l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

    S

                2008

             
             
             
             
             
      Note   03       
     

Chronologie informelle

     
             
             
             
             
             
             
             
     

Janvier 2007 : découverte du nom Sophie W. sur l’Internet dans le blog de Christian Lehmann appelé ‘Humeurs’. Je n’en crois pas mes yeux. Je fais une réponse longue, compliquée, élogieuse, signée Hugo.


Septembre 2007 : j’ai trouvé son adresse ! J’ai d’abord découvert, par le nom de son fils, Quentin Nuy, qu’il vient de quitter le collège à C., il est sur un site d’anciens élèves ; ensuite, c’est par sa fille Alice Nuy W., associé à C., que les pages blanches me donnent numéro de portable et adresse. Je ne suis pas à 100% sûr que c’est aussi l’adresse de Sophie, sa fille a très bien s’émanciper, mais la recherche de Christian Lehmann C. m’apprend qu’il habite à 100 mètres de cette adresse. C’est donc 95%.


14 octobre 2007 : j’ai longtemps hésité, car l’adresse ne doit me servir qu’en cas exceptionnel. Mais dans trois jours, c’est la cinquante ans tout rond de Sophie. Je suis à Saint-Pétersbourg, et je lui envoie une carte soviétique de 1957. J’y mets mon adresse de Shanghai, où je dois habiter en novembre et décembre. Mais les postes russes ne sont pas les plus rapides. Comme j’ai envoyé en même temps une carte à Agnès, je sais que le courrier de Saint-Pétersbourg n’arrive qu’au début décembre. Sophie a dû croire que j’ai oublié la date de son anniversaire. Mais elle a peut-être reçu sa carte en trois jours ; ou jamais…


10 février 2008 : Le projet de l’ouvrage a mieux avancé en Chine cette année que les années précédentes, et je vois soudain le haut de la montagne. En rentrant, j’ai donc achevé une mise en page pour sortir une ébauche présentable que je destine à Sophie. Ce jour-là je donne les instructions à l’artisan relieur. Il m’annonce un mois d’attente. C’est long. Il prendra deux mois.

Entretemps, j’ai la certitude que l’adresse est la bonne. Le portable d’Alice a disparu des pages blanches, mais il est remplacé par un numéro de téléphone fixe au nom de Sophie elle-même. Et c’est bien la même adresse à C.


22 avril 2008 : Il y a une semaine que j’ai les quatre volumes reliés plein cuir (Madrugada, Urgrund, Dukkha, Amok). Mort de peur, je repousse le fait d’appeler Sophie. Si elle refuse, je ne sais plus quoi faire. J’hésite entre différentes présentations. J’évalue mes chances : nettement moins de cinquante pour cent qu’elle accepte. Il faut que je me force. Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin. Il faut que j’avance. Je m’invective sur mon courage, je me traite de chien. C’est aujourd’hui mardi ou il sera trop tard. J’ai de nombreux déplacements sur différents continents prévus, et seul le reste de la semaine est libre.

J’appelle Sophie entre 11h et midi, en m’installant dans un petit jardin désert, avec banc et de quoi écrire près du bureau. Le cœur bat fort. Mais quelque chose ne marche pas dans l’appel. Je regarde mon téléphone, et il s’arrête. Je clique aussitôt sur le numéro que je viens de faire, et le téléphone annonce « numéro non attribué ». J’essaye encore deux fois. Je ne comprends pas : le premier appel, dans l’historique a pris douze secondes de communication. Je pense que Sophie a un système pour me détecter, et « fermer » son téléphone si j’appelle de mon appareil.

