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t r o u b l e s d e l ' o r d r e
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Analyses 2004
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Avril 2004 en Iraq | |||||||
I – En 2004, le centre de gravité de la révolte en Iraq est encore en 2003 | |||||||
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2004
est la période de référence ici choisie par le laboratoire des
frondeurs. Mais la fronde que nous observons en Iraq et l’état général
dans lequel se trouve cet Etat début 2004 ont leur point d’ancrage
dans le grand pillage de 2003, où pendant quelques jours les gueux se
sont affranchis de toute tutelle, ce qui a rendu d’autant plus périlleux
le transfert de l’autorité de tutelle après le départ de Saddam
Hussein. En
avril 2003 donc, l’Iraq a subi une sorte de tremblement de terre.
Pendant une semaine a eu lieu une grande vengeance, un grand pillage.
Les principales villes d’Iraq ont été retournées, exploitées,
examinées, attaquées, pillées par des gueux, qui « prenaient
les choses en main » : Bassora, Bagdad, Najaf, Mossoul,
Kirkuk, Tikrit, Kut, Diwaniyah. Toutes les villes ne se sont pas soulevées
au même moment, mais toutes ont été livrées au pillage généralisé
pendant au moins trois jours. Bassora s’est soulevée la première, dès
le 8 avril, puis Bagdad le 9, et ce fut le moment de la chute télévisée
de Saddam et de sa statue. Au fur et à mesure que les forces armées américaines
pénétraient et chassaient l’armée et la police de Saddam, toutes
les maisons des dignitaires de l’ancien régime ont été pillées,
ainsi que nombre de bâtiments officiels et de supermarchés appartenant
à l’Etat. La débandade de l’armée et de la police de Saddam a créé
une sorte d’aspiration où les énergies tétanisées se sont engouffrées
pour exprimer d’un coup la haine de ce qui les asservissait. Le
pillage a d’abord été approuvé par les médias, comme si les
pauvres manifestaient par là le bien-fondé de l’intervention américaine.
Tant que la vengeance a pu être présentée contre
le régime bassiste, elle a été légitime. Mais la soif et
l’aspiration étaient trop fortes. Et au-delà de la vengeance contre
des particuliers, qui passait par la destruction ou le vol des biens de
ceux que l’on haïssait, c’était la marchandise elle-même qui était
visée, et la marchandise est anonyme comme les gueux qui l’ont attaquée,
universelle et à la portée des gueux qui sont passés à l’acte. Le
pillage s’est ainsi généralisé aux maisons des voisins des maisons
des dignitaires, puis aux camions des pilleurs, puis à toutes les
marchandises qui pouvaient être récupérées, qu’elles soient
d’une utilité ou non : pièces de musées, médicaments et
seringues, chambranles de porte, bennes à ordures, ministère des
Affaires religieuses, bibliothèque nationale, où une grande partie des
livres brûlèrent. La rafle a été générale, systématique, en
profondeur. C’était une vengeance par rapport à ce qui,
d’habitude, est tenu à distance : chaque marchandise détournée,
volée, détruite a permis de vérifier non pas la valeur d’usage de
cette marchandise mais la destruction de la distance. C’étaient les
fondements de la communication policée de notre monde qui ont alors été
attaqués. Les
gueux se sont affranchis des limites qui auraient dû circonscrire le
pillage au pillage légitime et ont pratiqué un pillage qu’aucun
informateur ne pouvait défendre ni comprendre parce qu’il aurait au
moins fallu, pour cela, qu’il rompe les liens avec sa profession,
qu’il déchire sa casquette avant de la jeter, qu’il change de
parti, qu’il découvre une colère propre ou que la colère des gueux
le gagne. Dans l’information et, au dire de cette information,
parmi les Iraquiens, des voix réprobatrices ont commencé à naître et
à questionner. Que font les Américains ? Pourquoi n’ont-ils défendu
que le ministère du Pétrole ?
Pourquoi se gardent-ils d’intervenir ? Est-ce là la paix et la démocratie
qu’ils apportent à ce pays ? Le musée national des Antiquités
ne fait-il pas partie du patrimoine culturel mondial de l’humanité
qu’il aurait fallu à tout prix sauvegarder ? Le
grand pillage eut lieu vingt jours après le début de la guerre en
Iraq. Cette guerre était, après l’offensive en Afghanistan, l’une
des réponses des Etats-Unis à l’attentat du 9 septembre 2001 contre
le Pentagone et les tours jumelles du World Trade Center. Cet attentat
n’a jamais été revendiqué, mais avait été imputé au groupe armé
Al Qaeda, qui aurait reçu le soutien des talibans et du gouvernement
iraquien. Par ailleurs, les Etats-Unis dénonçaient la présence
d’armes de destruction massive en Iraq, dont ils tenaient à faire la
preuve avant que l’Etat iraquien n’en fasse la preuve à leurs dépens.
Leur guerre était à la fois préventive et répressive, une guerre
morale, où la vengeance d’une police contre une autre devait décourager
les pauvres de passer à l’offensive. Au spectacle des tours en
flammes devait répondre le spectacle des flammes en Iraq. Et malgré
les manifestations des pacifistes, c’est le 20 mars 2003 que les
Etats-Unis partent en croisade contre l’Axe du mal. Contrairement à
la première guerre du Golfe, en 1991, où l’armée avait fourni les
images aux reporters tenus à l’écart, la fameuse « liberté
d’expression » a cette fois-ci été associée à l’opération.
Les journalistes de télévision, de radio et de papier, d’Internet et
de rumeurs ont été invités à suivre le conflit de l’intérieur, et
à rapporter librement ce qu’ils voyaient et entendaient. Chacun a
donc pu choisir son camp, librement, et emboîter le pas de l’armée
américaine. Car enfin, cette guerre devait permettre d’éliminer
Saddam Hussein, de porter la démocratie au pouvoir, d’approfondir la
scission entre Occident et Islam, et de combattre le terrorisme. Que
l’accusation d’armes de destruction massive ait été officiellement
retirée en janvier 2005 montre seulement que cette Juste Cause se
suffisait en elle-même et n’avait pas besoin de faire cette preuve. Après
la chute du vieux dictateur, que l’on retrouvera pouilleux et hirsute
quelques mois plus tard dans une cache, et l’épuisement du grand
pillage dans le grand pillage – il ne restera plus rien à piller –,
la guerre frontale s’est transformée en une guerre d’occupation. La
fin de la guerre dite offensive est déclarée le 1er mai
2003. Mais cette guerre contre le Terrorisme n’est pas terminée.
En août 2003 ont commencé les attentats, qui, depuis, n’ont pas cessé
de trouer le champ de bataille. Le 19, un camion piégé détruit le siège
de la mission de l’ONU à Bagdad (17 morts), et le 29, une voiture piégée
détruit un ayatollah rentré d’exil à Najaf
(82 morts). En octobre
2003, le Conseil de sécurité
autorise la création d’une force multinationale et invite le Conseil
de gouvernement iraquien à établir avant la fin de l’année un
calendrier et un programme pour la rédaction d’une Constitution et la
tenue d’élections. Le
problème du nouvel occupant a d’abord été de re-former une police.
