l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

    S

                2008

             
             
             
             
             
      Note   04       
     

Introduction

     
             
             
             
             
             
             
             
     

1. Il y a quinze ans j’ai commencé à canaliser la plus étrange, immense et impérieuse attraction que j’ai rencontrée en lui donnant une forme et en ordonnant son contenu dans une cathédrale de l’esprit, un écrit.

Cette thérapie de fabrication d’allumettes pour soigner le pyromane que j’étais a d’abord pérennisé le goût de l’incendie et la fascination pour la flamme ; mais elle lui a aussi donné un objet, un terrain d’activité contrôlé, un champ où la pensée battement de cœur rencontre son propre écho, un lieu singulier, de mémoire et d’oubli, où l’on brûle pour vivre, sans tuer. Si l’écrit engage par ce qu’il rend définitif et public – j’ai toujours un grand respect de la parole – il mute aussi les grands courants de nos folies, et, de ses multiples confluents, transforme des hypothèses en certitudes et de vagues grondements de tambour en récits, accessibles à la postérité, dressant des statues irréversibles de nos laves qui refroidissent si mal alors qu’elles coulaient pour aller plus loin.

En quinze ans, on peut écrire beaucoup. J’ai beaucoup écrit. La part de l’œuvre ci-jointe est faible dans la quantité de mes ouvrages, mais c’est le texte le plus long. Même si d’ordinaire je réfléchis beaucoup avant de m’exprimer, c’est celui qui a été façonné sur le temps le plus long. Ensuite, ce sont les conditions dans lesquelles je me suis placé pour l’accomplir qui me paraissent uniques : c’est deux ou trois mois par an, chaque année, contre dix mois de vie autre, avec d’autres combats, d’autres écrits. C’est toujours au loin, avec une impatience mesurée, dans un état d’esprit à part du monde, tout dans une concentration grandissante sur son propos que ce texte-leitmotiv a été composé à Lisbonne, Madrid, Berlin, Florence, Seattle, Chicago, Philadelphie, Buenos Aires, Shanghai, Pékin, en des immersions toujours intermittentes, dont chacune était trop courte, mais qui, dans la différence de ses décors urbains formaient une unité de tension, de soulagement, de réflexion, de transport, non urbain. La finesse des émotions s’est plu dans cette distance si grande à l’admirable objet dont l’écrit travaillait l’extériorité. Pendant quinze ans, chacune de ces retraites a été une offensive, et j’y ai connu une intimité d’une douceur et d’une grandeur que j’ai essayé d’exprimer, et que je souhaite à tous ceux qui sont humains.

Pas seulement par son nombre de pages, cet écrit déborde largement le cadre d’un simple récit, ou d’une opportune analyse. S’il est lu un jour, il ne sera pas cru le livre d’un jour. S’il est relu le lendemain, il le redevient, gagnant une improbable contemporanéité. C’est une œuvre qui ne trouve des limites que dans la pudeur, dans le temps de la réflexion, trop court, toujours trop court, et dans le goût de l’aboutissement, qu’il ne rapproche pas davantage qu’il n’éloigne, malheureusement. Mais l’œuvre dépasse le cadre d’une relation simple et si intense entre les deux acteurs qui en sont les personnages principaux. Et le véritable héros, de ce fait, n’est pas l’aimée, qui en est le créateur, ni l’amoureux, qui est l’exécutant hanté, mais la sphère étonnante que la première a installé dans le second, qui l’a gardée, honorée, trop souvent adorée. Cet implant, où chacun des deux protagonistes a cru voir l’autre, alors qu’il n’y est que réfléchi, n’est pas une particularité de ces deux personnages. C’est pourquoi il mérite, à mon sens, d’être connu en dehors d’eux. Ce livre devra apporter à d’autres cette étrange ouverture qu’il consigne ; mais il sera aussi la postérité des deux personnages principaux, dans leur nudité légèrement voilée, dans leurs cris et leurs silences.

Car la vérité du fond ne pouvait pas s’extraire sans la vérité la plus formelle. Comme dans mes autres livres, je présuppose que les faits ne sont pas connus, et que leur sens ne peut se concevoir qu’à travers leur récit. Comme les dix mois de l’année qui enveloppent les deux mois qui échappent au cycle des années, le récit, nécessairement subjectif, n’est donc pas l’essentiel, mais il prend la plus grande place, et sa vérité est garante de l’abstraction qui en jaillit. Compte-tenu du mode de pensée qu’impliquent ces faits là, j’ignore dans quelle mesure ils sont accessibles à ceux qui n’en ont pas vécu les péripéties. A l’exception de deux extraits, dont un a été publié, en effet, personne n’a encore lu le moindre mot de cet épanchement constructif, dont l’architecture est elle-même encore inaboutie. Que les longs flots d’événements, que seuls une intarissable insatisfaction rend primordiaux, soient compréhensibles, intéressants, je n’en sais rien. J’ai sacrifié l’attractivité du récit à sa vérité, encore une fois, parce que c’est la vérité qui permet d’aller au-delà du fait et de parvenir à l’idée.



