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t r o u b l e s d e l ' o r d r e
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Analyses 2004
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L'Iran à fleur d'émeutes | |||||||
I – Une année riche en événements | |||||||
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L’Iran
est un « gros chat » adossé au nord à la mer Caspienne et
reposant au sud sur le golfe Arabo-Persique. Le gros chat se profile
tournant le dos au Turkménistan, à l’Afghanistan et au Pakistan, à
l’est, avec la tête orientée vers l’Iraq et Dans
la perspective de ces vingt-cinq dernières années, la révolution en
Iran a quasiment disparu derrière sa récupératrice appelée contre-révolution
iranienne. Le travail de sape de l’information a réussi à faire
passer la contre-révolution pour la révolution et la révolution pour
la contre-révolution. Ce que j’appelle révolution correspond au
bouleversement qui permet de repenser l’idée du monde, de prendre le
monde comme objet et de débattre à nouveau ses rouages les plus
intimes, son organisation même. Ce que j’appelle contre-révolution
est le moment où le débat commence à se figer dans de nouvelles règles,
dans une nouvelle police, fussent-elles opposées aux anciennes. Mais il
fallait que l’explosion initiale soit à l’échelle du monde pour
qu’une nouvelle division du monde, Islam-Occident, supplante assez
rapidement l’ancienne division Est-Ouest qui était née de la précédente
révolution, celle de 1917-1921. L’Etat iranien représente le berceau
de cette révolution, l’épicentre du tremblement de terre, et c’est
pourquoi il est devenu, au-delà du nœud géographique, un nœud idéologique. Si
l’occultation de la révolution en Iran est flagrante dans
l’information dominante, je pense qu’elle vaut aussi bien hors des
frontières de l’Iran qu’à l’intérieur. Mais depuis la révolution,
de nouvelles générations nées après l’explosion n’ont cessé de
troubler l’ordre public, et révèlent les limites d’un gouvernement
islamique qui n’arrive pas à canaliser l’émotion dans les
traditionnelles fêtes religieuses, ou autour du « guide »
de la révolution mort en 1989, l’ayatollah Khomeyni. Les médias
occidentaux se sont particulièrement intéressés à la jeunesse étudiante
téhéranaise, dont ils ont tâté le pouls en 1999 et en 2003, car ils
ont cru y déceler des aspirations pro-occidentales qui confortaient
leurs propres choix idéologiques, mais ont été beaucoup plus prudents
avec d’autres formes de négativité que nous avons pu observer
justement en 2004, et qui montrent que les pauvres à l’offensive ne
se trouvent qu’à l’exception chez les étudiants. Presque toutes
les régions d’Iran ont connu des émeutes en 2004, à l’ouest comme
à l’est, au nord, au sud et au centre, dans la capitale, Téhéran,
comme dans les principales agglomérations (Esfahan, Shiraz), dans les
petites villes, voire même dans certaines régions peu urbanisées,
comme au sud, après le tremblement de terre, ou au nord, à
l’occasion de rachats de terres. L’Iran est donc une terre d’émeutes,
largement labourée, et qui devrait continuer de l’être, jusqu’à
preuve du contraire. Le
Laboratoire des frondeurs a ouvert trente-sept dossiers d’événements
pour l’année 2004 en Iran, dont seulement quatorze nous ont paru du
niveau de l’émeute. Ce qui est beaucoup, car ce n’est certainement
pas le reflet de l’intérêt de l’information occidentale pour les
gueux de cette région du monde. Et c’est souvent le manque d’éléments,
le fait que l’information se résume à un seul entrefilet, et que la
source est sujette à caution – nous verrons en quoi – qui nous a
poussés à être minimalistes pour les vingt-trois événements qui ne
sont pas des émeutes, mais dont nous avons gardé la trace. Pour
