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1. Le texte laisse une place bien trop faible au
contexte dans lequel cette assemblée a lieu. Où se situe-t-elle par
rapport au mouvement dont elle est issue, et où se situe ce mouvement
par rapport aux révoltes de ce temps dans le monde ? Voilà une réflexion
qui manque presque complètement, si ce n’est en intentions.
Si l’on s’en tient au site des auteurs, où ils tentent de développer une
activité de collecte et d’analyse des événements négatifs dans le monde,
on s’aperçoit que même la manifestation du 31 mars, racontée avec plus
de plaisir que de facilité, et point culminant de la négativité du
mouvement anti-CPE (Contrat première embauche), n’apparaît pas dans la
chronologie. Ce qui revient à dire que ces manifestations dans leur
ensemble et même leur zénith sont inférieurs au listage des « événements
négatifs ». Ce qui revient à reconnaître que, même dans cette
perspective, rien d’historique n’a eu lieu là. On peut se demander alors
pourquoi les auteurs en parlent autant ; et surtout, pourquoi cette
carence de cette assemblée, tout de même essentielle, n’est pas mise en
évidence. Voilà des gens qui nous racontent tellement en longueur le
détail d’un événement qu’on risque de ne plus voir que l’événement
lui-même est un détail.
Pour l’analyse même de l’événement, ces détourneurs d’information
semblent soudain avoir oublié justement pourquoi la méthode de collecte
des événements négatifs, qu’ils expliquent de manière convaincante sur
leur site, se doit de passer par l’information dominante. Le recours à
l’écho médiatique disparaît presque entièrement derrière leur
témoignage. De la sorte, le peu qui se passe dans l’assemblée est rendu
beaucoup plus important que la quantité d’événements qui ont eu lieu au
même moment dans la rue, laissant là encore l’impression d’une plus
grande importance de ce qui procède du témoignage de ces auteurs que de
ce qui provient de la médiation qu’ils appellent « externe », et qui,
dans l’activité qu’ils avaient entreprise avant et qu’ils ont continuée
après, est la base même de leur relevé d’information. Comme l’importance
relative entre assemblée, événements dans la rue, et autres événements
du mouvement n’est pas mesurée clairement, on a l’impression que
l’assemblée, non médiatisée, est l’essentiel du mouvement.
L’analyse des révoltes dans le monde, qui est l’activité de leur site,
semble d’ailleurs déconnectée complètement de la présence de ces
personnes dans l’assemblée. C’est comme si, au moment où cette assemblée
a lieu, ils abandonnent tout ce qui constituait leur survie du moment,
ainsi que l’activité de leur site, pour se jeter dans cette entreprise.
On peut se demander quelle est la compatibilité entre un tel engagement,
jouer sa vie et le monde comme ils disent, et l’importance de
l’événement. Si leur expérience d’analyse des révoltes ne les a pas
aidés à mesurer l’importance de cette assemblée, celle-ci ne semble pas
avoir modifié leur mode d’observation, qu’ils ont repris depuis la fin
de l’assemblée, comme sans doute le travail et la survie un instant
répudiés.
Que l’assemblée de 2006 soit en dessous de l’histoire oblige à se poser
la question du camp dans lequel se joue cette assemblée. Le sens d’une
assemblée, qui est une des manifestations de son but, ne se lit pas de
la même manière quand elle est adossée à un mouvement de révolte, et
quand elle provient d’un mouvement qui n’a jamais dépassé la
revendication réformiste si ce n’est dans quelques débordements qui la
décorent plutôt qu’ils ne la critiquent, comme c’est le cas pour le
mouvement anti-CPE. Si cette assemblée ne joue aucun rôle historique,
c’est bien dans ce qui est anti-historique seulement qu’elle joue un
rôle. Les auteurs du texte, partie prenante de l’assemblée, ne semblent
pas avoir songé à la signification de leur implication dans un événement
si contraire à leurs objectifs affichés qu’il n’apparaît même pas dans
leurs propres chronologies des révoltes dans le monde. Et en consacrant
un volumineux ouvrage à un pareil détour, il est légitime de se demander
comment ils vont pouvoir se débarrasser de leurs illusions à l’égard
d’une assemblée qu’ils oublient, dans son détail, de critiquer en
entier.
