonce et qu’il ne tient pas ses promesses, eh bien il trouvera à qui parler. Il n’a PAS LE DROIT de te mentir, il a un devoir de prudence et de vérité par rapport à toi, et il ne doit pas te faire d’annonce, qui serait démentie dans les faits. J’essaye de lui faire comprendre que c’est une condition de ta guérison.

En fait, le délai dont il me fait part me semble totalement INCROYABLE. Il m’aurait dit que tu sortirais de l’hôpital un an plus tard, je l’aurais sans doute davantage cru qu’avec cette durée étonnamment courte d’un mois. La veille (ou l’avant-veille), quand tu me disais que tu allais quitter le service de réanimation contre la volonté du médecin et des infirmiers, JE TE CROYAIS. Mais je n’arrive pas à croire ce médecin, Blezot, dont je pense qu’il cherche peut-être à me réconforter, au prix d’un mensonge. Mon exhortation à ce qu’il tienne sa parole le fait de nouveau sourire, et ne change pas son verdict. Tu pourrais être sorti dans un mois – tu seras sorti un mois et deux jours plus tard. Il a de nouveau un petit sourire et me demande si je serais intéressée de savoir comment ils sont parvenus à retrouver tes parents, qu’ils ont fait prévenir. – Oui. – Par votre mère ! C’est là que j’apprends que le gardien de notre immeuble avait été contacté par ma mère, auquel elle avait donné son numéro de téléphone « au cas où… » [bien que j’aie rompu tout lien avec ma famille depuis 1980], et que c’est elle qui fera les démarches pour contacter ton père, via un demi-frère, je crois, lorsqu’elle est prévenue de ton accident.

Quand je te rapporte les propos de Blezot comme une nouvelle étonnante et réconfortante, si tant est qu’il ne se trompe pas concernant tes perspectives de sortie, tu seras très déçu. Un mois est un délai extrêmement long pour toi, de ton point de vue. J’aurais dû m’en douter si j’avais rapporté cette annonce à tes propos de la veille, ou de l’avant-veille, quand tu pensais reprendre la route le plus rapidement possible.
 

Le vendredi soir, ou le samedi soir.
Je reste avec toi le soir, et tu me parles de mon acte. Je comprends à ce moment que tu ne m’as pas comprise lorsque nous nous sommes retrouvés et que je t’en ai parlé.
 

Depuis, des envies de suicide reviennent de manière chronique, dont je ne peux te parler. Sauf au mois de juin de cette année, où je te dis que la souffrance que j’éprouve par moments et que je ne puis t’exprimer, le sentiment d’aller vers toi, de chercher à me faire comprendre et que tu restes sourd à mes avances, m’a souvent rapprochée de l’idée de suicide, mais que j’avais honte de ces pensées et que je ne me serais pas suicidée à moins de t’en parler, de te l’annoncer.


 

Sophie
Ajout du 1er décembre 2008

J’ai l’impression d’avoir pensé à Sophie quand je veux protéger tes affaires, après être exclue de l’hôpital, le vendredi 16. Je veux les mettre hors de la portée de ta famille et de la police, je pense à tes biens les plus précieux, et j’ai envie que tu puisses les retrouver si tu t’en sors et que je suis incarcérée.

Je pense de nouveau à Sophie bien après la sortie de ton coma, après t’avoir dit que je t’aime. Après ce mercredi 28 où j’ai acheté des petites fleurs et t’ai écrit ce mot qui parlait de mon acte et du futur. Que tu m’aies entendue, que tu aies accepté que je te dise je t’aime, a été un grand soulagement pour moi, et j’ai pensé plus tard que je comprenais mieux ce que tu devais ressentir pour Sophie.

[Et j’ai aussi pensé à ta quête de Sophie quand tu m’as annoncé ton intention de reprendre la route, le lendemain de ta sortie du coma.]




 

Dernière chronologie
1er décembre 2008, corrigée le 23 janvier 2009

 
Date Evénement
   
Mardi 13 avril 1993
aux alentours de 14h30
Accident de la route, peu après avoir dépassé la ville du Mans.
 
13 vers 17 heures Arrivée à l’hôpital du Mans.
13 de 18 heures à minuit Intervention au bloc opératoire sur ta personne.
Mercredi 14
peu après minuit
Tu rejoins le service de réanimation.
 
Mercredi 14
vers 6 heures du matin
Décision d’arrêter la transfusion.
 
Mercredi 14
vers 7 heures du matin
Réunion autour de ton corps : décision de reprendre la transfusion, après que j’ai appuyé sur un bouton pour mettre fin à ta vie.
14 en fin de matinée Aller-retour à la gendarmerie, pour récupérer tes affaires.
14 Je te veille l’après-midi et le soir.
14 vers minuit Appels de Claude-Hélène et de Jean-Robert.
Jeudi 15
vers 4 heures du matin
Passage à l’acte : adieux, puis je débranche la respiration artificielle et m’allonge sur toi pour t’étreindre dans tes derniers instants.
15 vers 5 heures Une psychologue me demande d’expliquer mon acte.
15 vers 5h30 Appels de Claude-Hélène et de Jean-Robert ; je fais prévenir Mehdi de ton accident.
15 vers 9 heures Retour dans ta chambre : on t’a changé de chambre.
15 entre 10 heures
et 19 heures
Aller-retour à Paris ; passage chez Jean Touzot ; je suis à tes côtés le soir même.
15 en fin de journée Arrêt de la transfusion sanguine, d’après le compte rendu d’hospitalisation.
Nuit du 15 au 16 avril Je dors dans la maison en face de l’hôpital.
Vendredi 16
vers 10 heures
Entrevue avec Doubin, et Blezot.
 