cette analyse je n’ai donc pas seulement pris en compte les événements
où nous avons repéré une émeute, car ces émeutes sont presque entièrement
regroupées au cours des cinq premiers mois de l’année, et plus de la
moitié d’entre elles au cours du seul mois de mars, ce qui aurait créé
un déséquilibre trompeur par rapport à 2004. Car l’ensemble des événements
que nous avons archivés donnent à l’inverse une impression globale
de bouillonnement ininterrompu, ou presque – il n’y a que les mois
de juillet et de décembre qui sont « creux » –, même
si ce bouillonnement faiblit après le mois de mai. Les événements
retenus qui ne sont pas des émeutes nous permettent d’avoir plus de
recul sur une forme de délinquance – au sens propre – qui a cours
en Iran aujourd’hui, de mieux saisir les prétextes à affrontements
et la localisation de ces mêmes affrontements. A terme, nous pensons
que de garder ces événements limites nous permettra d’approfondir ce
saut qualitatif qui fait la particularité de la situation d’« émeute »,
et de mesurer en quoi ce saut qualitatif peut changer. La
liste des prétextes à affrontements en Iran est impressionnante par sa
diversité et dit bien la « modernité » de ces gueux à
fleur de peau qui réagissent à l’occasion de matchs de football,
d’élections, de fêtes nationales, païennes, religieuses, de
bavures, de promesses non tenues, de démonstrations des forces de
l’ordre ou de la police des mœurs. C’est un florilège de prétextes
à s’émouvoir dans le monde entier que nous avons observé. Les
émeutiers offrent la caractéristique d’être très peu iraniens, ou
chiites, ou sunnites, ou kurdes, ou étudiants, même si le dada de
l’information est toujours d’accoler une étiquette aux furieux
anonymes qui s’en prennent aux voitures de police, au palais du
gouverneur, à la maison du mollah ou aux vitrines des banques. Parfois,
l’étiquette ethnique ou religieuse n’étant pas possible, les
furieux sont décrits par rapport à leur métier (vendeurs ambulants ou
ouvriers, paysans ou pêcheurs) ou par rapport à leur moyen de
locomotion (à pied ou à motocyclette). Les armes sont les
traditionnels cocktails Molotov et les caillasses, peu d’armes à feu,
mais il y a quelquefois des morts parmi les policiers, comme à Fereydun
Kenar en mars, où des membres des gardiens de la révolution
(pasdarans) et de leur milice (basijs) furent attirés dans des
guets-apens et tués. Les policiers tirent le plus souvent des balles en
caoutchouc, et parfois à balles réelles, comme à Kamyaran, en mai. La
police utiliserait par ailleurs des chaînes pour frapper les
manifestants. Par contre, nous avons repéré peu de traces de pillages,
et pas du tout d’escraches ni de coupures de routes.
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II – Une source d’information incontournable mais peu fiable | |||||||
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La
mise à plat des sources d’information des articles archivés sur
l’Iran en 2004 montre la prédominance d’une source, le SMCCDI
(Comité de coordination du mouvement étudiant pour la démocratie en
Iran), secondé par son alter ego, le MND Newswire, et en fin d’année
par Iran Focus, plus un nombre assez restreint d’articles provenant de
la presse occidentale qui a pignon sur rue : AFP, Reuters, AP, BBC
news, etc. Et encore ! la plupart de ces articles nous sont
parvenus par le site du SMCCDI, intitulé daneshjoo.org. Certains font référence
à des propos tenus dans la presse iranienne : l’agence de presse
officielle Irna (fondée en 1981, tendance Khatami, l’actuel président
de La
lecture des articles émis par le SMCCDI est d’une monotonie
redoutable, alors que le négatif, quand il n’est pas prémédité,
comme c’est le cas dans l’émeute, est d’une richesse et d’une
inventivité extra-ordinaires (j’ajoute le trait d’union pour
