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t r o u b l e s d e l ' o r d r e
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Analyses 2004
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Culture de l'émeute en Algérie | |||||||
L’Algérie
est le premier, et provisoirement le seul, Etat au monde où
l’information dominante a développé le mot-clé de « culture
de l’émeute ». Sans remonter aux disputes entre Brecht et Lukács,
au début du siècle dernier, lors de l’insurrection de Thuringe, où
la question de savoir si les prolétaires révoltés ont le droit ou non
de détruire des témoignages culturels du passé, « culture de
l’émeute » est une contradiction dans les termes : l’émeute
est toujours ennemie de la culture. La culture, en effet, est le déménagement
du débat public dans le salon, qui s’est opéré en Europe à partir
du XVIIe siècle, alors que l’émeute est la réaffirmation
contraire, celle du débat dans la rue. La thématisation
d’une « culture de l’émeute » rapporte seulement une
prise de position, en utilisant d’une manière affective des mots qui
ont un sens historique, par une partie de l’information dominante.
Pour cette engeance « culture » est bon, et par extension ce
à quoi s’applique la culture, même si l’objet de la culture est
mauvais, comme c’est tout à fait le cas pour cette partie de
l’information. Pour que l’information ennemie – ennemie par
essence de toute émeute, c’est-à-dire de tout début de débat dans
la rue – en vienne à découvrir une bonne émeute, il faut un
tout petit peu remonter dans le temps. En 2001, en Algérie, un grand mouvement
insurrectionnel avait commencé en Kabylie. Pour vaincre et épuiser ce
mouvement, l’information algérienne s’était scindée, entre médias
affidés à l’Etat et médias soutenant les récupérateurs de ce
mouvement, c’est-à-dire les coordinations qui ont réussi à contenir
l’insurrection en Kabylie, et à confisquer son début de débat.
C’est principalement l’information francophone, alliée aux récupérateurs,
qui a ainsi donné à l’insurrection son interprétation : la révolte
est juste, l’émeute est son expression brute, et les coordinations
sont sa vérité. Cette façon de contenir et d’exproprier les émeutiers
de leur parole a parfaitement résisté à la fin de cette insurrection,
pendant l’année 2002. Depuis que le mouvement de Mais si tout discours subversif né des
insurrections passées semble avoir été avalé et digéré, en Algérie,
contre toute attente, la forme de révolte qui avait marqué la période
1988-1992, puis 2001-2002, l’émeute, a resurgi. Inquiet de ce débordement,
le parti récupérateur de l’information dominante soutient
aujourd’hui l’émeute en Algérie, en la présentant comme une forme
de révolte pour ainsi dire légitime, la dernière qui reste aux
malheureux pauvres que personne ne veut écouter. « L'émeute
comme mode de revendication en l'absence d'institutions locales en
mesure de se conformer à leur statut, de se rapprocher et d'être à l'écoute
des citoyens, l'émeute comme unique recours quand les élus locaux
pensent davantage à se servir et à s'enrichir au lieu de se comporter
en dignes et premiers représentants de l'Etat dans la structure de base
que représente une commune », écrit un certain Tazaroute dans
‘La Tribune’ du 19 mai 2004. Bien sûr l’émeute est regrettable, mais comment
faire autrement, je vous prie ? D’autant qu’en 2001-2002
l’une des caractéristiques les plus intéressantes de l’émeute
moderne, et à laquelle les informateurs sont par conséquent le plus
hostiles, le pillage, n’a été présente qu’exceptionnellement, en
Algérie. La « culture de l’émeute » consiste donc à
dire que l’émeute est une forme pour ainsi dire légitime, à
laquelle les pauvres sont acculés, faute d’être entendus autrement,
ou de ne disposer d’aucun autre arsenal pour se battre. Ah, s’il y
avait des syndicats, ou des partis efficaces pour bien encadrer la
complainte des pauvres, on n’en serait pas là. Mais comme le méchant
pouvoir d’Etat a effacé toutes les velléités d’encadrement du mécontentement,
eh bien, il ne reste plus que l’émeute. Alors oui, nous soutenons les
émeutes, et nous les saluons au point d’en faire une culture. Telle
est la position de la vaillante information francophone d’Algérie. Un des abus les plus caractéristiques de
l’information dominante – depuis qu’on peut utiliser ce terme,
c’est-à-dire depuis l’arrivée massive de ce corps plus large et
flou qu’une corporation dans l’histoire, en 1989 – est sa
propension à parler sans contradiction en simulant la forme d’un débat.
