t u r n   o v e r

 

 
         

 

 

 

   
Notes de lecture 

 
         
Une expérience dassemblée en France au printemps 2006 Automne 2007  
 
 
         
         
         
           

 

 

‘Une expérience d’assemblée en France au printemps 2006’ est un ouvrage qui tente de raconter le vécu d’une « assemblée générale en lutte » qui s’est tenue en mars-avril 2006 à Paris, à la suite de manifestations, principalement étudiantes, contre une loi sur le travail des jeunes en France. Le texte cherche également à faire la critique de cette assemblée.

Les auteurs de ce texte semblent par ailleurs être ceux du site Invitations au Débat sur la Totalité, qui n’a pas manqué non plus d’avoir éveillé notre intérêt lorsque nous, téléologues modernes, l’avons découvert.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
    Reconnaissance    
         
           

 

 

‘Une expérience d’assemblée en France au printemps 2006’ est d’abord un ouvrage qui laisse une impression curieuse : il s’agit de la première analyse d’un événement actuel, entièrement pensé sous l’angle qu’a développé la téléologie moderne, mais que nous, téléologues modernes, découvrons avec plusieurs mois de retard, sur indication de tiers. Ce qu’il y a de curieux à la lecture, c’est de penser sans cesse, « ah oui, mais ils ne parlent pas de ceci, ah non ils n’ont pas développé cette dimension », pour se voir aussitôt démenti, dès le paragraphe suivant. De sorte que ce ne sont pas seulement les idées, mais aussi leur développement qui apparaissent structurés d’une manière entièrement familière.

Mais ce point de vue, le nôtre, n’est pas seulement scrupuleusement intégré, il échappe aussi à cette plaie parfois constatée chez les imitateurs qui sont plus séduits par un ton, un rythme, une musique, dans lesquels les idées jouent certes un rôle de courroie et de moteur, mais se trouvent rognées par la maladresse de l’imitateur enthousiaste. Rien de tel ici, où les auteurs se sont appropriés nos idées, et les reformulent de manière autonome, à leur manière, qu’on ne peut pas taxer d’imitation, malgré une assez grande proximité. Le point de vue de ce texte, qui sert de base de départ au récit, à l’analyse et à la réflexion, est le nôtre, mais c’est un point de vue dont nous ne saurions être propriétaires : les téléologues le partagent seulement avec tous ceux qui veulent, ainsi, se l’approprier. Et nous saluons tous ceux qui voudront, comme les auteurs de l’ouvrage ‘Une expérience d’assemblée…’, venir s’en servir.

Le point de vue présenté là, de plus, l’est d’abord assez finement, tout au moins sur certains développements assez épineux et sur quelques concepts pris pour objet. D’eux-mêmes, ces auteurs arrivent à certaines complexités rencontrées par la téléologie moderne, et ils savent en montrer des ambiguïtés, parce qu’ils y ont réfléchi. Il est nécessaire de faire état de cette qualité, parce qu’elle est bien peu fréquente avec une théorie qui s’est tout de même assez éloignée du sens commun dont l’information dominante est devenue la dépositaire. Pour restituer les banalités de base de la téléologie, il faut souvent d’assez longues explications, où manquent rarement, chez ceux qui s’y essaient, les contresens et les raccourcis faux. On trouve remarquablement peu de faiblesses de ce genre dans ‘Une expérience…’.

Comme les auteurs font état de circonstances de rencontres avec nous sur leur site Internet, nous pensons savoir qui ils sont. Ils semblent bien ceux avec qui une rupture a eu lieu, fin 2003, non pas à propos de divergences sur les modes de fonctionnement comme ils l’affirment, mais parce qu’ils ont calomnié l’un d’entre nous. Cette rupture avait par ailleurs montré la faiblesse théorique et pratique de ces calomniateurs, et nous sommes donc surpris, au premier abord, de les voir aujourd’hui développer une activité publique qui paraît plus respectable qu’eux. Il est tentant de penser que sans cette rupture, au moins ceux qu’elle concernait directement n’auraient pu s’élever à la capacité ainsi démontrée. Là semble se confirmer que la meilleure façon de contraindre les insuffisants à s’affirmer est de les traiter durement.

