l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

    S

                2008

             
             
             
             
             
      Note   12      
     

Lundi

     
             
             
             
             
             
             
             
      LUNDI

Grande lettre d’amour


Je ne sais pas comment font ceux qui rêvent d’argent, d’accumulation de fortune. Est-ce qu’ils voient des montagnes d’or, est-ce qu’ils voient des palaces et des costumes, des voitures et des bijoux, des gens comme eux, des coulées de plaisir sur des plages à cocktails inventés la veille où les rumbas vous empêchent de lire dans votre transat éclaboussé par une piscine ? Ou est-ce qu’ils imaginent des accès improbables à des souterrains enfumés, qui soutiennent les nouveaux records de gratte-ciel dans des métropoles à l’Est d’Aden, avec de la house et où les protagonistes véritables ressemblent à ces étalages marketing des clips vidéos, sauf qu’ils sont bordés de célébrités fatiguées, pressées, improbables ? Est-ce qu’au cœur d’un haut froid building de métal et de verre, est-ce que le vertige de transactions virtuelles rebondissant en chiffres faramineux, ou en épuisements systémiques leur gratte l’imagination sous le pantalon de costume ? Est-ce que c’est le jeu, la frénésie, des réunions de gens, des écrasements ou des manipulations, de claires plongées d’intelligence mercantile ? L’argent disait quelqu’un, l’argent est toujours ce qui manque. La richesse qu’on n’amasse plus vaut-elle encore autrement que par la transpiration de jouissances frustrantes ?

Il y a aussi ceux qui voient l’humanité comme une vaste pyramide, qu’on gravit comme un tableau de tournoi de tennis, en battant l’adversaire, en annexant sa maison, sa richesse, sa clientèle, en grossissant ainsi jusqu’à la finale, dont le vainqueur sera le même que l’autre, moins la défaite. Le pouvoir, comme but, comme fondement, est-ce que c’est ce surcroît de puissance mâle, qui d’une douce pression sur un bouton fait fondre la planète dans l’enfer ? Poutine, Sarkozy, pour ce genre d’arrivisme nu, mais tous les autres, qu’est-ce qu’ils font de leurs victoires en sables mouvants, si affreusement pressés par le temps ? Ont-ils là le goût des guépards de Visconti, des grands seigneurs manipulateurs, des âmes damnés, des rois soleils, ou des grandes brutes blondes ? Ou bien est-ce que pourvoir des places, monter des carrières, rendre redevables le plus de gens, et jouir de la berline de fonction avec l’appartement de fonction, et la vie de fonction leur donne-t-elle des frissons de réussite ? Ou encore la griserie légèrement poussiéreuse de la vitesse d’aujourd’hui, leur suffit elle à jouir de ces trônes branlants dont ils espèrent leur noms gravés dans quelque gloire, eux, nos parasites, nos sangsues, nos paravents bouffons, trop nombreux à se surveiller dans la bousculade sans projet, pour qu’ils puissent véritablement abuser. Le goût du pouvoir, depuis cent ans, s’est éloigné de l’histoire et c’est rapproché, me semble-t-il, du cirque, de la foire.

Il y a aussi, pour les autres, tous les autres des rêves plus timides, une sorte d’harmonie improbable, entre maison pleine, travail vide, enfants, parents, amis, aimés. Si voiture, vacances, culture en plus, alors l’harmonie est encore mieux établie, dans les nuances de l’instant présent. Il faut là trouver des équilibres du corps, des équilibres des esprits, des équilibres des goûts. Il faut amadouer le goût de la tempérance, la modestie de l’esprit, rendre le corps insensé. Parfois on songe à ne pas songer, souvent on ne songe pas à songer. Il faut reconnaître des limites au-delà desquels le ticket de l’harmonie s’effrite ou s’embrase, à éviter d’urgence. Il faut d’ailleurs éviter l’urgence. Cette recherche est toujours proche, toute proche, et lointaine, hors d’atteinte. Elle est plus l’horizon diaphane de quelques heures, que le soleil à la courbe plongeante de nos vies ; et sa déchirure n’empêche nullement sa lisibilité : on peut recoudre ces horizons d’ordre relatif quand on habite ce que, pour n’en pas voir le décourageant cauchemar, on pense être son piémont. Finalement, le but des pauvres est tellement pauvres, que la plupart repousse hors de leur imagination et de leur réflexion même d’avoir un but. Ils en ont un certainement, mais quand ils auront le temps d’y penser ; et ils remplissent leur vie d’écrans qui les empêchent surtout d’avoir le temps.