insister sur cette situation d’exception qu’est l’émeute). Et si
le fait d’observer permet de reconnaître des similitudes chez les émeutiers
dans leur façon de se battre et dans les cibles attaquées, chaque
situation n’en est pas moins le fruit de circonstances où la dispute
cherche à l’emporter sur l’ordre établi, et cela ne peut se faire
sans cette forme de spontanéité qui oscille entre courage et
inventivité, surprise et audace. Un exégète du ‘Livre des
mutations’ commente ainsi l’hexagramme nommé « spontanément »,
que j’associe librement à la situation d’émeute. « Agir
spontanément, c’est inventer son attitude en fonction des
circonstances. Etre à l’écoute de l’instant, agir sans plan préconçu,
se départir de toute idée préalable de manière à pouvoir répondre
avec justesse aux sollicitations du moment. » Or les militants du
SMCCDI ont un vocabulaire si pauvre qu’ils rapportent à
l’identique, ou presque, des circonstances d’affrontements qui sont
forcément différentes. Si
je lis l’un de ces descriptifs isolément, je peux avoir la sensation
qu’il s’est passé quelque chose de fort, comme à Téhéran le 8
septembre où les supporters laissent éclater leur joie après un match
de préqualification pour la coupe du monde de football. Mais le couplet
asséné par le SMCCDI fait que je doute, parce que ce n’est plus un
couplet mais un refrain. « Groups
of demonstrators retaliated to the brutal attack of the militiamen who
were using plastic bullets and tear gas, by throwing pieces of stone and
incendiary devices which resulted in heavy damages done to collective
buses and several patrol vehicles. » Ce
refrain, je l’avais déjà mémorisé pour Tus, non loin de Mashhad,
le 14 mai. Mais aussi la veille à Téhéran, le 13 mai, et encore un
mois plus tôt en banlieue de Téhéran, et à Esfahan, en avril, et
plus tard à Bandar Abbas, le 27 septembre, à quelques variations près :
« Clubs and chains were used against the residents who retaliated
by throwing pieces of stones to the regime's agents and their vehicles. »
Nous avons l’impression que le SMCCDI
plaque un descriptif tout fait chaque fois qu’il entend parler d’un
affrontement, en le privant de sa singularité, de son inventivité, en
un mot de sa richesse. C’est pourquoi au cours du deuxième semestre
2004, si nous n’avons pas écarté cette source, bien que notre méfiance
était accrue, nous avons davantage cherché à la recouper – sans
grand succès il faut le dire. Ce
qui est particulièrement répugnant, hormis la rengaine, est la façon
de présenter les violences comme systématiquement provoquées par
l’attaque des forces de l’ordre. Ce ne sont jamais les pauvres qui
sont à l’offensive. « Clubs and chains were used against the
commemorators who, in retaliation, shouted slogans against the
regime and its forces and thrown pieces of stones and hand made
incendiary devices against the security vehicles. » Et sans avoir participé de ces événements,
je peux affirmer que c’est calomnier les émeutiers. Ce
Comité de coordination a été fondé en 1997 par des étudiants aux idéaux
extrêmement banals s’il en est : « human rights, democracy
and free markets », et nous projette dans le monde rayonnant du
libéralisme innocent. Il se rêve un rôle d’avant-garde : « Another
struggle tactic of the Coordination Committee was to alert the
strugglers for freedom, the freedom-lovers, and the disenchanted Iranian
masses to their main identity and desires. » Et condamne toute forme de violence, même celles
en réponse aux provocations : « We categorically and
wholeheartedly reject violence! Even if provoked, we will not condone violence of any
kind whatsoever. » Le
NMD Newswire semble plus radical dans la manipulation d’opinion quand
il reprend les articles du SMCCDI en censurant les actes de vengeance,
