l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      II – 1994      
             
             
             
             
             
             
             
             
      9. Trois minutes
 

En novembre, lorsque s’est présentée une nouvelle occasion de venir à Montpellier, le souffle chaud de ton attirance me ramenait dix ans en arrière, ou me rajeunissait de dix ans, selon qu’on en sent le tragique ou le plaisir. Mais il y avait cette résolution de ne te faire mal d’aucune façon, qui transcendait le souvenir et l’attente, et dont il fallait maintenant bien voir si, au contact, elle allait fondre.

L’attirance s’était doublement aiguisée, d’une part par son propre mouvement en spirale accélérée, qui m’exhortait à aller plus loin que la dernière fois, c’est-à-dire de ne pas me suffire de discerner ta silhouette, d’autre part par ma résistance héroïque dans la semaine après ton anniversaire, un mois plus tôt, où j’étais à Toulouse avec une pleine journée que je pouvais te consacrer, et où j’avais combattu avec succès l’envie submergeante d’engloutir les deux heures de route qui me séparaient de Montpellier ; je vérifiais là sans surprise, après tant d’années, deux théorèmes anciens, inexplicables et irréfutables : qu’il existe toujours un quadrilatère des Bermudes, et que Lyon-Marseille-Barcelone-Toulouse n’est pas moins serré que Concorde-Bastille-République-Opéra ; et que chaque fois que je remporte sur moi-même une victoire de ton interdit sur mon désir, c’est une victoire à la Pyrrhus, qui aggrave la débâcle de l’engagement suivant, où je n’ai plus les réserves pour lutter dans le sens que je te suppose vouloir.

Mon activité salariée m’avait imposée plusieurs rendez-vous dans la région de Montpellier, dont un à trois minutes de chez toi, et pendant deux jours je tournoyais autour de la maison que tu habitais comme l’insecte autour de l’Osram 40 W, ivre de chaleur, mais insatisfait, approchant de plus en plus près, mais sans encore oser me poser sur la source de tant de chaleur. Sur la vitre arrière sale de votre grosse camionnette blanche, un doigt fin et décidé avait tracé le nom de ta fille en y apposant les deux noms de famille, celui de Nuy d’abord, suivi du tien. Puis j’ai vu Alice rentrer de l’école, je l’ai reconnue immédiatement, fière, fine et si féminine du haut de ses huit ans, et je n’ai pourtant ressenti qu’une curiosité dévorante de ce qu’elle pouvait avoir de toi. Ensuite, je m’en suis voulu de n’avoir pas au contraire procédé par soustraction, c’est-à-dire d’y constater ce qu’elle n’avait pas de toi, pour dessiner, comme dans du mercure, une présence encore plus précise que toi, que ta silhouette aperçue furtivement dans le contre-jour de ton salon. Mais, singulièrement, au-delà de ce désir intense de goûter ce que tu avais pu déposer en une autre personne, et qui n’était là pas plus grand qu’avec n’importe quelle personne dont je savais que tu l’avais effleurée, je ne ressentis aucune attirance particulière pour ta fille, ni aucune répugnance particulière pour ce qui était peut-être la fille de Nuy. Et même ma pédophilie latente, qui n’est cependant que très lymphatique, mais que je crois tout de même devoir affirmer à l’époque où l’affaire Dutroux veut en faire un tabou supplémentaire, n’a pas été interpellée par cette fillette pourtant visiblement jolie et coquette, aux tournures d’esprit plus précoces que la génération précédente, comme l’indiquaient démarche et maintien, et toute une gestuelle issue du monde adulte de la séduction. Mais si près de toi, mon désir était pris. Et ta fille me parut donc à la fois un hybride curieux, qui pouvait avoir une mystérieuse fonction vitale non loin du centre de mon univers, et une parfaite étrangère, neutre, un être dont je percevais une différence, ni bienveillante ni hostile, et qui pouvait très bien ne jamais savoir même que j’existais.