La forme du débat, dans l’information en Algérie, est simulée par
la contradiction que la presse, francophone essentiellement, oppose au régime
(ce qui a valu, en 2004, quelques persécutions de journaputes
abondamment exposées) ; mais l’unanimité qui en profite se lit
dans cette culture de l’émeute qui fait évoluer le terme même d’émeute,
sans être contredite. En effet, comme cette information soutient l’émeute,
elle appelle émeute de nombreuses manifestations qui sont très en
dessous de l’émeute. Pour donner du sens à sa récupération du
terme, elle le dévalue, elle enlève du sens au terme. Un exemple
typique est un article du 24 avril, intitulé « La culture de l’émeute »,
dont voici un extrait : En
effet, la protestation était au rendez-vous ce week-end dans plusieurs
régions du pays. Ouargla, Bordj Bou Arréridj, Laghouat et même la
capitale ont connu des émeutes ce jeudi. Dans la première wilaya, les
jeunes chômeurs sont sortis pour dénoncer l'octroi de 800 postes de
travail (sur les 1 500 promis) à des demandeurs qui ne sont pas
originaires de cette même région. Les contestataires ont été
fortement réprimés par les forces de sécurité, la manifestation des
jeunes Ouarglis n'a pas duré longtemps ce jeudi, selon des citoyens que
nous avons joints hier par téléphone. Mais une chose est sûre, les chômeurs
de cette région pétrolière ne sont pas près de lâcher d'autant que
les promesses tenues par les représentants du gouvernement qui s'y sont
déplacés en mars avant le début de la campagne électorale pour
apaiser la situation n'ont pas été concrétisées. De même pour les
mesures d'apaisement prises à cet effet. Les jeunes de Ouargla se
disent toujours marginalisés au profit des demandeurs d'emplois venant
du nord du pays. A
Laghouat, ce sont les citoyens de la commune de Guegu qui se sont soulevés
contre la mauvaise gestion de leur localité. Pour cela, ils demandent
carrément le départ du maire en organisant des sit-in quotidiens
devant le siège de l'APC pour demander l'installation d'une commission
d'enquête sur la gestion de la commune. Toujours pour des
revendications sociales liées au logement et à l'emploi, les jeunes
d'El Hammadia, une localité distante de Si l’événement de Baraki s’est avéré
effectivement une émeute, il est le seul de ceux racontés ici, et ce
n’est pas à travers ce qui est raconté ici. L’événement de
Laghouat illustre le mieux la dérive sémantique que les journalistes
opposent aux actes de révolte : c’est un simple sit-in qui est
ici identifié comme une émeute. Un geste passif, défensif, devient
donc identique avec des offensives contre l’Etat, la marchandise, ou
l’information. Mais les autres exemples sont peut-être moins
grossiers, mais vont dans le même sens : à Ouargla, ce qui est
appelé émeute, est une manifestation réprimée, à Bordj Bou Arreridj
c’est une coupure de route, sans même aucun affrontement, qui est
promue émeute, et à Baraki, ce sera seulement la qualité de la
destruction et l’intensité, escamotée ici, du refus (barricades, 64
blessés) qui permettra d’élever l’événement au rang d’une émeute. Cette légitimation unique de l’émeute a sans
doute contribué au fait qu’en 2004 l’Algérie est l’Etat au monde
où nous avons recensé le plus de ces brefs incendies qui sont le début
en puissance des débats de l’humanité sur elle-même. D’une part,
grâce au soutien zélé de l’information, ils sont connus et décrits ;
d’autre part, cette publicité positive les promeut certainement auprès
des gueux, qui en sont les acteurs. Alors que partout dans le monde l’émeute
est considérée comme un mal, ce qui contribue beaucoup à
l’autocensure des pauvres, en Algérie, étant érigée au rang de mal
nécessaire, elle se situe, pour ceux qui la font, à un niveau de
culpabilité plus bas. Comme pour la manifestation de protestation ou la
grève dans d’autres pays, elle peut être endossée par cette dignité
ridicule qu’ont parfois les pauvres quand ils croient pouvoir affirmer
qu’ils sont dans leur droit. Le caractère fondamentalement négatif,
hostile à cette société, sans excuses devant ses lois et ses règles,
s’atténue dans un Etat où cet acte si subversif est soutenu par
l’information. A l’extrait d’article suivant, paru sur Kabylie.com
en mars 2002, on peut voir que cette dévaluation de la critique était
déjà amorcée dans la longue fin du mouvement de 2001. On observera en
particulier le caractère rituel de cette « tauromachie »
sans surprise, l’attitude des badauds, des passants et celle des
commerçants, qui constituent ensemble la bordure extérieure aux deux
groupes antagonistes, présentés comme des protagonistes sportifs,
maillots compris. A
la première volée de pierres, les gendarmes franchissent le portail de
la caserne en s’abritant sous leur casque et leur bouclier. Armés de frondes, les jeunes
saluent la sortie par un grondement proche du murmure des aficionados
lorsque le taureau entre dans l’arène. Le « combat »
quotidien peut commencer. Il va durer plusieurs heures dans le
centre-ville de Tizi Ouzou qui baigne dans des nuages de gaz lacrymogène.
