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t r o u b l e s d e l ' o r d r e
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Analyses 2004
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Comment l’information éloigne les faits du négatif, en 2004 | |||||||
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1.
Imaginons un émeutier qui, en 1994, se serait fait prendre, et
condamner à dix ans de prison. Imaginons qu’il voudrait savoir ce
qu’est devenue l’activité négative à laquelle il avait participé
dans la rue : est-ce qu’elle a diminué ou augmenté, est-ce
qu’elle a changé le monde extérieur à ce qui vous parvient en détention,
et de quelle manière ? Notre
revenant de 1994 saurait toutefois que, en 1994, s’était amorcé un
grave déclin de la révolte dans le monde, et il le saurait justement
parce que si les murs de sa prison ont été ébranlés, ce n’était
pas sous les coups de boutoir du dehors, mais bien par l’afflux immodéré
de prisonniers, marque de défaite, et par l’augmentation considérable
des mutineries. Fatigué par plusieurs années de dispute souvent acharnées,
mais sans en tirer les conclusions qui s’imposent, un vaste mécontentement
social était en effet entré, à cette époque, dans un reflux marquant
bien un épuisement, d’esprit comme de corps. Plusieurs grandes
insurrections et des centaines d’émeutes avaient marqué la période
qui commence en Birmanie en 1988 et avait vu ses perspectives définitivement
brisées après l’insurrection à Moscou en 1993 quoique, sur de
nombreux lieux de dispute, la vague ne reflua qu’à contrecœur, comme
en Somalie, en Algérie, et même en France. Appeler
cela un mouvement est d’ailleurs litigieux. Car toutes ces révoltes
ne vont dans le même sens que vues ensemble. Peu d’observateurs ont
joui de cette vue d’ensemble. Pour la grande majorité des
participants, cette grande vague n’est pas une grande vague, mais une
suite hachée d’événements locaux, disparates et sans lien, aussi
isolés dans l’espace que dans le temps. Il est devenu fort rare de
garder la mémoire d’une insurrection de l’année précédente
pendant une insurrection en cours ; et ce type de recul, qui
pourtant paraît élémentaire, n’est pas seulement le fait des gueux
sur le terrain, mais surtout des commentateurs professionnels, dont
l’ignorance et l’absence de vue se communiquent d’autant mieux à
leur public qu’elles sont naïves. Les porteurs de l’admirable négativité
de la vague qui s’achevait en 1993 n’ont pas manifesté de desseins
mondiaux et n’ont pas exprimé d’horizons si vastes. D’un bout à
l’autre de la planète, ils ne se sont pas concertés, et n’ont pas
mis en commun leurs expériences ni leurs armes, leurs projets ni leurs
désirs, leur colère ni leur courage, leur jeunesse ni leur
intelligence. Ils se battaient de la même façon, au même moment,
contre un ennemi commun, mais ils ne le savaient pas. Il leur a manqué
la connaissance réciproque de leurs actes et du sens de leurs actes à
un tel point qu’ils sont incapables aujourd’hui de considérer l’époque
qu’ils ont faite alors comme une époque, comme un moment de
l’histoire déterminé par leurs actes, comme un moment où
l’humanité entière est en jeu, grâce à eux. Rappelons en passant
que l’humanité entière est tout ce qui est et qu’il n’y a rien
en dehors de l’humanité ; lorsque l’humanité est en jeu, par
conséquent, c’est l’éternité et l’Univers, c’est Dieu et
l’infiniment petit, c’est la nature et la matière qui sont sur le
point de trouver leur solution finale. Alors que
rien n’est plus étonnant que cet aveuglement, c’est l’inverse qui
paraîtrait aujourd’hui étonnant. Car les acteurs de ces morceaux de
puzzle d’une révolte qui ne savaient pas se voir ensemble ne sont pas
les seuls à ignorer que leur unité était possible et probable. Leurs
ennemis, qui ont tant œuvré à cette occultation, ont eux-mêmes
occulté tout ce qui a fait cette brève et éphémère grandeur des
hommes. Et c’est d’ailleurs de cette amnésie ennemie qu’il faut
parler, parce qu’elle est nouvelle, et fondamentale, parce que c’est
elle en cas de défaite qui est déterminante, en dernière analyse :
elle n’est pas inconnaissance, elle est empêchement de connaissance.
L’organisation de la perte de mémoire et de l’ignorance est une tâche
ordinaire de la police et de la propagande du parti au pouvoir. Mais, en
ce qui concerne la vague de révolte de 1988 à 1993, et même la révolution
dont cette vague de révolte n’est que le dernier acte, la révolution
iranienne, dont le prologue eut lieu autour de 1968, perte de mémoire
et ignorance ont été partagées par ceux qui les ont initiées.