Pour moi, le moment clang, où le temps est surpris par la vie, et s’arrête comme un passant au crépuscule lorsqu’il voit une silhouette de bosquet qui bouge, n’est ni richesse, ni puissance, ni harmonie – car c’est bien plus que tout cela à la fois. C’est l’instant où, le matin, tu gratifies le monde de ton premier regard. Moi, le bavard, je me tais quand j’assiste à ce spectacle dont chaque exemplaire est unique et fondamental. Lorsque, le long cil se lève, ou se tient seulement droit, sans frémir, et qu’apparaît la profonde obscurité de la prunelle, quelque chose s’arrête en moi, saisi par l’absurdité du reste, coalisé contre l’outrage de ce regard, outrage parce que, contre toutes les lois du reste, il sait arrêter le temps.

Et lorsqu’il arrête le temps ce fuseau de lumière efface ses références passées, si nombreuses, son avenir prodigieux, si incertain, et même l’instant, aboli à l’instant par cette permanence immédiate qui rit de la souveraineté de nos préjugés chronologiques et de nos peurs de l’irréversible. Vole en éclat le lourd nuage du temps qui passe, l’a priori kantien, les minutieux tableaux des chemins de fer, les tentatives de rétablissement de la relativité restreinte et de la relativité générale.

Comme chaque jour est différent, chacun des premiers regards est différent. Il y a d’abord l’immense. Les prunelles sont grandes ouvertes, la verte et la bleue, elles se resserrent en un clin d’œil, mais non, c’est juste une recharge de pétillant au fond de la couleur, c’est un signal droit, vrai, juste, droit, oui, droit au cœur, qui passe par le chemin le plus court, la tête. Et la tête, au moment où cette franche douceur l’irradie, se construit des logiques dans les territoires confits de la tendresse, et vibre en vagues sérieuses, puis rieuses. Oui, en même temps dans la verte et la bleue, sur l’immense blanc, il y a quelque chose qui imperceptiblement se resserre, ou au contraire, il y a quelque chose qui instantanément peuple ces étendues du rêve prolongé : des milliards de petites fusées de vie. Ces fusées s’étalent ensuite sur toutes la surface bleu et sur toute la surface verte, et cette volupté qui trahit le mouvement de la pensée, la compréhension du jour, mon occupation du champ de vision, la lumière du dehors, mon doigt qui file sur l’épaule nue, initie le lent, fin, délicieux et frais sourire jaillissant du duvet du sommeil.

Le second regard est le tranchant. Lui naît du sourire qui est né du baiser qui est né de mon souffle : « bonjour ». C’est un lever de paupière net, vif, mais retenu par la grâce, qui ne découvre pas entièrement les paupières. Le bleu et le vert sont là, et on les reconnaît parce qu’on les sait ; mais leurs teintes sont si proches, qu’un non averti n’aurait pas distingué ; et il n’aurait pas su, parce que ce que le regard dit, fond les couleurs des yeux. Il sourit, silence intérieur, vivacité sans agressivité, ce beau tranchant. Il est une courbe effilée, longue, précise et nette. S’il n’y avait pas un léger voile trouble, cette dentelle transparente de son immanquable profondeur, il paraîtrait sorti tout droit de la conscience dont il a l’ironie fine et la compréhension juste, élancée, hardie. Il toise et il défie, de toute la bienveillance de son assurance, il plonge dans la journée avec le courage bleu-vert des grands esprits, il découpe des possibles, il joint des langues. Espiègle et frissonnant, il tient de la flèche, mais d’un archer sûr, qui sait viser et qui sait ce qu’il vise, d’un bandit au grand cœur qui n’en fait pas qu’à sa tête, d’une prince décidé qui sait vibrer au combat parce qu’il est aussi mécène passionné et ami indéfectible qui vient vous envelopper non sans vous railler quand il faut guérir vos détresses.