2. L’ouvrage est loin d’être fini, je l’estime tracé, et rédigé environ aux trois quarts. Je ne m’interdis cependant aucun bouleversement complet, qu’un point de vue supérieur, se manifestant soudain, pourrait exiger. Dans la présentation actuelle, il n’est pas relu par le moindre correcteur, donc sans doute plein de fautes. Il s’agit là d’une ébauche.

Les quatre volumes, eux-mêmes ne correspondent pas à l’organisation finale de l’ouvrage. Ce sont des divisions de circonstance, qui ont combiné l’état actuel de l’achèvement du manuscrit, les conditions d’éditions de l’actuelle présentation provisoire, et quelques autres réflexions.

« Madrugada », en espagnol, désigne une période de temps qui n’a pas de traduction en français : elle va de minuit au lever du soleil. 1973 était initialement une introduction, qui est maintenant trop développée pour ces courts textes qui préfacent les œuvres, mais un peu trop peu développée pour être tout à fait à égalité avec les autres divisions de ce long jour sans soir. Le volume est complété par ce qui est la conclusion de l’ouvrage en entier, TO rit de l’amour, où TO est la téléologie ouverte dont le rire n’est point sarcastique. De le réunir avec 1973, qui est un lever, éclairait la madrugada des lumières conclusives du coucher. Il faut le lire après le quatrième volume. Le mieux est de le lire cette théorie difficile deux fois : juste avant 1982 et au bout de 1994.

« Urgrund » est le fondement en allemand, et même, traduit littéralement, le fond originel. C’est un des mots les plus sombres et les plus graves de la dialectique allemande. C’est le cœur de l’ouvrage, la partie centrale, celle où les faits expliquent le mieux le phénomène qui en est l’objet. Je n’ai nulle part tutoyé plus librement les abîmes et les cimes.

« Dukkha » est du sanscrit et signifie « un ensemble de mots incluant : souffrance, chagrin, affliction, douleur, anxiété, insatisfaction, inconfort, angoisse, tension, malheur et aversion. ». Il est un peu arbitraire d’avoir lié la deuxième partie de 1982 à Dukkha, et non à Urgrund. Il y a des arguments pour les deux. Si 1983 est terminé, il reste encore à restituer 1984, qui n’est qu’ébauché et qui mériterait autant et aussi peu que l’automne 1982 le titre du volume.

« Amok » est un comportement spécifique aux anciennes peuplades de l’Océan indien. C’est, après une longue période de catatonie, une course folle, qui souvent se termine dans la mort. Un roman de Stefan Zweig porte déjà ce titre. L’amok de 1993-1994 s’est joué sur deux plans, l’un seulement figure pour l’instant dans l’ouvrage.

Cette dernière partie a été écrite en premier, et j’ai hésité à la proposer comme une première partie, suivie, chronologiquement, des trois autres. Son mode est différent, puisque c’est une longue lettre sans apostrophe (j’ai un grand mépris des conventions épistolaires).



3. Du public, j’ai une vision ambivalente : je l’ignore et je suis à son service ; c’est un monstre et un ami ; c’est une terrible contrainte et une merveilleuse délivrance. Je crois que cette série de contrastes illustre la diversité des publics auxquels je suis confronté. Je vais les synthétiser en deux grands groupes.

Le premier est le vaste public actuel, anonyme. C’est tout le monde et personne. Mais c’est moi aussi, dans mes indifférences pressées, dans mes jugements hâtifs ou au contraire dans mes attirances subites, puis prolongées. Ce grand public-là est cependant surtout inculte et ignare, houleux, il aime mieux être flatté que dérangé, et il est prompt à la médisance.

Tous les journalistes, tous les spécialistes actuels de toutes les matières dont je traite font partie de ce grand public dont je rejette toutes les avances et toutes les expertises que je crois trop courtes, trop basses. Le lien commercial avec ce public m’est pénible, et il entache pour moi toute expression qui va au-delà de cette contrainte, de fausseté.

L’autre pôle du public, celui auquel je tente de m’adresser est d’abord un niveau d’exigence. Il s’agit de quelques grands esprits passés, et de leur figure miroir dans l’avenir. Je dialogue avec eux. Je me demande : que dirait Vico de ce chapitre, qu’en penserait Shakespeare ? Et ici, Proust s’arrêterait-il au style ? Et là, Hegel ne contredit-il pas déjà, en s’appuyant sur celles de ses prémisses que j’approuve, cette idée que je pensais neuve ? Avec ce petit cercle silencieux mais éloquent, je m’entretiens, je me jauge, je joue, mais je rature aussi, je tente, avec ma mauvaise foi coutumière de profiter de cette galerie non vivante, pour diminuer l’exigence de mon discours ; et parfois, leur silence réprobateur, et la découverte de leur texte me fait taire à mon tour, dans une réflexion qui doit donc s’appuyer plus loin, tisser mieux, tenter encore en sachant le caractère provisoire de chaque nouvelle proposition à ce comité de lecture si difficile.

