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t r o u b l e s d e l ' o r d r e
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Analyses 2004
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Le sous-continent indien | |||||||
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Népal
3 Pakistan
7 2 mars Bangladesh
5 6 avril Sri
Lanka 1 Inde
17 14 janvier Total :
33 événements Si nous
parlons ici d’une Inde au sens élargi, qui retrouve presque les
dimensions des Indes du colonisateur britannique, c’est parce que
cette région est un composite de conflits, au milieu desquels
l’ennemi soutient un pan important de sa nouvelle frontière
spectaculaire, la frontière qui passe entre démocratie occidentale et
Islam. A vrai dire, la dualité islam-hindouisme ou Islam-reste du monde
a déjà entrepris, dans son approche policière, à pacifier beaucoup
de ce qu’elle touche : ainsi le procès des émeutes de 2002 au
Gujarat, au cours de toute l’année 2004, a-t-il permis aux médias de
rendre indiscutable la distance ethnique, et d’occulter ou affaiblir
des affrontements qui pourraient avoir d’autres causes ; et le
rapport de la commission d’enquête, qui vient de contredire le
constat du gouvernement hindouiste du Gujarat, comme quoi le prétexte
initial aurait été un accident et non un attentat islamique, ne change
rien à l’affaire. De même, la guerre latente au Cachemire est plutôt,
aujourd’hui, un facteur d’ordre civil : les gouvernants
s’habituent à ces situations d’exception ; les gouvernés qui
y laissent leurs perspectives et parfois leur peau, non. Mais l’on ne
se révolte pas contre une guerre, sauf quand, soldat, on se mutine. Alors que
l’Inde rivalise en modernisme économiste, en augmentation du PIB, et
en nombre d’habitants avec Mais le phénomène
qui nous permet de découvrir un état de fait aussi intégré et intégrable
est que l’Inde, qui était jusqu’à maintenant un ghetto médiatique,
avec son Bollywood, sa presse et ses stars, uniquement autochtones, voit
s’effriter les murailles de ce bruit silencieux. L’information
occidentale commence à parler de cette région. Les raisons
convergentes sont difficiles à démêler. Tout d’abord, Internet est
une langue qui privilégie l’anglais, et l’anglais est la seconde
langue de l’Inde : l’information indienne dans cette seconde
langue remonte donc au contraire de multiples langues premières qui
restent obscures et confidentielles. Ensuite, par la bonne odeur attirée,
des gros tas de capitaux s’affirment, par la médiation de leurs
valets financiers, juteux et aptes à proliférer dans un décor aussi
appétissant, où la main-d’œuvre bon marché abonde, et où naît un
si beau « marché intérieur » qui fait tant rêver. C’est
d’ailleurs dans cette concurrence des Etats pour attirer
l’investisseur qu’on voit que l’Inde souffre surtout d’un
handicap par rapport à Aussi en
apprend-on tous les jours sur cette région. Il y a peu encore, on
n’entendait pas parler d’émeutes locales pendant plusieurs années,
là où maintenant il y en a plusieurs les bons mois. Est-ce parce que
l’Inde s’ouvre que les grelots affairistes attirent les museaux
journaleux ? Ou est-ce parce que l’arrivée de tant d’argent,
de tant de journagogos, de tant de monde Internétisé, de tant de pensée
exotique et barbare débride les mœurs, et libère de salutaires ruades ?
Probablement les deux : quand une région, jadis capitonnée, entre
dans la grande marche aux accents militaires que nos ennemis appellent
marché global, l’émeute en est toujours l’un des premiers signes :
les pauvres aussi manifestent leur enthousiasme ! Ils ont bien des
sujets de colère, et bien des idées à faire connaître à la planète !
Et les cohortes d’informateurs formés à l’université occidentale
ne sont pas de trop pour raconter et traduire le sens de ces émotions.
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Népal | |||||||
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C’est en
1990 que le Népal est entré dans notre époque. C’était une belle
entrée. Une insurrection a détruit alors, à jamais, les formes figées
d’un Etat du passé. La royauté, jusque là absolue, dut abandonner
le système de représentation qu’elle avait imposé, et s’adjoindre
un régime libéral occidental. Une telle réforme,
cependant, ne fut que la façade médiatique, le raccommodage sans
projet du régime, ainsi raccordé à l’Inde, et au monde occidental.
Mais le Népal est resté fissuré depuis cette insurrection. Montrer
que rien n’avait pu consoler le vieil ordre monarchique pas entièrement
renversé était la façon médiatique de dire que rien n’avait, au
fond, résorbé le profond mécontentement de pauvres qui avaient appris
l’indiscipline et l’irrespect. Car les pauvres, même dans les
contreforts d’esthétique pour trekking de l’Himalaya pour mystiques
bobos, sont soumis à la marchandise, à son emprise tentaculaire, aux désirs
et aux dégoûts, à l’avidité et à la honte qu’elle répand comme
des poudres colorées, ou des virus irrémédiables. Aussi, les pauvres
du Népal ont étendu l’indiscipline et l’irrespect de l’Etat à
l’argent, et ni les rois, ni les vitrines, ni les voitures, ni les
touristes ne sont plus sacrés dans la vallée de Katmandou. Le
gouvernement démo-parlementaire du Népal a donc fait l’expérience
d’une sorte de chaos endémique, à la fois permanent et intermittent.