16 vers 11 heures Convocation chez le directeur de l’hôpital : je suis exclue de l’hôpital.
16 en début d’après-midi Retour sur Paris. J’invite Mehdi par lettre, à me retrouver le lendemain.
16 vers 19 heures Claude-Hélène et Michelle Etillon viennent retirer des affaires à toi.
Samedi 17 vers 19 heures Mehdi ne vient pas.
Dimanche 18 Arrivée de Jean-Robert.
Lundi 19 Départ de Jean-Robert.
Mardi 20
en fin de matinée
Ton message sur le répondeur. J’ai conservé un doute sur la date, entre le 20 et le 21. D’après le Laser azuré, ce serait plutôt le 20.
Mardi 20
en fin de journée



 
Je te retrouve le soir à l’hôpital du Mans : je te parle de mon acte. J’ai désiré que tu meures. Il me semble que tu as compris ce que cela signifie. Que tu me crois. Que mon désir a été engagement complet de ma personne, que ce n’était pas une simple idée dans une tête. Que nous sommes en harmonie. Je sors de l’hôpital en chancelant. Il va falloir désormais que j’avance avec le poids de mon erreur.
Nuit du 20 au 21 Je passe la nuit à l’hôtel. Je suis très près de commettre un meurtre.
Mercredi 21
vers 10 heures
Je fais donner la lettre à Doubin et te retrouve à nouveau.
 
Mercredi 21
dans la journée
Je retourne à Paris préparer un sac qui te permettra de reprendre la route. Je ne suis pas sûre d’être de retour dans la journée.
Jeudi 22 au matin J’arrive à faire accepter ton sac dans la chambre de réanimation.
Nuit du 22 au 23 Je dors maintenant dans la maison en face de l’hôpital.
Vendredi 23 le matin Je rencontre Blezot et le questionne à ton sujet.
Vendredi 23 au soir


 
Tu me parles de mon acte. Une infirmière a été plus explicite que je l’ai été lors de notre première rencontre. Les mots que j’avais choisis pour t’en parler étaient pourtant justes, mais je réalise que tu viens seulement de comprendre ce que j’ai fait. J’ai occulté la troisième chose que je t’ai dite avant de débrancher.
24  
25  
26  
27  
Mercredi 28
au matin
 
Je prépare ta sortie du service de réanimation, achat de petites fleurs, et je t’écris mon acte et mon désir sur un petit papier. Je comprends que je t’aime. Plus tard, je te le dis.
Jeudi 29 avril 1993 Tu quittes le service de réanimation.

 


 

 

La résurrection de l’espoir est difficile : l’espoir détruit – le désespoir – laisse une empreinte dans la conscience qui surgit comme un parasite, ou s’insinue malgré soi, qui ouvre un possible déstabilisateur, qui se donne en mirage, et laisse peu de marge de manœuvre pour celui qui est descendu dans l’abîme. J’ai côtoyé ce précipice toute ma vie depuis 1993. J’ai dû vérifier, revérifier, toucher, retoucher, agripper, m’agripper, me laver et me relaver sans cesse de l’idée que le chemin n’était pas barré, qu’il existait un passage, que mon aimé était bien vivant et pouvait m’entendre.

Tous les matins où je me suis réveillée à tes côtés, j’ai enfoncé mes doigts pour te sentir : dans quel rêve suis-je ? Que tu sens bon, Christophe ! Tous les matins, que tu sois ou non à mes côtés, j’ai plongé là où tu étais : où es-tu, Christophe ? Laisse-moi te sentir encore une fois. Suivre le contour de tes lèvres si sensuelles, plonger dans tes yeux, m’enivrer de ta peau et fondre au toucher de ta nuque. Tous les matins, j’ai essayé d’imaginer qu’il pourrait y avoir un nouveau matin, et que la réalisation de nos projets était le socle le plus sûr que je connaisse pour avoir une chance de te retrouver. De te sentir encore et encore, de te comprendre, de t’amener en moi et de progresser en toi.
 
 
 
 
 

 

 

 

Quatrième partie     
 

---------Aujourd’hui, le ciel est tourmenté, une pluie froide martèle mes rêves de toi, et le vent souffle trop fort pour laisser s’installer durablement les horizons de ciel bleu

 

Le premier décembre 2008 je te demandais de réexaminer ton avenir à l’aune de mon expérience. Mais nous l’avions déjà fait de vive voix, ce qui rendait cette requête caduque.
 

Ma requête
1er décembre 2008

Méfie-toi des « facteurs sensoriels » qui te disent que la fermeture de Sophie est définitive. Tu peux te tromper. Considère ce que j’ai dit en pensant à la sincérité de mon cœur, prends en compte cette sincérité pour essayer de comprendre ce que j’ai voulu te dire. Sois intelligent là où je manque d’intelligence. Nuance et interroge mon cœur, si tu as des doutes, et si je me suis mal fait comprendre. Examine bien toutes les voies, sans t’enfermer dans une seule. N’aie pas peur des conséquences de tes décisions pour moi. Crains celles que tes décisions auront pour Sophie. Et pour l’humanité. Est-ce que mes pairs auraient pu me pardonner de t’avoir tué ? Ou d’avoir tué nos projets ? Quoi que tu décides, je ne mettrai pas en doute la sincérité de ton cœur. Parce que tu es mon ami, et parce que je t’aime.

Nous avons déjà parlé de l’essentiel de ce qui précède.
Tu as raison de me dire que ton désespoir s’appuie, d’une part sur une volonté clairement exprimée de la part de Sophie, et d’autre part sur ton examen réfléchi des forces en présence, à l’écoute de ton cœur et de celui de Sophie, et du possible qui s’en dégage. Et ce possible n’est pas bien grand. Dans les plateaux de la balance, la réalisation de nos projets ne permet pas non plus de venir appuyer, soutenir ce possible, cet espoir d’atteindre ta Sophie. Tu es fatigué, Christophe, et je le suis aussi. Mais j’aimerais quand même que tu re-réfléchisses à ce que je t’ai dit, à la douleur qui est la mienne que de ne pas parvenir à souffler, même au prix de ma vie, sur cette petite flamme qui t’a porté, et qui m’a portée si loin.

