|
|
|
Après quatorze années de silence complet, et vingt trois années qu’il n’y a plus eue une parole amicale entre nous, j’ai appelé Sophie, la femme que j’aime, le mardi 23 avril 2008. Notre conversation téléphonique alla plus loin que ce que j’espérais puisque Sophie m’accorda un rendez-vous pour le samedi suivant, le 26 avril. Elle s’excusa de ce délai court par l’état très grave de sa mère, à laquelle elle voulait rendre visite à Montpellier, dès que possible.
Le vendredi 25 dans l’après-midi, ma compagne Agnès reçut un coup de fil du concierge de notre ancien appartement, qui lui apprit que mes sœurs cherchaient à me joindre pour que je puisse rendre visite à notre mère, hospitalisée dans un état très grave à Munich. J’ai rompu avec mes sœurs en 1976 et 1982 et j’ai refusé de voir ma mère depuis 1993. C’est parce qu’elle connaissait mon adresse précédente que, en déménageant, nous n’avons laissé qu’un numéro de téléphone à ce gardien d’immeuble, qui est un homme sûr. Il laissa également un numéro de téléphone où je pouvais joindre une de mes sœurs pour qu’elle m’indique l’hôpital où on allait transporter notre mère.
Le samedi 26 au matin, alors que fiévreusement je me préparais à la rencontre tant attendue avec Sophie, elle m’appela en larmes : sa mère est morte ce matin-même et elle, sa fille unique, ne l’avait donc pas vue avant le décès ; la culpabilité était palpable dans son désespoir. Comme son chagrin s’infiltre toujours avec beaucoup d’empire en moi, j’essayai de la réconforter en lui annonçant la symétrie de nos situations. « On vient de m’annoncer que ma mère est dans le même état que la tienne », dis-je avec une maladresse singulière, puisque je disais ainsi que ma mère était morte, alors que j’étais encore dans la situation de la veille, où nos deux mères étaient dans un état grave. Sophie devait se rendre d’urgence à Montpellier, et notre entrevue était reportée sine die.
Pour compléter la problématique je dois dire que Sophie est elle-même mère de deux enfants ; et que, la premier signe d’elle que j’avais perçu après une si longue interruption, en janvier 2007, était un message signé de son prénom et nom sur le blog d’un médecin-écrivain du nom de Christian Lehmann en réponse à une annonce que cette auteur avait fait publiquement sur la mort de sa mère un mois plus tôt : Sophie lui présentait de vibrantes condoléances. D’après ce que je pus découvrir ensuite, ce Lehmann habitait à cent mètres de Sophie, dans la même banlieue éloignée, et je supposai qu’ils devaient se connaître. Il était d’autant plus surprenant de prendre connaissance de ces condoléances par voie de blog.
Entre ses larmes, Sophie me demanda si j’allais aller rendre visite à ma mère. Je lui répondis : probablement, oui. Ma réflexion du vendredi après-midi m’avait poussé en ce sens, parce que Sophie allait rendre visite à sa mère, et que je voulais rendre plus flagrante l’étonnante symétrie des situations. Mais la mort de la mère de Sophie bouleversa le problème. La symétrie en effet était détruite. Si j’allais rendre visite à ma mère, je faisais exactement ce que Sophie se reprochait actuellement de n’avoir pas pu faire, sauf si ma mère était également morte entretemps. Et ma démarche accuserait encore davantage ce qu’elle semblait vivre comme un manquement.
Mais j’avais une autre raison, bien plus forte d’aller voir ma mère, et qui était également tournée vers Sophie. En cherchant son adresse, pendant deux décennies, je m’étais toujours dit que j’avais besoin de cette adresse pour une seule chose que je ne voudrais pas mettre en péril en m’en servant autrement, et qui était que, comme j’avais la profonde conviction de mourir avant elle, je pourrais alors la faire appeler pour la voir une dernière fois avant ma propre mort. C’était là un horizon de vie, certainement très idéalisé, mais assez ancré. J’imaginais en termes assez dramatiques cette ultime rencontre où, émue, elle me pardonnait tous les torts qu’elle m’avait attribués.
