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Projets
Tout comme nous n’avons pas la même intensité dans la relation, nous n’avons pas la même approche de ce qu’est un projet. En effet, en essayant de me mettre à ta place, je constate là une très grande différence.
Je me suis aperçu que des projets de l’ordre de ceux que j’ai à te proposer, il y a fort longtemps que tu n’en as pas mené. Sauf erreur de ma part, il faut remonter à 1985, et ton départ de Paris pour Montpellier, pour trouver un équivalent aux choix auquel je souhaite t’inviter ; et, par une bizarrerie, ce choix là déjà était dû à moi, à 50% comme tu l’as dit, quoique mon influence était uniquement négative, ce qui est fondamentalement exclu aujourd’hui. Mais même ton retour à Paris me semble s’être fait d’une manière trop dominée par la nécessité pour qu’on puisse véritablement lui apposer le terme de « projet », en entendant par là un choix et une orientation libre, avec une perspective à remplir.
De ce que tu m’as dit, avec aucun des hommes de ta vie, depuis, que ce soit Christian, Philippe, Loïc ou Olivier, il me semble qu’il n’y ait eu de projet, en tout cas aboutis. Pour les projets professionnels, il y en a sans doute eus, mais qui n’ont pas non plus été conclus. Quant au projet comme expression positive de la liberté, et comme manifestation de l’emprise qu’on a dans la vie, je suis toujours aussi surpris de n’en pas trouver de trace chez toi, justement, dont je tiens la liberté en si grande estime, et dont j’apprécie l’esprit, l’imagination, le goût. Je reviens sur ce constat d’absence d’espace de création dans ta vie, qui ne te rend pas justice.
Pardonne-moi, mais j’ai le sentiment que tu as du « projet » une conception assez idéalisée et un peu romantique. Qu’un projet se constitue sur la base du vécu commun, comme une matérialisation spontanée après une discussion en tête à tête, me paraît l’une des façons, plutôt adolescente, de monter une activité commune. Avec le temps, les projets se construisent sur des bases généralement plus conscientes, et avec des élaborations préalables. Non que la partie émotionnelle doive être niée, au contraire, mais il est plutôt la règle que cette dimension là ne surgisse qu’en cours de processus, je veux dire dans des projets non déterminés par la nécessité, qui sont ceux que j’envisage avec toi.
De même, il est très rare que dans un projet commun les partenaires aient une attente identique. Très souvent ce qui permet justement le bon fonctionnement en commun, c’est la complémentarité des objectifs, voulue, connue, sue, mais non leur identité. Par exemple : si nous passions un weekend à Madrid, il n’y aurait pas tromperie de dire que ce qui m’intéresse moi essentiellement dans cette démarche, c’est toi ; alors que tu pourrais tout à fait y aller en disant que ce qui t’intéresse de manière prioritaire, c’est Madrid. Je ne pense pas qu’une telle différence serait un mensonge, ou une source de conflits, au contraire. Il suffit de la savoir, et de la respecter. La résultante serait certainement très enrichissante. Ce n’est pas un très bon exemple, parce qu’un weekend à Madrid me paraît très en dessous de la dimension du projet que je voudrais partager avec toi. Mais la question est de savoir si tu pourrais faire quelque chose avec moi en ayant des intérêts personnels différents que moi dans une activité commune.
L’exigence d’une osmose initiale me semble plutôt un frein qu’un moyen d’accéder à quelque chose. Ce n’est pas à partir d’une base égalitaire, qui me semble fort utopique, qu’on crée, c’est à partir d’une création inégalitaire qu’on aboutit à une base commune. C’est du reste parce que j’ai cette base pour but, que j’ai tant envie de te proposer du projet. Mon expérience en la matière m’a appris que l’entente se trouve dans le processus, même si elle reste parfois fragile, et même si parfois elle échoue, de manière conflictuelle.
Un autre point me paraît fondamental : c’est que le projet révèle beaucoup mieux les personnes que leur latence préalable. La vérité de Sophie est dans ce qu’elle fait et dans ce qu’elle est capable de faire, et la vérité de Christophe aussi.
Je lisais Vico dans le métro et j'étais justement dans une digression sur l'ingenium et le rire, lorsqu'un cadre, flanelle à plis claire, et veste à carreaux, grisonnant, lunettes, s'est assis à côté de moi. Il a posé sa serviette sur les genoux, et son journal sur sa serviette. Mais sur son journal, il dessinait, à toute vitesse des portraits des gens. Il évita la jolie fille qui lui offrait le profil et tailla le jeune ébouriffé au bec de lièvre derrière. Ensuite il attaqua le black en face de la jolie fille. Je souriais par dessus son épaule, devant les progrès rapides et réussis du portrait. Soudain, le black me regarda. Je ne savais pas justifier mon sourire. Il regarda le portraitiste. Comme moi, il détourna le regard. Le portrait inachevé avait perdu son charme, et je me demandais pourquoi je n'avais pu soutenir mon sourire, et pourquoi j'étais gêné de ce voyeurisme qui m'avait paru si spirituel la seconde d'avant.
Mais la vie continue, et le portraitiste, plus rapide que moi, fouillait déjà le visage incroyablement biscornu d'un tout petit bonhomme que jamais je n'aurais remarqué. Pourquoi je raconte ce fait rapide, étrange, aux humeurs variées ? Sans doute parce que je trouve plus de variété et de plaisir dans la réflexion sur les humeurs que dans les humeurs elle-mêmes. Pourquoi est-ce que je te dis cela ? Parce que je crois que tu goûtes le contraire, comme mon dessinateur.
Alice et Sophie
Les quatre ou cinq fois que j'ai vu passer Alice, j'ai été frappé combien peu ses traits, ses formes et ses expressions te ressemblent.
Quelqu'un m'aurait présenté cette jeune femme séduisante en me disant qu'elle est parente de quelqu'un que je connais, je n'aurais pensé à toi que parce que je pense tout le temps à toi.
Malheureusement, ou heureusement, je n'ai rien aperçu chez ta fille de ce qui m'émeut si profondément quand je te vois.
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