Dans le combat de l’amour, on apporte dans la bataille ce qu’on est, les armes qui sont les nôtres. Puisque nous devons finir sans délai, je continuerai de me « battre » pour que nous finissions le mieux possible, sans retard (il me semble que je sais assez bien ce que te coûte ton désespoir). Tu es plus intelligent que moi, Christophe, et sais mieux que moi exercer ta tête et ton intelligence pour préparer l’action, et agir à bon escient. Mais il n’empêche que si je fais le bilan de ma vie et de mes torts, j’ai le sentiment que mon tort principal aura été d’avoir désespéré de toi et agi en conséquence. J’ai le sentiment que ma faculté de discernement a été brouillée par mon désespoir, et qu’aujourd’hui ne fait pas exception. Et quand je désespère de toi, en 2008, parce que tu désespères de Sophie, je sais que je désire continuer de me battre, avec toi, à tes côtés, jusqu’au bout, en t’aidant à réfléchir ton action, et en sachant que j’ai besoin que tu m’aides à réfléchir la mienne. J’aimerais que Sophie t’aide à réfléchir ton action et qu’elle te permette de continuer de l’aimer et d’espérer en elle.

Si ce rapport aura servi à quelque chose, ce sera d’avoir contribué à te redonner espoir et sérénité. C’est ce qui me presse de finir. J’espère aussi t’avoir permis de retrouver le fil des événements qui eurent lieu pendant ton coma.

Ton amour pour Sophie constitue par moments une telle négation de mon amour pour toi, de sa puissance et de son possible, que je souffre, Christophe, de cette négation de mon être, qui te comprend, qui te désire, qui t’espère. J’ai besoin de toi, et souhaite t’accompagner, quel que soit ton chemin. Tu sais, je mesure la chance que j’ai d’avoir pu cheminer à tes côtés et de pouvoir continuer de le faire alors que tu es dans la peine. Mais je voudrais tellement que tu retrouves un cœur léger, et que tu reprennes confiance en toi et en ton aimée.

Je suis triste à l’idée de ne pas parvenir à me faire comprendre. Comprendras-tu seulement qu’ici et maintenant, je te dise encore une fois : Je t’aime, Christophe.
Et, quoi que tu décides : merci Christophe.


 

Ce rapport n’aura pas permis d’influer sur ta décision, mais il m’aura permis de tenter de mettre au jour mon expérience et mes erreurs.

Par rapport à toi et à mes pairs.

Passer de l’implicite à l’explicite a été extrêmement douloureux, est extrêmement douloureux, mais m’a permis de progresser vers toi. Que tu m’aies relue et répondu à Athènes – tu as semblé ne plus douter que je t’aime – m’a fait beaucoup de bien. Et il est étrange de penser que cet effort qui m’anime depuis notre premier rendez-vous après avoir basculé vers toi (le 15 avril 1993 au matin) n’a eu et n’a qu’un seul tort : celui de se reposer.

J’ai cru, j’ai voulu croire que Pour toi achevé le 1er décembre influerait sur les décisions que tu as prises, changerait le cours de notre histoire. Or mon expérience aurait dû me montrer que ton aimée seule détient les clefs de ton espoir. Elles les a jetées au loin dans son jardin, préférerait les oublier, et les retrouver par hasard, émue ou agacée.

J’enrage de n’avoir pu te redonner espoir. Mais quand je me projette en 1993, qui d’autre que toi pouvait me redonner espoir ?
Et comment aurais-je pu éviter que je ne passe à l’acte, à deux reprises, après avoir perdu espoir ?
Il aurait fallu une coalition des humains pour que je reprenne confiance en toi, qu’ils me croient et me montrent leur sincérité, ce qui n’a pas été le cas. Qu’ils m’associent intimement à leur volte-face. Mais il était trop tard, j’avais désespéré et agi en conséquence, en y mettant toute ma lucidité et mon cœur, ce que tu fais toi aussi aujourd’hui. Toi seul pouvais me convaincre que j’avais tort. Merci, mon amour d’être revenu à la vie me donner tort, et me redonner espoir.


 

Entre parenthèses
23 janvier 2009, Paris

Après avoir lu Pour toi, et moi le Laser azuré, tu m’as incitée à me nommer, dans la mesure où je te nomme. Ce nom d’état civil a peu d’importance, et si je n’avais pas jugé utile de le citer c’est que je suis née de toi. En 1976, tu as insufflé le négatif dans mon esprit, tu as unifié des valeurs fondamentales que m’avaient données mes parents, celles d’honnêteté et de vérité, et tu m’as permis de transcender le cadre étroit de leur éducation, éloge à la rationalité et à l’athéisme, travail, famille, « amour », ce cadre que j’ai littéralement explosé après t’avoir rencontré pour m’inscrire dans ton univers. Or ton univers ne devait pas avoir de recoin secret, ton univers comprend absolument tout, et pour commencer la totalité.
La violence de l’explosion initiale est inouïe.
Avant de te rencontrer, ma vie n’avait pas de sens.
Je jouais sérieusement, mais sans but. Je papillonnais, voletais, au gré du vent.
Après t’avoir rencontré, mon ancien nom reste comme la peau morte (Agnès C.) de la chrysalide que j’ai été, dont j’ai dû me débarrasser pour muer, pour avancer, pour grandir. Je devrais toujours écrire ce nom entre parenthèses, car ce qui est sorti de la parenthèse ne se reconnaît plus dans ce nom. C’est un nom que j’ai abandonné aux besoins de la survie. Dans nos projets, je suis devenue le nom de nos réalisations, Naggh, Chrétien Franque, Adreba Solneman, et ces noms sont beaucoup moins importants que ces réalisations elles-mêmes.