comme pour Je
ne cherche pas ici à opposer une bonne presse à une mauvaise ; ou
à plaider pour la pluralité de la presse, qui aujourd’hui parle le
plus souvent d’une seule voix. Tous nos dossiers sont sujets à
caution. Mais il me paraît important, avant d’exposer les faits négatifs
de 2004 en Iran – et plus particulièrement ceux du mois de mars –,
d’attirer l’attention sur ces caricatures qui n’ont pas même
vocation à faire rire. D’habitude, quand nous avons affaire à un
seul organe de presse, français par exemple, nous savons que ses
concurrents exercent un contrôle minimum sur l’information qu’il
donne, contrôle qui indique un cadre dans lequel nous savons qu’il se
situe, même si nous restons sur nos gardes. Et nous recherchons dans la
diversité des articles à recouper des anecdotes, à trouver les points
de contradiction entre les informateurs, ce qui nous permet de
reconstituer des faits qui ne sont pas forcément l’objet principal de
leur angle, sans nous adosser à un seul récit. Avec le SMCCDI, ou MND
Newswire, l’absence complète de concurrence rend leur récit peu
fiable. Ils sont les seuls à parler d’événements importants et ils
le font de manière idéologique, ils expédient les faits sans en
rapporter des détails dont nous avons besoin pour comprendre ce qui
nous intéresse : tout ce qui mène au débat de l’humanité sur
elle-même, la nouveauté et la liberté qui s’exprime dans l’émeute,
l’ouverture que l’émeute peut engendrer et que nous n’avions
peut-être encore jamais repérée. « La spontanéité, on ne peut
en voir le principe ni en déceler l’intention. Aucun être ne peut
changer la parole qui le constitue, et à cette parole il doit y avoir réponse. »
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CARTE | III – Le beau mois de mars en Iran | ||||||
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Le
mois de mars 2004 commence, le 1er, par une émeute à Khaf,
près de la frontière avec l’Afghanistan, à l’est de l’Iran. Des
chiites étaient descendus de leurs villages en de nombreuses
processions pour commémorer l’Achoura, premier jour du mois de deuil
des martyrs de Najaf, où l’imam Hussein trouva la mort en 680.
C’est au retour de l’une de ces processions qu’un banal accident
de la route entre un camion et deux motocyclettes se transforme en
affrontements entre les occupants du camion et la foule venue secourir
les motocyclistes. Dans la nuit, le jeu se poursuit. Des « hooligans »,
d’après le porte-parole du ministère de l’Intérieur, attaquent
des bâtiments officiels et des véhicules de la police, saccagent deux
places de la ville, font tomber les vitres des banques et brûlent des
pneus. Officieusement, il y aurait eu un mort et 2 blessés. Le
2 mars a lieu une émeute à Baneh, dans la province iranienne appelée
Kordestan (ou Kurdistan), c’est-à-dire à la frontière ouest de
l’Iran, suite à une bavure. De la même manière qu’à Khaf, la
foule attaque des bureaux du gouvernement, casse des vitres et met le
feu à des véhicules. Cette émeute aurait fait un mort. Les
deux premières émeutes du mois de mars n’ont qu’un très faible
lien avec la commémoration du martyre de Hussein, et pourtant elles ont
été présentées par le SMCCDI comme faisant partie des affrontements
(jets de pétards et cocktails Molotov) qui ont eu lieu à Téhéran,
Shiraz, Esfahan en marge des rassemblements de l’Achoura. C’est un
autre tic de ces militants que d’amalgamer des événements différents
autour d’un même prétexte, quand ce prétexte leur paraît fédérateur.
Or, si les émeutes de Khaf et de Baneh sont bien dirigées contre le régime,
elles ne sont pas pour autant tournées contre l’Achoura. Le
4 mars, cinq cents habitants de Bam, dans la province nommée Kerman,
affrontent la police, saccagent des entrepôts, brûlent des voitures.
