l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

    S

                2008

             
             
             
             
             
      Note   15      
     

Octobre doléances

     
             
             
             
             
             
             
             
     

Je ne veux pas te voir qu’au meilleur de ta forme. Je veux te connaître aussi moche, maussade, ennuyeuse, irritée. Tu parles d’adret, mais je veux connaître l’autre versant aussi.

Hier, dans la scène épouvantable que tu m’as faite, tu as commencé à me montrer cet autre versant. Tu étais grossière et j’étais choqué. Tu étais moche. Tu étais bête, vicelarde, médiocre. Mais c’est toi aussi. Et j’aime quand tu es bête, vicelarde, médiocre. Parce que c’est toi. Tu as plein de défauts. Encore heureux. Je ne t’en estime pas moins. Au contraire : je préfère la vraie Sophie avec ses défauts, que la Sophie qui compense et qui surjoue. Parce que quand je vois tes défauts, je ne cesse pas pour autant de voir tes qualités, alors que quand je ne vois que tes qualités, je me demande, mais où sont tes défauts ?

Finalement, tu préfères les hommes qui ne t’aiment pas et qui t’estiment peu, aux hommes qui t’estiment ou qui t’aiment. Parce que les premiers te méprisent suffisamment pour ne jamais aller jusqu’à tes défauts. Alors que les seconds veulent savoir comment tu en chies. Et c’est pour ça que tu les crains. C’est ce que tu appelles t’étouffer. Finalement, toi aussi tu conspires à présenter une Sophie idéale, qui ne serait qu’excellence.

Je ne veux pas te mettre dans mon chemin, je veux me mettre dans le tien. Ce qui te suffoque, c’est que je veux connaître tes faiblesses aussi, c’est que j’ai cette indiscrétion là. Quand tu souffres, je me sens responsable de ta souffrance, au contraire de toi qui veux que je cache ma souffrance pour ne pas risquer d’en être responsable. Tu ne veux pas que je souffre parce que tu ne veux surtout pas être importunée par cette souffrance.

La blessure que je t’ai infligée ne dérive pas de ma souffrance. Elle ne porte pas sur cet étouffement, qui ne te blesse pas, mais qui t’effraie. Ce qui t’a fondamentalement blessée, c’est que je déclare avoir une perspective et que je constate que tu n’en as pas. Je pense pouvoir remédier à cela. C’est ce que je pense pouvoir t’apporter. Ecoute et prends. Puise dans ma force, elle est là, et elle est à ton service entier et unique.

Tu me dis que toi aussi tu as vécu. Je sais. Il y a plusieurs choses dans ton vécu que j’envie, quelques unes sur lesquelles je compatis, et une grande foule de choses qui ne me touchent pas pour elles-mêmes. Mais à la mesure de l’extraordinaire qu’il y a en toi, il y a un vide : tu n’as jamais essayé, sérieusement, de manifester l’unicité, l’extraordinaire qu’il y a en toi. Voilà un reproche. Parce que moi, avec des capacités bien moindre, c’est ce que j’ai fait.

Le fait de coucher avec toi ne crée pas d’accoutumance. Je ne suis pas accro à toi parce que je suis dans ton lit, mais je suis dans ton lit parce que je suis accro à toi. Il y a trente cinq ans que je suis accro à toi, et je n’ai pas passé plus de trente nuits avec toi, soit moins d’une par an. D’où tu peux déduire combien peu mon addiction dépend du lit, contrairement à celles d’autres hommes. Mais si je goûte tant ton lit, c’est parce que j’y suis plus près de toi qu’ailleurs, que j’y ai découvert ton plaisir que je veux favoriser, et parce que notre jeu, comme tu l’as dit, suit là d’autres règles qu’en dehors. Tout cela est délicieux pour moi, et je crois pour toi aussi.

Je ne me fais pas d’illusion sur le degré de ton sentiment par rapport à moi. Au contraire : c’est une dimension que je sous-estime toujours beaucoup, et je crois avoir tort de cela. Le diagnostic que j’ai fait depuis cinq mois n’a pas varié : tu m’aimes bien, un peu plus que bien, mais un peu moins qu’à la folie. Il y a eu peu d’évolution, peut-être un tout petit peu. Par conséquent la crainte que tu manifestes que je me méprenne, que je te crois plus amoureuse que tu ne l’es, est la tienne. C’est toi qui craint qu’un geste ou une parole ne t’engage trop, ne te rende amoureuse, ou allant dans cette direction. Quand tu restreins, j’ai l’impression que c’est parce que tu crains tout ce qui pourrait te lier à moi. D’ailleurs, si le problème de l’addiction était uniquement chez moi, ne serait-ce pas, selon tes principes, uniquement mon problème ? Et à moi seul de l’assumer ? Et quand tu cries sur moi, quand tu hurles contre moi ce que tu pourrais dire, aussi efficacement de manière posée, n’est-ce pas ton émotion pour moi qui parle ? Toi amoureuse de moi : tu t’imagines ? Tu n’y vois que du danger et peut-être de la renonciation. Car le passé n’est pas encore suffisamment vomi : tu m’as bien dit que si notre rencontre avait eu lieu aujourd’hui, tu m’aurais probablement aimée.

Tu ne veux pas que je souffre. Mais tu ne veux pas que je te montre ma souffrance. Tu ne veux surtout pas être rappelée à la responsabilité de cette souffrance que tu m’infliges, tu veux que je la dissimule, sourire éternel, quitte à ce que je triche, à ce que je mente. Tu te fiches de ce que je souffre, à condition que je ne te le montre pas. Village de Potemkine. Le chantage n’est pas dans le fait que je te montre que je souffre, mais dans ton interdit que je te le montre. Car moi, en te montrant ma douleur, je n’ai aucun moyen de pression ; toi, en l’interdisant, tu en as un, capital.

Je ne revendique aucune souffrance exemplaire. Sans doute, les autres, tous les autres, et toi bien sur, ont aussi souffert. Je ne signale qu’une souffrance particulière, que peu de gens ont vécu ; mais je ne sais pas si elle est plus intense, ou plus intolérable que d’autres, à part toutes celles que j’ai vécues. Toutes les souffrances fortes connues tuent, parce qu’on ne sait pas les soigner, ou se soignent, justement, et alors on connaît aussi leur terme. La souffrance que tu me fais subir n’est pas suffisamment forte pour me tuer physiquement, mais elle est suffisamment tenace pour durer toute une vie ; on ne connaît pas son terme : il n’y a pas de médicament, il n’y a pas de remède, il n’y a même pas de véritable diagnostic, de vocabulaire de cette douleur, il n’y a pas d’essoufflement dans cet état intolérable. Non, il n’est pas intolérable, parce que ce je ne sais quoi de l’être aimé l’adoucit et le rend par conséquent supportable, et presque désirable, comme si ce lien cher (aux deux sens du terme) avec l’être aimé. Ainsi, ce que cette souffrance a de redoutable, c’est qu’elle génère sa propre antidote simultanément – mais c’est une antidote moins forte que le mal, une antidote parasite qui permet de le supporter –, et c’est cette conservation, sans doute, qui lui permet d’être aussi durable.

Entre ce que tu appelles aimer beaucoup et aimer, il y a une grande différence qualitative. Il y a une différence qualitative aussi grande entre ce que tu appelles aimer, et ce que j’appelle aimer.

     
             
             
             
             
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