Le troisième est trop…. trop quoi ?.... le troisième est trop pour qu’on lui donne un nom. C’est celui du dernier matin ; j’ai la date : 11 août 2008. C’est celui que je porte encore sur le goût de tenture de mes lèvres, et qui me sucre le sang. C’est un très lent, très léger lever de paupière. Il n’y a qu’une interstice, mais l’interstice a beaucoup d’avantages. Elle offre d’abord la magnificence des cils. Arqués d’un long galbe qui contient toute une noblesse, une noblesse qui n’est pas une noblesse de sang, ces cils plongent et découpent l’air comme le regard tranchant, ils protègent d’une immobilité fière et resplendissante le regard qui leur donnent des reflets de turquoise et de lapis-lazuli. Le regard, justement, il faut donc aller vers lui, dans la meurtrière. Et dans la meurtrière c’est d’abord un double jet noir, mais si lumineux, que là aussi on reste immobile, souffle coupé. Il y a une douceur si troublante, une vitesse de pensée qui découvre sans hâte, et un fond sur lequel ce rayon tout droit se dégage, dans lequel on est aspiré avec une violence qui n’est retenue que par la fragilité de cette offrande. Mais alors qu’on s’apprête à plonger dans ce puits de tous les délices, alors que la route infinie paraît enfin tracée, on arrête son élan décisif : ce réveil si pur est soumis à un imperceptible tremblé, une sorte de floutage des bords, qu’on ne voit pas, mais qu’on sait soudain, car on perçoit les charges intimes de ce rayon noir. C’est que, à cet instant du voyage, la douceur du regard a rejoint la profondeur, déréglant très légèrement l’immensité du monde, faussant les repères du temps et de l’espace, abolissant les physiques et les psychologies, effondrant quelques logiques, quelques récits, et coulant l’une, la douceur vers la profondeur, dans l’autre, la profondeur vers la douceur.

Là, un au-delà. Je frissonne de crainte et de joie, parce que j’ai retrouvé ce qui va au-delà de ce que je connais, de ce que je conçois. Ici, à ce moment, bien sûr, c’est une lutte entre l’irradiation et la fatigue intense qui compose cet air lointain ; mais pas seulement : irradiation et fatigue, conjugués, sont aussi l’expression d’une profondeur, d’une distance d’où vient ce bref plissement, si riche en brume, si fin et abandonné. Je vois la fatigue dans cette expression si étonnante, mais ce n’est pas l’expression de la fatigue : la fatigue révèle ce que je vois, permet à ce rideau pourpre de s’entrebâiller, et empêche la garde caractérielle de venir clore cette ouverture vers le fondement, vers le vrai fondement.

Il y a un goût de terre, mais c’est une terre qui n’a pas cours sur terre, elle est fraîche, âpre et sucrée, il y a un arrondi d’air tiède qui vous capture, et une aube sidérale et délicate, qui vous évoque des couleurs inédites et des courses au fond de vous-mêmes, dans des dédales que vous ne connaissiez pas, dans des miroirs sonores qui emplissent votre ventre, dans les chants prodigieusement graves dont vous ne saviez pas votre cortex capable et qui rendent, avec l’humour de la légèreté toute la rime avec vortex. J’avais vu cette même lumière à la sortie de l’anesthésie, confondant aussi peu la médication, avec le territoire lointain comme un roman pour fées, où puisait cette intensité féerique, que je la confonds là avec la fatigue. J’ai retrouvé mon sens de vivre, le laser azuré. Il a changé, il est replié derrière les efforts, il est assombri par son propre trajet intérieur, mais il reste cette grande ligne bleue-noire, aux courbes de vallées audacieuses, qui va au-delà des trajectoires ; qui transcende les membranes de nos possibles ; qui souffle, invente, allume et disperse le feu.

A cet instant, donc, rien n’est plus jamais comme avant, et rien ne sera plus jamais pareil, et on ferme soi-même les yeux un instant, en respirant une imaginable lampée de ce regard improbable.

Et, en allumant à nouveau la lumière vers toi, c’est comme si c’est moi qui me réveille : le magnifique regard a disparu, les paupières sont closes, rien n’était vrai se dit-on avec une désolation qui gagne soudain comme une avalanche. Mais si, tout cela était vrai, nous dit l’infime commissure au coin de la lèvre, car elle porte un prolongement exact de ce regard qui venait de plus loin que l’histoire connue : un sourire noir comme ce qui est en fusion au centre de l’humain.



