t r o u b l e s   d e   l ' o r d r e

 

 
         

 

 

 

   
Evénements 2003-2005 

 
         
2003-2005 du point de vue de la révolte
Le passage du Laboratoire des frondeurs
 
 
 
         
    I. Antécédents et méthodologie    
         
           

 

 

1. Toute théorie, toute pensée qui va au-delà de l’épiderme et des différentes tempêtes des sens dépend de son temps. Même Shakespeare est daté. Dans ses interférences du grotesque et du tragique, c’est nous qui extrayons l’intemporel, ou ce que nous appelons l’intemporel, oubliant qu’il s’agit là d’un intemporel estampillé par notre époque, et que même le terme d’intemporalité est si récent et si éphémère. Même en le mettant en puissance de l’espace, nous n’avons pas encore réussi à faire véritablement abstraction de ce temps qui hante la jeunesse et qui crucifie la vieillesse, et de sa preuve : l’irréversible.

De la dépendance à cette unité de temps particulière qu’est l’époque, c’est cette curieuse unité de l’humanité vivante qui est responsable. Une époque, à proprement parler, serait définie par l’ensemble de la pensée véhiculée par tous les humains vivants à un moment donné. Ce qui fait de l’époque cette abstraction multiforme et mouvante, c’est que cet ensemble de pensée, s’il pouvait être recensé de manière exhaustive, cesserait. Car il appartient à chaque époque d’être fondée dans son avenir, c’est-à-dire dans une situation où l’ensemble des humains vivants n’est plus le même. L’époque est donc une temporalité limitée, mais dont la limite est insaisissable. C’est pourquoi l’époque est toujours définie arbitrairement, et que les limites imposées par cet arbitraire sont des dates, des faits, et parfois même des idées.

Ce qui produit cette tyrannie de l’époque sur nos imaginations les plus débridées est un phénomène qui commence à être appréhendé, depuis environ un siècle, par des approches de plus en plus nombreuses et pressantes, qui indiquent qu’il s’agit d’un phénomène en devenir : c’est le monde qui valide ce qui est nouveau. Cette phrase banale signifie que l’ensemble d’une époque accrédite des faits, des idées, des pensées ; et sans cette accréditation, ces faits, ces idées, ces pensées n’en sont pas. C’est la forme particulière de cette ambiance, mais aussi la tyrannie qu’elle exerce au sens de ce que Tocqueville appelait la tyrannie de la majorité, qui forment l’époque. Cette domination, à la fois volatile et pesante, insaisissable et incontournable, s’accentue avec l’accroissement de la promiscuité des humains, avec la dévaluation progressive de l’importance particulière des individus. Dans le fin réseau de cette pensée collective qui échappe à tout un chacun, l’époque actuelle fournit plus de pensées nouvelles qu’aucune autre, et réprime plus la pensée nouvelle qu’aucune autre. Mais elle le fait à sa manière anonyme et souveraine. Le roulement continu des idées, très vite et très fortement déformées, participe, par son inflation, de sa propre inopérance, de sa propre dévaluation. C’est une époque bruyante, mais qui censure le bruit par le bruit, c’est une époque qui innove sans comparaison – nous soutenons que jamais encore l’ambiance générale dans le monde et la communication n’ont autant changé d’une génération à la suivante – mais qui apparaît comme entièrement conservatrice. Bouleversée plus vite, mais dans une lente spirale sur elle-même, notre époque nous est largement étrangère.

La téléologie moderne est née de l’analyse d’une époque, qu’elle a pris soin de dater. C’est l’époque que nous avons appelée l’époque de la révolution iranienne, qui va de 1967 à 1995, où la révolution iranienne est prise, bien entendu, dans son sens large. Analyser une époque n’est pas analyser le quotidien, ce temps de la soumission qui en est comme le déchet, mais c’est analyser l’histoire qui a lieu au cours de cette époque ; le déchet quotidien en est le décor implicite. Analyser l’histoire, c’est analyser le débat de l’humanité sur le monde. Et analyser le débat de l’humanité sur le monde, c’est capter le négatif de ce débat : dans la négation de ce qui est là se situe, souvent seulement en germe, ce qui dépasse ce qui est là, ce qui dépasse l’époque. L’humanité est toujours divisée – fort heureusement pour ses capacités au dépassement. Et le négatif raconté par ceux qui le nient ne peut évidemment rien apprendre à ceux dont l’insatisfaction cherche le dépassement de ce qui est là, de l’époque qui est là.

Il avait donc fallu construire une observation des faits qui tienne compte de deux résultats importants. Le premier est que le négatif, les actes qui contiennent le germe du dépassement, nécessite une prise de partie, avec tout ce qu’une prise de partie a de limitatif pour l’observateur. Le second est que la prise de partie de l’observation ennemie à ce négatif a entièrement colonisé la médiation de la communication sur le négatif, c’est l’information dominante ; le négatif, par conséquent, nous revient par l’ennemi, mais dans une tentative d’influencer l’époque contre lui. Il a donc fallu construire un outil, fort rudimentaire au demeurant, mais fonctionnel, qui permette de constater l’état du négatif à partir du point de vue de ce négatif. Cet outil était la Bibliothèque des Emeutes.

Au milieu des déchets du quotidien et des hallucinations et des dérèglements de la conscience que produit la « communication infinie », le principe du monde de notre époque, la Bibliothèque des Emeutes était un instrument robuste et efficace. Si l’exhaustivité de l’observation du négatif était évidemment déficiente, l’ambiance de l’époque, les disputes qui, dans le monde, portaient au-delà donnaient aux abstractions qui en ont découlé, logiquement, une solidité et une justesse que semblaient avoir perdu toutes les théories du dépassement de l’époque, depuis un tiers de siècle que la tempête iranienne avait commencé. D’une part, son ancrage dans les faits de dispute du monde stimulait considérablement l’abstraction, et d’autre part, cet ancrage était le rapport à la réalité, l’assurance qu’une abstraction ne dérivait pas de son environnement, mais au contraire pouvait s’y référer. Car, avec la méthode de la Bibliothèque des Emeutes comme première approche et comme fondement, la théorie du dépassement de l’époque est toujours soumise à l’époque, et les actes de ceux qui tentent de dépasser pratiquement cette époque sont les seuls juges et les censeurs impitoyables d’une telle théorie.

La théorie du dépassement de l’époque s’appelle la téléologie moderne. Il ne s’agit pas ici de reformuler en quoi la téléologie moderne est le programme du dépassement de toute époque, mais seulement de constater que l’élaboration progressive de cette conception s’est faite dans l’oubli, tout aussi progressif, des faits négatifs dans le débat sur l’humanité. Cela se justifie par le nombre très restreint de téléologues, occupés à échafauder cette théorie ; cela se justifie aussi par l’épuisement de la révolution iranienne, et une baisse considérable à partir de 1995 des événements à recenser en tant qu’espaces-temps possibles d’une manifestation du négatif, c’est-à-dire d’un début de dépassement de l’époque. L’ambiance de cette époque avait viré. Epuisement et déception facilitaient la répression et le triomphe de la « communication infinie ». Le goût de l’observation des faits, qui peut être si savoureux, était teinté de fadeur et d’amertume. En 1998, les relevés de base de l’observation menée par la Bibliothèque des Emeutes cessèrent.

Pris dans les développements théoriques de cette observation, les téléologues ne s’aperçurent pas tout de suite des inconvénients de ce déplacement de leur centre de gravité. Mais, assez rapidement, parler de négativité, d’aliénation, ou même de réalité parut douteux en l’absence de toute confrontation actuelle et effective dans le monde. Nous parlions du feu, mais nous ne savions même plus où il était dans l’époque. Sans doute, les abstractions construites à partir de l’instrument de la Bibliothèque des Emeutes ne pouvaient pas encore être obsolètes ; mais déjà il manquait, dans la confiance funambule qui nous permettait de parler du présent, la vision du sol solide, sous la corde sur laquelle notre progression commençait à hésiter.

Deux grandes révoltes, par ailleurs, avaient eu lieu dans le monde, en Argentine et en Algérie, et leur apport nous était inconnu. En septembre 2002, entre de nombreuses autres directives et projets, le Congrès de téléologie de Madrid accorda une place prépondérante à une reconstruction d’un outil d’observation des faits négatifs dans le monde, maniable et solide. Il fut décidé de comprendre et de situer les deux grandes révoltes d’Argentine et d’Algérie, toutes deux apparemment en cours (il s’avéra à l’analyse qu’elles étaient déjà battues, depuis un certain temps ; mais justement, ce décalage était tout à fait symptomatique du besoin ressenti par le Congrès : dès que les téléologues, et leurs alliés, n’observaient plus méthodiquement les faits dans le monde, leur compréhension était suffisamment brouillée par l’information ennemie pour qu’ils ne sachent plus évaluer des faits pourtant de notoriété publique et assez peu occultés dans l’information de la communication infinie). Et il fut décidé de reconstituer l’observation des faits, mais en tenant compte de la modification de l’époque, justement.

 

 

2. De 1988 à 1998, l’information dominante était structurée de la manière suivante : la télévision, en première ligne, braillait littéralement les titres, détruisait leur rationalité au profit d’une impression, d’une émotion et, de ce fait d’ailleurs, gonflait le fait divers ; la presse quotidienne apportait le détail de l’information ; la radio occupait certains temps et certains lieux, qui pouvaient être des régions voire des Etats entiers, mais périphériques ; les magazines fournissaient une réflexion, qui n’était que la propagande appliquée et simplifiée. La presse quotidienne était donc la seule information indispensable. Il y avait, dans cette presse, deux particularités. La première était qu’elle mentait très peu formellement ; mais elle mentait massivement dans l’importance qu’elle donnait aux événements, et à travers la subjectivité du filtre de son point de vue ; l’autre particularité était que, dans le monde occidental, les grands quotidiens d’information libéraux disaient tous la même chose. Leurs journalistes se connaissaient, leurs envoyés spéciaux se fréquentaient aux bars des mêmes hôtels, ils partageaient les mêmes méthodes, les mêmes sources, les mêmes formations intellectuelles, les mêmes ambitions, les mêmes opinions, et les mêmes discours, par rapport à la négativité dans le monde. Il y avait donc là un goulet d’étranglement de l’information et deux grands quotidiens de base suffisaient pour savoir tout ce qui était à portée. Il faut peut-être ajouter que d’autres sources d’information, comme les services secrets par exemple, ou comme les témoignages directs d’émeutiers, étaient non seulement négligeables, hors de portée, mais elles-mêmes commençaient à tenir un discours qui dépendait surtout de celui de l’information dominante, donc de deux grands journaux quotidiens pris au hasard sur une liste qui en comportait peut-être vingt ou trente pour l’ensemble de la planète.

La méthode assez rudimentaire de la Bibliothèque des Emeutes avait l’avantage d’être juste. Les journaux qui constituaient la base de l’observation (‘le Monde’ et ‘Libération’ étaient les deux quotidiens réguliers) étaient lus et cochés ; ensuite, les articles cochés étaient photocopiés, puis découpés ; ces photocopies étaient « dispatchées » par Etats ; chaque dossier Etat ainsi constitué était lu ; de cette lecture pouvait naître zéro, un ou plusieurs dossiers d’émeute, selon leur unité spatio-temporelle (la durée d’un de ces événements allait de quelques heures à une année, pour l’Intifada par exemple) ; ces dossiers étaient ensuite dotés d’une feuille d’observation qui regroupait des données clés (dates, lieux, nombre de morts, ou principaux noms de personnes du dossier) et d’un commentaire, qui était parfois une analyse, en tout cas pour les événements principaux. Les avantages de ce détournement de l’information, étaient : 

On pouvait lire un événement d’une traite, contrairement à ce que permet l’information quotidienne, dont la lecture au jour le jour est hachée par tout le reste de l’information, mais aussi par l’intervalle jusqu’au journal du lendemain. Souvent l’information commettait des erreurs, elle intervenait par exemple dans le sens de la répression ou de la récupération, puis se rétractait, mais en n’accordant jamais à la rétractation une place comparable à ce qu’elle rétractait, ce qui laissait autant d’impressions fausses ; ces petites indélicatesses étaient systématiquement aggravées, au fur et à mesure, par des digests sur l’événement, qui devenaient des versions officielles et étaient repris par toute la profession, dans tous les pays. Ainsi, la révolte en Chine en 1989 est toujours considérée comme « étudiante » et, tout aussi abusivement, l’insurrection en Iraq en 1991 est toujours scindée en « kurde » et « chiite ».

Alors que l’information quotidienne ne permettait que la simultanéité du jour, son détournement permettait de voir des simultanéités sur des périodes plus longues, et par unités géographiques – un continent par exemple.

Comprendre le monde, c’est-à-dire l’ensemble des événements, devenait à nouveau possible. La Bibliothèque des Emeutes permettait, du négatif dans le monde, de tracer une courbe simple et extrêmement parlante : le niveau de révolte, déjà assez élevé en 1988 et 1989, atteignit un plateau en 1990 et 1991, retomba légèrement en 1992 et 1993, pour s’affaisser de 1993 à 1995 et s’effondrer de 1995 à 1998. Mais autant en qualité qu’en quantité, cette courbe ne laissa pas de doute sur une poussée qui était seulement ignorée, elle, en tant que poussée généralisée, en dehors d’un tel instrument de mesure, unique en son genre. C’est pourquoi nous avons décrit cette période comme ‘Un assaut contre la société’.

Enfin, il était aussi très facile de voir deux grandes raisons dans la défaite des agents informels du négatif dans cette période, c’est-à-dire l’effondrement de cet « assaut » : la première était cette non-communication « horizontale » entre émeutiers au même moment. L’ignorance de ce que faisaient les autres impliquait l’ignorance de l’état du mouvement, partout. Et même si l’émeute est un mouvement tripal, où le temps de réflexion est très bref, on ne décide pas des mêmes mesures dans un moment où il y a érection de la révolte dans le monde entier, et dans le moment où il y a ressac et débandade. La raison principale de l’échec était le manque d’analyse et de théorie des révoltés dans le monde et, par conséquent, leur manque de projet, dans la mesure où une théorie de la révolte a pour but un projet d’avenir. L’éclatement de la supercherie communiste a laissé les pauvres, tant mieux, sans but et sans unité, même sur le moyen terme. Et la capacité à tirer les conclusions, même des plus grandes insurrections, a fait cruellement défaut aux insurgés. La téléologie moderne semble être la seule proposition de projet pour l’humanité qui est née de l’ensemble de la révolution iranienne au sens large (1967-1995).