L’ancien cynisme des couches dirigeantes a disparu dans le zèle borné,
malin et fourbe de leurs gérants, devenus collectivement
tout-puissants. Mais on ne peut pas être sûr d’y gagner au change :
l’irresponsabilité qui en résulte a imposé une vue d’ensemble si
courte, si proche du jour le jour, que les Cassandre qui prévoient des
destructions massives par étourderie se sont multipliés au sein de ces
couches mêmes. L’ennemi
est organisé en trois divisions. Les deux premières sont déjà
anciennes, et elles étaient les cibles privilégiées des révoltés
d’il y a dix ans. Ce sont l’Etat et la marchandise. Au cours de la révolte
il y a dix ans, ces deux moyens de communication dominants ont été
bousculés et suffisamment menacés pour que l’ennemi mue de sorte à
ce qu’une troisième entité se dégage et s’autonomise depuis les
rangs inférieurs de sa hiérarchie. L’information dominante est cette
troisième division, qui a sauvé l’ennemi, et donc à la conservation
d’une société haïe. C’est principalement l’action de ce troisième
moyen de communication qui a fait la différence dans cette étrange
guerre où deux partis amnésiques et somnambules se battaient l’un
pour conquérir la vie, la foule informe des gueux, l’autre pour
conserver la survie, la sainte trinité Etat-marchandise-information. Depuis dix
ans, les mutations de l’Etat et de la marchandise n’ont pas manqué
d’accompagner celle de l’information dominante. Alors que les Etats
s’affaiblissent de l’intérieur, en perdant de nombreuses prérogatives,
en même temps qu’ils privatisaient jusqu’à leurs capacités policières
et militaires, ils se sont dotés d’organismes supranationaux, non
soumis à la souveraineté déjà bien peu efficace du vote non révocable,
qui servent à renforcer ou à se substituer à la police d’un Etat
attaqué par les gueux : FMI, Unesco, contingent de casques bleus,
pour n’en citer que quelques-uns ; d’autre part la marchandise,
ayant largement colonisé la nécessité, n’est plus seulement objet
de désir, mais souvent objet de dégoût, même et peut-être surtout
par les pauvres les plus pacifiés. Ce qui est
appelé ici information dominante, dont le synonyme est information
occidentale, est devenu aussi vaste, dans le cours de cette ascension,
que son nom l’indique, en dépit d’une origine, encore proche,
beaucoup plus modeste. Cette information est née de la presse
occidentale. Véritablement apparue au XIXe siècle, comme
l’appendice propagandiste des gestionnaires occidentaux, cet outil de
disputes partisanes a rapidement tenté de paraître autonome. Ainsi,
alors même que les journaux étaient inféodés à des intérêts opposés,
ils s’associaient entre eux pour définir une éthique, et en
promouvoir la version idéalisée, faite d’objectivité, d’indépendance,
de transparence, d’honnêteté intellectuelle, et de désintéressement
en faveur du bien du public. Au cours du
siècle suivant, la corporation vit son champ d’action s’élargir
prodigieusement : c’est d’abord un siècle où son public, la
population mondiale, a été multiplié par six ; depuis le
journal, la profession est passée à la maîtrise du discours à la
radio, puis à la télévision, puis sur Internet. En aménageant une
partie de sa visibilité à la propagande marchande appelée publicité
commerciale, cette information s’est certes rendue dépendante des
revenus générés par cette exposition, mais elle a bien davantage
rendu cette publicité marchande dépendante d’elle. Son rapport à
l’Etat a été marqué par l’affirmation grandissante de son
autonomie, et par une série de rebellions qui sont rapidement devenues
des conflits ouverts. Dans le scandale du Watergate, l’information
dominante a réussi, pour la première fois, à vaincre l’Etat dans un
conflit ouvert. Depuis,
l’information dominante ne peut plus être considérée comme
seulement une corporation, une activité ou une éthique. Elle est un
discours dominant, le quartier général des opérations ennemies, pas
celui où se font la théorie et la mise en projet, mais le lieu où
toutes les pensées et tous les actes sont coordonnés. Son
expansionnisme inquisiteur est agressif et offensif, son identité
collective la dispense de responsabilités individuelles, du moins dans
sa représentation d’elle-même, elle est devenue le centre des
valeurs collectives et des expressions particulières de la société
actuelle. L’information
dominante, en effet, est devenue le centre des échanges, le passage
obligé de toutes les informations, même celles qu’elle ne contrôle
pas. Elle fait désormais autorité dans ce qui doit être dit, elle régule
moralement tous les discours, et elle commence même, dans de nombreux
domaines où elle n’était il y a peu encore que l’occupant timide
et attentif d’un strapontin, à prescrire ce qui doit être fait et
pensé. Ainsi, les sciences taillent de plus en plus leurs discours,
leurs découvertes et leurs recherches en fonction de la fréquence et
de la dimension d’accès à cette fenêtre qui leur est concédée ;
cette soumission est bien plus prononcée encore chez les politiciens –
et c’est parce qu’elle ne décide plus que cette profession des
gestionnaires de la cité a, peu à peu, perdu sa crédibilité –, les
professions culturelles et dans l’industrie et le commerce. Les représentants
de l’Etat et de la marchandise ont peu à peu compris que c’était
à travers l’information dominante qu’ils devaient s’exprimer.
L’accès à l’information est devenu l’accès à la domination :
il y a encore des exceptions, mais on tient désormais pour des
marginaux cultivant le mystère ces hommes d’Etat ou ces hommes de
finance richissimes qui se soustraient à l’aveuglement de ses spots
et à la vulgarité de son questionnement. Malgré plusieurs conflits
contre l’information, certains d’importance, certains en cours,
politiciens et gestionnaires passent sous les fourches Caudines de cette
autorité récente, même de manière « proactive » pour les
plus modernistes, c’est-à-dire en volontaires enthousiastes. C’est
lors des insurrections en Chine et en Roumanie en 1989, pendant la
grande insurrection en Irak en 1991 et, à un degré moins visible,
pendant les très nombreuses révoltes autour de ces deux années que
cette montée au front de l’information s’est faite. C’est également
pendant cette période que les informateurs ont commencé à être
massivement traités en ennemis sur tous les champs de bataille de
l’insatisfaction. L’information, qui a alors commencé à prendre en
charge le discours dominant, depuis la bouche même de l’Etat défaillant,
a, depuis, construit un discours dont l’unité est tout aussi
contestable que celle du mouvement de révolte de 1988-1993 :
c’est un discours fondamentalement moral, et sa morale est celle de
l’Occident, vaguement déchristianisé, vaguement gauchisé. Le vague,
du reste, est comme une marque de fabrique de tout ce que ce discours
englobe de son haleine insistante : religion, morale, préceptes,
principes, programmes, idées, théories, tout clignote, tout se
bouscule au portillon d’une visibilité où chacun est en concurrence
avec tous. Rien ne se maintient solidement, mais rien n’est anéanti,
tout devient vague et sans importance, si bien que même les insolences
passagères, mais travaillées, de la publicité commerciale passent
pour des modèles de rigueur intellectuelle en comparaison.