Comme dans l’ensemble la démarche, manifestée essentiellement par le site Internet, va dans le sens que nous préconisons, nous ne saurions rien dire de plus flatteur. Et comme nous préférons rompre avec les poids morts qui nous accompagnent parfois plutôt que de les supporter, nous préférons critiquer qu’approuver ceux qui suivent le même chemin que nous, qui n’a que trop tendance à s’encombrer de lauriers fort imaginaires.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
    Critique    
         
           

 

 

1. Le texte laisse une place bien trop faible au contexte dans lequel cette assemblée a lieu. Où se situe-t-elle par rapport au mouvement dont elle est issue, et où se situe ce mouvement par rapport aux révoltes de ce temps dans le monde ? Voilà une réflexion qui manque presque complètement, si ce n’est en intentions.

Si l’on s’en tient au site des auteurs, où ils tentent de développer une activité de collecte et d’analyse des événements négatifs dans le monde, on s’aperçoit que même la manifestation du 31 mars, racontée avec plus de plaisir que de facilité, et point culminant de la négativité du mouvement anti-CPE (Contrat première embauche), n’apparaît pas dans la chronologie. Ce qui revient à dire que ces manifestations dans leur ensemble et même leur zénith sont inférieurs au listage des « événements négatifs ». Ce qui revient à reconnaître que, même dans cette perspective, rien d’historique n’a eu lieu là. On peut se demander alors pourquoi les auteurs en parlent autant ; et surtout, pourquoi cette carence de cette assemblée, tout de même essentielle, n’est pas mise en évidence. Voilà des gens qui nous racontent tellement en longueur le détail d’un événement qu’on risque de ne plus voir que l’événement lui-même est un détail.

Pour l’analyse même de l’événement, ces détourneurs d’information semblent soudain avoir oublié justement pourquoi la méthode de collecte des événements négatifs, qu’ils expliquent de manière convaincante sur leur site, se doit de passer par l’information dominante. Le recours à l’écho médiatique disparaît presque entièrement derrière leur témoignage. De la sorte, le peu qui se passe dans l’assemblée est rendu beaucoup plus important que la quantité d’événements qui ont eu lieu au même moment dans la rue, laissant là encore l’impression d’une plus grande importance de ce qui procède du témoignage de ces auteurs que de ce qui provient de la médiation qu’ils appellent « externe », et qui, dans l’activité qu’ils avaient entreprise avant et qu’ils ont continuée après, est la base même de leur relevé d’information. Comme l’importance relative entre assemblée, événements dans la rue, et autres événements du mouvement n’est pas mesurée clairement, on a l’impression que l’assemblée, non médiatisée, est l’essentiel du mouvement.

L’analyse des révoltes dans le monde, qui est l’activité de leur site, semble d’ailleurs déconnectée complètement de la présence de ces personnes dans l’assemblée. C’est comme si, au moment où cette assemblée a lieu, ils abandonnent tout ce qui constituait leur survie du moment, ainsi que l’activité de leur site, pour se jeter dans cette entreprise. On peut se demander quelle est la compatibilité entre un tel engagement, jouer sa vie et le monde comme ils disent, et l’importance de l’événement. Si leur expérience d’analyse des révoltes ne les a pas aidés à mesurer l’importance de cette assemblée, celle-ci ne semble pas avoir modifié leur mode d’observation, qu’ils ont repris depuis la fin de l’assemblée, comme sans doute le travail et la survie un instant répudiés.

Que l’assemblée de 2006 soit en dessous de l’histoire oblige à se poser la question du camp dans lequel se joue cette assemblée. Le sens d’une assemblée, qui est une des manifestations de son but, ne se lit pas de la même manière quand elle est adossée à un mouvement de révolte, et quand elle provient d’un mouvement qui n’a jamais dépassé la revendication réformiste si ce n’est dans quelques débordements qui la décorent plutôt qu’ils ne la critiquent, comme c’est le cas pour le mouvement anti-CPE. Si cette assemblée ne joue aucun rôle historique, c’est bien dans ce qui est anti-historique seulement qu’elle joue un rôle. Les auteurs du texte, partie prenante de l’assemblée, ne semblent pas avoir songé à la signification de leur implication dans un événement si contraire à leurs objectifs affichés qu’il n’apparaît même pas dans leurs propres chronologies des révoltes dans le monde. Et en consacrant un volumineux ouvrage à un pareil détour, il est légitime de se demander comment ils vont pouvoir se débarrasser de leurs illusions à l’égard d’une assemblée qu’ils oublient, dans son détail, de critiquer en entier.