 

 

3. A propos de l’Algérie et de l’Argentine, un rapport a été publié par Naggh en 2004 : ‘Nouvelles de l’assemblée générale du genre humain’. Il faut rapidement rappeler la teneur de l’époque décrite là, qui va de 1998 à 2002.

C’est d’abord le grand pillage qui est apparu comme le sceau de la contemporanéité des insurrections. En Albanie en 1997, mais surtout à Jakarta en 1998, le pillage traduisit une colère encore inconnue contre la marchandise. Car ces pillages étaient moins des vols que des incendies, des démolitions, des destructions d’échange marchand, et n’étaient plus seulement des épiphénomènes qui débordent sur quelques vitrines mal cadenassées. La marchandise s’est beaucoup développée depuis la révolution en Iran, et le dégoût de la marchandise a franchi un pas qualitatif important. Sa présence en tant que marchandise est traitée par ce monde comme une évidence, comme si ce moyen de communication faisait partie de la nature des choses ; les grands pillages ont montré négativement combien le joug a augmenté, combien la haine et le dégoût se concentrent aussi sur ces choses qui pensent et qui échangent. Une des caractéristiques qui explique que les insurrections en Algérie en 2001 et 2002 sont restées limitées, et récupérées facilement, est l’absence d’un tel pillage : l’encadrement que les insurgés se sont laissé imposer en Kabylie protégeait commerces et marchands ; c’est aussi une des raisons principales pour laquelle l’insurrection n’a pas réussi à s’étendre dans les provinces voisines, où les émeutes qui commençaient s’en prenaient déjà aux marchandises. L’archaïsme le plus important de cette révolte n’était pas dans la réactivation des aârchs, mais dans la non-agression de la marchandise.

Le second phénomène de cette période est plus important encore : c’est la façon dont le débat s’organise à partir de la révolte. Car depuis que l’encadrement léniniste est tombé comme une peau qui pèle, les révoltés n’avaient plus de mode d’organisation, la peau qui les unifie, les englobe et les enferme n’a pas repoussé. L’extraordinaire prolifération de l’émeute – non contrôlée, non dirigée – dans le dernier tiers de siècle est due au progrès de l’insatisfaction, mais en grande partie aussi à cette désaffection de l’encadrement de l’insatisfaction. Mais alors que le manque d’organisation a permis plus de révoltes sporadiques, il interdisait aussi d’aller au-delà de certaines d’entre elles. Dans la réflexion sur la révolte, et dans les insurrections récentes, la question du dépassement de l’émeute est donc apparue sous la forme des assemblées.

Les assemblées en Algérie, qui, vues de loin, apparaissaient comme une réponse nouvelle et ouverte à ce dépassement, étaient un leurre sur l’assemblée libre, puisque c’étaient des assemblées hiérarchisées, dont les émeutiers – qu’il s’agissait uniquement d’encadrer – étaient exclus de fait par leur âge ; ces assemblées qui étaient des coordinations ont rapidement produit de petites stars médiatiques, et le débat s’y est épuisé et enlisé, sans ouverture ni imagination. En Argentine, par contre, après les émeutes et un grand pillage (plutôt de taille moyenne d’ailleurs, puisque le centre des grandes villes n’a pas été razzié de fond en comble), les assemblées ont été fort différentes : non hiérarchiques, émasculant et ridiculisant leur propre coordination, ne produisant pas de vedettes, ne produisant aucun parti de gestion, elles sont restées ouvertes à tous et à toute possibilité, même si le débat s’est là aussi épuisé et enlisé trop vite ; mais le refus de l’encadrement, quel qu’il soit, a ouvert, à travers une banalité apparente, de nombreuses perspectives.

Ces assemblées, pourtant, ont rapidement exclu la violence, et les émeutiers étaient à leur tour rejetés, non pas statutairement, comme en Algérie, mais parce que la pratique du discours public était accaparée par des individus middleclass, qui avaient acquis cette pratique dans leur expérience soumise, et qui répudiaient la part initiale de l’insurrection, de laquelle ils avaient été eux-mêmes largement absents. Une autre caractéristique de ces assemblées était leur incapacité à élever le débat à ses conséquences pratiques, c’est-à-dire à prendre des décisions, et à même poser la question de leur propre pouvoir. Même si leur disparition fut lente, leur désaffection fut rapide. On peut se demander, avec autant de défauts, comment ces assemblées ont bien pu trouver grâce dans le mouvement de la révolte. Il suffit alors de rappeler que ces manifestations occupaient la rue, que le discours y était libre, au sens où il n’y avait ni Etat, ni marchandise, ni information dominante pour médiatiser la parole. Qui dit mieux ?

 

 

4. Mais comme l’a aussi montré la révolte en Argentine, l’organisation du parti de l’information dominante avait changé, en 2002, par rapport à l’époque de la Bibliothèque des Emeutes. L’arrivée d’Internet a initié, accéléré et traduit cette réorganisation, et la reprise du projet d’observation des faits négatifs se retrouvait devant la structure suivante : la télévision est toujours le porte-parole des gros titres et des montées en émotion ; dans leur féroce concurrence, les télévisions ont d’ailleurs considérablement accru le fait divers et l’information locale au détriment de l’information internationale et de l’analyse, et l’émotionnel au détriment du rationnel. La place de la presse quotidienne, comme détentrice de l’information sur les faits, est prise par Internet. La presse quotidienne est donc repoussée sur le strapontin qu’elle partage avec la presse magazine, dans leur tentative de commentateurs du second moment, c’est-à-dire de mettre à profit leur retard pour le transformer en recul, en réflexion ; mais ce créneau n’est pas très porteur, du fait de l’indigence générale de la réflexion dominante, dont le discours est largement connu, et dont la réflexion n’excède souvent pas celle que peuvent déduire et mener pour eux-mêmes la plupart des pauvres qui constituent sa cible. Enfin, la radio occupe toujours les mêmes zones extérieures : des plages de temps et d’espace moins accessibles aux autres médias. Du fait de l’arrivée d’Internet, qui les grignote tous, tous les autres médias ont évidemment perdu de l’importance.

Dans ce nouveau dispositif, il apparaît qu’Internet est devenu la seule source indispensable : c’est là que sont charriés les informations sur les faits et les digests de base, hâtifs et maladroits ; de la télévision à la radio en passant par la presse, ce n’est qu’occultation et déformation accrue de ces faits, une seconde main qui cherche de la valeur ajoutée, soit à travers l’émotion, soit à travers la réflexion, soit à travers l’occupation de territoires extérieurs, une purge de l’indigeste des premiers digests. Pour bien comprendre les faits, tels qu’ils sont dans la première mouture ennemie, et pour les détourner, désormais, Internet suffit.

Les modifications pratiques pour l’activité de recueil d’information, par rapport à ce que faisait une Bibliothèque des Emeutes, sont assez importantes : il faut maintenant chercher, sur des moteurs de recherche à partir de mots-clés, des articles relatifs aux thèmes prédéfinis par le chercheur. Il y a là une difficulté méthodologique initiale : les mots-clés eux-mêmes sont un présupposé, ce qui va à l’encontre de la recherche de nouveauté, et du repérage de nouvelles formes de critique de cette société, qui faisaient partie de l’horizon des exigences dégagé en 2002 par le Congrès de téléologie. D’autre part, les mots-clés sont difficiles à manier, notamment en plusieurs langues, où ils ne se traduisent pas toujours : l’anglais « riot » par exemple est un terme beaucoup plus large que le français « émeute » (même si les informateurs officiels pratiquent l’inflation des mots – et la dérive du sens des mots pour des raisons de concurrence médiatique est une autre difficulté dans le traitement de ces mots-clés : en Algérie, par exemple, où l’information cultive la notion de « culture de l’émeute », on appelle désormais émeute une coupure de route pacifique avec 40 personnes). Techniquement, les principales difficultés viennent de ce qu’il faut partir à la recherche de l’information, non pas, comme dans la presse du temps de la Bibliothèque des Emeutes, en ayant l’ensemble de l’information sous les yeux (de l’international au fait divers, en passant par le local et la culture ou le sport, donc en percevant l’ambiance), mais en formulant, en aveugle, des demandes. Ces demandes génèrent des listes d’articles contenant le mot ou les mots demandés : l’ambiance qu’on obtient n’est donc plus celle du monde, mais au mieux celle du mot recherché. L’observation sur Internet menace ainsi toute vue d’ensemble. Et l’abondance de l’information, pas seulement dans la redondance, contribue à cette impression d’overdose. De plus, cette information se renouvelle plus rapidement que celle de la presse : alors que la Bibliothèque des Emeutes laissait parfois passer trois mois avant de faire une collecte (il suffisait de stocker des piles de journaux, et de les lire quand l’occasion se présentait), avec Internet les informations s’effacent vite. Seuls des digests et des digests de digests restent ensuite. Sur Internet, l’observateur se retrouve malencontreusement avec une laisse raccourcie par rapport à son objet.

Le stockage et la réorganisation de l’information à travers des dossiers sont sans doute devenus moins sujets à erreur que lorsque tout était papier ; mais ce n’est pas plus clair pour autant. En effet, la quantité de l’information à utiliser s’est multipliée par trois ou quatre avec le nouveau média. Cela a multiplié toutes les étapes de l’observation : de la collecte à l’analyse, en passant par la constitution des dossiers, la lecture, et l’établissement de documents intermédiaires et transversaux comme des chronologies. De la fin de 2003 jusqu’en septembre 2005, c’est cette expérience qui a été menée, et sur l’activité pratique elle-même, ce sont ces conclusions qui ont commencé à se dégager.

 

 

5. L’information elle-même, dont la présence et l’intensité ont légèrement augmenté en quinze ans, a peu changé depuis 1988-1993 – c’est logique, il n’y a pas eu de révolution. Mais quelques différences fondamentales, qui sont apparues peu à peu, méritent d’être mises en exergue.

La première, comme le signalait l’introduction de ‘Nouvelles de l’assemblée générale du genre humain’, c’est que, pour la première fois depuis plus de deux siècles, la révolte est passée de mode. Ce qui veut dire que, dans la hiérarchie des informations, une révolte a perdu plusieurs rangs, au détriment d’autres thèmes, qui intéressent davantage les informateurs. Il y a deux conséquences principales à ce désinvestissement : la première est que l’activité de recueil de l’information, sur les faits négatifs, fait apparaître ce qui peut passer pour une scandaleuse occultation de la révolte en général, dans le monde. Dans l’information dominante, on trouve bien les révoltes de notre temps, et elles sont assez largement décrites. Mais il faut désormais lancer individuellement des recherches pour arriver à le savoir. La connaissance de la révolte, et même la perception approximative de son intensité, n’est plus perceptible aujourd’hui en dehors de ce type de recherches individuelles. La rétrogradation de la révolte dans la hiérarchie de l’information signifie que la majorité des révoltes de notre temps ne sont plus visibles dans les médias qui viennent au public, comme la télévision et la radio, et dans une moindre mesure, la presse ; elles ne sont visibles que sur Internet. En d’autres termes : la non-connaissance que les révoltés avaient de la simultanéité d’autres révoltes, à l’époque de la révolution iranienne, s’est muée en impression de non-révolte dans le monde, pour tout le monde. Les conséquences de cette ignorance restent, comme à l’époque de la révolution iranienne, à double tranchant : d’un côté, une forte résignation s’est emparée de nombreux pauvres, et la révolte n’est plus crue possible – alors que, quantitativement, elle n’a pas diminué dans le monde depuis vingt ans, ce qui est absolument ignoré, et en particulier par les pauvres eux-mêmes. De l’autre côté, l’information, en sous-estimant, et même en « ringardisant » la révolte, s’en désintéresse, et perd peu à peu la compréhension, la connaissance de cet objet et la capacité de le récupérer. En gens pressés, nous trouvons que l’inconvénient est plus grand que l’avantage, et que la génération actuellement en âge de se révolter est sacrifiée à ce recentrage de l’information middleclass sur la middleclass, comme si la middleclass était le monde, à cette tentative de faire disparaître la révolte comme quelque chose qui n’a pas sa place dans la société, comme quelque chose de dépassé, comme quelque chose de futile et de sans espoir ; et en cyniques, nous pouvons nous réjouir de cette clarification des fronts, qui fait que l’information ennemie n’approche plus de la révolte, et que la révolte, en retour, doit activer un levier plus long si elle veut renverser la société en place.

Comme avec ce nouveau média on a désormais accès à toutes les informations régionales ou nationales, et comme le rapport de la quantité et de la qualité des informations est à égalité dans les différentes langues, on s’aperçoit que l’information est aussi hiérarchisée en langues. Internet a d’ailleurs sans doute accru cette subjectivité locale, qui va de pair avec le repli sur l’actualité locale de la presse et des autres médias. Si, il y a quinze ans, un quotidien comme ‘le Monde’ présentait encore une hiérarchie des faits négatifs, légèrement biaisée par sa localisation (Occident, vieille Europe, France), hiérarchie partagée par les autres grands quotidiens dans le monde à travers leur prisme local, Internet, dans sa phase actuelle, fabrique une hiérarchie à travers la confrontation des langues et des points de vue locaux. Ce que va dire un média local du fin fond du Middle West américain sur les événements internationaux va être plus déterminant que ce que dira la première source d’information russe. Les dizaines de quotidiens du Middle West américain vont en effet installer une même dépêche, à plusieurs dizaines d’exemplaires, en tête des résultats de recherche, reléguant les plus grands médias d’une autre langue que la langue anglaise loin derrière. Cette information, dont la puissance peut provenir du nombre de quotidiens dans le Middle West, va ensuite servir de base à tous les autres médias sur le même fait, ou au moins devenir incontournable pour parler de ce fait. Bien plus que dans la presse, la langue anglaise domine sur Internet, et ce sont les tics et les marottes de ses rapporteurs qui constituent désormais des biais considérables sur les rapports des faits négatifs dans le monde. 