L’Autorité provisoire a cherché désespérément des collaborateurs
parmi la population locale, ou parmi les anciens exilés qui sont
revenus, comme l’ayatollah détruit à Najaf, à leurs risques et périls.
Non seulement elle n’a pas trouvé de leader qui puisse fédérer la
population, mais de nombreux chefaillons ont été agressés dès
qu’ils se sont improvisés tels, parce que immédiatement soupçonnés
de collusion avec l’armée américaine. Les Américains étaient ceux
qui avaient laissé réprimer l’insurrection de 1991. Ce n’étaient
pas des libérateurs, mais des occupants, au passé chargé. Et les
gueux gardent parfois la mémoire de ces moments où ils ont été
« unis » par l’émotion et la révolte. Ainsi, début
avril 2003 à Mossoul, en terrain kurde, un orateur iraquien conspuant
Saddam Hussein et saluant l’arrivée des Américains a été… lapidé
par la foule, qui a reconnu celui qui avait conduit en 1991, sur les
ordres de Saddam Hussein, la répression contre les chiites au sud de
l’Iraq.
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II – Des anonymes à l’offensive | |||||||
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Les faits La
première émeute connue pour 2004 se déroule en janvier à Bassora,
qui se trouve au sud du pays, là où l’Euphrate et le Tigre sont déjà
mêlés avant de se jeter dans le golfe Arabo-Persique. A l’occasion
de la fête annuelle de l’Armée iraquienne, le 6 janvier, 2 000
anciens soldats (parmi les 60 000 membres de l’armée qui se
retrouvent sans emploi à Bassora) se rassemblent à 8 heures du matin
devant les portes de la banque du quartier Ashaar, afin de réclamer
leurs indemnités qui n’ont pas été payées depuis trois mois. Les
portes de la banque se referment : suit une tentative de
destruction de l’établissement, empêchée par les gardes, qui ne se
distinguent pas physiquement des voleurs. Ces « chômeurs »
en colère sont nombreux à porter encore l’uniforme, tout en se
livrant, paraît-il, au trafic d’armes et de gilets pare-balles pour
améliorer leur quotidien. Les gardes, qui sont sans doute des
policiers, tirent dans la foule et appellent à la rescousse les soldats
britanniques. Confusion, barricades, pneus enflammés. Bilan de la journée :
1 mort et 7 blessés (parmi lesquels 3 soldats britanniques). La
deuxième émeute a lieu quelques jours plus tard à Amara, à 150 kilomètres
de Bassora, en remontant le cours du Tigre – le Tigre et l’Euphrate
forment une double colonne vertébrale, sur laquelle il est facile de
situer les principales villes d’Iraq. Elle dure deux jours, le 10 et
le 11 janvier. Sous Saddam Hussein, cette ville était considérée
comme le plus gros employeur de forces de sécurité. Le 10 janvier, des
centaines de manifestants demandeurs d’emploi occupent la mairie,
cassent des vitres et provoquent la police iraquienne. Au bruit
d’explosions provenant de la foule, la police tire. Les soldats
britanniques viennent prêter main forte. Après un mouvement de
retrait, la foule attaque de nouveau, lançant des bombes artisanales
contre les soldats et la police. A la fin de la journée, les émeutiers
pillent une clinique derrière la mairie, et emportent le mobilier :
armoires, chaises, bureau. Bilan : 6 morts et 11 blessés. Le 11
janvier, la police iraquienne a disparu. Elle ne se montrera pas de la
journée. Ce sont les soldats qui protègent la mairie et la garnison,
bloquent les routes afin d’isoler bâtiments et résidences officiels,
et font face aux manifestants de la veille. Ceux-ci attaquent à coups
de bâtons et de pelles, jettent des pierres et des explosifs faits
maison, depuis le cocktail Molotov jusqu’à la bombe un peu plus
sophistiquée. Comme la veille, la vague des jeunes manifestants fait
des va-et-vient, et ces jeunes ne s’en laissent pas compter : après
l’envoi d’un représentant qui leur promet la création de 8 000
emplois, ils se fâchent, demandent le changement du gouverneur, qui
leur avait fait la même promesse quelques semaines plus tôt, et
l’arrestation des « meurtriers » de la veille. La
troisième émeute commence le lendemain à Kut, en continuant de
remonter le cours du Tigre, à peu près à la même distance d’Amara
qu’Amara l’est de Bassora. Elle dure également deux jours, le 12 et
le 13 janvier. Ce sont là aussi des sans-emploi, d’anciens soldats récemment
mis sur la touche, qui protestent contre la corruption des officiels et
la présence d’anciens membres du régime baasiste dans la nouvelle
police. En face d’eux, les soldats de la coalition sont ukrainiens, et
non britanniques, mais le prétexte et la nature des affrontements sont
très proches de ceux de Bassora et d’Amara. Le premier jour, ils sont
entre 400 et 1 000, et détruisent au passage un bureau de poste.
Le deuxième jour, plusieurs centaines mettent à feu l’hôtel de
ville, cassent une banque, attaquent la police et la troupe, qui tire.