 

Notre sphère
2 janvier 2009, Athènes

Notre sphère terrain de jeu a été le monde.
Réaliser le monde a été le but du jeu. Nous n’avons pas voulu abandonner l’avenir à nos enfants. La totalité était présente à notre rencontre.

Mon désir de toi inclut le monde, la réalisation du monde. Dès le début. Je n’en ai pris conscience qu’à travers les prises de parti de nos contemporains et mes propres passages à l’acte. L’idée de téléologie moderne n’a vu le jour qu’à travers le décryptage de la révolution en Iran. Tout finir nous est apparu avant que je ne reconnaisse que je t’aime.
Mon désir de toi inclut ton désir de Sophie et la réalisation de ton désir de Sophie.

Il n’y a pas d’extériorité à la sphère commune. Ou plus exactement si : tu es l’altérité, l’extériorité à la sphère, tu es le négatif du monde, tu es mon négatif et mon positif, tu es ce dans quoi je veux me fondre définitivement.

Sur le plan des sens, après ces « orgasmes » et secousses qui arrivent sans contrôle par la pensée de toi depuis cet été, le manque est d’autant plus fort. Je ne sais pas comment provoquer ces détentes fugaces, qui ne me suffisent pas. J’ai besoin de ta chair. Ces secousses ne sont que des promesses d’orgasmes d’une intensité diabolique. J’ai faim et soif de toi. Je tremble de contenir continûment ce désir auquel ta peine t’empêche de répondre. Je n’entrevois plus de rémission. Continuer ainsi n’a pas de sens.


 

Confiance
4 janvier 2009, Athènes

As-tu jamais trahi ma confiance ?

Certainement pas en ayant poursuivi, comme tu l’as fait, ton aimée.
Certainement pas en ayant mécompris, parfois, ce que j’ai fait et ce que j’ai cherché à te communiquer.

Je ne te fais aucun grief. Si je suis allée beaucoup vers toi sans parvenir à me faire comprendre, je ne peux l’imputer qu’à moi.

Confiance et partialité ne sont pas la même chose.
 

Je ne crois pas avoir jamais été partiale : je t’ai cru. J’ai déposé ma confiance en toi, et je sais que tu n’as jamais cherché à m’abuser. La confiance que j’ai déposée en toi t’a obligé.
Les règles que nous nous sommes données, à nos débuts, étaient simples : tout se dire, ne pas se mentir, combattre l’insatisfaction, la totalité comme terrain de jeu, ne nous unir qu’autour de projets qui dépassent nos survies.

Ce que j’ai tenté d’apporter à la Recherche, est de rendre vraie l’idée, ou le projet, c’est de ne pas se situer au niveau des intentions, c’est de réaliser et de finir.
Ton esprit a soufflé sur nos deux vies, et sur le projet de l’humanité. Mais l’idée énoncée, en soi, est insuffisante. Le mot, le verbe engage, il ne devient vrai qu’en se réalisant.

Lors de nos désaccords, j’ai toujours cherché à avoir le dernier mot, toi aussi, et nous savions et l’un et l’autre que nous prendrions toujours le risque d’aller au bout de nos différends, que la rupture pouvait s’ensuivre. Car la sincérité du cœur ne connaît pas les chemins qu’elle va découvrir.
Cette sincérité du cœur est faite aussi de générosité, de bonté, de pardon. Tu es bon, mon Christophe, je ne l’ai pas dit assez, et j’aime me remémorer que notre rencontre a eu lieu sur la terre et sous le ciel du cap Bon.

Je ne me suis peut-être pas non plus suffisamment expliquée de l’incroyable confiance que je te fais quand tu m’annonces que tu vas sortir de l’hôpital, alors que tu viens de sortir du coma. N’y avait-il pas là, chez moi, quelque « partialité » à te croire. Si oui, cette confiance en toi inclut la réalisation de ta parole, et rend possible ce que tu me dis. Cette confiance n’est pas seulement une partialité, c’est-à-dire une erreur d’évaluation de ta parole et de ton ressenti, cette confiance participe de la réalisation de ton désir, l’autorise, la pousse, la provoque. Si partialité il y a, cette partialité n’est pas neutre : je revendique cette subjectivité qui me permet d’interpréter et de réaliser un peu de ta beauté – ton honnêteté, ta sensualité, ta générosité, ta vitalité, ton esprit.

 

Culpabilité et tragédie
23 janvier 2009, Paris
 

Aujourd’hui la situation n’est pas la même qu’en 1993. Sophie est consciente. Elle sait ce qu’elle fait, et ce qu’elle veut. Elle ne veut pas que tu meures, mais elle ne veut pas que tu l’aimes. Elle te demande de faire taire ton amour pour elle, elle aimerait que ta volonté soit plus forte.

Après avoir tenté d’influer sur ton espoir, en te remettant ma requête, j’enrage depuis de ne pouvoir influer sur les dispositions de Sophie.
 

« Sophie s’est tuée. » (Nous étions le 8 janvier 2009.)

Ce sont les paroles que tu m’as dites en me regardant, alors que nous roulions et que je venais de finir d’attacher ma ceinture.
Sophie s’est tuée. Je suis horrifiée, et oppressée.
Tu avais l’air serein hier soir, pourtant j’ai compris que tu le savais déjà hier (le 7 au soir). Et j’ai compris que ta sérénité affichée n’en n’était pas une, que c’était le choc d’une annonce qui libérait mais comprenait l’indicible, la douleur bloquée.

J’ai voulu savoir comment elle s’était tuée. Tu continuais de rouler, vite, sur une route encombrée, dans une zone de grandes surfaces à la lisière de la ville, alors que le jour commençait à faiblir. Ta conduite était hachée, saccadée, nerveuse, j’avais sans doute décidé de mettre ma ceinture en réalisant que ta manière de conduire me faisait peur, une fois de plus, et bien que j’aurais voulu ne plus avoir peur à tes côtés, pour ne pas avoir à t’imposer ma peur, qui te fragilise et rend ta conduite, de ce fait, dangereuse.

