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t r o u b l e s d e l ' o r d r e
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Analyses 2004
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L'insurrection au Manipur | |||||||
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L’insurrection
au Manipur est peut-être l’événement qui représente le mieux
l’année 2004 du point de vue du négatif. Ce n’est pas un événement
très offensif. Ce n’est pas non plus un événement de grande portée.
Mais c’est le soulèvement massif de la population entière de l’un
des Etats de la fédération indienne. Et c’est pourquoi nous parlons
ici d’insurrection. Cette rare unanimité négative a été presque
entièrement occultée dans le reste du monde. Même nous, qui
observions pourtant l’information avec toute l’attention dont nous
sommes capables, nous étions grossièrement mépris sur son sens, au début,
et n’avons découvert – non sans un questionnement sans réponse sur
l’insuffisance de notre dispositif de veille – qu’après un mois
que cet ample mouvement de rue aurait mérité d’être cité presque
à chaque jour. Entre l’émeute du 17 juillet et l’auto-immolation
d’un manifestant, à la mi-août – les deux événements qui
avaient été signalés à notre sagacité –, on ne compte pas
moins de six journées d’émeute au Manipur, où les manifestations de
rue, les plus variées, ont été quotidiennes ; et cet effacement
de l’information par rapport à cette révolte, si caractéristique de
l’époque autour de 2004, nous ne l’avions pas vu. La cause la
plus probable de cette occultation particulière est la dimension de
l’entité appelée Manipur. C’est là un des petits Etats
montagnards de l’est de l’Inde, collé contre le Myanmar, et voisin,
dans la fédération, avec le Nagaland, l’Assam, le Mizoram, à peine
plus considérables ou plus notoires. Une disposition légale y interdit
l’entrée des visiteurs, y compris les journalistes, sans visa. Ce qui
résume le mieux l’insignifiance de ce petit pays que la montagne et
la loi rendent si difficile d’accès, c’est son nombre d’habitants :
environ deux millions, alors que l’Etat fédéral indien en compte
plus d’un milliard, onze cents millions, c’est-à-dire cinq cent
cinquante fois plus. En Occident, on parle peu de l’Inde ; et en
Inde, on parle peu du Manipur. Du Manipur à l’Inde, de l’Inde à
l’Occident, il y a beaucoup trop de concurrents décidés à faire
parler d’eux pour que le Manipur parvienne à l’actualité.
L’insurrection au Manipur est un excellent exemple d’une des premières
dérives googliennes de l’information : ce ne sont pas des systèmes
de valeurs, des choix explicites, des analyses historiques qui font
l’information, ce sont des groupes de pression pour obtenir la
visibilité publique. Le 9
juillet, un pasteur et, le 10, une femme sont trouvés assassinés après
avoir été arrêtés par la troupe du 17 Assam Rifle. Ce corps de
l’armée fédérale disposait d’une impunité très étendue :
depuis 1980, le Manipur est considéré légalement comme une région
« troublée », ce qui a permis une autre disposition
d’exception, Le 13
juillet commence une grève générale appelée par vingt-six
organisations civiles. Les mouvements de femmes, notamment, sont en
pointe de la protestation, et le 15, une manifestation de femmes nues
vient devant la caserne de l’armée avec des banderoles « Violez-nous ».
Ce geste inédit va permettre la seule pression publicitaire vers
l’Occident, par l’intermédiaire des mouvements féministes, soulignée
un mois plus tard par Amnesty international. Pour s’être suffisamment
déconsidérées, et depuis suffisamment longtemps, les organisations féministes
n’auront un écho qu’auprès de leur propre suivisme. Mais à
Imphal, capitale du Manipur, l’embarrassant spectacle sera sanctionné
d’un couvre-feu. Dans toutes
les insurrections, il y a ce moment fatidique, mais imprévisible, où
toutes les mesures de l’ennemi apparaissent comme des provocations
insupportables, et alimentent l’indignation, la colère, la rébellion,
encore impensables la veille. Le couvre-feu du 15 juillet semble avoir
été ce type de coupe-feu qui prend feu. Le lendemain, 16 juillet, des
centaines de manifestants viennent défier l’interdit de manifester.
Les femmes en particulier attaquent les forces de l’ordre, qui répliquent
avec des lacrymogènes. L’émeute fait environ 100 blessés.