J’ai retrouvé là, dans cette naissance du jour, la raison essentielle de mon amour : ce territoire vierge, inconnu de l’homme, fondamental, qui était le fond de ton regard, il y a bien longtemps ; et qui est irrésistible. Mais cette raison d’être, je savais qu’elle était là : son parfum, sa musique, son ineffable grâce se déposait de manière parfois imperceptible sur tout ce que tu touches, sur tout ce que tu as fait, ces trois derniers mois.

Je lace et élance à nouveau le fil de ma recherche, l’horizon majuscule de ma vie, avec une joie pleine de cette douceur qui est la nouvelle marque de notre entente. Rien ne va aussi loin, chez personne que j’aie connu, que ce que l’anesthésie, puis la fatigue ont permis de dévoiler en toi, comme les confirmations de l’écho lointain de ce qui a hanté mon passé. Je viens là au-delà de la simplicité et de la trivialité, dans un univers discutable parce que je ne sais pas encore suffisamment l’étayer et pour lequel les preuves ne peuvent se réunir sans ton assentiment, sans ton soutien. Mais c’est si beau, si grand, si vivant, et si prometteur, que, désarçonné, je ne peux m’empêcher de chercher ta main.



JEUDI

Pardonne moi, ma Sophie, de t'avoir inquiétée, fâchée, étouffée. Et merci de ta bienveillance à la fin de notre conversation.

Je retrouve ci-dessous ce que tu m'as dit du livre de Ramuz : j'avais compris que tu m'avais pardonné de l'avoir pris par inadvertance et non que c'était un cadeau. J'ai donc cru qu'un autre message ne m'était pas parvenu. Merci du cadeau, qui me touche bien, et excuses moi de ne pas t'avoir supposé suffisamment de délicatesse dans l'expression. J'ai cru que c'était moi qui t'avais pris ce que tu voulais pour toi, ou pour quelqu'un d'autre, que j'enviais, sans oser demander qui.

En te le rendant avant ton retour, je voulais te faire une petite gentillesse, à laquelle je voulais associer Alice. Cosigner cette petite attention, entre ta fille et moi, me paraissait devoir t'apporter beaucoup de douceur.

Dans ta colère, j'ai été froissé par ton accusation de mensonge. Lorsque, dans les rapports non quotidiens, quelqu'un m'accuse de mensonge, ou de mauvaise foi, ou de malhonnêteté intellectuelle, je réplique avec virulence ; mon indignation et l'importance que j'accorde à la vérité mettent, dans ces ripostes, beaucoup de vigueur et beaucoup de précision. Avec toi je ne peux pas avoir cette réaction habituelle. Je le prends comme si tu me frappais au visage, de manière injustifiée. S'il te plaît, si à l'avenir quelque chose te paraît faux dans ce que je dis, vérifie s'il ne peut pas y avoir une autre cause que le mensonge avant de m'asséner une accusation aussi douloureuse. Je ne te mens pas. C'est sur la quête de la vérité que j'ai engagé ma relation avec toi. Devant toi je me dénude jusqu'à l'os. Je ne peux pas commettre un petit mensonge manœuvrier. Je n'y ai aucun intérêt et aucun goût. Je ne me crois pas assez de lâcheté pour te manquer de cette manière. Aujourd'hui, en 2008.
Il est vrai que je ne t'ai pas prévenu que j'appelai ta fille avant de le faire. Mais, il me semblait que tu m'avais donné un feu vert, deux jours plus tôt. De plus, la petite attention aurait été diminuée, puisqu'elle reposait sur la surprise. Mais j'ai là un tort, c'est vrai.

Je ne cherche nullement à contrôler notre relation, ne serait-ce que parce que je m'en sens bien incapable. Je t'aime. Et quand on aime, on ne contrôle pas la relation. S'il y a contrôle, il est du côté de l'aimé. Par de multiples côtés, je suis dépendant de ce que tu dis, de ce que tu fais. Un exemple : tu donnes raison à ta fille contre moi ; je ne connais personne au monde à qui je donnerais raison contre toi. Au pire, si ton avis ou ton acte contrevient formellement à mes principes, je resterais neutre ; et si la neutralité m'est refusée, je renierais plutôt mes principes que toi. Par contre, sans tiers présent, je te dirais si je ne suis pas d'accord avec toi. Et je pourrais également dire que tu as eu tort, à des tiers, si ce tort était avéré entre nous. Dans de telles conditions, contrôler la relation ne peut pas être un but, pas même une envie. Dans l'amour, dépendre de l'autre n'est un inconvénient que si on n'est pas prêt à quitter le rivage. Mais dans les tempêtes de haute mer, que je vis avec toi, contrôler l'autre est non seulement illusoire, mais sans intérêt. Ou pour le dire autrement : le jour où je commencerais à contrôler notre relation, je ne t'aimerais plus.