Dans cet ouvrage-ci, cependant, la structure du public est toute différente : il n’y a pas la foule, les grands plumes du passé et du futur sont restées quelque part loin derrière, là où est allé trempé la mienne il n’y a personne. C’est parce que cette encre est la substance d’une autre personne, et que cette substance coule en moi, tour à tour glaçante et bouillonnante, que le public n’est plus que cette personne, cette puissante source d’inspiration.

Ce public, ici, n’est pas tout, car l’ouvrage est fondamentalement destiné au vaste public anonyme, un jour. Mais il y a une personne unique qui peut décider, avec moi, de ce qui arrivera au vaste public. Tous deux nous avons le droit de censure. Et aucun n’a le droit de publication sans l’accord de l’autre, tout au moins de nos vivants. Ce public unique et primordial, préalable à tout autre public, est donc le destinataire principal de cet ouvrage, qui se meut encore, assez loin de son achèvement.

Si ce public exception sait ainsi se tourner vers l’usage de l’idée, j’attendrai plus de lui. Je voudrais qu’il s’empare du récit, et le vérifie. J’ai trop peu confiance dans le détail de ma propre construction, maçonnée par une mémoire agitée et des désirs en virulence souveraine. J’ai dit que la vérité du récit est garante de l’idée ; c’est pourquoi j’ai besoin d’une vérification du récit au service de la vérité formelle, d’une correction impitoyable de toutes les erreurs que je crains d’avoir glissé dans l’aveuglement de mes longues insomnies hallucinées, où les faits sont tordus, comme jadis les bras des princesses qui se désolent.

Qu’une telle correction ait lieu serait déjà merveilleux, et d’une grande utilité. Mais je pourrais en demander encore plus : car aucun livre, parlant du sujet dont il est question ici, n’a été écrit à quatre mains. Je n’en ai que deux, et si les deux mains qui me manquent venaient à se mêler aux miennes, de leur beauté et de leur grâce, l’objet de ce projet commun serait une perfection de celui que, depuis quinze ans, mon obstination solitaire n’a encore qu’approchée.



4. Cette œuvre, puisée profond, n’est pas paisible. Elle n’est pas faite pour tous : ceux qui sont pressés, ceux qui lisent seulement pour s’instruire ou se divertir, ceux qui lisent pour ébahir, de leur culture, ne trouveront là que leurs propres insuffisances. La thèse principale heurte notre façon de concevoir les rapports entre les humains, et ouvre des champs d’expérience et des réorganisations de nos systèmes de pensée qui exigent de l’engagement, et qui engendreront des disputes.

Pour aiguiser ce résultat, il a fallu exposer bien plus que ce qu’on expose d’ordinaire. Ce n’est pas seulement sur le plan de l’idée qu’il faut défier le sens commun ; c’est aussi sur celui du récit. Les faiblesses des deux auteurs, le créateur et le scribe, fait qu’on risque parfois de basculer dans le ridicule, dans la gêne de l’intimité, dans le ressentiment des opprobres dont certaines exaspérerons par leur côté péremptoire. L’emphase, les différences de niveaux de langage, les redondances, les différences d’intensité – parfois maintenues un peu au-delà du supportable – sont également de grandes faiblesses, qui peuvent, mais ne doivent nécessairement être corrigées.

Les deux personnages principaux sont largement glorifiés, peut-être trop. Mais comme jusque dans le creux des sexes, jusque dans les revers des cervelles, la vérité a été cherchée avec une précision indifférente aux dissonances, les défauts de ces deux personnages apparaissent également, en grand nombre. Ces défauts constituent d’excellentes armes dans les mains de ceux qui seraient leurs ennemis, et même simplement de ceux qui sont malveillants. De même, les descriptions des dizaines personnages secondaires, souvent fort critiques, ne manqueront pas de fournir la malveillance.

L’ouvrage, tel qu’il est en avril 2008 n’est donc présentable à aucun public, même à aucun particulier. Ou plus exactement : pour que ce texte, ou un de ses extraits, puisse être proposé à un lecteur tiers, la prudence et la sagesse exigent un accord des deux personnages décrits. Car « Le laser azuré » est un livre qui, actuellement, de leur vivant, nuit autant aux deux personnages principaux qu’il les grandira après leur mort. Pour l’instant, il est seulement fait pour remplir le plus beau des échos.

     
             
             
             
             
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