Bilan : 1 mort et 7 blessés. Au
même moment, le 12 janvier, à Fallujah (cette ville se trouve en zone
sunnite, en bordure de l’Euphrate, qui à cet endroit est distant du
Tigre de seulement 60 kilomètres), des centaines de manifestants s’en prennent à « Bush, you
coward » et à ses sbires, parce que des soldats américains
viennent d’arrêter une femme de 17 ans, just married, qui se
trouvait seule au moment où ils ont fait irruption dans sa maison à la
recherche d’un fidèle de Saddam Hussein. Pendant les cinq heures que
dure son arrestation, la foule craint pour la dignité de cette femme,
et n’attend pas qu’elle soit relâchée pour attaquer ces lâches
qui prennent des femmes comme boucs émissaires. La mairie subit des
tirs au lance-roquette, et la troupe américaine riposte en tirant au
juger, faisant 2 morts et 4 blessés. Début
mars, une émeute assez semblable se produit à Kalaat Saleh, à Le
22 mars, une nouvelle émeute a lieu à Bassora. Ils sont 500. Sans
emploi. Ils voudraient un poste dans la police des douanes. Ils jettent
des pierres, des cocktails Molotov et des grenades sur les soldats (14
blessés), et font face à une volée de balles en caoutchouc. Parmi les
manifestants, certains auraient chanté des slogans pro Saddam Hussein,
ce qui peut être aussi bien une diffamation qu’une vérité. Puis
le 30 mars à Najaf, qui se trouve sur l’Euphrate, à la hauteur d’Amara,
500 chômeurs manifestent contre le gouvernement pour être enrôlés
dans la police iraquienne. Ils jettent des pierres aux policiers et aux
soldats (espagnols de ce côté-ci de la Mésopotamie), construisent des barricades et brûlent un poste de police. Il y a 5
blessés (dont 3 policiers) et des arrestations. Le lendemain, une poignée
manifeste de nouveau à Bassora et caillasse la voiture d’un soldat.
Et deux jours plus tard, le 3 avril 2004, un nouveau regroupement de chômeurs
tourne à l’émeute dans cette même ville, où des vitrines sautent,
où la poste centrale est saccagée et incendiée, où un policier est
blessé. La diffamation de la révolte A
Bassora, début janvier, le chef de la police d’Etat calomnie les émeutiers
en prétendant qu’il y aurait un lien entre cette émeute et les
terroristes d’Al Qaeda. Une rumeur enfle dans la foule, comme quoi les
deux chaînes de télévision les plus connues et les plus regardées au
Moyen-Orient, Al Jazeera et Al Arabiya, auraient diffusé
l’information suivante : Al Qaeda est à l’origine des troubles
de Bassora. Colère des émeutiers : « Nous ne sommes pas des
terroristes ! Al Jazeera sont des menteurs ! Tous les
journalistes sont des menteurs ! » Plus tard, lorsque les
soldats britanniques viennent négocier la remise de paie, des émeutiers
exigent qu’ils s’expliquent sur le toit d’un tank, « en
public, car nous n’avons confiance en personne ». C’est bien
le signe de gueux qui ne se reconnaissent justement d’aucun
parti, sauf du leur. Et qui savent tenir à distance les journalistes,
sans être leurrés par la superficielle couleur idéologique de leur
organe, ce qui montre bien que la pseudo division de l’information
dominante n’est qu’apparence. A
Kut, mi-janvier, des riverains auraient affirmé que certaines grenades
proviendraient d’un groupe extrémiste chiite. Des manifestants s’en
défendent. Ils insistent sur le fait qu’il n’y a aucun
groupe religieux ou politique derrière eux. Cependant, à la demande de
la police, un religieux intervient pour inciter la foule à aller prier
à la mosquée. Le sermon tient lieu d’appel au calme : « Nous
sommes à vos côtés », « Nous allons demander du travail
pour vous », « Mais n’utilisez pas d’arme s’il vous
plaît ». Nous ne savons pas dans quelle mesure ce curé-flic fut
entendu, mais il est entendu que ce curé est du côté des policiers,
et non des émeutiers, comme il le prétend de manière éhontée. Une critique de la corruption qui n’épargne
pas les religieux Une
situation chaotique est née en Iraq des ruines du grand pillage de
2003. La nouvelle police doit établir sa légitimité entre
l’ancienne police de Saddam et les pilleurs de 2003, c’est-à-dire
à peu près tout le monde. Même les soldats américains, qui ont été
félicités pour ne pas avoir participé activement au grand pillage, y
ont forcément touché. L’ancienne police de Saddam ne s’est pas
entièrement volatilisée et les nouvelles règles du jeu ne sont pas
admises par ceux qui n’ont pas été réintégrés dans
l’administration. A Kut, les chômeurs dénoncent l’injustice
flagrante entre les policiers qui ont été maintenus à leur poste
tandis que d’autres doivent payer des pots-de-vin pour avoir le droit
de réintégrer la police. Certains doivent prouver que leur famille a
été persécutée sous Saddam Hussein tandis que des saddamistes
notoires sont encore en fonction. A Bassora, sur les 15 000 recrues
patrouillant dans la ville, 8 700 faisaient déjà partie de la
police baasiste. Et devant ces protestations contre les nouvelles règles
du jeu, il faut ajouter l’insatisfaction liée à l’ennui, au désœuvrement,
aux conditions de survie, le manque d’eau et d’essence (ce qui paraît
un comble dans ce pays particulièrement riche en pétrole), et la haine
de la marchandise qui refait régulièrement surface. Les
partis d’opposition sont venus et ont pris tous les postes officiels.
Dans les partis d’opposition, il y a aussi bien les partis islamiques.
A Kut, il est reproché au Sciri, qui agissait auparavant à partir de
l’Iran, d’être venu en intrus. L’installation, par les forces de
la coalition, des nouveaux représentants de partis, qu’ils soient
religieux ou non, dans les maisons de ceux qui avaient pris la fuite ne
s’est pas faite sans jalousie. Contrairement à Les Américains et les forces alliées
ne cristallisent pas tout le discours de la révolte A
la mi-janvier, quand les villes du sud de l’Iraq s’enflammaient les
unes après les autres de l’exaspération des gueux sans emploi, le
grand ayatollah Sistani, le plus écouté des grands ayatollahs, qui
n’a jamais quitté l’Iraq, avait fait une déclaration pour dénoncer
l’absence de légitimité de la présence américaine et demander des
élections. C’était sa façon à lui de relancer la dichotomie peuple
iraquien contre Occident, appel entendu au moins à Bassora, où le 15
janvier avait eu lieu une grande manifestation de 20 000 à 30 000
personnes disant « Non aux Etats-Unis, oui à Sistani ».
Cette opération de marketing idéologique avait eu pour fonction de
recentrer la révolte contre l’« ennemi » commun et
consensuel, l’Occident, pour faire taire les manifestations de chômeurs.