Une autre conséquence qu’Internet a mise en évidence, par rapport à la presse papier, est justement le grand nombre de révoltes dans le monde. L’accès à toutes les informations de langues différentes à égalité de traitement des événements – un rapport d’émeute en espagnol va être formaté de la même façon qu’un rapport d’émeute en anglais : même type d’article, même longueur, et souvent même ton – montre soudain que certaines informations sont rendues universelles et d’autres non, et que le principal discriminant en la matière est la langue : l’émeute rapportée en anglais va être reprise dans le monde, et l’émeute rapportée en espagnol sera reprise dans le monde hispanophone. Bien entendu, toutes les émeutes en pays anglophones ne sont pas reprises dans le monde entier, et quelques émeutes en pays hispanophones sont reprises dans le reste du monde ; mais la discrimination linguistique introduit des impressions d’intensité différentes pour des événements similaires. Pour peu que la recherche soit menée en trois ou quatre langues différentes, on s’aperçoit que chaque langue rend compte de révoltes dans les territoires où elle est parlée, dont aucune autre ne rend compte. Et on peut maintenant penser que ce phénomène est plus ancien qu’Internet, et que la hiérarchie des faits « légèrement biaisée » par ‘le Monde’ l’était en fait beaucoup plus. Car le fait majeur de la période 2003-2005 est que le nombre d’événements équivalents à une émeute est plus important en moyenne annuelle que dans les deux années les plus intenses qu’avaient connues la Bibliothèque des Emeutes. Nous pensons donc rétrospectivement que de nombreuses émeutes étaient occultées à l’époque de la Bibliothèque des Emeutes, ce qui est très probablement encore le cas aujourd’hui sur Internet. Ce constat ne change rien cependant à l’évaluation comparée des deux époques : s’il est possible de connaître plus d’émeutes aujourd’hui que lors de la vague d’assaut de 1988-1993, le nombre et l’intensité des insurrections de cette époque-là dépassent très largement ceux de la nôtre.

En qualité, cependant, il y a beaucoup d’événements de faible intensité, qui ne mettent pas en danger un Etat, ou qui font intervenir moins d’un millier de participants, ou qui durent moins de quatre heures. Les insurrections sont très clairsemées, mais il y en a aussi. 

A première vue, donc, les principaux constats de cette période où nous avons tenté de comprendre l’époque sont les suivants :

Il y a un nombre considérable de révoltes et d’émeutes actuellement sur tous les continents.

L’information dominante tend à occulter ces révoltes, et à les diminuer dans la hiérarchie des priorités des pauvres modernes.

Le plaisir et la vigueur de la révolte sont toujours aussi répandus et aussi jubilatoires. Mais la portée des révoltes d’aujourd’hui est encore plus courte et encore plus précaire qu’à l’époque où les révoltés perdaient leur encadrement syndical et idéologique. Ils n’ont toujours pas de théorie et ne débattent toujours pas d’un projet pour le monde. Et la cause de leurs défaites est là.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
    II. Les révoltes de 2003-2005    
         
           

 

 

6. Entre 2003 et 2005, l’ennemi se confond de plus en plus avec sa propre information. La politique, la guerre, la culture, les sciences, la vie quotidienne, toutes ces catégories se comportent de plus en plus comme des rubriques de l’information. Même l’argent paraît avoir son but dans l’accès à l’information, que ce soit l’argent de l’Etat, l’argent des principaux capitalistes, ou de leurs regroupements anonymes en sociétés, et que ce soit en paraissant à l’écran, en tant qu’opinion, ou dans la publicité marchande. De ce fait, l’ennemi n’agit plus que comme une agence de publicité : faire des coups, surprendre le public, casser des rythmes, rompre des habitudes. C’est dans cette logique que se développe le terrorisme devenu endémique. Aucune activité de gestion ne dépend aussi uniquement de l’information que le terrorisme du début de ce siècle. Les propriétaires du terrorisme et ceux qui le combattent visent les canaux qui en parlent, rien d’autre. Le terrorisme n’est rien qu’une nouvelle façon de faire de l’information : celle de notre époque. Aujourd’hui, le terrorisme est à la mode.

Dans l’intégration du stalinisme, le libéralisme occidental – et parfois comme en Chine c’est l’inverse, c’est le stalinisme qui intègre le libéralisme occidental – a progressé avec succès, puisqu’il n’y a plus de critique interne ou de projet alternatif crédible à cette intégration. Les traces de l’égalitarisme sont peu à peu éradiquées, avec la complicité affolée des anciennes gauches, qui ont le vent de face et collaborent, certaines avec zèle, pour ne pas disparaître. La morale ennemie hésite encore à entériner cette répudiation de cette maxime fondatrice de tous les récupérateurs, l’égalité ; et on voit aujourd’hui à ce sujet les disputes sourdes, comme dans les anciennes cités interdites staliniennes, entre valets cyniques et valets hypocrites.

Le monde dessiné par l’information dominante n’est plus un monde où les gestionnaires comptabilisent quelques guerres, ou quelques révoltes, pour en tirer les conclusions sur la paix, ou sur l’avenir. C’est un jour le jour de ce qui se lit ou de se qui se montre. Et ce qui se lit et ce qui se montre n’est plus dans le conflit, mais dans l’épate publicitaire. Et le territoire de l’épate publicitaire s’est rétréci. Dans l’inégalitarisme cynique ou hypocrite, ce n’est plus l’ensemble des humains qui compte, mais son cœur consommateur et consommateur de publicité d’événements. C’est sur cette surface-là, labourée dans des oublis orwelliens et dans des records d’audience constamment battus, que se jouent les compétitions ennemies avec toujours cet objectif inlassable : faire croire que cette scène-là, ce spectacle-là, est le monde. Et l’ennemi s’est donc recroquevillé sur une plate-forme plus haute mais plus étroite, de laquelle il s’autoprojette en réflexions apparemment infinies.

La perte de visibilité du reste de la planète en est le prix. Au mauvais éclairage antérieur succèdent aujourd’hui une zone de lumière aveuglante, où rayonne la middleclass, et une obscurité complète, où se reconstitue la plus innommable misère. Et le rayon de la middleclass rétrécit. Cette évolution inattendue, dont les cyniques se félicitent, et que les hypocrites nient, est l’antagonisme véritable de notre temps. Les combats mis en scène par l’ennemi, guerres, bombes, les désolations dont la multiplication ravit, les petits scandales particuliers et les grands succès sportifs constituent un décor bruyant et permanent de cette assiette middleclass qui tourne en tanguant sous sa propre lumière affolée.

La révolte, sans théorie, n’est pas sans pratique. Mais cette pratique porte aussi les marques de cette domination qui ressemble à une fête païenne, dans sa force centrifuge sans but. Comme la révolte est toujours influencée par les gauches, et comme les gauches sont désormais en retard sur un monde dont elles avaient tenté d’usurper l’avant-garde, la révolte ressemble par séquences à ces retardataires qui maugréent que les trains vont trop vite ; comme la protestation de gauche, mais moins fort, la révolte, ces années-ci, contient souvent des allures et des demandes conservatrices. Mais ces retards sont aussi contrastés avec de puissantes avances, des offensives, des gestes nouveaux, des actes et des comportements dégagés des vieilles liturgies pseudo-révolutionnaires. Le négatif est justement ce qui nie ce qui est là, et on peut aussi bien voir ce qui est offensif à travers ce qui nie ce qui est là. C’est un monde où l’on vieillit vite.

De la révolte il faut donc saluer l’omniprésence, sa joie, ses ouvertures de perspectives toujours étonnantes, à travers un discours de moins en moins compréhensible, parce que de plus en plus éloigné de la plate-forme middleclass de l’information dominante. Ce sont non seulement des quartiers, des banlieues, des villes, mais aussi des Etats entiers (à l’exception du centre-ville de leurs capitales), et même un continent, comme l’Afrique, qui sont hors de la lumière des projecteurs, et où la résignation ne règne pas seule. A travers la recomposition de la domination, selon les défaites passées de la révolte, le parti gueux aussi se recompose ; mais le possible n’est pas moindre qu’il y a vingt ans, et les deux années où s’est développé un Laboratoire des frondeurs, 2003-2005, en attestent.

 

 

7. C’est en Amérique latine que le parti de la révolte ouverte est le plus présent et le plus actif. Haut plateau du moment actuel de l’histoire, ce continent est, en partie pour cette raison, une région sous le niveau moyen de l’information dominante. C’est avec l’espagnol que la nouvelle articulation des langues dans l’information dominante, hiérarchisées et dotées de fonctions spécifiques, se cristallise. Car si l’espagnol a pour conséquence d’unifier le continent latino-américain, cette langue, qui est une des grandes langues secondaires de la planète, a aussi la fonction de couper l’Amérique latine de l’information mondiale, qui est en anglais. En d’autres termes : ce que font les pauvres d’un pays d’Amérique latine, hispanophone (le Haïti francophone et le Brésil lusophone sont pour ainsi dire exclus de cette communication), peut être connu par les pauvres des autres pays de la même langue ; mais pas par les pauvres du monde entier.

Le sommet qui initie le haut plateau de l’Amérique latine est évidemment l’insurrection argentine de décembre 2001 et des trois premiers mois de l’année suivante. Là s’est jouée la révolte la plus importante dans le monde depuis l’insurrection en Iraq en 1991. Elle a rénové les façons de se battre et a posé, avec ses faiblesses aussi, l’esquisse du siècle à venir. Après la difficile domestication des coupeurs de route dans les organisations gauchistes appelées piqueteros, l’insurrection de décembre 2001 avait connu un grand pillage ; ensuite, les émeutiers vainqueurs dans la rue ont transformé celle-ci en assemblées non hiérarchiques, non mercantiles et non médiatisées ; et les gestionnaires dominants, encore que ce ne furent principalement que les gestionnaires d’Etat, rencontrèrent le vrai respect que leur doivent les administrés floués que nous sommes tous, à travers l’escrache. Le débat des assemblées, quant à lui, n’a pas eu d’autres mérites que d’être posé et maintenu ; mais il ne s’est donné ni chefs, ni ambitions dans le monde actuel, ni capacité de décision. Il a seulement entamé un questionnement du monde, devenu particulièrement urgent, et que les gestionnaires au pouvoir ne peuvent ni mener ni même comprendre.

De cette importante affaire, la plus importante du monde en effet depuis l’époque précédente, le continent latino-américain est la route vers le monde et sa coupure, l’escrache mis en puissance et l’assemblée des voisins. En 2003, la seule insurrection dans le monde, à part le grand pillage en Iraq, a eu lieu en Bolivie ; et en 2005, l’Equateur était à son tour insurgé. Mais il faut aussi relier ces grandes révoltes inconnues à d’autres fils directeurs que l’insurrection argentine. En Bolivie, en effet, un premier signe avant-coureur s’était manifesté en l’an 2000, puis en avril 2002, une première grande révolte avait eu lieu à Cochabamba – appelée « guerre de l’eau » par les récupérateurs –, puis en février 2003 eut lieu l’Impuestazo, ou « guerre de la coca », avant la « guerre du gaz », qui est le sommet de cette montée, en août-septembre 2003, et où les affrontements d’El Alto, la grande banlieue qui surplombe la capitale, La Paz, ont fait 80 morts et ont forcé le président Sanchez de Lozada à s’enfuir en hélicoptère.

La montée progressive de ces mouvements estampillés « guerre » de ceci ou de cela, pour signifier le but principal des gestionnaires récupérateurs dont ces révoltes ont été les prétextes, s’est faite à travers une myriade de mouvements, plus ou moins concordants, qui tous attestent de la vitalité des pauvres en Bolivie. Car en Bolivie, en 2003, on trouve sur les routes puis dans les rues pêle-mêle des paysans, des cultivateurs de coca, des Indiens, des ouvriers, des syndicats, des retraités, des irrédentistes à Santa Cruz, deuxième ville de Bolivie, des coupeurs de route, des chômeurs, des mouvements de femmes, des assemblées. Dans l’énumération même de ce foisonnement apparaît aussi un morcellement assez important, et la cause et la présence de ce morcellement – des gestionnaires de rechange qui encadrent et suivent le mouvement, comme les piqueteros avaient encadré et suivi, avant de les englober, les chômeurs et coupeurs de route argentins.

Mais la Bolivie n’est qu’en pointe en Amérique latine. Le Pérou, l’Equateur déjà cités sont dans des développements particuliers du même ordre. La lutte sourde est entre ceux qui ont les mêmes aspirations que les insurgés argentins et les gestionnaires récupérateurs, qui tentent de donner un sens trivial, gestionnaire justement, à cette ébullition. Dans toute l’Amérique latine, les coupures de route (plus de 2 000 recensées pour la seule Argentine en 2002) sont innombrables ; les organisations récupératrices sont tellement émiettées qu’elles menacent souvent de sombrer elles-mêmes dans ce qu’elles tentent de modérer. Cette joyeuse anarchie, entrecoupée de manifestations et d’affrontements, est la traînée de lumière de tout le continent, que l’information dominante parvient, en ayant mis l’espagnol dans un tiroir et en occultant l’importance même de ces révoltes, à feutrer. Entre 2003 et 2005, dans l’Amérique latine hispanophone, il y a eu des émeutes au Chili, en Argentine, au Paraguay, en Bolivie et en Equateur bien sûr, au Pérou, en Colombie, au Vénézuela, au Costa Rica, au Panama, au Honduras, au Nicaragua, au Guatemala, et même à Grenade et à Bélize. Le Mexique connaît des ébullitions incessantes, quoique de faible intensité, mais l’augmentation de ces affrontements et de ces critiques ouvertes va dans le sens du continent ; quant à la République dominicaine, elle a été secouée par plusieurs séries de journées d’émeute meurtrières lors de mouvements de protestations nationaux encadrés par ses syndicats bousculés. Seul Cuba, l’Uruguay – au bord de rejoindre la révolte argentine en 2002, avec des émeutes suivies d’assemblées – et quelques petites îles-Etats des Caraïbes restent encore en marge de cette vague qui se dessine.

