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Ceci est un conseil difficile. D’abord, j’essaye de faire la part des choses à l’instinct, dans une matière qui est libre et sauvage, et où par conséquent les risques d’erreurs sont grands. Ensuite, c’est un conseil très grave, qui rompt avec le ton que nous avons installé entre nous ; j’espère, sans trop y croire, que mon sérieux ne te paraîtra pas déplacé, et que tu considéreras tout de même, avec un même sérieux, ce que j’écris ici. Ce conseil me coûte très cher, il est très précieux, et je n’en est pas donné de meilleur. Enfin, ce conseil n’est pas un conseil d’ami. Dans les conseils d’amis, la preuve d’amitié domine le conseil, ici l’importance du contenu domine la nature de la relation. D’ailleurs, même si une forme d’amitié fait timidement son apparition entre nous, ce n’est pas le mode de relation principal de notre si brève et étrange relation, ni pour toi, ni pour moi. Ce que je te propose ici est un conseil qui est dans mon intérêt d’abord, et conséquemment dans le tien. Je cherche à avancer dans le projet dont tu es le cœur et la matière, et auquel je voudrais tant gagner ta participation. Je cherche à dépasser les limites de la situation dans laquelle je me trouve par rapport à toi. C’est l’orientation, fort problématique, de ce conseil. Voici donc :
Vas chez Olivier, ma Sophie. Prends tout ce dont tu as besoin. Donne tout ce dont il a besoin. Epuises la sensation de ton ventre. Ne retiens rien : crie, hurle, pleure, jouis. Quitte le sur les genoux. Rentre chez toi. Reste ouverte à tout ce qu’il te dira. Réfléchis. Parles-en, prend conseil. Avec moi si tu veux. Avec d’autres si tu préfères.
Quand tu seras régénérée, retourne voir Olivier. Prends tout ce dont tu as envie. Donne tout ce dont il a envie. Va au-delà delà de la sensation de ton ventre, et du sien. Découvre les poches cachées de ton corps, de ton imagination. Epuise les aussi. Evide tes fantasmes. Crie, hurle, pleure, jouis, ris. Sors de chez Olivier sur les rotules. Rentre chez toi. Reste ouverte à tout ce qu’il te dira. Elargis au maximum l’horizon qu’il te dessine. Réfléchis. Ne prends pas conseil, n’en parles à personne qu’à toi-même.
Il y aura là un moment crucial mais imperceptible. C’est un choix décisif, pour ta vie (pour celle d’Olivier, pour la mienne). Si ton ventre veut retourner vers lui, méfie toi de ton ventre. Ce dont je parle est maintenant au-delà du cul et de la tête, comme Olivier doit commencer à le savoir, même s’il ne le formule pas encore, parce que par la formule tête + cul il sait qu’il peut t’attirer.
C’est le moment, ma Sophie, où tu peux te trouver au bord du précipice, et où il faut te demander si tu sautes, ou non. Selon ce que tu me laisses entendre, Olivier est déjà au-delà de ce bord. Il me semble être rentré bizarrement dans le précipice, en glissant. Je ne savais pas qu’on pouvait entrer autrement qu’en sautant. Je crois qu’il a les pieds dans le vide, mais une main accrochée dans notre monde. Il pend, instable, et il attend que tu prennes cette main accrochée, et que tu l’emportes dans le vide en sautant. Il n’est pas sur de pouvoir remonter dans notre monde par la force de son bras. En regardant le précipice, – c’est toi –, il a le vertige. Moi aussi. Il souffre. Moi aussi.