A cette projection s’opposait mon désir de soutenir la Sophie d’aujourd’hui, le jour de la mort de sa mère. Et la première tendance était de l’aider à combattre sa culpabilité. C’était donc de ne pas aller rendre visite à ma mère peut-être mourante pour lui démontrer quand l’occasion se présenterait qu’elle n’avait elle-même commis rien de répréhensible en n’étant pas au chevet de sa propre mère, au moment du décès. Mais cette réflexion de solidarité n’était pas si limpide. Agnès me fit en effet remarquer que Sophie pouvait plutôt considérer comme un désaveu de sa propre façon d’agir, celle qui consisterait à ne pas aller voir ma mère. Et elle ajouta que Sophie étant mère, il était fort probable que cette fidélité filiale lui tint davantage à cœur qu’un acte qui en était la contradiction pour l’aider à la déculpabiliser.
C’est à ces hypothèses que je me mis à réfléchir, dans une discussion avec Agnès, pendant la soirée du samedi 26 avril, alors qu’en fin d’après-midi même j’avais voulu rendre visite à notre ancien gardien d’immeuble pour obtenir la possibilité de rendre visite à ma mère. J’hésitai fortement d’appeler ma sœur, si fort d’ailleurs que je masquai mon numéro de portable pour pouvoir appeler en ne laissant pas ce signe pouvant m’identifier. Mais la discussion qui s’en suivit modifia cette attitude.
La question était celle de la légitimité d’aller voir un mourant, et en particulier un mourant avec lequel on a rompu. La demande de mes sœurs émanait certainement du désir de ma mère. Je le comparai au désir de voir Sophie, sur mon lit de mort, avant le mardi précédent, qui avait, en quelque sorte annulé notre rupture. Il semblait que c’était la compassion qui porte un tel geste. C’est, de plus, une compassion exceptionnelle, parce qu’elle précède l’irrémédiable, qui en fait un geste unique. La dernière volonté du mourant est une demande exceptionnelle : le condamné à mort a droit à son repas préféré, à une cigarette. Cette offrande peut être en contravention avec le règlement voire avec la loi. La mort justifie l’exception, comme cette exception justifie la règle. En effet, cette exception là n’efface pas la règle.
Ce qui est étrange dans cette affaire, est que je dispose de plusieurs angles pour l’aborder. Je suis moi-même un humain qui perd sa mère ; l’humain que j’aime perd sa mère ; et je peux moi-même me projeter dans le mourant dont le vœu exceptionnel doit être exécuté. C’est ce dernier qui prit la parole. En effet, tant que Sophie avait rompu avec moi, et que je ne pouvais pas la joindre, ou avec de grandes difficultés, j’aurais certainement soutenu que la règle absolue devait être le respect de la volonté du mourant, dont j’aurais alors mis en avant le caractère iconoclaste, dérangeant et pourtant bienfaisant, pour les survivants. Mais j’avais appelé Sophie avant ma mort, elle avait accepté de me voir, allant d’un seul coup de fil plus loin que ce dont je rêvais pour mon lit de mort. Ce surcroît de perspective me montra alors mon exigence de mourant d’un autre point de vue. Si j’étais effectivement sur mon lit de mort, et que Sophie venait me voir, j’aurais connu la formidable joie, intense, intérieure, douce et chaude qui a suivi notre contact du mardi 22. Mais rien qu’à voir comment mes attentes par rapport à elle avaient évolué depuis mardi, je me dis que si la rencontre à mon chevet de mort avait eu lieu une semaine avant le décès, mon attraction pour elle aurait immédiatement transformé sa visite en une première visite : j’en attendrais aussitôt une suivante, puis une autre, etc, et avec des contenus qui pouvaient aller vers d’autres espoirs, donc d’autres exigences.