Il ne me semble pas difficile de ne plus commettre ces actes qui te rappellent notre triste passé. Mais auparavant il faut que je comprenne la nature de ce qui t'as mise dans un état qui m'a tant inquiété. Tu identifies l'appel à ta mère en 1982 à l'appel à ta fille hier. Or, avec ta mère j'ai menti sur l'objectif de cet appel (écrire un livre dont tu serais un personnage – mensonge qui devient vrai depuis), avec Alice je n'ai pas menti sur l'objectif (te rendre ce que je croyais te manquer) ; avec ta mère j'ai menti sur mon identité, avec Alice j'ai dit qui j'étais ; il s'agissait de tromper ta mère pour qu'elle me permette d'accéder à toi, il s'agissait de rassurer Alice du fait que j'ai accédé à toi ; avec ta mère, j'usai de procédés hostiles parce que je goûtais la vengeance de nous avoir séparés quelques années plus tôt, avec Alice c'est au contraire de la douceur et de la bienveillance que je voulais apporter là où je supposais de la méfiance et de l'hostilité de sa part. Les deux événements me paraissent très différents. Est-ce que tu me permets d'explorer, pour qu'ils ne se reproduisent plus, ce en quoi ils te paraissent identiques?

Par moments, je me sens si désemparé. Le manque de toi ouvre bien des faiblesses, et quelques unes de mes craintes sont abyssales, parce que tu as créé en moi, sans le savoir, un paysage si escarpé que l'imagination y saute d'un extrême à l'autre en chavirant. Je ne peux là encore qu'exprimer de la gratitude et t'inviter à visiter une telle intranquillité. Cependant, je maîtrise sans doute beaucoup mieux qu'il y a vingt cinq ans ces montagnes russes et ces auberges espagnoles. Je crois en avoir épuisé tout venin. Je sais que j'ai suffisamment abîmé ta confiance en moi, mais je voudrais quand même que tu saches que tout "complot" qui pourrait naître de ce terroir instable n'a pour but que de te faire plaisir, de t'offrit quelque chose, de provoquer ton magnifique sourire.

Alice vient d'avoir la courtoisie de m'appeler. Elle a confirmé qu'elle n'irait pas à Montpellier. Je lui ai dit, d'accord, pas de soucis, merci de m'avoir rappelé, et bonnes vacances alors. Elle aussi a dit merci, puis a raccroché.
Et à toi, ma Sophie, je redis ce qu'elle aurait compris si elle m'avait vu : je t'aime.



