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Pour toi
POUR TOI
« Lorsque l’amour existe réellement, l’amant devient la nourriture de l’Aimé ; ce n’est pas l’Aimé qui est la nourriture de l’amant, car l’Aimé ne peut être contenu dans la capacité de l’amant (…) Le papillon qui est devenu l’amant de la flamme, a pour nourriture, tant qu’il est encore à distance, la lumière de cette aurore. C’est le signe avant-coureur de l’illumination matutinale qui l’appelle et qui l’accueille. Mais il lui faut continuer de voler jusqu’à ce qu’il la rejoigne. Lorsqu’il y est arrivé, ce n’est plus à lui de progresser vers la flamme, c’est la flamme qui progresse en lui. Ce n’est plus la flamme qui lui est une nourriture, c’est lui qui est la nourriture de la flamme. Et c’est là un grand mystère. Un instant fugitif il devient son propre Aimé (puisqu’il est la flamme). Et sa perfection, c’est cela. » Extrait des Intuitions des Fidèles d’amour
Requête
Pour toi, mon aimé, je vais repartir dans cette souffrance, dans ces jours
et ces nuits qui remontent à un peu plus de quinze ans, et qui sont toujours
aussi présentes, rapprochées de moi.
J’ai donc commencé d’écrire quelques pages sur l’accident fin 2007.
En ce moment, aujourd’hui, 2 octobre 2008, je souffre terriblement de ton
éloignement.
Psalmodier ces mots en pleurant, scander ton nom, Christophe, Christophe,
Christophe, ces bribes de pensées m’enfoncent et me tiennent la tête hors de
toi. J’ai besoin de toi.
Première partie
----------Début
Il y a eu le désespoir de toi non su (1989), qui m’a conduite à un désespoir
du monde, à une vision d’enfer, indicible. C’était l’effroi, est-ce que l’on
peut parler de thaumazein ? Je ne savais pas que c’était lié à toi, et que
ce manque de toi dans le monde pouvait avoir ces conséquences. Je ne
comprenais pas encore que ce monde-là ne m’était pas complètement extérieur,
mais que je l’avais fabriqué, que j’en étais l’auteure, et que ce monde sans
espoir, sans « soleil », sale et absurde, était ce qui faisait écho à mon
plus grand tort. Mon manque d’intelligence et mon très grand orgueil, et
l’intime conviction d’avoir raison dans notre dispute, de devoir m’arracher
de toi, parce que le choix que tu me demandais de faire était injuste, et
cruel.
Il y a eu le désespoir de toi su (1993), qui n’est pas un désespoir du
monde, car tu étais déjà partout, nous avions sorti Adreba Solneman, l’idée
s’était libérée de nous, je savais que nous avions raison, ton esprit
m’avait soulevée et pouvait désormais soulever le monde entier, mais un
déchirement entre toi et moi, entre le monde et moi, qui correspond à une
douleur indicible, et à une intensité émotionnelle qui me tire encore bien
souvent en arrière. Car tout est parti d’un accident. Pas de préméditation,
pas de suicide, seulement un accident. Pas de dispute, ni de volonté de te
convaincre. Un accident.
C’est de ce désespoir-là dont tu voudrais que je te parle. Pardon, ce n’est
pas mon désespoir qui t’intéresse, ce sont les faits concernant l’accident,
et aussi que je me confronte à ce qui est toujours aussi à vif quand
j’évoque 1993 : ce déchirement, rapporté à la faute de 1989, voilà ce qui
est toujours aussi à vif, c’est le rapport entre les deux événements, où
j’ai tenté de suivre ce que me dictaient ma raison et mon ventre, mais où
j’ai échoué dans mes entreprises. Pourquoi avoir échoué ? Et quelle chance
d’avoir échoué, n’est-ce pas !
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Défiance
J’ai senti chez toi quelque défiance, ou du moins quelque défi, lorsque tu m’as incitée à coucher par écrit le récit de l’accident.
Ton argument était : tu as bien envisagé à ce moment de me survivre (je
traduis l’idée, et non tes mots exacts).
C’est moi qui ai remis cette question entre nous. Cette incitation à l’écrit
venant de toi. Je t’avais demandé si toi, Christophe, y trouverait quelque
intérêt. Si toi, Christophe, tu lirais ce que j’en écrirais. Et tu m’as
répondu par l’affirmative, mais en y mettant une réserve : que le récit soit
complet, que je l’aie achevé – j’avais écrit par lapsus : que tu l’aies
achevé.
Je sais que ce n’est pas un besoin vital pour toi, je sais que tu peux à la
limite t’en passer, mais je te remercie de m’avoir dit qu’il te plairait
d’en avoir connaissance. De m’avoir donné une raison de convoquer et de
rassembler ces moments si douloureux pour moi. Cette raison, c’est toi.
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Après
J’ai écrit ce matin 5 octobre un texte appelé Défiance (reproduit
au-dessus), qui a trait à l’accident.
Essayer de retracer les faits en priorité.
Conclure sur la nature si différente des deux désespoirs : celui de 1989 et celui de 1993.
L’un, tragique, effroyable, mais presque « indolore » comparé au second,
comme hors de moi. L’autre douloureux à un point qui n’est pas descriptible,
et pourtant moins effroyable que le premier, car l’humanité est « sauvée ».
Il manquait encore de confronter ces deux désespoirs. Ce que tu m’as demandé
de faire.
Evoquer la vision de l’avenir, confronter la vision de l’avenir à ces deux
désespoirs.
J’ai, d’ailleurs, associé mes envies de suicide récurrentes après l’accident au sentiment que dans mon corps à corps je cherchai à mourir avec toi. En pratiquant cette euthanasie, il n’y avait pas que toi qui devais mourir, mon avenir s’arrêtait d’une certaine manière, et cet « avenir »-là me rattrapait par moments. Mais je pense que ces envies suicidaires sont plus complexes, et ont germé d’un déplacement de culpabilité, sur la faute de 1993, qui m’a si longtemps permis d’occulter celle de 1989. La culpabilité de 1989 était la culpabilité d’un tête à tête qui n’avait pas eu lieu en 1989 et qui était resté en suspens depuis (je ne me suis lancée complètement dans ce tête à tête – dans ce corps à corps –, dans ce cœur à cœur devrais-je dire, qu’en juillet de cette année 2008). Ce tête à tête portait sur le désir, sur la nature du désir, sur le renoncement au désir et sur la soumission du désir.
Il faudra surtout montrer à quel point en 1993 la « conscience » de l’engagement est certaine, sans faille, sans doute, au point d’occulter les avancées de la pensée à d’autres plans, de me conforter dans l’erreur, de ménager à la fois l’espoir et le désespoir, c’est-à-dire deux choses incompatibles a priori.
Montrer par conséquent le processus qui m’a permis d’occulter le désaccord avec toi au-delà de mon choix en 1989, et le processus qui m’a permis d’occulter « je t’aime » au-delà de mon passage à l’acte en 1993. L’impression surtout que j’avais raison, que nous avions raison, que nous le confirmerions, que nous nous vengerions de l’hôpital du Mans, que nous étions ensemble dans cette épreuve, et que nous prouverions que nous avions raison sur le monde entier.
Quand tu sors du coma, c’est un miracle. Depuis, c’est un miracle.
Ce miracle me met moi dans des abîmes de contradictions qui font sauter mon
esprit. Je ne peux pas coller les morceaux, je « sais » intérieurement que
je « devais » le faire, mais je ne peux pas me « pardonner » de m’être
trompée sur ta vie. C’est un crime que je dois assumer, qui est très lourd.
J’écris une lettre d’excuse et de remerciements à Doubin (professeur qui a
œuvré et dirigé l’équipe de chirurgiens pendant six heures), dont je n’ai
pas gardé trace.
J’ai peur, quand j’écris à Doubin, que mon attitude n’entraîne des
représailles contre toi au niveau des soins (puisque nous faisons bloc,
puisque mon acte est la conséquence d’un accord préalable).
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Petite chronologie du Mans
J’écris cette chronologie quinze ans après les faits. Donc, il se peut que
des faits soient inexacts. Des horaires, voire des dates.
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Peur
Je démarre une petite chronologie du Mans, de tête, qui va rester en dehors de mes dossiers cloisonnés, mais qui retracent la fréquence avec laquelle j’avance.
C’est parce que j’avance d’une certaine manière vers toi, en ce moment, là maintenant, en particulier depuis quarante-huit heures, où je commence de penser l’avenir différemment, de soumettre mon désir au tien, que je peux recommencer d’avancer sur l’accident.
Mais l’intensité des émotions que cela fait jaillir m’empêche d’avancer
vite.
PS du 18 novembre : nous étions alors le 12 octobre 2008.
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Culpabilité
Je n’ai pas de nouvelles de toi, Christophe.
Je suppose, aujourd’hui que je m’interroge, que tu voulais dire que j’avais
toujours gardé en moi cette culpabilité d’avoir choisi de vivre au-delà de
toi. C’est-à-dire « sans toi ».
Ajout du 18 novembre
L’accident a retenu et détourné la véritable culpabilité, qui est d’avoir
recherché du « plaisir » sans toi. Avec un autre. A chaque fois que j’ai du
plaisir « sans toi », quand tu n’es pas là, je retrouve cette profonde
culpabilité d’avoir en 1989 eu du désir pour un autre que toi.
Le 14 octobre j’écrivais ceci :
J’ai la sensation de descendre en moi.
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Précautions
Est-ce que j’ai déjà noté qu’il faudrait prendre cette précaution.
M’expliquer, je ne demande pas d’être « pardonnée ». Puisque mes erreurs
resteront ces erreurs. Mais si seulement je pouvais ne pas laisser de
malentendu. Lever une partie du voile qui recouvre ces actes, révéler la
profondeur des espoirs que tu as fait naître en moi, et l’abysse des
désespoirs afférent.
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C’est fini
Tu m’appelles : « c’est fini. »
Ce qui veut dire que nous allons finir, mon amour.
Mon amour,
Mon amour,
Mon amour,
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Mon amour
Mon amour,
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Pour toi
J’ai rassemblé les bouts épars (les fichiers séparés dans des dossiers
séparés).
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Pour toi, je vais continuer hors classement au jour le jour. Nous sommes le 27 octobre, ce matin, j’ai pu venir me blottir contre ton corps, peut-être dix minutes avant que nous prenions le petit déjeuner.
J’ai caressé ton corps, mais j’ai le sentiment d’être si brutale et toi si
doux. Mes caresses qui suivaient les déformations de ton corps, les
accidents de ton ventre, les creux et monticules qui se sont formés et
solidifiés au moment de l’accident et depuis, les larges cicatrices qui te
barrent le dos, les côtés, le cou, le thorax et le ventre, mais qui au
toucher se font discrètes, ce matin, quand ma main se promenait sur ton
corps accidenté, j’éprouvais certaines sensations de 1993. Ce n’est pas
parce que j’ai entrepris de te faire le récit de l’accident. C’est à cause
du présent : les circonstances sont comparables. Je désespère de te voir
reprendre goût à la vie, je désespère et souffre de ne pouvoir soulager tes
douleurs, je m’imbibe de ton mal et je trouve cela insupportable. Parce que
la souffrance de ton être m’est insupportable, même quand toi tu n’en avais,
d’après ce que tu m’en as rapporté, pas conscience.
Aujourd’hui, ton être souffre, et ta conscience y participe. J’en suis
malade. Que ma présence ne puisse t’alléger, au contraire te faire souffrir,
n’est pas acceptable. Il faut que j’agisse vite pour ne pas te faire
languir. Je retrouve exactement les chemins de pensée qui étaient les miens
lors de l’accident. Si je peux t’aider d’une manière ou d’une autre, il faut
que je te le fasse savoir, que tu le saches, le plus rapidement possible.
Pour ne pas participer à l’exagération de ta peine, pour ne pas te faire
souffrir davantage à cause de moi.
Ce matin, je t’ai senti, ton odeur est délicieuse, ta chaleur aussi, j’ai froid la nuit seule dans mon lit, surtout pour m’endormir. Ce matin, j’étais égoïste n’est-ce pas en venant contre toi, pour te sentir, pour te caresser, alors que tu étais si mal, perdu dans tes pensées, au désespoir de Sophie.
Je pourrais naturellement construire un parallèle entre ta peine et la
mienne. Mais ton désespoir de Sophie n’est pas le même que mon désespoir de
toi. Sophie t’a repoussé. Tu ne m’as pas repoussée de manière unilatérale.
Tu m’as annoncé ton intention de finir, de mourir, Sophie n’a rien fait de
tel avec toi. Mon désespoir de toi est que tu sois désespéré de Sophie au
point de vouloir en finir. Mon désespoir de toi est que je ne sais plus
comment te communiquer l’envie de construire, de te battre, de continuer à
faire des choses avec moi. Tu ne me désires pas, je te désire. Avec quelle
arme pourrais-je te communiquer le goût de vivre. Même si nous devions, pour
cela, nous séparer. Vivre loin de l’autre.
Je me rends compte à quel point il sera difficile de me faire comprendre.
Car si je suis honnête, et que le prix à payer pour que tu reprennes goût à
la vie était que tu rompes avec moi, que nous ne nous voyions plus jamais,
que nous ne nous parlions plus ni ne nous rencontrions plus, eh bien il me
semble que je perdrais le goût de vivre. Mais Sophie n’a pas rompu avec toi.
Tu es libre, mon amour. Tu es libre de vouloir finir. Je comprends ton
désespoir, et moi-même ne me sens pas le courage de continuer à me battre,
sans toi. Au-delà de toi. Or Sophie semble avoir retiré toute base de
construction possible avec toi. Elle ruine ton avenir en refusant même que
tu la touches. Je ne l’accable pas, elle a pris ses responsabilités, mais le
constat est amer. Elle va te tuer, alors que j’en ai été incapable, moi, à
l’hôpital du Mans et en y engageant toutes mes forces, en 1993. Elle va
avoir raison de toi. Alors que tu as toujours eu raison de moi. Et parce que
je t’aime, l’idée de te perdre soulève ma poitrine et fait sauter ma raison.
Je t’aime, mon amour. Je vais me battre pour toi.
PS du 18 novembre
Après cet été, je me sentais capable, bien que cela soit au prix de grandes
souffrances, de continuer à vivre dans la séparation de toi, toi emplissant
ma vie dans l’éloignement, avec l’espoir que tu me rejoignes et me fasses
signe par moments, que tu t’appuies sur moi encore à d’autres moments. Avec
l’espoir que nos lèvres se touchent encore. Que nos ventres se confrontent
et que nos têtes s’unissent. Mon cœur t’appartient. Je sais que le tien
appartient à Sophie. Mais quand il t’arrive de te retourner vers moi, tu me
fais tellement de bien que je ne t’en serai jamais suffisamment
reconnaissante.
Si tu meurs, ma vie n’a plus aucun sens. C’est pourquoi depuis fort
longtemps je t’avais demandé comme un privilège de m’annoncer et de
m’associer si tu le permettais à ta mort.
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[Alors que tu as repris en ce début d’année 2009 la lecture de Pour toi, tu as remarqué que je reproduis, ci-dessous, quasiment la même chronologie que celle constituée plus haut.
Le 27 octobre 2008, et les jours qui ont suivi, j’avais l’intention de
repartir de ces quelques lignes, de ce début. Mais l’intention n’a pas été
relayée par ma volonté, ni par rien. Je n’arrivais pas à dépasser ce début.
Aujourd’hui, j’ai envie d’attirer ton attention sur trois moments de ce
début. Ton départ, quand nous nous tenons la main en marchant vers la porte d’Ivry, tout près de la tour Masséna.
Je suis très souvent revenue à ce trajet comme à un concentré prémonitoire du moment suivant, l’accident. Nous regardons ensemble l’ensemble des dix-sept années que nous venons de parcourir, « que de chemin ! », leur volume et densité, et nous sourions à l’évocation de notre jeunesse et de nos premiers rendez-vous alors que j’habitais encore, quand nous nous sommes rencontrés, au 17e étage de la tour Masséna. Mais ce recul inhabituel sur nos dix-sept ans, nous le cessons net en levant la tête, saisis par l’accumulation massive et subite de nuages noirs au-dessus de nous et devant nous : tu es sur le point de prendre la route. Ce ciel menaçant m’est toujours apparu, depuis ton retour parmi les vivants, comme l’annonce des épreuves que nous allions traverser. Car au moment de nous quitter et de t’embrasser, je te signale que je vois maintenant autre chose que tu ne peux voir : le soleil qui perce et bouscule la vision du ciel que nous venions d’avoir. A condition que tu te retournes et regardes dans la direction opposée. Il est rare que le ciel soit aussi partagé. Mais c’était le cas en ce milieu de journée, le 13 avril 1993, et nos deux têtes tournées l’une vers l’autre avaient permis de l’embrasser tout entier. Mon attente, qui dure plusieurs heures, avant de rencontrer le professeur Doubin, qui s’échappe un instant du bloc opératoire tandis que d’autres médecins t’ont pris en charge.
Cette longue attente est un moment de grand silence – les rares bruits sont assourdis, lointains, indéchiffrables. Et de pénombre. Je n’ai encore rencontré aucun personnel du corps médical, mais une jeune femme en blouse a fait une apparition, et ne me dit rien d’autre, par sa prévenance, que je peux avoir confiance dans ce grand corps, dont j’entends à peine le souffle, et pourtant si vivant. Ce grand corps c’est le tien, et c’est le monde autour de toi. Je suis dedans, assez loin du cœur, mais je suis dedans, à l’écoute de ses vibrations. Et j’ai confiance.
Quand le professeur Doubin se présente, rien de ce qu’il me dit n’altère cette confiance.
A la fin de l’opération, le retour humble et courageux du professeur
Doubin,
qui prend sur lui de m’informer, avant de quitter les lieux et de passer le
relais. Je comprends parfaitement la gravité de ton état, mais j’ai
confiance. C’est moins le contenu de ce qu’il me dit – quelque chose le
dépasse, il a tout donné et il arrête – que la manière de dire qui me semble
juste. Il se parle tout en me parlant. J’ai confiance. Je continue
d’espérer, en toi, en eux.]
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Le 10 novembre 2008
Tu es parti voir Sophie, une « dernière » fois, sauf miracle. Je veux croire
au miracle et souffre. Je vais écrire pour conjurer l’attente, pour tenir la
douleur à distance.
Des sons informes s’expriment, s’échappent de ma bouche.
Je poursuis le récit de ce 13 avril 1993.
Quand Doubin revient pour me dire qu’il « se sent petit », en d’autres termes qu’il abandonne, qu’il referme sans avoir arrêté l’hémorragie, je sens que je vais pouvoir te voir, et je me réjouis. Tu n’es pas mort, la réalité de ta mort possible n’a aucun sens.
Et pourtant, tu vas faire deux nouveaux arrêts cardiaques entre la salle
d’opération et le service de réanimation [en réalité, d’après le compte
rendu, au moment où il referme ton corps]. Ton corps saigne de partout. Ton
cœur a des ratés. Mais quand tu es transféré, poussé jusque dans le service
de réanimation, là sur un brancard, je peux te rejoindre et c’est la
première fois que je peux t’approcher depuis que j’ai reçu le coup de fil du
gardien de la paix à Rochechouart.
C’est toi, ton beau visage, tes joues, tes lèvres, tes yeux qui ne me voient
pas – tu es soit dopé, soit dans le coma : je crois que l’on appelle cela un
coma provoqué, artificiel – ton teint est gris, et ton cou déborde de la
largeur de ta tête. La cicatrice que tu garderas au cou apparaît à ce moment
non pas à la verticale, mais à l’horizontale. Blezot pensait stopper
l’hémorragie à ce niveau, et il est vrai que le volume de ton cou est
tellement augmenté qu’il est légitime de penser que l’hémorragie a son siège
à ce niveau. Or ce n’est pas le cas. Le volume du cou n’est dû qu’à
l’hématome fait par la ceinture de sécurité lors de l’accident : plusieurs
tonneaux sur quelques centaines de mètres, après avoir perdu le contrôle de
ton véhicule. La ceinture a également fait éclater la rate. Le diaphragme a
sauté, les intestins sont remontés dans la cage thoracique, Doubin me dit
avoir pu passer son poing dans la plèvre. La cage thoracique est
complètement enfoncée. Tu sortiras de là avec une capacité respiratoire
ramenée à 25 pour cent. Tu remonteras par la suite à la maîtrise de 75 pour
cent.
Je t’accompagne et suis pleine de toi de me trouver à tes côtés. J’ai le sentiment d’être utile, bienfaisante, et surtout que nous nous donnons la main comme nous l’avons fait pendant dix-sept ans. L’infirmier ou brancardier a une drôle de remarque à ton propos. Il se tourne vers moi et m’interroge : c’est votre père ? Non, c’est mon ami. Je ne comprends pas comment il peut penser que tu es mon père. Nous n’avons que trois ans d’écart, et si tes traits sont marqués, tu es à mes yeux le même. Tu es jeune. Doubin même l’a souligné quand il était venu me rendre visite.
Arrivée au service de réanimation. Je suis maintenue à l’écart le temps que
l’on te trouve un lit, une pièce. A nouveau, et pendant quelques heures, je
suis confinée à l’attente, maintenue à quelques mètres de toi, sans pouvoir
te voir. J’ai confiance dans ces gens qui s’affairent autour de toi. J’ai
confiance en leur objectif : te soigner le mieux possible, prendre soin de
toi. Ils sont forcément plus efficaces que je ne pourrais l’être. Ma
présence n’est pas suffisante. Je le sais. Je suis assez humble pour me
rendre compte que sans eux, sans ce corps hospitalier, je paniquerais.
Mon attitude, ce que je ressens pour toi, c’est une tension. Tension vers
toi, vers ton esprit, vers ta peau, tes plaies, ton ventre, tes bras et tes
jambes. Une concentration qui ne te lâche pas. Comme si le fait de lâcher
cette concentration pouvait t’être fatal.
Cela fait plusieurs heures que je suis dans cette tension. Depuis l’appel du
gendarme.
Doute sur le fait d’avoir à nouveau pu t’approcher après le transfert en brancard vers le service de réanimation, dans la première chambre où tu as été transféré.
6 heures du matin. Le 14 avril 1993.
Je suis en tension. Un infirmier – interne ? – en blouse bleue, pas très
grand, tête honnête, vient me trouver.
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C’est trop dur. C’est difficile à dire. Tu ne sais pas ça. Je pleure, là
maintenant. Alors qu’à l’époque j’étais froide, sans larmes, comme pouvant
prendre le poids de la Terre sur mes épaules. Pourquoi suis-je devenue si
faible que je ne puis me résoudre à seulement écrire ce moment.
Ce moment est une annonce. Elle m’ôte l’espoir de te ramener vivant à mes côtés.
Ce sont des mots, très mesurés, qui me disent simplement que ton cas est
désespéré pour le service de réanimation, et qu’après discussion, étant
donné que les hémorragies continuent et qu’il n’y a pas de signes
encourageants, il a été décidé de ne pas faire d’acharnement thérapeutique,
et de stopper la transfusion.
Dit plus crûment : tu vas mourir, le service m’annonce que tu es au seuil de
la mort, que je dois m’attendre et me préparer à ce décès, que les
transfusions sont stoppées, que tu restes allongé sous seule assistance
respiratoire (cette précision ne m’est pas donnée).
Il me semble que jusque-là j’avais écarté cette issue, presque par
superstition. Quand cette issue est annoncée par le corps infirmier, en
l’occurrence par cet infirmier qui ne bégayait pas, je le crois, il ne me
surprend pas, il éclaire une pensée logique qui semble en conformité avec
tous les signes que m’ont donnés Doubin et le service de réanimation pendant
ces longues heures où tu te battais, où nous nous battions.
Car tu te battais et je me battais à tes côtés. Et l’annonce m’indique que
l’issue du combat n’est plus en chantier, n’est plus dans l’indécis, n’est
plus douteuse, est sans rémission possible.
Je le crois. Je les crois. Je suis en toi et pense avec toi que tu vas
mourir. L’annonce du corps infirmier vient certainement en retard sur les
signes que tu leur as donnés et qui leur permettent de relayer cette
décision – arrêt de la transfusion – liée à cette intuition – un cas
désespéré, une mort certaine. Je parle d’intuition et de signes car étant
dans le coma, tu n’as pas pu leur dire que tu savais que tu allais mourir.
Ce sont leurs expériences de ce type de situations, ce sont les signes
cliniques – en particulier le phénomène hémorragique qui entraînait un
ballet de poches de sang et de plasma entre le service de réanimation et le
service de stock des poches congelées – qui entraînent cette décision :
arrêt, et cette annonce : mort attendue, mort prochaine.
Je ne mets pas en doute leur parole.
Une évidence se fait jour : que tu meures sans prolonger tes souffrances
inutilement. C’est qu’effectivement, à la suite de ce que m’a dit
l’infirmier, ils prennent leur responsabilité jusqu’au bout. Car entre
absence d’acharnement thérapeutique et attente d’une mort annoncée, il y a
un gouffre. Où commence et où finit l’acharnement thérapeutique ?
Deuxième partie
---------Cœur
L’attente était supportable tant que nous nous battions.
Le combat, cette tension, était possible tant que nous avions espoir de nous
en sortir.
A partir du moment où l’on m’annonce que tu vas mourir, et que je te crois, comme si c’était toi qui me l’avais dit, comme si tu étais déjà dans cette phase de non-réconciliation possible avec la vie, mais où tu n’es pas mort, où tu respires encore, où tu te débats, l’attente, la communion d’esprit avec toi, devient insupportable. J’ai l’impression que la douleur de te perdre est moindre que la douleur de te savoir dans cet état. Tes souffrances me deviennent odieuses. Ton corps que j’ai vu tuméfié et déformé, arrimé par des fils, dans le nez, dans la bouche, dans le ventre, dans le sexe, dans le rein, dans les bras, ce corps me fait souffrir de manière intolérable. Je suis révoltée par ce que tu endures, et j’ai le sentiment de souffrir avec toi, mais à la différence que je suis moi encore douée de parole, que ma conscience peut agir en ta faveur, selon les engagements que nous avions pris l’un pour l’autre, que je suis une extension de toi qui doit pouvoir exprimer le plus justement possible ce que tu attends, le meilleur pour toi.
Jusque-là, je m’étais fait le plus petit possible, je ne voulais pas gêner les soins, j’essayais d’intervenir le moins possible, ou seulement dans le sens de donner des informations sur ta personne (allergies, les problèmes de santé que tu avais rencontrés depuis que nous nous connaissions et même avant), maintenant, il s’agit d’influer sur les décisions de cette équipe, de transformer leur prise de décision, acte violent s’il en est : arrêt des soins, en prise de responsabilité : t’amener à la mort.
