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t r o u b l e s d e l ' o r d r e
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Analyses 2004
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Surchauffe en Chine | |||||||
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Pendant les
ravages de la révolution culturelle, un ministre français avait écrit
un livre où il projetait ses fantasmes plus intéressés qu’intéressants :
‘Quand C’est ce
qui ne se fait pas sans divers soubresauts. Car pour introduire le plus,
il faut gérer différemment le moins. C’est pourquoi il y a un pont
avec l’Occident, qui a une longue marche d’avance dans la gestion du
plus. Les pauvres, qui n’avaient rien, auront désormais des
marchandises, les pauvres. Mais les marchandises démolissent des justes
milieux, des familles, des rites. Quand vous donnez des marchandises aux
enfants, les enfants découvrent et pratiquent les lois de la
marchandise, pas même adoucies par l’éthique : racket, deal,
gang. Les Chinois, qui ont longtemps été des vieillards, pleins de
trop de sagesse devant l’Etat, sont des enfants, pleins de trop de naïveté
devant la marchandise. Ils apprennent le racket, le deal, et reforment
ces gangs qu’on appelait des triades avant la mafia communiste. Dans
un pays où la colère est une honte parce qu’elle fait perdre la
face, les pauvres changent de pays : ils vont dans le pays de
cocagne, le magnifique pays de la marchandise, où la colère est génératrice
d’imagination et d’intelligence parfois, d’individualisme toujours –
cet individualisme aussi étranger à Cette
mutation ressort de manière comique à travers les discours des
gestionnaires. Leur grande victoire, qu’ils affichent comme les maris
affichaient jadis les draps sanglants de la nuit de noce, c’est
lorsqu’ils ont réussi à maintenir l’augmentation du PIB, qui fait
tant saliver tous les marchands et gestionnaires de la planète, à
moins de 10 %. Eviter la surchauffe est le nouveau mot d’ordre,
fort simple et compréhensible. Tout d’un coup, le milliard trois
cents millions de Chinois consomme, et tout change, gare à la
surchauffe. Le paysage devient vertical, comme cette étonnante Shanghai
du XXIe siècle qui compte déjà plusieurs centaines de
tours de plus de trente étages, et qui fait paraître vieille et
ratatinée Eviter la
surchauffe veut dire deux choses, fondamentalement : éviter la révolte,
et éviter qu’on parle des raisons d’une révolte. Aussi y a-t-il un
double discours dominant. Les chiffres de la police font état de 58 000
protestations en 2003, 160 par jour, impliquant des centaines, des
milliers, voire 10 000 personnes, 15 % de plus qu’en 2002,
mais, pour quelqu’un qui arpente Internet à la recherche de ces
protestations, il ne trouvera que quelques grèves et manifestations
ouvrières, et une poignée d’émeutes, toutes liées au SRAS, et aux
mesures draconiennes que l’Etat chinois a voulu mettre en scène
devant les Occidentaux, à l’exception d’une seule, fort bénigne,
qui concerne quelque quatre cents supporters d’une équipe de football
de Shanghai. On est à moins de dix événements connus sur les soixante
mille annoncés. Là encore, le nœud est dans l’information. Ce dont
on ne parle pas n’existe pas. Les informateurs, qui pourtant
pourraient se déplacer assez facilement désormais dans ce vaste pays,
ne le font pas. Il est vrai que la bureaucratie sait décourager :
en octobre 2004, alors que des émeutes avaient lieu au Henan, bouclé
par la loi martiale, on faisait savoir au visiteur de la ville de
Kaifeng, l’une des sept anciennes capitales de Il faut donc considérer comme un succès de la censure qu’il n’y
ait pas, pour 2004, d’émeute connue avant le mois d’octobre. Et
comme une situation très dangereuse, et un de ces concours de
circonstances qui déterminent encore l’information, qu’il y en ait
eu sept, connues, entre le 4 octobre et le 4 décembre. C’est que,
lorsque la presse parle d’un sujet comme une émeute en Chine, elle
est fort friande de confirmer cette information par un événement
analogue. Du coup, soudain, il y a beaucoup d’émeutes en Chine, tout
au moins à notre échelle, deux cent cinquante dans le monde et dans
l’année, nous qui sommes si loin d’en imaginer une à soixante
mille degrés. Le 4 octobre, dans le village de Sanchawan, dans le Shaanxi, près de A Sanchawan, au début octobre, la police a investi massivement le
village, où les paysans bloquaient les terres confisquées. Puis elle a
tiré. Il y a eu 50 blessés et 32 arrestations. Ceci suffit à casser
ce mouvement. La seconde émeute, le 20 octobre, a eu lieu à Wanzhou, sur le Yangtze
Kiang, à un tiers du chemin entre les immenses bourgs de plus de quatre
millions d’habitants chacun que sont Chongqing et Wuhan. Il est
remarquable d’ailleurs, que nous appelons Wanzhou une ville qui
s’appelle Wan Xian, parce que l’information occidentale ne l’a
jamais appelée que Wanzhou, et s’est avérée à peu près incapable
de la situer, en transformant tour à tour cette ville de 200 000
habitants en quartier de Chongqing, en bourgade, en ville de 500 000
à 800 000 habitants, et en gardant toujours son nom périmé. L’événement,
lui, est parti d’une dispute autour d’un étal de fruits où l’un
des deux protagonistes a essayé de se faire passer pour un haut
dignitaire et menaçait d’abuser de sa position contre l’autre,
simple coursier. Pas de chance, ou signe des temps : cette annonce
d’abus de pouvoir déplut à une foule qui se rassembla si vite
qu’ils furent bientôt dix à vingt mille furieux, attaquant à coups
de bâtons et de pierres la police qui répliqua avec des lacrymogènes
et des balles de caoutchouc, détruisant des bâtiments publics et des véhicules.