Et, de fait, jusqu’au 22 mars, pendant deux mois, on n’avait plus
entendu les chômeurs manifester. Pendant
ce même mois de janvier, Pierre-Jean Luizard, auteur de ‘la Question
irakienne’, expliquait à un journaliste inquiet des troubles en zone
chiite qu’il y a bien eu en Iraq des manifestations contre le chômage
depuis juillet 2003, mais que c’était la première fois qu’on en
entendait parler chez les chiites, relativement calmes depuis le début
de l’intervention américaine – sans doute avait-il éliminé le
grand pillage de ce dont il est bon de se souvenir. Question du
journaliste : « La lune de miel est terminée ? »
Les commentateurs officiels ont joué la partition ethnique de l’Iraq
comme la clef majeure d’interprétation de la guerre en Iraq. Or, face
à ces émeutes d’anonymes qui sont obligés de se défendre contre
les calomnies des journalistes, cette clef est une nouvelle calomnie
contre les émeutiers. Il n’y a jamais eu de lune de miel en Iraq. Jusqu’au
3 avril, les émeutes observées en Iraq sont nées pour la plupart de
manifestations de chômeurs qui se battaient contre la nouvelle police.
Ces émeutiers disaient leur désaccord avec les nouveaux gestionnaires.
Les Américains étaient en toile de fond de ce désaccord. Ils
permettaient de dessiner une frontière inédite. C’étaient, au
mieux, des révélateurs de qui est qui. Ces émeutes n’étaient pas
dirigées frontalement contre les forces de la coalition, à
l’exception de Fallujah et de Kalaat Saleh. Mais, dans toutes les
autres émeutes, les soldats non iraquiens venaient soutenir la nouvelle
police iraquienne. C’étaient des grands frères, qui montraient
comment faire, faisaient le coup de feu en soutien, assuraient, et qui
prenaient la relève seuls, comme à Amara, quand au deuxième jour
d’affrontements la police iraquienne avait disparu. Mais il est
important de noter que les Américains et les forces alliées ne
cristallisaient pas, à ce moment-là, tout le discours de la révolte.
Loin s’en faut.
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III
– Début avril non contrôlé, quoique extrêmement médiatisé autour
d’un récupérateur avisé |
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Dépêtrer
les actes de révolte à partir du 3 avril 2004 est une tâche ardue.
L’information rapporte la révolte accrochée au prétexte comme à sa
branche de salut. Le prétexte : l’arrestation, ce même 3 avril,
d’un sous-fifre d’un dénommé Al Sadr, chefaillon récupérateur,
quoique marginalisé, de la mouvance islamiste. A propos du prétexte et de la mise en
avant d’Al Sadr Al
Sadr est un mollah sans grade dans la hiérarchie religieuse du chiisme,
il n’a pas même le titre d’hodjatoleslam, mais il est le fils
d’un grand ayatollah qui fut assassiné en 1999 sous Saddam Hussein.
Depuis, Al Sadr est entré dans la clandestinité, tirant son aura
principalement de celle de son père mais aussi de l’assistance
alimentaire que son organisation prodigue aux pauvres. Sur le plan
politique, il s’est rapproché d’un autre ayatollah, installé à
Qom, en Iran, et prêche le Velayat-e faqih, c’est-à-dire que les
religieux s’occupent des affaires de l’Etat, doctrine amorcée par
l’ayatollah Khomeyni un peu avant la révolution en Iran. Cette
position l’oppose au courant représenté par le plus populaire des
ayatollahs en Iraq, le grand ayatollah Sistani, qui est jusqu’alors
resté fidèle à la tradition chiite de non-intervention politique. Pendant
le grand pillage de 2003, les miliciens d’Al Sadr, au nombre de
quelques centaines, s’étaient fait remarquer en allant dans les hôpitaux
et les bâtiments gouvernementaux afin d’empêcher le pillage, et en
organisant la collecte, dans une douzaine de mosquées, des biens pillés
afin de les redistribuer. Depuis, Al Sadr a quadruplé son « armée »
de miliciens, nommée l’« armée du Mehdi », qui compte
environ deux mille hommes et le double de sympathisants (les armes
proviendraient en partie de guérillas sunnites). Ces miliciens sont présents
dans le quartier de Bagdad à majorité chiite, rebaptisé Sadr City du
nom du père d’Al Sadr depuis la chute de Saddam, et dans des villes
du sud iraquien. Parce
que la légitimité d’Al Sadr à représenter les chiites est très
controversée, les Américains s’en servent volontiers, dans le
spectre de ce qui est acceptable ou non dans la construction du plus ou
moins de démocratie, comme l’exemple du chiisme radical à bannir. En
même temps qu’une campagne de dénigrement de Sadr, qui aurait
participé à l’assassinat d’un autre ayatollah, ils dénoncent
l’extrémisme des propos du religieux, et décident de fermer le 28
mars son organe de presse nommé ‘Al Hawza’, du nom du Conseil sacré
des chiites, hebdomadaire qui aurait incité à la violence contre les
Américains fin février 2004. L’écho de l’arrestation du
sous-fifre nommé Yacoubi renforce l’écho de la fermeture du journal
(« We don’t want another Saddam! », « No, no,
America! », « Where is democracy now? »), qui renforce
l’écho des propos d’Al Sadr, qui a souvent fait de son martyre
virtuel un élément de prosélytisme. Dans
l’information dominante, Al Sadr est le soleil qui éclaire les événements
des 4 et 5 avril. Comme dans la caverne de Platon, les événements se détachent
grâce et par Sadr. Toutes les milices chiites ne sont pas Sadr, mais
Sadr sera derrière toutes les milices chiites montrées pour faire
court et cohérent dans les médias occidentaux. Le premier jour de la révolte
d’avril Après
la nouvelle de l’arrestation du sous-fifre, une manifestation est
organisée dans l’après-midi du samedi 3 avril à Koufa, où Al Sadr
a ses quartiers généraux et où il a tenu son dernier prêche. Mais
l’indignation ne s’arrête pas avec ce premier rassemblement, et
Koufa devient un point de ralliement qui échappe à Sadr, vers lequel
convergent des manifestants venus de Najaf à pied, d’autres venant même
de Bagdad en bus. Najaf et Koufa sont deux villes distantes seulement
d’une quinzaine de kilomètres. Dimanche 4 avril, le jour n’est pas
encore levé, mais le vent sourd de la fronde, oui. C’est là qu’à
3 heures du matin, se voyant remplir les rues de Koufa et de Najaf, les
manifestants prennent confiance. C’est là que certains policiers
prennent peur et abandonnent leur commissariat de police à cette
population frondeuse et menaçante. C’est encore là que les énergies
se tournent contre la garnison espagnole, qui se trouve à la sortie de
Najaf sur la route de Koufa. La rumeur se révélera fausse :
Yacoubi n’y est pas, mais qu’importe si le prétexte de libérer le
sous-fifre donne des ailes à cette foule pour affronter l’oppresseur :
la force armée d’occupation et la police iraquienne venue la défendre.