J’exprime ma pensée maladroitement : à l’infirmier. Avant que de lui exprimer ma pensée, j’ai sans doute attendu seule sur mon banc pendant un quart d’heure, et puis je l’ai vu repasser et l’ai appelé (mon esprit est brouillé, mes souvenirs ne sont pas fiables à 100 pour cent), et lui ai dit que j’avais bien entendu le caractère inéluctable de ta mort qui les avait amenés à décider d’interrompre la transfusion alors que tu continues à perdre ton sang, mais qu’ensemble nous avions parlé d’acharnement thérapeutique, et qu’il n’était pas souhaitable qu’ils te laissent « végéter », entre la vie et la mort, et que dans la mesure où ton cas était désespéré, l’absence d’acharnement thérapeutique signifiait pour nous deux, et pour toi, selon ta volonté, qu’ils agissent de sorte à abréger tes souffrances, qu’ils agissent de telle sorte à ce que tu meures effectivement, sans tarder.
Je ne me souviens plus des mots exacts prononcés par moi, mais l’infirmier a parfaitement compris le sens de ma demande, et m’a assuré qu’il allait relayer cette demande auprès de l’équipe, sans tarder, et qu’effectivement j’étais dans une unité de soin qui s’était déjà posé cette question de l’acharnement thérapeutique, et qu’il était légitime que je la leur pose, de manière concrète, pour toi.
J’attends. Cet homme, cet infirmier m’inspire confiance. Pour l’instant je n’ai parlé qu’avec Doubin, et j’ai croisé d’autres intervenants, mais qui ne sont pas venus me voir – moi en toi, ou plus exactement toi en moi. Seuls Doubin et cet infirmier, courageux, sont venus vers moi. L’un qui m’avait prévenu de l’extrême gravité de ton cas, et de son humilité à ne pas pouvoir stopper les hémorragies, mais à ce moment-là, mon espoir était intact. Je n’ai pas oscillé entre espoir et désespoir. J’étais entièrement dans l’espoir. L’autre venant signaler leur acte de désespoir. Quand Doubin referme sans avoir pu stopper les hémorragies, la transfusion permet de combler, ton corps tient. Quand l’équipe décide d’arrêter les transfusions, ton corps continue de se vider, cela veut dire que les transfusions ont atteint un seuil limite (j’imagine au niveau de ta capacité à les endurer), mais cela veut surtout dire que ces transfusions ne servent plus à rien, dans le sens où s’il y a ou non transfusion, tu vas mourir, ta capacité vitale est atteinte, je ne saurais pas exactement nommer ce que c’est, mais quelque chose est en train de céder, ou a déjà cédé qui ne dépend plus de ces transfusions, et qui rend ces transfusions superfétatoires, coûteuses inutilement.
Je fais confiance à cet homme, qui effectivement revient peu de temps après ma demande, et m’annonce que je vais pouvoir faire cette demande à l’ensemble des médecins et infirmiers qui ont pris la décision d’arrêter la transfusion, dès que le professeur Doubin sera arrivé, ce qui ne saurait tarder.
Il me semble que cette réunion autour de ton corps a eu lieu une heure après l’annonce.
A repenser rétrospectivement cette heure (entre six heures et sept heures du matin, ou entre cinq heures trente et six heures trente du matin), il me semble que cette heure s’est étirée en quelque chose d’insupportablement long, beaucoup plus long que les seize heures précédentes où tu luttais pour la vie.
Ce n’était pas ma souffrance à moi qui était en question. C’était ton corps souffrant qui était devenu un reproche. Comment est-il possible de laisser souffrir l’homme qu’on chérit alors qu’il n’y a plus d’espoir ?
Fais un miracle, Sophie.
Fais-le, même si tu ne chéris pas Christophe. Fais un miracle. Tu te retrouves dans la peau de ces infirmiers, qui décident que le cas de Christophe est désespéré, et arrêtent de le soigner, de prendre soin de lui. Mais as-tu seulement considéré ses souffrances ? As-tu entrevu, Sophie, ce qu’est vivre sans espoir de celui ou de celle que l’on poursuit ?
Il y a quelque chose d’inhumain dans ce désespoir. L’humain est cette quête de l’être aimé. Il n’y a pas d’accomplissement sans toi. Sans-toi est désespéré, inhumain, ruine d’accomplissement, de l’idée même d’accomplissement.
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Je n’ai pas eu le loisir de m’interroger sur ma souffrance. Quand je dis que ce n’était pas ma souffrance à moi qui était à l’ordre du jour, c’est exact. J’ai souffert. Mais j’agissais. J’avais des « choses à faire », pour toi, Christophe. Ma présence empruntait le rythme du lieu, des humains qui te soignaient, de leurs mimiques, de leurs bonnes intentions. Ils étaient « au travail », en vrais professionnels, en spécialistes du corps et de ses capacités à surmonter de tels traumatismes (l’hôpital du Mans était réputé du fait de la course des 24 heures du Mans qui avait lieu chaque année, avec de graves accidents qui demandaient des interventions rapides et pointues). Après l’annonce de l’infirmier, la baisse de tension fait qu’en apparence je souffrais moins : c’était comme une accalmie dans la bagarre à mener, mais cette accalmie correspond en réalité à une telle violence, arrachement, séparation, dissociation, divergence, qu’il m’a été bien difficile de remonter à la source de cette violence, et qu’il m’est bien difficile encore aujourd’hui d’y associer des mots. Toi et moi devenions distincts. Je souffrais, je puis le dire aujourd’hui, mais il me semblait que ma souffrance n’avait pas d’importance. C’était ta vie à laquelle ma vie était liée, dans un échange dynamique, où je m’étais engagée à te soutenir, et toi réciproquement, si nous devions traverser de telles extrémités, c’était ta vie et tes souffrances qui étaient au cœur de ma détermination, de ma réflexion, de mon action.
Jimmy quelques années plus tôt nous avait donné l’occasion de nous interroger sur de telles circonstances. Tout faire pour éviter ce qui était arrivé à Jimmy, qui était venu « mourir » à Garches, ayant contracté le sida, mais souffrant de maladies pulmonaires, ou infectieuses, et qui a mis environ quinze jours avant de mourir, dans des souffrances terribles, où les ratios de morphine était limités parce que « pouvant avoir des conséquences fatales sur sa vie ». Jimmy avait créé chez nous une prise de conscience, une révolte raisonnée. Car Jimmy était mort sans que nous ayons pu faire quelque chose pour lui. Il était sourd muet. Il demandait plus de morphine et l’hôpital la lui refusait. Sa langue d’origine était l’écossais, mais il vivait à Berlin. Dans quelle langue s’exprimait-il pour réclamer sa morphine ? Il est mort dans de terribles souffrances, au bout de quinze jours d’hospitalisation, ayant reçu la visite de quelques rares amis, parmi lesquels nous n’étions pas. Ce n’était pas pour jouir de notre présence qu’il était venu à Paris, mais nous faisions parti de ses connaissances, nous avions appris à le connaître quand nous nous rendions à Berlin, sa ville d’adoption.
Après sa mort, nous avions pensé l’acte d’euthanasie et sa mise en pratique, collective, par rapport à Jimmy. Nous avions pensé que nous aurions dû au moins lui fournir cette morphine, ou débrancher Jimmy qui était sous assistance respiratoire, et prendre nous tous, ses amis et proches, cette décision et responsabilité, afin que l’hôpital ne puisse pas se retourner contre l’un seul d’entre nous.
Jimmy a eu ce mérite de nous alerter sur la difficulté de mourir, et de l’accompagnement de fin de vie. Tu avais la « chance » toi, Christophe, d’être pris en charge dans un hôpital qui se positionnait « contre l’acharnement thérapeutique », d’après ce que m’avait dit l’infirmier. Mais cela faisait une heure que tu étais en souffrance, laissé à cet état de survie. Sans projet possible. Sans dignité possible. Sans espoir. Pour Jimmy, c’est le constat de ce qui nous est rapporté qui provoque indignation, colère, réflexion, engagements réciproques.
Pour toi, Christophe, comme en ce moment, ce n’est pas le constat qui me meut. Je suis dans ta souffrance, je suis dans l’angoisse que je projette sur toi, je m’imbibe de ta chair, et ce qui atténue cette souffrance, c’est d’agir, pour toi. POUR TOI.
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Nous sommes rassemblés autour de ton corps. Ta tête est à ma gauche. Tes bras sont étendus, par-dessus les draps. Tu es intubé de partout, comme je l’ai dit plus haut. Au pied du lit, Doubin. Il me semble que je suis amenée dans la chambre alors qu’ils sont déjà tous là. 5 ou 6 personnes, plus moi, rassemblées autour de ton lit. De l’autre côté du lit, me faisant face, trois personnes, dont un médecin assez âgé – disons la cinquantaine – est assis. Une infirmière debout à ses côtés, et un autre médecin également debout. L’infirmier qui m’a conduite jusque-là, peut-être à ma droite, ou à la droite de Doubin.
Je suis intimidée par le nombre de personnes et le caractère grave de la réunion, et rassurée. Cela veut dire que j’ai exprimé clairement à l’infirmier ce que j’attendais d’eux.
Doubin n’exige pas de moi que je réitère cette demande, il part d’elle, et me demande simplement de m’en expliquer. « Pourquoi devrions-nous accéder à votre demande ? » Il me demande de dire ce qui fonde cette demande.
Je réponds, de manière audible, en pesant et détachant chaque mot : « Parce que Christophe M. est un être extra-ordinaire. » « C’est pourquoi je vous demande un traitement extra-ordinaire. » (Je ne suis plus sûre d’avoir prononcé cette deuxième phrase, mais elle était contenue dans la première.) Il est possible que j’argumente un peu plus, mais il est sûr que j’ai du mal à m’expliquer.
Vive réaction du médecin en face de moi. Qui s’insurge contre l’idée de te donner la mort, même si tu ne reçois plus de soins actifs. Il commence à m’invectiver, à me demander comment je me représente les choses, ce que j’attends d’eux exactement. Alors je te quitte du regard pour désigner les appareils respiratoires, et indique que j’attends qu’on cesse l’assistance respiratoire. Le médecin en face de moi est extrêmement choqué de la crudité de ma demande (en réalité, ma demande n’était pas précise jusque-là dans le mode d’exécution, mais il me semblait légitime que leur décision d’arrêter toute transfusion de sang et de plaquettes soit suivie de l’arrêt de transfusion d’oxygène). Je désigne le pilier qui est à ta tête et l’interrupteur qui semble commander la machine à soulèvement de ton cœur. Le médecin en face de moi gesticule, souffle, et tempête quelque chose comme : « Puisque c’est si simple, selon vous, allez-y, appuyez sur ce bouton, faites-le. » Je t’ai regardé.
Devrais-je être jugée pour mon manque d’intelligence ? Il y avait bien sûr du défi, une sorte de mise à l’épreuve dans cette invective. Mais quand ces paroles arrivèrent à mon esprit, je n’ai entendu que la gravité de l’acte de donner la mort, et la certitude d’avoir raison d’avoir fait cette demande, et j’ai alors réexaminé le bien-fondé de cet acte en cherchant appui en toi, en nos années de « bagarres », de recherche de la vérité en actes, de ce qu’était « tenir sa parole ». J’ai dû avoir un geste de ma main sur ta main. Ma main droite s’est posée sur ta main droite. J’avais quitté l’assemblée présente, tout en étant sous leur regard, mais nous étions tous les deux, ou plus exactement j’étais avec toi seul pour m’interroger dans cette fraction de seconde sur la justesse de ce que j’allais faire.
Et ensuite j’ai appuyé sur l’interrupteur de ma main gauche. Le silence n’a pas duré, le médecin en face de moi a repris l’invective. Je compris seulement à ce moment qu’il m’avait « mystifiée », qu’il n’avait à aucun moment voulu me remettre la responsabilité de ta mort, ni même envisagé d’accéder à ma demande de mort assistée. (Je ne me souviens pas d’avoir parlé d’euthanasie, d’avoir utilisé ce terme.) Ce médecin me fit comprendre que par mon acte je n’avais fait qu’augmenter tes souffrances, puisque l’interrupteur que j’avais actionné commandait l’arrivée de morphine ou de quelque chose d’équivalent. Effectivement, mon geste n’avait pas eu pour conséquence d’arrêter la machine à insuffler de l’air. Apparemment, mon geste ne t’avait pas affecté, si ce n’est ce que m’en disait ce médecin, qui cherchait par là à me culpabiliser. Moi, j’étais vide. Je ne pouvais pas répondre aux invectives du médecin, à ses reproches, à ses admonestations.
Je ne connais pas le nom de cet individu. J’aurais aimé pouvoir le citer ici, car c’est un être méprisable. En effet, sa tromperie n’avait trompé que mon ignorance du matériel qui t’entourait et des mécanismes qui semblaient te maintenir en vie. Il n’avait pas réussi à tromper ma détermination – d’une part à communiquer et préciser la nature de ma demande, d’autre part à assumer seule ce que ces médecins ne semblaient pas pouvoir assumer. Il avait seulement réussi à graver en moi le désespoir et la justesse de ma détermination. J’avais franchi un cap, toi non, mon Christophe. Tu étais toujours aussi gris et tuméfié, gisant sur les draps blancs. Cela faisait maintenant une heure et cinq minutes que ta vie se prolongeait de manière indue, indigne, sans espoir.
Quand je réalise que je suis trompée, abusée, et toi aussi, les mots ne sortent plus de ma bouche. J’arriverai à prononcer quelques mots, à proférer trois sons, quand la réunion sera terminée, dans le couloir qui longeait les chambres de verre, non loin de la tienne, et que Doubin reviendra une dernière fois vers moi en se justifiant de ce qu’ils avaient décidé de faire. Avant cela, après mon geste, je ne peux plus parler, je ne parle plus. D’ailleurs, j’ai longtemps pensé que si tu mourais avant moi, je ne pourrai plus parler, ou je ne parlerai plus de manière volontaire, et je pense que c’est lié à cette expérience de ta mort – car quand je prends la décision d’appuyer sur l’interrupteur, je pense que mon geste va entraîner ta mort, presque de manière fluide. Doubin par conséquent reprend au vol les propos du médecin, et change l’orientation de la discussion. Si les médecins ne s’attardent pas sur mon passage à l’acte, la gravité de ce passage à l’acte m’imbibe.
Ce médecin voulait sans doute me faire comprendre par ses propos provocateurs qu’il y avait une différence entre ne pas apporter de soin et un acte d’euthanasie, il essayait d’expliquer sa position à lui, médecin, entre les lignes de la vie et de la mort, mais ne pouvant pas franchir le Styx. Comme si je n’avais pas su, avant de passer l’acte, la gravité de cette décision, et de ce passage. Doubin ramène la discussion sur ta personne, et, à ma suite, te prend la main droite, la soulève même et commence à faire « jouer » tes doigts, à essayer de les détendre, voire de les allonger. Ta main est noire (j’accentue à peine le trait, proche du gris anthracite), tes doigts sont recroquevillés, et son geste s’accompagne de propos qui reprennent ce que je leur ai dit de toi. Vous dites que monsieur M. est extraordinaire, pour moi qui l’ai quitté cette nuit aux alentours de minuit, je dois reconnaître qu’il est extraordinaire que ce monsieur soit encore en vie à mon retour. Regardez sa main et ses doigts : ses doigts sont roses, n’est-ce pas extraordinaire ? (Je conteste le fait que tes doigts étaient roses, ils étaient gris, presque aussi gris que le dos de ta main, mais manifestement, Doubin sentait de la vie dans ces doigts qui l’étonnait). S’ensuit une discussion sur la décision d’avoir arrêté la transfusion. Lui n’était pas là quand cette décision a été prise, et il convainc chacun des médecins et infirmiers présents autour de ton lit qu’il serait peut-être nécessaire de faire une nouvelle tentative, de reprendre les transfusions, de surveiller tout particulièrement tes reins, et demande si l’on a les résultats d’un scanner qui montre que tu as un traumatisme crânien. Cette bribe arrive comme un coup de poignard dans ma confiance envers ces gens, envers cette équipe. Jusque-là, on m’avait dit que tu « n’avais rien à la tête ». Maintenant qu’ils reprennent l’acharnement thérapeutique, c’est avec la précision de ce traumatisme crânien.
Doubin s’adresse à chacune des personnes présentes dans ta chambre, sauf à moi. Pour s’assurer de ce qu’il vient de décider et de ce que chacun adhère à sa décision. La décision de reprise des soins est une décision collégiale de l’ensemble du corps médical, duquel je suis exclue. Puis il dissout l’assemblée. Je me retrouve dans le couloir. C’est comme si mon intervention avait conduit à plus d’acharnement thérapeutique, c’est-à-dire à l’opposé de ce que j’avais souhaité. Je m’adresse à Doubin pour lui dire, comme dernier argument qui n’a aucune chance d’être entendu puisque la valse des poches à sang a repris : « Mais… il souffre. » Lui me répond, en guise d’explication : « Ah… mon petit, si vous saviez… je ne sais pas si nous faisons bien de faire ce que nous faisons, mais il faut le tenter. »
Non, je ne savais pas. Je ne sais toujours pas ce qu’il voulait dire par ce « si vous saviez… ». Je savais seulement que tu souffrais. Je savais qu’ils m’avaient trompée, maltraitée en se jouant de notre parole. Et je savais qu’après avoir détruit l’espoir de te voir sur pied, ils avaient de plus sapé la confiance que j’avais en eux. Et il me semble que c’est pour cette raison-là, à cause de ce médecin maladroit et provocateur, que je n’ai pas pu reprendre « espoir » avec eux, après avoir perdu « espoir » avec eux.
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Le 11 novembre 2008.
Tu es revenu cette nuit, après que j’ai fait cette pause, tu es revenu sans espoir. Sophie n’a pas fait de miracle. Elle n’a pas cherché à te donner ou à t’indiquer une seule voie qui aurait pu t’amener à reconsidérer l’extrémité de ta vie. Qui aurait pu te donner du possible. Elle a continué de fermer les portes qu’elle avait ouvertes ces derniers mois. Plus fermée encore que lors de votre dernière rencontre. Elle n’a manifestement pas même envisagé de chercher à comprendre ce que cet espoir avait soulevé et pouvait encore soulever.
Tu lui as remis ce qui lui revenait. Cet autre exemplaire de la bague que tu avais commandée pour elle alors que vous vous cherchiez encore, qui est le symbole de ta créativité, et qui est aussi au frontispice de notre site. Tu l’as mise face à sa responsabilité, par rapport à ta vie, à ce que tu en as fait. Mais tu ne lui as pas quémandé d’avenir. Tu lui as seulement fait part de ce que sa fermeture récente – et qui semble irréversible – impliquait pour toi. Et tu l’as honorée d’une grande confiance en lui faisant part du contenu des chapitres manquants au livre que tu lui as remis. J’espère que Sophie sera à la hauteur, d’une part de l’annonce de ton suicide, d’autre part de ce qu’elle sait maintenant de toi et de notre passé. Et malgré tout j’ai peur. J’espère qu’elle ne viendra pas dénaturer ce que nous avons tenté de mettre au jour, de soulever, de comprendre. Se hisser à ta hauteur lui aurait demandé l’effort de voir à travers tes yeux, ton esprit, ta sensibilité, et de se confronter à toi, à ton esprit, à ta sensibilité. D’engager son être dans la partie que tu lui proposais. Sans concession, avec tout son esprit, toute l’honnêteté et les maladresses de son expression, avec ses limites aussi. J’imagine bien que Sophie en est capable, mais elle n’en a pas le désir.
Tu ne l’as pas chargée de culpabilité. Sa prise de responsabilité ne doit pas être coupable. J’espère seulement qu’elle sera respectueuse, et digne. Respectueuse de tes choix, et digne, en ne travestissant pas ce qui lui échappe. Fondamentalement, tu ne peux pas lui donner tort. Tu es bon, Christophe. Tu as été égal à toi-même, tu as bien fait de refermer ainsi vis-à-vis de Sophie. Je pense que Sophie aura pu entrevoir ton honnêteté fondamentale, ta volonté d’en avoir le cœur net, ta capacité à reconnaître tes fautes, et ta prise de responsabilité vis-à-vis d’elle, mais plus généralement ta prise de responsabilité par rapport à ta vie, y compris par rapport à moi que tu as inspirée, et à ton œuvre, à notre œuvre devrais-je dire.
La seule chose qui échappe à Sophie, c’est que ta prise de responsabilité est mue par un ressort intime qui lui revient entièrement. Qu’elle seule possède – ou possédait – le secret de cette prise de responsabilité, en était le moteur. Depuis que vous vous êtes rencontrés, et jusqu’à ta mort.
Pour ma part, c’est quelque chose que je sais que tu sais par rapport à moi. Je suis née de notre rencontre. En 1976. Je n’ai pas choisi de te rencontrer, mais j’ai choisi de te poursuivre. Tous mes engagements, pour et contre toi, ont été intimement liés à ton être. Je me suis débattue depuis bientôt trente-trois ans pour te saisir, pour te trouver, pour avoir raison de toi. Mais c’est toi qui as eu raison de mon cœur.
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Je ne peux pas, je ne veux pas les ouvrir tout de suite. Mais me dépêche.
Je t’aime.
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Ce livre m’avait permis de me glisser dans la peau de ce médecin trompeur,
et presque de lui pardonner. Mais je m’aperçois en écrivant ce texte que je
ne lui ai pas pardonné de m’avoir trompée, de m’avoir incitée à faire le
geste d’arrêt de la ventilation là où il ne s’agissait que d’arrêter la
morphine.
Le Coz dit : « Il n’y a pas de différence morale entre limiter les
traitements (abstention) et les arrêter (action)… »
Ce livre m’a fait du bien car les questions de la décision, les enjeux de respect de la personne, d’ambition de son autonomie, d’impact de l’émotion étaient là, et surtout parce que l’auteur abordait ces questions sans apparente culpabilité.
Je m’étais adressée au « staff », au corps médical, aux infirmiers et médecins, en humain, en confiance. Il me semblait que nous devions examiner ensemble ce qui avait été ta volonté expresse et qui était en train de se produire : ne pas prolonger inutilement un état de survie désespéré. Sans doute avaient-ils besoin de s’interroger là où moi j’avais une certitude : ne pas se limiter à limiter, mais prendre ses responsabilités et arrêter. Pas par imprudence, pas de manière involontaire, mais avec la prudence de ceux qui prennent les décisions les plus graves. Argumenter. Contre-argumenter. C’était à eux qu’il convenait de m’expliquer ce qu’ils attendaient de l’arrêt de la transfusion. C’était à eux qu’il convenait de m’expliquer qu’il était légitime d’arrêter la transfusion mais pas d’arrêter l’assistance respiratoire. C’était à eux de me montrer en quoi l’assistance respiratoire n’était pas de l’acharnement thérapeutique alors que la transfusion massive en était une. C’était à eux de m’expliquer pourquoi ils avaient pris cette décision d’arrêter la transfusion.
Car j’avais compris – interprété – leur acte comme le signe d’un désespoir de te ramener à la vie. Le traitement ne donnait pas les résultats escomptés. L’hémorragie continuait. Le nombre de poches transfusées frôlait un record. Je pense que la vérité est assez loin de la compassion. Au-delà d’un certain seuil, le nombre de poches transfusées devient problématique. Le patient peut faire un « rejet », dans le sens où ses reins n’arrivent plus à supporter les conséquences de la transfusion. Et les chances d’arrêt de l’hémorragie interne diminuent et rendent Sisyphe la continuation de la transfusion.
La décision d’arrêter la transfusion a davantage à voir avec la probabilité de guérison et avec la question du coût de la continuation des soins. Ils n’ont pas tiré cette décision de toi, mais de leur expérience hospitalière.
Quand moi je viens les voir, j’attire leur attention sur « à qui ils ont affaire » en leur disant qu’ils ne peuvent pas s’en tirer à si bon compte, qu’ils doivent assumer la conséquence de leur décision, qu’ils ont affaire à un homme extraordinaire qui mérite un traitement extraordinaire, ne mérite pas en tout cas d’être abandonné, entre deux eaux, ou « à la volonté de Dieu », ne mérite pas l’hypocrisie qui consiste à ne pas vouloir considérer l’état dans lequel le malade est laissé – et ce contre sa volonté, que je leur rapporte.
Ton être méritait que ces médecins s’interrogent. Je questionnais leur courage, leur humanité, leur confiance dans la solidité de notre relation qui me permettait de leur rapporter que nous avions envisagé cette fin-là, et que cette fin-là ne nous paraissait pas digne.
Ce que Le Coz m’apprend, c’est qu’il n’y avait pas de culpabilité à s’interroger ni à les interroger. Ce que Le Coz m’apprend, c’est que ces médecins sont eux-mêmes tiraillés concernant la « bonne » décision à prendre, pas forcément d’accord entre eux, avec des intuitions et des ressentis différents. Mais nous pratiquons si peu le débat contradictoire, que je ne pense pas que leur décision avait été le fruit d’un débat. Moi-même étais bien incapable de mener le débat contradictoire. C’est parce que Doubin n’était pas là lors de la prise de décision, mais aussi à cause de sa qualité dans la hiérarchie (professeur), qu’il a pu contre-argumenter, et retourner l’avis de chacun des membres du staff qui avait avalisé la décision de l’arrêt de transfusion.
Mais la manière dont ce médecin a tiré mon geste sur le terrain de la culpabilité me rendait coupable de toute ma démarche, de toute ma pensée, que je leur avais livrée en pensant trouver chez eux un appui. Il a également pointé du doigt mon ignorance en matière de médecine et d’appareillage. Sa violente prise à partie : « Parce que vous croyez que c’est si simple !!! » était une manière de m’exclure de leur prise de décision. M’ôter la légitimité de parler, et de faire. C’est pourquoi je n’ai plus parlé ensuite, à l’exception du « Mais, il souffre… » à l’adresse de Doubin. J’étais battue, non entendue, contredite dans les faits, humiliée d’avoir été jouée, humiliée de t’avoir fait souffrir bien involontairement, abattue. Le fond de mon argument me semblait absolument valable. C’est un argument que l’on peut faire valoir quand on a atteint un point de non-retour, or j’avais avec toi passé ce point de non-retour. J’étais intimement convaincue que tu allais mourir, seules comptaient maintenant les conditions et circonstances dans lesquelles tu allais mourir.
Après, je me retrouve seule. Seule avec toi, à tes côtés, mais démunie.
Je suis avec toi dans une intimité et dans une adversité telle que j’ai besoin de ton contact. Je ne suis plus en confiance vis-à-vis du corps infirmier qui me permettait de supporter l’éloignement – pour ton bien. Je veux être là, contrôler au maximum leurs allées et venues, leurs gestes, la manière dont ils te traitent, la manière dont ils te piquent, dont ils changent les bonbonnes de liquide qui sortent de toi, les fous rires des infirmières à l’arrivée de la nuit, alors que le ballet des poches de sang continue, et que ces poches arrivent sans avoir eu le temps de décongeler. De temps en temps, ils contrôlent l’état de coma, lumière dans les yeux interpellation, ton nom est lancé, enlèvement de l’intubation, ordre de mordre. Tu ne réagis pas vraiment, mais ces médecins infirmiers notent, renseignent leurs fiches.