Il est vrai que la police n’a pas les moyens, ni surtout
l’organisation (qui contiendrait l’aveu que ce genre d’événements
est possible), de faire face aux attroupements et aux disputes qui se
forment sur les trottoirs de Chine, et menacent quotidiennement et
partout d’être des révélateurs de rages enfouies, et d’allégresse
naissante. « Les incidents de Wanzhou
constituent le premier grand mouvement spontané d’opposition
collective, rassemblant plusieurs dizaines de milliers de simples
citoyens, depuis la cinquantaine d’années que le Parti communiste
chinois est au pouvoir [à la différence des mouvements catégoriels ou
politiques]. Une censure de l’information sans précédent a été
appliquée sur ce sujet à l’intérieur du pays. A l’exception de la
presse officielle de Chongqing, qui en a rendu compte de manière très
limitée, les autres médias du pays se sont tus. Par ailleurs, les
autorités locales ont pour la première fois mis à profit les hautes
technologies pour bloquer localement l’utilisation des moyens de télécommunications,
dès que les incidents ont éclaté. Les téléphones portables ne
pouvaient plus fonctionner et l’envoi et la réception de SMS étaient
impossibles », pouvait-on lire dans ‘Courrier international’.
Les deux protagonistes de la dispute initiale furent déférés… à la
télévision, où celui qui avait prétendu être un haut fonctionnaire
dut se rétracter, version moderne des autocritiques maoïstes d’il y
a un tiers de siècle. Pour
l’émeute suivante, le 25, soit une semaine après, il suffisait de
prendre le bateau qui remonte le fleuve jusqu’à Wuhan. Cette émeute
est un événement très banal, à part qu’il a lieu en Chine, et que
c’est la seule émeute de l’année dans une des dix plus grandes
agglomérations du pays. Un chanteur pop de Hongkong donnait là un
concert. La salle fut fermée alors que 50 000 personnes essayaient
encore d’y entrer. Elles se fâchèrent, la police arriva, la bataille
eut lieu, et quelques déprédations s’ensuivirent. Voilà un de ces
signes de modernité frivole qui justifie que l’information
occidentale parle d’une émeute en Chine. Il
ne faut attendre l’événement suivant que deux jours. C’est au
Henan qu’a lieu ce qui a été la révolte la plus importante de
Chine, en 2004. Le Henan est une province complètement inconnue en
Occident. D’une superficie d’un quart de Il
est à peu près impossible de savoir ce qui s’est passé, du 27 au 31
octobre, dans les localités sur la route entre la capitale Zhengzhou et
l’ancienne capitale d’empire, Kaifeng. Presque toutes les
informations ont été contredites. L’information occidentale, qui a
gardé le monopole de la parole, puisque le gouvernement chinois a
choisi le black-out, a construit tous ses rapports sur une confrontation
ethnique entre Hui et Han. Mais le gouvernement chinois a nié cette
ligne de partage, qui paraît d’ailleurs absurde : s’il y a
bien une communauté hui (qui sont des musulmans chinois, mais qui
parlent la même langue et qui ne se distinguent pas non plus
physiquement des autres Chinois), la communauté han, si elle existait,
serait Tous les prétextes avancés
ont été mis en cause, mais tous partent d’une dispute entre
particuliers dans la localité de Nanren. On attribue d’ailleurs
abusivement le terme de « village » aux lieux de dispute,
car entre les deux grandes villes, il n’y a que Car dès le 29, la loi martiale avait été décrétée
sur un petit territoire entre les deux grandes villes, et 10 000
hommes de troupe dépêchés sur les lieux. Les destructions n’ont pas
semblé trop massives (quelques maisons, quelques entreprises). Et sur
le nombre de victimes, la fourchette varie entre 7 morts et 42 blessés,
reconnus par l’Etat chinois, 20 à 23 morts, estimations moyenne
soutenue par des médias plus prudents, dont la visibilité ne pouvait
pas être bonne, et les 148 morts du ‘New York Times’, qui a fini
par nuancer cette information-là. La durée, le déploiement des forces
de l’ordre, et même le nombre de victimes minimal, dans une
population sans armes à feu, donnent cependant une idée de
l’envergure de l’événement – à défaut de nous renseigner
sur son véritable contenu. Le 27, le jour où commençaient les affrontements
de Nanren, à plus de Mais les manifestants ne sont pas
dupes des bureaucrates – ils les ont pratiqués depuis trop longtemps.