Si faire l’histoire est le but des auteurs, ils auraient dû sans aucun doute rechercher une rupture avec les autres participants de cette assemblée. Qu’ils aient pu en supporter aussi longtemps et aussi loin toutes les faiblesses et vicissitudes qu’ils décrivent paraît pour le moins contradictoire avec leurs exigences d’exigence, entre lesquelles leur exigence de rupture, justement, qu’ils veulent bien voir dans la rue, mais qu’ils n’ont nullement portée dans l’assemblée elle-même. Et l’on peut penser que ce n’est pas essentiellement maladresse d’auteur, mais plutôt vacuité de contenu, qui fait qu’on se représente si mal, à travers leur compte rendu, le « débat », et ses contenus concrets sur les bancs des amphithéâtres de l’EHESS et après.

L’un des éléments qui manque le plus dans leur critique de l’assemblée est celui auquel ils semblent également soumis : il se développe de nos jours une sorte de mythe de l’assemblée, et même de l’assemblée générale. Au moins en France, en queue parasite de mouvements sociaux, semble se développer aujourd’hui une sorte de fétichisme de « l’assemblée générale », signe rituel de la révolte ; c’est bien l’une des maladies de la révolte de former ainsi des excroissances rituelles, où la misère se vautre, sous des signes qui prétendent à la richesse. Comme la Bibliothèque des Emeutes avait défini la mauvaise émeute, et comme la téléologie moderne avait défini la mauvaise fin, il faudrait, aujourd’hui, parler de la mauvaise assemblée générale : une assemblée qui se donne les apparences de l’histoire, mais qui n’en est que la mauvaise imitation ; une assemblée qui court après un mythe, au point d’oublier son but historique.

Quelle importance, en effet, qu’une telle assemblée délibère ou opine, s’agite ou s’essouffle, communique ou se taise, boive ou fume, vote ou non, puisqu’elle n’a rien à décider dans l’histoire ? Pourquoi s’épancher sur les manquements formels de ce semi-squat, de cette « teuf » de queue de manif, qui n’a pas su dépasser le bonheur immense d’exister ? L’actionnisme, dont il est fait état pour cette assemblée, l’aurait empêchée de réfléchir ? Malheureusement, le contenu de cet actionnisme semble trop peu intéressant pour que même ce compte rendu de l’intérieur le mette en valeur. Et comment faire grief à un fond si médiocre de ne pas s’élever au-delà du mouvement où il se comporte plus comme un suivisme que comme un accélérateur ? Il est vrai que les apparences, là encore, semblent favoriser les illusions : on ne rencontre pas toujours quelques centaines de personnes en marge d’un mouvement social, la séparation des pauvres en fait un émerveillement. L’assemblée de 2006, a-critique, a-historique, semble plutôt un témoignage de la misère qui se reconstitue dès qu’elle trouve une marge, n’importe quelle marge. Elle a plutôt été un dépôt qu’un dépassement du mouvement. Il semble qu’ici l’aura de l’assemblée générale en tant qu’instance a priori positive, et les rêves qu’elle cristallise, auront seuls suffi à pallier le jugement critique.