Peur
des policiers iraquiens, qui tirent les premiers, ou tirs venant de la
foule dont les armes proviennent en partie des commissariats de police ?
Un prisonnier (mesure d’intimidation de la part de policiers effrayés ?)
a la tête explosée par une grenade enfoncée dans la bouche. La
bagarre de Najaf, autour de la garnison espagnole, fait 24 morts, parmi
lesquels 4 soldats, et 200 blessés, parmi lesquels 9 soldats. Des
policiers iraquiens seraient passés du côté des insurgés, et c’est
à peu près vers 16 heures qu’Al Sadr appelle à arrêter la révolte,
décrite comme « futile ». Puis peu après, il souffle le
feu en appelant à « terroriser » l’ennemi, avec la bénédiction
de Dieu. En réalité, il ne contrôle rien du tout. Il
n’est pas précisé et il est même peu probable que les 15 morts et
191 blessés soient tous des miliciens d’Al Sadr, même si l’on est
dans le « fief » d’Al Sadr. Mais à l’issue de cette
journée, deux lieux saints sacrés du chiisme resteront sous la garde
de ses hommes en treillis noir : le mausolée de Koufa, où fut
blessé mortellement Ali, gendre du prophète Mahomet à l’origine du
chiisme, et le mausolée de Najaf, où se trouve la tombe d’Ali. Ce
même dimanche, à Bagdad, plusieurs centaines de militants manifestent
au centre-ville contre l’arrestation du sous-fifre. La police tire
avec des balles en caoutchouc et fait 2 blessés. Et c’est au retour
de la manifestation que le quartier de Sadr City s’embrase : les
policiers et soldats de l’armée d’occupation sont attaqués, 2 véhicules
blindés sont détruits, 5 postes de police sont récupérés par les émeutiers
ainsi que des bâtiments publics. Un couvre-feu est décrété et l’on
compte les morts, 36, plus qu’à Najaf, parmi lesquels 8 soldats, et
les blessés, 90. Ce même dimanche, il y a encore 4 morts à Amara, où
2 000 manifestants descendent dans la rue et affrontent les
soldats, qui tirent. D’autres rassemblements sont suivis
d’affrontements à Bassora et à Nassiriya. La
révolte gagne dans la journée du 4 Bagdad et le Sud iraquien. Les
gueux se renforcent d’apprendre qu’il y a des affrontements et des
morts dans d’autres villes, et la nouvelle police des gueux, qui
s’habille en noir, aussi. Al Sadr est débordé et voudrait contenir
le feu. Mais son revirement montre qu’il n’est pas entendu et
qu’il doute, tandis que Sistani, leader chiite rival rompu par les
ans, est lui beaucoup plus prudent et se garde de désapprouver « la
rue ». Par la suite, Al Sadr jettera l’opprobre sur les Américains,
qui auraient donné le signal de l’insurrection, alors que lui, non,
foutu con. Sale lope. Le deuxième jour de la révolte
d’avril Le
lundi 5, de nouveaux affrontements ont lieu à Bagdad, dans le quartier
Chouala. C’est comme une répétition de ce qui s’est passé la
veille à Sadr City. Des soldats américains et iraquiens qui tentent de
pénétrer dans le quartier sont pris à partie, ce qui provoque la désertion
et le revirement des soldats iraquiens, puis la fuite des autres
soldats. Leurs camions sont incendiés, les commissariats de police
attaqués et le quartier barricadé. Pendant ce temps à Sadr City, les
forces alliées ont repris les commissariats de police et pointent le
bout de leur canon sur la mosquée et sur les autres lieux possibles de
regroupement. Koufa
et Najaf sont maintenant entièrement contrôlées par des miliciens
d’Al Sadr et par conséquent « pacifiées ». Mais les
affrontements continuent à Amara, dans le Sud, où le siège de l’armée
britannique est attaqué comme l’avait été la veille la garnison
espagnole à Najaf : 15 morts et 14 blessés. Les affrontements
deviennent plus virulents à Bassora : 1 000 émeutiers
prennent d’assaut le siège du gouverneur de la ville. De même à
Nassiriya, où les affrontements se cristallisent au passage de
l’Euphrate. Les ponts sont sous le contrôle de plusieurs centaines de
gueux, parmi lesquels femmes et enfants, et les soldats de la coalition
les mettent en joue, comme des lapins : 15 morts d’un côté pour
un soldat tué de l’autre, 35 blessés d’un côté contre 12 soldats
blessés de l’autre. Des affrontements sont également signalés à
Kut, où un soldat est également tué. Le
bilan des émeutes des journées du 4 et du 5 avril 2004 est de 124
morts, parmi lesquels 19 soldats. Il n’y pas eu à ma connaissance
d’images des morts de ces deux journées. Il n’y a pas non plus eu
de pillages pendant ces deux jours, et s’il y en a eu, ils n’ont pas
été relayés par le parti de l’information occidentale. Les troisième, quatrième et cinquième
jours de la révolte d’avril Le
6, les combats continuent à Nassiriya. La saloperie des commentaires
occidentaux ne saurait être mieux dénoncée que dans ce raccourci :
les miliciens d’Al Sadr sont soupçonnés de prendre en otage des
populations civiles, c’est-à-dire de se servir des femmes et des
enfants et des hommes (de tout ce qui n’est pas noir pour faire court)
comme de « boucliers humains » ; puis l’on apprend
que c’est un accord entre miliciens d’Al Sadr et force armée de la
coalition qui permet de ramener la ville au calme. Quels sont ces cons
qui se feraient prendre en otage et tirer dessus avant de plier sous
l’accord de leurs preneurs d’otages et de leurs assassins réunis ?
J’émets l’hypothèse suivante : les miliciens d’Al Sadr préfèrent
pactiser avec le diable américain plutôt que de perdre le contrôle
sur la population gueuse quand elle passe devant, et leur pacte dit bien
qu’ils ont perdu le contrôle, comme ils l’avaient perdu à Najaf
l’avant-veille avant de reprendre la situation en main la veille. Un
autre front s’ouvre alors à Kut, où les combats se multiplient et où
la police iraquienne disparaît en fumée. L’armurerie est pillée.