Ils m’ont exclue de leur prise de décision, et je les ai exclus de ma confiance. Ma révolte est toute contenue. Dans les faits, j’ai entériné leur décision et me comporte de telle manière que je n’interfère en rien dans leur soin. Je ne veux pas les gêner, et je veux pouvoir rester à tes côtés. Certaines infirmières se sont même adressées à moi pour me féliciter de ma prévenance à leur égard et vis-à-vis de leur travail. Elles font venir une assiette de soupe, il me semble, bien que je n’ai pas faim et n’ai pas mangé depuis vingt-quatre heures. Elles sont dans leur monde. Les équipes de nuit succèdent aux équipes de jour. Une sorte de train-train s’installe. Tu es gonflé artificiellement : sang, plaquette, plasma, air, et vidé artificiellement : urine, sang… Quand l’équipe de nuit s’installe, elle maintient les bracelets de cuir qui m’avaient révoltée. « Pour éviter que monsieur M. n’arrache les fils. » Tu es très agité (ont-ils baissé la dose de morphine ?) et effectivement quand ils testent ton coma, tu sembles vouloir arracher tout ce qui t’entrave, ce qui contrarie les infirmières qui prennent cette précaution d’attachement.
J’ai longtemps eu un doute sur la date à laquelle je suis passée à l’acte – j’aurais dû écrire : de nouveau passée à l’acte, car je suis déjà passée à l’acte, mais pas de manière convaincante. Les heures passées depuis l’annonce de ta mort me semblent « une éternité ». C’est pourquoi rétrospectivement j’ai parfois pensé qu’il s’était écoulé deux nuits avant que je passe à l’acte, ce qui n’est pas si faux. Deux nuits si je compte la première, celle du 13 au 14, et puis celle du 14 au 15, et c’est à l’aube du 15 que je passe à l’acte.
Mais la différence entre la première nuit et la seconde tient dans l’espoir. J’étais tendue vers toi en gardant espoir. Et la gravité de ce que nous traversions m’interdisait de me projeter. J’étais toute dans l’instant présent, respirant et expirant avec toi. Et cela aurait pu durer longtemps sans que le désespoir ne survienne, ne me rattrape. L’annonce de 6 heures du matin me force à considérer l’issue, à considérer que d’autres plus experts l’ont envisagée avant moi, et ont commencé d’agir en conséquence. A partir de ce moment, je suis tendue vers toi et désespérée. Et cette perspective de mort annoncée, qui seule justifie la décision d’arrêter toute transfusion alors que tu continues de perdre ton sang, rend odieuses les souffrances manifestées par toi, et le spectacle de ton corps tuméfié, défoncé, gonflé, noir, bleu, perforé, dénudé, lié, entravé, poignets serrés par des attaches en cuir. Je suis dans l’attente, dans la certitude que tu vas mourir. Chaque minute qui passe dure un siècle confrontée à la promesse d’abréger les souffrances. J’ai par moments essayé de « ne penser à rien », c’est-à-dire de ne jouir que du fait d’être à tes côtés. J’étais aussi timide à te toucher que je l’ai toujours été. Avec le dos de ma main, j’ai parfois caressé timidement le dos de la tienne, ou ton avant-bras, là où l’aiguille ou les aiguilles ne gênaient pas. Mais quand ces caresses coïncidaient avec une tentative de te dégager des bracelets de cuir, j’étais effrayée à l’idée de ta souffrance et de mon égoïsme à te toucher alors que tu luttais – pensais-je – pour en finir. Il me semble me souvenir que des larmes coulaient par moments de tes yeux fermés. Tu manifestais une telle douleur que je n’ai jamais pu complètement te croire depuis, quand tu m’as dit et redit que tu n’avais pas souffert. Oui, je te crois, mon Christophe, quand tu me dis que tu n’as pas souffert, c’est-à-dire que tu n’as pas gardé la mémoire de ces souffrances, de cette semaine de coma, mais la vision de ton corps après que j’ai désespéré de toi correspond à une telle souffrance manifestée par toi que j’ai du mal à convenir de ce que tu me rapportes. Est-ce que je projetais sur toi ma propre souffrance ? Est-ce que mon désespoir avait besoin de se nourrir et de se justifier par tes souffrances ? Etait-ce légitime de désespérer ? Mais si oui, ne fallait-il pas que j’entreprenne quelque chose pour toi ? Et contre les soins hospitaliers.
Mon attirance pour ton corps était intacte. Tu as toujours eu une peau si douce que la mienne me paraît grossière et ne pas mériter ton contact. La paume de ma main me fait honte, de sa maladresse et de sa dureté. Il me semble que le dos de ma main est un peu plus fin, et me fait mieux sentir la finesse de ton corps.
Depuis que je vivais avec cette conscience de ta mort probable pour le service, et certaine pour moi, j’étais entrée en dispute, en discussion avec toi. Mais ce que tu exprimais n’était pas des mots, seulement un état de souffrance et de détresse extrême. Cet état m’accusait. Cet état pointait chez moi le fait d’avoir échoué à convaincre les médecins.
Pire. Je me sentais responsable d’avoir entraîné cet acharnement thérapeutique. En effet, il y a peu de chance que Doubin ait pris la décision de changer la décision de ses confrères si je n’étais intervenue comme je l’avais fait. Cette idée me traversait l’esprit par moments et me mettait face à mes responsabilités. J’avais le sentiment de ne pas avoir le droit de laisser le doute s’installer de nouveau quant à tes chances de vie pour être en cohérence avec ma demande initiale. Comme si la certitude de ta mort ne pouvait être « fausse ». Comme si après t’avoir remis dans le circuit des soins intensifs il ne tenait plus qu’à moi de tenir ma promesse, envers et contre tous.
N.B. Lorsque le gendarme m’appelle pour me dire que tu es accidenté, je sais immédiatement que c’est très grave. Et pourtant, il fait tout pour atténuer le choc, il me dit que tu parles, que c’est toi qui as donné mon numéro, de ne pas m’inquiéter. Mais je sais intimement que c’est très grave. Par contre, ma raison me fait lutter contre cette certitude, pour qu’elle ne s’installe pas, alors que je n’en ai pas de preuve. C’est comme une forme de superstition, qui fait que je dois lutter contre l’idée que tu pourrais mourir.
Après l’annonce de la fin de la transfusion, cette certitude s’est définitivement ancrée dans mon esprit. Le doute a cédé la place à la certitude.
Après l’invitation du médecin à ce que j’appuie sur l’interrupteur au-dessus
de ta tête, j’ai rassemblé tous mes esprits, j’ai pris mon inspiration, j’ai
reconsidéré la question, et cette certitude, avant que d’éteindre. Avant que
d’attenter à ta vie. Je n’arrive pas encore à dire en quoi il y a un palier
entre cette certitude et mon engagement à la face du monde. Je me suis
engagée vis-à-vis de toi. Je n’avais pas le droit de me tromper, je ne
pensais pas me tromper, et je m’appuyais sur toi, sur notre parole pour
avancer.
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Réflexion
Après la reprise de la transfusion, pendant les longues heures qui suivent, la certitude de ta fin est ancrée, mais le vortex de mes pensées ne me permet pas de m’arrêter sur ce qui va advenir. Mon obsession est que je ne sois pas chassée de ta chambre. Je veux pouvoir te sentir, te voir, éventuellement te toucher – bien que je n’ose pas beaucoup. Et que j’ai peur de te faire mal. Les heures de la nuit s’annoncent, un tout petit peu plus calmes que les heures du jour. Entrecoupées bien sûr par les infirmiers ou infirmières qui changent les poches de sang. Et rythmées par la respiration de la machine, et les bips de l’écran qui trace ton rythme cardiaque.
Je suis calme et posée à l’extérieur. Je suis révoltée et en émoi au dedans. Je crois que ce qui a permis à ma pensée de s’affirmer dans la négation de l’autorité médicale, est le traitement qu’ils te font subir en t’empêchant d’arracher les fils. Tes poignets ligotés dans ces bracelets de cuir me semblaient infâmes. Un moment où tu étais plus calme, semblais dormir, toujours dans ce coma accompagné de fortes doses de morphine et autres substances, j’ai détaché doucement ces poignets de cuir, avant qu’une infirmière ne s’en aperçoive et ne me rappelle à l’ordre en rattachant brusquement ces lanières et en m’expliquant rationnellement que tu es un danger pour toi-même.
Plus les heures de la nuit avançaient, plus je soumettais à mon esprit l’acte d’agir seule et contre tous pour te libérer. Mais de manière diffuse, j’avais besoin de prendre le monde à témoin. Et ce ne pouvait plus être les médecins. Jusque-là, je n’avais encore averti personne. Je ne m’en souviens pas. Il me semble probable rétrospectivement que j’avais au moins averti tes employeurs. Ou que l’hôpital l’ait fait. Je n’ai pas souvenir d’avoir appelé qui que ce soit dans les journées du 13 et du 14.
Par contre, le 15 au matin, alors que je me préparais et rassemblais mes forces pour te tuer, j’ai passé deux coups de téléphone. Le premier à Claude-Hélène, le second à Jean-Robert.
Il fallait que je dresse le constat de ton état. Ce que je fis par rapport à ces deux personnes. Je ne leur dis pas quelle était mon intention – je n’étais pas sûre de pouvoir passer à l’acte – mais je leur décrivis ton état. Claude-Hélène m’a dit que quand j’ai raccroché, après ce premier appel, elle est allée se passer la tête et les cheveux sous l’eau. C’était avant que Joseph ne saute en parachute sans que celui-ci ne s’ouvre et atterrisse dans un bosquet, autre miraculé s’il en est. Jean-Robert, lui, était avec des « amis » lors de mon appel, mais quelle que soit leur écoute, à lui et à Claude-Hélène, j’ai essayé de témoigner sans pathos de ton état physique, et de tes souffrances. J’aurais voulu qu’ils soient là (je ne leur ai pas dit) à mes côtés et que nous réfléchissions et agissions de concert pour toi. Comme nous l’avions pensé faire après la mort de Jimmy. Ce n’était pas la peur de prendre mes responsabilités, mais je pense le besoin de calmer l’obligation d’agir alors que les conditions de surveillance s’y prêtaient. Je savais qu’une nouvelle journée qui commencerait ne me laisserait plus de marge, ou très peu pour agir. Car le va-et-vient dans la journée était beaucoup plus intense, et n’ayant pas dormi depuis deux nuits, je pensais que je ne serais peut-être plus en état par la suite. J’avais le sentiment que plus je procrastinais, et moins j’avais de chance de pouvoir te venir en aide. Concrètement, pratiquement. Pas seulement en pensée, mais en actes. Comme si cette obligation d’agir ne laissait plus de place au doute sur le bien-fondé de ma décision.
J’avais besoin de prendre à témoin le monde. Je réfléchissais mais doutais certainement pour avoir besoin ainsi d’interpeller le monde. Je réfléchissais sur ton état et je réfléchissais sur avoir le courage de réitérer mon acte. De sorte à ce que tu meures, effectivement.
J’ai intensément réfléchi à tes côtés. Après avoir pris le monde à témoin, je me retrouvais en réalité seule face à prendre la responsabilité de ta mort.
J’examine les signes qui pourraient me faire douter. Je suis confrontée à ce paradoxe dont je parle dans le prochain chapitre. De t’avoir « assistée », impuissante, depuis que j’ai désespéré de toi. J’examine l’évolution de ton état. Ton état est celui d’un homme dans le coma, maintenu artificiellement en vie par des liquides et la pulsion d’oxygène dans tes poumons. La transfusion sanguine s’est ralentie, sans que cela change l’état de léthargie dans lequel tu te trouves depuis que j’ai désespéré que tu reviennes à la vie. Ton corps réclame moins de sang. Tu sembles pouvoir « durer » dans cet état de coma profond plus longtemps que prévu. Quand l’infirmier m’annonce qu’ils ont décidé d’arrêter la transfusion, ta mort est imminente : questions d’heures. Maintenant, l’extraordinaire de ta survie, de ton coma, semble devoir se calculer non plus en heures, mais en jours. Il est environ quatre heures du matin. Cela ne fait pas encore vingt-quatre heures que j’ai désespéré de toi. Les signes que tu manifestes, quand les infirmiers ôtent de la morphine, et éclairent le fond de tes pupilles en soulevant tes paupières, et t’interpellent et te demandent de serrer ou de desserrer les dents, ce sont des signes de souffrance intense. Et les signes que tu manifestes, en leur absence, me semblent encore plus violents, parce que justement non provoqués. Entre autres, tentatives d’arrachement.
Après les deux appels téléphoniques que j’ai passés, je reviens à tes côtés et me concentre à nouveau. Je réfléchis intensément à ce qui pourrait m’empêcher de passer à l’acte. Les allées et venues du personnel soignant. J’observe le calme du service. Je suis en quête du moment où je serai seule avec toi, où nous serons le moins dérangés. A ce moment, j’ai besoin de rassembler tout mon courage, et n’aurais certainement pas voulu que d’autres, Claude-Hélène ou Jean-Robert, se trouvent à mes côtés. Nous étions dans l’intimité de la parole donnée. Mais encore non tenue. Les conditions étaient presque réunies.
Je me souviens que dans l’examen des faits et de la parole donnée, dans ce qui mène à la prise de décision, l’argument sur lequel je me suis appuyée, en dernier ressort, pour me décider à aller vers toi et à t’annoncer ce que j’allais faire, c’est que tout ce sur quoi je pouvais m’appuyer pour « justifier » de ne pas le faire me semblait beaucoup trop ténu à l’examen de la raison. Et que j’ai pensé que si je ne trouvais pas le courage d’écouter mon cœur, et d’y aller, eh bien je me mépriserai tout le restant de mes jours. Que le monde entier, et toi le premier, pourrait ne pas connaître cette défaillance, mais que le prix de cette défaillance ruinait ce qui m’avait permis de t’ambitionner. Je me décide, je tranche donc, à la fois pour toi et contre toi, puisque c’est de provoquer ta mort qu’il s’agit, et pour moi, pour écouter mon cœur, ce qui me semble juste, mais je ne suis pas encore passée à l’acte.
Ici et maintenant, qu’est-ce qui fait le passage à l’acte ? De quoi est fait
le passage à l’acte ? Tant que j’étais en deçà de ce passage à l’acte-là, je
ne savais pas exactement de quoi il serait fait. Et puis ma volonté et la
vérité de ce qui nous unit font que je passe à l’acte.
PS : Avant l’annonce de l’arrêt des soins, certitude de la gravité, mais incertitude sur l’issue de ton combat, de notre combat pour la vie.
Après l’annonce de l’arrêt des soins, certitude sur l’issue de ton combat, mais incertitude sur ma capacité à tenir parole. Il fallait que je tienne parole, avec ou sans le secours des humains.
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Paradoxe
Il me semble après avoir écrit ce qui précède qu’il est impossible que je n’ai pas téléphoné au moins à Hatier et Associés pour prévenir de ton accident. Ou peut-être même le jour même, de l’hôpital du Mans, ou même de la maison avant de prendre le train. Je n’en ai pas le souvenir. Les portables n’existaient pas à ce moment-là. Je ne pense pas que j’ai appelé de la maison, car l’urgence était alors de te rejoindre, et après avoir téléphoné à l’hôpital du Mans pour préparer ton arrivée, j’avais foncé à la gare Montparnasse. Et de la gare à l’hôpital du Mans, à l’accueil. Je ne me souviens pas non plus si j’avais dû me dégager d’obligations professionnelles quand j’étais à l’hôpital. Je sais qu’un « Sensory » a eu lieu après ton accident, et que mes collègues l’ont assumé sans nous, sans moi, et qu’elles m’ont fait être payée pour ce Sensory auquel je n’ai pas participé.
Le paradoxe est le suivant. C’est celui de la conscience, qui continue de se mouvoir sur des plans très différents. Quand l’hôpital m’exclut des murs de l’hôpital, je n’ai plus le droit de pénétrer à l’intérieur des murs (ou peut-être même avant, pendant l’après-midi du 15), je rentre sur Paris, et je trouve à la maison un mot disant qu’un coursier est passé pendant mon absence, qui était venu chercher un exemplaire d’Adreba Solneman pour la librairie Jean Touzot de la place Saint-Sulpice. Je fonce dans le sixième arrondissement pour honorer la commande. C’est monsieur Touzot qui me reçoit et inspecte notre ouvrage, la boîte noire et ses inscriptions en or. Il s’arrête sur le nom Belles Emotions, me regarde dans les yeux, et me demande : Et vous, vous en avez de belles émotions !? Je suis alors une très jeune femme face à ce monsieur âgé, et ai le sentiment qu’il me perce à jour, qu’il a lu avant l’heure.
Pendant tout ce temps, depuis que Doubin a fait changer la décision et que
je ne peux plus agir, que je ne peux plus mettre en œuvre notre parole, je
continue de « prier », de prier pour que tu t’en sortes, mais je n’y crois
pas. Et c’est pour cela que je reviens à la parole donnée, à ce qui peut,
dans mes actes, t’être bénéfique, te faire du bien. Voilà le paradoxe.
Ajout du 21 novembre
Je pense qu’il était encore plus difficile de revenir du désespoir après le premier passage à l’acte.
Regarder en arrière, sur le moment du passage à l’acte lui-même, est possible si je ne me suis pas trompée, fondamentalement. Or ce médecin qui me trompe en m’invitant à appuyer sur le bouton ne prend pas beaucoup de risques (puisque appuyer sur cet interrupteur ne met pas ta vie en danger), mais il m’invite à prendre le risque que lui ne veut pas prendre. Et en vérité, j’hésite, puis je passe à l’acte. Je pense qu’il aurait préféré que je me décourage pour me montrer que j’avais tort, en actes, que mes paroles dépassaient ma pensée, mon désir profond.
Mais je pense qu’il a participé à ce que je m’entête dans une conduite qui prouverait que j’avais eu raison, dès la première fois.
Souffrances
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La parole donnée
Nous nous sommes fait cette promesse pendant l’une des périodes les plus heureuses de mon existence. Entre 1986 et 1988, les tout débuts de Rochechouart. Nous étions allongés sur ton lit, orientés vers la fenêtre, vers le sud, pleine lumière, du soleil entre dans la pièce, mois de septembre ? ou de novembre ? ou de mars ? Peut-être un dimanche matin. Nous réfléchissons avec beaucoup de gravité légère à la mort. La mort n’est pas taboue entre nous. Nous avons non loin de nous, quelque part dans la pièce du milieu, le livre Suicide mode d’emploi. Nous n’avons aucunement l’intention de nous suicider et l’examen de la fin de nos vies est un possible dont l’idée a été provoquée par les conditions de la mort de Jimmy. Pas dignes de l’humanité. Irrespectueuses pour sa personne. Pour sa lucidité et son appel à l’aide. Nous nous sentons sans doute un peu coupables, je me sens sans doute un peu coupable, de ne pas lui être venue en aide.
Les tout débuts de Rochechouart, c’est le moment où nous nous réunissons,
autour du projet d’Adreba Solneman : le finir. Nous y avons beaucoup
travaillé, ensemble et séparément, toi sur la rive droite, moi naviguant
entre rive droite et rive gauche, et nous décidons de nous unir autour de ce
projet. Cette reprise de la vie commune, c’est un cadeau que tu me fais. Ce
projet que nous menons me transcende. Je m’applique à « tout » bien faire,
avec toi.
[En avançant dans la relecture de Pour toi, tu t’aperçois et je me rends
compte, de ce fait, que la mort de Jimmy a dû se produire bien plus près de
l’accident que dans mon souvenir. C’est un événement totalement détaché de
1989, où nous sommes à l’unisson, tous les deux, très proches, sans
interférences, et qui peut tout à fait avoir eu lieu au début des années
1990, mais que j’avais refoulé dans l’âge d’or d’avant mon choix de 1989. Ce
qui plaide pour ce réajustement des dates, c’est que lorsque cette parole
rencontre les circonstances qu’elle recouvrait, cette parole est jeune, elle
ne fait pas partie d’un lointain passé, elle s’impose à moi, et à nous deux
dans mon esprit, dès que le corps médical et toi par déduction avez cessé de
vous battre. Avant, je n’y avais pas repensé. Avant, nous étions bien trop
concentrés, nous nous battions. Sans désespérer.]
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Tenir sa parole
C’était le troisième volet du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, que nous avions achevé et publié en mai 1992. Depuis, deux autres bulletins étaient parus : le n° 5 avec Adresse, de Mehdi (il n’a jamais compris que nous avions publié son texte parce que nous le croyions, parce que nous l’avions pris au mot, parce que nous lui faisions confiance), et le n° 6, qui venait tout juste d’être achevé et dont tu avais un stock dans ton coffre de voiture au moment de l’accident. Tu étais parti faire un entretien à Rennes, auprès d’une femme qui vendait des pianos, et que j’ai rappelée deux semaines plus tard, ou même davantage, pour t’excuser de ne pas avoir pu honorer le rendez-vous.
Pour « Tenir sa parole », nous avions choisi un baiser de par un grillage. La photo ne donne pas beaucoup d’indications sur qui est à l’intérieur et qui est à l’extérieur, mais quand je la re-regarde, je pense que c’est la fille qui est « sauvée » par le baiser de son ami, qui lui se trouve de l’autre côté du grillage.
Dans notre chambre d’hôpital, c’est toi qui est dans les barreaux, maintenu dans ta camisole chimique et de cuir, et c’est moi qui viens de l’extérieur, défaire ces grillages, défaire des liens, ouvrir une percée.
Au moment de tenir ma parole, il s’agit bien sûr d’être à la hauteur de notre œuvre, de notre rencontre, et de notre projet. Je n’ai pas ce bulletin ni ce chapitre en tête, mais forcément ils m’imprègnent. Et peut-être encore plus Adreba Solneman, qui est une forme d’aboutissement et de programme.
Ensuite, même si je n’ai pas la certitude que tu m’entends je fais le pari que oui. Et te dis trois choses, en guise d’adieux. Ces trois choses, je ne les ai pas préméditées. Je ne les ai pas pensées avant de te les dire. C’est le moment où je commence de passer à l’acte, en quelque sorte.
. Je m’excuse pour le mal que j’ai pu te faire dans le passé, et serai
désormais plus « juste ».
Cela faisait dix-sept ans que je te poursuivais et me bagarrais avec toi, et je me suis rendu compte cet été à Turin (c’est-à-dire quinze ans après ces faits) que mon orgueil était tel que je ne t’aurais sans doute jamais dit je t’aime si je n’avais pas été certaine que tu allais mourir, indépendamment de mon action.
Chaque phrase compte dans ce moment. . La première contient l’intention, elle concerne le présent et tout l’avenir, elle te prend pour objet, toi et ta pensée, et irradie au monde entier. J’ai le sentiment d’avoir été « injuste » avec toi dans le passé, et veux changer cela, me corriger. Je ne pense pas alors que je puisse rétroagir sur le passé (et pourtant, c’est ce que j’ai découvert cet été à Turin, j’ai dû remonter dans le temps pour comprendre en quoi consistait mon injustice envers toi – je la connaissais de manière diffuse, mais ne l’avais pas reconnue, nommément –, il y avait donc une forme d’action à rebours que je méconnaissais à ce moment-là), toute l’action qui se présentait à moi était là, ici et maintenant, et demain, par rapport à ta pensée, à notre projet.
. La deuxième phrase contient le faux. C’est une forme de lapsus, qui m’est
apparu comme tel dès que j’ai essayé de te rapporter ces instants, mais que
j’aurais dû approfondir, car c’était le témoin d’une zone trouble pour moi,
d’un différend dont l’ampleur allait bien au-delà du lapsus : ce faux
contenait le reproche d’avoir subi une injustice, c’est-à-dire de ne pas
reconnaître que c’est moi qui t’avais fait subir une injustice. Ce faux
continuait d’affirmer que j’avais eu raison en agissant comme je l’avais
fait en 1989, alors que j’avais eu tort.
C’est là que résidait ma plus grande injustice vis-à-vis de toi, mais je ne le savais pas en 1993, ou seulement de manière confuse. J’étais toujours persuadée qu’il était juste que je couche avec Stéphane, et que nous avions dépassé ce moment. L’humiliation pour moi de Stéphane me refusant, et refusant de mettre en péril nos projets après la nuit que nous avons passée ensemble. Il faut dire qu’il était tombé sur un sac de nœuds, de violence et de douleurs qui ne devaient pas être très attirants. Ta bonté me concernant, puisque tu acceptas alors que nous continuions ensemble ce que nous avions commencé, malgré que j’éprouvais encore du désir pour lui. Et entre les deux le désespoir, l’indicible, le cauchemar, le monde d’horreur. Car le choix pour moi était sans retour. Et ce qui s’est présenté à moi après ce choix et cette nuit avec Stéphane, quand je suis rentrée boulevard de Rochechouart, est innommable. La laideur du monde, dont nos projets avaient disparu. Toute ta colère déversée par-dessus le balcon, les feuillets de mes recherches et écrits sur le Nicaragua jetés par dépit, le saccage de la rampe de lancement dont j’étais coupable. Cette vision de ce monde sans espoir, sans toi, ne peut me quitter. Mais je n’avais pas alors toute ma conscience : il me semblait que je découvrais ce monde pour la première fois, dans toute sa laideur. Je refusais d’admettre que j’en étais l’auteure, car je refusais d’admettre que j’avais eu tort de choisir de passer la nuit avec Stéphane. Je marchais dans un monde dont quelque chose avait disparu (la beauté, la bonté, l’espoir, le projet), mais je ne parvenais pas à saisir cette chose. C’était le même monde, la même place de Clichy, les mêmes couloirs pour passer de la ligne 9 (?) à la ligne 2, mais tout était noir, sale, coupé, en décomposition, et ce monde m’était extérieur, ou plutôt je me faisais la réflexion que je n’avais jamais rien vu de tel, mais que je devais continuer d’avancer, pour t’affronter et assumer les conséquences de mon choix.
Quand je te dis, par conséquent, de ne pas t’inquiéter pour Adreba Solneman, que nous avons mis le feu à la rampe, j’entends par là mettre le feu à la mèche, et que la mèche n’a pas fait long feu, mais que le missile Adreba Solneman est bien parti, et que le monde en est déjà changé. Mais mon lapsus est une manière de persister et de signer dans mon erreur – mon injustice, devrais-je dire – de 1989 : c’est une manière de te dire, tu vois, c’est moi qui avais raison, j’ai couché avec Stéphane et nous avons construit, terminé et lancé Adreba Solneman. Mon orgueil n’est pas à mon honneur. Vouloir avoir raison, oui. Mais ma fierté de porter le projet Adreba Solneman est obscurcie par la faute de n’avoir pas éclaté les griefs que j’avais encore contre toi sur le choix que tu m’avais imposé quelques années plus tôt. J’ai depuis attendu quinze ans pour solder notre différend.
. Et pour finir, l’aveu. Cette dernière phrase est toute la vérité. Mais
elle ne suffit pas, comme je le pense à cet instant de passer à l’acte, et
comme je le découvrirai plus tard.