Les émeutiers avancent par vagues sans cesse repoussées par les forces
de l’ordre. Les affrontements se déroulent
à distance, sans corps à corps, ni jusqu’à présent usage d’armes
à feu. Ils commencent juste après l’heure du déjeuner. Agés de dix
à quarante ans, les manifestants portent souvent des maillots des
grands clubs de football européens. Leurs slogans sont toujours
identiques. « Pouvoir assassin ! », « Pas de
pardon ! » avec depuis peu une variante : « Pas
d’élections ! » Les badauds assistent aux
escarmouches depuis les balcons et les fenêtres des immeubles. Ils évaluent
en connaisseurs la précision des tirs de projectiles divers. Dans les
rues, la vie continue comme si de rien n’était : les passants déambulent
sur les trottoirs en prêtant à peine attention aux troubles, des
automobilistes pressés s’aventurent parfois sur la chaussée laissant
le passage en fonction de la circulation des uns et des autres soit aux
révoltés, soit aux gendarmes. Les
commerçants sont les seuls à ne pas s’habituer aux contraintes de la
« culture de l’émeute ». Ce que nous, Laboratoire des frondeurs, appelons émeute,
est évidemment plus restrictif que ce que l’information algérienne,
reprise sans critique hors d’Algérie, appelle ainsi. En s’en tenant
à nos règles, qui ne sont pas les leurs, nous avons pourtant
comptabilisés vingt-trois événements dans l’année, pour ainsi dire
deux par mois, qui comptent tous au moins une émeute que nous avons
certifiée, du haut de notre propre subjectivité fort discutable, mais
revendiquée : à la relecture, en effet, certains de ces événements
ne méritent peut-être pas d’être appelés émeutes ; mais
comme parmi les événements non retenus sous ce terme, il y a peut-être
autant d’exclusions abusives, la quantité totale, plus que le détail
précis, correspond à une image du négatif en Algérie que nous
pouvons endosser fermement. Encore que cette situation particulière de l’émeute
en Algérie nous oblige à nous interroger sur la définition générale
d’émeute. Quand on considère les trente lieux d’émeute recensés
par notre laboratoire pour l’Algérie en 2004, outre l’agglomération
d’Alger, six seulement se trouvent dans des villes de plus de cent
mille habitants, alors que dix-sept, plus de la moitié, sont des
localités de moins de cinquante mille habitants. Il nous paraît légitime
de se demander ce que peut bien être une émeute dans une petite
localité de moins de dix mille habitants par exemple. Car là, déjà,
tous les jeunes qui participent à l’événement se connaissent :
il n’y a pas cette rencontre entre anonymes qui est l’un des
principaux présupposés d’un début de débat public, même si
c’est un présupposé qui n’est pas exclusif. Si ces émeutiers se
connaissent entre eux, ils sont également connus des non-émeutiers, et
presque toujours des représentants de l’Etat, qu’ils affrontent.
Ces liens préexistants, qui vont donc probablement continuer après
l’événement, le limitent. A travers cette situation où tout le
monde connaît tout le monde, la colère n’apparaît plus comme une
volonté de changer l’ensemble des rapports, mais bien comme ce que présente
l’information : une forme ponctuelle de protestation légitime.