Il m’apparût donc que la dernière volonté est une idée globale vue de loin. Mais de près, la dernière volonté est beaucoup plus difficile à capter. Ni le mourant, ni le sollicité ne savent quand le premier va mourir. Si l’on ne voit pas le mourant au moment de sa mort, on manque littéralement sa dernière volonté. Suzy, une vieille amie de quatre vingt six ans est morte en mars 2008. Agnès allait la voir au moins trois fois par semaine. Moi, je ne l’avais pas vu depuis six mois, quand nous sommes allés lui rendre visite tous les deux, à l’hôpital, le jour de son anniversaire, un lundi. Elle était contente de me voir. Elle est morte le surlendemain, mercredi. Je m’en suis voulu de ne pas lui avoir rendu visite mardi, comme si j’avais manqué à ce dernier moment, parce que d’autres personnes lui ont fait cette visite. Agnès s’est sentie quitte, parce qu’elle lui avait donné parole de venir la voir le mercredi, et que le respect de la parole était un pacte fort entre ces deux femmes.
Au moment même de la mort, il n’y a pas de dernière volonté. Le mourant est toujours seul, et il me semble, toujours insatisfait. J’avais l’impression qu’il tend, systématiquement et logiquement à vouloir faire de l’acte d’exception une jurisprudence, et de développer, jusqu’au fond de l’insatisfaction, un raisonnement de vivant qui le pousse à projeter, à construire, à établir des actes selon ses intérêts. Je me posai la question de la réaction de ma mère, dont l’état m’est inconnu, mais grave, si j’allais le voir en même temps que Sophie allait à Montpellier : si je lui rend visite, mais qu’elle ne meurt que dans un mois, ne trouvera-t-elle pas plus cruel que je ne lui accorde qu’une seule visite, un mois avant la fin plutôt que de confirmer, jusqu’au bout, la rupture entre nous, qui peut constituer une sorte d’échec pour elle. Je crois qu’il sera plus dur, dans ses derniers jours, de constater que peut-être je m’acquitte seulement, pour soulager ma conscience, ou pour me convaincre de quelque humanité, d’une visite un peu solennelle, plutôt que de ne pas même enclencher une rédemption sans lendemain. Car le lendemain de la rédemption ouvre du possible bien plus impérieux que la rédemption rêvée, et la tenaille de l’urgence et de l’ampleur de ce possible est bien plus rude que la froide distance.
Je crois que la culture, le cinéma et la littérature, nous ont gavé d’exemples où la rédemption permet une mort différente, et après la réconciliation on voit le mourant heureux expirer dans les bras de celui qui vient d’accompagner dans un apaisement auquel nous aspirons tous, une paix définitive. On a pu instiller si profondément cette idée romanesque parce que d’une part c’est celle que nous voulons entendre, et d’autre part nous ne voulons réfléchir sur ce qu’elle dissimule. Mais dans les faits, je crois que cette représentation idyllique est très chrétienne, et surtout qu’elle déforme en se l’appropriant l’expérience de la mort. Ma conviction que le mourant souffrira plus d’une telle paix n’est pas non plus vérifiable, parce que la mort est une expérience non communicable. C’est donc dans la probabilité que je dis que je mourrai plus heureux ou apaisé ou tout ce qu’on voudra de bien, si on m’annonce l’arrivée imminente de Sophie, que si je suis, une dernière fois contraint de supposer son départ, ou même de le subir. Mais même cela est loin d’être certain. La réconciliation comme situation d’exception, l’accompagnement de l’autre jusque dans la mort, montre seulement la place mythique que nous attribuons à la mort.
Car qu’est-ce qui justifie l’exception de la mort pour le non mourant ? C’est seulement la compassion et la culpabilité par rapport au mythe de l’apaisement du mourant, de son accompagnement « heureux » comme une obligation. C’est parce que nous croyons que la grande réconciliation, le grand pardon, nous permettra une meilleure mort que la permanence du conflit que nous nous sentons dans l’obligation de l’accorder aux mourants. C’est donc notre propre faiblesse, notre flou judéo-chrétien, qui détermine un choix partagé par tous, mais qui me paraît, plus j’y pense, entièrement injustifié. |
|
|
|