Du fait de la difficulté, la tension est un peu tombée. A 14h je vais dans une cabine téléphonique. C’est sur mon BB que je cherche le numéro de Sophie, et là en même temps que j’insère une carte dans le téléphone de la cabine, je clique sur le numéro affiché sur le portable, et elle répond ! « Sophie ? » « oui. » Elle me reconnaît puisqu’elle connaît mon numéro. « Comment se fait-il que toi tu passes ? » Elle a des problèmes avec son téléphone. Je lui confirme en lui racontant ce qui est arrivé « c’est normal tu dois avoir un truc genre Free ou lifebox, ça marche jamais bien ». Elle n’est pas hostile. Elle me demande si c’est moi qui l’ai appelée anonymement à plusieurs reprises. Ce n’est pas moi. C’était quand. En janvier. Je nie avec conviction « si c’était moi, je te le dirais ». Elle admet l’argument. Elle me raconte que elle et d’autres ont trouvé mon entreprise, qu’à son premier appel j’ai dit « Sophie ! » puis coupure, puis que d’autres et elle ont réessayé, mais ils sont tombés à chaque fois sur les jeunes gens de l’accueil. Après notre conversation de ce jour, j’ai pensé que j’ai du l’appeler, anonymement, mais sans le savoir : le téléphone s’est déclenché de multiples fois ainsi auprès d’autres correspondants, qui me l’ont raconté ensuite.

Elle n’est pas hostile ; je suis désemparé. Je ris bêtement « je ne sais plus quoi te dire ». Elle me dit que sa mère est très malade. Puis elle veut savoir : « pourquoi je l’appelle ». Je réponds que j’ai un service à lui demander. Elle est étonnée, et elle veut savoir quel service. Je lui dis que c’est difficile à dire par téléphone que je préférerais qu’on se voie, parce que j’ai quelque chose à lui montrer « pour lui coup lui dis-je en riant, tu vas trouver ça très tendancieux ». Elle rit mais elle relance. Elle me dit « ça ne marche plus, ça » et elle veut en savoir plus. Je lui raconte l’ouvrage, pas fini, déjà volumineux, compliqué à raconter. Elle accepte qu’on se voie. Je cours presque à travers le 17e je ne sais plus où je suis, mais quelle importance. Je ne lui propose rien, c’est elle qui me dit que comme sa mère est malade elle va aller la voir, elle a peu de temps et que nous pourrons nous rencontrer samedi, ou dimanche, elle ne sait pas encore, elle m’appellera vendredi peut-être samedi, elle s’excuse avec son affabilité naturelle de me laisser si peu de temps. J’accepte tout, ne discute rien. Plus tard je me dis qu’il y a très peu d’autres circonstances ou rendez vous qui auraient été susceptibles de me faire manquer celui-là.

Une chose étrange jaillit : comment raconter tout ce temps passé ? Elle me dit avec cette fermeté nette et ronde que j’apprécie tant en elle : j’ai changé. C’est tout à fait elle : le fait de changer, de dire qu’elle change, signifie pour moi qu’elle n’a pas changé. Si elle avait dit : je n’ai pas changé, c’est qu’elle avait changé. Toujours, je crois, elle aurait dit qu’elle change. Elle saute toujours, avec sa netteté ronde et ferme, dans des univers qui lui paraissent des changements. Même quand parfois elle tourne en rond. Pour moi, je m’emberlificote pour lui dire cette banalité de Debord : j’ai changé mais je suis resté le même. Je raconte Alain Rossignol pour lui dire que je retrouve les sensations que je sentais avec elle ; là encore j’ai l’impression d’avoir été complètement incompréhensible. Mais même au bout de la conversation, il n’y a aucune hostilité dans sa voix.

Nous raccrochons. Je suis aussi surpris parce que la conversation a été assez longue ; 14 minutes 26, comme l’a gardé en mémoire mon téléphone.

C’est un rêve, non c’est 200 rêves qui se réalisent, les 200 rêves que j’ai fait d’elle depuis vingt trois ans, et qui tous figurent cette rencontre en forme de conciliation, de non hostilité. Je suis transporté de joie, j’ai un peu de mal à penser à mes autres activités, mais pas suffisamment pour que ça se voit. Je le dis tout de suite à Agnès qui le prend apparemment bien. Le lendemain et le surlendemain, je sens se reproduire en moi, mais atténuées et élargies, les phases de l’intervalle. Je me mets à parier sur son appel, ce qui me permet d’envisager qu’elle n’appellera pas.