Ton visage était acéré, grimaçant, entre le rictus et la colère et l’effroi. A ma question, tu as répondu en évoquant le fil du téléphone. Je n’ai pas su si c’était le fil ou ce qui coulait dans le fil avec lequel Sophie s’était tuée. Le fil aurait pu servir à une pendaison, ce qui coulait dans le fil était sulfureux. Mais j’ai tout de suite pensé, dans mon rêve, que nous étions responsables de sa mort, et je me suis réveillée. Il était temps. En prenant conscience que tes paroles m’étaient parvenues en « rêve », je réalisai que j’étais peut-être encore en deçà du pire, que le cauchemar et la souffrance actuels de mes jours et de mes nuits sont en deçà de ce qui pourrait advenir.

Depuis que je me suis éveillée, je n’ai pas encore pu t’en parler. J’ai peur de ce que pourraient produire ces mots sur toi.
J’ai peur pour toi, et pour Sophie, Christophe. Et parce que je t’aime et que je sais que tu aimes Sophie, j’ai peur pour elle aussi.

(Notes du 8 janvier 2009, la veille de ton anniversaire : j’étais sur le point d’achever la lecture du Laser azuré.)

 

Premières pistes d’interprétation de mon rêve

Envie que Sophie meure ? Surtout pas.

Envie que tu te mettes à ma place, et que tu connaisses la douleur de la perte de l’aimé ?

A la différence que Sophie ne se tue pas pour un autre, mais contre toi. C’est d’une violence qui n’a rien à voir avec l’accident de 1993, où j’ai pourtant compris, à travers la lecture du Laser azuré, qu’il s’est produit alors que tu pensais à Sophie.

Revivre encore une fois ma culpabilité liée à l’accident de 1993. Tu échappes à ce que j’ai désiré pour toi. Ce que tu deviens – tu vis – est la preuve de ma monstruosité. Sophie échappe à ce que tu as [nous avons] désiré pour elle. Et son devenir – elle meurt – devient la preuve de ta [de notre] monstruosité.

Envie de voler au secours de Sophie, en prenant son parti ? Car dans mon rêve, Sophie se tue pour échapper à la pression que tu lui fais subir en lui ayant annoncé ton suicide. Quelle est cette pression que tu lui fais subir, et dont je prends une part de responsabilité ? N’est-ce pas de tenter de lui communiquer ce qu’est aimer ? Mais comment ne pas lui dire le fond de ta pensée ? Et moi, ton alliée, n’ai-je pas aussi l’intention de me suicider ? Et ne formons-nous pas un bloc ?

Depuis quelques jours, je me torture l’esprit pour savoir ce que je pourrais faire pour que Sophie « te sauve », sans qu’elle ait à se renier, elle, par rapport à toi, et sans que moi, j’aie à me renier par rapport à toi.

Envie de dire à Sophie : toi seule peux faire quelque chose pour redonner espoir à Christophe, et tu ne le sais pas. Si tu le découvres après sa mort, il sera trop tard. Et moi dans tout cela, je ne suis pas meilleure : ma mort ne m’exonèrera pas du fait que moi non plus, mon Christophe, je n’ai pas réussi à te sauver. Je n’aurai pas fait ni su ce qui aurait pu être tenté pour que Sophie prenne conscience de ce petit quelque chose qui, dans son attitude, aurait pu te redonner espoir, en elle, sans concession. Quitte à te perdre, moi, pour toujours, mon Christophe, peut-être dois-je trouver ce petit quelque chose que tu ne pourras pas, cette fois, me pardonner, et qui permettra à Sophie de trouver la clé de votre dépassement.

Poursuivre à travers ce rêve un des paradoxes de l’amour : justifier, pardonner, l’injustifiable, l’impardonnable, entrer dans l’injustifiable, dans l’impardonnable.

 

Notes du 11 janvier 2009

La résurrection de l’espoir passe par toi, Sophie.
Lorsque je terminais en hâte Pour toi et le donnais à mon Christophe, le 1er décembre, j’avais le désir extrême de faire douter son désespoir, de l’amener à reconsidérer son choix de rupture par rapport à toi, de lui faire entrevoir le possible qui n’est pas mort entre vous – je ne parle pas du possible que tu sembles bien vouloir lui accorder, des rencontres espacées de loin en loin, au gré de ta belle humeur et de ta générosité, je lui parlais du possible qu’il t’a offert, une perspective, une pensée, un désir, qui a besoin d’être entendu, reconnu dans sa portée, pour que l’espoir de réalisation se nourrisse de nouveau.

Ne pense pas que Christophe puisse s’adosser à moi pour soigner son désespoir. Il n’y a pas plus amer constat que celui que je fais là. Il a fallu que mon Christophe rejette ma requête avec bonté et patience, car nous avions déjà parlé du fond de cette requête, je n’avais pas pu garder ma pensée secrète aussi longtemps depuis votre rupture, il a fallu que je termine de lire le Laser azuré, et il a surtout fallu que je m’interroge sur mon propre désespoir, celui que j’ai connu en 1993 et celui que je connais en ce moment, pour savoir que la résurrection ne peut pas passer par un autre chemin que celui indiqué par l’aimé, même si celui-ci nie avoir indiqué ce chemin.