Il faut ici rappeler que l’émeute moderne est un phénomène de
l’anonymat et, par conséquent, un phénomène urbain, une rencontre
de pauvres anonymes dans l’affrontement, aux abords immédiats des
centres de décision ennemis. La plupart de ce qu’on appelle des émeutes
en Algérie, même parmi celles que nous avons validées comme telles,
sont plutôt des contestations villageoises, une façon d’outrer les
jeux politiques locaux, avec la bénédiction de l’information
dominante, ravie de se ranger dans le camp de ceux qui réclament
maintenant de participer à ces jeux, desquels ils ont été
jusqu’alors exclus. Une des thèses principales de l’ennemi, pour
expliquer et soutenir la culture de l’émeute, est basée sur le
double constat suivant : le terrorisme islamiste en Algérie
s’essouffle, et laisse donc le champ libre à la contestation (ce qui
dénonce bien, en passant, la nature policière du terrorisme, et
comment il profite à la conservation de ce qui est là) ; et les
Algériens s’aperçoivent qu’il y a des richesses en Algérie :
ainsi, en 2003, les hydrocarbures auraient rapporté une somme qui divisée
par le nombre d’Algériens équivaudrait à 10 millions d’euros par
personne, chiffre repris dans ce contexte, entre guillemets, dans des
micros-trottoirs où les journalistes cherchent à exprimer les causes
d’émeute. En résumé : la terreur partie, chacun commence à réclamer –
fort légitimement, dans la perspective des journalistes – sa « part
du gâteau ». Cette idée vulgaire contribue aussi à
l’explication des révoltes dans les petites localités : c’est
l’occasion d’attirer l’attention sur une petite oasis oubliée en
bordure du désert, puisque les informateurs feront la publicité de
l’événement ; et parfois, comme cela s’est produit
effectivement, de hauts fonctionnaires, même des ministres, comme à Aïn
Melh en novembre, honorent de leur intercession précipitée les émotions
locales. L’ennemi parvient donc à rendre grossières et médiocres
ces bouffées de colère qui lui font tant peur, en réduisant leur fond
à des abstractions économistes, parfois retraduites, pour faire plus
vraies, en langage populaire traditionnel, comme à travers ce proverbe,
apparemment émis à Ouargla, en février : « La vache est au
Sud, mais ce sont les gens du Nord qui boivent son lait » ;
ou alors à de vagues manœuvres publicitaires, pour palper sa part de
butin, comme à Beni Ounif, en janvier : « D’ailleurs, un
jeune universitaire déplore cette logique du “casser pour être écouté”
dans lequel le Pouvoir a fini par engager la population. » Ce particularisme local, cette vague d’émeutes
des villages, des bourgs, des hameaux, des petites villes de province,
des localités aux noms inconnus hors d’Algérie, explique aussi
pourquoi, parmi les vingt-quatre événements retenus (si on inclut l’émeute
de Tebessa, qui est la conclusion d’un événement footballistique
commencé à Sfax), cinq seulement ont été des émeutes sur plus
d’une journée, et aucun sur plus de deux. L’attroupement est
soudain, l’attaque des bâtiments publics libère une rancœur souvent
fort ancienne, les quelques policiers du bled, peu combatifs contre des
gens qu’ils croisent tous les jours, sont vite dépassés,
l’incendie, la barricade, la coupure de route durent jusqu’à
l’arrivée de renforts policiers, généralement plus brutaux que nécessaires,
et la place redevient nette, après quelques arrestations suivies généralement
de lourdes condamnations. Mais la plupart des lieux sont isolés, les
routes ne peuvent être que bloquées, sans être utilisées pour une
propagation par les émeutiers, et la révolte s’arrête à la limite
urbanisée du lieu. Si on schématise à partir d’une carte, il y a
eu deux sortes de lieux : la côte, avec une seule émeute pour
l’Ouest, la dernière de l’année à El Kerma, près d’Oran, deux
dans le grand Alger, à El Harrach et Baraki, trois dans l’Est,
Settara, Aïn Berda, Asfour, et les autres en Kabylie et en bordure de Et plus loin au sud aussi, les jeunes ont fait
connaissance avec les charges frontales, les incendies destructeurs, et
les bouffées d’adrénaline qui mettent le monde à l’horizon. Dans
le Grand Erg occidental, c’est à Beni Ounif, Igli, Timimoune et dans
le Grand Erg oriental, à Ghardaia, Guerara, Ouargla, El Hadjira,
Touggourt, Meggarine, Reguiba qu’on s’est ému. Là, les lieux de révolte
sont adossés au désert, et souvent distants les uns des autres de plus
de Et quand on entre dans le détail de ces
fournaises, évidemment, leur caractère réjouissant, dissimulé, puis
évincé par les journalistes, réapparaît en plein. Une dizaine de
mairies ont été saccagées, incendiées ; des sièges de daïra
(sous-préfecture), des commissariats et des hôtels d’impôts
figurent en tête de liste de ces vindictes joyeuses, à côté
d’entreprises publiques. Les voitures sont désormais le combustible
de base de l’émeute moderne, par les pneus qu’on enflamme pour
barricader de petites venelles, alors que les carcasses fumantes servent
d’obstacle dans les rues plus importantes. Il y a, presque à chaque
émeute, et en particulier dans le Sud lointain, des coupures de route :
là où les routes sont rares et de plus en plus vitales pour le
commerce, c’est une forme de critique de la marchandise, même si son
caractère offensif initial bascule rapidement dans des hors-jeux défensifs.