Si faire l’histoire est le but des auteurs, ils auraient dû sans aucun
doute rechercher une rupture avec les autres participants de cette
assemblée. Qu’ils aient pu en supporter aussi longtemps et aussi loin
toutes les faiblesses et vicissitudes qu’ils décrivent paraît pour le
moins contradictoire avec leurs exigences d’exigence, entre lesquelles
leur exigence de rupture, justement, qu’ils veulent bien voir dans la
rue, mais qu’ils n’ont nullement portée dans l’assemblée elle-même. Et
l’on peut penser que ce n’est pas essentiellement maladresse d’auteur,
mais plutôt vacuité de contenu, qui fait qu’on se représente si mal, à
travers leur compte rendu, le « débat », et ses contenus concrets sur
les bancs des amphithéâtres de l’EHESS et après.
L’un des éléments qui manque le plus dans leur critique de l’assemblée
est celui auquel ils semblent également soumis : il se développe de nos
jours une sorte de mythe de l’assemblée, et même de l’assemblée
générale. Au moins en France, en queue parasite de mouvements sociaux,
semble se développer aujourd’hui une sorte de fétichisme de « l’assemblée générale », signe rituel de la révolte ; c’est bien l’une
des maladies de la révolte de former ainsi des excroissances rituelles,
où la misère se vautre, sous des signes qui prétendent à la richesse.
Comme la Bibliothèque des Emeutes avait défini la mauvaise émeute, et
comme la téléologie moderne avait défini la mauvaise fin, il faudrait,
aujourd’hui, parler de la mauvaise assemblée générale : une assemblée
qui se donne les apparences de l’histoire, mais qui n’en est que la
mauvaise imitation ; une assemblée qui court après un mythe, au point
d’oublier son but historique.
Quelle importance, en effet, qu’une telle assemblée délibère ou opine,
s’agite ou s’essouffle, communique ou se taise, boive ou fume, vote ou
non, puisqu’elle n’a rien à décider dans l’histoire ? Pourquoi
s’épancher sur les manquements formels de ce semi-squat, de cette « teuf » de queue de manif, qui n’a pas su dépasser le bonheur immense
d’exister ? L’actionnisme, dont il est fait état pour cette assemblée,
l’aurait empêchée de réfléchir ? Malheureusement, le contenu de cet
actionnisme semble trop peu intéressant pour que même ce compte rendu de
l’intérieur le mette en valeur. Et comment faire grief à un fond si
médiocre de ne pas s’élever au-delà du mouvement où il se comporte plus
comme un suivisme que comme un accélérateur ? Il est vrai que les
apparences, là encore, semblent favoriser les illusions : on ne
rencontre pas toujours quelques centaines de personnes en marge d’un
mouvement social, la séparation des pauvres en fait un émerveillement.
L’assemblée de 2006, a-critique, a-historique, semble plutôt un
témoignage de la misère qui se reconstitue dès qu’elle trouve une marge,
n’importe quelle marge. Elle a plutôt été un dépôt qu’un dépassement du
mouvement. Il semble qu’ici l’aura de l’assemblée générale en tant
qu’instance a priori positive, et les rêves qu’elle cristallise, auront
seuls suffi à pallier le jugement critique.
Probablement pourrait-on poser des questions et des hypothèses qui
permettent d’aller plus loin : quel a été le degré d’intervention de nos
auteurs ? Quand et comment se sont-ils confrontés à ce qu’il y a
d’insupportable chez les autres assembléistes ? Qu’ont-ils proposé,
enfin, pour donner un peu de dignité à cette maigre resucée de Jussieu
huit ans plus tard ? Et comment aurait-on pu rendre un peu plus radical
un tel assemblage de gens ? En transformant leur réunion en intelligence
du temps, en état-major de la subversion en actes, en dynamiteur de la
pensée frelatée ? En instituant des commissions volantes qui portent le
scandale du mépris et de la provocation dans les universités et les
armes de la critique dans les banlieues ? En faisant du prosélytisme
pour le jeu pour le jeu ? En réclamant, à la tribune, des crimes ? En
riant avec sérieux et en proclamant, comme une mesure journalière, la
distance entre le moment présent et le moment historique ? En inscrivant
« histoire » au tableau noir en titre de liste d’événements
contemporains ? En évoquant directement le but, dans son urgence, et
dans son rapport impitoyable à l’insatisfaction ? En faisant de ce
rapport un casus belli ? En posant la question clé de toutes les
organisations et de toutes les assemblées révolutionnaires : quelles
sont les conditions du dépassement de notre organisation, de notre
assemblée ? Pour tout cela il semble avoir manqué, non l’imagination qui
n’apparaît pas non plus vraiment, mais la capacité d’analyser le
mouvement, le monde, l’assemblée au moment où elle avait cours. La
faiblesse d’analyse des pauvres est considérable, et considérable aussi
semble être, avant comme après l’analyse, la pauvreté de cette
assemblée.