VENDREDI

Pas d'accord avec toi quand tu dis "Non, personne n'est magique". Toi, tu es magique.
Je n'entends pas le magique comme Levy-Strauss qui ne met en avant que son côté bricolage pré-scientifique, et qui ne le voit que dans la perspective utilitariste post-Lumières. La magie, dont tu es si bien drapée, n'est pas réductible au rôle religieux auquel le rationalisme laïc à voulu le ramener.
D'abord, au sens où toi même tu l'admets, et que je trouve très juste – "Seules les réponses qui donnent raison aux bonnes questions que l'on se pose un cheveu d'ange au dessus de la conscience" – tu conviens bien à cette activité non normée, mystérieuse et si pleines de sens que les poètes l'ont toujours fait fondre sur leurs langues : tu apportes des réponses un cheveu d'ange au dessus de la conscience, contrairement à Levy-Strauss, qui ne sait pas ce qu'est un cheveu d'ange ; et comme tu dis, ces réponses sont rarement où on les attend, magie.
Mais, simplement en passant ton doigt ferme et doux sur une idée, ou en tournant tes épaules d'une certaine façon, ou encore d'un de ces généreux élans dont tu me combles, tu sais aussi transformer des choses laides en choses belles, et aucune science ne pourra jamais élucider tes techniques, parce que la science nécessite un temps qui est systématiquement dépassé par cette technique. Du reste, cette manière d'agir est tellement dans le cours de ton mouvement qu'il est extrêmement abusif de parler de technique, pour ta magie.
Tu sais transformer les choses, les gens, moi. Tes gestes ont cette poudre d'or, cette traînée d'étoiles qui donnent les contours du sceptre invisible avec lequel tu donnes douceur, rondeur, vie, espoir aux choses les plus rébarbatives. Même quand, courageuse et humble, tu es dans le dur, te battant avec le sordide quotidien, tu arrives à laisser sur ton passage cette fine saveur de toi qui dénote cette profondeur qu'aucune science ne connaît et qui m'attire par dessus tout. Ton chez toi, ton contact aux autres, les replis ludiques de ta démarche sont pleins de cette trace féerique.
La magie en toi se voit aussi quand, en un regard, tu rétrécis l'espace en agrandissant, démesurément, le temps.
Et la magie de ton sourire fait qu'il n'est plus possible d'appeler sourire un geste équivalent chez les autres.
Tu fais sauter la pensée comme la chaîne du vélo déraille, d'un cheveu d'ange, et c'est tout ce dont j'ai soif.
Tu es magique, ma Sophie.



LUNDI 2

C’est l’histoire d’un héro. Ce héro, pour donner une mesure de sa bravoure (Bonaparte disait que la bravoure est affaire de sang, et le courage affaire d’esprit), n’a passé pas la moitié de la matinée, non, il n’a pas passé la matinée entière, non, il a passé tout le dimanche sans appeler sa princesse. La moitié de la matinée a été longue, très longue. La matinée entière a été interminable. Alors que dire du dimanche complet ? Il faut inventer des mots : suprinfini, interminableminable, overenfer.

Pourquoi le héro n’appelait pas sa princesse ? Elle n’aime pas le téléphone. Elle voulait réfléchir. Mais surtout, le héros voulait prouver à la princesse qu’il pouvait parfaitement se restreindre, s’interdire, se châtrer. Il pouvait rester à distance en train de se frotter les ongles sur le revers du veston (d’ailleurs il ne pouvait pas faire grand-chose d’autre). C’est ça être un héro, pas moins. La nuit de dimanche venu, le héro satisfait du devoir accompli, s’endormit.

Il ne rêva que de sa princesse, le héro. Il se réveilla à plusieurs reprises en lui parlant. Il lui disait des choses si douces qu’elles sont indignes d’être répétées dans un témoignage d’héroïsme. C’est ça l’héroïsme : interdiction même de parler, de dire tout ce qui est tendre, interdiction même de dire l’héroïsme. Mais moi, Christophe Charrière, je ne suis pas un héro. Je vais donc continuer à raconter cette sublime et imbécile histoire.

Le lundi arriva, et notre héro qui avait vécu un dimanche anormalement long de quelques vingt six heures, constata que le lundi était encore plus long : après trente heures trente, le lundi n’était toujours pas fini. De plus, ce lundi, le héro s’aperçut que le temps passait moins vite que d’habitude. Là où s’écoulaient généralement dix minutes, il y avait de longues et tenaces poignées de seconde ; là où le vent léger de la vie vous fait tourner la tête et changer d’idée, il n’y avait plus qu’une farouche volonté, raidie et secouée par un vibrato incontrôlé. Celle de notre héro en train de résister.

La princesse ne viendrait ni ne donnerait signe de vie. Elle l’avait dit. Elle le ferait. La princesse est comme ça se dit le héro en serrant les dents. Il ne serrait pas que les dents, le héro. Il était fatigué. Il ne pouvait pas lire, pas écrire, rien faire que serrer tout ce qu’il fallait serrer, y compris la petite tête sous le casque de fer, derrière l’armure de carton. Le héro se sentait parfois à l’étroit dans sa bravoure, et dans son courage. Il pensait à Bonaparte qui a dit aussi : le vrai courage c’est celui de trois heures du matin. Un philosophe, ce Bonaparte, pensa le héro, car ricaner bêtement desserrait très légèrement tout ce qui était étreint sans joie.