Des soldats de la coalition (de nationalité ukrainienne), qui se
retrouvent seuls face aux insurgés, sont pris en otage (et ce n’est
pas une métaphore comme pour la population gueuse sur les ponts de
Nassiriya), et c’est ce qui provoque le retrait des troupes de Kut le
7. Kut est une ville de 300 000 habitants et il est difficile de
savoir ce qui s’y passe à partir du moment où les insurgés la
prennent, c’est-à-dire ce même 7 avril. C’est une situation inédite
à cette échelle, les seuls référents en la matière étant les
quartiers de Sadr City et de Chouala, qui furent tour à tour libérés
et repris en moins de vingt-quatre heures. Tandis qu’il faudra
attendre le 9 à Kut et l’envoi de tanks et de 1 000 hommes supplémentaires
pour que la ville soit reprise par les forces de la coalition. L’on
sait très peu de choses sur ce qui s’est passé à Kut.
L’information occidentale ne nous a pas laissé d’autres choix que
de deviner, noyés par le flot d’informations contradictoires et emmêlées
sur les 4 et 5 avril et le début de l’opération Resolution Vigilance
contre Fallujah. L’on sait cependant que c’est à partir de Kut que
les preneurs d’otages ont pris confiance en eux-mêmes et en cette
technique pour espérer forcer le retrait des troupes des Etats concernés.
Ce moyen de pression aura cependant peu d’effectivité.
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IV – Des américains humiliés et revanchards | |||||||
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Plonger
dans les articles de presse à propos de l’Iraq est particulièrement
répugnant. Un corps ouvert et sanguinolent serait plus appétissant, et
prendre des pincettes ne sert à rien quand il s’agit d’éviter les
éclaboussements de l’arrogance et de la suffisance moralisatrice de
l’information dominante, qui cache ainsi son ignorance, à peine moins
grande que la mienne en la matière. Mais cette ignorance ne la gêne
pas. Pour ma part, je ne connais pas le détail des organisations
chiites et sunnites, je ne connais pas le détail du plan du
gouvernement américain dans la passation du pouvoir en Iraq, je ne
connais pas le détail du nombre de bombes, d’attentats suicides et de
prises d’otages en Iraq, et je n’en suis pas fière, mais surtout je
ne connais pas exactement le moment ni la raison pour laquelle la révolte
gueuse tombe dans l’impasse. Car fin avril, ce sera l’impasse. Dans
la semaine qui précède le 4 avril 2004, jour d’émeute majeure à
Najaf et à Sadr City, eut lieu un règlement de comptes comme il y en a
presque tous les jours en Iraq depuis le début de l’offensive américaine.
Quatre individus repérés dans la ville de Fallujah comme mercenaires
américains furent bloqués et tués dans leurs véhicules, qui brûlèrent.
Le 31 mars, par conséquent, nous avons appris que des corps calcinés
ont été extraits de voitures brûlées, un caméraman ayant filmé la
suite. Nous ne pouvons affirmer que la suite aurait eu lieu si le caméraman
n’était pas passé par là. Un mort est traîné à travers les rues,
avec force cris de joie. Un autre se fait taper dessus à coups de barre
de fer, avec force cris de joie. Un autre se serait fait démembrer
pendant ce temps (rapport de journalistes présents qui n’ont pas pu
filmer). Puis deux cadavres sont pendus à un pont, comme des cochons,
et nous les voyons se balancer tranquillement au-dessus de l’Euphrate.
Tous les chasseurs ont dû comprendre, sinon partager, la joie
d’accrocher son trophée au mur de la maison, qui ici se nomme
Fallujah. Mais ces chasseurs-là ont fait durer le plaisir avant
d’accrocher leur proie. C’est comme s’ils avaient cherché à
rejouer la mise à mort pour la caméra : lapidation, mutilation,
pendaison. Non seulement ils font durer le plaisir mais ils se réjouissent
ouvertement, devant les caméras, de ce plaisir. La caméra tourne. Mise
en boîte de la SCENE. Silence ! Ah,
quel bruit ! Ah quel bruit ce bout de film a suscité, et quelle émotion.
Le spectacle était de qualité. Il manquait seulement à ces images de
nous donner le pedigree des deux cadavres, qui pouvaient être aussi
bien iraquiens, flics, soldats, commerçants, honnêtes travailleurs,
monsieur et madame Tout-le-monde, chiites, américains, mollahs ou même
mercenaires. Le caméraman et les autres journalistes ont fait la bande-son en nous expliquant qu’il s’agissait d’Américains libres venus
en Iraq de leur propre chef pour participer à la reconstruction du
pays, d’honnêtes citoyens américains, vous et moi en quelque sorte.
En grattant superficiellement nous avons appris qu’ils étaient armés
et portaient des gilets pare-balles, comme tout Américain avisé qui se
déplace en terrain conquis. Mais c’est en grattant beaucoup plus
profond que nous avons su qu’ils étaient des agents de sécurité, de
la race de ces nouveaux mercenaires qui exécutent les basses œuvres
que les soldats moins bien payés leur ont abandonnées. « On
estime ainsi que les sociétés de sécurité emploient quelque 20 000
agents en Irak. Une immense armée privée – plus du double du
contingent britannique – qui escorte les politiques et surveille les
pipelines, et qui, inévitablement, s’est retrouvée ces derniers mois
directement engagée dans des combats. » Cette nouvelle armée
échappe à toute juridiction, elle peut travailler en toute impunité
quand la vengeance des gueux ne la rattrape pas. « Certes,
ce vide juridique relatif n’est peut-être pas entièrement fortuit.