Le lendemain matin j’ai vu repartir ta fille à l’école, je suis passé devant ta fenêtre, sans souffle, j’ai à nouveau aperçu le mouvement de ta silhouette où quelque chose que je ne peux pas nommer m’assura que tu m’avais vu. Dans la hiérarchie très précise des approches, il y a un saut qualitatif important entre te voir et être vu. C’est, le grésillement des ailes pour la mouche. Et ce contact, tant désiré, la repousse au loin d’abord, mais uniquement pour la gonfler davantage du désir de se fondre. Je suis parti, comme étourdi. Je suis revenu, comme alourdi, mélange de gravité, et mélancolie, peur et désir. J’ai laissé passer l’heure de mon avion, dans une douce absorption opiacée où venait cogner l’insatisfaction qui tantôt apparaît comme une pointe de lance, tantôt comme un aspirateur hurlant. Je suis reparti puis revenu, poussé aussi par la nécessité de prendre l’avion suivant, mon seul horizon trivial étant une réunion à laquelle je devais participer le soir à Paris. Mais je savais que ton petit doigt me l’aurait fait oublier sans regret.

J’étais garé à cinquante mètres de chez toi, indécis et tendu, lorsque Nuy marcha vers moi. Il me parut encore plus tendu que moi. Je me répétais avec une conviction que j’approfondissais à chaque mot « sois prêt à discuter », quand il me dit « tu vas nous lâcher ? ». Il devient assez impossible de discuter lorsque le messager de la reine se comporte comme s’il était le roi. Le « nous » me désorienta, parce que je ne voyais pas très bien comment l’insolent valet de pied pouvait prétendre être englobé. J’aurais très bien pu lui répondre, ce qui m’aurait paru certainement plus approprié à l’ensemble de la situation, « c’est toi, fade nullité qui l’étouffe, qui vas la lâcher ! ». Mais mon balancier entre haine et mépris était trop dans le mépris pour que je pense à une réponse dont il puisse être l’objet personnel. S’il avait simplement parlé de toi, en transformant le nous en la, j’aurais répondu « je ne peux pas », et une ouverture était possible, mais là je répondis simplement « non ». « Alors, ça va mal se terminer », dit-il. C’était une nouvelle incongruité, sauf si on restait au premier degré, comme si c’était possible. En effet, la pensée qui me dominait était qu’aucune fin ne pouvait être pire que de te « lâcher » qui, à en juger par sa dialectique subtile, était le pôle où cela se terminerait bien. Je répondis donc allègrement « eh bien, ça se terminera mal ». Que fit alors ce hardi seigneur ? Le tour de la voiture, pour noter le numéro, et il retourna dans sa ruelle pavillonnaire, sans aucun doute pour en faire le plus honorable usage.

Plus encore le contact que la loufoquerie du coursier, qui rejouait exactement la même frime que douze ans plus tôt lorsqu’il était sorti du Bon Pêcheur pour la galerie qui le contemplait derrière les carreaux, me fit tomber un pan de peur de toi qui se renversa en détermination au moyen d’une alternative simple : si je ne te vois pas tout de suite, dans une heure ce sera devenu impossible. Je sortis donc de mon carrosse de location, emboîtai fermement le pas à la mauviette, la doublai en allant vers le bout de maison que tu habites. Il se produisit alors quelque chose d’étrange : « appelle l’inspecteur », glapit ce gentleman dépassé en direction d’une maison qui était à l’extrême droite de mon champ de vision, et que j’avais donc déjà en partie laissée derrière moi, et je ne compris qu’après que c’est à toi, que je n’avais donc pas reconnue, qu’était adressé cet appel à délation. J’étais alors comme ce biographe de Burroughs qui m’avait raconté qu’après quatre ans qu’il travaillait tous les jours à son livre sur cet auteur, celui-ci l’invita enfin à lui rendre visite, chez lui à Londres ; dans l’entrée de l’immeuble, il cherchait sur les boîtes aux lettres où habitait Burroughs, pendant qu’un homme entra dans l’immeuble, passa à côté de lui, et monta l’escalier, Burroughs en personne évidemment, qu’il connaissait par cœur et qu’il n’avait pas reconnu, probablement comme moi sous l’effet d’une tension si intense que le mode de reconnaissance s’en trouve profondément incapable de faire face à l’imprévu. Malgré l’appoint de Philippe, qui pensait que s’il n’avait pas reconnu l’auteur de Naked Lunch et de Soft Machine c’est parce que les persécutions policières l’avaient rendu tellement passe-muraille que même en connaissant parfaitement cette paranoïa, son visage et son style vestimentaire, il passait tout de même inaperçu, j’ai beaucoup de peine à avouer ne t’avoir pas reconnue tout de suite. Je sais, et j’ai longtemps pensé moi-même, que l’on reconnaît la personne aimée par une sorte de science magique, quand bien même elle serait méconnaissable, et que sinon, c’est la preuve qu’on n’aime pas la personne, mais uniquement une obsession qu’on s’est construite en ses lieu et place. Il est vrai que ce que je cherche en toi s’apparente en ceci à une obsession, que c’est à la fois une ambiance, un potentiel, et une façon de les exprimer, une gamme d’états d’esprit. Et je me suis demandé après ne pas t’avoir reconnue d’emblée ce jour-là à quelle profondeur ces trésors étaient enfouis, et peut-être même éradiqués, depuis neuf ans que j’avais sans doute brodé ce que je pensais que tu étais, et que toi, de ton côté, avait probablement développé d’autres traits que j’ignorais. Et depuis, je me surprends parfois dans une foule ou une rue à supposer que tu viens de passer et que je ne t’ai pas reconnue, et je me retourne brusquement, non pas sur une personne qui te ressemble, mais sur la terreur générale que je pourrais t’avoir manquée.