Mes lèvres reviennent-elles une dernière fois vers ta joue droite – par
moments des larmes coulaient sur ta joue –, je n’en suis plus sûre, je
regarde ton visage, c’est sûr, puis je commence par enlever les attaches des
bracelets de cuir – je voulais que tu meures « libre » –, et puis j’enlève,
je dévisse, d’un geste sûr le tuyau qui entre dans ta bouche (un tuyau assez
gros), et puis je me couche sur toi pour t’enserrer de mon ventre, de ma
poitrine et de mes bras, dans la position du « boa », mes pieds ne touchent
plus terre, et du poids de mon corps et de ma volonté je t’étreins de toutes
mes forces, à en mourir.
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Après
Je n’avais pas envisagé l’après. Même si dans mon adieu, il y avait une intention qui incluait tout le présent et tout l’avenir (être plus « juste »), je ne m’étais pas projetée, moi, seule, au-delà de ta mort. Il fallait que je sois bien vivante et forte pour cette dernière embrassade, donc il était implicite que je te survive, mais en réalité, il me semble que la force de l’étreinte était telle, que j’aurais voulu à ce moment-là, mourir avec toi. J’imagine que c’est difficile à croire, et pourtant je tente d’être juste, Christophe, et dire que j’aurais voulu mourir avec toi n’est pas une « façon de parler ».
Je n’avais pas envisagé que je puisse échouer. Je pense que je t’ai fait beaucoup souffrir pendant ces longues minutes où tu cherchais de l’air, et où mon corps appuyait sur ta cage thoracique et ton ventre déchirés.
Doubin m’avait expliqué que le diaphragme avait rompu, que tes intestins étaient remontés, que la rate avait explosé sous la pression de la ceinture de sécurité, qu’il pouvait passer le poing à travers la plèvre et que tes poumons étaient enfoncés aux trois quarts. Tes membres étaient totalement tuméfiés, jambes et cou plus large que ta tête, tes bras et poignets et mains étaient gonflés et bleuis. Et j’étais venue appuyer de toutes mes forces sur ton corps meurtri. Je ne pensais pas à la souffrance en passant à l’acte, je pensais à la mort.
Avoir désespéré de toi, avoir désiré que tu meures et agir en conséquence alors que tu avais la capacité et la rage de vivre : c’est ce dont je devais rendre compte à mes pairs les humains, aux six milliards d’humains de cette planète.
Les mots comptent. Car on dit euthanasie quand la mort assistée aboutit.
Mais quand cette mort assistée n’aboutit pas, il s’agit non plus
d’euthanasie, mais bien d’un crime, de tentative d’assassinat, non ce n’est
pas juste, d’échec d’assassinat au jugement de mes pairs les humains.
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Pendant
L’étreinte est une lutte. Voilà de quoi est fait le passage à l’acte.
Beaucoup de bruit.
En réalité, tu te défends de moi : pendant que je me bagarre avec toi et que je m’accroche à ton corps comme à une planche de salut, pendant que je m’accroche à toi comme à une embarcation sur une mer déchaînée (tu es à la fois l’embarcation et la mer déchaînée), ton corps se soulève, ta poitrine me porte haut, tes bras s’envolent. L’embarcation avait des chances de ne pas couler délestée de mon poids, et tu t’y emploies, tandis que je m’emploie à faire couler l’embarcation. Je m’acharne contre toi et m’accroche à toi. Je mords et je cogne de la tête et des pieds les bras, les mains et les ventres qui essayent de fendre notre bloc de chairs et d’esprit, de m’arracher la peau de toi. Ils prirent plusieurs minutes pour y parvenir.
Après avoir été tirée, ceinturée, traînée jusque dans le couloir, je continue de donner des coups à ces hommes et femmes qui ont eu raison de ma volonté, et de mon acharnement, de notre union. Chaussure et montre cèdent. Et quand je m’effondre, tête à même le carrelage, à genoux et face contre sol, ne pensant qu’à toi, je sanglote, je lâche. Ils me lâchent et je reste ainsi, rompue, sans force. Jusqu’à ce que mes pleurs se transforment en hurlements. Je hurle mon désespoir. Je t’appelle et m’arrache les cheveux. J’ai compris après coup d’où vient cette expression : s’arracher les cheveux. Car m’arracher les cheveux, je le faisais en hurlant mon désespoir, et ne pouvais pas faire autrement.
De l’autre côté de la glace, ils t’ont de nouveau attaché, et ceux qui
s’étaient éclipsés reviennent précipitamment vers moi pour m’extraire cette
fois non pas de ton corps, mais du service. Les hurlements perturbent le
service, les autres malades.
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Après
Voilà comment je me suis retrouvée à nouveau mise en échec par le service, lors de ma deuxième tentative d’euthanasie. Je ne reconnais pas avoir été mise en échec par toi. C’est en écrivant que je m’en rends compte.
Tu m’as reproché de n’avoir pas su te rapporter « simplement » ce que
j’avais fait. De ne pas t’avoir parlé de mes « tentatives » d’euthanasie. Ce
qui aurait été plus clair. Mais je n’ai pas vécu ces moments comme des
tentatives. Il n’y avait pas la place à l’échec dans ces passages à l’acte.
La première « tentative » ne m’avait servi à rien qui aurait dû me montrer
que je pouvais échouer. Mais je l’imputais uniquement à la tromperie du
médecin provocateur. Tandis que seule avec toi, je ne peux pas me tromper.
Tu vas mourir : par moi, avec moi. Je ne pouvais pas te dire : j’ai décidé
d’essayer de te tuer, car cela n’était pas mon intention, mon intention
n’était pas d’« essayer », non il me semble que je t’ai dit : j’ai désiré
que tu meures. Entendu : j’ai tout fait pour que tu meures, mais n’y suis
pas parvenue. Entendu : mon désir était sincère, bien que monstrueux puisque
tu es vivant. Entendu : je n’imaginais pas que tu t’en sortes, c’est
pourquoi je désirais que tu meures par moi plutôt que de te laisser entre la
vie et la mort.
Après le temps se déstructure.
Après, je comprends mieux maintenant que tu me dises de faire le récit de l’accident « pour moi ». Car au-delà de la difficulté d’écrire sur l’heure qui suivit l’annonce de l’arrêt des soins – c’était le cap à franchir –, car au-delà de parvenir à indiquer l’intensité de l’étreinte – je ne pense pas y être parvenue de manière satisfaisante, mais je dois avancer, car je suis lente et j’ai peur que tu ne me laisses pas le temps d’achever –, vient maintenant la difficulté d’être juste sur l’enchaînement des faits, et la difficulté de me rappeler les faits qui ont lieu pendant toute la durée de ton coma est grande. Mais je pense qu’il me fera du bien que d’en retracer les grandes lignes et de recouvrer la mémoire. Forcément des erreurs se glisseront dans ce rapport. Je n’ai pas le temps de mener l’enquête auprès de ceux qui vivent encore et que j’évoquerai. Les faits remontent à plus de quinze ans.
Après, le temps se déstructure dans mon souvenir et des moments cohabitent, que je vais essayer d’ordonner. Car depuis ce moment, mon esprit revient sans que je le veuille à l’étreinte, à toi dans ce moment, à l’intensité de la lutte. Si bien que les autres moments sont désarticulés et disjoints par l’évocation de ce corps à corps désespéré. L’intensité de ce moment brouille ma raison, non pas les raisons de mon passage à l’acte, mais les pensées construites qui viennent après sont comme en pointillés, barrées par les retours en arrière sur notre embrassade, à en mourir.
Après ce moment, alors que tu es dans le coma et que je n’imagine pas que tu puisses en sortir – d’ailleurs, les médecins se gardent de me donner de l’espoir – je retombe dans l’intensité de la seule douleur du désespoir, impuissant cette fois. Je suis sans force. Je suis dans la douleur de la séparation, et dans la honte de mon échec. Je suis dans la souffrance de ton corps, et face à mon incapacité à te décharger de ces souffrances. Je suis dans cet état paradoxal que j’ai décrit plus haut, où je te soutiens « mentalement », ou je prie pour toi, tout en ayant désespéré de toi, tout en étant désespérée.
Je dois continuer de soutenir nos positions, mais il me semble que le monde s’est ligué contre nous. J’envisage que si un miracle se produisait et que tu reprennes conscience et l’usage de ton corps, nous viendrions tous les deux nous venger de l’hôpital du Mans, et faire un carnage. Je te le dis à l’oreille, alors que je suis à tes côtés sans surveillance des infirmiers ou infirmières.
Je ne crois pas au miracle. J’ai échoué à tenir ma parole, mais ne me
laisserais pas déposséder de ma prise de responsabilité.
Pause : nous sommes le 18 novembre 2008, tu es à Lisbonne et examines le
bout de ta vie. Moi aussi Christophe. Je fais une pause, bien que nous
soyons pressés, que je sois pressée d’achever ce récit. Pour toi. Et pour
moi.
Les morceaux que j’aurai à recoller.
Stigmatisation.
Puis toi loin de moi, dans le coma. Les appels au service et les excuses de
l’infirmier qui m’avait annoncé l’arrêt des soins. Ceux qui se vengeaient de
mon acte et ne voulaient pas me donner de nouvelles.
Le miracle. Il me semble que nous sommes le 21 avril, ou peut-être le 20.
Aveu de jouissance
18 novembre 2008
Nouvelle chronologie
Les doutes m’empêchent de continuer.
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En forme de bilan provisoire
« Tenir compte des faits » était le deuxième chapitre du bulletin n° 4,
après le premier, intitulé « Tenir compte des faits ».
J’ai appris en 2008 que j’étais un être méprisable, et que ce n’était pas en ces circonstances douloureuses que je dois associer cette honte de moi, mais pour toute la période qui va de 1989 à 2008, à cette journée de juillet 2008 où j’ai enfin compris que ce n’était pas toi, Christophe, qui avais été injuste avec moi, lorsque tu m’as demandé de trancher entre nos projets et Stéphane, mais que j’avais été injuste avec toi en réduisant ce choix à l’opposition entre le ventre et la tête. En mettant dans ton intention ce que moi je n’avais pas cessé et n’ai pas cessé de distordre, de disjoindre, d’opposer : ventre et tête.
Au moment du choix, quand je me détourne de toi, c’est qu’il me semble impossible de nier que mon sexe pointe vers un autre homme que toi. Il faudra que cet homme me refuse et qu’on lui rappelle par la suite cette parole pour que je comprenne à travers la poursuite de mes projets avec toi la vanité de ce désir, l’inanité de cette voix, le creux de l’affaire. Mes sensations avaient brouillé mon esprit. Non, plus grave, mes sensations avaient brouillé mon cœur. Même le désespoir du monde consécutif à ma décision, je ne le rapporte ni à moi, ni à toi nommément. Or c’est précisément toi, Christophe, qui avait disparu du monde, à ce moment de désespoir du monde. Tu n’étais plus dans les murs, dans la table, dans mes doigts, dans la rame de métro, dans les nuages ni dans le soleil. Tu n’imprégnais plus l’Univers. J’avais mis en péril l’Univers en sabordant notre projet, et je ne le savais pas. Là est ma première faute : avoir désespéré de toi, c’est-à-dire du monde de toi.
Ma deuxième faute a lieu en 1993. Le monde de toi a vu le jour. Mais en ce matin du 14 avril 1993, je désespère de toi.
Pour ce qui est de la part méprisable de mon être, ce n’est pas d’avoir fait
des fautes, mes fautes étant d’avoir désespéré de toi et d’avoir agi en
conséquence, c’est d’avoir manqué, pendant de si longues années, du courage
de retourner sur le lieu de l’humiliation et du différend de 1989.
Humiliation d’avoir été forcée à trancher, alors que je n’étais pas d’accord
avec les termes du choix. Sentiment d’avoir subi une injustice, et d’avoir
eu raison d’agir comme je l’avais fait alors que les faits m’avaient donné
tort. Je continuais de penser que ta demande de choix était injuste et
cruelle. Je t’en voulais de m’avoir fait subir cette douleur, cet
arrachement de toi, la traversée du monde désespéré qui s’ensuit. Il a fallu
que je me déclare le 5 juillet 2008 : « je t’aime et je te désire », que je
réconcilie mon cœur et mon ventre, pour que j’ose retourner sur notre passé,
retourner au-delà de 1993 jusqu’en 1989 pour te montrer en quoi je pensais
que tu avais eu tort. Je suis encore étonnée aujourd’hui de l’étendue de ma
présomption, et de mon orgueil. Là non plus – comme lorsque j’ôte
l’assistance respiratoire et que je t’enlace – je n’imaginais pas que je
puisse avoir tort, ni que je puisse échouer à te le prouver. Je suis
honteuse d’avoir soulevé ce point douloureux près de vingt ans après les
faits, d’avoir eu si peur de te perdre depuis 1989, et d’avoir continué de
te faire porter l’opprobre de la confusion de mes sentiments : éclatement du
cœur et du ventre, opposition de la tête et du sexe, désir d’avoir raison
dans les faits, à défaut d’arriver à prouver mon intime conviction.
Tu m’as toujours tout pardonné. Tu as compris mes fautes, excuse-moi si je
pleure, et me les a pardonnées. Tu es bon, et grand. Pardonne-moi,
Christophe.
Désespoir
Mon amour pour toi est un amour désespéré, depuis le début.
Je ne me rappelle plus ton argument, mais il devait toucher quelque corde
sensible chez moi, émotionnelle j’entends. Car si je me fais fort de « comprendre » un certain nombre de choses, je deviens parfois stupide quand
l’émotion s’en mêle. J’entends alors seulement la menace de perdre ta
confiance, et je me bloque.
Mon amour pour toi est désespéré, et je ne sais pas que je t’aime.
Je me demande certainement si cette sensation a à voir avec le fait d’« aimer ». Je ne veux pas abandonner nos projets mais ne veux pas non plus
abandonner la réalisation de ce désir.
Je suis quasiment sûre que tu savais à ce moment-là avoir déposé en moi
cette graine d’amour que j’étais incapable de reconnaître. Me forcer à
choisir était peut-être une invitation à ce que je prenne conscience de ce
qui me liait à toi.
Je me considère comme une « femme de tête » et ne veux pas faire une croix sur mon ventre. Je suis stupide et extrapole, je le sais bien depuis le 17 juillet de cette année 2008, mon Christophe : je comprenais que je n’avais d’autres solutions que de m’arracher de toi et d’assumer mon désir pour Stéphane puisque venir vers toi m’obligerait à « faire taire ce désir », à « faire taire mon sexe », à me castrer.
Je sais aujourd’hui que j’ai abusivement interprété les termes de ton choix. Je t’ai fait du tort, Christophe, au même titre que tous ceux qui n’ont pas osé t’affronter et éclater un différend avec toi, et sont partis sur un mauvais prétexte. Je ne suis pas meilleure que des Colin et Sylvain, par exemple.
L’accident m’a permis de sortir d’une forme d’ignorance, mais a considérablement contribué à renforcer et à occulter ce qui s’était passé en 1989. J’ai enfoui très profond l’injustice que tu m’avais fait subir sous l’injustice que je venais de te faire subir. J’étais pétrie de culpabilité après l’accident, et le suis toujours quand il s’agit de prendre du plaisir seule ou avec d’autres que toi. Mais cette culpabilité elle-même était enfouie derrière la culpabilité de m’être trompée sur les circonstances de ta mort.
L’accident a contribué à conforter une forme d’ignorance, celle d’un désir qui n’est plus la négation de ma tête. Celle d’un désir qui vient du cœur. Celle d’un désir qui ne ressemble pas à celui que j’éprouvais pour Stéphane. Ce désir est un manque. Ce manque me consume, depuis que je l’ai identifié. Depuis que je t’ai avoué ce désir, ce manque, il se manifeste sans que je contrôle cette manifestation. C’est un désir qui part du ventre et remonte jusque dans ma tête. Qui se répand en ondes à partir de mon ventre, et non à partir de mon sexe. Qui s’achève dans une détente, dans une échappée libératrice. Mais la plupart du temps, c’est un désir qui se manifeste en creux. Par le manque d’entendre ta voix, de te toucher, de te sentir, de réfléchir avec toi, de te caresser, de t’empoigner, de me coller à toi, de te pénétrer. Le peau à peau me manque. A chaque fois que tu me parles, que tu me touches, que tu m’accueilles dans ton lit, c’est trop peu, et c’est déjà énorme puisque tu ne m’aimes pas. C’est pourquoi il me semble que je peux te dire merci, n’est-ce pas, de me maintenir en vie. C’est toi qui me permets de vivre, et non moi qui peux te soutenir. C’est moi qui m’appuie sur toi, et non toi sur moi. Ou bien si je suis un mur pour toi, tu es mon air, mon oxygène, mon tuyau d’assistance respiratoire. Quand tu débranches un peu trop longtemps, je cherche mon air, et commence à délirer et à cogner.
Entre amis pas de merci, entre amants non plus, mais entre moi et toi, mon
aimé, je peux te dire merci, non ? Puisque c’est toi qui m’as fait naître et
grandir et vivre.
« Sortir de cette désespérance »
Ce mercredi 19 au matin, tu me demandes de sortir de cette désespérance.
Sortir de cette désespérance alors que tu as décidé de te tuer !
Oui mon amour est désespéré dans le sens où je sais que je ne peux pas te
tirer à moi en entier comme mon désir profond le souhaiterait.
Ce qui fait vraiment mal, et ça je ne suis pas sûre que tu le saches, c’est devoir te perdre à jamais.
Ce qui m’a empêchée d’écrire sur l’accident toutes ces années, ce n’est pas le moment du passage à l’acte, c’est la douleur ressentie quand l’infirmier ou l’interne m’annonce qu’ils ont arrêté la transfusion parce qu’ils n’ont plus l’espoir ni les moyens de te sauver, et qu’au-delà d’un certain seuil, ils s’acharneraient sur toi.
Tu ne sais pas ce que j’ai traversé. Tu ne l’as pas traversé. Tu ne sais pas ce que je traverse. J’ai longtemps pensé que la vision cauchemardesque du monde sans toi (1989), il fallait que je t’en préserve. Maintenant, je pense que je dois te dire la douleur du monde sans toi. Parce que c’est peut-être cette douleur qui m’a fait commettre cette erreur par rapport à toi. Est-ce que tu imagines l’impact de ton suicide sur Sophie ? Es-tu sûr de ne pas commettre une erreur ? Si demain Sophie était sur le point de mourir, est-ce que tu ne renoncerais pas à ton projet de suicide pour lui apporter ton aide, d’une manière ou d’une autre. En te tenant éloigné d’elle si nécessaire, mais pour lui imprimer le bienfait de ton amour pour elle. Elle ne veut pas te laisser d’espoir quant au fait qu’elle puisse te satisfaire, te donner en retour ce que tu aimerais lui donner. C’est sa manière à elle d’être honnête. Mais elle ne t’a pas non plus fermé la porte, elle n’a pas rompu avec toi. Elle t’a accueilli à un moment où elle avait besoin de toi, mais comment sais-tu qu’il n’y aura pas d’autres moments où elle aura besoin de toi ? Où seras-tu alors ? Je ne cherche qu’à te transmettre la gravité du désespoir par rapport à ton aimée. Pour le monde. Pour l’humanité. Rapporté à l’ambition de ton projet, que Sophie t’a inspiré.
Il me semble que nos positions respectives que j’avais cru déceler quand
j’étais à Turin, pour parler de nos visées respectives depuis que nous nous
sommes rencontrés, sont en train de s’inverser. A travers toi, je visais le
monde. A travers le monde, tu visais Sophie. Et maintenant je dirais : à
travers le monde, c’est toi que je visais. Et à travers Sophie, c’est le
monde que tu visais. Sophie ne te permet plus d’atteindre le monde. Tu es
prêt à l’abandonner. Et si tu désespères (du monde et de Sophie), je
désespère avec toi.
Nouvelle chronologie
Ecris-moi, Christophe. Quand tu t’éloignais de moi pour aller vers Sophie,
il t’arrivait de penser à mon manque, de m’écrire un mot d’encouragement, de
soulager mon désespoir de toi. Depuis que tu désespères que Sophie
t’accueille à nouveau dans ses bras, ta douleur t’empêche bien souvent de
soigner la mienne, qui n’est pas la même que la tienne. Mon manque s’est
alourdi de ton désespoir, et je souffre. Que c’est dur à vivre, mon
Christophe, que de te savoir et de te sentir aussi désespéré, et aussi loin
de moi, du fait de tes souffrances.
Hier mardi 18 novembre, j’ai réalisé que je ne pouvais plus avancer avec les jours dont je disposais, parce qu’en réalité le 13 n’était pas un lundi comme je le pensais, mais un mardi, lendemain d’un lundi de Pâques, jour férié où nous avions largement abusé d’alcool en compagnie de M. et Mme Nottis, de Suzy et peut-être de Didier, où nous avions projeté de prendre un petit appartement au rez-de-chaussée du côté de Château-Rouge appartenant à M. et Mme Nottis pour y stocker nos archives – Rochechouart commençait d’être bien plein, notre entrée débordait de piles de journaux et notre débarras d’Adreba Solneman et autres dossiers – et tu partais ce mardi 13 pour réaliser un entretien à Rennes sur les pianos. C’est pour cela que nous avions été sobres le midi et avions déjeuné dans un chinois de la porte d’Ivry « au thé », nos corps étaient encore bien imbibés de tout l’alcool que nous avions ingurgité la veille.
Donc le 14 est un mercredi, et le 15 un jeudi.
En guise de bilan provisoire
En 1989, je n’ai pas voulu « céder ». J’ai mis nos projets en danger, parce que je ne voulais pas « sacrifier » ce que je ressentais au niveau de mon sexe. Quel égoïsme, n’est-ce pas ?
C’est en 1993 que je cède, que j’avoue que je t’aime. Cet aveu est lié à des circonstances dramatiques mais le drame se révèle n’être qu’une « tragédie comique ». Quand on sort du drame, quand tu reprends conscience, j’occulte dans un premier temps l’aveu. Je perds la mémoire de ce que je t’ai dit « pour finir ».
Toutefois, quelque temps plus tard, en écrivant un mot qui dit ce que j’ai fait et ce dont j’ai envie pour le futur, je vois les mots se former « à l’envers », et je découvre que ces mots contiennent à rebours « je t’aime ». C’est comme une découverte, malgré moi. Je ne pense pas avoir recouvré la mémoire sur ce que je t’avais dit « pour finir », mais ce « je t’aime » s’impose à ma conscience comme une évidence, et je te le dis. Je te dis ce que j’ai découvert dans ce petit papier à carreaux de carnet sur lequel j’ai tracé à la plume, en lettres détachées continûment sans détacher les mots, mon acte et mon désir. Tu acceptes de l’entendre.
Bien sûr, tu aimes Sophie, et je te dis que tu dois te sentir libre de partir à sa recherche, de me quitter si nécessaire. Au fond de moi, j’avais beaucoup jalousé Sophie entre 1976 et 1993, mais après l’accident, quand je réalise que je t’aime, je ne la jalouse plus. Je comprends que tu l’aimes et comprends aussi que c’est l’espoir de Sophie qui t’a permis de « tenir » pendant l’accident et qui t’a certainement permis de sortir de ton coma. En tout cas qui t’a permis de te rétablir si vite, après avoir repris conscience.
En 1993, à l’annonce de l’homme en bleu, j’ai « bloqué » l’expression de ma douleur. Et j’ai agi selon nos engagements réciproques. Agir pour toi m’a permis de supporter cette douleur. Il fallait que tu me demandes expressément d’écrire pour toi sur l’accident pour que je retourne à ce moment.
En 2008, je réalise de nouveau l’impact du verbe sur la prise de conscience de la nature de mon amour. Nous sommes en juillet 2008. Tu es en train de te rapprocher de Sophie, et de t’éloigner de moi. J’ai peur de te perdre. Je vais partir à Turin pendant un mois, je ne sais pas ce que sera notre relation dans un mois, et si alors je ne serai pas privée de ce peau à peau que tu m’as autorisée même après n’avoir plus manifesté de désir pour moi.
Je te dis – nous sommes le 5 juillet 2008 –, au petit matin : « Je t’aime et je te désire. »
Depuis l’accident j’avais bloqué l’« aveu » de mon désir pour toi pour deux
raisons :
Puis après le 10 octobre 2008, après avoir décidé de « soumettre » mon désir
au tien, de « céder » sur mon désir, d’essayer de le contenir pour ne pas
t’agresser, je commence d’écrire ce rapport. Mais c’est en retraversant le
désespoir de tout toi que je réalise la part de jouissance dans ce que je
pensais être notre dernier corps à corps, le 15 avril 1993 au matin. Et que
je comprends à quel point l’arrachement de toi m’est douloureux, à quel
point le manque de toi au plan sensoriel m’est douloureux.
Stigmatisation, ou l’entretien avec la psychologue
Déjà dans la chambre, quand la première infirmière surgit alors que je suis sur toi, j’entends son exclamation du type : « mais, qu’est-ce que vous faites ? », et dans le couloir, quand je suis au sol, et que l’un ou l’une reste à mes côtés tandis que je sanglote, j’entends des paroles qui se veulent « réconfortantes », du style : « vous avez perdu la tête », « vos nerfs ont lâché », « pleurez, cela va vous faire du bien ». Il est vrai que je n’avais pas, ou très peu pleuré jusque-là. Si, en allant prendre mon train à Montparnasse, le mardi 13 et non le lundi, j’avançais dans la foule en pleurant, mais je bloquais rapidement mes larmes : ne pas céder à la panique, tu vas t’en sortir, le gendarme m’a dit que tu avais parlé et que les secours étaient là.
Je me ressaisis complètement quand, après mon passage à l’acte, je suis entraînée dans le bureau de la psychologue (qui n’en était peut-être pas une, il était quelque chose comme cinq heures du matin, d’après mon souvenir, le passage à l’acte avait eu lieu avant l’aube, le temps m’avait pressée, car j’avais peur de voir un nouveau jour se lever sur ton agonie). Je suis écrasée, prostrée, mais je ne pleure plus. Elle me demande d’expliquer mon geste, et me suggère de dire : « vous ne saviez plus ce que vous faisiez, n’est-ce pas ? »
Je trouve absolument révoltant cette manière de dégrader une prise de parti. Vol, viol, meurtre sont des délits d’opinion, est-ce que vous comprenez cela ? Ce n’est pas ce que je lui ai répondu, j’ai pris mon temps et lui ai finalement dit, en la regardant bien dans les yeux, et sans lâcher son regard : « Si vous savez ce qu’ami veut dire, vous devriez également savoir ce qu’ennemi veut dire. »
Cette explication de mon acte était assez juste : ami recouvrait la parole donnée à un ami, et ennemi recouvrait mon opposition au choix d’acharnement thérapeutique.
Ennemi lui était destiné à elle en particulier qui venait de m’insulter, mais ennemi était également destiné à ses congénères qui m’avaient insultée auparavant, et avaient tenté, depuis que nous étions en désaccord, soit de me leurrer, soit de me déposséder de mon acte.