Cela permet aux militaires ou à Fallujah
fait partie de ces faits divers où la belle conscience des journalaids
qui n’a pas conscience d’elle-même s’étale à vous faire venir
la nausée. Les journalistes occidentaux, qui ont choisi leur camp,
aiment se prévaloir de la liberté de la presse mais occultent
l’intransigeance et l’intolérance de leur camp, tandis que leurs
commentaires induisent plus qu’ils ne servent consciemment une idéologie
manichéenne, entre bons et mauvais, entre civilisation et barbarie,
entre ce qui est tolérable ou non. En se gardant la possibilité et même
le devoir de critiquer et les excès, et les faiblesses, et les torts,
et les absences, et la présence envahissante des Américains sur le
terrain, l’ensemble de leurs
commentaires sur le fait divers de Fallujah a permis de désigner et de
réaffirmer la barbarie comme étant du côté iraquien et la
civilisation du côté américain. Et un tel degré d’unanimité vous
fait venir la nausée. Ainsi la presse a-t-elle relayé les conditions
« atroces » de la mort de ces Américains et nous a fait
croire au mirage des « conditions » de cette mort, alors que
la mort avait déjà eu lieu. Comme si les cadavres souffraient quand
ils ont été découpés, ou traînés ou pendus. Aucun commentateur
n’a abordé frontalement l’interdit de jouer avec des cadavres. Mais
tous se sont servis de ce non-dit implicite – il est interdit de jouer
avec des cadavres – pour alimenter l’idéologie revancharde la plus
sectaire, qui avance par amalgames : Occident = valeurs = juste
cause = vigilance = résolution = justification des offensives américaines
passée et future contre tout ce qui est terrorisme, et terrorisme =
barbarie = jeu avec la mort = Iraquiens = islam en général. On
apprend à cette occasion toutes les précautions et consignes que les
soldats américains avaient reçues avant de revenir dans Fallujah, eux
qui s’étaient, entre autres, laissé pousser la moustache en signe de
respect et de reconnaissance des habitants. De ces habitants qui ont joué
avec des cadavres comme avec un vulgaire ballon de foot, qui se sont
amusés de la mise à mort comme si c’étaient des cannibales – car
enfin, on a bien eu l’impression que ces pauvres mercenaires ont
souffert de manière « atroce » jusqu’au bout et que leurs
agresseurs se sont repus de leur chair fraîche. Au-delà
du mirage idéologique, du spectacle à sensations, ces images montrent
des Iraquiens se réjouir de la mort de mercenaires américains, et il
n’est pas courant de voir des auteurs de délits d’opinion se réjouir
de leurs actes, quoique quelques semaines plus tard, ce sera le
spectacle des sévices de la prison d’Abou Ghraib qui prendra le
relais. A
la suite de ce fait divers, ou plus exactement à la suite de ces
images, les forces armées américaines décident d’une expédition
punitive contre la ville de Fallujah. Leur but est de retrouver les
« terroristes » qui ont tué des mercenaires américains armés
en prenant leur(s) pied(s) et de venger cette humiliation ressentie mais
non verbalisée. Ce qui donne en langue de bois du lieutenant James
Vanzant : « Notre but est clair, nous voulons capturer les
hommes que nous recherchons. Nous ne voulons pas y aller et tirer dans
tous les sens. » Cette opération Resolution Vigilance était prévue
à partir du 5 avril, elle est maintenue à partir du 5 avril, malgré
la révolte qui a éclaté entre-temps. Opération sans images, ni du côté
américain ni côté iraquien. Ou bien si ces images existent, les chaînes
occidentales ont oublié de nous les montrer. Le
5, la ville est encerclée afin de filtrer et de contrôler ceux qui
rentrent et ceux qui sortent. Des soldats y pénètrent à pied, avec
des tanks et des hélicoptères en appoint. Les Américains se font
tirer dessus : 5 morts (tous des soldats de la coalition) et 2
blessés. Un couvre-feu est instauré. Les troupes de reconnaissance
continuent de se faire tirer dessus. Elles s’étonnent du fait que
d’habitude les francs-tireurs s’enfuient, alors que là, non, ils se
terrent, se retranchent. Nous comprenons que les soldats américains
investissent quartier par quartier et ne font pas de quartiers. Là
d’où provient un coup de feu, tous ceux qui pourraient dire « US
go home » seront tués : hommes, femmes, enfants. Trois jours
plus tard, la vigilance et la résolution américaines ont fait 300
morts côté iraquien. Les bombardements relaient le travail des unités
d’infanterie. Encore trois jours plus tard, le chiffre de 600 morts
est avancé. Les troupes américaines se retirent provisoirement de la
ville et instaurent un cessez-le-feu. Elles viennent de subir un nouveau
camouflet : 200 soldats iraquiens amenés en renfort ont refusé de
se battre à leurs côtés. Les combats reprennent dès le lendemain. Le
siège ne sera officiellement levé qu’à la fin du mois, le 29 avril.
750 morts côté iraquien. Mais ce n’est qu’en novembre 2004 que les
Américains achèveront l’opération Resolution Vigilance à Fallujah.
Je ne sais pas s’ils ont atteint leur objectif initial, trouver ceux
qui avaient trouvé les quatre mercenaires, mais ils ont largement
rempli leur principal objectif, non avoué, qui était de répondre à
la mort fêtée de ces mercenaires par une froide opération de punition
collective.
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V – Une coïncidence troublante | |||||||
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Les
événements que j’ai pris soin de démêler ici ont été
inextricablement mêlés dans les rapports de l’information dominante.
Car c’est au deuxième jour de la révolte d’avril que commence la répression
à Fallujah. Et plus exactement, c’est quand la révolte se concentre
à Kut que l’information se concentre sur Fallujah. Et pendant que les
médias commentent souvent avec un cran de retard ce qui se passe en
Iraq, les Iraquiens commencent à avoir des nouvelles de la boucherie de
Fallujah, ce qui donne naissance à des manifestations de soutien à
Fallujah, principalement à Bagdad, mais aussi à Houidja et à Mossoul,
qui se trouvent plus au nord. Un couvre-feu est décrété le 9 avril à
Mossoul, après une manifestation de soutien qui a tourné à l’émeute. Les
médias donnent donc un magma de bout d’informations éclatées sur
des combats extrêmement différents en des lieux extrêmement éloignés
ou rapprochés, tous mis à égalité de contenu et de sens. Une attaque
d’une milice contre un convoi américain est mis au même plan que la
dératisation de Fallujah (« rat’s nets », selon un général
en chef de Washington) par les GI. Les prises d’otages commencent à
se multiplier et chaque Etat engagé commente avec force détails les négociations
et chantages qui pourraient amener le retrait de ses troupes – ou non.
Cet
imbroglio même donne l’impression que tout l’Iraq est insurgé. Al
Sadr fait des déclarations enflammées sur l’unité du peuple
iraquien contre les Américains. Des micros-trottoirs dans des quartiers
de Bagdad relaient la solidarité criée entre chiites et sunnites. Le
terme d’insurrection est accolé aux sunnites réprimés comme aux
chiites émeutiers. Les Kurdes qui manifestent leur soutien avec
Fallujah sont également intégrés dans l’« insurrection ».
Chaque attentat terroriste, bombe posée par des milices, qui chiites
qui sunnites, vient conforter l’idée d’« insurrection ».