L’extension est immédiate, et dès le 17, c’est dans de multiples
localités qu’on manifeste massivement et qu’on se bat, à
l’occasion : Imphal, bien sûr, Thoubal, Bishnupur, où le
couvre-feu est renforcé, Lamshang, Kongba
Nongthombam Leikai, Pheidinga, Wangoi, Naharup Pangong Makhong, Chandel,
Churachandpur. Ce jour-là, on recense 17 blessés. Je vais
insister un peu sur la massivité de ce mouvement, ce qui est un peu
paradoxal pour une petite entité territoriale de quelques centaines de
milliers d’habitants. C’est toute la population, les jeunes et les
vieux, les pauvres et les gestionnaires de rechange, les pour et les
contre, les sportifs et les chiens, les femmes et les hommes, les
habitants de la capitale et ceux des petites villes de province qui se
sont retrouvés dans la rue, joyeux, amusés, indignés, intéressés,
effrayés, solennels, rieurs et moqueurs, prêts à en découdre,
pacifistes ou seulement passifs, unis contre un Etat dont ils semblent
avoir ri avec indignation, autant que leur bonne humeur a duré. Les
foules présentes se comptent plutôt par centaines puis par milliers. Sans doute,
une seule source d’information, locale, manipurienne, E-pao, est toute
la petite lumière qui me permet de dire ce que je dis. Pendant les
journées de juillet, ces informateurs ont ouvert une partie de leur
site Internet à cette révolte. Chaque jour on y trouvait à travers
huit à douze articles une partie des événements de cette
insurrection. Comme pour toutes les sources uniques, son parti pris est
gênant, d’autant qu’il n’est pas clairement énoncé. Disons donc
que ce site a essentiellement tenté de donner la parole à la partie récupératrice
et organisée du mouvement, et à son idéologie pacifiste, légaliste
et traditionaliste. Malgré ce biais très étouffant, la révolte y
transparaît dans sa fraîcheur, dans sa violence, et dans son ubiquité. Le 18
juillet est une date importante dans l’évolution de cette révolte.
C’est en effet une journée de forte mobilisation, mais cette
mobilisation, massive, se manifeste par des sit-in, et à peine quelques
incendies de bâtiments publics. A en croire E-pao, il ne semble pas y
avoir eu d’affrontements. Ceci a deux conséquences. La première est
que les deux partis respirent : l’Etat ne recule plus, mais la
rue non plus. On atteint une sorte de plateau qui va durer un mois :
mobilisation quotidienne et, j’insiste de nouveau, massive. La seconde
conséquence est que le mouvement disparaît de l’information
occidentale, où la brusque flambée et l’étonnante provocation des
manifestantes l’avaient propulsé. Il reste, certes, dans
l’information anglophone indienne mais, de fait, le mouvement est déclassé,
passe au rang inférieur de l’information régionale, devient la
propriété exclusive d’E-pao. Les médias occidentaux, en délaissant
le Manipur, ont contribué aux limites de ce mouvement, dont l’assemblée
générale virtuelle ne trouvera plus jamais la question du monde à son
ordre du jour. Pourtant,
l’Etat est plus lent dans son appréciation. Le 19 juillet, en effet,
deux compagnies de police supplémentaires sont aéroportées au
Manipur. Tout de suite les manifestants d’Imphal testent le nouveau
matériel : pendant plusieurs heures, dans plusieurs quartiers,
pierres tirées par des frondes, lacrymogènes et balles en caoutchouc
se croisent. Il y a plusieurs milliers de joueurs. Des barricades de
voitures cramées et des coupures de route apparaissent. A partir du
20 juillet, c’est une oscillation constante entre manifestations
pacifistes, largement soutenues par un pool d’organisations sociales
et civiles, qui cherchent fiévreusement à s’unir, et les débordements
d’une jeunesse plus joyeuse, dont il n’est pas sûr qu’elle se
satisfasse du prétexte affiché, la punition des auteurs du viol et de
l’assassinat de la martyre dont j’ai oublié le nom. Mais, pendant
tout ce début, c’est un mouvement joyeux et inventif. A côté des
batailles rangées à la fronde, qui ont toujours ce quelque chose de
festif inhérent à l’offensive qui se découvre, les pacifistes
accolent des actions non dénuées d’imagination à celles, plus
traditionnelles, que sont les sit-in, les grèves de la faim, et la crémation,
en effigie, des principaux politiciens responsables de la loi