Les manifestants protestent initialement contre les promesses non tenues
du gouverneur, qui a en charge la reconstruction de cette région
sinistrée depuis le tremblement de terre du 26 décembre 2003. Le
tremblement de terre aurait fait 43 000 morts, la manifestation du
4 mars aurait fait 2 blessés, et ces cinq cents-là nous rappellent que
le rapport entre les morts et les vivants n’est pas une question de
quantité, mais de qualité : cette qualité passe par le respect
de la parole, et la construction passe par la destruction, à Bam en
tout cas. Le gouverneur prend peur : il accuse les médias
d’avoir surévalué l’aide internationale en ayant fait miroiter une
reconstruction facile, et les rend responsables de l’émeute. Le
6 mars débute une grève nationale de deux semaines des enseignants,
qui réclament des augmentations de salaires. Cette grève aurait amené
le gouvernement à déployer des forces de sécurité supplémentaires
dans les principales villes, mobilisant des troupes qui ne pourront pas
intervenir sur les terrains de jeu à venir. L’émeute
suivante se passe à Bukan, le 9 mars, dans le Kurdistan iranien. Trente
mille personnes se sont rassemblées pour fêter la nouvelle
Constitution iraquienne, signée la veille, qui accorde un statut fédéral
au Kurdistan iraquien et reconnaît le kurde comme l’une des deux
langues officielles de l’Iraq. Ce qui fait descendre dans la rue des
Iraniens, qu’ils soient kurdes indépendantistes, légalistes –
politiciens évincés lors des dernières législatives – ou anonymes
frustrés de tout. A 14 heures, les esprits s’échauffent. L’émeute
dure jusqu’à 23 heures, et plusieurs banques partent en fumée. 300
personnes auraient été arrêtées, et une jeune femme battue à mort
par la police. Dès l’après-midi du 8 et pendant la journée du 9,
des manifestations de joie ont lieu dans d’autres villes du Kurdistan
et même de l’Azerbaïdjan oriental (le prétexte ne rassemble donc
pas que des Kurdes). A Marivan, la liesse s’accompagne de distribution
de pâtisseries. La statue d’un « basij », tué pendant la
guerre contre l’Iraq et montré en exemple par le gouvernement, est déboulonnée.
Quelques bris de vitres par-ci, quelques appels à l’indépendance
par-là. Et comme le SMCCDI désapprouve et les affrontements et les
appels indépendantistes, dans une technique bien rodée il présente
les affrontements comme une réponse à la nouvelle provocation du régime
islamique, qui aurait usé de la « menace indépendantiste pour
calmer les esprits », en hissant des drapeaux qui effrayèrent
« plus que les services de sécurité barbares venus réprimer ».
Pour
les informateurs, il manque de la police sur le terrain échauffé du
Kurdistan. La grève des enseignants occupe une partie de la troupe dans
les grandes villes, et des milices islamiques chiites, comme la milice
du Badr, qui étaient réfugiées en Iran sous le régime de Saddam
Hussein, sont parties depuis quelques mois faire leur travail en Iraq,
c’est-à-dire s’occuper des émeutiers iraquiens, après s’être
entraînées aux côtés des pasdarans contre les émeutiers iraniens. La
suite a lieu à Fereydun Kenar, dans le Mazandaran, au bord de la mer
Caspienne. Des résultats d’élection, qui auraient pu avantager le
parti réformiste, battu aux élections par le parti conservateur, ont
été annulés. Ces élections ont connu un taux d’abstention record
qui nous rappelle ceux des élections en pays « démocratiques »,
mais il ne m’étonne pas que la corruption des règles du jeu émeuve
plus et rassemble davantage que les règles du jeu elles-mêmes. Des
barricades sont construites le 13 mars. Des manifestants pillent la
maison du mollah qui fait le prêche du vendredi. Ils bloquent le
centre-ville, occupent des places et s’attaquent à des bâtiments
publiques. Des unités spéciales sont envoyées par hélicoptères de Téhéran
et d’Esfahan. Les tirs continuent pendant la nuit. Plusieurs pasdarans
et basijs sont capturés et tués dans des embuscades. Le lendemain, un
dimanche, pourrait s’intituler la fête du feu : la maison du
mollah brûle, des bâtiments officiels sont incendiés, les cocktails
Molotov enflamment des voitures de police. Les accès de la ville sont
bloqués afin que la révolte ne gagne pas les communes avoisinantes,
Babolsar, Babol, Amol. Il y aurait des dizaines de blessés dans les hôpitaux.
