l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

    S

                2008

             
             
             
             
             
      Note   09      
     

1984

     
             
             
             
             
             
             
             
     

1984 me paraît de plus en plus un tournant important, non seulement dans ce que j’ai commencé à écrire, mais dans ce qui se passe aujourd’hui entre nous. Je me pose d’ailleurs des questions sur le fait que cette année trouble prenne si peu de place dans le Laser azuré, et que j’ai pu te proposer de lire l’ouvrage sans l’événement essentiel qui s’est passé là.

Ce qui me paraît significatif, c’est que ces événements n’ont pas été dans les sensations extrêmes qu’il y a eu entre nous. Je veux dire que ce sont des moments forts, pour moi en tout cas (j’ai toute raison de croire que tu les as oubliés), mais ils n’ont pas la saillance de ce qui s’est passé avant, et en partie après. C’est en cela qu’ils me paraissent ressembler à aujourd’hui : sur l’échelle des émotions ce que je vis depuis deux mois n’atteint ni les cimes ni les gouffres que j’ai connus ; mais la qualité de l’émotion actuelle qui se maintient, parce qu’elle se maintient, et que je peux penser dans un équilibre et dans une perspective, est justement à cause de cela même, incomparable. Enfin, comparable précisément avec les cinq premiers mois de 1984, et dans une moindre mesure avec le trois derniers, racontés dans 1993. La seconde partie de l’année a été un retrait de la première, même si je suis tout à fait incapable de le vérifier, au fait par fait.

Je résume : il y a quatre événements très importants. Le premier est la fin de ce conflit qui avait duré plus d’un an. Que nous ayons pu nous parler, sans animosité, après cette désastreuse année, me paraît aujourd’hui un miracle presque aussi grand que celui de ta bienveillance à me rencontrer et à m’écouter, il y a deux mois. Et j’avais, au début de 1984, cette même incrédulité ravie qui ne me quitte pas non plus tout à fait aujourd’hui.

Le deuxième événement est que tu as décidé de me dire la vérité. Je ne me souviens plus très bien si c’était par rapport à un amant, dont tu as avoué l’invention, par rapport à tous tes amants, dont tu ne me laissais plus fantasmer la surpopulation, ou par rapport à la vérité en général. Au lieu de t’applaudir et de t’encourager d’une telle résolution, courageuse, je l’ai très mal pris : c’est qu’elle ressuscitait, à l’instant, de profondes souffrances, qui avaient donc été inutiles.

Le troisième événement est la dernière nuit que nous avons passé ensemble. Je rectifie tout de suite : nous avons encore couché une autre fois ensemble, toute une nuit, chez toi par al suite, mais il était entendu que je ne te toucherai pas. Mais cette nuit, qui donc était la dernière, la décision de ne pas te pénétrer a été prise vraiment si tard, que je ne parviens toujours pas à réaliser comment j’y ai effectivement résisté. Si ma volonté, une fois dans ma vie, a été plus forte que tout mon être, c’est à ce moment là, redoutable et amère victoire de la pensée sur le corps.

Cette phase de notre relation a duré quatre mois. Une lente, mais constante dégradation s’est glissée à travers les impossibilités ainsi érigées entre nous. Je crois que nous n’avions pas conscience de cette courbe, conséquence de choix noirs, lorsque, une ou deux fois par semaine, nous nous rencontrions. Le moment le plus important de toute cette période, pour moi, se situe à la fin.

C’était une première histoire de mousse au chocolat entre nous. Tu m’avais invité à manger ce dessert, qui même indépendamment de toi, est mon préféré de toujours. Puis, au dernier moment, sans que je sache pourquoi, tu avais réduit cette invitation, en avançant ou en limitant la durée de la rencontre par avance, je ne me souviens plus. J’étais venu chez toi, à Rambuteau, c’était un dimanche soir, et tu m’avais reçu maussade. Tu n’avais pas fait de mousse au chocolat, ni rien d’autre. Tu préférais que je parte. Tu ne pouvais pas savoir combien cette succession de restrictions perfore et étrangle. Je suis parti, mais je ne voulais pas, et je crois que je ne pouvais pas, te rendre ton temps. Arrivé chez moi, je t’ai appelé. Je crois que nous avons parlé plus de deux heures, mais en toi, qui écoutais pourtant, qui répondais, qui participait, qui étais beaucoup plus présente que lorsque nous venions de nous voir, il y avait une sorte de distance métallique infranchissable. Et moi, je contournai, je bousculai, j’argumentai pour trouver une entrée dans ton être magnifique qui passait en revue en entier, me laissant admiratif malgré la dureté, l’indifférence, et l’obstination dans le mépris. Mais pourtant il y avait aussi cette douceur qui aujourd’hui s’est rallié à la gentillesse et se drape de générosité, il y avait cette finesse d’esprit, attentif, enveloppant, il y avait toi, ton corps, dont j’imaginais la moindre ondulation, ennuyée, impatience refrénée, hésitations parfois, réflexion même intense. Et comme les quatre mois écoulés avaient été une lente pente, les deux heures au téléphone le furent, à leur tour