Mais on a davantage l’impression d’une montée des eaux que d’un raz de marée. D’abord, le signal de la modernité, le grand pillage, n’a encore été donné dans aucun de ces Etats. Ensuite, s’il existe ou a existé des assemblées, qui ont pris modèle sur celles mortes de langueur en Argentine, notamment en Bolivie, où un Cabildo abierto a été tenu en mai 2005 sans doute pour installer les récupérateurs dans cette logique très peu médiatisée, et en Equateur, au lendemain de l’insurrection, leur portée et leur contenu sont encore minimisés et étouffés, en particulier par les dirigeants degauches qui encadrent les mouvements de rue. Les coupures de route se sont multipliées et diversifiées, et elles n’ont pas encore atteint l’ubiquité qu’elles ont en Argentine, mais de ce fait elles ont évité le degré de fermeture de perspective que l’encadrement, en Argentine, a réussi à leur imposer, juste avant l’insurrection de 2001. Et dans la gaieté de l’ensemble de cette montée d’une nouvelle époque, on a encore l’impression, en grande partie à cause du rôle de médiateur et de donneur de raisons de l’information dominante, que ces mouvements latino-américains sont tristes, triviaux, déjà vus et sans avenir. Et quand on voit, en effet, ces marches encadrées, ces slogans économistes, ces banderoles prolétariennes et ces résurgences d’indianité, quand la « meilleure » part relayée publiquement par l’insurrection argentine semble une critique de la « mondialisation », on a davantage envie de s’enfuir que de suivre ce bétail à l’abattoir qui lui semble promis.

Mais les traces de l’Argentine sont nombreuses, souterraines pour la plupart, et ce sont elles qui donnent à ce « peuple » latino-américain, resté capable de s’émouvoir massivement, cette chaude coulée de vie, constellée de petites étincelles qui culminent parfois en de biens beaux incendies, une des meilleures charges de nos espoirs. Les exemples les plus vifs de cette fièvre de critique et de débat public sont les mises en cause violentes d’élus locaux. Du Mexique à la Bolivie, en passant par l’Equateur et l’Uruguay, des localités ont chassé leurs représentants félons et tenté de pallier, dans une égalité fièrement revendiquée, ces vacances des corrompus. Le principal de ces moments un peu plus violents que l’escrache a eu lieu à Ilave, au Pérou, où les habitants ont capturé leur maire tricheur et voleur, qui, après avoir été destitué in abstentia, a eu le front et fait le mauvais calcul de revenir dans la ville. Pris par les habitants, il a été lynché, la ville a été bloquée, et les renforts ont dû négocier pour que au moins la route Panaméricaine toute proche soit dégagée. Depuis, les représentants de l’Etat péruvien tentent de reprendre cette petite ville devenue synonyme d’une puissance inconnue ailleurs, celle des anonymes contre leurs commis abusifs ; et il faudrait associer à cette rébellion celle de Tlalnepantla, au sud de Mexico, petite ville dont une assemblée d’habitants a pris le pouvoir, avant de battre, trois mois plus tard, en janvier 2004, les représentants armés de l’Etat, qui fut après cette retraite honteuse obligé d’envoyer en renfort plus d’hommes que Tlalnepantla ne compte d’habitants. Voilà de quel bois on se chauffe actuellement en Amérique latine.

Quant à l’insurrection en Equateur, elle a été traitée, dans l’information dominante, de manière encore plus marginale que celle de Bolivie. Pourtant, là, c’est un Etat qui a vacillé complètement sur ses bases, à la suite de manifestations que les vieilles organisations ont du mal à suivre. Au cacerolazo émaillé d’affrontements du 13 avril 2005 a suivi un état d’urgence, puis une tentative de marche de militants progouvernementaux sur la capitale Quito a été empêchée – il faut savoir que les victoires d’une révolte sur le terrain sont certainement son meilleur amplificateur – avant une nouvelle journée d’émeute le 18. Le 19, 30 000 manifestants marchent sur le palais présidentiel, mais n’oublient pas les magasins en route, on se bat autour des barricades, il y a au moins un mort et presque 100 blessés. Le 20, la colère a augmenté, plusieurs bâtiments officiels sont pris d’assaut, la troupe hésite, et le président, cible de la foule furieuse, démissionne en catastrophe, tente de fuir, mais l’aéroport est coupé par l’insurrection. Il finit par se réfugier à l’ambassade du Brésil, dont il sera évacué quelques jours plus tard, ouf. Et au moins à Cuenca, les bâtiments publics sont également confisqués à leurs gestionnaires. Le prétexte direct de ce joyeux soulèvement était la mise en cause de la Cour suprême, dissoute au cours des événements, qui avait acquitté un ancien président corrompu, ce qui, le 8 avril, avait provoqué une grève et une manifestation initiale des employés judiciaires. Mais de telles peccadilles ne sont que les points d’achoppement du désaccord profond et de l’envie immodérée de s’exprimer qui apparaissent à travers toute l’Amérique latine. Il est déjà plus clair dans le nom des insurgés, forajidos, qui signifie hors-la-loi : c’est le nom que leur avait donné ce président Guttierez au début des manifestations ; et c’est le nom qu’ils ont accepté et repris. Voilà qui est éloquent sur la bonne humeur, mais aussi sur la détermination et la désacralisation : quand une révolte massive accepte le titre de hors-la-loi, le respect de la loi, et la loi elle-même commencent à passer pour des abus et des entraves. En tout cas, c’est l’expression de deux mondes qui ne parlent pas le même langage dans la même langue.

Les témoignages suivants de ces insubordinations ont été livrés par les émeutiers de Portoviejo, qui ont attaqué et pillé le siège du gouvernement régional, ainsi que quelques autres bâtiments le 4 juillet, envoyé une vingtaine de policiers à l’infirmerie, bloqué la ville puis l’aéroport dans les jours suivants jusqu’à ce que le maire négocie avec eux ; puis, dans la même province du Manabi, par les habitants de Chone, également soulevés contre leur maire corrompu, qui se sont emparés de la municipalité, l’ont coupée du reste de l’Etat, en août, jusqu’à la bataille rangée du 18, où, après la destruction de domiciles de fonctionnaires, la police a repris la mairie et  où un état d’urgence a été proclamé sur toute la ville ; et enfin par deux provinces irrédentistes, dont les habitants, leurs gestionnaires en tête, réclamèrent plus d’autonomie, plus d’embauches locales, notamment dans l’industrie du pétrole qui est la « richesse » de ces régions, et où les grandes compagnies multinationales se sont trouvées confrontées à une grève et à un blocus qui n’a été que peu à peu dégagé par l’armée sous état d’urgence, c’est-à-dire sous la censure d’une presse tout à fait complice. Ce nationalisme provincial, si l’on peut dire, qui voit des provinces ne plus vouloir distribuer leurs richesses au reste du pays sous prétexte qu’elles sont bradées à l’étranger, et qui permet des alliances entre les gestionnaires et les gérés, est à la fois l’image d’une désaffection de l’Etat et d’une récupération utilisant des procédés dangereux, parce que si ces mouvements proviennent de la récupération, ils alimentent aussi le goût de l’indépendance, qui, au-delà de l’indépendantisme, contamine parfois les gueux pour leur propre compte.

Il faut ici signaler qu’en Amérique latine les Etats sont moins bien secourus par leurs protecteurs des grands Etats du vieux monde que par les récupérateurs arrivistes des mouvements de base, si turbulents. Ces récupérateurs, à l’image des piqueteros argentins, tiennent actuellement l’information à cet étage intermédiaire entre ce que disent les révoltés et ce que dit l’information dominante. Autrement dit : à la frontière des Etats, on traduit un mouvement de coupures de route en idéologie piquetero. Si bien que, au lieu de voir des gueux à l’assaut partout, en Equateur les révoltés de Quito pensent que dans la Bolivie voisine il y a des paysans qui se battent pour la coca, et qu’en Bolivie on pensera qu’il y a des étudiants qui ne veulent plus d’un système judiciaire particulier ; et dans les deux cas, on ne se sentira pas particulièrement concerné. Les récupérateurs pullulent en Amérique latine : Indiens, degauches, syndicalistes, gauchistes, piqueteros, féministes, chefs de chômeurs, de retraités, partis léninistes, toute la panoplie du mécontentement factice est largement embusquée aux carrefours de la pensée négative, qu’elle arrive assez bien à intercepter et à habiller de ses ridicules colifichets. Les résultats électoraux récents, avec la victoire des degauches dans de nombreux Etats du continent, témoignent de cette mise en avant nécessaire des récupérateurs.

Des assemblées, le même black-out qu’en Argentine empêche de connaître la pénétration, la durée, l’ambiance et le contenu. Au moins après le 20 avril 2005 et l’insurrection victorieuse en Equateur, il y en a eu. Mais ni leur nombre ni leur vigueur ne sont parvenus jusqu’à nous.

 

 

8. Une seule grande insurrection a accompagné celles de Bolivie et d’Equateur, et c’est également dans un petit Etat, mais plus médiatisé : Haïti. Là, à partir de décembre 2003, la révolte avait commencé dans les rues des principales villes ; plusieurs manifestations et émeutes avaient tourné à l’affrontement en janvier 2004 ; mais c’est à partir de Gonaïves, où la police a été chassée le 5 février, et surtout, après la tentative manquée de reprise de la ville le surlendemain (7 à 14 policiers tués), qui montrait que la victoire avait changé de camp, que l’avalanche est devenue irrésistible. Ce sont d’abord plusieurs dizaines de communes où les commissariats sont attaqués et dératisés de leurs uniformés. C’est ensuite une période de quelques jours où les deux partis se jaugent, et où le régime du dictateur de gauche Aristide essaye de reprendre la seconde ville du pays, Saint-Marc, et y parvient ; mais à partir de la prise du commissariat de Hinche, le 16 février, tout le Nord est aux mains d’insurgés variés, mais apparemment sans chefs ni tristesse véritables.

Le 20 février, une première manifestation de cette contagion a lieu à Port-au-Prince, la capitale. Le 22, à l’attaque de l’aéroport et d’un commissariat succèdent les pillages d’entrepôts de marchandises, de stations de radio, et la libération de détenus. A partir du 25, les pillages commencent, alors que dans de nombreuses localités on se bat encore pour les commissariats dans cet Etat sans armée, et le 27 février commence le grand pillage du port de la capitale. Le 29, à l’apogée du pillage, qui maintenant a largement débordé le port, le dictateur s’enfuit, le pénitencier est ouvert, et ce seul jour-là les affrontements font 10 morts. Le 1er mars, alors que des groupes armés insurgés entrent à leur tour dans la ville, la liesse continue en grand pillage, et même l’information subit ces exactions dont elle ne comprend pas l’importance. Le pillage, entrecoupé de tentatives de répression qui se terminent par des affrontements et des morts, sous couvre-feu, dure encore pendant plus de huit jours, puisque la dernière trace de cette traînée de haine contre la marchandise se situe le 12 mars.

Depuis, Haïti, occupé par des troupes onusiennes, n’a pas retrouvé la paix, même si la révolte semble aussi avoir épuisé son combustible. Dans les affrontements entre les bandes affidées à l’ex-dictateur corrompu et celles qui lui sont opposées, et dans les raids que les troupes onusiennes ont à l’occasion commis dans les grands bidonvilles de Port-au-Prince se lit la guerre de tranchée, devenue triste, qui a suivi ce soulèvement pourtant si prometteur. Et rien ne décrit mieux la limite de ce mouvement, et par là de tous ceux qui ont lieu dans le monde au cours de ces deux courtes années, que l’incapacité de l’insurrection en Haïti à traverser la seule frontière terrestre de cet Etat, puisqu’il n’y en eut aucun écho dans la République dominicaine, qui partage l’île d’Hispaniola avec Haïti ; et ce n’est pas parce que les gueux dominicains dorment : en janvier 2004, au seuil de l’explosion haïtienne, eut lieu une grève générale de quarante-huit heures, qui est devenue une grosse émeute faisant 8 morts et 80 blessés ; si ce n’est le manque de combativité des gueux, c’est donc le travail des récupérateurs qui maintient la frontière d’Etat entre ces pauvres-là.

 

 

9. Si la révolte en Amérique latine est dissimulée dans une poche de l’information, les Etats islamiques sont nettement mieux éclairés, mais d’un point de vue qui ne rend pas plus compréhensible l’attitude des gueux, c’est-à-dire des pauvres à l’offensive. L’érection systématique d’un ennemi islamique au monde occidental menée conjointement par les Etats occidentaux, qui ont intégré le stalinisme et la contre-révolution iranienne, vise à remplacer le yin et yang jadis éternel entre le libéralisme de la contre-révolution française et le bolchevisme de la contre-révolution russe. Cette poussée fortement sponsorisée de ce néo-Islam se manifeste d’abord à travers la spécialité de l’information dominante, le terrorisme. Car, plus que jamais, le terrorisme ne respire que par l’information, et l’information apparaît aujourd’hui comme plus que complice dans la priorité que le sens commun accorde à son tour aux bombes, aux polices qui les posent, et aux polices qui les combattent.

Le plus gros engagement de cette guerre préventive devenue permanente des gestionnaires a été la guerre d’Iraq en 2003. L’imprévoyance des conquistadors occidentaux, qui, il est vrai, avaient perdu de vue la véritable dualité du débat entre gestionnaires et gueux dans le monde, a permis le grand pillage de Bagdad et de ses environs, qui sont toutes les villes d’Iraq ; et à partir de là, une révolte endémique grondait, et a même pris une ampleur dont l’inquiétude se lisait surtout chez les récupérateurs, mal disposés sur le terrain, et se marchant sur les pieds les uns les autres. Diverses émeutes, sans lien entre elles, ont éclaté et il est difficile de lire, à travers les communiqués ennemis qui ne cherchent qu’à mettre en scène les problèmes de gestion et de terrorisme, lesquelles de ces fumées sont encore des feux. Au sommet de cette révolte, en avril 2004, des émeutes sans chefs commencent dans plusieurs villes : Najaf, Koufa, Bagdad, Amara, Bassora, Nassiriya, Kut. Mais ce serait du 6 au 8 avril à Kut qu’aurait eu lieu la bataille décisive, où les récupérateurs islamiques parviennent à s’imposer aux émeutiers alors que les Américains font une diversion bienvenue par son retentissement médiatique, en encerclant et attaquant la ville de Fallujah, plutôt avec les moyens qu’il faut qu’avec ceux auxquels ils ont droit. Depuis, les récupérateurs islamiques tiennent. Leur ligne de front est scindée, en plusieurs redoutes, mais l’armée américaine et ses nombreux mercenaires veillent à ce que le spectacle du terrorisme et de l’islam militant recouvrent les principales velléités de révolte.