Je pense avoir été convaincante. Je ne lui donnerai pas d’autres explications. Je pense lui avoir fait peur (oui, mon petit Kiko, je sais, c’est à peine croyable, et peut-être bien qu’elle n’a pas eu peur, et m’a seulement prise pour une « malade »). Après elle a dû me dire que je devais me reposer, s’enquérir de savoir si j’avais mangé. Je ne sais plus. Ce qui m’importait était d’avoir l’autorisation de retourner à tes côtés. Cela se brouille dans mon esprit. Il me semble qu’elle autorisa que je te voie. Mais peut-être m’imposa-t-elle de dormir quelques heures. Mais je n’ai pas souvenir d’avoir été à la maison d’en face, quoique c’est possible. Ou bien ai-je dormi dans la salle d’attente, non loin de toi.
Les deux coups de téléphone
La négation de mon acte par le corps médical me pousse à téléphoner de nouveau à Claude-Hélène et à Jean-Robert, pour leur dire cette fois que je suis passée à l’acte, et que j’ai échoué. Je n’attends rien d’eux, mais j’ai besoin qu’ils sachent. L’un et l’autre se proposent de m’aider, mais je n’ai rien à leur demander, à ce moment-là. Seulement de m’entendre.
L’amie de monsieur M.
A partir de là, et depuis le début d’ailleurs, je t’appellerai toujours quand je m’adresse à eux « monsieur M. ». Certaines infirmières s’en étonnent que je ne t’appelle pas par ton prénom. Elles y voient sans doute une forme de monstruosité froide.
Et moi, qu’ils vont questionner de nouveau le lendemain, quand je retourne te voir à l’hôpital le 16 au matin, je suis « ton amie ». C’est la manière la plus juste de me présenter à eux. La manière la plus juste de décrire la nature de nos relations. Que nous nous connaissions depuis dix-sept ans. Que nous habitons ensemble et que nous n’avons pas de relation avec « nos familles ». Je ne parle pas de Jimmy, de notre parole. Mais explique que tu as pris le soin d’écrire à ta mère pour fonder ton éloignement. Je ne parle pas de Belles Emotions ni du bulletin n° 6 qui vient de sortir et dont j’ai récupéré les exemplaires mouillés qui étaient dans le coffre de ta voiture. Je ne parle pas de Sophie, que j’ai croisée une fois lors d’un Sensory et que tu n’as pas revue depuis 1984 [1984 dans mon souvenir, 1985 en réalité]. La seule manière d’expliquer et de revendiquer mon geste est de dire que je l’ai fait parce que je suis ton amie, que tu es un grand monsieur, et qu’ils te doivent du respect.
Je voudrais leur montrer l’étendue de notre communauté, de notre entraide, de notre confiance l’un en l’autre. Qui fonde mon acte. Je voudrais qu’ils me croient. Qu’ils voient bien que je ne cherche pas à leur raconter de « bobards », que ce n’est pas mon intérêt ni le tien, je voudrais qu’ils agissent dans ton intérêt, et, par exemple, qu’ils ne t’imposent pas la présence de ta famille avec laquelle tu as rompu. Nous ne reprenons pas le débat sur l’euthanasie. Il a été clos l’avant-veille, lorsque Doubin a changé la décision d’arrêt des soins. Mais je voudrais qu’ils comprennent que j’assume mon acte, et que j’ai agi dans ton intérêt, en tant qu’amie.
Retours à ton chevet, dans la matinée du 15 puis dans la soirée
Ils t’ont changé de chambre. Ils me parlent davantage qu’ils ne l’avaient fait au préalable. Enfin, pas tous. Mon acte a manifestement divisé le service. J’en aurais confirmation une semaine plus tard, quand je reviendrai à ton chevet après que tu seras sorti du coma. Une infirmière se présentera à moi pour me demander la raison profonde de mon acte. Et me dire que tout le monde ne m’avait pas désavouée dans le service. Je ne pense pas avoir pu lui dire autre chose que je n’avais déjà dite, à savoir que tu étais mon ami.
Ceux qui me parlent m’expliquent que ton coma est en partie provoqué par les stupéfiants, entre autres la morphine, contre la douleur. Faire quelque chose pour toi serait de te stimuler, i.e. rapporter à monsieur M. son parfum préféré : « Monsieur M. a horreur du parfum » ; ou sa musique préférée : « Monsieur M. a horreur de la musique ». Néanmoins, je fais cet aller-retour à Paris, le plus vite possible, où je prends sur la table le livre que tu viens d’acheter, et où j’apporte aussi à monsieur Touzot l’exemplaire d’Adreba Solneman qu’un coursier était venu chercher le mardi ou le mercredi, alors que nous étions au Mans. Je m’aperçois plus tard dans le train ou même de retour à tes côtés du titre du livre : Gilgamesh, le grand homme qui ne voulait pas mourir. Je trouve la coïncidence assez extraordinaire, mais elle ne parvient pas à me convaincre que j’ai eu tort de désespérer. Reconnaître que j’ai eu tort de désespérer serait leur donner raison, à eux. A savoir que mon acte était infondé. Que j’ai perdu la tête.
Je suis dans cet état d’espérer sans y croire. Car les signes que tu donnes
sont encourageants. Fin « spontanée » des hémorragies internes. Tes reins
ont tenu par rapport à la transfusion massive. Tu es dans le coma, et ce
coma semble pouvoir se prolonger encore. Peut-être plusieurs jours. Ta mort
semble moins imminente. Je te lis des passages de Gilgamesh. Je te raconte
l’entrevue avec Touzot. Je te dis que si nous nous en sortions, nous
reviendrions nous venger. Je te dis que j’ai fait prévenir Mehdi de ton
accident. Je te dis que je n’ai pas l’autorisation de rester près de toi
pendant la nuit, je te dis « à demain, mon Christophe ». J’ai envie que tu
sois encore là le lendemain matin quand je pourrai revenir à mon chevet.
L’entretien avec Doubin
Le lendemain matin, tu es dans le même état. Pas de progrès significatifs. Ton coma semble pouvoir se prolonger plusieurs jours. Plusieurs semaines ? Je suis contente de te retrouver mais ton corps et tes souffrances m’accusent. J’ai honte d’avoir failli. Je me torture pour savoir où j’ai commis une « faute ». J’ai épuisé mes forces dans le corps à corps, je n’en ai retenu aucune. Donc ce n’est pas là où je suis le plus coupable. Il me semble que la faute est « à l’origine », d’avoir fait confiance à ces hommes en blanc et de m’être ouverte de notre requête. Car en ce vendredi 16 avril, si les soins n’avaient pas repris, tu aurais cessé de souffrir. Je veux en avoir le cœur net et demande à voir Doubin.
Doubin n’est pas seul, il me semble. Lui et un autre médecin (Blezot ?) m’interrogent sur l’adresse de tes parents, que je ne peux leur donner. Ensuite, je veux savoir si Doubin aurait changé la décision d’arrêt des soins si je n’étais pas intervenue. Il se fâche. Il devient très violent en paroles. Il met en doute ma parole, que je ne suis peut-être rien pour toi, qu’il n’y a aucune raison pour qu’il me croie. Qu’il a vu des patients avec plusieurs femmes, que je représente un danger pour toi et pour lui, que je deviens une gêne dans la poursuite de son métier si je m’entête à vouloir assumer mes actes.
Il sort en colère, m’interdit de te voir et me fait convoquer par le
directeur de l’hôpital.
Entretien avec le directeur de l’hôpital
Cela se passe dans un très vieux bâtiment administratif, à l’entrée de l’hôpital. Il me signale que j’ai commis un acte qui est passible de poursuite judiciaire. Je dis que je le sais et que cela ne change en rien la revendication de mon acte. Il me dit que l’hôpital, son enceinte, son territoire, est un lieu qui échappe aux lois du monde extérieur, dans le sens où c’est de leur responsabilité de prévenir ou non la justice et la police sur ce qui se passe à l’intérieur des murs, et que pour le moment, le professeur Doubin et lui-même ont décidé de ne pas prévenir la police, mais de m’interdire l’accès de l’enceinte, du territoire de l’hôpital, que je suis « persona non grata », « tricarde » jusqu’à nouvel ordre.
[Entre les deux bâtiments, l’un vestige d’une autre époque, l’autre central, moderne, les pensées bleues, blanches et violettes me parlent de toi, mon amour, dans le froid de cette cour d’hôpital que je vais devoir quitter. Tu m’appelles.]
Je demande à te voir une dernière fois. Je ne crois pas en avoir eu le droit. Je demande le droit de laisser une liste des noms de tes proches qui devraient avoir le droit d’avoir de tes nouvelles, cinq ou six personnes parmi lesquelles : Mehdi en tête de liste (c’est lui qui est le plus proche de nous, au plan de nos projets), puis j’imagine Claude-Hélène et Jean-Robert, Suzy, mais je ne me souviens plus ensuite.
Je ne pense pas qu’aucun de ceux que j’ai signalés ait pris de tes nouvelles
directement.
Retour à Paris
L’état de stress quand je rentre à Paris est grand. J’ai le sentiment par moments de perdre la notion du temps. Ainsi le taxi qui me ramène de Montparnasse, et qui patiente à l’angle du CIC de la rue des Martyrs et de l’avenue Trudaine où je dois retirer de l’argent, me voit abandonner le distributeur et entrer dans le CIC pour réclamer mon argent qui n’est « jamais » sorti. Sur mes talons se présente un client qui rapporte l’argent qui est sorti après mon départ, et que je n’ai pas eu la patience d’attendre. Objectivement, le temps s’étire de manière extraordinaire depuis que j’ai reçu l’annonce de ton accident en début d’après-midi du mardi 13 avril.
Je rentre et essaye de cerner ce qui me semble devoir échapper aux mains de ta famille et de la police : ordinateur, carnets de notes, et peut-être la boîte contenant les lettres de Sophie, que je t’avais offerte lors d’un séjour à Amsterdam (tu me corrigeras peut-être).
Claude-Hélène et Michelle et moi-même emballons bien tout. Ce sont les affaires de la BE qui me semblent devoir avant tout être soustraites à l’inquisition des flics et de ta famille. Claude-Hélène ne me pose pas de questions sur ces affaires qu’elle accepte de prendre chez elle, et dont le contenu me semble hautement dangereux.
Plus tard, je leur demande de rester seule.
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Les appels à l’hôpital du Mans
La première fois que j’appelle pour avoir de tes nouvelles, le 16 au soir ou le 17 au matin en fin de nuit, je pleure au téléphone, car j’ai peur qu’ils ne veuillent plus me donner de tes nouvelles (Doubin avait été jusqu’à mettre en doute la nature de notre relation, de notre amitié), mais cette fois-là, j’ai de la chance car l’infirmier qui m’avait annoncé l’arrêt des soins le 14 au matin, vient au téléphone et me rassure : oui, il sait que je suis exclue de l’hôpital, mais j’ai le droit de téléphoner et je ne dois pas m’inquiéter, je serais prévenue si ton état évoluait de manière significative, et puis encore autre chose. Il veut s’excuser auprès de moi de m’avoir appris la mauvaise nouvelle le 14 au matin.
Cet homme était bègue. Je le signale car il n’avait pas bégayé quand il m’apprit la décision du service de réanimation à ton sujet le 14 au matin. Mais peut-être bégayait-il quand il m’a présenté ses excuses. En tout cas, je lui ai répondu que je ne lui en voulais pas du tout, et effectivement, je ne lui en ai jamais voulu. Aussi je pense parce qu’il a eu le courage et la compassion de s’excuser. Aucun autre ne s’est excusé. Et j’ai trouvé un peu fort qu’aucun des médecins qui avaient pris la décision initiale d’arrêter la transfusion ne s’excuse auprès de moi d’avoir perdu espoir et de m’avoir fait perdre espoir. Entendons-nous : je pense qu’ils ont le droit de se tromper, qu’ils se trompaient, mais qu’il est un peu facile pour eux de se réfugier derrière leur héraut. Pas même Doubin ne s’est excusé de la violence de ses propos quand il n’a pas voulu répondre à ma question sur la part que je portais dans sa décision de reprendre la transfusion sanguine, ni d’avoir douté de ma parole. Il faut dire que je lui ai pardonné cette violence avant même que nous nous rencontrions, dans une lettre que je lui remis quand je revins à l’hôpital du Mans après que tu es sorti du coma.
Comment n’aurais-je pas pu lui pardonner, à lui qui avait pris le risque de poursuivre les traitements et avait eu raison de me contredire, même s’il s’était emporté contre moi de manière injuste, puisqu’il t’avait ramené à la vie !
Par la suite, les appels à l’hôpital du Mans n’ont pas toujours été faciles.
Je tombais parfois sur des infirmiers ou infirmières qui me demandaient de
décliner mon identité et de justifier mon lien avec monsieur M.,
avant que de me répondre ou de me dire qu’ils n’avaient rien à m’apprendre.
D’autres me faisaient sentir leur impatience à répondre à mes appels trop
fréquents (j’essayais de me limiter à trois appels, un la nuit et deux
pendant la journée).
L’injustice de Doubin n’est rien comparée à son mérite
Son injustice
1) Je ne représentais plus un danger pour toi après mon passage à l’acte. En effet, j’aurais été totalement incapable de re-commencer. J’étais épuisée. Il m’a fallu quelque douze ans pour revenir de cette énergie dépensée là. Et en douze ans, mon corps avait vieilli. J’ai su très vite après l’accident, que ce moment correspondait à la fin de ma jeunesse, au-delà de laquelle commençait le déclin de mes forces.
2) Qu’il n’ait pas répondu à ma question. Et qu’il se soit réfugié dans la colère, et dans la mise en doute de ma parole. Certes je ne reconnaissais pas mes erreurs, mais j’avais besoin qu’on me croie, que l’assemblée générale des humains ne doute pas de ma sincérité, ici comme à l’époque.
Son mérite
C’est d’avoir été au-delà des limites connues en matière de transfusion
sanguine (tu constitues un record à l’époque), et ce dépassement record a
permis de te sauver la vie.
Les appels d’Eric
Le téléphone était devenu le fil qui me reliait à toi. Quand il sonnait,
j’avais peur que ce ne soit l’hôpital du Mans, car alors je pensais que ce
serait pour une funeste nouvelle.
La défection de Sacem
La défection de Sacem, je ne la compris que bien plus tard. Il ne vint pas, et ne pouvait m’expliquer sa défection. Je ne doutais pas de sa réelle proximité par rapport à nos projets. Je crus sur le moment qu’il s’était éloigné de Paris, et plus tard je crus qu’il était mort. C’est lorsque je le vis un an plus tard pérorer sur la dernière page de Libération ou à l’intérieur des colonnes des Inrocks (je ne me souviens plus) que je compris qu’il avait pris la fuite à l’odeur de la mort, et qu’il nous avait leurrés avec Adresse.
C’était la personne dont je me sentais le plus proche. Il n’avait pas le
téléphone, c’est pourquoi je l’avais fait prévenir de ton accident par
Claude-Hélène. Il me semblait qu’après moi, c’était à lui que l’hôpital
devait des comptes en priorité. Avec lui, le samedi soir, je pensais pouvoir
réexaminer mon acte, et éventuellement la possibilité d’attaquer de nouveau,
de tenir ma parole, mais pas seule, cette fois. Il ne vint pas.
Le passage de Jean-Robert
Jean-Robert est « monté » à Paris, pour me soutenir moralement. J’imagine
qu’il est arrivé le dimanche et que je l’ai raccompagné le lundi à la gare.
Son implication par rapport à nos projets était molle, et je ne voyais pas
très bien ce qu’il faisait là. Il était manifestement ému d’entendre les
coups de fil que je passais à l’hôpital pour essayer d’avoir de tes
nouvelles. D’une part, j’avais besoin d’être seule et, d’autre part, nous
n’avions pas énormément de choses à nous dire à propos de l’avancée des
travaux de la Bibliothèque des Emeutes, car il s’était toujours positionné à
la marge, comme technicien, et non au cœur, comme Mehdi avait au moins tenté
de le faire à un moment donné. J’eus un doute sur les raisons du déplacement
de Jean-Robert : je le vis en éclaireur du petit milieu et lui fis sans
doute un mauvais procès en lui reprochant d’avoir partagé ce que je lui
avais dit lors de mes deux appels dans la nuit du 14 au 15 avec les
personnes qui l’entouraient ce soir-là dans sa maison de Najac. Je ne
connaissais pas toutes ces personnes et c’est pourquoi j’étais choquée qu’il
leur en ait parlé. Je comprenais à travers Jean-Robert que je n’avais pas
envie de me laisser déposséder des mots que j’utiliserai pour parler de
l’accident. D’ailleurs, quand il est venu à Paris, nous n’avons plus reparlé
(enfin, je crois) du passage à l’acte. Et à partir de ce moment, avec toutes
les personnes auxquelles j’ai parlé de l’accident, j’ai mesuré le risque
qu’elles en parlent en mesurant mes paroles, et j’y ai mis suffisamment de
solennité pour qu’elles ne s’étalent pas comme l’avait fait Jean-Robert.
Mais bien sûr, je n’en suis pas sûre.
Peur
Le 20 novembre 2008
Je me réveille en pensant que peut-être tu auras mal compris ce que j’essayais de te dire hier.
J’ai osé contredire ton projet de suicide en te présentant le danger de perdre espoir par rapport à ton aimée. C’est de tenter de te communiquer mon « expérience », aussi difficile que cela soit.
Je voudrais qu’il n’y ait pas de confusion possible. Parce que par ailleurs, je me rends compte que j’ai peur du suicide. Mais ce n’est pas cette raison qui m’a fait argumenter hier, ni aujourd’hui. N’aie crainte que je faiblisse – d’ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu pourrais avoir peur que je faiblisse, puisque le suicide, même en cas de double suicide, correspond à une prise de responsabilité qui incombe à chacun des uns. Tu ne m’as pas demandé de me suicider avec toi. Au contraire, quand tu m’as fait part de comment tu envisageais l’avenir pour toi, tu m’as incitée à examiner ce qui pourrait donner raison en moi, et par-delà toi, à toute la vitalité que j’ai montrée ces derniers temps. Tu m’as, à mon avis, incitée à retourner sur les lieux de l’accident, aussi pour cette raison. Pas parce que tu projetais de te suicider, mais sans doute parce que tu étais en train de me quitter, pour Sophie. Ce que tu feras aussi en te suicidant.
Je ne t’ai pas demandé non plus de m’attendre. Ou plus exactement, je le désire et te l’ai demandé dans un premier temps, car je voulais que nous mettions ensemble de l’ordre dans nos affaires avant que de passer à l’acte. Je voulais d’une part te « donner » cet éclairage de ma vie, d’autre part si tu m’en laisses le temps lire et te découvrir encore à travers le livre à Sophie, mais avant cela finir et rendre public l’investigation sur les courants de pensée du XXe siècle, et anticiper sur la pérennité de nos sites, de notre œuvre. Publier De l’amour, et notre position sur le suicide. Je ne t’ai pas demandé de m’attendre absolument. Ta souffrance était telle après le 25 octobre au matin, que je t’ai libéré de m’attendre, t’ai dit que je finirai seule si cela était nécessaire. Et puis j’ai commencé de reprendre espoir pour toi, de croire avant que tu ne revoies Sophie le 10 novembre qu’elle puisse faire un miracle lors de cette entrevue. Qu’elle puisse te redonner « espoir ». Non pas qu’elle se renie, mais qu’elle te donne une surface d’intervention, qu’elle te laisse une ouverture. Elle n’a rien fait de tel. Mais elle n’a pas fermé non plus. C’est une femme qui ne rompt pas.
Quand tu étais allongé sur ton lit d’hôpital, dans la nuit du 14 au 15 et que je réfléchissais, souffrais avec toi, et te regardais, tu ne m’as pas non plus donné de signes pour que je reprenne espoir dans ta capacité à sortir du coma et à recouvrer tes facultés, peut-être m’en as-tu donné mais je n’ai pas su les lire, tu étais au seuil de la mort, mais tu n’as pas rompu. Je me suis enferrée dans mon désespoir, à tenir ma parole, et j’ai eu tort. S’il y a un parallèle entre les deux situations, examine-le, Christophe. Si tu reprenais espoir en Sophie – car c’est de cela qu’il s’agit – et que tu renonçais pour elle à te suicider, je crois qu’il n’y a rien qui me ferait plus de bien, que je serais capable d’en assumer les conséquences, dans la mort ou dans la vie : c’est là que réside ma vitalité. Mais si tu ne reprends pas espoir en Sophie, si tu sens qu’elle t’a privé sans retour possible des moyens de mener à terme ton projet, avec elle, eh bien j’essayerai de te soutenir, pour mettre en ordre nos affaires, et j’imagine que ce n’est pas le courage de passer à l’acte qui me manquera, car ce sera le moyen de faire taire mes souffrances et cette désespérance. Même si je redoute que ce ne soit pas facile, que ce soit violent, douloureux, effrayant, et aussi parce que j’ai peur d’échouer. Peut-être même que ce passage à l’acte-là comporte aussi une part de jouissance insoupçonnée, mais je n’en vois qu’une, celle de la maîtrise de la fin. Et surtout celle de la maîtrise de la fin à tes côtés.
Représentations de la mort
Si je m’étais représenté ta mort, en 1993 (il ne me semble pas l’avoir fait avant que d’être passée à l’acte), je suppose que j’aurais imaginé que tu expirerais dans mes bras, sans doute à travers quelques convulsions, puisque tu chercherais ton air après que je t’aurai débranché, mais sans doute suffisamment rapidement pour que le service n’ait pas le temps d’intervenir. Après, la revendication de mon acte n’aurait pas été un problème, quelle que soit la manière dont le service m’aurait fait payer mon geste (coups, stigmatisation, dépossession de mon acte, poursuites judiciaires… je n’avais pas été dans la représentation de cet après ta mort, mais j’étais prête à en assumer toutes les conséquences).
Quand je me suis allongée sur toi, après avoir rompu l’arrivée d’air dans tes poumons, je me suis allongée sur toi dans une étreinte à mort. Dans une dernière étreinte, devrais-je dire.
Claude-Hélène, faisant le constat de mon échec, relevait avec ironie la différence de nos poids respectifs, je ne me souviens plus exactement de la métaphore qu’elle utilisa, mais c’était l’idée d’un moineau qui par son corps aurait voulu étouffer un éléphant. Je pris dans la lettre à Doubin la métaphore du « poussin » et du « lapin », du « poussin » ami du « lapin », et qui s’était trompé à deux niveaux : essentiellement sur ce que voulait son ami le lapin, et au-delà sur les moyens de lui venir en aide.
Mais quand je suis passée à l’acte, je ne me suis pas allongée sur toi avec l’intention de t’étouffer. Je me suis allongée sur toi pour te sentir dans tes derniers instants de vie. Pour être avec toi, tout contre toi, soudée à toi jusqu’à ce que tu ne respires plus. Et cette étreinte était ce que je n’avais pas soupçonné : une lutte, pendant laquelle j’ai dû m’accrocher pour ne pas te lâcher, un corps à corps passionné, difficile, violent, jouissif aussi, comme je l’ai reconnu avant-hier, et dont l’issue était à l’opposé de ce que ma certitude bornée me soutenait.
Si j’ai pu avoir peur du passage à l’acte concernant ma propre mort, c’est
que j’entrevois qu’en aucun cas il ne correspondra à ce que mon imagination
peut anticiper (concernant la douleur, le temps, la douceur ou la violence
de l’émotion, la possibilité de te serrer la main, toi qui sera
essentiellement avec Sophie en pensée) et que je ne voudrais pas échouer.
En guise de jugement
J’essaye d’être le plus juste possible devant l’assemblée générale des humains. Je me rends compte que les mots que les uns et les autres ont utilisés jusque-là pour juger de mon acte étaient approximatifs, et inexacts. Même les mots de Claude-Hélène, qui allaient dans le sens de reconnaître ma prise de responsabilité, montraient mon absence de lucidité, et étaient une façon de rejoindre le verdict des infirmières qui avaient dit que j’avais perdu la tête. J’étais plus prête à entendre « sa » version des faits que celle de la psychologue qui disait que je « ne savais plus ce que je faisais ». Mais « la » version des faits de Claude-Hélène était également erronée. Car elle déplaçait mon intention. Mon intention, mon « désir », était que tu meures, mon intention n’était pas de t’étouffer par le poids de mon corps. C’est pourquoi il était abusif de prendre cette comparaison. Si j’avais voulu t’étouffer, je crois que j’aurais pensé à cette question de « forces » en présence.
La personne qui, il me semble, comprit le mieux ce que je fis, c’est toi mon amour.
L’autre personne qui me réconforta, parce qu’il me sembla qu’elle avait compris mon intention, à défaut du passage à l’acte, c’est Suzy. Quand je lui rapportais ce que je fis – nous n’en parlâmes qu’une seule fois, après que tu es sorti du coma –, elle me dit après que j’ai fini de parler comment s’était passée l’agonie de son pépère. Et de cela par la suite, elle me reparla : six interventions sur ce petit organe du pancréas, un mois de coma, le scotch sur les yeux de son pépère, l’acharnement et l’impression qu’ils avaient fait des expériences sur le corps de son homme. Mais ce jour où nous avons parlé de toi et des quarante-huit heures qui suivirent l’accident, elle me dit que pendant ce mois d’agonie, elle avait songé passer à l’acte, que cela lui avait traversé l’esprit, qu’elle avait par moments désiré qu’il meure plutôt que de le voir dans cet état, et qu’elle aussi avait songé mettre fin aux jours de son pépère, qui progressivement avait cessé de s’alimenter pour sombrer dans la nuit du coma et de l’assistance alimentaire.
J’ai du mal encore aujourd’hui à ne pas me considérer comme coupable d’avoir eu ce désir que tu meures pour t’aider à en finir, parce que ta vie a donné tort à ce désir. Dans le cas de Suzy, son désir n’était pas coupable, bien que je ne sois pas sûre qu’elle en ait jamais parlé à sa fille, mais elle avait semblé comprendre mon acte tout en étant extérieure, sans en dénaturer l’intention.
Je pense qu’il y avait aussi une part d’égoïsme dans l’aide que je voulais t’apporter, car tant que j’œuvrais pour toi, ma douleur était plus facile à supporter. C’était une manière de la tenir à distance, après l’annonce de ta mort prévisible et de l’arrêt des soins.
Les mots paraissent courts et insatisfaisants pour rendre compte de
l’intensité des événements qui se passèrent après ta perte de connaissance,
et avant que tu ne recouvres la conscience. Ces mots m’ont longtemps fait
défaut pour parvenir à m’expliquer, comme m’y invitait cette psychologue du
service, qui faisait un travail d’enquêteur chargé de dresser un constat.