L’intermittence est peut-être la seule règle apparente de ce
bombardement d’apparences et d’informations aux hiérarchies
fortuites. Relier des similitudes, opposer des contraires, déduire et
induire, analyser et synthétiser, réfléchir et parler, toutes ces
techniques de la pensée, jadis triomphantes, sont désormais relativisées
et on ne peut les utiliser que souillées, avec la profonde désolation
de leur insignifiance, de leur insuffisance, de leur incomplétude qui
semble irrémédiable. Cette image
peu joyeuse est nécessaire pour faire comprendre que c’est dans sa
multiplicité informe que l’information dominante a perdu son objet,
qui est censé être le nôtre dans la mesure où nous sommes le public.
Et le nôtre aussi, dans la mesure où nous sommes ennemis de cette
information, s’est égaré dans ces méandres qui se terminent en cul
de sac, dès 1993, et n’a pas été retrouvé depuis, comme on va le
voir. Dans un monde où le règne de la pensée non consciente s’est
établi en maître indifférent à nos réflexions seulement
instrumentalisées, l’ascension de l’information confirme le silence
par le bruit, la perte de sens et la perte de but, l’éclatement de ce
qui était compris et compréhensible. Ce mouvement de dissolution de la
lucidité serait un terrain de jeu tout à fait stimulant s’il n’éloignait
pas hors de portée l’histoire, qui est le moment décisif de notre être
ensemble. C’est dans l’histoire, l’espace-temps de dispute qui a
pour objet l’humanité, donc la totalité, que nous pouvons décider
notre destin et que nous pouvons remonter la violence de notre
insatisfaction vers son contraire, l’accomplissement. Dans le monde
anonyme où même les grandes vagues de révolte – qui sont les
moments historiques par excellence parce que seules elles peuvent poser,
de manière à ce que réponse soit faite, la question de la totalité,
la question de l’humanité se prenant pour objet – ne sont plus
visibles par leurs contemporains, l’histoire semble dissoute comme une
silhouette qui s’enfonce dans un brouillard profond. 2. Revenons
à notre détenu de 1994, qui a purgé dix ans, admettons que ce soit
pour avoir aplati son matériel sur le museau d’une journamerde. Il
reprendrait d’abord le dispositif simple qui lui avait permis d’acquérir
sa compréhension du négatif dans le monde : deux ou trois
quotidiens, plutôt intellectuels que populistes, parce que ceux-là
ont, tout simplement, plus d’informations ; un magazine à
l’occasion, pour obtenir une réflexion plus proche du terrain, mais
avec le recul d’une longue connaissance des questions effleurées ;
la télévision en appoint, pour capter les images les plus vives des révoltes
les plus médiatisées ; et, avec prudence, le cinéma, quelques
livres sur les sujets qui ont trait à sa recherche, quelques
discussions de loin en loin avec des témoins directs. Notre
observateur ne trouverait plus le même dispositif. En effet, Internet a
modifié l’ordre de bataille des différents médias, et continue
d’arranger leur alignement au rythme des regroupements financiers et
des déplacements des annonceurs publicitaires. Mais Internet n’est
que l’une des expressions, parmi les plus visibles, de la modification
des mentalités, en particulier face à la révolte. En 2004, on
peut décrire ainsi le dispositif de l’information par rapport à la révolte :
la télévision confirme être le premier média, le plus utilisé et en
première ligne parce qu’il est le plus facile à manier dans le temps
le plus court : un clic et l’information vous arrive. La télévision
fournit donc la première salve. C’est une salve émotionnelle.
Contraintes de se tourner vers des informations rentables en terme de
cette fidélité spectatrice que le jargon de l’époque appelle le
taux d’écoute, car c’est de cet indicateur que dépend
essentiellement la concurrence des annonceurs de publicité commerciale,
les télévisions de la plupart des pays occidentaux, à l’image de
celles des Etats-Unis, ont connu deux développements au niveau du
contenu : une régionalisation accrue, c’est-à-dire un
renforcement considérable de ce qui se passe dans l’environnement géographique
immédiat du spectateur, une vision de détail, au détriment, en
particulier, de la politique internationale, et par conséquent d’une
vision d’ensemble, ce qui fait disparaître de la visibilité la
plupart des révoltes dans les pays lointains ; et un fétichisme
honteux du fait divers, c’est-à-dire de l’événement a-historique
par excellence. La régionalisation
dans l’information part probablement du principe que l’importance
d’un événement se déduit de sa proximité au spectateur-client et
non de son influence dans le monde, comme c’était le cas partout
ailleurs qu’en Amérique du Nord. Pour signifier cette dérive par
l’exemple : une manifestation de 200 personnes dans une petite
ville voisine de la mienne me concerne davantage parce que je connais
quelqu’un qui y a participé, ou parce qu’elle a provoqué un
embouteillage où j’ai été bloqué, qu’une manifestation de 20 000
personnes à l’autre bout de la planète, dont les retombées ne sont
pas immédiates pour moi. Non seulement l’accent sur le particularisme
est plus facile à gérer et à communiquer pour les informateurs, mais
il maintient son public dans le minuscule et dans la courte vue, qui
fait si bien perdre le sens de l’histoire. Il y a donc un double
avantage, commercial et idéologique, à réduire l’information à une
information de proximité, comme il existe d’ailleurs une police de
proximité. La préférence
donnée, à la télévision, et par suite dans l’ensemble de
l’information, au fait divers a une raison principale : le fait
divers est l’événement idoine de l’information. Un fait divers
implique trop peu de personnes pour que le plus large public puisse se
faire une idée sans passer par l’information dominante ; et
inversement, lorsque le fait divers passe d’un groupe restreint
d’individus au grand public, l’intimité et la particularité qui
constituaient leur lien sont aliénées, c’est-à-dire qu’il échappe
à ses acteurs au profit de ceux de ses observateurs qui formulent le
fait aux observateurs passifs du grand public. L’information dominante
contrôle donc d’emblée tout ce qui peut être dit et pensé d’un
fait divers, ce qui n’est pas le cas pour une décision d’Etat, une
décision de grande entreprise ou une révolte par exemple. Le fait
divers est la mise en scène souple et docile, émotionnelle et qui peut
être efficace comme un reality show, parce qu’on peut y mettre en
spectacle des anonymes qui posent des problèmes que rencontrent tous
les anonymes, tous les spectateurs, mais dans le langage et dans les