Moi qui n’ai jamais été aimée, mais choyée et estimée par quelques rares personnes, je sais bien qu’aucune d’entre elles n’aurait pu en 1993, ni ne peut depuis le 1er décembre soigner mon désespoir de Christophe. Et quand bien même j’aurais été aimée, cela n’aurait rien changé. Il n’y a que toi, mon Christophe, qui avais et qui as toujours ce pouvoir. Etre aimé n’oblige en rien. Aimer oblige. Je sais que je force le trait dans cette opposition, car en réalité je pense qu’être aimé oblige, ne serait-ce qu’à une forme de reconnaissance, mais c’est d’abord à celui qui aime d’arriver à se faire comprendre. Je sais aussi qu’aimer n’oblige en rien, puisque le désir porte bien au-delà de ce qu’on entend communément par obligation. C’est ma liberté, mon libre arbitre, ma subjectivité, mon désir que j’engage dans la poursuite de l’aimé, mais cet engagement se révèle très rapidement ne pas pouvoir revenir sur ses pas. La poursuite de l’aimé est un voyage. En terres inconnues. Et quand l’aimé se profile pour la dernière fois dans l’horizon du possible, avant que de disparaître de cet horizon, le désespoir point. Quoi que tu fasses, Sophie, tu es libre de le faire, tu n’es pas obligée de le faire. Christophe, lui, n’est pas maître de sa vie depuis que tu l’as orienté, aimanté. Il peut choisir d’y mettre un terme, parce qu’il a échoué à te montrer le sens de cette aimantation, mais il ne peut pas choisir de faire abstraction de toi, ou de réorienter sa vie.

Pour ma part, je ne crois pas au précepte chrétien de l’espoir ou de la vie ou de l’« amour » qui renaîtrait quelles que soient les circonstances. Je n’ai jamais désespéré de mes pairs. Je n’ai jamais désespéré de l’humanité. Et je reste optimiste sur l’accomplissement du genre. Et bien entendu ultra-sceptique. L’errance fait partie du voyage. Nous avons ensemble et séparément la liberté de nous tromper, et de faire échouer notre projet. Ou de le réaliser. Les individus tombent les uns après les autres, et échoueront toujours en tant qu’individus. Est-ce que nous saurons un jour dépasser nos enveloppes d’individus et nous fondre dans un projet d’accomplissement de l’humanité ? Et saurons-nous le mener à terme ?

 

Le 23 janvier 2009

Nous continuons d’avancer. Il n’est pas si facile de finir sa vie. Il est grand temps de laisser tomber ces culpabilités. Et de me pardonner mes erreurs. Je ne pense pas pouvoir influer sur Sophie. Je ne cherche pas à me dédouaner. Et je pourrai bien sûr encore changer d’avis, et agir en conséquence. Never say never. Ce matin, tu me disais ta lassitude à devoir continuer. Tu es las, et je t’entends, mon Christophe. Ma combativité recule parfois à cause de la fatigue. Avant de raccrocher, tu m’as encouragée, en me souhaitant une bonne journée et en terminant par ces mots : « Fais tout bien. » Je m’y applique, et je t’embrasse, mon Christophe. Merci de ton baiser en retour.


 

Pour conclure

Christophe, tu peux être fier de ta vie. Tu t’es bien battu. Je crois que ce qui m’émeut le plus chez toi, non pas au commencement mais à la fin, c’est l’honnêteté de ton cœur. Et ce qui m’a le plus ému chez toi, non pas à la fin mais au commencement, c’est la grandeur et la fragilité de ton cœur.

Quand nous nous sommes rencontrés en 1976, tu m’as ouvert ton cœur (ton honnêteté était déjà là, bien sûr), qui m’a pénétrée pour ne plus me quitter. Ton cœur était l’ouverture au monde entier, et ton cœur était d’une fragilité extrême. Tu ne m’as rien caché. Et pourtant je t’ai cherché toute ma vie. La quête de l’aimé va au-delà du dit. Elle comprend pour moi, à travers toi et avec toi, la réalisation du monde. A l’origine, quand je nais de toi en 1976, tu es ce cocktail de force et de faiblesse mêlées. Quelle force et quelle faiblesse mêlées ! Jamais depuis tu ne t’es départi de ton honnêteté, de ta combativité, de ta pugnacité, de ta quête de vérité, de ton désir d’honorer, de rendre justice, d’être à la hauteur de tes ambitions, et de ce que t’a inspiré Sophie.

Tu n’as cessé de te donner des buts, de construire une perspective, et tu as joué ta vie dans cet engagement. Tu es épuisé. Les forces te manquent pour poursuivre. Mon cœur se serre. Honorer cette lucidité et rester conséquents.
 

Si je parle de naissance pour moi en 1976, c’est que tu as semé en moi une force motrice, celle du négatif, du passage à l’acte et de la revendication de mes actes. Mes parents avaient soufflé sur le feu de la vérité, de manière rationnelle, pédagogique, et je les en remercie, mais toi, tu as soufflé sur le feu de la vérité qui comprend l’irrationnel, l’impensé, l’aventure extrême, le passage à l’acte. J’ai entrepris un voyage pour toi, vers toi, qui va bientôt s’achever, et qui portait bien au-delà de ce que nous avons fait, et découvert ensemble. Je mourrai insatisfaite, l’insatisfaction ne nous a-t-elle pas toujours servi de guide ?, mais tu m’as laissé ma chance, tu m’as laissée t’approcher autour de projets concrets, et tu m’as laissée te toucher et te sentir et te pénétrer. Tu n’as pas eu cette chance de construire et d’approfondir avec Sophie, et je conçois que tes souffrances ont été si grandes que tu avais même eu l’idée de la tuer – avant de savoir que tu en étais incapable, que c’était contraire à ton désir, et bien avant de réaliser que tu l’aimes.

Tu as changé pour elle, elle ne le reconnaît pas. Depuis 1994, tu as fait taire toute violence par rapport à elle, mais cela ne suffit pas : parce que Sophie ne te désire plus, après t’avoir de nouveau désiré cette année, elle voudrait que tu fasses taire ton amour pour elle. Qu’est-ce qui est le plus fort : la volonté ou l’amour ?