Du Maroc à l’Indonésie, le territoire des Etats islamiques est l’un des plus mouvants et des plus révoltés du monde, et non pas, comme l’impression générale occidentale le pense, contre les « valeurs » occidentales, mais contre leurs propres dirigeants, qui ont bien besoin d’être caricaturés en Axe du mal pour arriver à péniblement se maintenir. Deux des trois Etats les plus émeutiers de cette période se trouvent dans cette longue lisière de l’Occident de l’information : l’Algérie et l’Iran. Dans ces deux Etats, les émeutes sont plutôt sporadiques, et d’une portée relativement limitée, mais en Algérie, depuis l’insurrection de 2001, le terme de « culture de l’émeute » s’est imposé jusque dans l’information ; c’est le seul Etat au monde où la presse instrumentalise l’émeute moderne, notamment en la dévaluant : est appelé émeute tout ce qui bouge, et le seuil que la Bibliothèque des Emeutes et le Laboratoire des frondeurs ont reconnu à l’émeute est nettement plus élevé que ce qu’accréditent les commentateurs algériens. Mais même avec des critères beaucoup plus exigeants que toute la canaille plumitive algérienne, le Laboratoire des frondeurs a certifié vingt-neuf de ces événements entre janvier 2004 et août 2005. Ce sont, en règle générale, des destructions de bâtiments publics, des affrontements avec les forces de l’ordre, des incendies, et des barrages de route. La discipline de l’Etat, et la terreur imposée par la sale guerre entre les maquis islamistes et l’armée se sont épuisées devant une génération qui retrouve la rue comme son moyen d’expression privilégié. Même la longue et dégoûtante récupération par les coordinations kabyles après une seconde année d’insurrection, en 2002, n’a pas découragé les bouillonnants adolescents de cet Etat.

Les Etats où les émeutes sont courtes et faibles comme en Algérie ou en Iran sont sans doute ceux où l’on voit le mieux le manque de théorie éparpiller l’insatisfaction. En Iran en particulier, où les complices concurrents des contre-révolutionnaires au pouvoir prévoient chaque année la fin de la « dictature des mollahs », c’est-à-dire à chaque émeute, il y a donc toujours des émeutes. Mais si elles sont foudroyantes et joyeuses, pleines de promesses et non sans style, elles sont aussi localisées, volatiles, souvent trop peu détachées de leur particularité, comme les plus fortes d’entre elles qui ont eu lieu à Ahvaz, et dans plusieurs localités du Khuzestan, à partir du 15 avril 2005, faisant 55 morts d’après l’opposition en exil. L’Iran, dont tout n’est sans doute pas connu, émarge avec dix-neuf événements au moins du niveau de l’émeute entre janvier 2004 et août 2005. De cette révolte diffuse et maquillée, il faut également signaler deux facteurs de confusion : le premier est l’information d’opposition au régime, qui est pratiquement la seule source sur les révoltes. Cette information ne connaît pas bien ce sujet, mais peut en abuser parce qu’elle fait autorité et que personne ne peut la contredire de manière crédible. Si bien que tous ceux qui essayent de comprendre les faits en Iran sont contraints d’accréditer ces sources très partisanes et peu fiables, ou de les minimiser ou de les taire, ce qui produit un résultat approchant. L’autre problème est la menace américaine sur cet Etat, et notamment l’instrumentation prévue de son opposition en « révolution orange » ou d’une autre couleur, sur le modèle de la révolte sponsorisée et coca-colisée par les Etats-Unis en Ukraine : pour l’Iran, la préparation de ce type de méthode de changement de gouvernement, en singeant la révolte, peut tout à fait fausser ce qui est commencé, à un niveau d’intensité encore faible par rapport à 1977-1982, en tout cas fortement contribuer à la vaincre.

Comme des putschs middleclass ont eu du succès en Géorgie en 2003, et en Ukraine, fin 2004, ce sont leurs difficultés qui ont ensuite montré qu’il était plus malaisé de réussir ce genre de coup, quand l’Etat attaqué le voyait venir. Au Liban, un tel mouvement avait été lancé après l’assassinat d’un politicien, non moins pourri que la moyenne de ceux de cet Etat. Ce mouvement de révolte caricatural et parachuté a certes enrayé l’émeute, ce qui est l’essentiel, renvoyé l’armée syrienne en Syrie, mais n’a pas renversé le gouvernement, ce qui était le minimum atteint dans les autres révoltes de ce type ; pire, au Kirghizistan, si le remplacement de gérants à la tête de l’Etat a bien eu lieu, les gueux ne s’en sont pas tous et pas complètement laissé compter : des émeutes, ressemblant fâcheusement à celles qui avaient mis en danger l’ancien régime eltsinien, s’en prirent au nouveau coca-colisé. L’information occidentale, qui est l’acteur indispensable de ces manipulations de révolte, prise de cours par la similitude de ces émeutes avec celles qu’elle avait applaudies, a évité de les comparer. Enfin, en Ouzbékistan, le soupçon même d’une de ces entreprises proaméricaines fut arrêté net par la dictature, qui n’eut aucun mal à démontrer au gouvernement américain qu’il ne pouvait que perdre à un changement de régime : ce n’étaient pas les bons démocrates oranges, mais les vilains islamistes tout verts qui remplaceraient le dictateur qui offrait aux Américains des bases aériennes pour faire régner la terreur en Afghanistan. Mais la très grosse émeute d’Andijan, au mois de mai 2005, qui aurait fait entre 9 et 500 morts (la précision n’est pas de ce monde), et où prisons et bâtiments publics furent attaqués et démolis, a aussi rappelé combien dans cette vallée de Fergana, où se soudent les Etats ouzbek et kirghize, les insurrections étaient vivaces et féroces, quinze ans plus tôt, quand il avait fallu fonder ces Etats pour contenir la génération précédente de ces gueux.

Il est abusif de parler d’Islam pour toutes les révoltes qui ont eu lieu dans des Etats où l’islam est la religion majoritaire. Que ce soit au Sénégal ou au Pakistan, aux Maldives ou en Egypte, en Turquie ou en Israël et Palestine, ces révoltes ont très rarement un rapport direct avec l’Islam. Leur unité, en tout cas, est bien au-delà de toute religion déiste. Et comme c’est le cas depuis trente ans, les ressemblances entre les révoltes sont tellement surprenantes qu’on se demanderait presque si une main secrète ne les manipulerait pas toutes. Les types d’affrontement, les armes et les vêtements des jeunes adolescents, les défis, les courages, les peurs et les trahisons, sont partout les mêmes ; les grands pillages, les barrages de route ou de voie ferrée, les escraches ou les agressions contre les gestionnaires, et sans doute aussi les questions sur le monde, même si elles n’ont pas encore le monde comme tribune, se retrouvent fondamentalement identiques entre l’Amérique latine et les Etats d’obédience islamique.

 

 

10. L’Afrique noire est un continent jeune aussi, où les disputes sont véhémentes et obscures. L’Afrique noire est la partie rejetée, la partie paria de l’époque. Seuls dans le centre des capitales quelques îlots rappellent par quelques signes extérieurs, similaires à ceux qu’on rencontre dans toutes les grandes villes de la planète, les insolences impunies des gestionnaires de cette middleclass qui triomphe. Mais le reste de l’Afrique est devenu un dépotoir, un refoulé qui n’a plus la lèpre, mais quasiment tout le sida du monde. Ce sont des Etats entiers qui ont été abandonnés par leurs gestionnaires, barricadés autour de leurs caisses enregistreuses, leurs aéroports et leurs piscines ; et ils n’ont en cela qu’imité la désaffection des anciens colonisateurs, dont la présence s’est érodée avec l’épuisement d’un certain pillage, légal celui-là, et conservateur de marchandise.

L’image même de cette déliquescence est l’Etat le plus peuplé de ce continent, le Nigeria. C’est le terrain de bataille au monde où il est le plus difficile de tracer la différence entre révolte et toute autre forme de violence, car d’une part l’information ne s’aventure pas dans des explications qui dépassent les prétextes byzantins, et d’autre part c’est un des Etats où la mort est la plus proche du quotidien. Il n’y a pas là cette fibre élastique et transparente de la morale middleclass qui interdit si bien de tuer qu’on ne doit même plus voir de mort, même plus parler de la mort. Au Nigeria on tue allègrement, et sans beaucoup de raisons affichées. A mi-distance entre le fait d’y être et celui de n’en entendre jamais parler, ce qui est le lot de la plupart des pauvres de la planète, le Nigeria offre l’image des pires cauchemars exorcisés par la fantasmagorie petite-bourgeoise lorsqu’elle dépeint, à s’en donner la chair de poule, un Etat sans police. La seule différence, c’est que le Nigeria est un Etat avec une police, une armée, des milices et des vigiles, en veux-tu en voilà. Ce n’est pas l’anarchie qui a fait cette boucherie permanente et insensée, où le respect de l’autre est mort, c’est la société middleclass.

Les révoltes au Nigeria sont nombreuses et meurtrières. De nombreux fronts se sont installés, parasités par des récupérateurs et des profiteurs. Et les nombreux combats, les soulèvements, dont on entend parler et qui font toujours des morts, sont parfois aussi dirigés contre l’incurie des gestionnaires, et souvent guidés par la rage contre la marchandise. Dans cette pléthore d’affrontements mal élucidés de ce grand Etat, les plus soutenus ont des causes religieuses dont le détail a été égaré par l’information, qui préfère traduire ces enchaînements complexes dans ses idées, avec le jargon qu’elle pense accessible à ses lecteurs. D’autres révoltes, non moins indicatives du mode de gestion à court terme qui s’est installé depuis peu dans la société dite globale, se déroulent dans les régions pétrolifères. On s’est également soulevé autour d’élections locales en 2004, et dans les villes, où les okada raiders – coursiers à mobylette – forment un noyau en guerre perpétuelle contre une police autorisée à tirer sans sommation ; à Lagos, les émeutiers d’autrefois, les area boys, sont devenus des gangs, ce qui atrophie leur capacité de rencontre pendant l’émeute, mais pas leur combativité. Enfin, quelques émeutes spectaculaires viennent encadrer ce large spectre de révolte quasi permanente, dans une débauche de courage et de vigueur dont les populations hébétées par l’information dominante ont perdu jusqu’à l’évaluation : lorsque les grèves et mobilisations syndicales sont prétexte à saccage et à pillage, toujours avec des morts, les informateurs s’étonnent ; et ils sont ravis quand, comme en novembre 2002, la fureur de la rue interdit l’élection de Miss Monde, prévue dans la capitale du Nigeria, Abuja, car là, toutes les grossières idées toutes faites sur les religions se trouvent confirmées : les vilains musulmans bornés refusent en effet ce spectacle fétichiste occidental. Dans la ville de Kaduna, dans le nord du Nigeria, il y avait eu à l’occasion de cette explication 220 tués, et plusieurs lieux de cultes incendiés, parmi lesquels il faut compter en majorité ces lieux de culte dédiés à la marchandise qu’on appelle des magasins.

Dans le reste de l’Afrique, la nigérisation avance. La frontière entre les guerres civiles et les troubles civils tend à s’effacer à travers l’apparition de fort contingents de jeunes vétérans démobilisés qui s’emeuvent de promesses non tenues, de l’Afrique du Sud jusqu’au Liberia, où ils forment d’embarrassants noyaux armés, frustrés, et difficiles à contrôler comme l’ont montré notamment les émeutes répétées de Monrovia en 2004. La brutalité de la gestion marchande entraîne de nombreuses sources de révolte, en particulier une corruption aggravée et son corollaire, les élections démocratiques, souvent truquées par des clans de profiteurs. La Côte d’Ivoire, le Togo, notamment, ont connu des mouvements de rue qui ont fait trembler les régimes, et même leurs protecteurs armés du vieux monde.

D’autres formes de déliquescence africaine se mesurent dans les modes d’étouffement de la révolte, qui sont toujours, au faîte de grandes émeutes, les façons d’empêcher la communication entre les émeutiers : l’ethnicisation est particulièrement efficace comme on avait vu et on continue de le voir au Rwanda et au Burundi. Cette forme d’organisation et de séparation des pauvres s’est fortement développée, dans les quinze dernières années et la guerre de Yougoslavie, de la Somalie jusqu’au Congo, en passant par toute l’Afrique de l’Ouest, où l’idéologie tribale est désormais le premier défenseur de notre société contre la vitalité et la colère. Et, par contrecoup, on ne peut pas rapporter de la riche moisson de révoltes non encadrées d’Afrique noire les traces de ce qui fait la nouveauté dans le monde : pas ou peu de blocages de route, pas de grand pillage, pas de traces d’assemblées ; une ébullition qui promet et qui s’affirme pleine de plaisirs, mais une incapacité à ressaisir un horizon et à accorder des perspectives.

 

 

11. Cette partie de l’Asie qu’on appelle l’Extrême-Orient est la partie aujourd’hui chérie des gestionnaires de la planète. Les deux Etats les plus peuplés du monde, avec en tête la Chine, que l’Inde a presque rejointe, y sont les modèles choyés par les marchands et les commerçants, les hommes d’Etat et les stars du cinéma et du sport, les journalistes et les touristes : le travail s’y effectue dans des conditions qui paraîtraient esclavagistes en Occident et, en Chine communiste mieux qu’en Inde démocratique, la dictature interdit soigneusement les protestations contre le projet même de l’enrichissement particulier, qui est devenu l’horizon béat et creux de cette partie du monde – synthèse simplifiée mais suffisante de l’horizon du reste du monde. Mais la police chinoise a mieux compris encore l’idéal marchand : ce ne sont pas tant les protestations elles-mêmes qu’elle s’efforce de contrer, ce sont les carrefours de pensée par où ces protestations pourraient passer pour s’étendre, pour s’aliéner et s’ouvrir dans des pratiques non encore inventées. Les Etats-Unis, paraît-il, ont acquis la capacité à contrôler Internet dans chaque Etat, après que tous les fournisseurs d’accès ont été rachetés par des sociétés américaines. Seule la Chine fait exception ; en revanche, la Chine a voulu montrer qu’elle seule savait intercepter tous les messages et les idées dont son Etat, dont sa police, dont son commerce ne veulent pas. Et les révoltes en Chine, en particulier, connaissent comme principal frein leur propre propagation ; ailleurs dans le monde, la police n’est pas attentive par culture à ce problème de la propagation, et elle utilise parfois même le canal bouché de l’information dominante pour amplifier certains phénomènes afin d’en tirer parti, sans évaluer les dangers de telles mises en spectacle que, par rapport à l’émeute, on appelle des copycats. Ce qui, dans le modèle chinois, où les stratèges sont des joueurs de go, n’est pas concevable.