critères idéologiques des informateurs. C’est autour du fait divers
que l’information peut mettre en scène les opinions les plus opposées. Les acteurs
de faits divers ont de plus en plus conscience de l’importance de
l’information dans l’acte, s’il est délibéré. On peut penser
que le premier destinataire de certains actes, comme le tir au pigeon prémédité
qu’a commis un certain Richard Durn à Nanterre en France sur une
assemblée de politiciens du bas de l’échelle, est désormais
l’information, dont il faut aussi rappeler qu’elle distribue les
salaires de la misère que sont la célébrité, la reconnaissance, la
gloire ; si ce n’est pas l’information que visait le tireur de
politiciens, il est à blâmer pour sa sottise et sa courte vue, ce qui,
dans l’exemple de Durn ne semble pas pouvoir être possible : il
n’y a dans ces coups si bien intégrés et si largement étalés par
l’information aucune critique de ce monde, tant qu’ils ne sont pas
d’abord des critiques de l’information, qui est le seul propriétaire
du discours de ces coups, quels que soient ces coups. Et il n’est donc
pas étonnant que le plus grand fait divers connu ait eu lieu entre 1994
et 2004. Comme on ne peut pas parler en ennemi à la télévision ou
dans la presse, ou sur Indymedia, où l’on est toujours d’abord
complice du média, et où tout discours radical dit d’abord que le média
où il s’exprime l’autorise et le cautionne, tout ce qu’exprime un
fait divers se fait d’abord sous l’ombrelle des médias qui en tolèrent
l’information, ce qu’ils ne sont jamais tenus de faire. L’attentat
terroriste du 11 septembre 2001, qui n’a directement concerné que
quelques milliers d’individus et qui reste à ce jour sans signature
ni revendication, sans raison ni idée, n’a pu émouvoir plusieurs
milliards de spectateurs et être interprété dans de nombreuses
intentions politiques, économiques, morales et religieuses qu’après
que l’information les a expliquées, explorées, suggérées, soupesées,
coordonnées, et montées en tragédie avec un retentissement encore inégalé. Devant une
telle maniabilité de ce type d’information, les responsables de ces
actes, individus isolés comme Durn, ou groupe organisé comme ceux qui
ont planifié les attentats du 11 septembre, seraient justement
parfaitement irresponsables s’ils n’anticipaient pas, dans leur préparation,
l’effet de leur acte dans l’information. Car dès que
l’information s’empare de l’acte, ils sont dépossédés de sa
responsabilité, de son sens. Ne serait-ce que parce que, quand on
commet un crime délibéré, on pense d’avance à la communication de
son sens, on peut raisonnablement avancer l’hypothèse que le premier
destinataire d’un fait divers issu d’un acte conscient, désormais,
est toujours l’information dominante. Ceux qui commettent des faits
divers sont d’abord ceux qui ne critiquent pas l’information
dominante en entier et, au contraire, y participent, à l’opposé de
la plupart des émeutiers modernes qui réussissent très bien à déterminer
négativement le concept si poreux et disparate d’information
dominante. Pour
l’information, il serait d’ailleurs irresponsable de ne pas
promouvoir le fait divers (le sens de la responsabilité est ici celui
de la responsabilité du chef d’entreprise, qui aurait tort de ne pas
recourir au filon qui ferait gagner de l’argent à son entreprise). Même
si rien de tel n’est encore prouvé, il faut tout de même supposer
que les principaux faits divers sont désormais anticipés par les
principaux médias ou, tout au moins, faits après qu’ils ont donné
l’assurance de leur donner la couverture nécessaire. Dans des opérations
aussi lucratives et coûteuses que peuvent l’être les attentats
terroristes, par exemple, il est devenu inimaginable que l’information
les découvre pour ainsi dire au même moment que son public. Pris dans
la particularité, le fait divers est en principe un événement hors de
l’histoire, non relié aux grands débats et aux principales décisions
de l’humanité. Une grande succession d’événements de ce type,
comme elle est désormais institutionnalisée dans l’information,
annihile encore davantage les instruments de mesure nécessaires à la
compréhension et à l’évaluation de l’histoire au moment où elle
se fait : les instruments de mesure dans le temps disparaissent, le
lien entre des événements devenus aussi disparates est coupé, les
connexions de sens, et la hiérarchisation de l’importance d’événements
autant en et pour eux-mêmes, deviennent impossibles. A travers le fait
divers, ce qui se passe en dehors de nous devient une somme éclatée de
pièces dont le puzzle n’est plus possible. Autant la régionalisation
de l’information renforce le fait divers par la préférence au fait
de petite dimension, avec peu d’acteurs, et un effet plus émotionnel
que profond, autant le fait divers renforce la régionalisation en
montrant que par le vaste monde, dont il est le représentant, les faits
n’ont pas de cohérence, toute cohérence se réfugiant donc dans la
sphère bornée et étroite de mon expérience personnelle, dans mon
environnement géographique immédiat. Dans un tel
éclatement, les généralisations sont faciles, et donnent beaucoup de
pouvoir à qui peut vérifier ces informations, et à qui peut rendre
publiques les généralisations. Depuis longtemps, le fait divers sert
à renforcer les pouvoirs de police, en montant en épingle des événements
isolés, présentés comme des excès intolérables à travers des
campagnes de presse que rien ne peut venir contredire ; depuis dix
ans, c’est toute une morale étroite et néopuritaine que la
middleclass au pouvoir construit à coups de faits divers, notamment
dans le domaine des mœurs. Si le fait divers n’est pas un outil pour
comprendre le monde, puisque les clés sont à la discrétion de
l’information qui partage, en la matière, le pouvoir de vérification
exclusif avec la police – pas de témoins ! –, il est
un outil pour le transformer. A côté de
l’occultation de l’événement collectif au profit de l’événement
particulier qu’est le fait divers, le fait divers se généralise,
dans les deux sens du terme : d’abord, le nombre de faits divers
traités par l’information croît démesurément, et certains faits
divers acquièrent une sorte d’historicité. L’attentat du 11
septembre 2001, par exemple, prend rang dans les événements
historiques de l’époque, dans le discours soumis et ennemi tout au
moins. C’est un fait divers dont la date est connue, mais dont tous
les éléments, les acteurs, les effets immédiats, les intentions, et
le sens ne sont que supposés, sans aucune vérification possible.