Il y a donc eu, peut-être même, mais ce n’est pas sûr, au terme
d’une décision consciente, une scission entre les villes, animées de
cette défiance conquise par l’insurrection, et les campagnes, déjà
nostalgiques de l’ordre évanescent. Cette scission a pris, en 1996,
la forme d’une guérilla maoïste, comme il en existe plusieurs dans
l’Inde voisine, et telles que Dans les
villes, il fallait donc que les libéraux occidentaux et les
monarchistes partagent ce qui reste du Népal. Là aussi on joue à
tracer des frontières, et à empiéter, dès qu’on croit que c’est
possible. En 2002, ainsi, le roi actuel, Gyanendra, démit un premier
ministre pourtant élu à l’occidentale, pour le remplacer par un
homme à lui. Cette apparence de retour à l’absolutisme entraîna une
vague de révolte, plus pointillée que soutenue, qui était encore en
cours au début de 2004, et qui, tout en donnant un exutoire concret à
l’indiscipline et à l’irrespect, les absorbait sans recours à la
guérilla maoïste. 2004
commence donc à Katmandou par une succession de manifestations encadrées
par l’opposition, mais qui sont toujours l’objet de débordements.
Alors que dans les provinces, la police maoïste et la police d’Etat
se partagent une terreur qui les unit et les sauve en faisant des morts,
à la ville l’opposition et l’Etat font la même chose, mais en
faisant seulement des blessés : 24 le 6 janvier, plusieurs
dizaines le 26, 60 le 30 et encore 12 le 2 février, lors d’une grève
générale. Les cortèges sont en général forts de dix à cinquante
mille personnes, et il y a toujours de nombreuses arrestations –
plusieurs centaines, même si la majorité des interpellés est relâchée
le jour même. Le 13 février
restera le jour le plus meurtrier des affrontements urbains de 2004,
avec 10 morts à Katmandou, chiffre cependant démenti par le
gouvernement. Ce n’est d’ailleurs qu’une journée de grève générale
de plus, qui n’infléchit pas sur le cours des événements. Dans ces
protestations qui se ritualisent, pourtant, ni les manifestants, à
l’occasion émeutiers, ni, par conséquent, les organisations,
n’arrivent à trouver la paix. A la fin mars, où les journées de
protestation éparses se sont succédé dans une relative discrétion médiatique
internationale, le roi annonce finalement des élections pour dans un
an. Est-ce perçu
comme une provocation ? Est-ce que l’opposition accroît son
activité de peur de perdre le contrôle ? Est-ce que c’est le
printemps ? Toujours est-il que les premiers jours d’avril sont
beaucoup plus intenses. Là, manifestations de plusieurs dizaines de
milliers de personnes et affrontements ont lieu tous les jours, tout au
moins à Katmandou, qui est le seul endroit investi par les
informateurs, avec une pointe le 3 avril, où la police tire, et où il
y a plus de 200 blessés. L’opposition de cinq ou six partis, dont
deux communistes, est obligée de courir derrière un mouvement,
vigoureux, mais pas au point de rejeter ce harcèlement de petits chefs ;
et les diversions de la guérilla, qui attaque armée et police dans les
campagnes, participent du freinage de la révolte. Comme des
manifestations imprévues et vigoureuses ont lieu tous les jours, à
Katmandou, le 8 avril, le gouvernement décrète un couvre-feu et une
interdiction de manifester. Ceci
n’impressionne personne. Les manifestations continuent d’avoir lieu
chaque jour, avec des affrontements, au moins jusqu’au 24 avril
inclus. Pourtant, lissés par les arrivistes essoufflés, les cortèges
et les débordements ne trouvent plus leurs propres prolongements, leur
dépassement, et deviennent habituels, quotidiens. Et, même si c’est
en espaçant maintenant les jours, on se bat encore pendant tout le début
du mois de mai. Si bien que le 7, le premier ministre, créature du roi,
démissionne. Il faudra attendre quelques journées de grève et
d’affrontements supplémentaires, pour que, le 6 juin, le roi nomme à
nouveau le ministre qu’il avait démis pour incompétence en octobre
2002. On pourrait
penser que le véritable moteur n’est nullement la colère anonyme et
urbaine des gueux de Katmandou, et que ce sont véritablement les
aspirations démocratiques libérales ou marxo-maoïstes qui entraînent
les pauvres dans leurs promesses. Pourtant, l’émeute du 1er
septembre vient contredire cette soumission supposée dans
l’information. Au lendemain de l’assassinat de douze travailleurs népalais,
enlevés par une guérilla en Iraq, un bref et fulgurant déchaînement
embarrasse tous les pouvoirs. C’est l’attaque et l’incendie
d’une mosquée, l’assaut contre les agences de négriers-placeurs
d’ouvriers en Iraq, et même une tentative de prise de l’ambassade
d’Egypte, qui représente les affaires iraquiennes au Népal. Il y a
des affrontements partout, 2 morts, 50 blessés et, plus tard, 70
arrestations. Un nouveau couvre-feu est instauré pendant quatre jours. Sans doute
cette émeute majeure a-t-elle eu des allures de pogrom, et on retrouve
là une ligne de défense bien connue, celle de la guerre entre
hindouisme et islam. Les islamistes n’ont pas manqué, d’ailleurs,
de crier à la manipulation, accusant les monarchistes de vouloir ainsi
discréditer un gouvernement fortement critiqué pour son incapacité négociatrice
en Iraq. Mais pour nous, dans la distance, cette émeute témoigne
d’une négativité qui n’est pas bornée aux explications préalables
d’organisations étatiques. Si ce feu arrière de la révolte a pu
briller, c’est bien malgré l’opposition démocratique et maoïste
qui, cependant, ont semblé avoir réussi à épuiser et à soumettre,
à la longue de deux années usantes, les fraîches turbulences orientées
vers d’autres horizons. Seule une
dernière manifestation d’importance, le 30 septembre, à l’occasion
d’une hausse des prix des carburants laisse entrevoir cette diversité
et cette indépendance de la négativité dans ce pays de 24 millions
d’habitants ; et parce que la journée n’a fait que 12 blessés,
et qu’elle n’a pas trouvé sa propre aggravation du lendemain, elle
a donc permis ce type de mesure, et mis en valeur l’épuisement, des cœurs
et des têtes, qui présage la revanche douloureuse d’un ennemi qui a
eu trop peur.