24 avril 2008 : Je suis en train de m’acheter des lunettes, entre midi et deux, lorsque Sophie m’appelle. C’est seulement après la conversation, en la rembobinant que je constate l’émotion dans sa voix. Mais sur le coup, cette émotion m’a donné cette grande assurance de protecteur, exactement l’état dans lequel je me trouvais en 1982 lorsque, croyant appeler les renseignements téléphoniques pour savoir à qui appartenait le numéro que je lui avais laissé, elle m’appela moi, par erreur.

Nous pourrons nous voir le lendemain à 16 heures. Je lui laisse toute la liberté pour choisir l’endroit du rendez-vous, pas seulement parce que j’ai beaucoup moins de contraintes de déplacement dans Paris qu’elle. Comment je te reconnaîtrait me demande-t-elle, c’est là que je me rappelle qu’en vingt trois ans je l’ai vue trois minutes. Je n’ai pas changé je lui dis. Et toi comment je te reconnais. Je l’entends hausser les épaules. Quatre vingt dix kilos, rousse. J’aime son humour, surtout à ce moment là. Elle me nomme un café, boulevard Haussmann, je note le nom l’adresse, au premier étage on peut un peu se parler. Elle raccroche, je suis ébouriffé. Je sors de chez le lunettier, le café qu’elle m’a indiqué est de l’autre côté de la rue, qui est le boulevard Haussmann, dans le pâté de maison d’en face. Du coup, je déjeune là.

Tard dans l’après-midi, Agnès m’appelle : le concierge de l’immeuble du 112 R., où j’ai habité pendant 17 ans, mais dont je suis parti sans laisser l’adresse à personne, par précaution, l’a joint. Mes sœurs me cherchent, parce que ma mère est très malade, et va être transféré dans un hôpital de Munich dont elles ne laissent pas l’adresse. Il y a là portable de Catherine. Je suis complètement remué par la coïncidence, encore plus forte que celle du lieu du rendez-vous.


25 avril : il est une heure, et je suis dans tous mes états. Sophie appelle. C’est une très courte succession de sanglots mêlés à des paroles. Sa mère est morte ce matin. Elle doit aller à Montpellier. Je sais qu’elle est seule fille de Monique Satre, que je n’ai jamais aimée. Je n’arrive pas à trouver de réconfort pour ce chagrin qui m’envahit comme une brume lourde. Je dis que ma mère est dans le même état, ce qui est évidemment une grosse maladresse et que je vais sans doute y aller. Sophie me demande où c’est. Munich. Nous ne parlons même pas du rendez-vous de l’après-midi. Confus, dérouté, choqué, allégé de l’immense poids de la rencontre, je raccroche.

Je pense sans compassion à cette mère qui m’avais tant nui : même par la mort, elle nous sépare. Pourquoi suis-je si ému ? C’est pour la tristesse de la fille, qui m’étonne d’ailleurs un peu, mais peut-être s’est elle rapprochée de sa mère depuis qu’elle est elle-même mère. Mais je ne vois pas être hypocrite. Oui, la tristesse de Sophie me bouleverse. Non, la mort de sa mère, ne me touche pas.

Le soir, j’ai une longue discussion avec Agnès, qui me fait changer d’avis par rapport à l’attitude à adopter vis-à-vis de ma propre mère.


26 avril : j’ai songé bien sûr à la rejoindre sur le quai du TGV de Montpellier. J’ai songé à y aller. Je m’en veux de n’avoir pas pu, pas su, proposer mes services, et d’avoir retenu des condoléances qui n’auraient pas été sincères. J’aurais seulement voulu prendre Sophie dans mes bras, et lui faire sentir mon soutien, ma disponibilité.