Le lundi, la police reprend la ville, non sans affrontements. Les trois
jours ont fait entre 5 et 8 morts et entre 100 et 200 blessés. Quelques
affrontements auraient eu lieu à Babolsar et à Amol, dont nous ne
savons pas s’ils ont un lien direct avec ceux de Fereydun Kenar. En
Iran, les quotidiens ont criminalisé cet événement et ont retourné
l’accusation de corruption – ce sont les émeutiers qui sont les
« corrompus » – alors que pour le SMCCDI, hors d’Iran,
ce sont avant tout des pauvres qui se défendent contre l’injustice du
gouvernement inique, et qui sont, à Fereydun Kenar, conduits par des
freedom-lovers, ces combattants masqués qui leur montrent sans doute ce
qu’il faut faire et comment et où. A choisir, je préfère la version
du quotidien de la ligne conservatrice, qui criminalise cette négativité,
plutôt que la version SMCCDI, qui justifie en dégradant la négativité
en militantisme défensif et suiviste. Nous
ne savons pas non plus si le Mercredi rouge a été fêté à Fereydun
Kenar. Le SMCCDI rapporte que les freedom-lovers auraient voulu faire
durer la fête jusque-là. Le Mercredi rouge est le dernier mercredi
avant le nouvel an iranien (Novroz), qui coïncide avec l’équinoxe du
printemps, alors que les fêtes religieuses, comme l’Achoura, se déplacent
d’année en année, puisque leur date est calculée d’après le
calendrier lunaire. C’est la première fois depuis la révolution en
Iran que le gouvernement autorise, à Téhéran, des rassemblements
autour de cette tradition « païenne ». Lors du Mercredi
rouge – appelé également Fête du feu –, sauter par-dessus des
feux de joie permet de conjurer les mauvais esprits, ou de convoquer les
bons, de prendre la belle couleur rouge du feu et d’abandonner la pâleur
maladive. Il y a aussi des distributions de nouilles spéciales, de
noix, de noisettes et de fruits secs. Et alors que des squares sont
ouverts à Téhéran pour permettrent aux païens de sauter, le grand
ayatollah Lotfollah Safi Golpaygani condamne : « The
superstitious ceremony of Chaharshanbeh Suri is incompatible with the
dignity and understanding of the Muslim Iranian nation. » Ils
seraient des milliers à Téhéran à transformer l’innocente Fête du
feu en manifestation contre le régime. Mais le prétexte fait tellement
saliver les militants du SMCCDI et de MND Newswire que nous nous en
tiendrons aux dégâts, sans interpréter le rapport entre le feu, les
bons « étudiants » et les méchants « islamiques »,
qui sont ici surtout des policiers. Je doute d’ailleurs que le terme
étudiants soit ici le bon. Ou alors ce sont des étudiants en cocktails
Molotov, en balles en caoutchouc (les armes de l’adversaire sont au
programme), en grenades artisanales, en voitures de polices saccagées
puis incendiées (le feu est à l’étude dès le mardi soir et durant
tout le mercredi), en bâtiments officiels brûlés – drapeaux et
portraits compris. Il y aurait 78 blessés et un mort. A Esfahan,
Bushehr, Yazd et Shiraz aussi, les policiers sont assaillis par des
manifestants armés d’explosifs artisanaux, et un policier est tué. Le
23 mars, c’est une bavure qui provoque la prise et l’incendie du
commissariat de police d’Eslamieh, à la frontière iraquienne, dans
la province d’Elam. Il y a 2 morts et des dizaines de blessés et
d’arrêtés, des banques, des bâtiments publics saccagés. Et le 26,
à Gorgan, à nouveau dans le Mazandaran, au bord de la mer Caspienne,
la sortie d’un match de volley-ball fournit la belle occasion de
s’en prendre aux « officiels », aux « notables » ;
de pratiquer le sport mondial du jet de pierres et du maniement des
barres de fer contre les lacrymogènes et les balles en caoutchouc ;
d’allumer une station de radio et de télévision, des banques et des
mosquées, de malmener les voitures de police, bref, de serrer la main
virtuellement à tous les émeutiers du beau mois de mars 2004 en Iran.