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Pakistan | |||||||
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En
s’aventurant dans cette marche occidentale de l’Inde, dictature
militaire dont le Nord est rétréci comme une tête prise dans un
instrument de torture entre les étincelles furieuses, à menace
atomique, du Cachemire au levant et les bombardements sourds de
l’Afghanistan au couchant, avec, des deux côtés, des combattants des
deux camps qui débordent comme une migraine dans le Pakistan, on
s’aperçoit que ce grand pays qui n’a qu’un demi-siècle est à
peine connu hors de sa région du monde. Toutes les révoltes de sa
propre jeunesse fougueuse, en effet, semblent contenues dans des prétextes
religieux. Avant de détailler ceux-ci, rappelons qu’il semble
improbable que d’autres prétextes de révolte, plus joyeux, plus
contemporains et universels, plus marchands et plus festifs, n’aient
pas entraîné des soubresauts ; mais que nos ennemis les
informateurs occidentaux ne s’intéressent pas encore au Pakistan
au-delà de leurs propres trivialités idéologiques où cet Etat de
deux cents millions d’habitants occupe une petite fenêtre usée. C’est
donc une procession de l’Ashura qui ouvre l’année pour ce qui est
du négatif dans les médias, le 2 mars, à Quetta. Des gens mal
intentionnés viennent faire un petit carton sur cette manifestation
chiite. Dans un Etat où vivent 20 % de chiites, entourés de 70 %
de sunnites, on pense évidemment que ce sont des militants sunnites qui
ont mitraillé et lancé ces bombes dont le bilan s’élève à 47
morts et 154 blessés. La cause est entendue, même quand, plus tard,
apparaîtra l’assertion qu’un certain nombre de ces morts ont été
victimes de balles de la police. Aussitôt,
des jeunes en colère attaquent : un marché, 60 boutiques, les
bureaux d’une télévision, une mosquée, un cinéma, 2 banques, 12
voitures dont 2 de police et 2 maisons sont incendiés. Devant cette
furie, il y a 25 arrestations pour pillage. Je veux bien qu’on soit
furieux qu’une commémoration d’un martyre, il y a mille trois cents
ans, devienne à son tour martyre ; mais je ne vois pas pourquoi
ceci devrait entraîner des représailles furieuses sur un marché, sur
des voitures, ou sur un cinéma. Il y a de forts indices dans la liste
des déprédations, pour penser que le prétexte a libéré une colère
qui avait peut-être d’autres causes, comme les humiliations
quotidiennes que nous fait subir la marchandise. Le couvre-feu, le même
jour, a mis fin à cette interrogation, en tout cas pour les
informateurs qui se sont davantage intéressés à dresser des parallèles
scabreux entre l’attentat de Quetta et ceux de Bagdad et Karbala le même
jour (171 morts). Les conséquences émeutières les ont moins intéressés,
on les comprend : ils ont thématisé la révolte violente et non
organisée, qui s’en prend explicitement à la marchandise, comme la
fumée d’échappement d’un moteur soudain grippé ; rien de
plus. Le 7 mai,
c’est dans une mosquée chiite, à Karachi cette fois, qu’un
attentat-suicide finit par faire 24 morts et 125 blessés. Le moins
qu’on puisse dire, c’est qu’il n’y a pas de différence entre
jeunes de la grande ville de province Quetta et du port cosmopolite de
Karachi dans la manière de tirer prétexte des attentats dont leur
secte est victime : attaque de bâtiments publics, démolition de
voitures, affrontements avec la police, un mort. Le lendemain, il y a
une fusillade entre chiites et sunnites, qui fait 2 morts et 50 blessés,
mais il y a aussi plusieurs véhicules détruits. Trois
semaines plus tard, le 30 mai, toujours dans la même ville, un chef
religieux, sunnite pour varier les plaisirs, est assassiné. Eh bien les
sunnites se mettent en colère exactement de la même manière que les
chiites, et même que les chiites de Quetta, qui l’eût cru :
plusieurs milliers d’entre eux se battent avec la police ce soir-là,
et attaquent magasins, banques, cinémas, un journal, un poste de
police. Il y a 17 blessés. Le
lendemain, pour bien montrer que chiite-sunnite c’est vert bonnet et
bonnet vert, il y a un attentat dans une mosquée chiite qui fait 21
morts. Aussitôt d’autres jeunes, qui sont les mêmes, sortent dans la
rue et démolissent d’autres matériels de gestion, qui sont les mêmes :
20 véhicules, 2 stations-service, une banque. La sortie fait 3 morts et
des douzaines de blessés. Comme les funérailles de l’attentat
donnent l’occasion de se retrouver, et de bénéficier d’une sorte