J’envoie un e-mail à Christian Lehmann, pour lui annoncer que la mère de Sophie est morte, en lui demandant d’apporter le réconfort dont je suppose qu’elle appréciera qu’il vienne de lui. C’est seulement dans la semaine qui suit que je me demande si Lehmann ne le sait pas déjà. J’envisage même que ce message était une grossière erreur, par exemple si Sophie s’était entretemps fâchée avec lui.
 

7 mai : après l’avoir appelée le 4 et le 6, je prends tout mon courage pour laisser un message sur le répondeur. Je lui dis simplement que mes déplacements (en Afrique) ont été repoussés, et que je serai là toute la semaine suivante et que l’entrevue projetée, j’y tiens beaucoup.
 

Vendredi 9 mai : Sophie m’appelle, dans la matinée. La conversation dure dix minutes. Elle est d’accord pour me voir, j’en étais presque sûr, à cause de la détermination qu’elle avait mise dans ses derniers appels (mais en même temps, je craignais les bouleversements autour des formalités montpelliéraines de la mort de sa mère : d’autres gens, des amis, des urgences, des opportunités pouvaient la faire dévier de continuer cette démarche). Sa voix est un peu incertaine aussi.

Elle a un ton légèrement sarcastique et grinçant. J’ai l’impression qu’elle doute de tout ce que je lui dit : elle ne sait pas que le jeu que j’ai avec elle ne permet pas le mensonge, parce que le jeu qu’elle a avec moi l’autorise je crois. Elle me propose le dimanche 11, 16 heures, elle est surprise de la facilité avec laquelle j’accepte, et elle hésite sur le lieu, d’abord le jardin du Palais Royal, mais s’il pleut, s’interroge-t-elle, elle revient au Triadou, boulevard Haussmann. Je ne discute rien, je préfère, j’ai besoin d’une table.

Elle m’apprend cette nouvelle effarante : elle a perdu un œil. Le laser azuré a perdu un œil ! Elle avait déjà des problèmes d’yeux lors de la grossesse de sa fille, je m’abstiens de lui rappeler.

J’essaye de prolonger la conversation parce que je veux gagner sa confiance, qu’elle soit plus calme aussi, je sens son agitation. Je raconte que j’ai du prendre du ventre, je ris de mes voyages qui s’annule, je confesse les coups de fils anonymes, que je crois passés à mon insu, elle en doute. Et je me demande comment elle est. Elle me dit « tu le sais très bien, puisque tu es venu à C. » « Jamais je n’ai mis les pieds à C. ». Elle est incrédule. Il y a une légère houle au fond de sa voix, que je n’arrive pas à lui faire quitter. Je lui dis que sa méfiance est compréhensible, mais je proteste, un peu en vain, et peut-être un peu avec succès de ma désespérante fidélité à la vérité.

Pourtant elle doute aussi du livre que je veux lui présenter, et m’assure qu’elle ne sera pas naïve, tout cela est forcément faux me dit-elle. Après, je me dis que cette affirmation sur le ton de la complicité, de la confidence, est un test. Je nie. « Pourtant c’est de cela qu’il s’agit », je glisse, sans appuyer sur la vérité.

Maintenant il faut arrêter.

Après, c’est dur. Pendant deux heures, je marche dans Paris, je parle à voix haute, je reconnais les violents symptômes, la pensée qui part toute seule, et suit différentes vagues hautes d’objections et de réponses, d’idées. Je suis surpris du retour de ces singuliers phénomènes de pensée, que je croyais dépassé, et qui sont bien là, tout de suite, inévitables et impérieux. Mais je les constate au moment où ils ont lieu, sans arriver à m’en défaire. Et ils durent moins longtemps, je retrouve la capacité à penser autre chose plus vite, c’est sûr, que pendant toutes les années 80. Cependant, de vives incursions de Sophie mettent ma concentration entre parenthèses par moments, et je dors mal la nuit.
 