2. Une des plus étranges critiques de ces auteurs, qui affirment
rechercher avec une avidité si louable la nouveauté dans les faits, est
le reproche adressé aux autres participants de l’assemblée d’être
tributaires de pensées qui ne sont pas neuves. Car rien de ce qu’ils
disent eux-mêmes n’est nouveau pour tous ceux qui connaissent la
téléologie moderne, à quelques détails près sur lesquels nous
reviendrons. Si leur point de vue peut donc passer pour neuf, c’est
seulement parce qu’il est largement inconnu du public, « confidentiel »
comme la téléologie moderne. Mais ils sont eux-mêmes seulement dans la
répétition assez fidèle d’un point de vue développé publiquement depuis
quinze ans, et il faut bien le rappeler, sans eux. Sur ce point, ils ne
se différencient donc en rien des autres participants à cette assemblée.
De plus, alors qu’ils semblent avoir bien intégré les positions de la
téléologie moderne, ils ne semblent pas avoir su en développer le
moindre point. Sur les quelques conceptions sur lesquelles nous
différons d’eux, nous les trouvons plutôt en retrait. Et ceci est vrai
autant dans le rapport sur les faits, que dans les questions plus
directement théoriques. Prenons par exemple leur référence à
l’Argentine, où ils omettent de signaler, dans l’hommage qu’ils font des
coupures de transport, que c’est par les coupures de transport que la
récupération s’est installée dans la rue ; et que les organisations
piqueteros avaient réussi à séparer de justesse cette forme de révolte
de l’insurrection de 2001, et des assemblées qui en sont issues,
divisant fondamentalement un mouvement qui en a perdu la moitié de sa
charge, dont on admire pourtant encore la brusquerie, l’ampleur et
l’angle d’attaque. Par ailleurs, la pratique de l’escrache, également
développée massivement lors de ce mouvement, ne semble pas avoir trouvé
grâce dans leur liste de ses mérites.
De même, ces auteurs semblent avoir omis de signaler le rôle qu’Indymedia
avait joué en Argentine, et que, vu la lecture approfondie qu’ils ont
des ouvrages de téléologues, ils n’ignorent pas : celui de censeur. En
effet, ils semblent trouver à Indymedia un mérite « tactique »,
c’est-à-dire propice à l’utilisation pour des appels, par exemple. Il
s’agit bien là de l’acception léniniste du mot « tactique », qui
signifie usage circonstancié, pour un bénéfice à court terme, en
contradiction dissimulée au milieu où il s’exprime. Un tel usage «
tactique » d’un site censeur, sans même signaler que c’est un site
censeur, semble bien conforme à l’assemblée qui abritait de tels
tacticiens. A l’opposée, les téléologues recommandent de lire Indymedia,
mais de ne jamais y écrire ou publier, pas même des appels. Il ne suffit
pas de dire que c’est un site ennemi, par essence ; encore faut-il
refuser ses moyens, ou le combattre, en tant que tel. On ne paraît pas,
comme ils le disent, en ennemi sur un site modéré par l’ennemi, sauf
quand on y est affiché par l’ennemi : sur un média ouvertement ennemi
comme Indymedia, on ne vient de son plein gré que comme faire-valoir de
ce média, quelle que soit l’intention. Tout tacticien qu’on est, on
pactise, en utilisant le site censeur Indymedia, avec l’ennemi.