de considération due aux victimes, la rage anti-marchande est repartie
le lendemain : 35 voitures, 12-15 boutiques, une banque et des
bureaux. Les affrontements avec la police font, cette fois-ci, 4 morts
et 200 blessés. Le chef de la police de Karachi, qui a un peu perdu le
contrôle, perd aussi sa place. Mais il a, lui, la vie sauve. Les jours
suivants, la traînée de rage, qui unit les deux communautés divisées
s’atténue progressivement : le 3 juin, une fusillade entre
police et chiites fait encore un mort, le 4 des sunnites attaquent un
poste de police, 10 blessés, et le 7, c’est le gouverneur de la
province du Sind, dont Karachi est la ville principale, qui est
contraint à démissionner. Il faut
noter que tous les attentats dont il est question depuis mars, auquel il
faut ajouter ceux du 25 mai (bombe à fragmentation, 2 morts) et celui
du 26 (contre le consulat américain, 2 morts 40 blessés), qui
n’ont pas donné lieu à des débordements dans la rue, sont non
revendiqués. Dans l’information occidentale ils apparaissent comme étant
explicites en eux-mêmes : on attaque les chiites, ce sont donc
forcément les fanatiques d’en face, les sunnites ; on attaque
les sunnites, ça ne peut être que les obscurantistes de la mosquée
d’à côté, les chiites. Tout cela ne concerne donc en rien les
pauvres d’Inde ou de Normandie. Voilà le message. Le même 3
juin, à Gilgit, qui est une ville au nord du Cachemire, la modification
de textes scolaires par les sunnites entraîne l’assaut d’une radio
publique et d’un centre d’entraînement de la police. On cherchera
en vain, dans l’information occidentale, le lien entre l’acte
initial et cette deuxième cible. On y trouvera en revanche le score :
un mort, 6 blessés, couvre-feu sur Gilgit. Le lendemain, sur cette
belle lancée, ce sont des bâtiments publics et des voitures qui sont
saccagés, alors que la route vers Le 17 juin,
c’est à nouveau un assassinat d’une raclure de l’institution,
mais pas d’un religieux ce coup-ci, puisqu’il s’agit d’un
politicien du parti des Bhutto, qui permet une nouvelle démonstration
de destruction de voitures, à Karachi, où il y a des barricades et des
jets de pierre. On ne connaît pas le bilan de cette émeute. Une
certaine monotonie apparaît avec l’événement suivant, le 1er
octobre : c’est à nouveau une bombe dans une mosquée chiite, il
y a 31 morts et 50 blessés, et seul le nom de la ville, à la frontière
du Cachemire indien, résonne de ses sonorités surprenantes :
Sialkot. Les affrontements consécutifs, avec la police, sont fatals à
deux stations-service et deux voitures de police, et les nombreuses médiations
entre la bombe dans la mosquée et l’incendie des stations-service ou
des voitures de police sont toujours supposées aussi implicites par
l’information occidentale. D’autant que l’épuisement ne se
manifeste qu’à la fin du lendemain, jour d’obsèques, après que 2 000
jeunes ont rendu explicite leur goût pour la destruction et
l’incendie auxquels sont soumis : le bureau du maire, des
banques, un tribunal, une compagnie aérienne et un commissariat,
excellente liste, dans laquelle il ne faut pas oublier les voitures,
devenues une sorte de combustible de base de l’émeute moderne. La dernière
émeute connue de l’année, au Pakistan, a donc failli passer inaperçue
dans le nuage de cendres de Sialkot. C’est à Lahore, le même 1er
octobre, que 300 manifestants s’opposent à l’expulsion de marchands
de cassettes vidéo pornos. En lisant vite les informations, sur le
Pakistan, on penserait que c’est une manifestation contre les
cassettes pornos, car le Pakistan est un Etat profondément islamique, où
tout conflit est profondément islamisé, dans un monde où, comme pour
le marxisme jusqu’en 1978, la critique de la révolte islamique et de
son bon droit n’est pas encore entrée dans le sens commun. En
d’autres termes : l’islam est droit et moral, au Pakistan les révoltes
sont dues à l’islam, et donc une révolte au Pakistan avec le mot
porno ne peut être que contre la pornographie. Eh non. Le
Pakistan n’est pas tout à fait dans le cliché. L’émeute de Lahore
au moins, en faveur de vendeurs de porno, annonce que la colère et la négativité
ne peuvent pas tout à fait, en 2004, être recouvertes par les grasses
évidences de l’information occidentale, fort diligemment secondée
par la monotonie d’attentats non revendiqués, dont la distance nous
voile le sens et le sang.