(N’affirme rien, Sophie, je ne suis pas présomptueuse, je ne suis pas meilleure que toi, mais n’affirme rien, je t’en prie, tant que tu ne t’es pas laissée prendre. Tu n’as pas connu que l’amour consume. C’est parce que tu ne le sais pas encore, et que tu ne le sauras sans doute jamais, que Christophe va mourir. C’est une tragédie. Responsable, mais pas coupable : comment pourrais-tu reconnaître ce que tu ne connais pas ? Tu crois savoir ce qu’est l’amour, mais tu l’as toujours tenu à distance. Ce que tu nommes amour ne brûle pas. Tu as joué avec le feu, mais ne t’es jamais laissé pénétrer par la flamme. Tu l’as même attisée, par jeu, mais aucune ne t’a séduite au point que tu désires la connaître – de quoi est faite cette flamme qui invite et ne se laisse pas éteindre si facilement ? Ta volonté ne devrait pas t’empêcher d’avancer avec prudence et hardiesse vers un feu qui pourrait te consumer.)


 

Tout en mettant de l’ordre dans nos vies, je me surprends par moments à croire au miracle. Pour toi, mon amour, à espérer que Sophie t’appelle et te dise, par exemple : Christophe, j’ai entrepris de relire le Laser azuré, comme je t’avais fait part de cette intention il y a quelques mois. Je voudrais que tu sois encore là quand j’aurai fini cette deuxième lecture, pour te dire le fond de ma pensée. Je n’ai pas envie que tu le publies avant d’en avoir le cœur net.


 

23 janvier 2009
Relu et corrigé début février

En avoir le cœur net aurait pu être notre devise. Dès le début. Nul besoin d’aimer pour cette mise en jeu.
Mais à la fin, confrontée à cette incommunicabilité entre toi et ton aimée, et au moment de te remettre cet écrit, je partage la faiblesse de cette voix qui s’avoue ne plus savoir : « je me sens petit, j’arrête ».

 

 

 



 

 
 
 
 

 

 

Epilogue


Le 20 février 2009, tu as appelé Sophie.
Tu lui avais fait parvenir, quelques jours plus tôt, Pour toi.
Je n’avais pas osé te le demander quand je te l’avais remis, ni même osé me le formuler – j’imagine pour ne pas t’obliger. J’étais contente que tu aies eu cette idée, et j’ai recommencé d’espérer, et j’ai pensé que mes efforts pour te toucher, toi mon Christophe, et changer le cours de notre histoire, de votre histoire, allaient peut-être aboutir… Je comptais sur l’intelligence et l’honnêteté de Sophie afin d’apaiser ton cœur. Et sur sa bonté.
 

Sophie souffre. Sophie crie. Sophie ne veut pas lire « les vingt pages de ta copine ». Elle ne veut pas savoir. Si Sophie a lu ces quelques pages, ce qui est possible, ne serait-ce qu’en diagonale, elle refuse d’être touchée, d’être impliquée, d’être responsabilisée par rapport à nos devenirs à tous. Mais pourquoi mentir sur le fait d’avoir lu ? Ou pourquoi refuser de te rencontrer, comme tu le lui proposais sans hostilité ? Pourquoi refuser de t’entendre ? Pourquoi s’enfermer dans des apparences ?
 

Toi qui tenais à ne pas la mettre devant le fait accompli ! Tu m’avais dit : il me semble, Agnès, que cela sera plus dur pour elle de découvrir ces quelques pages après que nous serons morts. Elle est concernée, elle est citée et j’aimerais qu’elle les lise.
Manifestement, cela aurait été plus doux pour Sophie de les découvrir après ta mort ou de ne jamais les connaître. Manifestement, la pression que tu, que nous lui faisons subir en ce moment est très dure à supporter.
 


 

La poursuite du débat est nécessaire à l’amant, tandis que l’aimé ne le sait pas toujours.
 

Tu es inconsolable, tu as donné ta parole, et mon désir d’accomplissement restera insatisfait.
Que de souffrance à ne pas savoir alléger ta peine, et que de souffrance à savoir ne plus pouvoir accomplir mon désir. Je ne pense pas toujours que tu les connaisses.
Et cependant, pourquoi parler de souffrances, et non de cette pluie d’or depuis que nous nous sommes rencontrés. Ma faiblesse est de ne pas savoir te communiquer cette joie diabolique qui pourtant vient de toi, que tu me procures. Je suis une piètre amante qui n’arrive pas à te séduire. Je me fais honte d’être si peu désirable. Là est ma monstruosité. Tu me donnes ce que je n’arrive pas à te donner. Cette vision, cet espoir, cette ambition, ce désir – ces ondes bienfaisantes –, ce désir d’accomplissement que tu as semé en moi, et que Sophie a semé en toi, ce désir d’accomplissement que j’ai projeté en toi et au-delà de toi, mon aimé, et que tu as projeté en ton aimée et au-delà d’elle. Mais comment rendre compte à mes pairs de cette tension jouissive à t’avoir poursuivi ainsi, à te poursuivre encore. Et comment te remercier, toi, de m’avoir laissé « ma chance ».
Merci Christophe.
Ce que tu endures en ce moment est difficilement concevable. Tes efforts pour finir en tenant compte de moi me viennent droit au cœur. Tu m’attends encore, et je t’en suis reconnaissante.
 

L’insatisfaction générique contient, propage, répond tel un écho à l’insatisfaction particulière.
 