Bref, j’attendis un moment devant ta maison, mais comme rien n’y bougea je me décidai alors à y entrer. Je vis Nuy s’interposer « oh non, pas ça » et « pas dans ma maison ! ». Une fois de plus, comme ce qu’il avait voulu exprimer quand il t’avait comparé à sa maison, sa maison semblait être ce que ce petit beauf avait de plus précieux. Et il le prouva aussitôt en me donnant un coup au visage, le premier qu’il osât depuis douze ans qu’il me haïssait, mais me craignait encore davantage. C’est à ce moment que tu entras dans mon champ de conscience, un petit moment je pense après être entrée latéralement dans mon champ de vision. C’était l’épreuve du feu. Mais ma détermination était de te montrer que j’avais changé, et je ne rendis pas son coup au minable père de famille, délateur et magouilleur, et j’étais tellement occupé à mesurer l’étrange dilatation intérieure de te voir, tout en me demandant comment j’avais pu ne pas te reconnaître, et tout en te détaillant avec une tendresse et une curiosité que tu n’as pas pu percevoir, que je n’avais même pas envie de me battre. Je me tournai donc vers toi pendant que l’autre, sentant l’impunité, continuait de frapper, et que des voisins sortaient le soutenir. « La police te suit » fut la première chose que tu me dis, et je ne compris pas très bien ce que tu attendais de cette entrée en matière, que je savais en plus être fausse. « Mais tout le monde ici sait qui tu es ! Tu es repéré ! » C’était davantage véridique. J’avais bien compris que dans un lotissement middleclass, où règnent l’ennui et la frustration, s’épouvanter des déplacements furtifs et répétés d’un étranger est bien plus excitant, et effrayant, que ses équivalents télévisés. Et j’avais bien vu les yeux derrière les rideaux, et l’hostilité latente parce que, avant d’entendre mon portrait que tu n’as pas manqué de présenter de la pire des manières, ces veaux craignaient d’abord pour leurs maigres biens que tout étranger est d’abord suspecté de menacer. Mais quelle importance ! Je n’étais pas là pour ce médiocre public et en voyant que ma détermination était dénuée de violence, il l’a très bien compris. Nuy, d’ailleurs le premier, pensa qu’il était à l’abri, et profita de ce que je me couvrai seulement, pour cogner autant et aussi fort qu’il le pouvait, misère et rancune accumulées se trouvant là une sorte d’exutoire à sa hauteur ; je me souviens d’ailleurs que le moment le plus difficile de cette grotesque bataille a été celui où le fait de lui faire peur me traversa l’esprit pendant une seconde ou deux, il suffisait d’un pas en avant, d’un changement de garde (la mienne était très approximative parce que c’est vers toi que j’étais tourné), et d’un regard, mais je me dis, dans le même éclair qui était à la fois jeu, et contrition, que ce serait alors comme si j’exécutais ce que je menacerais donc, et que ce serait, presque sûrement, la ruine de ce que je voulais te montrer. Des voisins, aucun n’esquissa le moindre geste menaçant à mon égard, et l’un d’entre eux qui s’était identifié comme médecin, se mit même à m’entraîner avec des paroles douces, ce qui me fit d’ailleurs reculer, car je n’étais pas préparé à une argumentation en douceur, alors que chaque coup de Nuy me paraissait au contraire comme un argument supplémentaire du discours que je pensais te tenir. En ce sens, d’ailleurs, je crois l’avoir provoqué un peu verbalement, en lui criant à un moment donné qu’il n’était pas un homme, ce que je pense sincèrement, mais pas au sens où il pouvait l’entendre, qui était le sens sexuel ; c’était pour moi la preuve de la platitude de la gouape, puisque comme furieux, il redoubla de coups, et j’aurais pu à ce moment-là lui en envoyer un tout à fait à la hauteur des siens, par le vieux lieu commun populaire « il n’y a que la vérité qui blesse » ; mais dans l’ensemble, je suis plutôt honteux d’avoir eu recours à cette provocation si facile, basse et efficace.