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Bangladesh | |||||||
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Au
Bangladesh, une population jeune et bouillante est tenue en bride par
une superstructure politique (avec les politiciens, il faut utiliser des
gros mots) qui contient, avec plus ou moins d’efficacité, des débordements
toujours joyeux. Deux partis, le BNP au pouvoir et Pour le 7
et le 8 avril, l’AL, l’opposition donc, appelle à un hartal, pour
que le parti au pouvoir, BNP donc, démissionne à mi-mandat. Hartal est
un mot qui signifie har, fermeture, et tal, complète. Un hartal, en
principe, est une journée de grève générale pacifique, même si ici
elle dure deux jours, et n’est pacifique que dans la langue de bois
officielle. C’est le moment du défoulement, de l’expiration, après
avoir retenu la respiration. Malgré ou à cause de cinq milles membres
des forces de l’ordre déployées à travers la capitale Dhaka, il y
a, dès le 6, pendant le pré-hartal, 64 blessés ; 7 magasins sont
également victimes de cet engagement. Les jeux de la jeunesse ne sont
pas le privilège de la capitale, et il y a des affrontements au moins
à Pabna, à Chittagong, à Barisal. Le bilan du premier jour de grève
pacifique est de 64 blessés (20 à Dhaka), et de dizaines
d’arrestations. Le deuxième jour de hartal, Dhaka reste silencieuse,
au moins pour l’information, mais on rapporte 35 blessés à Sylhet,
et des affrontements à Narayanganj et Manikganj, entre militants
rivaux, où d’ailleurs le parti à l’assaut n’est pas celui qui a
lancé le hartal, mais celui qui défend le gouvernement. Qu’au
Bangladesh on goûte la bagarre et que l’irrespect est toujours tout
près de se manifester se vérifie le 10 avril, lorsque un passager
meurt, jeté d’un bus : les étudiants et les riverains de ce
quartier de Dhaka s’en prennent à 9 autres bus, détruits voire
incendiés, et affrontent la police autour d’un barrage de route établi
pour l’occasion. Que cette émeute ait contribué à la reprise de la
rue par l’opposition est probable, parce qu’elle montrait combien il
est facile de déborder tout encadrement. La passe d’arme du début
avril connaît une prolongation moins forte à la fin du mois,
lorsqu’une manifestation de la Ligue Awami est chargée, à Dhaka, au prix de 40 blessés et 200 arrestations, et
que la police, forte de sept mille hommes cette fois, scelle plusieurs
quartiers. De nouveaux affrontements ont donc lieu le lendemain, et un
hartal le 26 et 27 permet de vérifier que les gueux ne ruent plus, pour
ce coup-ci. Mais si
l’opposition lance des actions pour épuiser le véritable goût de la
contradiction des pauvres, ceux-ci se servent aussi de l’opposition
pour exprimer, dans une sorte de semi-légitimité leur violence et leur
colère. C’est ce qu’on peut constater le 7 mai, à l’occasion de
l’assassinat d’un politicien de l’opposition à Tongi, tout au
nord de l’agglomération de Dhaka : ils sont des milliers à en
profiter pour attaquer des trains, des voitures, des bureaux de partis
politiques, et même un cinéma, cherchez le rapport. Les routes sont
bloquées, les bourres accourent, il y a 3 ou 4 morts. Le lendemain on
se bat encore, mais avec une virulence déjà moindre, à Tongi et dans
d’autres parties de Dhaka. La colère, en s’étalant, s’affaiblit.
Il y a maintenant 60 villes en grève. Le hartal improvisé le 9 est
cette fois-ci le couvercle qui vient achever cette belle occasion de
s’étirer avec cette rage jubilatoire que permettent les exercices
physiques qui se découvrent des buts autres que la conservation de la
forme. Le 21 août,
l’événement négatif de l’année, au Bangladesh, commence par une
provocation particulièrement réussie, puisque de fins plaisantins
lancent quelques grenades et bombes sur un meeting de Sheikh Hasina, qui
en devient même partiellement sourde, ce qui ne change rien,
semble-t-il, à son entendement. Il y a 22 morts et 200 blessés. Aussitôt,
à Dhaka, il devient légitime d’attaquer des bâtiments publics, de
piller des magasins et d’incendier une centaine de voitures. On
remarquera, probablement pas à la gloire des gueux du Bangladesh, que
la gravité de l’événement déclencheur pour l’ennemi donne la
mesure de la gravité de leur réplique, qui n’est donc qu’une réplique.
C’est le lendemain, 22 août, que cette apparence de riposte
proportionnée est le mieux visible. Car à Dhaka seulement, ils sont
quand même 10 000 à attaquer, avec succès s’il vous plaît,
deux barricades de la police, puis un siège de parti, une agence de
presse, des magasins, et à nouveau près de cent véhicules. Et dans
tout le reste du Bangladesh, on se montre à la hauteur de cette émeute
majeure : à Bhairab, on incendie le train Chittagong-Dhaka, en
prenant bien soin d’empêcher les pompiers d’y remédier ; à
Sylhet, les affrontements font 5 blessés, mais une dizaine de magasins
et une cinquantaine de véhicules sont les effets collatéraux de cette
dispute ; à Chittagong, deuxième ville du pays, où il y a 210
personnes arrêtées, et à Golpaganj, il y a des affrontements ;
et, on voit des politiciens payer de leur personne, à Rangpur, lorsque
l’assaut d’une barricade laisse 40 cadres de l’AL blessés ;
de sorte que leur piétaille n’est pas fainéante non plus : à
Sirajganj les basteurs des deux partis se livrent une bataille rangée
qui fait 13 blessés supplémentaires. Si
l’explosion est nettement indexée sur le prétexte, qui devrait être
indifférent, elle est aussi inquiétante, en retour, pour les
politiciens qui fournissent le prétexte, parce que son ampleur atteint
des proportions inquiétantes en terme de contrôle. Un débordement
collectif légitime peut très vite, par quelques jeux de circonstances,
devenir une insurrection ; et là, ce n’est plus la même partie.