Les affrontements, ces défoulements collectifs furtifs mais libérateurs,
qui peuvent donner d’excellentes idées, se jouent généralement à
quelques dizaines, ou centaines, très rarement des milliers ; les
armes sont des caillasses, comme en Palestine, exceptionnellement des
cocktails Molotov, ou des armes blanches (qui sont souvent
l’accusation policière qui, dans la répression juridique, coûte le
plus cher) ; en face, on utilise des lacrymogènes, et parfois des
balles réelles. Les blessés se comptent par dizaines, mais il y a peu
de morts (un à Asfour, un à Aïn Melh). La plus grande émeute du début d’année, après
les tentatives déjà bien réussies de Aïn El Berda, Aïn Hadjel, Beni
Ounif et Igli, a eu lieu à Ouargla, le 22 février. C’est
d’ailleurs la seule émeute majeure en Algérie au cours de l’année
2004. Elle commence la veille de la visite électorale du président
Bouteflika, parce que les jeunes, mal informés, se sont trompés de
date. Mais pas de cible : mobilier urbain, agence de voyage,
banque, crèche, hôtel, siège de wilaya, « des milliers de
jeunes manifestants » caillassent ceux qui s’opposent à ce sérieux
défoulement, et attaquent en particulier des journalistes, qui l’ont
bien cherché, par profession. Le lendemain, le gnome en chef vient
quand même. C’est la queue de son cortège qui essuie les premières
caillasses d’une belle journée frondeuse : commissariat, centre
commercial, bureau de main-d’œuvre, trois caisses Sonatrach, des
maisons closes, tout un décor social bien plus joli pour les cœurs et
utile pour les esprits dans les flammes. Les journalistes réchappés
(pour cette fois) affichent, comme une excuse, leur idiotie superlative :
« la colère des ouarglis est inexplicable » pour cet
‘Express’ algérien bien serré. Le 24 février, le cortège présidentiel
est caillassé à Touggourt, et il faut des renforts d’urgence pour
permettre à ce si populaire fonctionnaire de pouvoir quitter la ville,
dont, trois jours plus tard, « il ne reste plus rien de la mairie
qui offre une image de désolation », ça dépend pour qui. Le 25,
des routes sont coupées dans toute la région, le 26 février à
Meggarine, à En saluant avec respect les émeutiers d’El
Harrach, 27 février, de Settara, le 28, de Reguiba le 1er
mars, là aussi lors d’une visite de Bouteflika, et à Aïn el Aloui
et Haïzer les 6 et 8 mars, nous arrivons dans cette Kabylie si couvée
par l’information francophone, à Akbou, très exactement le 26 mars.