Mais toi, pendant cette lente retraite pas à pas, poussé par les coups, tiré par le voisin et ses paroles douces, enveloppé par les voisins qui te cachaient à ma vue par intermittence, je m’interrogeais sur ce que tu ressentais, alors que, comme dix ans plus tôt, la confusion m’envahissait. Oui, c’était bien toi, malgré la teinte blonde de ta chevelure, c’étaient bien ta bouche, tes yeux, ta voix, tout ce qui justifie qu’il y ait un soleil au-dessus de ma tête. Pourtant, je reconnaissais cet ensemble de lignes terribles, qui forment une sorte de masque, et qui paralysent la profusion si fine du mouvement de tes expressions : la peur. Les commissures de tes lèvres tirent un peu la bouche vers le bas, et tes yeux deviennent plus grands et plus clairs, comme pour figer l’expression dans une glace moite. Sans doute cette figure contribuait à ce que je ne t’ai pas reconnue tout de suite. Tu avais donc toujours peur de moi. Le désastre était si profond. Et je sais, parce que j’avais moi-même si peur dans ce moment que je n’ai pas pu te parler comme le moment l’aurait mérité, que nos jugements sont faussés, et nos analyses biaisées lorsque notre peur réciproque envahit notre jeu. La seule chose que je me souvienne t’avoir dite, pendant ces quelques deux cents secondes de ta visibilité, c’est « je veux seulement te parler cinq minutes » ; et j’avais eu l’impression, mais depuis j’en ai douté, que de ta voix sûre et égale, tu disais « d’accord », avec ce sous-ton qui annonçait, « ça ne changera rien, tu sais ». Cinq minutes en tête à tête ! Quel cadeau ! Quel eldorado ! Si seulement tu savais ! Mais il y avait trop d’interférences, entre Nuy qui tapait, entre le voisin qui avec sa main tirait doucement mon bras en me parlant à l’oreille, avec d’autres gens parlant, s’interposant, hélas moins entre Nuy et moi, que dans le champ de vision entre moi et toi, et cette offre inespérée s’est trouvée, je crois, noyée, oubliée, détruite, éparpillée, mais pas niée. Mais bien après, j’ai eu le doute affreux qu’à ce moment-là tu pensais me retenir le temps qu’arrive la police que je ne peux pas douter que tu venais d’appeler.