Pourtant, sur des preuves aussi ténues, les Etats-Unis ont engagé
plusieurs guerres d’Etat, l’information a doté l’époque d’une
idéologie et d’une opposition, et les pauvres se complaisent à être
dupes de la farce, dont ils sont les dindons, en particulier
lorsqu’elle tourne à la tragédie. C’est là
le sens plein de l’information des dix dernières années :
l’histoire, c’est-à-dire le débat de l’humanité, est tue là où
elle a lieu ; la gestion locale et le fait divers évincent la
critique sociale et le débat d’idées ; et à partir de ces événements
minuscules, sans lien, sous contrôle complet des seuls informateurs et
policiers, on reconstruit une histoire factice, morale et policière. 3. Internet
est devenu, pendant ce temps, la source d’information la plus complète
et la plus large. Mais il y a des restrictions qu’oublient encore tous
ceux qui encensent ce média, c’est-à-dire presque tous ceux de ses
utilisateurs qui en parlent. Tout d’abord, c’est un média qui
n’est encore accessible qu’à la middleclass. De nombreuses couches
de pauvres modernes sont encore exclues de son utilisation, ou bien y bénéficient
seulement d’un accès limité et très contrôlé. C’est ensuite
surtout un média où il faut aller chercher l’information. Avec la télévision,
avec la radio, il suffit d’allumer un bouton ; il faut aller
chercher un journal, certes, mais ensuite on a une large variété
d’informations d’un coup ; avec Internet, il faut aller
chercher chaque information, chaque article, un par un, sans pouvoir les
voir ensemble. La rapidité avec laquelle les informations sont
potentiellement visibles sur Internet est donc contrecarrée par la
lenteur avec laquelle elles sont effectivement visibles. Dans le
journal, tout est étalé ; sur Internet, il faut sans cesse ouvrir
et fermer. Ou plus exactement : si, sur Internet, la première
information qu’on fait l’effort d’aller chercher est rapide à
obtenir, il n’en est pas de même pour la dixième information.
Chercher de l’information sur Internet, d’autre part, est un effort,
répété, là aussi supplémentaire à celui qu’il fallait dans le
journal, où l’information disponible était déjà étalée et ne nécessitait
pas une opération d’accès supplémentaire. Pour chaque clic il faut
du choix, de la décision, de la volonté. Il faut donc beaucoup de
volonté pour atteindre à une information complète. Et, toujours au
chapitre des restrictions, comme, sur Internet, chacun va chercher ses
propres informations au moment qu’il choisit, il n’y a pas le phénomène
de masse qu’il y a avec les autres médias où tous ceux qui y sont
soumis ont la même information, au même moment. Ce qui signifie
qu’il n’est pas seulement plus difficile d’accéder à une
information composée de plusieurs sources que sur les autres médias,
mais il est aussi plus difficile d’en faire état, parce que la
connaissance minimum de l’information discutée n’est plus un donné.
Dans la communication à partir de l’information, on ne rencontre plus
l’évidence qu’on partageait avec les autres, lorsque les autres
recevaient le même énoncé au même moment que nous. Par rapport
à l’information, Internet véhicule plusieurs mythes. C’est
d’abord le mythe de la gratuité. Rien n’est gratuit, depuis l’électricité
jusqu’à la connexion, en passant par l’ordinateur. Et, de plus en
plus, on voit les sources d’information faire payer l’accès à
cette information. D’emblée, les plus démunis sont exclus de cette
information ; et parmi les autres, la qualité de l’information
est de plus en plus étagée selon la contribution soutirée. L’immédiateté
de la connaissance, « l’information en temps réel », est
l’autre mythe principal de ce média. Sans jamais être « en
temps réel », c’est-à-dire en simultané avec l’événement,
car il faut quand même la rédiger et la poster, l’information sur un
événement arrive au mieux… sur un ordinateur. Or il faut être en
face d’un ordinateur, et recharger la page d’accueil éventuelle où
peut en effet arriver une telle information. Quelqu’un qui peut se
mettre dans cette position-là est bien entendu incapable de prendre
part à l’événement. La presque simultanéité dans le temps
s’obtient donc au prix d’un éloignement dans l’espace. D’autre
part, cette presque simultanéité ne s’obtient que pour une
information à la fois. Si un même événement donne lieu à deux
informations simultanées, l’individu isolé, devant son ordinateur,
est obligé de les afficher à la suite. Si donc l’observateur est
entièrement disponible, il ne pourra obtenir une presque simultanéité
qu’avec la première information, souvent choisie arbitrairement.