Mais finalement, les mots que je lui servis me paraissent assez justes dans
leur concision. Et au-delà, les constats qui m’ont permis d’avancer, c’est à
toi que je les dois. Toi, tu m’as écoutée, tu m’as questionnée, toi, tu m’as
crue, fondamentalement. Et toi, tu n’as pas rechigné à parler d’erreur avec
moi. Tu as tout de suite, avec ton humour et ta grande sagesse, relativisé
mon erreur en parlant d’un « festival d’erreurs » (tant de mon côté que du
côté des médecins). Tu as, d’autre part, soutenu ma parole face aux médecins
dès que tu es sorti de ton coma. Et je t’assure que cela fait du bien d’être
reconnue quand on avance seul dans l’adversité et le manque de respect. Tu
m’as reconnue. J’étais bien celle qui s’était présentée à eux comme l’amie
de monsieur M. Concernant la famille, tu as tenu le même discours
que le mien à Doubin, qui après avoir réalisé un « miracle » avec ta vie
aurait bien voulu ajouter celui de te réconcilier avec ton père (!). Tu as
parlé de tragédie comique, et tu pris conscience petit à petit de
l’intensité des événements, de la gravité de ton état et de la perspective
qui s’offrait à toi qui n’avait pas « voulu » mourir. J’entends encore tes
paroles, qui étaient du baume pour moi : « Ne t’inquiète pas, Agnès, ce
n’est qu’un accident. » Ou encore celles-ci, bien que je conteste le fait
que tu n’aies pas souffert : « Je n’ai pas souffert, Agnès, c’est toi qui as
souffert. » Toi, qui as écrit ces mots dans le bulletin n° 7 de la
Bibliothèque des Emeutes : « La vie se distingue de la survie par
l’existence d’une perspective historique. » Et plus loin, à propos de
l’euthanasie : « L’interdit sur l’euthanasie est le plus flagrant témoignage
de la sacralisation de la mort. Entre la douleur et la mort, arbitrairement,
il est décidé a priori, donc en dehors de la personne concernée, que la
douleur est préférable. Lorsque quelqu’un se trouve devant le choix d’être
handicapé au point de ne plus pouvoir atteindre les buts qu’il s’était
proposés, ou bien d’achever d’un coup l’inutile tourment qui le lui
rappellera jusqu’à une autre mort, inévitable et qu’il n’a pas choisie, il
est pressé par tout ce qui respire autour de lui l’interdit de la mort, par
la loi, par la superstition, par la détermination existentielle d’un corps
médical alors omnipotent, de réviser ses buts en ersatz à portée de fauteuil
roulant ou d’une cécité inévitable. Il existe des individus dans le coma
depuis des années, maintenus dans cette survie au nom de la prééminence
religieuse de la survie, alors qu’ils sont définitivement incapables d’avoir
une vie, et que leur réveil les tuerait aussitôt. Pour ma part, je pense que
l’euthanasie devrait être exécutée non seulement si celui qui en est l’objet
en donne l’ordre, mais sur l’avis du conseil de ceux qu’il aura
préalablement désignés comme amis, ce qui permettrait d’avoir de l’amitié un
compte plus attentif que la lâche inflation qui en est le cours actuel. De
ce conseil devraient être exclus, par principe, les membres de la famille,
tant que la famille a des droits et des intérêts légaux, qui renforcent sa
tyrannie sur les individus et son conservatisme sur la société. Les erreurs
et les excès ne seraient certainement ni plus tragiques ni plus nombreux que
l’acharnement thérapeutique, qui confond vie et survie au profit exclusif de
cette dernière, et qui s’applique aujourd’hui avec toute la violence d’un
exécutif médical qui ne tient ses pouvoirs que d’un savoir sommaire,
imprégné à chaque article de l’anthropologie la plus conservatoire. »
En forme de bilan provisoire
Le désir que tu meures n’est pas coupable. C’est de n’avoir pas su réviser mon désespoir, de n’avoir pas su lire les signes que tu donnais de vitalité et d’espoir possible de sortie du coma. D’espoir possible de retrouver tes perspectives de vie, qui conjuguaient perspectives historiques et quête de l’aimée.
Ce que je devrai corriger, en me relisant, s’il peut y avoir ambiguïté. Après coup, quand j’ai pensé que j’avais voulu mourir avec toi, j’entends bien la confusion qui peut naître de cette façon de parler. Et peut-être que j’entretenais la confusion dans ma tête par manque de courage d’examiner de quoi était fait réellement ce moment, qui m’avait permis de découvrir que je t’aime et mes limites, mais où je n’avais pu reconnaître qu’il contenait aussi du plaisir (quoi ?, du plaisir alors que j’étais en train de te tuer !), et qui n’aurait pas manqué de m’emmener sur les lieux du choix de 1989 (peur de remettre en jeu le sens de la dispute, qui comprenait à mon sens une injustice contre moi, mais que je refoulais par culpabilité, puisque j’avais mis en péril nos projets et la possible reconnaissance de mon amour pour toi, peur de découvrir l’étendue de mon orgueil et de mes limites dans ce passage à l’acte-là, peur de reconnaître que j’avais eu tort sur toute la ligne lors de cette dispute : car j’avais sacrifié nos projets pour le plaisir, sous prétexte de ne pas vouloir sacrifier mon plaisir à nos projets). Mais en 1989, le plaisir coupable était dans la séparation de toi, tandis qu’en 1993, le plaisir coupable était dans la fusion avec toi.
En passant à l’acte, je n’ai pas voulu mourir avec toi, au sens d’en finir avec toi et avec moi en même temps, mais fusionner avec toi dans tes derniers instants de vie. Effectivement, je n’avais pas projeté de mourir, moi, à ce moment-là. Je ne savais pas de quoi l’au-delà serait fait. Mais il y avait un au-delà, a priori. Notre projet n’avait pas lieu d’être interrompu de cette manière. Accidentelle, arbitraire. Oui je pensais la poursuite de notre œuvre au-delà de ta mort, ce que je ne fais plus aujourd’hui, car je ne le pense plus possible, pour moi. J’étais forte à ce moment-là du mouvement historique qui nous portait et que nous portions à travers la Bibliothèque des Emeutes. Nous avions rendu public un projet pour l’humanité dans l’introduction d’Adreba Solneman, qui me semble toujours aussi valide aujourd’hui, mais qui ne rencontre plus le possible qui existait en ce milieu d’année 1993. Tu n’aurais pas survécu à tes blessures ou à mon action en 1993, il n’est pas sûr que j’aurais été à la hauteur de cette perspective historique, surtout du fond d’une prison. Mais en tout cas, j’en avais la vitalité, le désir, et ton être imprégnait le monde, ses murs, ses ouvertures, sa grandeur, son projet, et m’imprégnait moi, mon cœur, ma raison et ma folie.
Aujourd’hui, à l’aune de l’examen du monde et de mes forces, je n’ai
aucunement l’envie de te survivre, si ce n’est cas de force majeure le temps
de mettre en ordre nos affaires. Je n’ai nullement l’envie de résigner et de
ramener ma perspective de vie à une simple perspective de survie. Nos
efforts pour assurer notre survie seront toujours soumis à cette perspective
de vie. Et si avec toi, mon amour, aujourd’hui, c’est difficile, douloureux
et périlleux, sans toi, mon amour, aujourd’hui, je n’en ai plus, je n’en
aurai plus la force.
Troisième partie
------------Résurrection [Résurrection de l’espoir]
La voix d’outre-tombe
[J’ai tenté de répondre à toutes ces questions au cours du récit achevé le 1er décembre, achevé en hâte et en stress afin de te confier ma requête et que nous en reparlions. Cette troisième partie était la moins « finie », et est celle qui t’a le plus déçu. Non pas parce que je l’avais laissée en l’état de brouillon, mais certainement parce que j’ai dérivé de mon sujet pour représenter ma requête, concernant aujourd’hui et notre futur, ce dont nous avions déjà parlé. De fait, certains retours en arrière ne me permettaient plus d’avancer, et te laissaient sur l’impression de quelques répétitions.
Aujourd’hui 23 janvier 2009, je vais reprendre cette troisième partie, essayer de la resserrer, afin de circonscrire un peu mieux ce moment du retour à la parole, à la conscience, à l’échange, en m’appuyant sur la dernière chronologie que j’avais dressée pour toi en décembre 2008 et sur les éléments que j’ai pu collecter depuis.
Depuis… depuis, j’ai lu le Laser azuré dans sa totalité. J’avais attendu de te remettre Pour toi avant d’en commencer la lecture. Cela m’a fait du bien de te lire, de te pénétrer davantage. Nous avons pu en parler, je t’ai fait part de mes critiques et de ce que j’ai découvert.
Parmi mes critiques, il y a que tu n’es pas toujours assez prudent avec les
mots. Les mots te servent parfois à provoquer. Certains mots, notamment,
recouvrent des passages à l’acte que tu n’as pas commis, et il y a là une
importante nuance.
Et pour ce qui a trait à mon sujet, ici et maintenant, la période où tu sors de ton coma, certains éléments de ton souvenir concernant ce moment m’aideront sans doute à être encore plus juste dans la restitution de mon souvenir. Nous verrons.
PS : Malgré les garde-fous que je me suis donnés dans le croisement de
visions subjectives et « objectives », tout ce qui suit dans la
reconstitution des faits me semble incertain au niveau des dates.]
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Reprise du récit
Le 21 novembre 2008
Le mercredi 21 avril en fin de matinée. Ou alors le mardi 20. (Avant la
lecture du Laser, je penchais pour le 21, depuis je penche pour le 20.)
Une voix d’outre-tombe.
Je vais bien sûr essayer de réécouter cette bande, même si quinze ans plus
tard, je ne sais pas si je pourrai me procurer l’appareil le permettant.
…
Avec le temps, j’ai le sentiment que la bande ressemble à ton écriture, et que j’ai du mal à déchiffrer certains mots, ou bouts de phrases. Je me souviens que sur le coup, je n’ai pas non plus tout saisi, mais c’était toi, sans aucun doute possible.
Ta voix grave, épuisée, lasse, hésitante, presque récitante, mais aussi ton humour, ton optimisme, ton détachement. Et tu me dis « au revoir », et je comprends dans cet au revoir : « nous allons nous revoir ».
Ce qui me serre le cœur dans ton message, c’est que tu ne sembles pas étonné ni peiné que je ne sois pas à tes côtés. Je voudrais moi être à tes côtés, j’aurais dû être à tes côtés, or je ne le suis pas. A cet instant, tu mènes ta route et ton combat, sans moi.
Ce 21 (20) avril 1993, j’ai repassé la bande, deux ou trois fois, ou plus avant d’appeler l’hôpital du Mans. Je te croyais, mais quand la bande s’arrêtait, j’avais besoin d’entendre de nouveau. La réalité de ta voix était comme un miracle qui se délitait à la fin du message. Le service ne m’a pas donné beaucoup de précision sur l’heure à laquelle tu es sorti du coma, a seulement affirmé que c’était, paraît-il, le jour même, et j’étais un peu choquée qu’ils ne m’aient pas appelée plus tôt. Normal, non ? N’étais-je pas qu’à la périphérie, et même exclue de l’hôpital ? Aurais-je le droit de venir te voir ? Oui, j’aurai le droit de te voir. La sanction était tombée. J’allais pouvoir me présenter à toi, et te parler.
Il y avait tellement de fatigue et d’épreuve dans ta voix que j’étais très inquiète pour toi. Mais comme tu étais là, comme tu parlais, tout devenait possible, de nouveau. Je crois que j’ai commencé par pleurer. A laisser échapper un peu de la douleur que j’avais contenue depuis le 14 au matin. Et puis je crois que je me suis ressaisie très vite, car je ne m’autorisais pas à pleurer, puisque tu étais revenu. Et j’ai commencé les démarches de mon départ au Mans. Mon état de fébrilité à l’idée de notre confrontation ne cessa de croître, et aujourd’hui que j’entreprends le récit de ce moment, je n’arrive plus à me souvenir des circonstances de nos retrouvailles. [Soir ou matin ? Ne plus se souvenir de l’instant où mon regard plonge dans le tien pour la première fois, et le tien dans le mien. Dans mon souvenir, des bribes affleurent comme des marques de doigts sur une joue, mais les marques les plus constantes sont celles de l’incertitude et du black-out.]
O mon Christophe, que la traversée a été longue et pénible. Et toi qui m’as
soutenu, depuis, que tu n’as pas souffert ! – Oui, tu n’as pas souffert de
ces lésions-là, je le sais bien pourtant. Mais tu devrais écouter ce
message, à peine audible, que j’ai dû réécouter une bonne cinquantaine de
fois, ou plus avant d’arriver à cette transcription.
« Eh [bien voici ???…] on fait aller, que ma voix est toujours en état de fonctionnement, presque normale, et que je suis en pleine santé, et… [???? patienté ???? suis resté au lit ???…] depuis fort longtemps et [j’ai beaucoup dormi ???]. Donc c’est pour… Ça va beaucoup mieux. Je te fais de grosses bises. A bientôt. C’était Christophe. Au revoir. »
Chaque mot est un effort. Chaque nouvelle phrase est un effort, et se termine dans un souffle. Mais tu parles : ta voix, « presque normale », est un miracle.
Tout au long de la première longue phrase, chaque virgule marque le temps d’une pause, où ta voix et tes forces semblent te quitter, mais où tu reprends et continues ton idée. C’est pourquoi j’ai pu parler d’une voix « récitante ». Là où tu es le plus combatif, c’est quand tu commences la deuxième phrase, où tu hésites sur la suite de ton discours. Manifestement, tu réfléchis et abandonnes ta première idée. « Donc c’est pour… » Et quand tu reprends le fil (c’est à ce moment-là que tu as le plus de force, que ta voix est la plus assurée) d’un « Ça va beaucoup mieux », c’est comme une déclaration de guerre. C’est le moment de ton message que je préfère, où je te retrouve le plus. Après cette déclaration, tu sembles de nouveau épuisé. Quatre phrases encore qui commencent et se terminent chacune dans un souffle. Que d’efforts, que de volonté. Merci, merci, merci Christophe d’avoir fait cet effort pour me prévenir.
Je regarde de nouveau vers l’avenir. La tension reprend du sens. Je te
crois. Tu es vivant. Tu sembles hésitant, mais ta lucidité est bien là,
intacte, quand tu affirmes que ça va beaucoup mieux. Et ton humour et ton
recul quand tu me dis être en pleine santé. Et ta gentillesse quand tu me
dis que tu me fais de grosses bises. Je pleure en écrivant cette dernière
phrase, excuse-moi de pleurer. Et ta force qui te permet de prononcer tout
ce long discours malgré ta grande faiblesse. Tu es vraiment extraordinaire,
mon Christophe.
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J’ai perdu la mémoire.
Le 21 novembre 2008
Contradictions
Je suis un monstre. Je pleure et n’arrive plus à regarder en arrière. Toute
l’intensité, tout, était coupable, y compris mon désir que tu meures. La
seule chose qui n’était pas coupable, c’était d’avoir voulu tenir ma parole.
Mais tenir ma parole contient et implique le désir que tu meures. Or ce
désir était contraire au tien. Je me suis trompée sur l’évaluation de ton
état, sur l’interprétation de ton désir, de tes souffrances. C’est ce qui
rend le retour sur mes deux passages à l’acte si difficile, si coupable.
Par déduction, je vais procéder par déduction. A nouveau dresser une
chronologie. Et puis ajouter dans ce qui précède ce que les gendarmes ont
bien voulu me dire de toi quand je viens récupérer tes affaires.
Quand je pénètre ta chambre à l’hôpital du Mans, le lendemain matin – nous serions alors le 22 (ou le 21), et il ne me semble pas possible que je ne t’ai pas vu la veille, à cause de l’histoire de la valise ou du sac que je ne rapporte pas à ma chambre d’hôtel –, tu orientais dans un autre sens que dans les chambres où tu te trouvais avant mon exclusion de l’hôpital. Ta tête est à ma droite, et tes pieds à ma gauche. Tu as encore beaucoup de fils et tuyaux qui sortent de ton corps, mais tu n’as plus le gros tuyau dans la bouche, c’est ton nez qui reçoit l’oxygène. Les deux ailes de ton nez sont blessées, et resteront marquées.
Je consulte le compte rendu d’hospitalisation et je lis que l’alimentation par gavage a repris le 21. Et que tu seras extubé le 26.
Et puis il faudra que je mette en ordre mon plaidoyer.
M’appuyer sur la supériorité de l’intelligence du cœur. Ne pas éluder notre différend. Ma souffrance à chaque fois que tu m’as montré mon manque d’intelligence. Et à chaque fois que tu as cherché à dévaluer mon amour pour toi, comparé au tien. Moi je n’ai jamais pensé que tu manquais d’intelligence, et je n’ai jamais cherché à dévaluer ton amour par rapport au mien. Je sais que ton amour pour Sophie est immense. Je n’ai pas lu encore le livre que tu lui as écrit.
[Maintenant que je l’ai lu, je comprends beaucoup mieux le gouffre, le déphasage entre ton expérience et la mienne, qui t’a amené à douter de mon amour pour toi.]
Avoir eu tort de désespérer, c’est mon expérience : j’ai eu tort de
désespérer de toi. Et te montrer que peut-être tu as tort de désespérer.
Avoir peut-être raison, mais sans aucun orgueil de ma part dans le désir
d’avoir peut-être raison.
Il y a deux moments importants qui se passent après ton « réveil », et il me semble qu’ensuite je pourrai arrêter le récit.
[La pensée qui revient buter sur ces moments douloureux a besoin de s’en
écarter aussitôt pour s’apaiser. Il est d’autant plus difficile de
circonscrire ces moments que ma pensée d’alors n’était plus maître de ses
allées et venues et de sa progression vers toi.]
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Ajout du 22 novembre 2008
A la gendarmerie. Donc le 14 en fin de matinée.
L’automobiliste donne l’alerte.
Un gendarme est dépêché sur place assez rapidement, un jeune gendarme pour qui tu es son « premier » accidenté de la route. Quand il arrive, tu n’as pas perdu connaissance, tu lui parles et il doit te raisonner pour que tu ne décroches pas ta ceinture, car tu lui indiques ton intention de vouloir sortir du véhicule. Et tu lui donnes aussi notre numéro de téléphone pour qu’il m’appelle.
Je ne sais pas si l’automobiliste qui te suivait est resté à tes côtés. S’il s’est arrêté ou s’il a poursuivi sa route pour donner l’alerte au plus vite. A cette époque, les téléphones portables n’existaient pas, donc je pense qu’il est peu probable qu’il soit revenu sur place. Mais j’aimerais le rencontrer, pour qu’il me donne plus de détails sur ce qu’il a vu et les circonstances de ton accident. Les gendarmes refusent de me donner ses coordonnées, car cet automobiliste leur a demandé de rester anonyme.
Ni lui ni le gendarme, dont nous recueillerons le témoignage par l’intermédiaire de sa sœur, qui travaille à l’hôpital du Mans, et qui viendra plus tard rendre visite au « miraculé », ne pensent manifestement que tu puisses t’en sortir.
J’ai appris que l’ambulance a mis plusieurs heures pour rejoindre l’hôpital
du Mans, car tu as perdu connaissance, et ils ont tenté de te réanimer, à
plusieurs reprises.
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Ajout du 22 novembre Ce que m’apprend le compte rendu d’hospitalisation.
Les cinq arrêts cardiaques ont eu lieu en salle d’opération, pendant que les médecins sont intervenus pour toi, entre 18 heures et 24 heures.
Deux ont lieu après la laparotomie (ouverture large de l’abdomen) et la splénectomie (ablation de la rate) et la tentative d’hémostase (tentative d’arrêt de l’hémorragie) thoracique par voie abdominale et ton cœur repart deux fois après massages cardiaques. Trois autres arrêts cardiaques ont lieu lors de la thoracotomie gauche et pendant la fermeture, qui nécessitent de nouveaux massages cardiaques et ADRENALINE. Doubin dira quelques mois plus tard de ne pas nous inquiéter pour ton cœur : que tu as un très bon cœur. Je confirme. Entre-temps, l’exploration était continuée par voie cervicale mais ne permet pas d’assurer non plus l’hémostase thoracique. Ce que révèle la première laparotomie est la présence de sang dans les viscères (hémopéritoine par rupture splénique), la rupture diaphragmatique et le saignement intra-thoracique.
La transfusion sanguine.
De la décision d’arrêter et de reprendre, le compte rendu l’évoque, sans que ce soit clair.
Extrait de compte rendu : « La transfusion totale per-opératoire a été de 52 culots, 38 PFC, 15 unités de plaquettes et 12 l. d’albumine à 4 %.
Cette dernière phrase recouvre l’hésitation du service, mais ne dit pas
qu’il a été décidé de ne pas poursuivre, avant que de décider de poursuivre.
Puis, je lis ceci :
Je sais qu’en 1993, il s’agit d’un record. Aucun accidenté admis à l’hôpital du Mans n’avait reçu jusque-là autant de sang et plaquettes et PFC.
Quand je passe à l’acte, dans la nuit du 14 au 15, l’hémorragie n’a pas
cessé, mais a diminué.
En forme de bilan provisoire Ce que j’ai bien voulu croire : que Doubin avait changé la décision à cause de moi, rien de moins sûr. Il est possible que quand ils me convoquent dans ta chambre, la décision de continuer est déjà prise au moins par Doubin. Mais je ne le pense pas : Doubin rebondit sur mes propos et semble devoir convaincre ses collègues. Il est possible que la manifestation de mon désespoir l’ait touché et ait conforté sa décision, je ne sais pas.
A propos de mon premier passage à l’acte : j’entends surtout le « allez y ». J’entends le défi, si bien que quand je me ferme au monde environnant avant de passer à l’acte, je réponds aussi en parti au défi de ce médecin. Mais je me ferme pour reconsidérer notre relation et notre entente à ce sujet. Je ne suis pas tournée essentiellement vers ce médecin quand il me dit allez-y. Ai-je entendu dans son défi que ce moyen était trop facile pour être crédible ? Je veux croire en ce médecin. Je ramène ses propos au premier degré. A savoir, il est facile d’appuyer sur un interrupteur, mais qu’il n’est pas facile de prendre sa décision. Pour ma part, je confirme ici qu’il n’est pas facile de passer à l’acte d’euthanasie, et que la pseudo « facilité » du moyen n’est pour rien dans la prise de décision de passer à l’acte.
Je dis cela entre autres parce que j’ai lu dernièrement dans un livre sur le suicide que le nombre de suicidés est plus grand dans le milieu médical, où l’accès aux produits permettant de se suicider est plus facile. Il me semble que généraliser est faux. Cela est peut-être vrai pour les suicides liés à la dépression, ou à la perte de l’estime de soi, bref aux suicides fuites en avant, mais pas pour les suicides liés au désespoir. Ce n’est pas parce que j’aurais en ce moment plus de facilité pour me suicider que je précipiterais ce suicide, ou que je renoncerais à me suicider du fait de la difficulté. Mon suicide et le passage à l’acte n’ont rien à voir avec la facilité d’y parvenir. Par contre, je trouve scandaleux que nous ne puissions pas être aidés et même conseillés, quant aux moyens, par nos pairs les humains, pour ces actes qui engagent des vies.
Il me semble que d’être passée à l’acte a été un cap. La prise de décision est si grave, engage tellement toute la relation, qu’il est difficile ensuite de reconnaître avoir eu tort de la prendre. Est-ce encore de l’orgueil ? Je n’en suis pas sûre. Dans le passage à l’acte, quelque chose fond entre toi et moi. Le 14 au matin. C’est l’amie qui passe à l’acte. Et ensuite, je découvre, prend conscience que je t’aime. Pas immédiatement. Le fait d’avoir échoué me ramène sans arrêt à la parole donnée, à mon engagement. J’ai engagé toute ta vie à ce moment. Mais j’ai aussi engagé toute la mienne. C’est ce que ce médecin ne peut pas comprendre.
Mon passage à l’acte était lié au désespoir de toi, médiatisé par le corps médical en qui j’avais confiance. Le « staff » n’a pas été honnête avec moi. J’ai mis mon désespoir de toi devant eux, je leur ai dit mon intention et même que j’attendais qu’ils m’aident.
Aujourd’hui, 27 novembre 2008, il me semble que ce passage à l’acte était ma manière d’argumenter dans cette discussion contradictoire, où je n’avais pas beaucoup de « mots » pour leur dire la justesse de nos prises de position, la justesse de notre engagement respectif, et l’ampleur de mon désespoir. Je n’avais pas de mots pour les convaincre si ce n’est le qualificatif d’extra-ordinaire pour te décrire et justifier que tu bénéficies d’une considération extra-ordinaire. Je me suis engouffrée dans la brèche des mots de mon adversaire pour le prendre au mot, et agir. Comme si mon action aurait forcément raison de ses mots.
Je me rends compte que j’ai fait la même erreur avec ce médecin qu’avec toi en 1989 : tes mots ne me convainquaient pas, je n’étais pas d’accord avec toi et avec ta demande de choix, mais j’ai fini par te prendre « au mot » et par te donner tort en agissant, comme si mon action pouvait avoir raison de notre désaccord. J’ai eu tort dans les deux cas. En 1989, je n’ai pas compris ce que tu me disais, et de la même manière en 1993, je n’ai pas compris ce que cherchait à me dire ce médecin, quand il me parlait de « facilité ». Ma bêtise et mon orgueil ont travesti tes propos et les siens en un défi porté sur ma capacité à passer à l’acte.
J’ai peut-être été injuste vis-à-vis de ce médecin, comme je l’ai été avec toi en 1989. Peut-être faudrait-il que je réexamine l’ensemble de ce que j’ai dit à son propos.
Le fait qu’ils aient changé de cap après que je suis passée à l’acte, et surtout après qu’ils ont abusé ma confiance, n’a pas rendu leur changement de politique crédible. Il y avait, après mon premier passage à l’acte, séparation entre mon cheminement et le leur, dans la manière de te venir en aide.
Pour moi, l’acte d’euthanasie est un acte grave, sur lequel j’estime que l’on n’a pas le droit de se tromper – même si je suis forcée d’admettre aujourd’hui qu’il y a des erreurs en la matière. L’acte d’euthanasie devrait être remis en la personne la plus proche du mourant, mais il devrait être examiné et décidé après consultation du corps médical, qui devrait justifier sa politique de soin, et informer sans délai sur les modalités d’exécution de l’euthanasie.
Dans le deuxième passage à l’acte, je suis sûre que tu vas mourir. Je m’y engage et engage ma vie en connaissance de cause des difficultés. Mais je me leurre encore sur beaucoup de choses, et notamment sur les moyens d’y parvenir. L’erreur la plus grave, l’erreur initiale devrais-je dire, celle que j’ai faite dès le premier passage à l’acte, concerne ta vitalité propre. Il est dommage que Doubin ait argumenté sur ta vitalité (tes doigts « roses ») seulement après mon passage à l’acte, qui signait en quelque sorte mon désespoir de toi, de manière tragique.
La nuit suivante, quand je crie « aide-moi » dans notre corps à corps contre
le monde extérieur, je te demande de m’aider à tenir notre parole, de
m’aider à leur prouver qu’ils ont tort de vouloir s’acharner sur toi et
qu’ils ont tort de vouloir nous séparer.