Mais ce qui m’a vraiment frappé pendant ce moment qui m’est resté si flou, c’est ton sein. Dans mon souvenir c’est l’essentiel de ce que j’ai regardé pendant ce moment si court, qui réussit pourtant à étancher neuf ans de soif intenable. C’est probablement la marque de ta peur sur le visage qui me fit dévier les yeux sur le premier territoire qu’elle ne recouvrait pas. Je voyais très bien ton sein droit, entièrement recouvert par ton sweat-shirt noir. C’était tout à fait différent du sein que j’avais vu, ce jour d’automne 1982, plein de vent et de vent contraire, où j’avais été si près de te tuer : c’était alors le sein gauche, dont je fixais la base nue au-dessus de l’échancrure de la blouse crème, et c’était sur la finesse qui me paraissait incroyable et le jeu des couleurs de ta peau mate balayée par la crème du léger mouvement du vent dans la blouse, juste au-dessus du cœur que j’interrogeais du regard, comme étant l’endroit où je devais planter la lame que je tenais dépliée dans ma poche. Là, c’était le sein droit en entier, mais en entier recouvert, et je n’avais pas de lame dans la poche. Il était étonnant comme je te reconnaissais en lui. Je voyais respirer le grand ovale majestueux, finement caressé par le vêtement de l’intérieur, libre, serein, fécond. Toute l’assurance qui avait fui ton regard était là, tranquille, sensuelle, pleine de vie et de cette lourde nonchalance, si fière, que j’ai toujours admirée dans ta poitrine. J’ai d’ailleurs pensé à cette instant, non sans une reconnaissance chaleureuse, combien peu tu avais changé dans ces années pourtant si décisives pour le corps d’une femme, combien peu tes enfants avaient altéré la séduction de ta féminité. Et en guettant le moment où ta respiration poussait ta mamelle à foncer l’étoffe, je me dis qu’il était impossible que tu les aies allaités. Mais cette observation était compliquée, parce que le tissu ne bougeait pas qu’en fonction de ta respiration. Je me souviens aussi qu’après m’être arraché à cette sorte d’hypnose heureuse parce que, comme en 1982, à l’issue de notre rendez-vous rue Marie-Stuart, dans le passage du Grand-Cerf, après avoir longtemps douté que ce fût bien toi, je t’avais retrouvée pareillement dans un soudain regard, presque dissimulé, de laser azuré, aujourd’hui où je savais que je n’aurais pas ce regard, c’est à la grande respiration tranquille de ton sein droit que je venais de te revoir en entier, après donc avoir été contraint par le grand nombre de choses alentour de changer mon regard, vers ta bouche, tes yeux, Nuy, les voisins, la rue, le terrain, la maison, etc., mon regard revint comme si tout le reste n’avait pas d’importance vers l’oasis de ce sein droit, et c’était comme si on me coulait dans le corps du lipide doux, un peu épais, chaud et délicieux au goût, et qui est une des preuves de ta présence. Oui, ton sein droit me parlait en cachette de toi, et d’un grave chuchotement rieur me disait exactement ce que je voulais entendre. Ce n’était pas un pardon, encore moins une promesse, mais un fait tangible. C’était comme si nous étions en tête à tête et que ton murmure doux et chaud me décrivait avec une noblesse gracieuse et sérieuse la campagne environnante.

C’est précisément ce que, un an et demi plus tôt, sur mon lit d’hôpital, j’avais eu peur de ne jamais plus goûter. Il y avait à la fois cette lumière intense mais non aveuglante que tu dois porter en toi, mais avec des appels et des reflets toujours imprévus, toujours charmants. Je sais qu’il y a une grande irréalité dans cette perception qui t’implique et que ni toi, ni quiconque d’autre ne sent. Mais est-ce une raison suffisante pour nier cette caresse intérieure, chaude, altière, douce et grave ? La part de toi qui vit en moi revit à cet instant de contact avec toi sa racine, et retrouva de l’éclat, de la respiration, de l’avenir. Cet air à température et goût si indescriptibles que je me sens prisonnier de quelques adjectifs que je préfère répéter que laisser de côté, la grandeur que je suppose toujours à ton cœur, ont gonflé l’implant que j’ai de toi, non, pas mon sexe, du moins je ne l’ai pas remarqué, mais cette part de toi qui en moi souffrait d’inanition depuis tant d’années, et dépérissait dans d’ingénieuses douleurs qui ont disparu pendant ces trois minutes, pour mieux se régénérer dans les jours, les mois, les années qui ont suivi.

Le médecin voulut m’examiner pour voir si j’étais blessé par les coups de ton faquin de mari. Comment aurait-il pu comprendre qu’au contraire ma blessure venait d’être soulagée, au point que je pouvais rêver qu’elle fût guérie. J’étais comme un ermite du désert, qui est habitué à une goutte d’eau croupie par jour depuis dix ans, et qui d’un coup boit trois verres frais et clairs, et qui sait qu’il en a ainsi pour plusieurs semaines, et même que boire davantage pourrait être trop. Je suis parti tout de suite. La police allait venir. Le lendemain je t’ai écrit une lettre qui est comme toutes mes lettres, une tentative chaotique de cow-boy de rodéo, qui essaye de maîtriser un cheval encore jamais monté. Pourtant, j’aimerais revenir sur certains des points dont j’y ai parlé, et sur certains dont je n’ai pas parlé.

Le premier est un non-dit. Mais comment aurais-je pu te dire merci de ces trois minutes, sans que tu penses que je me moque de toi ? De quelle folie ne m’aurais-tu pas créditée si j’avais présenté ma reconnaissance sincère à ton sein droit ? Pourtant, le miracle singulier de ton existence, qui à chaque fois se renouvelle de manière si grandiose, mérite, au-delà de l’hommage, le plus tendre remerciement.