« L’information en temps réel » est donc une sorte
d’exagération publicitaire, mais la croyance dans ce slogan est
largement partagée, y compris par les informateurs eux-mêmes. Ainsi,
la presse quotidienne souffre du complexe de ne pouvoir aller aussi vite
que ce nouveau média ; mais, dans le public, le nombre de ceux qui
consultent les informations « en temps réel » est ridicule,
tant c’est là une entreprise qui nécessite d’énormes efforts pour
un résultat généralement non opérationnel et fort différé (à la
contrainte de l’observateur face à son écran s’ajoute aussi le
fractionnement de l’information : pendant qu’un événement se
produit, sa lecture à travers les dépêches nécessite des
recoupements et des analyses qui sont un effort courant pour des salariés
de l’information, mais que les consommateurs d’information ne savent
pas faire, puisqu’ils ne savent même pas qu’ils ont alors à
produire un tel effort). Sur
Internet, l’éventail des informations est beaucoup plus grand que
dans les autres médias, mais on rencontre cependant de nombreux
obstacles. En premier lieu, ce sont les informateurs eux-mêmes, dont le
nombre a prodigieusement augmenté en dix ans, mais qui n’en sont pas
moins des gens de classe moyenne (le fait de devenir informateur est
souvent l’accès social à la classe moyenne). Et la classe moyenne,
du fait entre autres des méfiances suscitées vis-à-vis des
informateurs, s’aventure dans moins de lieux qu’il y a dix ans. Ce
qui veut dire que de nombreux endroits, justement ceux où la négativité
est latente, sont fermés à l’information ; et ce qui veut dire
aussi que l’information parle davantage de ce qui ne concerne que la
middleclass. Les guerres de gangs par exemple, qui ravagent les
quartiers pauvres de nombreuses métropoles, notamment aux Etats-Unis,
en Afrique du Sud ou en Amérique latine et désormais aussi en Asie, ne
peuvent pas être « couvertes », et restent complètement
ignorées par l’information sur Internet ; les amoks d’étudiants
ou collégiens qui font des cartons dans leurs écoles, dans les mêmes
Etats, bénéficient d’une « couverture » complaisante, ce
qui n’est pas dû qu’à leur statut de fait divers, mais aussi parce
que ces faits-là touchent directement la vie quotidienne des
informateurs de base. D’autres
phénomènes produisent d’importantes distorsions de l’information
sur la négativité, sur Internet. Les moteurs de recherche, par
exemple, favorisent outrageusement la surexposition, en indexant par préférence
les informations venant des sites les plus consultés. Si, par exemple,
on recherche « riot » sur Google News, on pourra trouver une
sorte de barrage de pages entières répétant la même dépêche de
presse sur une soirée trop arrosée qui a mal tourné dans quelque
banlieue australienne, et que l’informateur sur place a abusivement
appelée « riot » pour faire vendre : tous les organes
de presse anglophone du Pacifique sud reprendront l’information, et
chacun sera cité sur Google News ; ceci pourra d’ailleurs entraîner
cet autre effet : puisque l’Australie ouvre la journée,
l’information australienne risque d’être reprise plus tard, le même
jour, par les médias anglophones d’Europe, puis par ceux d’Amérique
du Nord. Mais ce fait divers prend la place d’autres informations de
deux manières : comme les listes consultables, sur Google News,
sont limitées en nombre, les derniers de la liste sont expulsés au
profit des premiers ; et comme les informateurs, quel que soit le média,
ont eux aussi une place limitée pour leur information du jour, ce
« riot »-là prendra dans leur média aussi la place
d’autres informations, qui pourraient aussi être des « riot »,
plus conséquentes mais moins middleclass. C’est une autre variante de
la concentration sur la middleclass de l’information dominante. La
recherche sur Internet est donc limitée dans le temps : d’une
part, elle est coûteuse en temps, c’est-à-dire que cette information
qu’on trouvait encore il y a dix ans dans les journaux, et qu’il
faut aller chercher maintenant, s’obtient après une longue recherche ;
et de nombreuses informations, les plus faibles dans la hiérarchie des
choix des médias, sont effacées plus vite, alors qu’avec la presse,
pour peu qu’on avait acquis le journal, il y a dix ans, on pouvait
toujours relever l’information avec trois mois ou un an de retard.
Avec Internet, la laisse est beaucoup plus courte, parce que
l’acquisition de l’information se fait article par article, et non
masse d’articles par masse d’articles, comme dans un journal, et que
cette information disparaît, sans pouvoir être consultée en archives. La censure
à l’ancienne fonctionne toujours avec de nombreux Etats, le cas le
plus flagrant étant celui de D’Internet,
comme source et comme moyen d’information, on peut avoir le jugement
provisoire suivant : il est devenu un outil indispensable par la
quantité de ses informations ; à travers l’information sur
Internet, le maillage de la connaissance de l’époque peut être
beaucoup plus fin qu’il ne l’était par exemple il y a dix ans. Mais
Internet est angélisé : ses faiblesses ne sont pas mises en valeur
(à part le risque de piratage) et ses biais sont le résultat d’intérêts
hostiles à la compréhension, jamais une discussion sur les buts de
l’outil n’a été même envisagée. Enfin, la vue d’ensemble que
permettaient encore la presse et même la télévision (où cette vue
d’ensemble dépendait de la mémoire que l’individu pouvait avoir
d’un journal télévisé) est perdue : sur Internet, on obtient
une somme de détails et d’informations, mais le regard transversal,
que permettait un journal qui regroupait toute l’information d’une
journée en un objet fini, n’est possible qu’à travers des opérations
de compilation et d’analyses d’autant plus difficiles que l’unité
fédératrice – un jour, par exemple – est irrémédiablement
éparpillée. Sur ce média, il est tout à fait impossible d’avoir un
aperçu de ce qui s’est passé, dans le monde, en un jour. Notre émeutier
d’il y a dix ans, recherchant « émeute », ne saura plus
quels sont les événements institutionnels, les faits divers, les
sports, la finance, la mode, et l’importance relative de ces différents
secteurs de l’information, ce que permettait encore le simple survol
du journal, en 1994, où toute la masse des autres événements
encadraient ouvertement l’émeute, et lui donnaient un décor, une
ambiance, une relation au monde, et suggérait même un niveau
d’importance relatif. Le journal,
justement, en 2004, ne permet plus non plus d’avoir cette idée
d’ensemble. L’idée de cette unité s’est en effet perdue, non
seulement pour les informateurs eux-mêmes, mais pour le public,
apathique et fractionné. Les journaux sont devenus incapables de
fournir un tel aperçu global parce qu’ils ne sont plus le cœur, le
guide, la direction et le creuset de l’information comme il y a encore
dix ans. Moins complet qu’Internet et plus lent que la télévision,
le journal quotidien tente de trouver sa place en queue de peloton, en
luttant contre la panique devant le spectre de la faillite. Aujourd’hui,
les quotidiens ont abdiqué l’information factuelle. Ils se
repositionnent en commentateurs de cette information. Ayant abandonné
la publication telle quelle de la dépêche d’agence à Internet, et
de la découverte par l’émotion à la télévision, les journaux
quotidiens essaient de regagner des parts de marché sur les journaux périodiques,
en livrant les analyses les plus rapides et les plus courtes. En
d’autres termes : la presse quotidienne suit la télévision, et
à l’occasion Internet, elle suit ceux qui donnent la première
information, pour cueillir le client à la sortie de son choc émotionnel.