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Les événements que je dois associer
Le retour au Mans
(Le bar à côté de mon hôtel.)
La tenancière de l’hôtel, que je me retiens d’assassiner. Elle ne me croit pas. J’utilise toute la volonté qu’il me reste pour ne pas passer à l’acte. Je n’ai jamais été si près de commettre un meurtre. Je l’aurais frappée, frappée, frappée, jusqu’à ce qu’elle se taise et ne réagisse plus.
Avant, la lettre à Doubin.
Le lendemain matin dans ta chambre d’hôpital. J’attends un moment à l’extérieur, dans le couloir. Une infirmière me demande si je t’ai parlé. Je lui dis que oui. Et c’est là je pense qu’elle me dit que le service était partagé dans le jugement de mon acte. Tu me demandes de te ramener des affaires. Tu as une conscience déformée de tes forces et moyens mais je te crois. Je crois ton intention de quitter l’hôpital au plus vite, et je crois que tu puisses y parvenir.
Retour à Paris : le 21. Le 22 (?), nouvelle arrivée à l’hôpital du Mans. Je rentre avec tes affaires dans la chambre. L’infirmière me prend pour une folle.
Le lendemain 23 (?), entretien avec Blezot, qui m’apprend comment ils ont retrouvé tes parents, et surtout qui m’apprend l’INCROYABLE : tu pourrais être sorti de l’hôpital dans un mois. Je le menace. Il sourit, avec un air amusé.
Je reste avec toi le soir, et tu me parles de mon acte. Je comprends que tu ne m’as pas comprise lorsque je t’en ai parlé, et que c’est une infirmière qui t’a fait comprendre ce qui s’est passé.
Je sors de l’hôpital et manque de me faire écraser en allant au bistrot. Il me semble qu’on est vendredi soir, ou samedi soir. Le monde éclate. La bulle du monde éclate. J’ai froid. Toute la nuit j’ai froid. Nous sommes comme deux êtres marchant l’un à côté de l’autre, mais nous sommes si loin que j’en suis malade. Le lendemain, je reviens vers toi, avec cette « peau » en moins, qui me réchauffait auparavant, mais je reviens vers toi parce que tu es mon salut. Il n’y a que toi qui peux me faire du bien, m’aider à me réchauffer. Plus tard, lors de ta première sortie de l’hôpital du Mans, un dimanche où tu marcheras hésitant jusque dans le café restaurant en face de l’hôpital, je te reparlerai de ce fait, avec même quelques reproches dans la voix : comment se fait-il que tu ne m’aies pas comprise, j’aurais pu mourir sous les roues de ce chauffard, si tu savais comme j’ai eu froid la nuit suivante. Je t’en voulais certainement alors de découvrir que l’implicite n’était implicite que pour moi, et qu’à partir des « mots » que j’avais prononcés, tu n’avais pas su en déduire tout ce que j’avais entrepris pour toi et contre toi. Tu m’expliques. Je te comprends et te crois. Oui, la manière dont j’avais présenté les choses était incompréhensible.
Je ne suis pas sûre du tout de la manière dont je t’ai présenté mon acte. Il n’y a plus qu’un acte, dont il faut que je t’avertisse : celui où je m’engage seule contre tous pour tenir ma parole. C’est cet acte-là qui reste comme le seul « passage à l’acte » au moment où je dois t’en parler, car il comprend la certitude du non-retour possible – pour toi. Et cet acte comprend toute la contradiction de la volonté et du désir.
Ce passage à l’acte est un corps à corps, une lutte avec toi, un empoignement, une traversée qui n’envisage pas de « retour » possible. C’est pourquoi je dilapide là toutes mes forces. Après la bagarre, puisqu’il y a maintenant un « après », j’ai besoin que tu me croies. Je n’ai pas de force à t’opposer alors que tu vis. Je n’ai pas de mots non plus. J’aurais dû te dire : je t’ai tué. Mais ces mots-là, les plus justes, étaient devenus faux, en acte.
Peut-être t’ai-je dit : « j’ai voulu que tu meures », mais il me semble plus probable que je t’aie dit : « j’ai désiré que tu meures ». J’aurais dû te dire : « j’ai voulu que tu meures et je t’ai désiré ».
[Ta facilité à saisir le fil des affaires en cours, publications et correspondances, et le sentiment d’être à nu devant toi, ont conforté mon besoin d’être comprise.]
Quelle que soit la formulation, je me rends bien compte a posteriori qu’aucune de ces deux phrases ne suffisait pour que tu comprennes. Alors qu’au moment où j’avoue ce désir, pas de volonté sans désir, parler de désir me semble plus juste que de parler d’intention, car mon acte va au-delà de l’intention. Je mets tout en jeu dans ce passage à l’acte.
Aujourd’hui, je pense que j’aurais dû te dire : j’ai cru que tu allais mourir, que tu n’avais plus aucune chance de t’en sortir. A deux reprises, j’ai agi pour que tu meures, effectivement, pour abréger tes souffrances. C’était ma manière d’exprimer mon désespoir. Je crois que si tu étais mort, j’aurais pu commencer de pleurer, m’autoriser à pleurer. J’avais tellement mal. Oui, Christophe j’ai beaucoup souffert. Et puis, Christophe, j’ai surtout désiré que tu vives, et je t’ai désiré tout court. Je te désire, mon Christophe, et je t’aime.
Je dis « oui, Christophe », car c’est toi qui m’as dit depuis l’accident que c’est moi qui avais souffert, plus que toi, et intimement je n’ai jamais pu te donner raison jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, je me rends compte qu’effectivement j’étais incapable de reconnaître à quel point j’ai souffert à partir du moment où j’ai désespéré de toi.
Un médecin qui me soignait en 1993 à l’hôpital Cochin pour un rythme
cardiaque beaucoup trop élevé, et à qui j’évoquais que tu étais un « miraculé », m’avait fait cette réponse que j’ai trouvée odieuse : « C’est
comme si vous n’aviez pas fait votre deuil. » Je lui en ai voulu, car il n’y
avait pas eu deuil, puisque tu n’étais pas mort, et sa remarque me renvoyait
à ma culpabilité d’avoir voulu te tuer, alors que j’étais sincère et voulais
le meilleur pour toi. Comme si je me serais mieux portée si j’étais parvenue
à te tuer. Ce que je comprends mieux maintenant, c’est que si tu étais mort,
j’aurais pu commencer d’exprimer à quel point l’idée de ta mort, le
désespoir de toi, m’a fait souffrir, me fait souffrir.
Volonté et désir Et depuis juillet 2008, désir et volonté : inversion des pôles
En 1993, et depuis que je suis née, c’est à ma volonté que je m’en remets en dernière ressource. J’écoute davantage ma volonté que mon désir. Que de bêtise contient cette volonté !
Dans une situation conflictuelle, quand je suis abandonnée de tous, de toi, je m’en remets à ma volonté. Ma volonté est un cœur en détresse, qui oppose continuellement ma tête et mon ventre, qui donne tort à mon ventre quand je suis ma tête et donne tort à ma tête quand je suis mon ventre. Ma volonté est le creuset de mes erreurs les plus graves. Ma volonté est tendue par une sincérité de cœur, qui m’habite à défaut de pouvoir la prouver.
En 2008, après que je t’ai dit que je te désire, ma volonté s’échappe, se dissout. C’est un moteur qui correspond à une très grande fierté chez moi, depuis que je suis enfant, de m’être servie de ma volonté pour affronter et dépasser les plus grandes difficultés, et j’en ai absolument besoin en cet été 2008, pour continuer d’avancer vers toi et faire ce que je me suis proposée de faire à Turin – entre autres choses, finir de m’approprier les textes sur les courants de pensée du début du XXe siècle –, or cette volonté me fait défaut. Elle me fait défaut tout court. Pas sur ce projet en particulier. Non, ma volonté a fondu. Alors que je ne sais plus comment avancer, ma volonté ne m’aide plus. C’est-à-dire que je ne peux plus même engager cette volonté pour contenir la souffrance. C’est indicible.
Dans la situation conflictuelle que nous traversons en ce mois de juillet
2008, où je me sens abandonnée de tous, et de toi [il n’y a que toi qui peux
saisir la nature de ce qui me pousse vers toi], où je ne peux compter que
sur moi, ma volonté m’a abandonnée. Et pourtant j’en fais, des efforts… Mais
ce petit moteur qui m’était propre et dont j’étais fière, est cassé. Je suis
finalement contente qu’il ait cassé : depuis, j’ai cru comprendre que je
pourrai éventuellement en retrouver l’usage, et c’était après le 10 octobre
dernier, et c’était dans l’idée de soumettre [la manifestation de] mon désir
de toi. Depuis que je t’ai avoué mon désir, depuis que j’en ai pris
conscience, je souffre terriblement de ne pas pouvoir réaliser ce désir. Et
c’est pour continuer d’avancer vers toi, que j’ai retrouvé le fil, très
différent de celui que je connaissais, de ma volonté. [Mais s’agit-il encore
de volonté ? Et pourquoi cette « volonté » n’a aucun effet sur le manque ?]
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A égalité
[Ajout du 23 janvier 2009 A partir du moment où tu resurgis d’entre les morts, ma tête saute. Je suis incapable de regarder mon acte en face, ou plutôt, quand je le regarde en face je vois un monstre.
Mon aspiration à te voir, à te toucher, à t’entendre se cogne à ma monstruosité. Occultation, diversion, incapacité de fixer mes pensées, retour en arrière, tension et peur de notre confrontation, tremblements, désir de poser mes yeux dans tes yeux, ma main dans ta main, désir de poser mon cœur dans ton cœur.
J’ai parlé, après mon passage à l’acte, du temps qui se déstructure, des mots qui manquent pour rapporter ce qui vient de se passer.
Mais ton appel téléphonique est un coup de canif au temps, à la raison, aux sens, au croire, à tout ce qui vient de se passer.
L’idée de te savoir en vie, et de m’être trompée sur ta vie, rend tout
incertain. Le peu de confiance que j’ai en moi est déstabilisé. La seule
chose de vraie et qui perdurera est l’intensité de ce nous avons traversé –
de ce que j’ai traversé, devrais-je écrire. Tu es là, tu vis, mon amour, et
quand tu me regardes, je suis nue devant toi. J’ai échoué à te secourir, et
la reconnaissance de mon échec sera ma récompense. J’ai eu tort, et la
reconnaissance de mon erreur viendra à mon secours, au secours de la vérité.
Mon esprit procède en cercles concentriques et cabossés. Je m’approche du
moment de mon passage à l’acte, et je suis immédiatement rejetée par
l’intensité et la culpabilité attachées à cette embrassade. Alors je
reprends à la source, le ciel menaçant en lutte avec le soleil alors que tu
vas prendre la route, non je reprends à la source, ici et maintenant, te
toucher, avant de tenter de repartir pour réexaminer les lieux du crime. J’y
ai pourtant engagé toutes mes forces, non ? Pourquoi les larmes jaillissent
encore ?]
Il aurait fallu que je structure ma nouvelle chronologie en trois temps.
Premier temps : comment je désespère de toi. Le désespoir s’installe d’un
coup. [Et non progressivement, comme tu sembles l’avoir compris dans le
Laser azuré.]
Ce qui unit ces trois moments, c’est la sincérité de cœur.
Je reconnais plusieurs fautes par rapport à toi.
En 1989, ne pas avoir voulu « céder », avoir voulu te tenir tête, avoir voulu te tenir cœur. En 1989, dans le choix que je fais, c’est par rapport à toi que je me détermine, et non essentiellement par rapport à Stéphane : je pense avoir raison de toi. Tu me mets au défi de sacrifier mon envie de coucher avec Stéphane pour continuer nos projets, et je ne veux pas céder. C’est à toi que je tiens tête, pour de très mauvaises raisons (je suis persuadée que tu me demandes de faire taire mon sexe), avec toute la sincérité dont je dispose, i.e. toute l’intelligence dont je dispose. Ma faute est d’avoir répondu à ton défi, plutôt que de m’être acharnée à te montrer en quoi ton défi était injuste et cruel. De m’être enkystée dans ma volonté, et dans mon orgueil. Ou plutôt non, je me suis acharnée à te montrer en quoi ton défi était injuste et cruel, en faisant le choix de sacrifier nos projets, ce qui était véritablement injuste et cruel.
En 1993, ma faute est d’avoir désespéré de toi.
Je sais que tu es plus intelligent que moi, mais il me semble qu’en ce qui concerne la sincérité du cœur, nous sommes à égalité. Je te crois, tu peux me croire. C’est cette sincérité du cœur qui me permet de me hisser à ton être, surtout quand je ne suis pas d’accord avec toi, et toi de te hisser au mien, que tu sois d’accord avec moi ou non. C’est cette sincérité du cœur qui nous a permis de construire et de confronter et de marcher ensemble dans l’adversité. C’est cette sincérité du cœur qui nous a donné tant de supériorité par rapport à nos adversaires.
Bien sûr nous ne sommes pas à égalité, car ma prise de responsabilité est mue par un ressort intime qui te revient entièrement. Alors que ta prise de responsabilité est mue par un ressort intime qui revient entièrement à Sophie. Mais en dernier ressort, c’est quand même moi, et toi, qui prenons nos responsabilités, et sommes responsables de nos erreurs. Et c’est moi qui me trompe vis-à-vis de toi, car c’est moi qui cherche à avancer vers toi.
En intro, la citation de Ghazâlî par Corbin, le papillon qui se brûle à la flamme.
Plaidoirie : que tu réexamines ta décision à l’aune de mon expérience.
La réalité n’est pas seulement au bout de l’observation, mais au bout de la
pensée, au bout du faire.
---------- Occultations
Ici, dire que j’ai occulté après ton « réveil » la troisième chose que je te dis quand je passe à l’acte. Impossible de me souvenir que je t’ai dit : « Je t’aime. »
Le moment du passage à l’acte exerce une fascination par rapport à mon esprit, mais je n’arrive pas à retrouver ces mots, qui pourtant font partie de mon acte.
Je vais par la suite trouver le sens et l’idée que recouvrent ces mots, les
(re)trouver de deux manières, tout en continuant d’occulter ce moment du
passage à l’acte.
Le billet
Quand je te donne ce billet et te dis ce que j’y ai compris, tu acceptes d’entendre ma découverte.
Le rêve
(Ni le billet ni le rêve ne m’ont permis de me souvenir de la troisième
chose que je t’avais dite au moment de passer à l’acte. Ce n’est que depuis
l’été dernier à Turin que je m’en suis souvenue de manière certaine.)
L’occultation la plus phénoménale est celle de notre première rencontre. Je
ne me souviens plus du moment où nous nous retrouvons.
Aujourd’hui, 26 novembre, je souffre terriblement de ton désespoir et suis
en manque de toi.
Il est vrai que ce POUR TOI, à l’hôpital, c’est également pour moi que je
l’ai fait. C’est indéniable. Il est vrai aussi que je me sens seule
responsable de t’avoir poursuivi depuis 1976. De t’avoir cherché, d’avoir
voulu avoir raison de toi, de m’être bagarrée et de m’être trompée, d’avoir
combattu, et d’avoir parfois manqué de pugnacité. J’y ai joué ma vie.
(Le bar à côté de mon hôtel. J’y ai recherché, sans parler, la proximité des humains, leur soutien. Leur acceptation. Leur absence de questionnement et de jugement, à mon égard. Leur énergie, par proximité. Leur sagacité : quelques années, plus tard, de passage au Mans, le barman se souvient, me salue, et avec prudence me demande si son intuition ne l’avait pas trompé : j’aimais.)
La tenancière de l’hôtel (le 20 ou le 21 avril au soir) : quand je rentre,
je suis étonnée qu’elle me demande de la régler sur-le-champ, et lui dis que
j’avais l’intention de la payer le lendemain matin, en partant. Or elle
insiste, et tandis que j’ignore sa demande, elle me poursuit au pas de la
porte de ma chambre et m’invective. Elle veut que je la paye le soir même.
Elle ne me fait pas confiance. Elle ne me croit pas. Je trouve odieux
qu’elle ne me croie pas. Je voudrais faire cesser ces cris et cette
défiance, mais je ne veux pas lui céder. Je me retiens de l’assassiner.
Cette femme s’était montrée toute mielleuse, ce que j’avais pris pour de la
« gentillesse », quand j’avais réservé ma chambre de Paris [elle avait même
dit avoir une fille qui s’appelait Agnès – je frissonne encore à l’idée de
ses fadaises hypocrites]. Je venais d’entendre ta voix sur le répondeur, et
aurais voulu voler à tes côtés. Me retrouver en intimité avec toi. Au
téléphone, quand j’avais réservé, je m’étais montrée « égoïste », je n’avais
pas dit le motif de ma venue au Mans. J’étais arrivée à l’hôtel avec deux
sacs, un très léger, et je pense qu’elle a vu que je m’étais délestée de mon
autre sac (le plus gros), que j’ai dû t’apporter à l’hôpital. C’est
rétrospectivement pour cette raison, je pense, qu’elle a cru que je
partirais sans payer. J’utilise toutes les forces et la volonté dont je
dispose pour ne pas la frapper. Je n’ai jamais été si près de commettre un
meurtre. Je l’aurais frappée, frappée, frappée, jusqu’à ce qu’elle se taise
et ne réagisse plus.
[Ajout du 23 janvier 2009
[Ce désir impérieux de tuer, je ne l’ai connu dans ma vie qu’une seule fois, avec cette femme. Jamais avec toi, ni avec personne d’autre. Et j’ai par la suite associé ce désir à l’idée de meurtre – désir fondamentalement différent de celui que « tu meures ». Je reconnais que ce meurtre aurait été une réponse absolument inadaptée à la défiance de cette femme (somme toute compréhensible), et même à ses ridicules menaces et à son insistance exaspérante. Mais je ne raisonnais plus. C’est toi, ton aspiration, ta bienveillance, qui me retiens.
Tu me fais remarquer, lors de ta dernière lecture, que j’utilise le mot « meurtre » de manière ambiguë, je dirais presque morale, sans m’en rendre compte. Si j’ai été, en réalité, beaucoup plus près de commettre un meurtre avec toi, dans un rapport antagonique fort, tout contre toi, dans une étreinte extrême, la difficulté à utiliser le même terme vient de l’intention, qui est diamétralement opposée. Le 15 avril 1993, je viens à ton secours, le meurtre scelle une entente, et non un désaccord, comme cela aurait été le cas avec cette harpie.
Qu’il y ait eu entente, délégation de pouvoir (bien que tu ne restitues pas cette parole donnée de la même manière que moi dans le Laser azuré, puisque tu la situes seulement au niveau de l’implicite), ne me donnait pas l’autorisation, aux yeux de mes pairs, d’enfreindre la loi, sauf à reconnaître la puissance de la parole, la portée du don, sa valeur d’engagement, qui fait loi au-dessus des lois. Que mon passage à l’acte soit prémédité et réfléchi, contrairement à l’opinion toute impulsive et radicale que j’ai eue de la tenancière, aggrave ma responsabilité et ma faute dans la jurisprudence actuelle. Ce qui est aberrant si l’on considère que la réflexion peut également nous aider à évaluer la justesse de telles entreprises.
Peut-on utiliser le même « mot » pour désigner le résultat de deux visées
aussi différentes, le meurtre de toi et celui de la tenancière ? Oui, sans
doute, si l’on ôte toute connotation morale à ce terme. Mais quand tout ce
qui mène à la privation de la vie est diamétralement opposé, j’ai tendance à
penser que le résultat est également diamétralement opposé, non pas
considéré en soi, séparément de la vie, mais considéré dans le cours du
mouvement, comme l’aboutissement de la vie. De même pour le suicide, ou pour
les accidents, ou pour les morts dites naturelles, la mort devrait toujours
être rapportée à la vie qui s’achève, et non à la mort en général. Le « mot », qui focalise au plan de la morale, et nous prive d’une telle mise en
perspective, participe ainsi du tabou de la mort.]
Avant, ou après ce début, la lettre à Doubin. C’est un début de matinée, il me semble. J’ai du mal à caser cette lettre chronologiquement, parmi les événements qui suivent ton « réveil ». Après que je t’ai vu le soir du 20 me semble plus probable. Je fais donner une lettre à Doubin, car j’ai peur que mon acte n’entraîne des sévices contre toi. Que le service ne te fasse payer le fait de m’avoir pour amie. En effet, le service est partagé. Et certains ne peuvent pas comprendre mon acte : mon désespoir et ma résolution te concernant. Tandis que toi, tu m’as comprise. Et j’ai peur qu’ils ne reportent leur incompréhension et leur malveillance sur toi, qui m’as comprise.
Pourquoi aujourd’hui me reproches-tu d’être égoïste ? [Ce reproche vient ruiner et culpabiliser les efforts que je fais pour commencer de m’exprimer, et c’est pourquoi j’ai du mal à entendre que tu ne peux m’entendre et te questionne comme un leitmotiv d’une plainte qui doit te paraître odieuse.] Tu es aussi injuste que quand Sophie te reprochait de devoir se plier à ton emploi du temps, à ton besoin.
Tu me dis que tu ne peux pas toujours prendre en charge mes souffrances. Je te comprends. Ce n’est pas ignorer tes souffrances que de te faire part des miennes. C’est en cela que je te trouve injuste. D’autant que je t’expose très peu mes souffrances, Christophe, au quotidien, contrairement à ici où je me dévoile davantage, et que je souhaiterais que tu m’exposes un peu plus les tiennes, autrement qu’en me rejetant. Je comprends d’où vient ce rejet : tu souffres. Oui je le comprends. Toi, est-ce que tu peux comprendre que ta souffrance me fait souffrir. Que ton désespoir me fait mal. Ma tête a des « ratés », j’ai parfois l’impression de ne plus pouvoir me contrôler quand ton désespoir et ta souffrance font que tu me rejettes. Oui, j’ai peur que tu te suicides sans moi, oui j’ai peur que tu ne m’attendes pas. Oui, j’ai peur et souffre terriblement de l’abîme de désespoir et de souffrance que tu traverses. [Tout ce que tu dis de tes souffrances dans le Laser azuré, merci de me l’avoir confié, mais je le savais déjà de manière implicite, par le tremblement de tes lèvres, par tes sourcils et ton menton abîmés, par tes monologues intérieurs et ton regard enfoui, retiré au loin.]
Imagine seulement que tu désespères de Sophie, non pas qu’elle vienne vers toi, mais que sa vie soit en danger. Imagine ta souffrance, mon Christophe. Je ne sais pas si tu peux l’imaginer. Je ne sais pas si tu penses que face à la mort annoncée de Sophie, tu souffrirais moins que tu ne souffres actuellement. Ne t’enferre pas dans le désespoir de Sophie, mon Christophe. Continue de chercher les signes d’ouverture. C’est Sophie qui, de toutes manières, a raison et aura raison de toi, parce que tu l’aimes, alors examine ce qui est le mieux pour elle. Est-ce que le mieux, pour elle, est que tu te suicides ? Je ne pense pas que ce soit ce qu’elle t’ait demandé. Que c’est ce qu’elle attend de toi.
Je me demande moi ce que je peux faire pour que tu reprennes espoir en Sophie. Est-ce que je dois me suicider ? Il ne me semble pas que c’est ce que tu attendes de moi. Peut-être n’oses-tu pas le formuler, mais peut-être Sophie à cette annonce aurait un geste pour toi qu’elle retient du fait de mon existence.
Alors j’aimerais que tu me dises, le plus honnêtement du monde, comme tu
l’as toujours fait avec moi, ce qui est le mieux pour toi, en ce qui me
concerne. Que nous mettions en ligne les textes qui nous importent : le XXe siècle, De l’amour. Que nous trouvions une solution pour la pérennité de nos
sites. Et puis, concernant la fin. Que je me suicide sans toi ? Avant toi ?
Après ? Que je me suicide avec toi ? Moi, je sais ce que j’aimerais, mais
toi, Christophe ? Qu’est-ce qui serait le mieux, pour toi ?
Le lendemain matin, le 21 avril 1993 (?), dans ta chambre d’hôpital. Tu me demandes de te ramener des affaires. Ta conscience est brouillée, mais je te crois. Est-ce que toi, tu me crois, là maintenant, quand je te dis que je t’ai cru. Tu m’as montré ton corps, et tu m’as dit que le problème était que tu étais nu, que tu n’avais pas de vêtement, ni d’argent, ni de permis de conduire. Et qu’il fallait que tu puisses sortir vite de cet hôpital. Que les gendarmes avaient manigancé un faux rapport, qu’un accident s’était produit sur l’autoroute auquel tu avais été mêlé, mais que le fait d’être dans cet hôpital était une erreur. Je te crois. Je crois que tu pourras te dégager de tes fils (tu as encore des drains, l’assistance respiratoire) et que tu pourras sortir de l’hôpital par ta seule volonté et désir. Pour où ? Te mettras-tu à la quête de Sophie ? Cela me semble possible. L’important, c’est que je t’apporte ces affaires, que tu puisses réaliser ce possible, partir, vêtu, avec de l’argent en poche et ton permis de conduire.
Je ne sais pas si je fais l’aller-retour dans la journée ou si je passe la nuit à Paris et reviens le lendemain matin. Retour dans ta chambre le 21 ou le 22 ??? (probablement le 22). Quelle importance de se souvenir. Aucune pour toi, aujourd’hui, toi qui m’attends pour que je finisse au plus vite. Donc je continue afin de terminer ce récit au plus vite.
Je rentre avec tes affaires dans la chambre. L’infirmière me fait comprendre
que tu n’as pas besoin de ces affaires, que tu ne pourras pas partir avec ce
sac. Mais elle a tort, et je parviens à retourner son argument rationnel.
Vous m’avez demandé d’apporter du parfum ou de la musique à monsieur
M. quand il était dans le coma. Eh bien, monsieur M., là
maintenant, a besoin de son sac. VOUS M’ENTENDEZ. Elle me laisse te donner
ton sac.
Le 23 au matin. Je suis confrontée à Blezot, en dehors de ta présence. J’ai demandé à le voir, et je n’ai pas encore revu le professeur Doubin, bien que je sais qu’il a reçu ma lettre. Je veux qu’il m’explique comment tu vas, ce qui va se passer pour toi, comment il envisage l’avenir. [Par ton récit, je me souviens qu’il me dit que cela va dépendre de ta capacité à endurer la souffrance.] Je lui parle de ton ressenti. L’impression d’avoir été trop perfusé, d’avoir reçu trop de sang par rapport à la masse corporelle. Cela le fait sourire. Il y a des sourires qui sont bien équivoques, quand on est dans la peine. Se moque-t-il de toi ? En quoi ton ressenti est risible ? Qu’il y ait erreur sur ta personne. Que je me mêle de leur manière de te soigner, alors que j’ai commis l’irréparable, avoir pensé que tu allais mourir, à la suite de cet accident. Ou bien sourit-il sans intention particulière, simplement incapable de m’expliquer tout ce qu’il faudrait que je sache pour que je sorte de cette inquiétude-là et toi aussi. Mais quand il me dit que tu pourrais être sorti de l’hôpital dans « un mois », alors je me fâche. Je le menace. Je lui dis que moi, il peut m’abuser, il peut me dire des choses fausses et ne pas tenir sa parole, mais qu’avec toi, s’il t’abuse, s’il te fait une annonce et qu’il ne tient pas ses promesses, eh bien il trouvera à qui parler. Il n’a PAS LE DROIT de te mentir, il a un devoir de prudence et de vérité par rapport à toi, et il ne doit pas te faire d’annonce, qui serait démentie dans les faits. J’essaye de lui faire comprendre que c’est une condition de ta guérison.