Probablement pourrait-on poser des questions et des hypothèses qui permettent d’aller plus loin : quel a été le degré d’intervention de nos auteurs ? Quand et comment se sont-ils confrontés à ce qu’il y a d’insupportable chez les autres assembléistes ? Qu’ont-ils proposé, enfin, pour donner un peu de dignité à cette maigre resucée de Jussieu huit ans plus tard ? Et comment aurait-on pu rendre un peu plus radical un tel assemblage de gens ? En transformant leur réunion en intelligence du temps, en état-major de la subversion en actes, en dynamiteur de la pensée frelatée ? En instituant des commissions volantes qui portent le scandale du mépris et de la provocation dans les universités et les armes de la critique dans les banlieues ? En faisant du prosélytisme pour le jeu pour le jeu ? En réclamant, à la tribune, des crimes ? En riant avec sérieux et en proclamant, comme une mesure journalière, la distance entre le moment présent et le moment historique ? En inscrivant « histoire » au tableau noir en titre de liste d’événements contemporains ? En évoquant directement le but, dans son urgence, et dans son rapport impitoyable à l’insatisfaction ? En faisant de ce rapport un casus belli ? En posant la question clé de toutes les organisations et de toutes les assemblées révolutionnaires : quelles sont les conditions du dépassement de notre organisation, de notre assemblée ? Pour tout cela il semble avoir manqué, non l’imagination qui n’apparaît pas non plus vraiment, mais la capacité d’analyser le mouvement, le monde, l’assemblée au moment où elle avait cours. La faiblesse d’analyse des pauvres est considérable, et considérable aussi semble être, avant comme après l’analyse, la pauvreté de cette assemblée.
 



2. Une des plus étranges critiques de ces auteurs, qui affirment rechercher avec une avidité si louable la nouveauté dans les faits, est le reproche adressé aux autres participants de l’assemblée d’être tributaires de pensées qui ne sont pas neuves. Car rien de ce qu’ils disent eux-mêmes n’est nouveau pour tous ceux qui connaissent la téléologie moderne, à quelques détails près sur lesquels nous reviendrons. Si leur point de vue peut donc passer pour neuf, c’est seulement parce qu’il est largement inconnu du public, « confidentiel » comme la téléologie moderne. Mais ils sont eux-mêmes seulement dans la répétition assez fidèle d’un point de vue développé publiquement depuis quinze ans, et il faut bien le rappeler, sans eux. Sur ce point, ils ne se différencient donc en rien des autres participants à cette assemblée.

De plus, alors qu’ils semblent avoir bien intégré les positions de la téléologie moderne, ils ne semblent pas avoir su en développer le moindre point. Sur les quelques conceptions sur lesquelles nous différons d’eux, nous les trouvons plutôt en retrait. Et ceci est vrai autant dans le rapport sur les faits, que dans les questions plus directement théoriques. Prenons par exemple leur référence à l’Argentine, où ils omettent de signaler, dans l’hommage qu’ils font des coupures de transport, que c’est par les coupures de transport que la récupération s’est installée dans la rue ; et que les organisations piqueteros avaient réussi à séparer de justesse cette forme de révolte de l’insurrection de 2001, et des assemblées qui en sont issues, divisant fondamentalement un mouvement qui en a perdu la moitié de sa charge, dont on admire pourtant encore la brusquerie, l’ampleur et l’angle d’attaque. Par ailleurs, la pratique de l’escrache, également développée massivement lors de ce mouvement, ne semble pas avoir trouvé grâce dans leur liste de ses mérites.

De même, ces auteurs semblent avoir omis de signaler le rôle qu’Indymedia avait joué en Argentine, et que, vu la lecture approfondie qu’ils ont des ouvrages de téléologues, ils n’ignorent pas : celui de censeur. En effet, ils semblent trouver à Indymedia un mérite « tactique », c’est-à-dire propice à l’utilisation pour des appels, par exemple. Il s’agit bien là de l’acception léniniste du mot « tactique », qui signifie usage circonstancié, pour un bénéfice à court terme, en contradiction dissimulée au milieu où il s’exprime. Un tel usage «  tactique » d’un site censeur, sans même signaler que c’est un site censeur, semble bien conforme à l’assemblée qui abritait de tels tacticiens. A l’opposée, les téléologues recommandent de lire Indymedia, mais de ne jamais y écrire ou publier, pas même des appels. Il ne suffit pas de dire que c’est un site ennemi, par essence ; encore faut-il refuser ses moyens, ou le combattre, en tant que tel. On ne paraît pas, comme ils le disent, en ennemi sur un site modéré par l’ennemi, sauf quand on y est affiché par l’ennemi : sur un média ouvertement ennemi comme Indymedia, on ne vient de son plein gré que comme faire-valoir de ce média, quelle que soit l’intention. Tout tacticien qu’on est, on pactise, en utilisant le site censeur Indymedia, avec l’ennemi.