Là, le quotidien vend une réflexion sur l’événement. En d’autres
termes encore : si, en 1994, on pouvait comprendre la division des
humains à travers la presse quotidienne, il n’en est plus rien en
2004. Comme la presse quotidienne commente des informations qu’elle ne
déniche plus elle-même, et comme sa place est limitée, elle commente
essentiellement les informations émotionnelles de la télévision, et
s’est muée en caisse de résonance des faits divers, une instance qui
pense et qui dicte ce qu’il faut penser tous les jours des faits
divers. Lorsque ses prétentions sont moins populistes, ce sont ses
propres divisions du monde qui se substituent, par l’analyse de ses
journalistes, à la division du monde qu’on peut déduire des faits.
L’insurrection en Haïti, par exemple, qui a culminé en février et
mars La décomposition
de la presse quotidienne comme source d’information peut se vérifier
à travers deux phénomènes : l’apparition et la marche
triomphale des journaux gratuits, d’abord, relèvent une erreur
d’analyse de la presse quotidienne devant la débandade. Elle indique
assez clairement, à travers sa litanie de dépêches d’agences à
peine retouchées, le besoin de l’information qui a disparu dans le
quotidien payant. En effet, même si l’information est soi-disant en
« temps réel » sur Internet, ce n’est pas là que les
pauvres vont la chercher. Elle indique aussi les progrès du mépris
pour le journalisme d’analyse : cette corporation qui se
recroqueville où son objet se dilate n’est pas perçue comme sachant
réfléchir ; de nombreux pauvres aujourd’hui se croient tout
aussi qualifiés que les journalistes pour tirer les conclusions des dépêches
d’agence. Et pour avoir l’avis de véritables spécialistes sur un
point particulier, alors là, oui, Internet fournit des munitions bien
plus efficaces que le journal quotidien. L’autre
signe de dégénérescence de l’information, est la baisse de son
niveau d’exigence. Ignacio Romanet, du ‘Monde diplomatique’, en
janvier 2005, croyait percevoir dans les multiples scandales de « bidonnage »
de la presse une cause de la désaffection du public ; il s’agit
plutôt d’une conséquence : c’est parce que l’information écrite
perd de l’importance, et que la concurrence pour un gâteau qui rétrécit
devient féroce, que certains prennent de grands risques avec les règles
en vigueur. Jamais très rigoureuse qu’en apparence, l’information
écrite participe assez logiquement du mouvement de corruption
intellectuelle qui accompagne la perte de sens de cette société qui a
renoncé à formuler un projet, et un but. 4. La révolte, en tant que telle, a été refoulée dans le décor de l’information en 2004. Dans toute la part imposée de l’information (procédant simplement d’un seul clic ou de l’achat d’un journal), elle est remplacée par le fait divers ou subordonnée à des divisions de pensée de la middleclass ; et ces divisions atteignent au statut d’évidence, c’est-à-dire qu’elles sont à ce point comprises par tous qu’elles ne sont plus contestées. Il y a quinze ans, une Bibliothèque des Emeutes avait pu se fonder sur le constat que les révoltés ne connaissaient pas les révoltes de leur temps parce que leurs ennemis en déformaient le sens et les buts. Mais à cette époque, ces révoltes étaient encore vues par tous. Elles arrivaient devant les pauvres éberlués avec un clic ou en ouvrant un journal, seulement manipulées par des intérêts qui ne sont pas les leurs, et qui sont même opposés aux leurs. Alors qu’il y a encore dix ans, les révoltes étaient méconnues, parce que l’ennemi dissimulait leurs perspectives par les siennes, aujourd’hui, les révoltes sont inconnues, parce que la mitraille d’information sans effort en est expurgée. Les perspectives ennemies continuent d’encombrer cette première salve émotionnelle de ce qui se passe et qui paraît si difficile à surmonter. Ce qu’on peut appeler ainsi le premier champ d’information dominante remplit donc maintenant, bien mieux qu’il y a dix ans, sa fonction prophylactique contre les menaces du négatif. L’effet de cette rétractation de la révolte dans le champ ennemi est encore très difficile à évaluer. Mais il est certain que la révolte a changé de statut dans l’opinion publique : pour la première fois depuis deux siècles, elle n’est plus considérée, en Occident, comme une vertu sociale. Pour la première fois, depuis la révolution française, la révolte est passée de mode. Dans le miroir dominant, pour la première fois depuis que l’information dominante est ce fétichisme d’une autocontemplation, la révolte est quelque chose qu’il ne s’agit pas d’abord de récupérer, mais de refouler. L’apologie de l’impuissance et de la résignation à la société sans direction qui poursuit son absurde cavalcade devant son miroir est d’abord dans l’affirmation de la vanité de la révolte, comme si les possibilités qu’offrait le négatif avaient été épuisées, ou comme si le négatif n’était pas justement le plaisir autrement pimenté que sa fade caricature qui est devenue le credo de cette impuissance et de cette cavalcade sans maîtrise et sans objet dans la morale middleclass. Si du désintérêt pour la révolte naît son ignorance, de son ignorance naît aussi son désintérêt. Mais la révolte