Dimanche 11 mai

A travers le jeu de miroir compliqué du café appelé Triadou, je la vois arriver par l’autre côté, Boulevard Haussmann. Je reconnais tout de suite son incroyable démarche, délices, arrondi, ferme, indéchiffrable maîtrise d’un plaisir épanoui qui sait être élégant, et qui flirte avec la provocation, mais toujours dans une prudence habile et maîtrisée : démarche dont la simplicité est trop évidemment apparente pour bien dissimuler la richesse des effluves, des sécrétions spirituelles qui ont conduit à cette composition pleine de mystère, de désir, de détermination et de réflexion Elle disparaît dans un vitre, elle réapparaît dans la suivante, elle cherche, elle hésite, c’est elle, je range ma Matrice téléologique. Elle me dit qu’elle reconnaît mon odeur, qu’elle avait oubliée.

Il y a trop de choses d’un coup. Toutes nos vies sont défilées. Heurtées et glissées, offertes avec le regret des lissages trop rapides qui banalisent les intensités. D’abord nous avons parlé de sa mère, de la mort, elle a des opinions que j’apprécie, proches des miennes. Je lui pose mes trois questions : couleur préférée, le mauve, après hésitation, et je me rappelle alors que je le savais, c’était déjà le mauve en 1973. Je lui explique le pourquoi de la question : c’est que je ne l’écoutais pas, que je ne sais même pas d’elle ce qu’on sait des proches, et que tout en elle m’intéresse, sa couleur préférée, donc. Deuxième question : elle m’a dit au téléphone qu’elle a changé, qu’est-ce que ça veut dire. En vieillissant, me dit-elle, elle n’a plus peur. Si, elle a peur, mais pas des mêmes choses. Je crois qu’elle ne veut plus avoir peur de moi, et qu’elle pense désormais avoir vaincu cette appréhension. Est-ce que j’en demandais davantage ? Non. C’est le rêve qui se réalise. Troisième question : pourquoi a-t-elle accepté de me voir ? Je crois que la réponse se confond, à la réponse précédente. Il y a prescription. Je crois que je suis pardonné, même s’il reste de grandes et compréhensibles séquelles.

Je présente l’ouvrage. Elle me paraît intéressée, mais c’est beaucoup, c’est lourd, c’est dur. Elle me rappelle les textes qu’elle a reçu à Montpellier, qu’elle n’a pas lus dit-elle, trop ampoulés. C’est la même veine je réplique en riant, soucieux. Mais elle le lira. Je pose comme condition de ne pas le faire lire, expose les dangers. Elle-même a l’air préoccupée de ce qu’un ouvrage aussi volumineux ne tombe pas dans les mains d’Alice, avec qui elle a des heurts fréquents, même s’il y a fusion.

Elle me raconte sa vie. Nuy est mort en 99, atroce cancer, un an de souffrances, de soins, d’angoisses, de soucis d’argent, de graves problèmes psychologiques avec ses enfants, si jeunes alors, elle a pris un an et demi à s’en remettre. Plus tard, elle me dit que, depuis, tout est précaire. Alice n’est pas la fille de Nuy, mais pas tel que je le pensais ; elle me dit qu’au moment de la rupture en 85, elle n’était pas encore enceinte, et que sa fille, née huit mois plus tard était une prématurée, sept mois, puis elle dit huit. Elle l’aurait donc conçue dans les deux mois après notre rupture. Je ne sais plus pourquoi cette rupture a donc eu lieu. Il faudra que je lui demande. Elle a annoncé ce fait à Alice, juste avant la maladie de Nuy, qui n’a jamais osé lui en parler ; Alice, à ce jour, refuse de voir son géniteur. Elle a des rapports très différents avec Quentin. Quentin appelle plus tard, et devine que c’est avec moi qu’elle est : à ses enfants, elle avait seulement dit qu’elle allait voir un ami « tu connais pas », parce que pour Alice, qui m’avait vu à Montpellier, je suis le méchant. Quentin lui demande : « un ami qui commence par un c ? »