Le seul point théorique où ces auteurs semblent revendiquer d’aller plus
loin que la téléologie est la détermination de la middleclass, qui, il
est vrai, a bien besoin d’être poussée. Mais nous trouvons plutôt qu’ils
sont là aussi restés en retrait. Deux caractéristiques nous paraissent
primordiales pour décrire la middleclass, alors qu’elles ne sont
qu’évoquées dans leur texte : d’abord la middleclass est essentiellement
un rapport à l’information dominante, ce qui est fondamental pour la
situer, la comprendre, et la combattre ; ensuite elle se manifeste de
manière intermittente : on ne peut pas différencier un gueux d’un
middleclass à l’œil nu ; et il est rare qu’on puisse tracer plus qu’un
pointillé entre ces deux types d’humains, qui se retrouvent plus
fréquemment qu’on ne le voudrait dans le même corps. La middleclass
envahit les pauvres, et les gueux sont des ennemis de la middleclass en
tant qu’acteurs critiques. Mais le caractère définitif et fermement
reconnaissable d’une frontière entre les deux mondes manque. C’est
justement là que l’aliénation entre dans cette complication que nos
auteurs ont bien vue : elle est notre mode de pensée collectif, mais
elle est aussi ce que nos consciences doivent combattre, en tant que
consciences, en tant que particularité de la pensée générale. La
middleclass propose un dilemme identique : elle nous inonde et nous
traverse, elle nous nourrit et nous étouffe, et nous sommes contraints
de la combattre avec l’infirmité de notre conscience qui apparaît
justement comme une scrofule de la middleclass. La pensée de la
middleclass est celle de la satisfaction partielle affichée, mais
afficher son insatisfaction peut déjà n’être qu’une satisfaction
partielle affichée.
Dans ‘Une expérience d’assemblée en France au printemps 2006’, la
vieille dichotomie entre individu et « collectif » revient sans cesse
pour mettre en cause une surévaluation exagérée de l’individu dans la
société middleclass. Mais on peut tout aussi bien voir dans la
middleclass la pensée la plus Panurge, la plus collective qui soit. De
même, la manie à vouloir que se constitue le « sujet » d’on ne sait
d’ailleurs trop quoi paraît une réminiscence un peu usée de cette autre
vieille dualité fondée dans la théorie de la connaissance, entre sujet
et objet, que justement l’aliénation tend à malaxer en ces différentes
bouillies grumeleuses que sont par exemple le sens commun, la
dialectique, ou les logorrhées économistes auxquelles adhèrent
partiellement même ceux qui les rejettent en entier. Lukács avait raison : l’aliénation est profondément ancrée en nous, et nous l’utilisons pour
la combattre.
C’est en particulier la question du but qui nous paraît ici traitée de
manière bien futile. Le but de la révolte serait le rejet des conditions
faites aux humains des déterminations et conditions faites malgré eux,
grande banalité, revendiquée en tant que telle. Mais n’est-ce pas ce que
revendiquaient les étudiants adversaires du CPE, les syndicalistes
opposés à n’importe quel détail de gestion ? Et quand bien même on
pourrait créer une situation où plus personne ne serait soumis à des
conditions non créées par soi-même, ce qui est assez difficile à
imaginer, ce serait dans quel but ? Tant que la révolte vise un état
intermédiaire, elle aura mérité de tenir ses assemblées à l’EHESS en
queue de mouvement étudiant. C’est, au contraire, lorsqu’elle saura
répondre à cette question : se débarrasser des conditions qui nous sont
faites malgré nous pour quoi faire, pour faire quoi, qu’elle prendra le
sens dangereux que certains actes permettent d’anticiper.