d’exception : des manifestations au flambeau, une manifestation
en canoë, le 22, une à vélo le 24, une manifestation où des chiens
portent des placards antigouvernementaux. Le 22 juillet a également
lieu la dernière tentative d’expansion du mouvement au-delà des
frontières du Manipur : mais les affrontements que quatre cents étudiants
livrent à la police dans la capitale fédérale, New Delhi, n’auront
pour seule conséquence que 22 arrestations. Le 26
juillet, une délégation-manifestation d’étudiants vient pétitionner
devant un bâtiment du gouvernement. Priés, de manière peu amène, de
quitter les lieux, les étudiants appliquent la technique des femmes
nues, en exigeant « arrêtez-nous ». L’embarras des forces
de l’ordre a été comique, jusqu’au moment de la charge, avec ces
longs bâtons flexibles qu’on appelle des lahtis. Mais les
manifestants sont restés, sous la lahticharge ; et la technique du
« arrêtez-nous » est restée aussi. Le 29
juillet a lieu un relevé exact de la récupération et de l’indépendance
du mouvement. Au stade d’Imphal, un meeting mis sur pied par
trente-deux organisations de l’opposition démontre comment la révolte
peut être enfermée ; et lors de la sortie du meeting, en cortèges
voulant lui donner une visibilité moins confinée, des affrontements
aussi durs que ceux du 19 rappellent le niveau de vivacité de l’antipacifisme
et la peur de l’Etat. Pendant plusieurs heures, on se bat sur
plusieurs routes avoisinant le lieu de la réunion, dont le contenu est
déjà inessentiel. Il y a environ 100 blessés à la fin de la journée. Le 31, la
tactique du « arrêtez-nous » se poursuit : deux cents
manifestants sont arrêtés, parqués dans des bus, et relâchés
quelques kilomètres plus loin. De ce fait, ils sont cinq cents le
lendemain, et la gêne de la police, ridicule, se résout en
affrontement ouvert : 15 blessés et 90 arrestations, à nouveau
transportés en bus puis libérés, clôturent la journée. Mais en août,
l’imagination ne fait plus de trouvailles, même si le 5 on voit, lors
d’une manifestation de sportifs, des boxeuses nager en fuyant la
police, et des lutteurs caillasser en exprimant leur colère. Les
manifestations pour se faire arrêter, les blocages de route, et les
affrontements sporadiques mais bénins dominent maintenant le quotidien
d’une révolte qui est à son tour comme emprisonnée par les
montagnes, et par la loi contestée, courts horizons d’un potentiel
plus vaste. En même
temps, le chef du gouvernement est à New Delhi pour discuter avec le
gouvernement fédéral la levée de la loi, qui est le nœud autour
duquel l’opposition a réussi à cristalliser la révolte. Le fait que
tous les partis sans exception, y compris le parti du Congrès au
pouvoir, ont demandé l’abrogation de la loi d’exception donne la
portée de la perspective de cette exigence minimale, transformée en
demande maximale. Le gouvernement fédéral, indécis ou indifférent,
se gratte la tête, se lave les mains et se ponce le pilate. Alors que
tous les jours on se fait arrêter pour se faire relâcher, parfois avec
des frictions, car pour forcer l’arrestation on transgresse, en enfonçant
par exemple un cordon de police, le ridicule prend aussi d’autres
formes, comme le 3 août, lorsque le premier ministre Ibobi rentre de
New Delhi, et qu’un dispositif zélé a instauré un couvre-feu juste
le temps de permettre à ce dignitaire de parcourir le trajet de l’aéroport
au centre-ville sans être escraché. Il faut d’ailleurs remarquer que
ce politicien, auquel l’institution demandait d’obtempérer à ce
que la rue exigeait, a refusé seul envers tout le monde d’abolir la
loi parce qu’il craignait que ce succès de la rue n’amplifie ses
exigences. Et ce calcul échiquéen s’avéra juste : il était
moins risqué de garder une loi inutile, inique et impopulaire que de
l’abolir. Il est étonnant
et significatif pour ce mouvement que, interdisant à la police d’arrêter
des manifestants, ceux-ci n’aient pas poussé leur intéressante
provocation. Le refus d’arrestation se termine seulement par des
affrontements, il y a même le premier mort à la suite de l’émeute
du 7 août, mais à aucun moment les marchandises, par exemple, n’ont
semblé en danger dans un mouvement qui, comme en Kabylie en 2001,