Elle s’occupe de petits enfants à C., travaille à domicile, sans doute assez mal payée. De l’argent, du statut social, elle a toujours le même détachement. Elle me raconte l’anecdote d’une amie qui en société n’a pas osé dire son métier, et l’a présentée comme « écrivain ». Elle a écrit des histoires pour enfants, qui n’ont pas été publiées, peut-être piratées pense-t-elle. Elle écrit un roman, un peu en souffrance en ce moment, une histoire de culpabilité, avec plusieurs subjectivités se mirant dans une même situation. Elle châtie sa prose, en désespère peut-être un peu. Par les enfants, elle a connu les parents, à C., elle a ainsi un cercle de connaissance, dont Christian et Véronique Lehmann. En même temps elle évite un peu les gens là bas, vient souvent à Paris.

Quelques malentendus sont mal dispersés : les coups de fil anonymes de janvier, qu’elle pense toujours provenir de moi. Je lui explique l’impossibilité, puisque ce n’est pas de mon portable qu’elle les a reçus, et que je n’avais pas intérêt 1 : parce que j’avais trop peur croyant n’avoir qu’une seule chance de coup de fil à lui passer 2 : parce que les quatre volumes que je viens de lui remettre n’étaient pas prêts. Je ne suis jamais venu à C., mais je n’ai pas d’autres arguments. Je ne sais rien de sa vie : j’ignorais que Nuy était mort, elle est surprise. Elle me raconte ses deux derniers amants. Un médecin, marié, quatre ans et demi de jeu de cachettes, qu’elle a apprécié, je ne suis pas arrivé à savoir si c’était Lehmann, je crois que non. Un avocat, un an, puis une brusque fin, le 31 décembre dernier alors que tout allait bien, l’un est Philippe, le second, je crois Olivier (le père d’Alice, quelque chose pour elle de fulgurant, est un Pascal). Olivier, elle l’a aimé, selon ses termes, et elle a rompu avec lui, c’est le seul amant qui a eu droit à ce traitement. Même moi, elle me revoit. C’est vrai, elle entretient des relations durables, ne rompt pas vraiment, ou revient sur ses ruptures. Avec Olivier aussi, j’ai eu l’impression qu’elle me disait cela plus tard.

Sophie est très fatiguée. La mort de sa mère, mais aussi l’angoisse d’une opération de la thyroïde, prévue le 8 juillet, l’empêchent de dormir. Elle a des traits tirés. Elle se touche souvent l’œil valide, le gauche, se protège. Il n’y a pas de laser azuré aujourd’hui. Elle est mince, me paraît plus grande, je lui dis, elle croit que c’est une plaisanterie. De nombreux plis se sont inscrits dans son visage charmant. Elle sait les cacher, les détourner, elle a un jeu de visage d’une mobilité géniale, adorable, elle est incroyablement belle, dans cette sollicitude attentive, lasse, tour à tour très présente, et très éprouvée. Je ne comprends pas pourquoi elle est blonde, je n’ose pas lui demander, j’aime beaucoup sa coiffure, avec de nombreuses petites frisettes, et une frange très courte ; elle est très élégante, elle a bien réfléchi à sa mise, noire, sobre, une épaule nue, petite boucles d’oreilles, très jolie bague noire. Cette finesse élancée tombe parfois dans le décharné, mais reste si bien elle, sa bouche est celle des meilleurs baisers connus, et ses yeux, malades, jouent avec les lumières, mon regard, la discrétion et tout ce qu’elle veut exprimer, immense richesse.

A un moment elle a une larme, à un autre elle me demande si ses yeux ont rougi, j’ai tellement envie de la prendre dans les bras, juste pour apaiser les grandes lignes de faiblesse qui affleurent partout sur sa si grande force, onctueuse, sûre. Je ne sais toujours pas exprimer ma tendresse si immense pour elle. A d’autres moments, au contraire j’ai envie que ce soit elle qui me prenne dans ses bras, ma tête sur ce très grand cœur noir, dont je voudrais goûter les pulsations.