Ces deux
journées sont à nouveau des journées d’émeute. Le 24, surtout à
Dhaka, il y a des combats de rue, avec caillassages, gaz lacrymogènes,
charges policières et de nombreux bus lapidés, qui coûtent 100 blessés,
et à peu près autant d’arrestations. A Khulna, troisième ville du
pays, on saccage une banque, une assurance, un siège de parti, un
centre de presse, les bureaux du chef de la police, et le domicile du
chef de la gare, intéressante énumération de tout ce que les pauvres
peuvent identifier comme contraire à leur intérêt. Et si dans le
monde entier, on voit se développer les coupures de route, au
Bangladesh c’est la version ferroviaire de la coupure qui est explorée
avec assiduité : à Maijgaon et Natore, il y a des combats autour
de piquets sur la voie ferrée. On n’oubliera pas non plus pour cette
journée, de rappeler les affrontements entre militants, qui font 15
blessés, mais aussi 7 magasins saccagés à Patuakhali. Le lendemain,
25 août, est déjà en retrait, mais peut aussi être vu sous son
aspect menaçant : incendie du siège de l’ONU à Dhaka, d’un
siège de parti, nombreuses coupures de voies ferrées, affrontements
dans plusieurs quartiers. Bilan de ce hartal si nécessaire à la paix
sociale, mais qui a montré combien celle-ci reste fragile : un
mort, 230 blessés. Le 29, la
quatrième journée de hartal en huit jours, et la seizième depuis le début
de l’année avalise la décrue. Il n’y a plus que 15 blessés, et
pas parce que les émeutiers savent se battre mieux. A Barisal,
cependant, une foule soutenue par les cadres de l’AL attaque et
saccage la maison du gouverneur ; à Khulna, le 30, des jeunes
incendient les bureaux du ministère de l’Information, il doit bien y
avoir quelque raison, alors qu’à Comilla, ce sont les militants qui
laissent 10 blessés. Même si l’embrigadement militant n’échappe
pas à toutes les misères qui ont si bien été expérimentées en
Occident pendant tout le XXe siècle, ces militants-là
semblent de ceux qui s’engagent pour se défouler, ceux qui montrent
à quel point les frontières entre les pauvres sont fluctuantes, quand
il s’agit de la sève des émotions sociales ; et c’est autant
une limite qu’une ouverture pour des révoltes plus massives à venir,
dont le Bangladesh reste, incontestablement, l’un des creusets
potentiels les plus prometteurs. Nous verrons, avec intérêt, combien
de temps encore le grossier dispositif basé sur la dualité BNP-AL
arrivera à maintenir suspendue l’insurrection de 1990. La dernière
émeute de l’année, reprend en effet l’écho de celle du 10 avril :
le 6 septembre, une étudiante est tuée dans un accident de la route,
à Dhaka. Aussitôt, les barricades et les voitures vandalisées ont
indiqué la promptitude avec laquelle on relance le jeu du négatif, ce
jeu qui est le préalable au grand jeu. Et dans ce petit événement
fulgurant, pas de trace de BNP ou de AL à l’horizon ; ils sont
loin, en retard, réfléchissent et se taisent.
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Sri Lanka | |||||||
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En 1984, au
Sri Lanka, une insurrection n’avait pu être vaincue qu’au prix
d’un dur travail d’embrigadement et d’idéologisation qui avait
abouti à détourner la révolte ouverte, sans chefs ni buts, en un
conflit ethnique, d’un côté la minorité tamoule, de l’autre la
majorité cinghalaise. Ce long conflit armé s’est certes bien usé,
mais il domine toujours tous les débats publics de l’ancienne île de
Ceylan. L’insurrection de 1984, elle, est oubliée, objectif largement
atteint. La génération
qui est jeune en A Kandapola,
dans le centre du pays, un accident de la route se termine par une
vengeance qui est devenue tamoule, sans qu’il soit clair comment le
fait divers s’est ethnicisé. Les pauvres, donc tamouls, ont détruit
18 boutiques, un bar et une station-service, donc cinghalais. Les
renforts uniformés arrivent, tirent et, au bout de la journée, il y a
2 morts, 12 blessés, dont 4 portant des uniformes de l’Etat, et le
gouvernement instaure un couvre-feu. Le Sri
Lanka aussi a acquis cette légère ondulation des règles et de
l’irrespect des règles, qui traverse toute la grande Inde. Sans
doute, le dispositif ethnique est encore efficace. Mais, lui- même
affaibli, il ne suffit plus à dissimuler le mécontentement, et son
expression. Et on retiendra comme clin d’œil complice de cette
affirmation que la première émeute de
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Inde | |||||||
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En Inde même,
il y a eu l’insurrection du Manipur. Derrière cet événement
d’envergure, même s’il est resté très confiné, nous avons relevé
seize émeutes locales, et dix-neuf événements juste en dessous de
l’émeute, mais qui mériteraient ce titre dans le jargon ennemi, où
les informateurs utilisent riot ou émeute comme des superlatifs. Les seize
événements qui sont pour nous des émeutes sont très bien répartis
dans le temps : deux en janvier, deux en avril, deux en juin, deux
en juillet, deux en août, un en septembre, un en octobre, un en
novembre, un en décembre, si bien qu’en dépit d’un été un peu
plus chargé, où eut d’ailleurs lieu l’insurrection du Manipur, on
ne peut parler de saisonnalité de la révolte. La répartition géographique,
de même, rappelle un joyeux saupoudrage : du Penjab au nord, au
Tamil Nadu au sud, en passant par le Gujarat à l’ouest, et le Manipur
à l’est, c’est dans dix Etats sur les vingt-huit de la fédération
que se répartissent ces émeutes. Du village à la grosse agglomération
comme Chennai ou Ahmedabad (même si les trois principales villes,
Calcutta, Bombay, Delhi sont restées curieusement calmes) au village,
en passant par des villes moyennes de cent mille habitants, la répartition
par types de lieux offre également un éventail large, sans règles. Les causes
apparentes sont extrêmement variées : à Noida, en janvier,
c’est une réorganisation administrative, qui prive cette ville proche