En fait, le délai dont il me fait part me semble totalement INCROYABLE. Il m’aurait dit que tu sortirais de l’hôpital un an plus tard, je l’aurais sans doute davantage cru qu’avec cette durée étonnamment courte d’un mois. La veille (ou l’avant-veille), quand tu me disais que tu allais quitter le service de réanimation contre la volonté du médecin et des infirmiers, JE TE CROYAIS. Mais je n’arrive pas à croire ce médecin, Blezot, dont je pense qu’il cherche peut-être à me réconforter, au prix d’un mensonge. Mon exhortation à ce qu’il tienne sa parole le fait de nouveau sourire, et ne change pas son verdict. Tu pourrais être sorti dans un mois – tu seras sorti un mois et deux jours plus tard. Il a de nouveau un petit sourire et me demande si je serais intéressée de savoir comment ils sont parvenus à retrouver tes parents, qu’ils ont fait prévenir. – Oui. – Par votre mère ! C’est là que j’apprends que le gardien de notre immeuble avait été contacté par ma mère, auquel elle avait donné son numéro de téléphone « au cas où… » [bien que j’aie rompu tout lien avec ma famille depuis 1980], et que c’est elle qui fera les démarches pour contacter ton père, via un demi-frère, je crois, lorsqu’elle est prévenue de ton accident.
Quand je te rapporte les propos de Blezot comme une nouvelle étonnante et
réconfortante, si tant est qu’il ne se trompe pas concernant tes
perspectives de sortie, tu seras très déçu. Un mois est un délai extrêmement
long pour toi, de ton point de vue. J’aurais dû m’en douter si j’avais
rapporté cette annonce à tes propos de la veille, ou de l’avant-veille,
quand tu pensais reprendre la route le plus rapidement possible.
Le vendredi soir, ou le samedi soir.
Depuis, des envies de suicide reviennent de manière chronique, dont je ne
peux te parler. Sauf au mois de juin de cette année, où je te dis que la
souffrance que j’éprouve par moments et que je ne puis t’exprimer, le
sentiment d’aller vers toi, de chercher à me faire comprendre et que tu
restes sourd à mes avances, m’a souvent rapprochée de l’idée de suicide,
mais que j’avais honte de ces pensées et que je ne me serais pas suicidée à
moins de t’en parler, de te l’annoncer.
Sophie
J’ai l’impression d’avoir pensé à Sophie quand je veux protéger tes affaires, après être exclue de l’hôpital, le vendredi 16. Je veux les mettre hors de la portée de ta famille et de la police, je pense à tes biens les plus précieux, et j’ai envie que tu puisses les retrouver si tu t’en sors et que je suis incarcérée.
Je pense de nouveau à Sophie bien après la sortie de ton coma, après t’avoir dit que je t’aime. Après ce mercredi 28 où j’ai acheté des petites fleurs et t’ai écrit ce mot qui parlait de mon acte et du futur. Que tu m’aies entendue, que tu aies accepté que je te dise je t’aime, a été un grand soulagement pour moi, et j’ai pensé plus tard que je comprenais mieux ce que tu devais ressentir pour Sophie.
[Et j’ai aussi pensé à ta quête de Sophie quand tu m’as annoncé ton
intention de reprendre la route, le lendemain de ta sortie du coma.]
Dernière chronologie
La résurrection de l’espoir est difficile : l’espoir détruit – le désespoir – laisse une empreinte dans la conscience qui surgit comme un parasite, ou s’insinue malgré soi, qui ouvre un possible déstabilisateur, qui se donne en mirage, et laisse peu de marge de manœuvre pour celui qui est descendu dans l’abîme. J’ai côtoyé ce précipice toute ma vie depuis 1993. J’ai dû vérifier, revérifier, toucher, retoucher, agripper, m’agripper, me laver et me relaver sans cesse de l’idée que le chemin n’était pas barré, qu’il existait un passage, que mon aimé était bien vivant et pouvait m’entendre.
Tous les matins où je me suis réveillée à tes côtés, j’ai enfoncé mes doigts
pour te sentir : dans quel rêve suis-je ? Que tu sens bon, Christophe ! Tous
les matins, que tu sois ou non à mes côtés, j’ai plongé là où tu étais : où
es-tu, Christophe ? Laisse-moi te sentir encore une fois. Suivre le contour
de tes lèvres si sensuelles, plonger dans tes yeux, m’enivrer de ta peau et
fondre au toucher de ta nuque. Tous les matins, j’ai essayé d’imaginer qu’il
pourrait y avoir un nouveau matin, et que la réalisation de nos projets
était le socle le plus sûr que je connaisse pour avoir une chance de te
retrouver. De te sentir encore et encore, de te comprendre, de t’amener en
moi et de progresser en toi.
Quatrième partie
---------Aujourd’hui, le ciel est tourmenté, une pluie froide martèle mes
rêves de toi, et le vent souffle trop fort pour laisser s’installer
durablement les horizons de ciel bleu
Le premier décembre 2008 je te demandais de réexaminer ton avenir à l’aune
de mon expérience. Mais nous l’avions déjà fait de vive voix, ce qui rendait
cette requête caduque.
Ma requête
Méfie-toi des « facteurs sensoriels » qui te disent que la fermeture de Sophie est définitive. Tu peux te tromper. Considère ce que j’ai dit en pensant à la sincérité de mon cœur, prends en compte cette sincérité pour essayer de comprendre ce que j’ai voulu te dire. Sois intelligent là où je manque d’intelligence. Nuance et interroge mon cœur, si tu as des doutes, et si je me suis mal fait comprendre. Examine bien toutes les voies, sans t’enfermer dans une seule. N’aie pas peur des conséquences de tes décisions pour moi. Crains celles que tes décisions auront pour Sophie. Et pour l’humanité. Est-ce que mes pairs auraient pu me pardonner de t’avoir tué ? Ou d’avoir tué nos projets ? Quoi que tu décides, je ne mettrai pas en doute la sincérité de ton cœur. Parce que tu es mon ami, et parce que je t’aime.
Nous avons déjà parlé de l’essentiel de ce qui précède.
Dans le combat de l’amour, on apporte dans la bataille ce qu’on est, les armes qui sont les nôtres. Puisque nous devons finir sans délai, je continuerai de me « battre » pour que nous finissions le mieux possible, sans retard (il me semble que je sais assez bien ce que te coûte ton désespoir). Tu es plus intelligent que moi, Christophe, et sais mieux que moi exercer ta tête et ton intelligence pour préparer l’action, et agir à bon escient. Mais il n’empêche que si je fais le bilan de ma vie et de mes torts, j’ai le sentiment que mon tort principal aura été d’avoir désespéré de toi et agi en conséquence. J’ai le sentiment que ma faculté de discernement a été brouillée par mon désespoir, et qu’aujourd’hui ne fait pas exception. Et quand je désespère de toi, en 2008, parce que tu désespères de Sophie, je sais que je désire continuer de me battre, avec toi, à tes côtés, jusqu’au bout, en t’aidant à réfléchir ton action, et en sachant que j’ai besoin que tu m’aides à réfléchir la mienne. J’aimerais que Sophie t’aide à réfléchir ton action et qu’elle te permette de continuer de l’aimer et d’espérer en elle.
Si ce rapport aura servi à quelque chose, ce sera d’avoir contribué à te redonner espoir et sérénité. C’est ce qui me presse de finir. J’espère aussi t’avoir permis de retrouver le fil des événements qui eurent lieu pendant ton coma.
Ton amour pour Sophie constitue par moments une telle négation de mon amour pour toi, de sa puissance et de son possible, que je souffre, Christophe, de cette négation de mon être, qui te comprend, qui te désire, qui t’espère. J’ai besoin de toi, et souhaite t’accompagner, quel que soit ton chemin. Tu sais, je mesure la chance que j’ai d’avoir pu cheminer à tes côtés et de pouvoir continuer de le faire alors que tu es dans la peine. Mais je voudrais tellement que tu retrouves un cœur léger, et que tu reprennes confiance en toi et en ton aimée.
Je suis triste à l’idée de ne pas parvenir à me faire comprendre.
Comprendras-tu seulement qu’ici et maintenant, je te dise encore une fois :
Je t’aime, Christophe.
Ce rapport n’aura pas permis d’influer sur ta décision, mais il m’aura permis de tenter de mettre au jour mon expérience et mes erreurs.
Par rapport à toi et à mes pairs.
Passer de l’implicite à l’explicite a été extrêmement douloureux, est extrêmement douloureux, mais m’a permis de progresser vers toi. Que tu m’aies relue et répondu à Athènes – tu as semblé ne plus douter que je t’aime – m’a fait beaucoup de bien. Et il est étrange de penser que cet effort qui m’anime depuis notre premier rendez-vous après avoir basculé vers toi (le 15 avril 1993 au matin) n’a eu et n’a qu’un seul tort : celui de se reposer.
J’ai cru, j’ai voulu croire que Pour toi achevé le 1er décembre influerait sur les décisions que tu as prises, changerait le cours de notre histoire. Or mon expérience aurait dû me montrer que ton aimée seule détient les clefs de ton espoir. Elles les a jetées au loin dans son jardin, préférerait les oublier, et les retrouver par hasard, émue ou agacée.
J’enrage de n’avoir pu te redonner espoir. Mais quand je me projette en
1993, qui d’autre que toi pouvait me redonner espoir ?
Entre parenthèses
Après avoir lu Pour toi, et moi le Laser azuré, tu m’as incitée à me nommer,
dans la mesure où je te nomme. Ce nom d’état civil a peu d’importance, et si
je n’avais pas jugé utile de le citer c’est que je suis née de toi. En 1976,
tu as insufflé le négatif dans mon esprit, tu as unifié des valeurs
fondamentales que m’avaient données mes parents, celles d’honnêteté et de
vérité, et tu m’as permis de transcender le cadre étroit de leur éducation,
éloge à la rationalité et à l’athéisme, travail, famille, « amour », ce
cadre que j’ai littéralement explosé après t’avoir rencontré pour m’inscrire
dans ton univers. Or ton univers ne devait pas avoir de recoin secret, ton
univers comprend absolument tout, et pour commencer la totalité.
Notre sphère
Notre sphère terrain de jeu a été le monde.
Mon désir de toi inclut le monde, la réalisation du monde. Dès le début. Je
n’en ai pris conscience qu’à travers les prises de parti de nos
contemporains et mes propres passages à l’acte. L’idée de téléologie moderne
n’a vu le jour qu’à travers le décryptage de la révolution en Iran. Tout
finir nous est apparu avant que je ne reconnaisse que je t’aime.
Il n’y a pas d’extériorité à la sphère commune. Ou plus exactement si : tu es l’altérité, l’extériorité à la sphère, tu es le négatif du monde, tu es mon négatif et mon positif, tu es ce dans quoi je veux me fondre définitivement.
Sur le plan des sens, après ces « orgasmes » et secousses qui arrivent sans
contrôle par la pensée de toi depuis cet été, le manque est d’autant plus
fort. Je ne sais pas comment provoquer ces détentes fugaces, qui ne me
suffisent pas. J’ai besoin de ta chair. Ces secousses ne sont que des
promesses d’orgasmes d’une intensité diabolique. J’ai faim et soif de toi.
Je tremble de contenir continûment ce désir auquel ta peine t’empêche de
répondre. Je n’entrevois plus de rémission. Continuer ainsi n’a pas de sens.
Confiance
As-tu jamais trahi ma confiance ?
Certainement pas en ayant poursuivi, comme tu l’as fait, ton aimée.
Je ne te fais aucun grief. Si je suis allée beaucoup vers toi sans parvenir à me faire comprendre, je ne peux l’imputer qu’à moi.
Confiance et partialité ne sont pas la même chose.
Je ne crois pas avoir jamais été partiale : je t’ai cru. J’ai déposé ma
confiance en toi, et je sais que tu n’as jamais cherché à m’abuser. La
confiance que j’ai déposée en toi t’a obligé.
Ce que j’ai tenté d’apporter à la Recherche, est de rendre vraie l’idée, ou
le projet, c’est de ne pas se situer au niveau des intentions, c’est de
réaliser et de finir.
Lors de nos désaccords, j’ai toujours cherché à avoir le dernier mot, toi
aussi, et nous savions et l’un et l’autre que nous prendrions toujours le
risque d’aller au bout de nos différends, que la rupture pouvait s’ensuivre.
Car la sincérité du cœur ne connaît pas les chemins qu’elle va découvrir.
Je ne me suis peut-être pas non plus suffisamment expliquée de l’incroyable
confiance que je te fais quand tu m’annonces que tu vas sortir de l’hôpital,
alors que tu viens de sortir du coma. N’y avait-il pas là, chez moi, quelque
« partialité » à te croire. Si oui, cette confiance en toi inclut la
réalisation de ta parole, et rend possible ce que tu me dis. Cette confiance
n’est pas seulement une partialité, c’est-à-dire une erreur d’évaluation de
ta parole et de ton ressenti, cette confiance participe de la réalisation de
ton désir, l’autorise, la pousse, la provoque. Si partialité il y a, cette
partialité n’est pas neutre : je revendique cette subjectivité qui me permet
d’interpréter et de réaliser un peu de ta beauté – ton honnêteté, ta
sensualité, ta générosité, ta vitalité, ton esprit.
Culpabilité et tragédie
Aujourd’hui la situation n’est pas la même qu’en 1993. Sophie est consciente. Elle sait ce qu’elle fait, et ce qu’elle veut. Elle ne veut pas que tu meures, mais elle ne veut pas que tu l’aimes. Elle te demande de faire taire ton amour pour elle, elle aimerait que ta volonté soit plus forte.
Après avoir tenté d’influer sur ton espoir, en te remettant ma requête,
j’enrage depuis de ne pouvoir influer sur les dispositions de Sophie.
« Sophie s’est tuée. » (Nous étions le 8 janvier 2009.)
Ce sont les paroles que tu m’as dites en me regardant, alors que nous
roulions et que je venais de finir d’attacher ma ceinture.
J’ai voulu savoir comment elle s’était tuée. Tu continuais de rouler, vite, sur une route encombrée, dans une zone de grandes surfaces à la lisière de la ville, alors que le jour commençait à faiblir. Ta conduite était hachée, saccadée, nerveuse, j’avais sans doute décidé de mettre ma ceinture en réalisant que ta manière de conduire me faisait peur, une fois de plus, et bien que j’aurais voulu ne plus avoir peur à tes côtés, pour ne pas avoir à t’imposer ma peur, qui te fragilise et rend ta conduite, de ce fait, dangereuse.
Ton visage était acéré, grimaçant, entre le rictus et la colère et l’effroi. A ma question, tu as répondu en évoquant le fil du téléphone. Je n’ai pas su si c’était le fil ou ce qui coulait dans le fil avec lequel Sophie s’était tuée. Le fil aurait pu servir à une pendaison, ce qui coulait dans le fil était sulfureux. Mais j’ai tout de suite pensé, dans mon rêve, que nous étions responsables de sa mort, et je me suis réveillée. Il était temps. En prenant conscience que tes paroles m’étaient parvenues en « rêve », je réalisai que j’étais peut-être encore en deçà du pire, que le cauchemar et la souffrance actuels de mes jours et de mes nuits sont en deçà de ce qui pourrait advenir.
Depuis que je me suis éveillée, je n’ai pas encore pu t’en parler. J’ai peur
de ce que pourraient produire ces mots sur toi.
(Notes du 8 janvier 2009, la veille de ton anniversaire : j’étais sur le
point d’achever la lecture du Laser azuré.)
Premières pistes d’interprétation de mon rêve
Envie que Sophie meure ? Surtout pas.
Envie que tu te mettes à ma place, et que tu connaisses la douleur de la perte de l’aimé ?
A la différence que Sophie ne se tue pas pour un autre, mais contre toi. C’est d’une violence qui n’a rien à voir avec l’accident de 1993, où j’ai pourtant compris, à travers la lecture du Laser azuré, qu’il s’est produit alors que tu pensais à Sophie.
Revivre encore une fois ma culpabilité liée à l’accident de 1993. Tu échappes à ce que j’ai désiré pour toi. Ce que tu deviens – tu vis – est la preuve de ma monstruosité. Sophie échappe à ce que tu as [nous avons] désiré pour elle. Et son devenir – elle meurt – devient la preuve de ta [de notre] monstruosité.
Envie de voler au secours de Sophie, en prenant son parti ? Car dans mon rêve, Sophie se tue pour échapper à la pression que tu lui fais subir en lui ayant annoncé ton suicide. Quelle est cette pression que tu lui fais subir, et dont je prends une part de responsabilité ? N’est-ce pas de tenter de lui communiquer ce qu’est aimer ? Mais comment ne pas lui dire le fond de ta pensée ? Et moi, ton alliée, n’ai-je pas aussi l’intention de me suicider ? Et ne formons-nous pas un bloc ?
Depuis quelques jours, je me torture l’esprit pour savoir ce que je pourrais faire pour que Sophie « te sauve », sans qu’elle ait à se renier, elle, par rapport à toi, et sans que moi, j’aie à me renier par rapport à toi.
Envie de dire à Sophie : toi seule peux faire quelque chose pour redonner espoir à Christophe, et tu ne le sais pas. Si tu le découvres après sa mort, il sera trop tard. Et moi dans tout cela, je ne suis pas meilleure : ma mort ne m’exonèrera pas du fait que moi non plus, mon Christophe, je n’ai pas réussi à te sauver. Je n’aurai pas fait ni su ce qui aurait pu être tenté pour que Sophie prenne conscience de ce petit quelque chose qui, dans son attitude, aurait pu te redonner espoir, en elle, sans concession. Quitte à te perdre, moi, pour toujours, mon Christophe, peut-être dois-je trouver ce petit quelque chose que tu ne pourras pas, cette fois, me pardonner, et qui permettra à Sophie de trouver la clé de votre dépassement.
Poursuivre à travers ce rêve un des paradoxes de l’amour : justifier,
pardonner, l’injustifiable, l’impardonnable, entrer dans l’injustifiable,
dans l’impardonnable.
Notes du 11 janvier 2009
La résurrection de l’espoir passe par toi, Sophie.
Ne pense pas que Christophe puisse s’adosser à moi pour soigner son désespoir. Il n’y a pas plus amer constat que celui que je fais là. Il a fallu que mon Christophe rejette ma requête avec bonté et patience, car nous avions déjà parlé du fond de cette requête, je n’avais pas pu garder ma pensée secrète aussi longtemps depuis votre rupture, il a fallu que je termine de lire le Laser azuré, et il a surtout fallu que je m’interroge sur mon propre désespoir, celui que j’ai connu en 1993 et celui que je connais en ce moment, pour savoir que la résurrection ne peut pas passer par un autre chemin que celui indiqué par l’aimé, même si celui-ci nie avoir indiqué ce chemin.
Moi qui n’ai jamais été aimée, mais choyée et estimée par quelques rares personnes, je sais bien qu’aucune d’entre elles n’aurait pu en 1993, ni ne peut depuis le 1er décembre soigner mon désespoir de Christophe. Et quand bien même j’aurais été aimée, cela n’aurait rien changé. Il n’y a que toi, mon Christophe, qui avais et qui as toujours ce pouvoir. Etre aimé n’oblige en rien. Aimer oblige. Je sais que je force le trait dans cette opposition, car en réalité je pense qu’être aimé oblige, ne serait-ce qu’à une forme de reconnaissance, mais c’est d’abord à celui qui aime d’arriver à se faire comprendre. Je sais aussi qu’aimer n’oblige en rien, puisque le désir porte bien au-delà de ce qu’on entend communément par obligation. C’est ma liberté, mon libre arbitre, ma subjectivité, mon désir que j’engage dans la poursuite de l’aimé, mais cet engagement se révèle très rapidement ne pas pouvoir revenir sur ses pas. La poursuite de l’aimé est un voyage. En terres inconnues. Et quand l’aimé se profile pour la dernière fois dans l’horizon du possible, avant que de disparaître de cet horizon, le désespoir point. Quoi que tu fasses, Sophie, tu es libre de le faire, tu n’es pas obligée de le faire. Christophe, lui, n’est pas maître de sa vie depuis que tu l’as orienté, aimanté. Il peut choisir d’y mettre un terme, parce qu’il a échoué à te montrer le sens de cette aimantation, mais il ne peut pas choisir de faire abstraction de toi, ou de réorienter sa vie.
Pour ma part, je ne crois pas au précepte chrétien de l’espoir ou de la vie
ou de l’« amour » qui renaîtrait quelles que soient les circonstances. Je
n’ai jamais désespéré de mes pairs. Je n’ai jamais désespéré de l’humanité.
Et je reste optimiste sur l’accomplissement du genre. Et bien entendu
ultra-sceptique. L’errance fait partie du voyage. Nous avons ensemble et
séparément la liberté de nous tromper, et de faire échouer notre projet. Ou
de le réaliser. Les individus tombent les uns après les autres, et
échoueront toujours en tant qu’individus. Est-ce que nous saurons un jour
dépasser nos enveloppes d’individus et nous fondre dans un projet
d’accomplissement de l’humanité ? Et saurons-nous le mener à terme ?
Le 23 janvier 2009
Nous continuons d’avancer. Il n’est pas si facile de finir sa vie. Il est
grand temps de laisser tomber ces culpabilités. Et de me pardonner mes
erreurs. Je ne pense pas pouvoir influer sur Sophie. Je ne cherche pas à me
dédouaner. Et je pourrai bien sûr encore changer d’avis, et agir en
conséquence. Never say never. Ce matin, tu me disais ta lassitude à devoir
continuer. Tu es las, et je t’entends, mon Christophe. Ma combativité recule
parfois à cause de la fatigue. Avant de raccrocher, tu m’as encouragée, en
me souhaitant une bonne journée et en terminant par ces mots : « Fais tout
bien. » Je m’y applique, et je t’embrasse, mon Christophe. Merci de ton
baiser en retour.
Pour conclure
Christophe, tu peux être fier de ta vie. Tu t’es bien battu. Je crois que ce qui m’émeut le plus chez toi, non pas au commencement mais à la fin, c’est l’honnêteté de ton cœur. Et ce qui m’a le plus ému chez toi, non pas à la fin mais au commencement, c’est la grandeur et la fragilité de ton cœur.
Quand nous nous sommes rencontrés en 1976, tu m’as ouvert ton cœur (ton honnêteté était déjà là, bien sûr), qui m’a pénétrée pour ne plus me quitter. Ton cœur était l’ouverture au monde entier, et ton cœur était d’une fragilité extrême. Tu ne m’as rien caché. Et pourtant je t’ai cherché toute ma vie. La quête de l’aimé va au-delà du dit. Elle comprend pour moi, à travers toi et avec toi, la réalisation du monde. A l’origine, quand je nais de toi en 1976, tu es ce cocktail de force et de faiblesse mêlées. Quelle force et quelle faiblesse mêlées ! Jamais depuis tu ne t’es départi de ton honnêteté, de ta combativité, de ta pugnacité, de ta quête de vérité, de ton désir d’honorer, de rendre justice, d’être à la hauteur de tes ambitions, et de ce que t’a inspiré Sophie.
Tu n’as cessé de te donner des buts, de construire une perspective, et tu as
joué ta vie dans cet engagement. Tu es épuisé. Les forces te manquent pour
poursuivre. Mon cœur se serre. Honorer cette lucidité et rester conséquents.
Si je parle de naissance pour moi en 1976, c’est que tu as semé en moi une force motrice, celle du négatif, du passage à l’acte et de la revendication de mes actes. Mes parents avaient soufflé sur le feu de la vérité, de manière rationnelle, pédagogique, et je les en remercie, mais toi, tu as soufflé sur le feu de la vérité qui comprend l’irrationnel, l’impensé, l’aventure extrême, le passage à l’acte. J’ai entrepris un voyage pour toi, vers toi, qui va bientôt s’achever, et qui portait bien au-delà de ce que nous avons fait, et découvert ensemble. Je mourrai insatisfaite, l’insatisfaction ne nous a-t-elle pas toujours servi de guide ?, mais tu m’as laissé ma chance, tu m’as laissée t’approcher autour de projets concrets, et tu m’as laissée te toucher et te sentir et te pénétrer. Tu n’as pas eu cette chance de construire et d’approfondir avec Sophie, et je conçois que tes souffrances ont été si grandes que tu avais même eu l’idée de la tuer – avant de savoir que tu en étais incapable, que c’était contraire à ton désir, et bien avant de réaliser que tu l’aimes.
Tu as changé pour elle, elle ne le reconnaît pas. Depuis 1994, tu as fait taire toute violence par rapport à elle, mais cela ne suffit pas : parce que Sophie ne te désire plus, après t’avoir de nouveau désiré cette année, elle voudrait que tu fasses taire ton amour pour elle. Qu’est-ce qui est le plus fort : la volonté ou l’amour ?
(N’affirme rien, Sophie, je ne suis pas présomptueuse, je ne suis pas
meilleure que toi, mais n’affirme rien, je t’en prie, tant que tu ne t’es
pas laissée prendre. Tu n’as pas connu que l’amour consume. C’est parce que
tu ne le sais pas encore, et que tu ne le sauras sans doute jamais, que
Christophe va mourir. C’est une tragédie. Responsable, mais pas coupable :
comment pourrais-tu reconnaître ce que tu ne connais pas ? Tu crois savoir
ce qu’est l’amour, mais tu l’as toujours tenu à distance. Ce que tu nommes
amour ne brûle pas. Tu as joué avec le feu, mais ne t’es jamais laissé
pénétrer par la flamme. Tu l’as même attisée, par jeu, mais aucune ne t’a
séduite au point que tu désires la connaître – de quoi est faite cette
flamme qui invite et ne se laisse pas éteindre si facilement ? Ta volonté ne
devrait pas t’empêcher d’avancer avec prudence et hardiesse vers un feu qui
pourrait te consumer.)
Tout en mettant de l’ordre dans nos vies, je me surprends par moments à
croire au miracle. Pour toi, mon amour, à espérer que Sophie t’appelle et te
dise, par exemple : Christophe, j’ai entrepris de relire le Laser azuré,
comme je t’avais fait part de cette intention il y a quelques mois. Je
voudrais que tu sois encore là quand j’aurai fini cette deuxième lecture,
pour te dire le fond de ma pensée. Je n’ai pas envie que tu le publies avant
d’en avoir le cœur net.
23 janvier 2009
En avoir le cœur net aurait pu être notre devise. Dès le début. Nul besoin
d’aimer pour cette mise en jeu.
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