« Villagers
told the Sun that people affected by the Pubugou dam now believe the
government has no intention of offering better compensation terms, and
that the protesters have reached a new consensus: They will not make any
more demands related to the compensation package, but will simply oppose
the dam outright and stand their ground – refusing to move or to
permit their land to be requisitioned or inundated. The
newspaper said that elderly men and women are among the most active
participants in the protests – in fact, are always out in front
leading the charge. They have become known as the "dare-to-die
brigade" because they taunt the armed police with shouts of, "Kill
us, kill us! We will no longer have to move if you kill us! » On retrouve, dans ces désespoirs
farouches, les joyeux accents de l’insurrection du Manipur. Sans doute décidés à nous faire visiter leur
vaste pays, les émeutiers chinois suivants ont donné rendez-vous au
monde le 10 novembre, à 9 heures du soir, au sud-est, à Yeyiang, dans
le Guangdong. C’est un péage d’autoroute, et c’est une
contestation sur la somme à payer. Ce qui rend remarquable toutes ces
émeutes en Chine, c’est l’agglomération rapide de dizaines de
milliers de personnes, à chaque fois. Ici, à Yeyiang, elles prennent
d’assaut le poste de péage, le pillent et le détruisent, et
affrontent les renforts, qui ne parviennent à reprendre le terrain que
vers minuit. Le 4 décembre, ils sont encore dix mille, cette
fois à Qinzhou, dans le Guangxi, à D’autres événements, de moindre envergure, nous
sont connus, dans ce joyeux éclectisme où la distance entre cet Etat
au capitalisme le plus dur et le plus impitoyable du monde et la grande
masse des pauvres ne cesse de croître : en avril, des villageois
expulsés pour la création d’une route bloquent le deuxième périphérique
de Xi’an ; en mai, plusieurs centaines d’ouvriers du bâtiment
de Shenzen, expulsés de leur bidonville, caillassent des bureaucrates ;
une semaine plus tard, des éleveurs de poulets aux abords de la même
ville font subir le même désagrément à d’autres officiels venus détruire
leur ferme illégale ; début août, la police prend d’assaut une
petite localité à la limite de l’agglomération de Zhenghzou, déjà,
au Henan pour arrêter des protestataires contre la vente de terre à
des entreprises d’immobiliers ; en août, dans le Guangdong, déjà,
des centaines de paysans, dont les terres ont été vendues, prennent
d’assaut un commissariat ; en octobre dans l’Anhui, dix mille
retraités bloquent les routes d’accès à la petite ville de Bengbu
pour protester contre l’augmentation des prix ; en novembre, à
Canton, des marchands ambulants délogés se battent avec la police ;
après une catastrophe minière, non loin de Xi’an, les mineurs
furieux prennent d’assaut les bâtiments publics de la ville de
Miaowan ; en décembre, des étudiants incendient un campus, parce
qu’on a annulé un concert à la dernière minute ; des routiers
écrasent des policiers au cours d’une tentative de libération de
deux des leurs, dans le Shanxi. A travers cette multiplication d’événements
partiellement étouffés, Quand à la
révolte en Chine, on peut sans doute, prudemment, affirmer qu’elle en
est à ses débuts : joyeuse, fraîche, vive, variée, sans
concertation, sans chefs, avec une détermination jeune et active, elle
n’en est encore qu’à se découvrir elle-même. Et attention,
camarades gestionnaires, ça va surchauffer !
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Texte de 2005 |
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