l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

    S

                2008

             
             
             
             
             
      Note   11      
     

27 août 2008

     
             
             
             
             
             
             
             
     

« Là où le génie dépasse de loin le talent, il est reconnu d’une manière imprécise, ou même pas du tout »

« L’œuvre d’art monte à des prix énormes, bien après la mort de son créateur, qui, peut-être, est mort dans la misère. Mais le prix élevé lui-même ne peut que signifier que le génie n’a pas de prix. A cet égard, et même comblé de dons par des mécènes et des souverains, le génie travaille gratuitement. En quoi il est semblable aux Dieux de qui les dons sont de pure grâce. »

« Le monde, en tant que création, n’est pas au-delà, mais en dehors du temps. C’est là qu’est situé son être immuable »

Voilà en trois mots, une conception du génie, chez Jünger, qui est proche de la mienne, c’est-à-dire du tien. Il n’y a pas beaucoup de génie dans une époque, et la nôtre, en flattant le talent, le noie et l’oublie. Comme dans toutes les sociétés construites sur des valeurs hiérarchiques, les usurpateurs essayent de faire passer pour hautes les basses, parce que les valeurs des usurpateurs sont toujours basses. Le talent, ainsi, dans un monde où le génie est discret et mal reconnu, se fait volontiers passer pour le génie.

J’ai aussi beaucoup insisté sur l’idée de monde comme création. A part chez les religieux, chrétiens en particulier (mais rien de chrétien chez Jünger), le monde est un embarras, parce qu’il est sensé être là, inexpliqué et inexplicable. Or le monde est bien une création de l’esprit, dans tous les sens du terme : idée dans une tête, idée de tout, tout en action (mais c’est l’esprit qui forme l’action), idée dans toutes les têtes. Il n’y a de monde que comme commodité conceptuelle et comme mouvement de la pensée prise dans un certain ensemble, celui qui représente la totalité. La totalité en tant qu’elle est médiatrice de discours et de pensée, est le monde.

Mais là où je diffère avec Jünger, c’est lorsqu’il pose cette création de génie hors du temps. J’ai au contraire tenté de montrer, toute ma vie, que le monde est le temps, sous une autre forme. Et même, parce qu’il est aussi le ici et maintenant, le monde est une obsolescence prévisible, une sorte de point d’exclamation dont l’utilité est relative et conditionnée. Comme préjugé, le temps a de bonnes chances de survivre au monde.

Pour le génie il en va de manière similaire. Le génie, je crois, fait quelque chose au temps (au contraire justement du talent, auquel le temps fait quelque chose). Il est une inflexion, un coude, un tournant, une violence au temps, quelque chose qui détrompe le caractère intact de son cours, quelque chose qui ressemble au célèbre saut qualitatif des dialecticiens, cet imprévisible accident au cyclique et à l’identique.

Sans doute le temps, lui aussi, est voué à disparaître. Mais faire le temps, la fin du temps, est plus inimaginable que faire le monde, la fin du monde. C’est peut-être d’ailleurs le génie qui mettra fin au temps ; mais peut-être pas. Et comment quelqu’un d’aussi peu génial que moi, pourrait-il proposer sérieusement une pareille prescience ? C’est à toi qu’il faut poser la question de la fin du temps.

Puisque le génie est une rupture du temps, il s’oppose assez fermement au temps cyclique par excellence qu’est devenu le quotidien. On trouve peut-être des parenthèses desséchées, désenchantées, mais c’est dans les parenthèses dégoulinantes de vie, musicales, qu’on trouve le génie. J’ai, par principe la conviction que le génie s’oppose au quotidien, comme l’intelligence s’oppose au monotone, ou la grâce au linéaire et à l’anguleux, ou encore comme toi tu contredis ce qui est laid.

Le génie cependant a cette particularité, toute aristocratique, d’échapper aux règles, et de ne pouvoir être régi ou régulé par des lois Le génie est libre par son inspiration, et rien ne l’enferme, sinon le caprice d’un moment ou la douceur d’une envie passagère. Fondamentalement transcendantal, il cultive le paradoxe par grâce, justement, et non avec système et avec intention.