de Delhi de subsides, qui provoque la révolte ; à Shapur, dans le
Gujarat, c’est parce qu’on a voulu arrêter un homme qui s’apprêtait
à abattre une chèvre, en contravention avec la loi hindouiste ;
à Haridwar, en avril, comme au Manipur en juillet, puis comme à
Begusarai en novembre, c’est un viol perpétré par de dignes représentants
des forces de l’ordre qui mérite d’être vengé ; à Balachaur,
en juin, c’est une bavure : la police prétendra que le prévenu
qui est mort entre ses mains s’est suicidé en se pendant avec son
pantalon au robinet d’une baignoire – il s’avère que le
robinet est situé à deux pieds et demi du sol, soit Le prétexte
principal, cependant, témoigne du travail acharné accompli par
l’information indienne, aimablement soutenue par l’information
occidentale, dans la récupération : il s’agit du prétexte
confessionnel, musulmans contre hindous, retrouvé en cinq occasions
distinctes seulement (sur dix-sept), là aussi à travers toute l’Inde :
à Ahmedabad en avril, à l’issue d’un match de criquet ; à
Sardhana, en juin, c’est l’assassinat d’un homme et plus
exactement ses funérailles, le lendemain, qui mettent aux prises deux
« communautés », et « communautés » dans le
jargon de l’information indienne signifie en général, hindous et
musulmans, tout comme mécréants signifie musulmans ; à Veraval
en juillet, après qu’un jeune musulman a dragué une jeune hindoue ;
à Bhopal en octobre, lorsqu’un deux-roues conduit par un musulman
heurte un jeune hindou qui joue au criquet ; et dans la vieille
ville de Hyderabad, lorsque les uns décrochent un drapeau vert, et les
autres, le lendemain décrochent un drapeau safran. Il semble cependant
que musulmans contre hindous est une référence presque obligatoire en
cas d’émeute, notamment dans des Etats sacrifiés à ce spectacle,
dans l’information, comme semble s’en rendre compte, non sans naïveté
Indianexpress, à propos de l’émeute de Veraval, qui a lieu justement
au Gujarat : « Were there communal overtones to it? If
one follows the pattern of looting, there’s something that just
can’t be ignored: The fact that the mob here was ‘‘secular’’
— it didn’t care if the shops targeted belonged to Hindus or Muslims. »
Si le pillage ne ressort pas encore comme motif et but de la révolte,
la fulgurante augmentation de marchandises commence à provoquer sa négation
gueuse, même si c’est encore à une échelle très modeste. Après ce
joyeux éclectisme, dans les causes affichées, et cette belle
dispersion dans le temps et dans l’espace, il y a au contraire de
nombreuses ressemblances. Si on excepte le Manipur, seule la première
émeute de l’année à Noida (qui semble avoir duré cinq jours, et la
protestation paysanne pour l’eau du Rajasthan, trois jours d’émeute),
chaque émeute ne dure qu’un jour, même quand elle est encadrée par
d’autres journées protestations. Les formes de lutte sont toujours
assez proches : le jet de pierre et l’incendie de voiture sont très
prisés ; partout, on attaque des bâtiments publics, souvent des
commissariats ; parfois c’est à coup de bâtons, de barres
d’acier qu’on se bat ; les coupures de route alternent avec les
coupures de voies ferrées ; les pillages, quant à eux, restent
encore rares, même si à l’occasion, pas forcément sous couvert
d’intercommunautaire, on tâte de la destruction de l’échange. Les
effectifs de ces colères locales sont aussi assez similaires : de
deux ou trois centaines à deux mille. Ce sont des nombres d’émeutiers
limités, mais suffisamment importants pour n’être pas des groupes
d’amis, qui se connaissent tous avant de s’assembler par ces communs
accords entendus et construits à l’initiative d’individus dont les
rôles permettent d’avance de déclencher des événements ; il y
a donc nécessairement, à travers ces émeutes rapides et fortes, des
rencontres, qu’on imagine pas moins rapides et fortes. Mais on
visualise assez bien ces attroupements fortuits, ces disputes vives et
criées, les premiers coups qui partent, les mobilisations immédiates,
par jeu, par chaleur, par goût, jusqu’à la griserie d’une mise en
cause plus générale, qui fait vaciller la rue comme une tête sous les
bulles de champagne. Dans tous
ces événements, bien entendu, il n’y a pas de chefs identifiés par
l’information, et comme l’information tend plutôt à désigner des
dirigeants là où il n’y en a pas qu’à en dissimuler là où il y
en a, la menace d’une révolte sans chefs, et même contre les chefs,
traverse toute la série des émeutes. Comme l’écho de l’événement
se perd au vent, il est encore impossible de rapporter ce qu’il dit :
est-ce que, une fois la répression arrivée, on s’égaille, content
de sa propre amplitude de gestes, ou soignant ses blessures, ou bien
est-ce qu’on se parle, se consulte, se lie d’amitié, se prépare à
gagner la partie suivante ? Il y a sans doute les deux, parce que
le désarroi de la police montre qu’on ne sait que rarement qui arrêter
et attraper après ces événements peu punis. Sur le terrain déjà, la
présence policière paraît mal adaptée à la mobilité et la fluidité
de ces foules qui n’ont plus peur, et qui doivent même se prévaloir
d’une certaine légitimité. Les armes de l’Etat sont les lacrymogènes
principalement, et les lathis, ces longs bâtons flexibles, que les
policiers trouvent parfois retournés contre eux. Et la panique gagne
souvent ces policiers, au moins autant de fois qu’ils tirent à balles
réelles, ce qui est assez fréquent, puisqu’il y a des morts dans la
moitié de ces émeutes, presque toujours un ou deux seulement, jamais
plus de cinq ; et l’impuissance sourde de ces vainqueurs finaux
se déduit du nombre de couvre-feux que l’Etat est obligé
d’instaurer pour ces révoltes d’un jour, presque à chaque fois
qu’il y a des morts, à Balachaur, Sardhana, Veraval, Bhopal et dans
le Rajasthan. Je ne
trouve pas nécessaire de raconter le détail de ces événements, car
ce n’est pas dans ce qu’il est possible de connaître de ce détail
que se situe, pour l’instant, l’intérêt des émeutes en Inde.