n’est pas une affaire de mode, en dehors de la vision middleclass du
monde, et l’ignorance, en la matière, ne modifie pas son sens, mais
seulement ses conditions. En effet, la révolte, en 2004, ne peut plus
s’appuyer sur des propagandistes dans les couloirs officiels du régime,
comme il y a encore dix ans où de nombreux récupérateurs croyaient
que faire une large publicité à la révolte était la meilleure façon
d’en devancer et d’en accaparer le discours. Repoussée hors de la
visibilité de la middleclass, la révolte aujourd’hui semble aussi
repoussée du centre du monde, tel qu’il est vu par l’information
dominante. Elle se joue à la périphérie, dans une semi-obscurité, ce
qui la protège sans doute de la récupération, mais qui l’éloigne
aussi des centres de décision qu’elle cible, de manière plus ou
moins directe. Il y a donc
une régénération du négatif en cours. Le premier constat est que les
révoltés non encadrés d’aujourd’hui sont encore plus séparés et
plus isolés qu’il y a dix ans. Ils commettent les mêmes actes
partout, mais l’information, comme médiateur, les empêche mieux
encore qu’il y a dix ans de connaître l’ubiquité de leur action,
et leur distance réciproque a grandi. Très peu de gens, par exemple,
pensaient, en 2002, qu’il pouvait y avoir des similitudes entre les
assemblées en Argentine et les coordinations en Algérie, parce que
l’information réussit à enfermer les débuts de question sur le
monde qui se posaient là dans des particularités locales ; et
encore moins nombreux ont été ceux qui, en s’approchant, se sont
aperçus des différences fondamentales entre ces deux insurrections qui
avaient développé des dépassements de l’émeute apparemment
similaires. On voit par
là que depuis dix ans de nouvelles formes de révolte sont apparues.
Quoique gangrenée par ses caricatures médiatisées que sont l’émeute
rituelle sans perspective (comme en Palestine, ou lors des 1er
Mai à Berlin ou à Istanbul) et l’émeute altermondialiste, l’émeute
moderne reste certainement l’unité de base de la critique sociale en
actes, parce que c’est, dans les circonstances de notre époque, le
seul lieu de débat collectif non positivement médiatisé par Etat ou
hiérarchie, marchandise ou travail, information dominante ou discours où
la malhonnêteté intellectuelle est pratiquée, le seul préalable
d’un possible débat sur l’humanité. Mais il y a aussi de nouveaux
types d’action. L’assemblée justement, qui en Argentine, sous forme
d’assemblée générale, ouverte à tous, a été à l’opposée de
celle d’Algérie, où elle été une pyramide hiérarchique
d’assemblées, édifice destiné à la récupération d’un fort
mouvement d’émeutes. La coupure de route, également systématisée
en Argentine, où elle est déjà entièrement récupérée et encadrée
par des organisations hiérarchiques, a éclos dans de nombreuses autres
régions du monde, où les piqueteros argentins sont inconnus, tout
simplement parce que routes et voitures ont considérablement crû en
importance. C’est une étrange excroissance urbaine que ces blocages
de route, actes essentiellement défensifs, mais qui commencent toujours
par une prise de position d’un lieu public ou appartenant à
l’ennemi, et qui correspondent au constat implicite qu’il est plus
efficace de bloquer une ville par l’extérieur que de tenter de
l’occuper par la force en son centre, même si cette alternative de
toujours des insurrections porte plus loin. Ailleurs qu’en Argentine,
les coupures de route n’ont pas encore été systématisées ni récupérées.
D’Argentine aussi vient le nom d’un acte aussi ancien que la
politique, mais qui s’est considérablement développé ces dernières
années, en particulier en Amérique latine : l’escrache. Ce
sont, au départ, des « représentants du peuple » qui sont
attaqués par des anonymes furieux, plutôt en petit nombre, et qui les
bombardent de toutes sortes de projectiles, généralement plus avec une
intention de dérision et de mépris que de haine et de volonté de
meurtre. Des lynchages d’élus, cependant, ont eu lieu ces derniers
mois, signe de la distance grandissante entre les gestionnaires de la
middleclass et ceux qui restent en dehors. Alors que grèves et
manifestations pacifiques sont de plus en plus visiblement inoffensives,
les sabotages restent la marque justement non médiatique de la révolte
individuelle. Notre émeutier
d’il y a dix ans pourrait cependant constater en conclusion que les révoltes
non encadrées ont crû en quantité, mais pas en qualité. En cherchant
dans l’information, on trouve plus d’émeutes, par exemple, qu’il
y a dix ans, et moins d’insurrections. S’il n’y a donc pas lieu de
supposer que nous vivons une époque révolutionnaire, il y a de
nombreuses raisons d’espérer qu’une telle situation puisse se
reproduire, peut-être même rapidement. La résignation désabusée, et
le cortège de misères qu’elle avalise, ne sont, en grande partie,
qu’un résultat du travail et de la structure de l’information
dominante. Le relevé
ci-joint est la somme de ces raisons.
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Texte de 2005 |
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