Le quotidien est le reflet temporel de la misère, de l’ennui et de la soumission. J’ai depuis longtemps un grand mépris de cette partie asservie de la vie, que j’appelle la survie, et qui est la vie au quotidien. Pourtant, un quotidien m’intéresse plus que la vie de tant de talents, et même peut-être de quelques génies : le tien. Pourquoi ? J’y retrouve la pulpe de la vie, asséchée dans tous les quotidiens environnants. Pourquoi, ou comment est-elle venue là, je l’ignore, et je crois même, non sans superstition, que c’est l’une des rares choses que je gagne à ignorer. En quoi se manifeste-t-elle ? Mais justement, en tout, en tout ce que tu touches et qui devient intéressant, coloré, riche, et parfois très beau, alors que, sans ta signature, ta touche, ta belle caresse sur de tels instants, sur de telles choses, elles ne sont rien que désenchantement, misère, ennui, soumission.

Pour moi ton quotidien, si bien saupoudré de ta magie, est plus que survie. Et ne serait-ce que pour ce phénomène paradoxal il m’attire. Dans ce temps là, pour moi, il se passe toujours quelque chose qui porte au-delà des cycles imposés et des misères obligatoires. Même, du reste, ces cycles et ces misères se renient parce qu’ils sont tiens, parce qu’ils portent cet élégant je ne sais quoi qui m’émeut sans limites. C’est la première fois qu’un vécu quotidien me paraît d’être vécu, et hautement connu. Ta trace en efface toute trivialité.

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Est-ce que tu tombes pour t’empêcher de marcher vers notre quotidien enchanté ? Je voudrais bien sûr répondre : en aucune façon. Je trouve que tu tires sur ton corps, qui devrait seulement baigner dans les douceurs de l’adoration, tu tires trop sur ton corps ravissant, tu demandes trop à ton corps, tu présumes de ton corps. Il n’est pas aussi fort que toi, et il faut l’aimer mieux, ma Sophie, le ménager et lui donner plus de plaisir que de peine. Il faut respecter sa paresse, écouter sa fatigue, l’étirer, souffler comme une herbe au vent de printemps sur toute la longueur de sa soie. Donne un peu de temps à ton corps, s’il te plaît, corsète le moins dans la dureté de tes nécessités. Compte sur les autres, sur moi bien sûr, pour te soutenir, et reprends tes forces.

Je trouve que tu n’as pas de chance, en ce moment. C’est vrai qu’il y a une série mauvaise. Bien sûr il y a de la superstition à croire en des « séries ». Mais il y a une autre superstition qui joue contre celle-là, et qui l’excuse, sans pour autant qu’on souhaiterait qu’elle continue : mauvaise série, malchance, égale heureuse en amour. C’est l’idée qu’on paye l’amour au prix d’un malheur et que quand on souffre, on est racheté par le revers secret de la souffrance. Ce n’est pas qu’on croit à de pareilles irrationalités, mais elles sont agréables, comme l’ombre réflexive d’une lumière trop vive et le chatoiement des franges dans le rideau de perles.

Mais, d’autre part, est-ce que tu titubes d’un accident à l’autre pour éviter ce qui nous rapproche trop pour que ce soit compréhensible ? Est-ce que tu tombes pour moi ? ou parce que tu crains d’avancer vers moi ? Je n’en sais rien, mon trésor. Je ne sais pas pourquoi tu viens vers moi, avec cette générosité, cette grandeur, ce charme que tu déploies pourtant sans compter. Je n’ai pas encore osé te le demander, comme s’il ne valait mieux pas marquer là un temps d’ arrêt interrogeant, mais seulement jouir de ta présence, de ton incompréhensible gentillesse. Je prends. Et je ne pose pas des questions dont, à tort ou à raison, je crains qu’elle n’interrompent le flot de ta source, cet or chaud qui ruisselle sur moi comme sur Danaé. Donc je ne sais pas pourquoi toi, que j’aime, vient vers moi, toi qui ne m’aime pas, toi qui ne me demande rien, toi qui n’attend rien de moi. Et je n’ose toujours pas te demander ce qui, depuis nos parenthèses enchantées te donnerait envie d’avancer vers un quotidien enchanté, au point peut-être de tomber pour ne pas y parvenir.

Mais saches que, tant que tu accepteras que mon sang batte dans ton rayon de vie, je ne te laisserais pas tomber. Je saurais glisser mes mains sous tes aisselles, et je saurais toujours trouver ceux qui te guérissent, et je saurais toujours t’embrasser au moment où tu souffres, dans les lieux où tu auras le plus besoin d’un geste qui transforme l’hideur et la résignation. Je ne sais pas si nous aurons là un quotidien à la hauteur de ton enchantement, qui est bien le seul au monde, mais je sais que, tant que je pourrais te soutenir et t’entourer et te faciliter la vie, et que tu ne me rejettes pas, tu ne marcheras pas seule, comme le chante le kop de Liverpool.

     
             
             
             
             
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