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IV – Quelle négativité en Iran ? | |||||||
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La
suite ne paraîtra plus aussi dense. Bien qu’au mois de mai nous ayons
repéré également huit événements, seulement deux nous ont paru du
niveau de l’émeute. Le 14 mai à Shahinshar, près d’Esfahan, les
affrontements commencent par l’empêchement d’arrestation de femmes
non voilées. L’on apprend qu’il y aurait eu plusieurs milliers
d’arrestations depuis le début de l’année, c’est-à-dire depuis
le 21 mars. « The official number
of arrests for La
négativité, en Iran, est une sorte de négativité « simple »,
qui s’exprime généralement par l’attroupement rapide de quelques
centaines de manifestants, soit en marge de manifestations soit « ex
nihilo », en réaction à une « injustice » flagrante,
et très rapidement les forces de l’ordre sont attaquées, le feu
entre dans la partie, et le mobilier urbain et les bâtiments publics
sont vandalisés. Ce jeu de la négativité a l’air fort pratiqué
sans être médiatisé hors du SMCCDI, qui tente toujours de traduire
ces affrontements en une sorte de rituel mécanique et fataliste. Dans
l’exégèse de l’hexagramme « spontanément », l’on
trouve également une négation du désordre, mais en suivant des
chemins aussi fins que ceux du SMCCDI sont grossiers, et qu’il me plaît
ici de citer, même si je n’en partage pas la vision cosmogonique.
« “Spontanément” est le seul hexagramme à être nommé avec
une négation, comme si ce dont il s’agit, dépassant le cadre de
notre entendement usuel, ne pouvait être cerné que par la description
de “ce qui n’est pas”. Son nom se présente donc comme “négation
de l’errance”. Cette formulation négative insiste sur l’apparence
désordonnée, déboussolante, d’un fonctionnement naturel dont le
sens caché souvent nous échappe. Il pourrait être rendu mot pour mot
par : non-errance, non-divagation, non-désordre. » Le
jeu de l’émeute, comme négation désordonnée et non préméditée
de ce qui est là, n’intéresse pas les médias occidentaux, qui en
Iran s’occupent des élections, déplorent le taux d’abstention,
observent avec attention le PIB et l’« évolution vers le libéralisme
économique », sans oublier la menace du nucléaire. Il faut
entendre les journalistes ratiociner sur le plus ou moins de
conservateurs au Parlement qui vont amener le plus ou moins
d’ouverture aux entreprises étrangères. Ce sont là deux faux débats
que la presse occidentale cherche à installer pour recouvrir le début
de débat des gueux émeutiers. Le premier concerne la religion, le
second l’économie. Tout ce qui polarise ces faux débats la fait
saliver. Il faut la voir accourir auprès des jeunes Téhéranais (les
fameux étudiants en théologie) qui caillassent l’ambassade
britannique en mai, puis en novembre. Et il est vrai que la division
Islam-Occident est un rempart efficace contre la négativité des gueux,
comme l’a montré le mois d’avril 2004 en Iraq, où les phares de
l’information ont soutenu la cristallisation autour du mollahson Sadr
et l’opération punitive menée par les Américains contre la ville de
Fallouja, ce qui a fait taire durablement les émeutiers iraquiens
anonymes du début de l’année. Il faut encore supporter ces mêmes
informateurs quand ils dissertent sur les circonstances atténuantes de
la dictature quand elle s’ouvre au libre marché, comme en Chine, et
en Iran justement, et quand ils taisent opportunément les dures conséquences
d’une telle ouverture. Les émeutiers d’Iran ne sont pas si différents
de leurs pairs chinois ou iraquiens. Les mailles du filet de la récupération
sont à peine plus resserrées, ici ou là. C’est donc la critique de
la religion et de l’économie dont les gueux devront faire la théorie
pour clouer le bec à tous les religieux, gestionnaires et informateurs
réunis. Ils auront à nous apprendre leur langue, sans la laisser
traduire par des SMCCdéistes, et à approfondir le débat s’ils
veulent trouver une réponse satisfaisante à leurs actes négatifs.
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Texte de 2005 |
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Téléologie ouverte | téléologie ouverte | |||
Belles Emotions | troubles de l'ordre | |||
observatoire de téléologie | turn over | |||
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