Ma Sophie, si tu arrives dans cette situation, s’il te plaît, prend la main d’Olivier et saute. Pars avec lui dans une île déserte pendant six mois. Perds toi. Oublie tout : moi, les Schtroumpfs, Alice et Quentin, l’appartement de Montpellier, Véronique et Christian, Daniel et Hans, ton père et Nathalie, et la cousine, et Loïc et Philippe, tout, et les faiblesses de ton corps, et les faiblesses de ton caractère. Perds toi vraiment. Le monde dans lequel tu vas sauter, c’est Olivier. Il faudra donc, à ce moment là, qu’il soit suffisamment grand pour te contenir, pour flouter tout ce qui n’est pas sur votre île. Il faut qu’il soit suffisamment grand pour que tu t’aperçoives petit à petit qu’on tombe mais qu’on ne s’écrase pas au fond, parce que le fond est au-delà de soi, parce qu’on contribue, à juste titre, à le repousser. Il faut parfois s’empaler contre des parois et alors seulement éviter de mourir. Il y a des risques d’étouffement, et il faut alors non pas fuir, mais jouer des poumons ; il y a des risques de folie furieuse, qui sont malheureusement justes, il faut les circonscrire, comme on peut, si on peut ; il y a des risques de détresse insupportable et de solitude irrémédiable, il faut aussi traverser ces puissantes illusions qui peuvent submerger. Mais le voyage, ce voyage là, est le seul qui vaille : c’est un paysage superbe, c’est une sensation comme on ne sait pas en fabriquer, c’est un chant, c’est un long rouleau de pensées riches, gratuites, qui seront toutes perdues, sauf le un pour cent que tu pourras noter. C’est un voyage dont très peu de partants reviennent, et jamais indemnes ; mais tous ceux là, j’en ai rencontré quelques uns, ont cette pitié incommunicable, pour tous les autres, tous ceux qui n’ont pas connu cette folle dérive, cette dérive dans la folie, dans la perte de soi, dans l’autre. C’est la vraie vie. C’est l’Entfremdung de Hegel, telle qu’elle est devenue ce que nous appelons l’aliénation, et qui pour Hegel était réalisation (c’est seulement avec Marx et Feuerbach que l’aliénation est apparue, injustement, comme un mal). C’est à la fois le secret et le mirage de la réalité. C’est l’horizon de l’homme, très loin de nos vies quotidiennes, un horizon très ambitieux qui irait si bien à ta grandeur princière, ma Sophie.
Si tu fais ce grand voyage où l’on ne craint plus la mort, et où on risque effectivement de la rencontrer souvent, tu vas beaucoup souffrir et c’est pourquoi je suis partagé à te le conseiller. Mais cette souffrance-là, c’est celle dont on ne veut pas se passer, même quand elle est insupportable, même si on en connaissait le remède. Donc, oui, je te le conseille : vas-y, saute, développe ton voyage, vraiment le tien, souffre, et reviens, si tu peux, si tu veux, six mois, vingt ans, deux mille ans plus tard. Le monde et moi, nous avons besoin de ta beauté. Elle est là.
Si tu ne sautes pas pour Olivier, Sophie, tu ne souffriras pas et moi un peu seulement, et durablement. Mais si tu ne sautes pas, rompt avec Olivier. Lui va souffrir beaucoup, et il vaut mieux, dans ce cas, une fin effroyable qu’un effroi sans fin. Fais confiance à mon expérience. Assume avec le courage que je te connais cette trace indélébile, cette plante vivace que tu laisses dans les hommes qui se sont brûlés pour toi. Tu n’est pas seule responsable de l’amour que nous avons pour toi, mais tu en es responsable aussi. N’amuses pas Olivier de Christophe et Christophe d’Olivier. C’est un jeu d’autant plus cruel qu’il est vain.
Pour moi, de toutes façons, la souffrance sera ma compagne, ta déléguée dans mon cœur et dans mon esprit. Je la connais bien, cette violente ennemie, qui croit, non sans raison, gagner à chaque jour comme si chaque jour est une nouvelle partie. J’aime mieux la voir venir, je m’organise mieux quand elle arrive par devant, comme avec ce que tu m’as dit d’Olivier. Et avec ce que je te conseille de faire, je la double, et je l’attends, au croisement des chemins, là où elle abat sa foudre. Mais au fond, elle sait que je ne crois pas qu’elle l’emportera. Car ce que je vise, en toi, avec toi si tu voulais, est très au-delà. Je suis beaucoup plus ambitieux que les hommes ordinaires. Je voudrais que tu comprennes, avec ton corps, avec tes tripes, avec ton cul et ta tête, mais aussi au-delà, de quelle ambition démesurée est drapée l’immense inclination auquel s’est ouvert ton champ si généreux, si vaste. C’est une visée bien hors du commun, je ne crains pas de paraître ici fort prétentieux.
Alors, la souffrance est une familière de cette longue route déserte et bosselée. Si je ne pouvais pas souffrir pour toi, alors pour qui, pour quoi pourrais-je souffrir ? Est-ce que notre vie doit être une succession de médiocres conforts ? Non, n’est-ce pas ? Alors, quand on veut aller loin, quand on est ambitieux, quand on désire atteindre ta limite, il faut souffrir beaucoup. On arme son courage et sa volonté, et on plonge à nouveau dans le monde délicieux, immense, hautement spirituel de Sophie W.
A un Olivier tu peux montrer ce que j’ai écris sur toi. Il y trouvera une identité. Il y trouvera aussi sa différence. Il doit presque être capable de comprendre ce que je dis, maintenant ; et par lui, et par là, et si tu suis mon conseil, alors je serais fier et reconnaissant que tu comprennes, à ton tour, ce discours dont tu es la substance, l’esprit et le but. |
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