Et c’est pourquoi il est, au moment des faits, quasiment impossible
d’y voir clair, et guère plus un an après. Une
semaine après le début des événements, nous pouvons avoir
l’impression qu’effectivement les mouvements d’insubordination
croissent en Iraq. Les médias ont fait de la propagande sans le savoir
pour cette unité nationale retrouvée contre les Etats-Unis – ce à
quoi avait appelé l’ayatollah Sistani en janvier pour canaliser les
impatiences gueuses. L’unité tant affichée a même pu effrayer les
forces de la coalition. Et ces mêmes médias se sont couchés comme des
chiens quand il leur a été demandé, à la mi-avril, de reporter
d’une quinzaine de jours la publication des images de tortures dans la
prison d’Abou Ghraib. Ces images ne furent diffusées que fin avril,
au moment de la fin du siège de Fallujah. A ce moment-là, que la
barbarie n’ait jamais été le seul privilège iraquien n’étonnait
plus personne, mais la sève avait été enlevée aux gueux d’Iraq,
qui étaient plus séparés que jamais, désormais bien parqués dans la
division ethnique retrouvée : sunnite, chiite, kurde. Les
images d’Abou Ghraib sont restées parmi les plus fortes de la guerre
en Iraq, dans les rétrospectives de fin d’année. Elles ont largement
supplanté celles du fait divers de Fallujah. On y voit des prisonniers
iraquiens nus, formant une pyramide humaine, avec des injures en anglais
à même la peau, ou d’autres contraints de simuler des actes sexuels.
Une autre encore représente un homme nu debout sur une boîte, le
visage couvert d’une cagoule, des fils électriques attachés aux
membres. Ce n’est plus la sauvagerie pleine de joie des rues de
Fallujah contre l’occupant haï, c’est le raffinement de l’ennui
porté dans les prisons contre l’ennemi méprisé. Mais c’est aussi
jouer avec de la chair humaine encore vivante, ce qui surpasse bien sûr
les fameuses « atrocités » de Fallujah contre la chair
morte. Et c’est toute la contradiction de la morale américaine étalée
en images crues. C’est pourquoi, dans la guerre idéologique de
Fallujah, l’on ne peut douter qu’elles auraient pu mettre à mal le
parti de la morale justicière à l’offensive. Mais CBS, à laquelle
il a été demandé de repousser la diffusion de ces images, aura trouvé
une vertu et un courage à obéir à l’injonction du chef d’état-major
de « ne pas exacerber les violences en Iraq ».
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VI – Un partage entre polices des villes qui se sont émues | |||||||
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L’explosion
des 4 et 5 avril Quand
Mossoul manifeste, les différentes polices se sont déjà partagé les
gueux, si l’on peut dire. Koufa et Najaf sont le bastion des « hommes
en noir ». A Bagdad, Sadr City est reprise par l’armée américaine,
et ce n’est qu’au bout d’une semaine que des policiers iraquiens
peuvent réintégrer leurs casernes. Kut est disputée. L’armée
d’occupation va reprendre cette ville qui a fait fuir toute police et
toute armée. C’est donc que les miliciens d’Al Sadr y ont été peu
nombreux ou insuffisamment soutenus par la police du cru. Nassiriya
est également disputée, même si c’est un accord entre la milice de
Moqtada Al Sadr et le contingent italien qui met un terme aux
affrontements. « Pour les quelque 3000 hommes engagés par le
gouvernement Berlusconi en Irak, il s’agit du premier véritable baptême
du feu. Plutôt bien accueillis au début de la mission, les soldats
italiens ont vu la situation se dégrader progressivement après
l’attentat du 12 novembre [2003, imputé à des miliciens chiites]. Se
repliant sur leurs bases, ils auraient ainsi, selon la presse italienne,
laissé le champ libre aux milices chiites dans Nassiriya et provoqué
en retour le mécontentement de la population civile. » Nous ne
connaissons pas la nature de l’accord entre les deux polices, mais cet
accord est confirmé par les deux parties. Et
à Kerbala, où doivent se dérouler le 10 avril les manifestations de
l’Arba’in, deuil des martyrs de Kerbala et de la mort du prophète
Hussein, 40e jour après l’Achoura, les milices d’Al Sadr
et de Sistani font ami-ami afin de contrôler la ville. Les milices
craignent des pillages, qui n’auront pas lieu.
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VII – Le parti gueux quasiment bâillonné fin avril 2004 | |||||||
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Après
Fallujah, les bombes vont continuer de pleuvoir, rarement revendiquées,
comme le tribut à payer à une pacification chèrement acquise. Cela
fait penser à un hybride, croisement des attentats-suicides en Israël
et Palestine, qui montrent la récupération des actes de révoltes non
encadrés dans un militantisme forcément mortifère, et de l’attaque
du World Trade Center, où la non-revendication est au service de deux
polices concurrentes. Après
avril 2004 , en Iraq, il n’est plus question d’émeute, à
l’exception de Bagdad, le 14 juin. Il
n’est plus question d’émeute d’anonymes. Tous les affrontements
sont signés ou marqués du fer rouge des hommes en noir. Même
à Bagdad, où l’émeute éclate en réaction à un attentat à la
bombe, les jeunes lancent des vivats à Sadr, comme symbole de la lutte
contre les Américains. Il
n’y a plus de trace jusqu’à la fin de l’année 2004 d’événements
similaires à ceux qui avaient ouvert l’année. Plus de chômeurs
protestataires, plus de policiers non payés. Plus d’émeutes contre
les conditions de vie déplorables sous l’occupation américaine. Ce
n’est pas le fruit de l’amélioration de ces conditions de vie, mais
du renforcement des polices « iraquiennes », dont la légitimité
s’est faite contre l’oppresseur américain et contre les gueux. L’information
occidentale a contribué à cet étouffement par l’éclairage idéologique
violent appliqué aux événements d’avril. Nous avons plus de détails
sur les « émeutes de chômeurs » du début de l’année,
qui sont passées quasiment inaperçues, que sur les « émeutes
chiites » du début avril, alors que l’Iraq a fait la une des
tous les médias pendant presque un mois. Au
spectacle des tours jumelles en flammes a répondu le spectacle de
l’Iraq en flammes. Le
28 avril, veille de la levée officielle du siège de Fallujah, l’émission
télévisée américaine ‘CBS 60 minutes’ a diffusé la série de
photos des sévices infligés à des prisonniers iraquiens, clichés
pris en 2003 dans la prison d’Abou Ghraib. Le
transfert de pouvoir prévu pour le 30 avril n’a pas été mis à mal. A
cette date, le nombre d’Américains tués depuis le début de la
guerre est estimé à 537. Rien qu’à Fallujah, les Américains se
sont remboursés. L’Iraq
ne sort pas de notre champ d’espoir, mais notre observation attentive
ne nous permet plus de distinguer des actes de révolte en Iraq, ce qui
nous attriste et nous met en colère.
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Texte de 2005 |
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