T’aimer – te vivre et le savoir – introduit en apparence, au moment de te perdre, une rupture entre mon désir fondamental, toutaccomplir, et mon but, toutaccomplir. Je dis en apparence, car en réalité mon désir n’est pas dissociable de toi, ni de mon but. Tu es le seul au monde, en ce sens que tu imprègnes la totalité. Et je suis seule avec ce désir de toi, de tout, unique, d’accomplissement unique de la totalité. Cette solitude-là n’a jamais été triste ni ne m’a pesé tendue par ton espoir. Je ne redoutais pas de me perdre à la fin, j’y aspirais. J’aspire à fondre en toi en totalité. J’aspire à un dépassement de moi en tant qu’individu, et la solitude n’est que l’expression du manque, de ce qui reste pour moi à réaliser : elle fait donc partie de la réalisation de mon projet. Je n’en connais pas de plus beau ni de plus sérieux, de plus belle ni de plus sérieuse. Tu fais partie de moi depuis que je t’ai rencontré – je fais partie de toi en entier, en réalité, mais tant que mon désir est insatisfait, cette manière de me présenter n’est pas fausse. Tu fais partie de ce que je n’ai pu assouvir seule, de ce que je n’ai pu assouvir avec toi, de ce que je n’ai pu assouvir à six milliards, sans oublier les happy few, « band of brothers ». Tu as pris mon centre de gravité. Etre incapable de ranimer ton désir, d’atteindre ton but et ton désir, c’est perdre la possibilité de réaliser mon but et mon désir. En te perdant, c’est le sens, la sève et le sexe du débat sur la totalité qui m’échappe.
 

Le paradoxe du but est qu’il est poursuivi par des individus différents mais qu’il n’est pas le maintien des individualités séparées, il est un dépassement des individus dans la totalité. Et pour moi, la totalité désirée n’a pas d’autres couleurs que les tiennes : azur et or. Là réside la beauté du jeu.
 

Toutaccomplir, en tant que projet exprimé, but à atteindre, débat à promouvoir, s’est dégagé, extirpé de nos cœurs insatisfaits et du chœur de nos contemporains.
L’idée d’accomplissement générique s’accompagne d’une mélodie enchanteresse et d’une fragilité dont je ne pense pas m’être suffisamment expliquée. J’ai cependant veillé à ne pas brusquer sa réalisation du fait de son impériosité et de son urgence pour moi.
Y dominent l’or, l’azur et le noir chatoyant – jeu, liberté et tragédie enlacés.
Tu es cet or, mon Christophe, qui a empli ma vie. Un or palpitant, vibrant, pénétré d’azur. Dans cet enlacement, le noir n’est pas triste qui donne la gravité au jeu, et dans lequel s’ancrent la liberté, l’urgence de la vérité, l’humour, la comédie, le recul, la responsabilité, et peut-être même la bonté, à l’origine pourtant si mystérieuse.
 

J’aurais voulu encore achever ton blason, mais je ne peux plus t’imposer cette attente. J’ai choisi cet été à Turin les étoffes chez le marchand Calderan, trois azurs de soie, taffetas, shantung et raso fine 800, j’ai le fil d’or pour broder la bande et détourer les pétales de la rose ouverte, j’en ai esquissé le dessin il y a un moment déjà, il y a de cela plusieurs années. Chaque pétale de cette rose ouverte a la forme d’un cœur qui se termine par conséquent en pointe. Triple rangée de trois pétales en corolle. Cette fleur est quasi inabordable tant elle est épanouie, blessante et fragile. La caresser peut l’abîmer, la froisser, l’altérer, il faut donc une délicatesse hors du commun pour le tenter, et qui le tente s’écorche sur ses pointes. Mais quelle invitation, n’est-ce pas, que de progresser vers le cœur de cette fleur offerte fait d’azur le plus pur.
Pas de noir dans ton blason. Entièrement azur, rehaussé et bandé de fil d’or.
Si quelque noir chatoyant subsiste, je ne vois que celui du dé d’argent et de l’aiguille qui reste fichée dans l’ouvrage inachevé. Cette aiguille qui aurait dû permettre de révéler ton or et azur magnificent.
 


 

Accomplir tout n’est plus possible pour moi ni pour toi. Ce n’est pas ta faute, Christophe.
Ce n’est pas non plus la faute de nos contemporains et amis. Ce n’est pas non plus la faute de Sophie, qui n’a jamais su la confiance nécessaire au débat contradictoire de ceux qui cherchent à cœurs ouverts, qui ne semble pas avoir goûté les abysses et délices de la quête de vérité – de la perte de soi –, et qui s’acharne de manière bien compréhensible, mais si tragique, à garder la maîtrise de votre rencontre tout en suivant son impulsion.
Serait-ce ma faute ?
Le passage était étroit, et je ne trouve plus la faille. Il faut finir.
Ma vie s’arrête avec la tienne. Du moins je l’espère. Quelle tristesse et quel déchirement que de fermer si loin de ce que nous avons ouvert et recherché et qui était à notre portée – je veux dire à la portée de nous tous.
 


 

Et vous, mes pairs, vous qui aurez je l’espère accès à ces quelques pages, ne pensez-vous pas que le nœud de l’incommunicabilité entre celui qui aime et son aimé puisse se résoudre dans toutaccomplir ? Ne pensez-vous pas que la manière de trancher ou de défaire ce nœud aura une incidence sur la fin de l’humanité ? La manière d’Alexandre est-elle compatible avec toutaccomplir ?
 

Je pose la question humblement, aussi bien à ceux qui se reconnaîtront dans aimer, tel que j’utilise ce terme, au niveau d’intensité qu’est celui du non-retour, du feu qui consume, qu’à ceux qui ne s’y reconnaîtront pas. J’interroge sans discrimination tous ceux qui sont sincères, c’est d’eux dont dépend ici et maintenant la poursuite du débat et l’espoir d’une réponse satisfaisante.
 

Pour vous et au-delà de nous,
a&c








 

 

 

     
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
             
     
             
             
             
   

 

       
             

 

 

         
         
 
 

téléologie ouverte

 

 

 
  observatoire de téléologie  

 

 
  éditions belles émotions  

 

 
  a&c