C’est d’ailleurs certainement parce qu’on entre dans les deux
dernières semaines avant les présidentielles que l’information est
si diserte, si « culture de l’émeute ». Il y a donc un
meeting électoral, prié de déguerpir par les coordinations qui ont
appelé au boycott, et comme les participants de la pantalonnade présidentielle
sont lents à obéir, barricades, caillassages et lacrymogènes occupent
rapidement le devant de la tribune. Dans toute Le 5 avril, c’est à nouveau à Akbou que le désaccord
frontal se manifeste, mais avec plus de vigueur cette fois : la
ville est coupée, les routes sont prises, Mais si les affres préélectorales de Kabylie nous
intéressent, c’est d’abord pour montrer que les jeunes qui
s’amusent là sont aussi vivants qu’ailleurs en Algérie, et ceci
malgré le fait discriminant qu’ils ont une représentation forgée
sur leur lutte et en son nom, mais contre elle. Les coordinations ou aârchs,
comme on les appelle dans l’information, sont encore là, deux ans après
l’échec définitif de l’insurrection. Elles vont maintenant négocier
avec l’Etat, en dépit de leur parole maintes fois donnée, et elles
fournissent à ce complice déguisé en adversaire les témoignages de
leur bonne foi collaboratrice. Le 7 mars, à Haïzer par exemple,
« un délégué des archs intervient pour se démarquer au nom des
archs du pillage », rapporte le journal mal nommé ‘Liberté’,
et le 5 avril à Akbou, les délégués des coordinations
s’interposent « entre la foule d’émeutiers et les édifices
pour sauver ce qui peut l’être ». Et, pas de chance pour ces prosélytes, qui après
l’émeute successive à une bavure à Tkout en mai iront soutenir
tapageusement ceux qui ont été arrêtés, montrant par là que le
territoire de leur influence s’étend maintenant au-delà de Depuis 1997, en Algérie, les logements sociaux
construits par l’Etat sont distribués par les maires. C’est évidemment
une manne considérable pour ces petits fonctionnaires très souvent
corrompus. A Baraki, le 21 avril, un fonctionnaire apparemment complètement
saoul vient annoncer à 760 familles que les camions de déménagement
viendront prendre leurs affaires le lendemain, pour les déporter,
parfois à plus de Après un été rempli de beaucoup
d’escarmouches, mais dont aucune n’est une émeute selon les critères
des ennemis de la culture de l’émeute, l’automne retrouve le rythme
du printemps. Le 13 octobre, la police dégage un sit-in commencé le 13
septembre devant une entreprise de surveillance des gazoducs pour
obtenir des emplois. Mauvaise pioche : c’est toute la ville
voisine de Medjedel qui se soulève, et les émeutiers finissent par
piller l’entreprise en question. Le même 13 octobre, à Ghardaïa, les commerçants
reprochent à l’administration ses contrôles tatillons et l’impunité
des trabendistes ; la manifestation se régénère en émeute, au
prix de quelques bâtiments publics, de 50 blessés et d’une grève du
commerce. Des affrontements reprennent lors du jugement des manifestants
arrêtés, le 19, puis c’est à Guerara, le 22, que la flamme de
Ghardaïa se déplace, à la suite d’une altercation entre deux
groupes de jeunes : mairie et commissariat peuvent témoigner du dépassement
du prétexte. Le 5 novembre, à Aïn Oussera, c’est une drague qui
finit en incendie de magasins et de voitures, et le 10 à Aïn Melh,
contre « la hogra d’un commissaire », sa maison est mise
à sac, 8 voitures disparaissent dans les cendres, et après la mort
d’un manifestant deux ministres viennent sur place, donnent raison aux
émeutiers et libèrent 34 détenus. Enfin, le 12 décembre, une dernière « émeute
du logement » à El Kerma rappelle aux fonctionnaires corrompus
dans un Etat où il y a une pénurie d’habitation alors qu’il y a un
million deux cent mille logements vides qu’être maire est un job
rentable jusqu’au jour où les jeunes de la commune bloquent routes et
mairie, caillassent et menacent ; et là, game over, et il faudrait
encore remercier ces vandales furieux de leur douceur, puisqu’une des
crapules mises en cause n’a pas encore été lynchée comme elle
l’aurait mérité. Ainsi donc, l’Algérie en 2004 offre une tendance
contraire au reste du monde : l’émeute y est mise en avant, médiatisée,
presque vantée comme étant d’utilité publique. Alors que dans
d’autres régions du monde, nous combattons l’occultation, ici nous
combattons la mise en spectacle, qui ne déforme pas moins
l’impression, et qui n’agit pas moins sur les faits eux-mêmes. Pour conclure provisoirement, le négatif en Algérie
est présent. Une sorte d’ébullition permanente a été expérimentée
pour la première fois jusque dans les bordures du désert, où elle
n’était encore que rêvée, et poursuivie plus près du siège des
trois moyens de communication dominants, Etat, marchandise, information.
On peut voir cette négativité, soit comme une zone non couverte par le
contrôle, soit comme une zone que le contrôle est justement en train
de s’approprier, par la « culture de l’émeute ». Déjà
bien enfoncée dans les rails du quotidien et de l’habitude, l’émeute
en Algérie, cependant, n’a pas permis, en 2004, d’ouvrir ou même
d’entrevoir des perspectives de dépassement. Mais la vérité du
possible reste suspendue au fait de prévoir si cette frange continue et
contenue de mécontentements est dans une phase ascendante ou
descendante, question à laquelle notre laboratoire se sent trop jeune
pour répondre encore.
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Texte de 2005 |
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