A la fin du lundi, le héro s’efforça de se sourire. Car personne ne pouvait le voir, surtout pas la princesse. Il choisit un miroir, au dessus de sa cheminée et contempla avec une commisération pleine du plus misérable contentement une sorte d’ignoble grimace qui avait tenté, à ses débuts, d’être un sourire vainqueur. Non sans une angoisse assez peu héroïque, le héro se demanda comment il allait survivre à la nuit de lundi à mardi. Il n’osa pas penser qu’ensuite il y aurait encore, non pas la moitié de la matinée du mardi, mais toute la matinée du mardi.



Car annonça une voix furieuse et puissante qui balayait déjà si bien la grimace qu’il lui fallut se détourner du miroir : je n’ai pas envie de m’abstenir. J’ai envie de l’entendre, de la voir, de l’écouter, de lui parler, de la sentir, de la toucher, de l’entendre rire, de l’entendre pleurer peut-être, et peut-être même d’entendre sa colère, oui, sa colère me ferait sourire et pleurer à mon tour dit la voix, avec des points d’exclamation furieux à chaque mot, comme le font les espagnols. Et j’ai envie de savoir ce qu’elle fait, ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent. Et peut-être qu’elle a envie que je l’appelle.

Et elle dit : débile mental, regarde ta tronche. Qu’est-ce qui te retiens ? T’as l’air fin. Qu’est-ce que tu veux prouver ? Tu as envie de la voir au matin au midi et au soir, dimanche, lundi, mardi. Tu veux qu’elle te poursuive qu’elle te persécute, qu’elle te traque encore plus qu’elle ne le fait en ce moment. Tu veux qu’elle te sourie, et qu’elle te caresse le visage, tu veux plonger dans ses jeux, dans ses yeux, dans son cœur et dans son corps, tu veux vivre avec elle, tout le temps qui te reste, tu ne veux mourir dans ses bras, un jour, lointain. Tu veux construire le royaume qui porte son nom, palais, jardin, cités. Tu veux la voir hausser les épaules, parce qu’elle a froid, parce qu’elle est fatiguée, parce qu’elle est coquette, parce qu’elle sait le frisson très particulier que ce geste provoque en toi, parce qu’elle aime jouer avec toi, et toi, tu n’apprécies rien de plus que la voir jouer, surtout avec toi. Tu veux rapprocher d’elle toujours partout tout le temps et encore plus. Tu veux la prendre dans tes bras, maintenant, demain, pour rire. Et pas pour rire.

Parce que tu l’aimes. Et parce que tu n’es pas un héro.



VENDREDI

Une façon de te définir serait le paradoxe de ta chambre : rectiligne et gracieux. Equilibre des volumes et de l’espace, de la place mais avec beaucoup de carrefours chargés d’attention et d’intention, d’émotion vécue et de beauté naturelle. Tes couleurs sont compliquées mais justes, harmonies subtiles comme tes odeurs, les sauvages et les policées, les fortes et les fines. Ces deux belles pièces où tu m’as permis d’entrer me paraissent le soulignement de cette élégance charmeuse et raffinée, mais accessible même aux rustres comme moi, qui est tout toi. Dans ton art de mettre des distances, de les raccourcir et de les rallonger, il y a justement cette noblesse dont se défendent les vraies princesses ; car les vraies princesses trouvent simples cette extrême sophistication de la sociabilité.

Je vais essayer de te dire mon plaisir de la nuit. Ce n’est pas simple, parce que c’est un plaisir qui n’est pas de nom. Il n’est pas cette brutale flèche, lourde montée vers les cimes neigeuses, éblouissement puis torpeur, qui sont la mécanique, à peine agrémentée de nuées de souvenirs du plaisir mâle. C’est plutôt un plaisir féminin que tu me fais découvrir, singulièrement, en moi : douceur qui se propage, étirement onctueux, fonte des schèmes de pensée dans les rosées haletées, crème sans bords, succulence et vertiges délicats.

Ta peau, le soir était un appel sans fin, chuchoté, déroulé sous mes doigts ébahis, qui ne se rendaient même plus compte de leur mouvement sur l’irrésistible surface, encore cette crème opiacée, flatteuse parce que j’avais l’impression que, comme ta peau, comme ta chair, attiraient la mienne, la mienne devenait aussi douce que la tienne. Mais pour qu’il y ait autant de douceur en moi qu’en toi, il manque, tu l’as remarqué, de la bonté, et aussi je crois, une certaine forme de l’intelligence que je découvre dans l’immobilité trompeuse de l’épiderme de ton épaule.