Je crois que, tout d’un coup, au détour d’une longue phrase dans les parenthèses de laquelle tu t’amusais à trébucher, je t’interrompis. J’ai dit ton nom, tu t’es tue, il y eut un silence d’un siècle, pendant à peu près quatre à six secondes, et je t’ai dit « je t’aime ». Puis j’ai raccroché.

C’était la première fois de ma vie que j’ai dit « je t’aime », en comprenant ce que cela voulait dire, en l’associant à quelque chose qui véritablement se passait, en sanctionnant un phénomène qui était en moi, qui vibrait de mon vécu. J’ai été si surpris de cette révélation, qu’elle a fonctionné comme ces vieilles escarpolettes, dont le recul envoyait valser le tireur à trois mètres. Pour moi le recul a duré cinq mois. Pendant cinq mois, je ne suis pas allé vers toi. C’est une période mémorable, parce que c’est la seule fois, depuis 1973, qu’il y a eu entre une interruption de relation qui n’était pas imposée par toi. Je serais surpris que tu te souviennes de cet intervalle si extraordinaire pour moi.

J’étais dans la stupeur de cette compréhension si étrange. A mon corps défendant, j’avais dit à une femme « je t’aime ». Moi qui avait toujours soutenu, avec véhémence, que l’amour n’existait pas, je nommais ainsi un processus qui était en moi. Il y avait principalement de cet aveu, une reconnaissance de tort, seulement implicite sans doute, mais c’était une profonde remise en question.

Car aujourd’hui, en 2008, je vois bien que ce que je combattais en 1982 et 1983, en te suivant dans la rue, en te volant ton courrier, en t’insultant, le couteau dans la poche, c’était justement ce phénomène, c’est l’amour que je combattais, et pas seulement l’amour précis et circonstancié que j’avais pour une jeune femme ravissante, mais ce que représente l’amour pour un être humain qui le vit. Je combattais la perte de pouvoir, la perte de contrôle, je combattais le profond déchirement que ta magnifique personne avait introduit en moi. J’essayais de me défaire, par tous les moyens, de l’orientation impérieuse que ta pensée avait imposée à la mienne, j’essayais de nier qu’une telle atteinte à l’individu et la personnalité puisse se produire, en tout cas en moi.

Reconnaître que je t’aime a initié un renversement qui est en cours d’aboutissement aujourd’hui. D’abord, comme j’accepte ainsi ce phénomène, je n’ai plus besoin de le combattre, ce qui veut dire que je n’ai plus besoin de te combattre. L’envahissement d’un humain par un autre ne me paraît pas d’abord une infirmité, mais une extension ; la dignité change de sens quand elle n’est plus réduite à la dignité de l’individu, mais quand c’est celle de l’autre qui vous donne la vôtre.

C’est notre réconciliation de janvier 1984 qui m’a permis de dresser, quatre mois plus tard, le constat que je t’aimais, véritablement, et que ce mouvement incroyable qui se produisait en moi, qui nous avait rendu ennemis, est un mouvement bien connu du genre humain, et si mal connu de notre époque. Il m’a fallu du temps, comme tu sais, pour revenir complètement de ce renversement de 1984. Mais cette longue remontée de pente, dont le sommet est ton estime est proportionnelle à la puissance de la déflagration. Car si le recul de la prononciation, consciente, du je t’aime, a duré formellement cinq mois, le recul du fait de t’aimer, a duré vingt six ans. Et, inversement, c’est à cause de 1984 que je suis en mesure aujourd’hui te paraître à tes yeux en amoureux, mais en allié, en ami, et non en ennemi, et que tu peux entendre cette incroyable phénomène qui ne m’est jamais arrivé que par ta grâce.

     
             
             
             
             
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