L’Inde est l’Etat le plus émeutier de la période 2003-2005. Aux quatre coins de la fédération, le couvercle de la tranquillité publique est soulevé : là c’est pour une altercation sur un marché, ici c’est pour une profanation de texte sacré, ici pour une bavure, ici encore pour un viol, ailleurs c’est le débordement d’une grève un peu trop bouillonnante. En tout, de janvier 2004 à août 2005, il y a eu trente événements au moins du niveau de l’émeute, soit quarante-sept journées d’émeute. Quand on dit ces chiffres, ils masquent leur essence. Ils en appellent à tous ceux qui ont vécu moins de trois journées d’émeute dans leur vie, et notamment à ceux qui n’en ont jamais vécu une seule. Dans nos contrées désolées, notre impuissance à combler la distance entre le quotidien infâme auquel nous sommes soumis et la possibilité d’une seule explosion de ce type devrait nous illuminer les esprits. En Inde, donc, il y a eu trente de ces débuts impossibles en moins de deux ans. Un seul de ces événements, pourtant, s’est élevé à ce qu’on peut appeler une insurrection, lorsque la province oubliée et encastrée du Manipur s’est soulevée pendant l’été de 2004 ; mais cette insurrection n’a pas réussi à déborder ce micro-Etat de la grande fédération, et les récupérateurs, qui ont dû beaucoup improviser, ont finalement eu raison d’un grondement de fond particulièrement dangereux parce que généralisé à tous les pauvres.

A peine en retrait de ces ébullitions multiples, la Chine. Dans cet Etat, il est vrai, les mouvements de révolte semblent beaucoup plus nombreux qu’annoncés, puisque la censure y est reconnue. Un chiffre officiel astronomique fait état de plusieurs milliers d’émeutes par an, ce qui laisse au moins supposer une définition de l’émeute bien plus libérale que celle à laquelle il est plus historique de faire allusion. Et chaque année, il est en hausse, suivant une courbe parallèle à celle de la hausse du PNB chinois, et ce parallélisme entre la révolte et l’implication dans le capitalisme le plus sauvage est ce qui nourrit la plus grande crainte évoquée pour la Chine, de commun accord entre les managers et les reporters, la « surchauffe ». Mais de véritables émeutes – pour la même période de référence que l’Inde, il y a douze événements, pour seize jours d’émeute – sont tout de même parvenues à se faire entendre au-delà des frontières, et en nombre et en qualité assez surprenants pour un Etat aussi verrouillé. Là non plus, pas de grande insurrection, pas de construction encore d’un discours de la révolte, mais de brillantes et vivantes prises à partie, de brefs éclairs de vie, avec, comme en Inde, une grande disparité dans les éléments déclencheurs : altercations, bavures, abus policiers ou marchands, expulsions, pollution, là aussi il faut rappeler que l’information est ennemie de ces mouvements, et qu’elle aura toujours tendance à vouloir les indexer à sa vision de la Chine, qui est outrancièrement économiste.

On peut d’ailleurs lire la montée de ces insatisfactions éparses, mais déjà bien nombreuses et bien enviables, à la lumière de la poussée marchande que connaissent ces deux grands Etats, et toute la région. Apparemment, le simple fait de connaître des émeutes en Inde et en Chine a les mêmes causes que ces émeutes : une modernisation soudaine et accélérée, qui entraîne une réflexion sur l’avenir et sur l’organisation de la société, jusque dans les rues de ceux auxquels sont déniés ce type de réflexion. En Chine, comme en Inde, devant la frénésie des marchands, les pauvres s’interrogent. Ils se parlent encore ou déjà, et même si ce ne sont pas là des discours articulés, ils représentent le creuset de l’avenir. La société actuelle pense qu’ils pourront être tenus en séparation et en silence – le néo-urbanisme en Chine est un bon témoin de cette confiance gestionnaire –, mais l’expérience de l’histoire n’est pas du côté d’un optimisme aussi unilatéral. Ce sont tout de même deux milliards de pauvres, au total de ces deux Etats, auxquels on intime d’accéder en même temps au monde par la marchandise, et au silence. Un autre optimisme voit dans les explosions pour l’instant locales, mais pétantes de vie et de joie d’Inde et de Chine le début de la question de l’avenir posée sous un angle et avec des possibilités que notre vieux monde essoufflé ne soupçonne même pas encore.

L’intranquillité du reste de l’Extrême-Orient est évidemment beaucoup plus grande que l’impression qu’en laisse l’information dominante. A part le Japon, où la révolte moderne est tombée dans l’angle mort entre les traditions séculaires et les renouvellements de comportements à l’occidentale, et qui a été probablement le premier Etat où la révolte moderne s’est démodée comme on pouvait déjà le constater autour des émeutes d’Osaka en 1990, tous les Etats sont aux prises avec la révolte moderne, souvent déjà plombée par la constitution d’une révolte prophylactique menée par des partis étatistes. L’exemple type de cette situation est le royaume du Népal, où l’insurrection moderne, sans chefs ni argent, s’est trouvée en tenaille entre un Etat gouverné par un autocrate et une guérilla dite maoïste, va savoir ce que c’est, avec, errant également entre ces deux pôles militaires, un début de middleclass récupératrice. Là, de 2003 à 2005, on a vu faiblir progressivement le mouvement des pauvres urbains, encadré par cette middleclass récupératrice, et s’installer la boucherie préventive de la guerre civile larvée entre les deux armées, qui ont peu à peu pris pour champ de bataille la majeure partie du Népal. Des configurations analogues, quoique moins abouties, parce qu’elles ne figent pas l’ensemble de l’Etat où elles ont lieu, se rencontrent dans les régions périphériques de l’Indonésie, qui reste traumatisée par le grand pillage de Jakarta en 1998, la Thaïlande, où la révolte a été reprise assez progressivement par une guérilla du Sud, les Philippines, où le Sud aussi est géré par une guérilla musulmane, et même dans la paix armée de Sri Lanka, où l’Etat et l’ancienne guérilla observent avec inquiétude comment leurs trêves ouvrent tout de suite le champ à des émeutes modernes. Parmi les autres Etats de cette région, certains ont leur passé comme gardien, comme la Birmanie, ou la Corée du Sud, où les révoltes semblent tellement schématisées et encadrées qu’elles n’attirent que la réprobation et le dégoût ; ou commencent à connaître aussi des émeutes modernes, urbaines et inquiétantes, comme Taiwan ou le Vietnam.

Voilà donc une partie du monde où le mouvement est latent, de grande diversité et encore de faible intensité, surtout si on le projette par rapport à son possible. Les années suivantes vont mettre en place des mouvements, et ces mouvements pourraient bien être cruciaux pour l’avenir de l’humanité. Il appartient donc aussi à ceux qui sont là d’y participer en connaissance de cause, ce qui n’est facile ni en théorie ni en pratique. Mais le potentiel négatif déjà visible dans cette partie de notre temps laisse entrevoir un destin.

 

 

12. Notre tour du monde se termine, plus modestement, par le vieux monde. Là, seulement, dans ce qui devient une petite partie souffreteuse et nombriliste, se concentre le pouvoir, et l’information, comme un nabot paranoïaque et agressif. On aurait presque l’impression que c’est à la middleclass de cette région, qui contient les Etats-Unis, l’Europe, l’Océanie, à laquelle il faudrait d’ailleurs ajouter le Japon, qu’est destinée toute l’information du monde, et que, en retour, le monde serait comme dans cette région. Un des résultats primordiaux d’une observation du monde sous l’angle du négatif est justement de mettre en lumière cet incroyable écart qui lobotomise les pauvres dans cette région : ce vieux monde est la partie de la planète qui est sous-développée en négatif. Mais le monde en entier est loin d’être dans un état de réflexion et d’action aussi pitoyable. On peut voir ainsi l’information dominante à l’œuvre : c’est son discours, occidental, qui est en cours hors d’Occident ; mais son discours, et même ses thèmes, sont faits pour la middleclass du Middle West. De sorte que, en Occident, les pauvres croient que les pauvres des autres régions sont comme eux ; et dans les autres régions, on croit également que, puisque les pauvres dont on parle sont ces gras et tristes tas d’inquiétude, on ne se révolte nulle part ailleurs que chez soi.

Si en Occident la chape de plomb de l’information middleclass est la plus importante, c’est parce qu’elle y a même des effets concrets. Les gens se révoltent moins, à cause de l’information – c’est un fait qui serait assez complexe à établir, mais aussi assez concluant. Ce résultat tangible, tout à fait remarquable, n’en est pas moins un autre couvercle, tout à fait limité, et qui recouvre une irréconciliabilité, qui n’existe sans doute nulle part ailleurs que dans ces contrées-là. Des ghettos américains au reste d’ouvriers russes, en passant par les banlieues d’Europe, ou par les ruines du mouvement albanais, la rupture consommée a mis hors du cercle de l’information dominante une importante minorité, qui non seulement est exclue de ce paradis middleclass, mais n’y aspire pas. C’est sans doute cette ligne de partage, entre l’exclusion vécue comme une punition et l’exclusion définitivement assumée, que surveillent avec la plus grande inquiétude les polices les plus avisées.

Entre 2003 et 2005, des émeutes sporadiques n’ont bien sûr pas manqué dans cette région, et même en nombre plus important et parfois en qualité plus grande que ce que, grâce à l’information dominante, il reste dans les mémoires. Mais ceux qui assument leur haine irréconciliable avec la middleclass n’ont pas encore réussi à dégager clairement leur point de vue. Les principales manifestations de cette contestation sourde, parce que l’information les tait, les déforme ou les comprend mal, échappent à une observation qui s’est résolument attaquée à détourner cette information ; c’est le signe que cette information commence à ne plus suffire pour nourrir un tel observatoire, grave question méthodologique non résolue. Ce que deviennent les ghettos, par exemple, lorsqu’ils se sont dégagés de la guerre des gangs qui les a si longtemps si bien policés, est inconnu. De même, une reconstitution séparée du hooliganisme, comme forme particulière du négatif social, et sous son point de vue, manque aujourd’hui autant qu’une analyse des mutineries dans les prisons, dont le nombre et l’importance a explosé depuis quinze ans, quand la Bibliothèque des Emeutes, à juste titre, refusait d’intégrer ces révoltes-là dans ce champ de vue.

Ainsi, à la sortie de la période de référence de cette analyse, le mouvement des brûleurs de voitures dans les banlieues françaises en novembre 2005 aurait été bien épineux à prendre en compte pour le Laboratoire des frondeurs. Car pendant les trois semaines qu’a duré cet événement très médiatisé, aucune des situations particulières qui l’ont composé n’aurait probablement atteint ce que nous appelons une émeute. Chacun des groupes était trop peu nombreux, la rencontre n’était pas assez ouverte, et les actes étaient trop stéréotypés pour pouvoir être considérés comme telle. Pourtant la somme de ces mini-insubordinations mérite d’être prise en compte en entier. Il y a sans doute même là une nouvelle forme de négativité, parce que ce qui ressort d’abord, c’est que cette façon de détruire est imparable pour l’Etat, contourne tous les dispositifs qu’il parvient à appliquer, et exprime bien la haine de la marchandise dont le grand pillage est l’apogée. Une réflexion sur la médiatisation du phénomène, et sur ses conséquences pratiques, fait encore défaut à cette révolte endémique qui a nourri plus qu’elle n’a détourné voire critiqué l’information ennemie ; mais à ce jeu, je me sers de toi, rira bien qui rira le dernier, ce ne sont pas les gueux de ces banlieues que nous donnons favoris. Le préalable de l’analyse de ce mouvement qui s’est épuisé faute de projet, donc faute de théorie, est son rapport critique à l’information dominante, et ce préalable ne manquerait pas de révéler la plupart des étroites limites de ce mouvement, en particulier son manque de projet, donc de théorie. Enfin, la perspective d’avenir que ces incendies sporadiques éclairent aurait aussi mérité d’être approfondie, et notamment dans l’optique des émeutes en Inde, en Iran, en Algérie, et bien sûr des mouvements plus vastes de l’Amérique latine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
    III. Le phénomène du Laboratoire des frondeurs  
         
           

 

 

13. Si le Laboratoire des frondeurs peut être crédité d’une découverte, ce n’est pas celle d’une révolte inconnue, d’une nouvelle arme ou d’un virus étrange, d’une perspective ou d’une idée qui sous-tend la turbulence des humains ; non, il s’agit plus modestement d’un niveau d’intensité dans l’expression de la négativité sociale, que nous avons appelé le « court fort ». Cette expression, elle-même puisée dans un espace-temps marqué par l’émotionnalité, s’est d’abord développée à partir d’une nécessité méthodologique, mais elle recouvre un état de fait qui va bien au-delà des besoins et aléas de l’observation.

Un événement classé « court fort » dans ce vocabulaire interne est un événement qui se situe entre l’émeute et l’insurrection. C’est un événement assez clairement défini ; mais il faut ici effacer un peu les définitions trop rigoureuses de nos façons de capter ce qui est si mouvant dans la capacité inépuisable de nos contemporains à inventer leur propre expression, à faire mais aussi à défaire les catégories auxquelles les théories les réduisent. « Court fort » peut se décrire comme un oxymoron : « court fort » contient de la propagation. Il y a toujours propagation, plus généralement dans le temps que dans l’espace, et cette propagation est toujours contenue, courte. Ceci implique donc généralement plusieurs lieux de révolte, plusieurs jours, si bien que dans son profil moyen le « court fort » aurait pour noyau une émeute majeure encadrée de plusieurs émeutes locales et éventuellement d’autres incidents ; la différence d’intensité avec un de ces brawls universitaires américains qui se multiplient, une protestation qui monte en affrontement et pillage à cause d’un bidonville détruit en Afrique ou d’une bavure dans une petite ville en Inde, se vérifie généralement dans le nombre des participants, qu’il faut plutôt compter par milliers que par centaines dans un « court fort ». Un autre témoin de l’intensité est le sang : il y a généralement des morts dans un « court fort », et parfois beaucoup, parce que l’information dominante n’a pas joué son rôle de tampon entre cette offensive gueuse et la défense de l’Etat, soudain effrayé par le caractère massif, en quantités de révoltés et en qualité de négatif – compacité et détermination de la foule, pillage, destruction.