Et le début est lent, parfois sinueux, paresseux, sans but, et pourtant l’unisson rapide trahit le but. Le tamtam feutré a déjà commencé. Car du plaisir toujours égal mais jamais pareil de ta peau, partout sur le moindre scintillement de ton corps à la fois si frais et si chaud, émerge le plaisir alerte et mobile de ta chair, aux mille fermetés, aux vertiges si variés et si intenses qu’on sent là tout toi : nectar et interrogation, élan bienveillant et malice et innocence et sang qui bout et imagination fruitée, leste puis lente, épaisse puis gracile, qui virevolte sur ses arrêtes, sur ses tremblés, sur ses magnifiques tremblés.

Car t’extrayant de ce jeu qui parfois ne peut durer, tu pars soudain, brusque et vive, le cœur en avant, sans les yeux, mais avec un regard d’exode où alternent l’aigle et la proie, l’aventure et l’abîme, le sublime et le délicat, je ne sais comment tu fais pour régir ces compositions si complexes en des fusées si radieuses. Et donc ton plaisir est toujours cet extrême extraordinaire et exclusif qui exprime une extase exquise et tout ton excédent d’excellence.

Ceux de ces plaisirs qui ne quittent pas l’enveloppe bleu laser de ta douceur incomparable me réchauffent quelque chose au fond de l’être, un point du ventre qui remonte au moins à mon enfance, et qui ne trouve que dans tes bras cette dissolution fondamentale pour l’unité de mon être ; dans ta délivrance j’ai alors l’impression que c’est la mienne, et quand j’entoure tes poings qui frappent, j’ai l’impression, à ce moment là, que c’est toi qui me protège. L’autre direction que prend parfois la recherche de toi est cette fine ligne de crête mauve, incertaine dans sa courbe mouvante, où, plus seule et effarouchée, tu te tiens dans ton propre doute, qui parfois, mais pas toujours, sort vainqueur de cet étrange jeu que je ne connais pas encore assez pour n’en être pas chassé par les parties expertes de ton corps qui s’y épuise au-delà de la raison. Là, tes poings me battent, mais comme par erreur et là je pourrais dire que ta tendresse, que ta douceur se sont rétractées, si une telle chose était imaginable avec toi ; mais ce qui s’ouvre est une immensité d’imagination, des supplices et des voracités, du tourment mais avec tant de saveur que j’hésite parfois à m’engager. Herder disait que nous, humains, peuple penseur sommes de petites natures, les plus petites natures au fond.

Et le moment où tu relâches, où tout doucement les vagues hautes et brisantes ou majestueuses dans leur lourd déferlement retrouvent le flot tumultueux de notre présence commune, ce sont à chaque fois d’autres digues qui se brisent en moi : je ne peux alors m’empêcher de t’admirer, de te le dire, de m’aider des mots pour signifier l’étrange et puissant ravissement qui m’emplit de l’évanescence de ton plaisir. C’est là que je ne résiste plus à te dire que je t’aime et à t’embrasser de tous les noms doux que je crois que tu aimes autant entendre que moi te souffler sur les lèvres, et dans les oreilles. Mon abandon féminin s’exhale dans ces aveux de don sans retour. Je t’aime, alors, est ce déluge de ma vérité.

Au matin, vers les cinq heures, je cherchais ton baiser. Celui où ton corps si généreux saurait écouter le profond amour que je voulais alors te souffler entre les lèvres. Il m’a fallu trois heures pour trouver ce moment. Mais j’ai si peu regretté chaque seconde de ce trajet, que chaque seconde de ce trajet, magnifique aléa entre abandon et réflexion, entre désir et volonté, entre sommeil et veille, entre sourire et grondement qui n’était pas fâché mais plaisir, chacune de ces secondes me manque déjà, comme si on m’avait arraché justement le but et le résultat de ce baiser final ; que tu as rencontré trop épuisée pour en saisir toute l’innocence. Comme une rivière qui avait effacé son cours, le ravissement avait perdu la pale fraîcheur de son visage engendré par la nuit.

Cet épuisement, ma Sophie, est le soleil de cette journée de pluie. Tu es merveilleuse.

     
             
             
             
             
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