Le seul point théorique où ces auteurs semblent revendiquer d’aller plus loin que la téléologie est la détermination de la middleclass, qui, il est vrai, a bien besoin d’être poussée. Mais nous trouvons plutôt qu’ils sont là aussi restés en retrait. Deux caractéristiques nous paraissent primordiales pour décrire la middleclass, alors qu’elles ne sont qu’évoquées dans leur texte : d’abord la middleclass est essentiellement un rapport à l’information dominante, ce qui est fondamental pour la situer, la comprendre, et la combattre ; ensuite elle se manifeste de manière intermittente : on ne peut pas différencier un gueux d’un middleclass à l’œil nu ; et il est rare qu’on puisse tracer plus qu’un pointillé entre ces deux types d’humains, qui se retrouvent plus fréquemment qu’on ne le voudrait dans le même corps. La middleclass envahit les pauvres, et les gueux sont des ennemis de la middleclass en tant qu’acteurs critiques. Mais le caractère définitif et fermement reconnaissable d’une frontière entre les deux mondes manque. C’est justement là que l’aliénation entre dans cette complication que nos auteurs ont bien vue : elle est notre mode de pensée collectif, mais elle est aussi ce que nos consciences doivent combattre, en tant que consciences, en tant que particularité de la pensée générale. La middleclass propose un dilemme identique : elle nous inonde et nous traverse, elle nous nourrit et nous étouffe, et nous sommes contraints de la combattre avec l’infirmité de notre conscience qui apparaît justement comme une scrofule de la middleclass. La pensée de la middleclass est celle de la satisfaction partielle affichée, mais afficher son insatisfaction peut déjà n’être qu’une satisfaction partielle affichée.

Dans ‘Une expérience d’assemblée en France au printemps 2006’, la vieille dichotomie entre individu et « collectif » revient sans cesse pour mettre en cause une surévaluation exagérée de l’individu dans la société middleclass. Mais on peut tout aussi bien voir dans la middleclass la pensée la plus Panurge, la plus collective qui soit. De même, la manie à vouloir que se constitue le « sujet » d’on ne sait d’ailleurs trop quoi paraît une réminiscence un peu usée de cette autre vieille dualité fondée dans la théorie de la connaissance, entre sujet et objet, que justement l’aliénation tend à malaxer en ces différentes bouillies grumeleuses que sont par exemple le sens commun, la dialectique, ou les logorrhées économistes auxquelles adhèrent partiellement même ceux qui les rejettent en entier. Lukács avait raison : l’aliénation est profondément ancrée en nous, et nous l’utilisons pour la combattre.

C’est en particulier la question du but qui nous paraît ici traitée de manière bien futile. Le but de la révolte serait le rejet des conditions faites aux humains des déterminations et conditions faites malgré eux, grande banalité, revendiquée en tant que telle. Mais n’est-ce pas ce que revendiquaient les étudiants adversaires du CPE, les syndicalistes opposés à n’importe quel détail de gestion ? Et quand bien même on pourrait créer une situation où plus personne ne serait soumis à des conditions non créées par soi-même, ce qui est assez difficile à imaginer, ce serait dans quel but ? Tant que la révolte vise un état intermédiaire, elle aura mérité de tenir ses assemblées à l’EHESS en queue de mouvement étudiant. C’est, au contraire, lorsqu’elle saura répondre à cette question : se débarrasser des conditions qui nous sont faites malgré nous pour quoi faire, pour faire quoi, qu’elle prendra le sens dangereux que certains actes permettent d’anticiper.