Les événements « court fort » ont l’intérêt de la soudaineté. Ce qui les décrit le mieux sont des métaphores certes connues, mais qui n’en sont pas moins justes : une foudre dans un ciel serein, une brèche dans la domination, une trouée dans le mur du mensonge ennemi. Ce sont des fulgurances telles que l’information dominante n’ose pas les anticiper et ne sait pas les évaluer : lorsque les propagandistes middleclass s’avisent d’un « court fort », ils ne savent pas déterminer son importance, ils ne le savent pas « court fort ». Une des principales raisons qui fait de l’information dominante un lavage de cerveau, c’est qu’elle confond les intensités, rejetant certains événements importants dans l’indifférence, grossissant démesurément certains autres, le tout sans règles ni justification. Lorsque les informateurs arrivent sur le terrain du « court fort », derrière les cordons de police, soit l’événement grandit de manière inquiétante et imprévue, inénarrable, soit il est déjà terminé, inénarré. L’infime et l’informe du prétexte sont, plus que dans d’autres révoltes, contredits par le nombre des attaquants anonymes, et leur effrayante émotion, dont les précisions menacent d’être si contagieuses. Ces informateurs sont aussi désemparés par ces événements intraitables après qu’ils ont eu lieu que pendant. 

Une des particularités les plus étranges et les plus réjouissantes de ces révoltes est le caractère fondateur qu’elles gardent, presque toutes, dans la mémoire collective du lieu, au point que, à rebours, et en manipulateurs avec mauvaise conscience, les informateurs y reviennent et y font référence bien après l’écho ordinaire pour l’événement tel qu’ils l’avaient décrit ; le « court fort » est sans doute l’un des seuls constituants d’une mémoire orale des pauvres dans notre époque, où toute la mémoire est impitoyablement médiatisée, malaxée et retournée, marchandisée, marketée et imposée. Ce sont d’invisibles repères dans le temps et dans l’espace, non seulement de la parole retrouvée, mais aussi justement de l’indépendance par rapport au discours dominant, des sortes de preuves que, dans ce que notre monde a d’orwellien, des actes, une vie ont lieu en dehors de ce discours. Cette particularité extraordinaire, que n’a pas la simple émeute, dont le souvenir s’efface, et que n’a pas non plus l’insurrection, parce que sa mémoire vécue se mélange à la tonalité qu’impose le discours dominant qu’elle finit souvent par adopter, provient de ce que ces événements sont des événements historiques mal récupérés.

Ce qui permet d’élever « court fort » à une catégorie, c’est le grand nombre de ses événements, ne serait-ce que dans le temps de référence donné. De mars 2003, et le grand pillage de Bagdad inclus, à septembre 2005, et le grand pillage de La Nouvelle-Orléans inclus, il y a eu environ 550 (cinq cent cinquante) événements au moins au niveau de l’émeute au sens fort du terme (en principe au moins quatre cents gueux à l’offensive pendant au moins quatre heures, générant des affrontements publics et des attaques contre les moyens de communication dominants, marchandise, Etat, information), dans le monde, ce qui est déjà considérable. Sur ces 550 événements repérés, dont la plupart ne durent qu’un jour, il n’y a eu que cinq insurrections : Iraq et Bolivie en 2003, Haïti et Manipur en 2004 et Equateur en 2005 ; un certain nombre d’autres sont des « longs faibles », c’est-à-dire des événements de révolte à basse intensité, mais qui s’étirent sur des périodes longues, comme la révolte au Népal, ou celle des provinces pétrolifères d’Equateur. Mais il y a eu 33 (trente-trois) « court fort » sur trente mois. Il faut essayer d’imaginer ce qu’est un « court fort », dont la plupart de ceux qui veulent changer le monde aujourd’hui n’ont que rêvé, sans en avoir jamais goûté le sel, et tenter de se représenter ce que sont deux « court fort » simultanés, ce qui est arrivé à plusieurs reprises en 2004 et 2005, en terme d’explosion, en terme de niveau de révolte, en terme de plaisir, en terme de perspectives. Alors, en partant de la vision isolée de l’individu et du goût de la révolte qu’il est raisonnable de supposer en chacun d’entre nous, le fait qu’il y ait en moyenne un événement de cette vigueur par mois dans le monde paraîtra proprement incroyable. C’est pourtant bien notre monde, un monde de « court fort », dont voici un exemple, extirpé non de la culpabilisante rubrique « le saviez-vous ? » mais d’un contexte plus altier : « quel dommage que je n’y étais pas ».

Le 12 mars 2004, un match de football aurait dû opposer deux équipes de la province d’Hassaké (nord-est de la Syrie). Avant même la sortie des joueurs, des supporters commencent à s’amuser les uns contre les autres. La police intervient à balles réelles dans le stade. C’est donc elle et ce qu’elle représente qui devient la cible : bureaux de police, siège du parti Baas au pouvoir et mairie sont incendiés et des statues sont détruites. La répression dans et hors du stade se serait soldée par 9 morts, dont 6 par balles et une centaine de blessés. Les conditionnels sont impératifs : depuis le début, le ton assuré et précis de l’information en langues occidentales ne concorde pas selon les sources, parce que ces informateurs eux-mêmes, pas encore sur place, ont des renseignements de seconde main, contacts, militants kurdes, Etat syrien.

Le lendemain 13 mars 2004, plusieurs villes de la région d’Hassaké se soulèvent. A Qamishli, les funérailles de tués de la veille sont sonorisées par des slogans contre le gouvernement. Cortège intolérable, menace invérifiable, le parti unique est peu habitué à une telle liberté, la police tire à balles réelles. Les révoltés étendent leur critique, de l’Etat aux marchandises. Du saccage de bâtiments publics, d’une école et de voitures, les pillages se généralisent : les douanes, la gare, un entrepôt de blé sont pillés avant d’être incendiés. L’Etat change de couleur, des uniformes bleu police on passe aux uniformes vert armée. Des tanks sont déployés dans Qamishli. Le couvre-feu est déclaré. Les affrontements de la journée auraient fait 5 morts par balles, 24 blessés et une centaine d’arrestations.

La réaction de l’Etat est à la mesure de la vitesse avec laquelle la belle flambée offensive s’étend dans la région, « à la vitesse d’un feu de forêt », métamorphosant les cortèges funèbres en ruées vers la vie. Le 13 mars à Amouda, les funérailles entraînent de violents affrontements, couvre-feu, 2 ou 3 morts. Des manifestations ont lieu à Malkiya, Dereek et Ras-Al-Aïn, où le QG de la police et celui du parti Baas sont attaqués ; il y aurait eu 3 morts par balles et des dizaines de blessés. A Hassaké, toujours le 13 mars, affrontements, couvre-feu, mais tout continue le 14. Le même jour, on se bat à Kobani. Le 15, les révoltés d’Amouda attaquent le commissariat, qui se défend comme il peut : 6 morts (dont cinq policiers) et 10 blessés. Ils sont plusieurs milliers à manifester désormais contre le gouvernement et à se battre contre la police. Des magasins et des bâtiments publics sont saccagés. Des voitures et des bus sont incendiés pour servir de barricades, le feu est mis à une mosquée et à un poste de police. Le couvre-feu est imposé mais le lendemain les affrontements se poursuivent contre les soldats, qui tirent et font 2 morts et 12 blessés. Des manifestations dont on ne sait rien, sauf qu’elles ont fait 3 morts, ont lieu à Alep, et à Afrin, où, au milieu des blessés il y aurait 4 tués. Enfin, on se bat aussi et encore le 15 et le 16 à Ras-Al-Aïn, également sous couvre-feu, à tel point qu’il y a probablement 5 morts de plus, ce qui, après cinq jours de cette poussée imprévue et contagieuse, arrête le bilan à au moins 37 morts ; l’Etat en reconnaît 25 et l’opposition kurde, toujours aussi peu crédible que son concurrent le ministre de l’Intérieur, annonce entre 60 et 100 tués, dont 19 à Hassaké, et 2 000 arrestations. 

Comme lors de la grande insurrection de 1991 dans l’Iraq voisin, le spectacle kurde va servir à réprimer le soulèvement des gueux. La région de Qamishli, en effet, est essentiellement peuplée de Kurdes. Et il sera dit : quand on est kurde on ne peut pas se révolter en pauvres modernes qui s’en prennent à l’information et à la marchandise, mais on doit le faire en pauvres archaïques, c’est-à-dire nationalistes, qui obéissent à des militants indépendantistes. C’est la version officielle, à laquelle adhère aussitôt la belle trinité constituée par l’Etat syrien, les récupérateurs kurdes et l’information occidentale. Dès le 13 mars, cette diversion avait commencé dans la capitale, Damas, par le bouclage du quartier kurde de Dummar. Une manifestation y est réprimée, des voitures sont saccagées et un couvre-feu imposé. Il y a 300 arrestations, ce qui est démesuré par rapport à la faiblesse des affrontements. Occultant le soulèvement de Qamishli et sa région, l’information occidentale s’empare de ces arrestations pour un spectacle droit-de-l’hommiste qui aboutit à de minuscules parades d’indignation vertueuse… en Belgique. Le 16 mars, des manifestations pour la commémoration du massacre de cinq mille Kurdes par l’Iraq en 1988 retirent opportunément de la visibilité le débat ouvert à Qamishli en l’enfermant dans la militance kurde. A Alep et à Ifrin, à l’ouest du pays, déjà loin de Qamishli, les manifestants se battent à coups de pierres, bâtons et couteaux contre la police, qui tire, faisant 8 à 15 morts (dont 3 policiers). Mais ces protestataires-là ne se battent plus contre l’Etat syrien et l’organisation de la communication infinie dans le monde marchand, ils se battent pour la cause kurde ; le débat désormais aussi policé que le pays, la région d’Hassaké disparaît de l’information dominante.

Le niveau d’intensité de chaque « court fort » est proche de celui-ci. Mais alors qu’avec les émeutes les similitudes dans des conditions extrêmement différentes sont peut-être ce qu’il y a de plus troublant, avec les « court fort » qui sont pourtant issus de telles émeutes, c’est l’extrême diversité qui est remarquable. La propagation rapide, la quantité des révoltés, les formes changeantes de la violence, l’imbrication des prétextes mettent immédiatement à nu de nombreuses strates de l’ordre existant. Un « court fort » est souvent marqué par l’histoire du lieu, par la culture installée par l’ennemi, par les différentes institutions engagées, par la présence de récupérateurs variés, par les idéologies développées dans le lieu en question, par la multiplicité des formes de révolte, et tous ces paramètres donnent à l’événement son déroulement, inégal et changeant dans l’espace et dans le temps. Ce qui rend donc extrêmement compliquée l’analyse d’un « court fort » est sa réjouissante diversité, ce qui tend à le faire s’échapper d’une catégorie, justement. De la critique de la corruption des commis administratifs locaux, déjà mentionnée, à Ilave au Pérou à la prise de la ville de Huaxi par ses habitants au sud de Shanghai, en passant par l’attaque des occupants onusiens à Kinshasa ou français à Abidjan, et par la contestation d’élections truquées à Lomé, ou par les vagues d’assaut menées sur Monrovia à partir de protestations de soldats démobilisés, ce sont autant de débuts de débat possibles, intenses et hétérogènes, qui ne se rejoignent que dans l’étouffement brutal.

Car la vérité du « court fort », la vérité de notre temps, n’est pas dans le fort, si jouissif et intéressant à se représenter ; il est dans le court. Comme on le voit avec trente-trois « court fort » en trente mois, adossés sur cinq cent cinquante séries d’événements au niveau d’une émeute, la question n’est pas celle posée jadis par le postsitu résigné Voyer : pourquoi les pauvres ne se révoltent-ils pas ? La question est : pourquoi autant de révoltes aussi importantes s’arrêtent-elles au « court » de court fort ? Qu’est-ce qui empêche ces pauvres-là d’aller plus loin ?

Nous pouvons proposer deux réponses à cette question centrale de notre temps. La première est triviale et pourtant il ne semble pas encore que cette objection ait été faite. L’information dominante a appris à parler de ce qu’elle combat. Il semble que ce soit seulement ou essentiellement une question de forme, de ton. L’information avait appris qu’elle devait parler de ce dont elle ne voulait pas, et qu’il était plus dangereux de dissimuler une révolte que de l’applaudir. Elle a beaucoup perfectionné cet art de l’intonation depuis 1989, lors d’une révolte qu’elle avait décidé de soutenir et donc de grossir exagérément, où l’on pouvait entendre qu’il y avait en Chine une manifestation monstre de 300 personnes, et où tout le monde s’arrêtait à l’association entre Chine et manifestation monstre, ce qui était l’objectif recherché, puisque les manifestations soutenues par l’information allaient grossir en quelques jours pour devenir effectivement monstres. Il y avait encore un mensonge, mais ce n’était pas le chiffre qui était mensonger, comme dans les mensonges antérieurs de la presse, mais le qualificatif. Or le fait d’être une opinion subjective, donc un simple avis, participe de la nature même du qualificatif. Le journal donnait simplement, à travers le « monstre », son impression sur la manifestation. Il ne pouvait donc y avoir diffamation selon ses règles éthiques autoproclamées.

Depuis, l’information dominante sait doser de manières très différentes ce qu’elle dit. Elle grossit encore certaines révoltes, par exemple celle des voitures qui brûlent en France en novembre 2005, mais ce sont les exceptions qui confirment la règle : la révolte est passée de mode, donc perdue d’avance, il faut donc la réduire. Elle sait dire les révoltes de manière à ce que les informés les minimisent eux-mêmes, et les oublient, comme le résigné Voyer. La place à laquelle est reléguée l’information de la révolte par rapport aux catastrophes naturelles, aux faits divers ou au terrorisme, l’accent sans écho de l’informateur, la voix qui tombe avec fatalisme en fin de phrase au lieu de monter joyeusement, le ton désolé qui fait espérer de passer vite aux nouvelles sportives s’ajoutent de manière décisive à l’assurance réitérée qu’une révolte particulière, décrite par l’informateur, à ce moment-là, n’a pas de perspective autre que celles des encadrements qu’encourage cette information. On le savait pour l’amour : selon le ton, l’amour peut être une notion d’explosion interne d’un individu, qui va bien au-delà de sa mort, ou une intention d’achat ; on ne le savait pas pour la révolte, dont l’information dominante arrive à parler et parle comme d’une intention d’achat.