Notre différent fondamental ressurgit, mais très feutré : à qui la faute de cette passion que j’ai pour elle. Elle refuse toute responsabilité. La partie d’elle qui m’émeut est co-responsable, mais c’est une partie qu’elle ne reconnaît pas. A plusieurs reprises, et sous différents angles, nous croisons nos fleurets mouchetés autour de cette épine.

Nous partons dîner. Nos humeurs sont bonnes. Le dialogue devient plus facile après quatre heures de patine, nous trouvons un rythme, encore un peu haché, certes, parce que nous ne sommes pas habitués à une rencontre aussi extraordinaire « tous les hommes que j’ai connu ça va de a à b, mais avec toi, ça a été très court, et c’est des fragments », oui, nos résurgences lui ont laissé cette impression de décousu que les différents niveaux de recul ont accentué. Il y a d’ailleurs un moment où les vieux démons sont ressuscités quand je lui avoue que je ne sais pas comment je digérerais notre entrevue, demain, les jours suivants, que c’est l’épreuve du feu. Tout d’un coup, la peur s’allume en elle, je tente tout pour montrer que ma sincérité ne dit pas non plus qu’elle doive avoir cette peur, et je peine à calmer la profonde et soudaine inquiétude.

Elle m’explique mieux sa vie : elle est sur un chemin, et c’est d’être sur le chemin, jour après jour, qui l’intéresse, d’être là, la vie. Comme quand elle parle de sa prose, elle cherche le simple, ou plus exactement si j’ai bien compris, à subsumer toute la complexité sous du simple, elle tente le mot juste, l’expression qui délivre, permet d’avancer. Elle concentre et condense, elle veut l’accessibilité, les démystifications. Elle me dit que de notre entrevue d’aujourd’hui, par exemple, je serais capable de lui restituer des mots, des phrases, et elle non. Elle aura tout broyé en une sensation, qui va avancer, permettre d’avancer. Elle serpente, entre ses fuites et ses convictions, délivrée d’anciennes peurs (elle a suivi une analyse et elle psychologise trop, je trouve, son discours ; elle a toujours peur de moi, quand elle se retourne parfois, c’est moi, la suivant, qu’elle cherche), dans un être là qui jongle avec les sinuosités.

Je trouve qu’il y a un contraste entre cette recherche de sobriété, presque fonctionnelle, mais plutôt d’harmonie juste, et l’immense richesse de sa personne, sa faconde, ses styles, ses débordements de vie, de soudaineté, ses réflexions, ses angoisses et ses peines ; peut-être devrait elle davantage fouiller cette abondance, lui laisser libre cours, plutôt que de tenter cette épure qui me fait penser à certaines tentatives dans la littérature, genre Philippe Delerm. Il y a là un effort de simplification, oui aussi pour dégager de la disponibilité, mais qui conduit à une réduction qu’elle arrive aussi difficilement à parachever que les phrases de son roman. Mais j’admire son ouverture, cet étonnant optimisme qui vient de si loin, ce chemin difficile depuis notre rupture qui lui laisse autant d’allure, autant de cette grandeur, qu’elle ne se reconnaît pas ; au contraire, elle insiste avec une humilité de complexée, sur sa médiocrité, sur ses faiblesses, qui m’émeuvent tant. Elle lutte, dans la vie, pour dégager de la lumière, et elle ne sait pas, toujours pas, quelle lumière elle est elle-même.

Alors que nous allons partir, elle parle d’une soirée délicieuse. Je n’ai pas de mots pour dire à quel point.
 

Lundi 12 mai : dès qu’elle est rentrée, le soir, elle me l’a signalé par un message. C’est le matin, et je lui envoie mon premier mail : Bonjour Sophie.
 

Samedi 17 mai : superbe deuxième rencontre au Chao Ba à Pigalle, pendant quatre heures trop courtes.

     
             
             
             
             
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