La totalité apparaît certes souvent dans ce texte, mais l’assemblée n’est pas rapportée à cette totalité ; l’intermittence de la middleclass est évoquée également, mais sans jamais laisser l’impression que les auteurs eux-mêmes sont touchés par cet insidieux virus, et que « l’assemblée en lutte », comme les individus qui la composent, se contracte et se rétracte sous ce clignotement, soumise en permanence à ses effets non permanents, qui laissent ces courtes plages de satisfaction, où justement, on se regarde dans la glace avec fierté. De même, il est beaucoup question du but de l’assemblée, qui serait de découvrir son propre but. Là, le défaut d’analyse, la non-historicité occultée et le mythe de l’assemblée apparaissent en même temps : se trouver son propre but était probablement le but des assemblées en Argentine. Mais il ne semble en rien que la lointaine parodie parisienne de 2006 ait connu cette inquiétude et cette sincérité, issues d’une véritable rupture dans la société, à un moment historique. La satisfaction d’un négatif « simple », en représentation narcissique sur estrade, semble avoir été tout l’accomplissement que visait cette courte poignée de gens. Peut-être aurait-il été plus intéressant de savoir si cet accomplissement a été atteint, quelle était la qualité de la beuverie, de l’orgie, ou du sommeil, plutôt que de suivre la noyade d’un possible chimérique à travers les illusions des auteurs.

C’est comme si l’une des principales conclusions des mouvements de révolte des cinquante dernières années avait échappé à cette tentative : c’est de théorie, c’est d’un projet qu’ils manquent ; ce n’est pas le courage physique qui fait défaut, sur les gouttières de la Sorbonne, c’est le courage de penser. Le négatif n’est pas absent, il est seulement orphelin d’un but. La théorie est justement requise là, pour empêcher le négatif sans emploi de tournoyer sans fin. Lorsqu’on quitte la rue, c’est parce qu’il manque un but, un sens, une théorie, ou parce qu’on en a. Et c’est l’essentiel de ce que nous confirme ce compte rendu sur l’AG en lutte de 2006, aussi bien à propos des auteurs du compte rendu, que de ses autres participants : l’assemblée a été un dépotoir de négatif « simple » ou pas simple qui a quitté la rue devant le manque de projet de la rue, mais qui était bien incapable d’articuler une perspective historique, puisqu’elle était déjà incapable de comprendre la défaite de la rue, et sa propre position d’arrière-garde, de lie de cette défaite. Il aurait certainement fallu, au préalable et sans ménager les susceptibilités des autres assembléistes et des intervenants sur Indymedia, rappeler que le mouvement anti-CPE était lui-même et en entier une sorte de gros retard middleclass sur le mouvement de novembre 2005 ; et que le mouvement de novembre 2005 a pesé beaucoup moins dans l’histoire de notre temps que dans les médias du monde entier, au moment où ils lui ont conféré une importance que rien, depuis, n’est venu corroborer, malgré quelques séries d’incendies de voiture et d’échauffourées, comme lors des jours de l’an suivants et pendant les jours qui ont suivi l’élection présidentielle de 2007.
 



3. Sur le site intitulé Invitations au Débat sur la Totalité s’est développée une activité de recueil et de publication des révoltes dans le monde. Cette activité, que nous-mêmes avons tenté en vain de construire durablement, nous paraît tellement une nécessité, à notre époque de perte complète de la mémoire et de l’évaluation historique de l’insatisfaction, que nous ne pouvons que féliciter leurs auteurs de l’avoir mise en place et continuée depuis déjà quatre ans.

A ceci près : ils ne livrent pas leurs sources. Une des principales carences de la Bibliothèque des Emeutes, justement, était que bien trop peu de lecteurs commandaient les dossiers de presse pour construire leurs propres conclusions, et mettre en cause celles de la BE. Les lecteurs de la BE semblent justement avoir pris pour une « information » ce qui était un appel à la dispute, sans doute dans l’habitude soumise qu’a instituée la presse depuis cinquante ans ; mais au moins, on pouvait commander ces dossiers, et mettre en cause l’interprétation de ces bibliothécaires, il est vrai, très sommairement informés. Il n’en est rien sur « Invitations au Débat sur la Totalité », qui nous livre ses conclusions chronologiques, à prendre ou à laisser. Il n’y a pas la possibilité, à l’intérieur de la démarche, d’en contrôler et critiquer les conclusions. Et pourtant, un premier survol semble attester de l’urgence de cette nécessité.