C’est devant ce seuil que le « court fort » s’arrête. Son dépassement implique l’aliénation de son discours. Tant que les révoltés ne savent pas empêcher le discours ennemi de leur couper la parole, et de leur faire dire ce qu’ils n’ont jamais pensé, ils préfèrent se taire et dissoudre l’offensive commune. Le problème concret que n’ont pas résolu les émeutiers des « court fort » est qu’au moment de parler au monde, ils sont obligés de louer les infrastructures ennemies, parce que le discours mondial appartient privativement à l’ennemi. Leur élan rompt là. C’est dommage, mais c’est à leur honneur. La répression policière n’est que la conséquence de ce problème de communication, et non l’inverse.

L’autre raison est la disparition du communisme. Le communisme était un projet. Les pauvres et les gestionnaires connaissaient ce projet. Quand ils se révoltaient, c’était autour de ce projet, ou d’une de ses variantes, la chose était entendue par tous. Le projet du communisme était une théorie sur la société, l’économie, qui est la religion dominante, l’homme et la vie, la totalité. A l’époque où un pauvre de Voyer jetait une pierre sur un policier, c’était immédiatement – pour tous les gestionnaires et tous les policiers et tous les Voyer, et par ailleurs aussi tous les pauvres – de tout cela qu’il était question. Le projet communiste était à l’évidence insuffisant. Mais ce n’est pas dans la critique qu’il a disparu, c’est dans la dissolution. Et ce qui a disparu avec le communisme était aussi la critique de ce qu’il projetait. La société, l’économie, qui est la religion dominante, l’homme et la vie, la totalité, ne sont plus des thèmes de débat implicites dans la révolte aujourd’hui, en tout cas pour ceux qui se révoltent.

C’est à l’époque de la Bibliothèque des Emeutes que le projet du communisme a été marginalisé. Il a disparu sous la critique contre le monde dont il faisait partie, mais qui n’était pas une critique du communisme. La critique de 1988-1993 était une critique de la société marchande, de la transformation de la bourgeoisie et de la bureaucratie régnantes en middleclass, de l’indignité de l’économie, de la diabolisation de l’aliénation. Mais elle n’était pas une critique du communisme. C’est pourquoi elle était encore une série assez débridée et imposante d’insurrections, qu’un Voyer ne voyait d’ailleurs déjà plus. Cette haute fréquence d’insurrections n’a pas réussi à s’élever jusqu’à la question de la totalité, à mettre en jeu le débat de l’humanité. C’est un cran encore en dessous que la pénurie de théorie, l’absence de projet, la misère du but nous témoignent aujourd’hui, en arrêtant la foule imposante d’actes négatifs à « court fort ». Après une émotion si vive qu’elle prend de vitesse l’information « en temps réel », elle est si courte que son amorce casse souvent avant même que cette information ne puisse la bouter.

Le « court fort » est d’abord un souffle, qui s’arrête net. C’est d’abord un de ces mécontentements multiformes, une somme de mécontentements, longtemps retenus, qui éclate enfin. Tout de suite, ce sont tous les moyens de communication dominants, Etat, marchandise, information, qui sont bousculés ou suspendus. La participation soudaine de milliers de personnes à cette fête est un premier moment de la communication retrouvée, et la peur qu’a l’ennemi en est l’un des meilleurs fruits ; il faut se représenter ce qu’est une rue reconquise, tant de gens qu’on ne connaissait que dans la grisaille quotidienne se sourire, s’invectiver, montrer leur joie et leur crainte, commencer à réfléchir à voix haute, se dépenser, mettre en jeu leurs corps et décarapacer leur esprit ; il faut imaginer le désir qui sous-tend de tels instants, le sang qui coule, les morts, les paniques comiques, le franchissement d’impossibilités mentales comme lorsque la première vitrine vole. Il faut imaginer ce que ces fulgurances et ces ralentissements ont de communicatif.

Mais c’est lorsque l’information dominante arrive que le « court fort » retrouve son court. Lorsque l’ennemi raconte l’événement au monde, les insurgés s’arrêtent. Il y a là une frontière invisible : après s’être étiré avec volupté ou fureur, il faut affronter une machine énorme, de médiations, d’idées ennemies, de conventions et de connaissances agglomérées, qui sait fausser notre vue, notre respiration, nos désirs même, en deux phrases et trois images synthétiques. Comment, avec des armes ramassées dans les ruines de nos rues, attaquer cet ennemi, impalpable et insidieux, qui sait tout, mais qui n’a rien compris ? Là où le discours ennemi raconte maintenant les faits, dans de froids communiqués sans l’étincelle des regards, sans la dilatation des sexes, sans lâchetés et courages insensés, sans plaisir, en un mot, là où le gargarisme factuel et gris s’impose à la vérité multicolore, là, les coups de l’Etat commencent à faire mal. Au-delà de l’émeute, qui est souvent proche du simple divertissement, le « court fort » atteint à une réflexion profonde, attisée par la connivence de milliers de pauvres irrationnels aux actes irréparables commis dans des affrontements vigoureux. Alors que, dans la simple émeute, avancer ou reculer fait partie d’un ballet ludique qui rappelle qu’on n’a rien à perdre – reculer, c’est revenir à ce qu’on est d’habitude, avancer, c’est gagner un moment de vie –, dans le « court fort », avancer et reculer esquissent des choix de vie. Mais comment avancer quand, même de Qamishli à Alep, l’essentiel de la raison d’avancer est intercepté par les arrivistes ennemis ? 

La zone d’ombre où le « court fort » se joue, où le fort passe dans le court, est le moment du discours. Parfois ce sont les balbutiements des révoltés qui ne se trouvent pas, peur, timidité, maladresse ; parfois, c’est l’ennemi, dont les discours de rechange s’imposent. Récupérateurs et informateurs disposent en effet de ressources automatiques, comme ces générateurs privés, qui prennent le relais des pannes de courant. Souvent, une conjonction des deux réduit la révolte au silence : les insurgés ne trouvent pas la formulation qui leur permettrait de dépasser le « court fort » dans une insurrection, et le discours ennemi profite du moment d’hésitation pour s’insinuer, en offrant ses lignes de pensée préétablies, en imposant des discours qui impressionnent par leur recul, en corrompant les indécis par tel ou tel argument isolé. L’assurance mécanique et la complétude apparente du discours ennemi profitent de chaque hésitation. Ce que ne savent pas les révoltés dans l’émerveillement du possible qu’ils créent, c’est que leur gaspillage grand seigneur des occasions est toujours exploité par l’ennemi et sa solide tradition épicière.

Le « court fort » est court au moment de la conscience de l’absence d’un projet, et au moment où une forte révolte s’aperçoit que la tâche immédiate est d’opposer son discours au discours mondial de l’ennemi. Et le pire, comme nous le montre la suite, c’est que cet instant de lucidité est tout de suite effacé. Le « court fort » ne génère pas des déterminations, il s’effondre en lui-même, et, probablement, apparaît comme un instant de leur propre folie, mythifié par la mémoire orale collective, à la plupart des révoltés qui en sont les auteurs. Ils regagnent non seulement leur quotidien gris, mais la pensée qui l’enveloppe et l’idéologie qui les divise. Souvent, ils adhèrent même, avec des amendements, à la partie du discours ennemi qui explique leur soulèvement. Et dans l’abrutissement de telles acceptations, il n’y a même plus de honte.

Nous avons découvert un monde de colère. La colère ne passe pas, le monde passe. Les pauvres ne sont pas si Voyer, et leur vigueur et leur plaisir s’érigent en révoltes qui méritent le respect et l’admiration ; mais leur monde passe, sans que ces pauvres ne formulent le discours qui le dépasse. Le « court fort » est l’état actuel de la question de l’histoire dont la réponse est le débat de l’humanité sur elle-même.

 

 

14. Après avoir rodé la méthode pendant toute l’année 2004, le Laboratoire des frondeurs avait décidé, non sans hésitation, de rendre publics sa méthode et ses résultats. Ce qui plaidait en faveur de cette publicité était l’intérêt de la méthode, voire même l’urgence de faire partager cet accès à la connaissance de la critique concrète ; le scandale de l’ignorance de l’ampleur de la révolte de notre temps ; et la nécessité d’ouvrir notre groupe minuscule au grand air, comme lorsqu’on ouvre la fenêtre d’une pièce renfermée. Ce qui plaidait contre était que la connaissance de l’état des révoltes était utile dans la construction du discours théorique de la révolte – la téléologie moderne – mais comme le sont la connaissance d’une langue, le goût de la colère, l’étude de la dialectique ou de la logique formelle, ces autres territoires subordonnés d’un projet plus vaste qui ne nécessitent pas davantage de publication séparée ; mais essentiellement qu’il n’y avait pas, dans la situation historique elle-même, de fait suffisamment important, comme l’avait encore été l’insurrection argentine, pour construire autour un discours qui présente et explique ; que le silence permet de prendre du recul ; et enfin, comme il avait été justement convenu dès le départ, que si l’activité de détournement de l’information devait être rendue publique, ce ne pourrait être sans analyse ni conclusions.

En janvier 2005, il s’avéra que l’activité de collecte et d’organisation de l’information était suffisamment solide, pertinente, et passionnante – malgré de nombreuses faiblesses –, pour pouvoir, avec prudence, affirmer que le rodage était terminé. Après avoir convenu d’un projet ambitieux de publication, articulé autour d’une présentation de l’année 2004, avec des analyses détaillées sur tous les événements principaux, le groupe se donna le nom de Laboratoire des frondeurs, et décida également de se doter d’un site Internet éponyme. Les faiblesses de ce projet sont déjà visibles en deux points de ce court énoncé, qui n’est pas fort : l’année 2004 est elle-même une division du temps arbitraire et non historique, ou qui n’a pas de justification historique pour apparaître comme un tout ; et le nom, Laboratoire des frondeurs, cache mal, à travers ses deux composantes ni drôles, ni riches, ni particulièrement descriptives, comment il a été adopté, laborieux et douloureux compromis.

La partie de ce Laboratoire des frondeurs qui ne participe pas à ce texte a, dans le cours de ce projet, été par deux fois incapable de tenir sa parole : une fois au figuré, en se révélant impuissante à écrire des analyses simplement publiables, malgré de grandes promesses et de non moins grands efforts, pourtant insuffisants notamment à transmettre le plaisir de la révolte, la fulgurance véritablement bandante de certains événements, et la capacité à comprendre ces événements dans leur contexte historique, après la révolution iranienne et sa propagation, et après l’expérience argentine et sa propagation ; et au propre, en coupant la parole à l’un des interlocuteurs, malgré les avis réitérés que ce comportement avait pour conséquence immanente une impossibilité de dialogue. Cette violation pratique de la parole, inacceptable entre alliés (déjà explicitement mise à l’index par le Congrès de téléologie en 2002), fut le prétexte à la scission de septembre 2005, lors d’une discussion qui portait sur les buts publics que se proposait ce laboratoire.

Avorté après avoir vécu huit mois, le Laboratoire des frondeurs, qui est donc resté une organisation privée, mérite pourtant d’être connu publiquement pour une raison principale, qu’il avait largement vérifiée pendant plus d’un an de grossesse sans nom. Il a redécouvert que la révolte dans le monde est largement inconnue, alors qu’elle est publique : mais l’étendue de l’écart entre cette intensité du vécu et cette ignorance du même vécu a grandi depuis l’insurrection argentine, et encore plus depuis la Bibliothèque des Emeutes, et la révolution iranienne, où elle commençait déjà à devenir scandaleuse ; que seul le détournement de l’information dominante permet de se faire une idée, même approximative, de l’état de cette révolte ; mais que ce détournement lui-même est devenu si complexe et si difficile qu’une équipe est indispensable pour l’acquérir. Alors que la méthode de la Bibliothèque des Emeutes était suffisamment légère pour être portée par une seule personne si nécessaire, la connaissance de la révolte de notre temps est, en ce moment, refusée à un pauvre isolé.

Le fonctionnement du Laboratoire des frondeurs, qui visait un résultat suffisant en un temps minimum, était en effet basé sur un binôme – un collecteur et un superviseur – qui changeait tous les mois, un seul des deux restant en place en prenant généralement le rôle du sortant. Le collecteur se chargeait de la collecte des informations, le superviseur la complétait, et la fortifiait en la vérifiant, et dans l’établissement d’une chronologie générale avec le collecteur, sous contrôle de l’assemblée générale, c’est-à-dire après discussion générale avec ceux du groupe qui n’étaient pas en charge. Ce fonctionnement suffisant nécessitait donc au minimum d’être trois, afin d’assurer une rotation absolument nécessaire pour que l’activité ne devienne pas une spécialité, un sacerdoce, ou un travail militant, et que le recul et le fait de casser la répétitivité soient possibles. Mais le temps incompressible de la collecte était déjà trop important pour que les deux commis du mois puissent trouver celui d’analyser véritablement ce qu’ils collectaient ; et ceux qui étaient extérieurs à cette collecte avaient bien besoin de ce temps pour toutes les autres activités de la vie et de la survie. En d’autres termes : la quantité minimale de l’information nécessite un traitement trop lourd pour qu’un pauvre salarié et, comme on le voit, même deux puissent la mener seuls. Et ce résultat capital, qui en dit long sur l’aliénation à notre époque, ne provient malheureusement pas de la profusion des révoltes, mais de la structure de l’information.

C’est donc ce passage dont le Laboratoire des frondeurs a été la première expérience : un particulier ne peut plus savoir par lui-même quel est l’état de la révolte dans le monde. Cette vieille prérogative qui sert ironiquement de justification éthique à l’information dominante, à savoir le libre accès de chacun à l’information, vient d’être irrémédiablement détruite. Pour connaître le négatif dans l’histoire, c’est-à-dire ici et maintenant, il faut à présent s’organiser entre individus qui savent tenir leur parole.

L’aliénation issue de la révolution française avait mis fin à la philosophie : Hegel a été le dernier individu doté d’un savoir universel. A l’époque de l’insurrection argentine, l’aliénation issue de la révolution iranienne continue cette dissolution de l’individu. Désormais, aucune conscience n’est plus capable d’embrasser l’activité de cette dissolution : le négatif. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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