C’est dans leur nombre, dans leur simultanéité, dans la diversité
de la mise en cause et dans la similarité de leurs déroulements
qu’il y a un regard à porter sur ce qu’on peut appeler un nouveau
front dans la négativité. Car l’Inde est jeune et neuve dans la révolte.
Il n’y a pas, à part dans la lutte contre le colonisateur anglais, de
« culture », de passé de la révolte, si ce n’est le
pacifisme de Gandhi, clairement oublié ici. La jeunesse
de l’Inde a, certainement, un passé émeutier, encore récent, celui
de la vague de révolte de 1990 où, simultanément, on se battait
autour de la mosquée d’Ayodhya, à Bombay dans des destructions et
pillages massifs autour des bidonvilles musulmans, et aussi autour du
problème des castes ; c’était le moment où une insurrection
est apparue au Cachemire, et la menace de cette insurrection pour notre
monde était telle que la répression, sous forme de présence policière,
de guérillas indépendantistes et autonomistes, n’est pas encore
finie aujourd’hui. Mais ce passé émeutier n’est pas théorisé,
pas même consigné. Et pour l’instant l’information a pu diffamer
toutes les révoltes et toutes les émeutes selon ses lignes de force idéologiques,
comme celle du Gujarat en 2002, qui réduit tant de mauvaise humeur à
la dispute entre musulmans et hindouistes. Mais
l’Inde est une région du monde sans passé, avec un bagage très léger
de révoltes et de défaites, au contraire de l’Occident libéral,
plombé par ses références. Il n’y a pas, dans les rues des grandes
villes, les jours de manifestations, ces strates d’aigris qui défilent
sous des drapeaux et banderoles périmés, qui indiquent le moment de résignation
de référence. Le passé de la révolte, qui trace des lignées, des
successions, des chronologies, est ici très court, comme en Chine. Dans
ces Etats où la marchandise, comme phénomène de communication
mondial, produit enfin sa négation, si facilement identifiable parce
que si similaire partout, il n’y a pas encore cet historique de la révolte
moderne qui s’est avéré être plus souvent un handicap et un frein
qu’un soutien, et une leçon pour les émeutiers. Il ne
semble pas non plus encore que ce début de débat, qui paraît
prometteur, ne serait-ce qu’à travers les valeurs mises en avant par
ces émeutiers non gandhistes et hors de tout contrôle, ait une théorie,
ou participe d’une théorie propre. L’ennemi, par une série de
chicanes puissantes, a posé des obstacles et des diversions multiples :
les frontières des Etats semblent solides et bien gardées, dans cette
région ; la religion, dont le militantisme a semblé mu par une émulation
réciproque depuis quinze ans, s’est encore renforcée du rôle donné
à l’islam dans le monde du 11 septembre ; les différences
ethniques sont exploitées partout où il est possible ; les
antagonismes cul-de-sac du système des castes sont en réserve ;
le clivage politique qui dédouble la démocratie occidentale d’une
contestation marxiste, souvent en armes, apparaît comme renforcé, même
si elle affiche la vétusté des immeubles qu’on nomme « récents » ;
mais l’Inde est certainement l’une des régions de notre planète où
le projet d’une suppression de l’Etat, de la marchandise et de
l’information dominante se donne la meilleure perspective. Car toute
cette panoplie répressive date un peu. Face à l’avalanche de
marchandises, à la rapacité des possédants locaux et du monde entier,
à la morale middleclass qui arrive au galop et à la cravache, ces
anciennes dispositions sont en partie tournées. Armée et police
elles-mêmes semblent peu sûres et, peut-être plus qu’ailleurs, la
perception du monde a déjà changé pour les pauvres, comme en témoigne
les trente-trois événements de révolte ouverte observés par notre
laboratoire pour la seule année 2004.
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Texte de 2005 |
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