La totalité apparaît certes souvent dans ce texte, mais l’assemblée
n’est pas rapportée à cette totalité ; l’intermittence de la middleclass
est évoquée également, mais sans jamais laisser l’impression que les
auteurs eux-mêmes sont touchés par cet insidieux virus, et que « l’assemblée en lutte », comme les individus qui la composent, se
contracte et se rétracte sous ce clignotement, soumise en permanence à
ses effets non permanents, qui laissent ces courtes plages de
satisfaction, où justement, on se regarde dans la glace avec fierté. De
même, il est beaucoup question du but de l’assemblée, qui serait de
découvrir son propre but. Là, le défaut d’analyse, la non-historicité
occultée et le mythe de l’assemblée apparaissent en même temps : se
trouver son propre but était probablement le but des assemblées en
Argentine. Mais il ne semble en rien que la lointaine parodie parisienne
de 2006 ait connu cette inquiétude et cette sincérité, issues d’une
véritable rupture dans la société, à un moment historique. La
satisfaction d’un négatif « simple », en représentation narcissique sur
estrade, semble avoir été tout l’accomplissement que visait cette courte
poignée de gens. Peut-être aurait-il été plus intéressant de savoir si
cet accomplissement a été atteint, quelle était la qualité de la
beuverie, de l’orgie, ou du sommeil, plutôt que de suivre la noyade d’un
possible chimérique à travers les illusions des auteurs.
C’est comme si l’une des principales conclusions des mouvements de
révolte des cinquante dernières années avait échappé à cette tentative :
c’est de théorie, c’est d’un projet qu’ils manquent ; ce n’est pas le
courage physique qui fait défaut, sur les gouttières de la Sorbonne,
c’est le courage de penser. Le négatif n’est pas absent, il est
seulement orphelin d’un but. La théorie est justement requise là, pour
empêcher le négatif sans emploi de tournoyer sans fin. Lorsqu’on quitte
la rue, c’est parce qu’il manque un but, un sens, une théorie, ou parce
qu’on en a. Et c’est l’essentiel de ce que nous confirme ce compte rendu
sur l’AG en lutte de 2006, aussi bien à propos des auteurs du compte
rendu, que de ses autres participants : l’assemblée a été un dépotoir de
négatif « simple » ou pas simple qui a quitté la rue devant le manque de
projet de la rue, mais qui était bien incapable d’articuler une
perspective historique, puisqu’elle était déjà incapable de comprendre
la défaite de la rue, et sa propre position d’arrière-garde, de lie de
cette défaite. Il aurait certainement fallu, au préalable et sans
ménager les susceptibilités des autres assembléistes et des intervenants
sur Indymedia, rappeler que le mouvement anti-CPE était lui-même et en
entier une sorte de gros retard middleclass sur le mouvement de novembre
2005 ; et que le mouvement de novembre 2005 a pesé beaucoup moins dans
l’histoire de notre temps que dans les médias du monde entier, au moment
où ils lui ont conféré une importance que rien, depuis, n’est venu
corroborer, malgré quelques séries d’incendies de voiture et
d’échauffourées, comme lors des jours de l’an suivants et pendant les
jours qui ont suivi l’élection présidentielle de 2007.
3. Sur le site intitulé Invitations au Débat sur la Totalité s’est
développée une activité de recueil et de publication des révoltes dans
le monde. Cette activité, que nous-mêmes avons tenté en vain de
construire durablement, nous paraît tellement une nécessité, à notre
époque de perte complète de la mémoire et de l’évaluation historique de
l’insatisfaction, que nous ne pouvons que féliciter leurs auteurs de
l’avoir mise en place et continuée depuis déjà quatre ans.
A ceci près : ils ne livrent pas leurs sources. Une des principales
carences de la Bibliothèque des Emeutes, justement, était que bien trop
peu de lecteurs commandaient les dossiers de presse pour construire
leurs propres conclusions, et mettre en cause celles de la BE. Les
lecteurs de la BE semblent justement avoir pris pour une « information »
ce qui était un appel à la dispute, sans doute dans l’habitude soumise
qu’a instituée la presse depuis cinquante ans ; mais au moins, on
pouvait commander ces dossiers, et mettre en cause l’interprétation de
ces bibliothécaires, il est vrai, très sommairement informés. Il n’en
est rien sur « Invitations au Débat sur la Totalité », qui nous livre
ses conclusions chronologiques, à prendre ou à laisser. Il n’y a pas la
possibilité, à l’intérieur de la démarche, d’en contrôler et critiquer
les conclusions. Et pourtant, un premier survol semble attester de
l’urgence de cette nécessité.