Bien sûr, nous pourrions aussi nous étonner que l’ensemble n’est pas mis en perspective, que la hiérarchisation des événements est peu claire, ou peu évidente, que les rapports sur les événements ressemblent seulement à des articles de journaux d’opposition, et que le point de vue de la totalité ne préside pas, de manière au moins ponctuelle, à l’évaluation de chacun des principaux événements ; mais nous restons convaincus, malgré toutes les critiques émises ici, que ces mises en perspective sont en cours, car sinon, quel intérêt ?

Par ailleurs, nous sommes les premiers étonnés de ne voir poindre, en guise là aussi de préalable indispensable au « débat » sur la totalité, une position critique par rapport à la téléologie moderne. Endossée, et parfois évoquée, elle est plutôt tue prudemment qu’attaquée pour ses faiblesses, qu’elle aurait grand besoin de reconnaître et que nous aurions grand besoin de connaître. Nous avons là des ouvreurs de débat bien frileux, qui ne montrent pas beaucoup l’exemple. Là encore, la hardiesse d’esprit est comme engourdie, emmitouflée dans une modestie pour le moins mal à propos. Car laisser aux révoltes dans le monde le soin d’inviter au « débat » est une acception un peu trop confortable dans un monde où la théorie de la révolte manifeste des besoins aussi criants que ceux révélés à son insu par l’assemblée de 2006.
 



4. Il semble que l’une des conséquences contre-révolutionnaires de la révolution française a été de dérégler l’importance des événements en France, en surévaluant les mouvements de révolte qui se sont déroulés dans cette province de la vieille Europe. Marx, propagandiste prodigue de la Commune de Paris, mais aussi théoricien du prolétariat, et de son arrivée dans l’histoire dès la révolte de 1848, semble avoir puissamment contribué à ce cliché de l’importance des révoltes en France. La révolte étant devenue fashionable, Paris, pour des raisons contre-révolutionnaires (art, amourette, baguette, béret), l’étant devenu aussi, il s’est créé une sorte de prédisposition à reconnaître toute révolte à Paris, et en France, comme plus importante que ce qu’elle est, quelques exceptions confirment bien la règle illustrée par la médiatisation délirante des événements de novembre 2005 dans le monde.

En France même, cette particularité pauvre est largement entretenue. Les révoltés de ce beau pays ne sont pas seulement convaincus de l’importance de la révolte parce que c’est la leur, et à cause de l’intensité qu’ils y ont apportée, mais parce que tous se flattent de penser en termes abstraits, en grandes lignes historiques. Cette disposition à voir les choses ensemble serait d’ailleurs une qualité, si elle n’était pas essentiellement culturelle, et non opérationnelle. Si bien qu’il faut remarquer, à travers ce qui nous est raconté dans ‘Une expérience d’assemblée en France au printemps 2006’, que le passé de gloire révolutionnaire de la France est plutôt un handicap pour les révoltés en France. Ils ont plutôt tendance à se surestimer, et parfois même dans des décalages qui feraient sans doute rire quelques albanais ou quelques pilleurs de Jakarta, qui eux sont visiblement dans l’excès inverse.

L’assemblée de 2006 n’est pas seulement le concentré d’un échec d’analyse successif à un mouvement de réforme qui lui-même n’a été que la queue de la comète d’une révolte, celle de novembre 2005, qui a paru bien davantage qu’elle n’était. Cette assemblée est aussi le remake amoindri de celle, fort curieuse, de Jussieu, qui en 1998 avait au moins eu le mérite de la nouveauté et, par conséquent, de poser des questions. Les téléologues avaient été aussi surpris de découvrir que la théorie situationniste était majoritairement présente à Jussieu que de la constater complètement absente en Argentine quatre ans plus tard. Cette différence de vernis – à ce point, la théorie situationniste est un vernis au même titre que le trotskisme ou l’antilibéralisme – illustre assez bien l’hypertrophie avant-gardiste des événements français dans le monde.

Nous sommes donc plutôt préoccupés et honteux d’entendre qu’un vernis de téléologie moderne peut hanter désormais les caricatures de révolte en France.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2007

     
         

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