comptait les commerçants comme alliés de la rébellion. Arrivant au
devant de la scène avec le retard qui leur sied, les intellectuels à
leur tour soutiennent maintenant le mouvement. Si les intellectuels
peuvent, de manière séparée, se glisser au premier rang d’une
insurrection, celle-ci avoue qu’elle n’a pas encore réussi à
critiquer la séparation dans la pensée que la société
institutionnalise ; et c’est un nouvel aveu de son inoffensivité
de s’être ainsi laissée glisser à hauteur d’intellectuel. Le 12 août,
le premier ministre Ibobi lève « à titre d’essai » le
Disturbed Area Act sur la municipalité d’Imphal. L’AFSPA tombe pour
les 10 % de Manipuriens de la région concernée. La loi n’est
donc que suspendue et nullement abolie, et si c’est sur le territoire
où se trouve le nœud de l’insurrection, elle continue de soumettre
l’immense majorité de la population et de l’Etat. Personne n’est
dupe de cette semi-mesure. Au contraire, c’est là une erreur, qui
redonne un peu de vigueur à un mouvement qui avait commencé à
s’affaisser dans le sit-in. Le 14, la réaction
des trente-deux organisations d’opposition se traduit par une journée
de grève générale, très suivie, qui devient émeute lorsque la
police se frictionne avec les différentes manifestations, de la coupure
de route jusqu’au cortège au flambeau. Enfin, le 15 août a lieu l’événement
qui va relancer l’insurrection dans l’information, attisant par cet
appel d’air artificiel une flamme devenue transparente, à la chaleur
diminuée : un leader étudiant s’immole par le feu, à Bhisenpur,
et la journée de l’Indépendance se termine dans les affrontements et
le couvre-feu. Cet incendie humain, boosté au symbole, va certes
provoquer trois jours d’émeute les 18, 19 et 20 août, mais ce sont déjà
les émeutes du repli. On s’y bat pour les ponts d’Imphal, mais ces
ponts ne donnent plus accès qu’à une ville moyenne d’un quart de
millions d’habitants, coupée du monde par un Etat local, des
intellectuels autochtones, et trente-deux organisations de récupérateurs
unis. Dès le 21,
les trente-deux organisations, regroupées maintenant sous une enseigne
commune, Apunba Lup, proclament la fin de la grève générale. En
contrepoint, les mesures pour maintenir le mouvement sont significatives
d’une volonté casse-genoux : sortir manifester tous les matins
à 9 heures, et boycotter les produits indiens. Et de fait, les
manifestations violentes sont terminées – il n’y aura plus que
quelques frictions entre les forces de l’ordre et des manifestants qui
les attendent généralement assis, si peu armés que même les frondes
ont disparu. Un mois après
une colère générale, irrésistible, pleine de fantaisie, ce ne sont
plus les habitants du Manipur, mais l’Apunba Lup qui bloque les routes
pour réclamer l’abolition de l’AFSPA. C’est désormais un échange
bien balisé entre cette organisation, formée tard, et cet Etat du dos
rond. En rétrospective, il reste du Manipur un curieux événement, qui
est passé presque inaperçu, dans la distorsion du temps, et dans
l’opacité de la distance. Mais les cinq semaines d’insurrection
entre le 13 juillet et le 20 août sont à compter parmi les plus
joyeuses de l’époque actuelle. Il a seulement manqué à ce grand
soulèvement populaire, où le rire jouait à cache-cache avec le sérieux,
l’agressivité qui permet de transcender, et la capacité à laisser
sa propre vitalité déborder la raison. Car à la fougue de la jeunesse
se sont opposés immédiatement le pacifisme et la tradition d’une
opposition qui a pris cinq semaines pour s’unir et réduire au prétexte
une agitation dont la vigueur portait bien au-delà, et qui prendra cinq
autres semaines de vigilance active pour éteindre cette joie
imaginative, qui risquait à tout moment de devenir communicative. Cette
opposition a été soutenue par un Etat à l’ancienne, menant encore
une politique manipulatrice mais, également, avec une vision à moyen
terme qui a manqué à l’insurrection, dont la vue était encore plus
courte ; et par une occultation de l’information qui a permis de
bloquer, comme les visas obligatoires à l’entrée du Manipur, le
soutien actif des pauvres de l’Inde, et du monde.
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Texte de 2005 |
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