Bien sûr, nous pourrions aussi nous étonner que l’ensemble n’est pas mis
en perspective, que la hiérarchisation des événements est peu claire, ou
peu évidente, que les rapports sur les événements ressemblent seulement
à des articles de journaux d’opposition, et que le point de vue de la
totalité ne préside pas, de manière au moins ponctuelle, à l’évaluation
de chacun des principaux événements ; mais nous restons convaincus,
malgré toutes les critiques émises ici, que ces mises en perspective
sont en cours, car sinon, quel intérêt ?
Par ailleurs, nous sommes les premiers étonnés de ne voir poindre, en
guise là aussi de préalable indispensable au « débat » sur la totalité,
une position critique par rapport à la téléologie moderne. Endossée, et
parfois évoquée, elle est plutôt tue prudemment qu’attaquée pour ses
faiblesses, qu’elle aurait grand besoin de reconnaître et que nous
aurions grand besoin de connaître. Nous avons là des ouvreurs de débat
bien frileux, qui ne montrent pas beaucoup l’exemple. Là encore, la
hardiesse d’esprit est comme engourdie, emmitouflée dans une modestie
pour le moins mal à propos. Car laisser aux révoltes dans le monde le
soin d’inviter au « débat » est une acception un peu trop confortable
dans un monde où la théorie de la révolte manifeste des besoins aussi
criants que ceux révélés à son insu par l’assemblée de 2006.
4. Il semble que l’une des conséquences contre-révolutionnaires de la
révolution française a été de dérégler l’importance des événements en
France, en surévaluant les mouvements de révolte qui se sont déroulés
dans cette province de la vieille Europe. Marx, propagandiste prodigue
de la Commune de Paris, mais aussi théoricien du prolétariat, et de son
arrivée dans l’histoire dès la révolte de 1848, semble avoir puissamment
contribué à ce cliché de l’importance des révoltes en France. La révolte
étant devenue fashionable, Paris, pour des raisons
contre-révolutionnaires (art, amourette, baguette, béret), l’étant
devenu aussi, il s’est créé une sorte de prédisposition à reconnaître
toute révolte à Paris, et en France, comme plus importante que ce
qu’elle est, quelques exceptions confirment bien la règle illustrée par
la médiatisation délirante des événements de novembre 2005 dans le
monde.
En France même, cette particularité pauvre est largement entretenue. Les
révoltés de ce beau pays ne sont pas seulement convaincus de
l’importance de la révolte parce que c’est la leur, et à cause de
l’intensité qu’ils y ont apportée, mais parce que tous se flattent de
penser en termes abstraits, en grandes lignes historiques. Cette
disposition à voir les choses ensemble serait d’ailleurs une qualité, si
elle n’était pas essentiellement culturelle, et non opérationnelle. Si
bien qu’il faut remarquer, à travers ce qui nous est raconté dans ‘Une
expérience d’assemblée en France au printemps 2006’, que le passé de
gloire révolutionnaire de la France est plutôt un handicap pour les
révoltés en France. Ils ont plutôt tendance à se surestimer, et parfois
même dans des décalages qui feraient sans doute rire quelques albanais
ou quelques pilleurs de Jakarta, qui eux sont visiblement dans l’excès
inverse.
L’assemblée de 2006 n’est pas seulement le concentré d’un échec
d’analyse successif à un mouvement de réforme qui lui-même n’a été que
la queue de la comète d’une révolte, celle de novembre 2005, qui a paru
bien davantage qu’elle n’était. Cette assemblée est aussi le remake
amoindri de celle, fort curieuse, de Jussieu, qui en 1998 avait au moins
eu le mérite de la nouveauté et, par conséquent, de poser des questions.
Les téléologues avaient été aussi surpris de découvrir que la théorie
situationniste était majoritairement présente à Jussieu que de la
constater complètement absente en Argentine quatre ans plus tard. Cette
différence de vernis – à ce point, la théorie situationniste est un
vernis au même titre que le trotskisme ou l’antilibéralisme – illustre
assez bien l’hypertrophie avant-gardiste des événements français dans le
monde.
Nous sommes donc plutôt préoccupés et honteux d’entendre qu’un vernis de
téléologie moderne peut hanter désormais les caricatures de révolte en
France.
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