J’essaye donc, pour commencer, de te présenter à nouveau mes excuses. C’est déjà l’essentiel de ce que j’ai voulu changer en moi. Fort de ma sincérité et de la légitimité induite de la passion, je me suis reconnu certes des fautes de comportement, d’analyse, de prévision, de compréhension et de sensibilité sans nombre, mais je n’en devais que de la colère au monde, et aucune excuse à toi ; au contraire, toutes ces fautes avaient été commises par excès de loyauté envers toi, qui a si souvent triché. Des excuses m’auraient paru aussi incongrues que celles qui étaient allées à cet ami handicapé dont je poussais le fauteuil, gare Saint-Lazare, et qui voyant un groupe de cinq ou six personnes dans notre ligne de mire, me dit « fonce ! », et ce sont les personnes que nous heurtions des coins métalliques du fauteuil qui avaient fait les plus plates. Mais j’avais compris, douloureusement, que cette attitude, qui continuait de me paraître justifiée, devait déjà passer pour une agression, ou pour une agressivité latente, tant elle tenait pour peu ce que tu vivais et ressentais consciemment. Mes excuses, dont je savais qu’elles pouvaient passer pour une hypocrisie, tant pis, étaient au contraire un violent travail sur moi-même, le retournement de la violence que j’avais exercée sur toi, et je sentis à cet effort combien j’avais de violence.

Il est assez singulier que j’étais très fier d’avoir résisté à me battre face à Nuy. D’abord, il me faut bien avouer que ce n’avait pas été très difficile. Mais c’est surtout l’ensemble de la tension, ma profonde incursion dans le monde que tu t’étais constitué, l’éclat de la scène qui avaient dû te paraître violents. J’ai beaucoup de raisons de croire, devant la peur que j’avais aperçue si nettement sur ton visage, que tu as étendu ma violence à toute l’intensité de l’amour que j’ai pour toi. Tu ne penses pas que je puisse t’aimer intensément sans que cela ne soit violent, et tu ne penses pas que je sois capable de diviser cette intensité et cette violence, ce qui était précisément ce que j’avais voulu te prouver. Et je dirais même que ce ne sont pas les coups que je porte qui te paraissent ma violence, mais la menace contenue dans le désir, dans l’implication si engagée qui me pousse vers toi d’une manière si peu courante, si embarrassante. Ce qui te paraît violent, c’est mon désir, bien davantage que l’une ou l’autre de ses expressions. En cela, le fait d’avoir résisté à frapper Nuy, le fait d’être venu de si loin, dans des conditions si difficiles pour t’en faire la démonstration, est sans doute ressenti comme bien plus violent, bien plus dangereux, que si j’avais naturellement cédé au petit pugilat qu’avait commencé ce lâche, après avoir fait appeler à la rescousse la police, ses voisins, et la seule autorité que je respecte, toi. J’arrive à cette désespérante limite : pour toi, je suis violence, quoi que je fasse. Comment te convaincre que non, comment vaincre ta peur ? Et quand je te fais le plus doux des sourires, ou quand je te supplie, aide-moi, Sophie ! quelle violence, n’est-ce pas là ! Des excuses même ne sont que le couvercle vibrant d’une casserole bouillante, oui une grossière ruse pour dissimuler cette violence, et donc une violence supplémentaire !

De quoi avais-je voulu te parler pendant cinq minutes, et dans cette lettre ? Mon amie, ne ris pas, et ne sois pas fâchée : je voulais te parler d’amour. Je n’ai pas trouvé de manière plus juste, et plus maladroite, d’essayer de t’expliquer comment je pensais encore que nous puissions nous parler, nous voir, sur une base qui soit acceptable pour les deux. Je voulais construire une théorie sur l’amour, et comme tu peux le constater, je n’ai pas abandonné cette idée. Mais pour un tel projet, tu n’étais pas le meilleur interlocuteur, tu étais le seul. Et non seulement tu étais le seul interlocuteur, tu étais l’interlocuteur obligé. Si quelque chose pouvait justifier une discussion de cette nature, avec un but presque académique, c’était bien la longueur et l’étrangeté de notre relation ; mais c’était aussi que j’ignorais tout de ta conception de l’amour, et pour des raisons moins théoriques j’étais intimement intéressé à savoir comment une femme qui avait eu ta vie jugeait ou utilisait ce concept, et même où elle en était dans le dur trajet que chacun d’entre nous entreprend entre rêve et illusions. Même les différences qui m’apparaissaient entre la Sophie de 94 et celles de 82 et de 73, me laissaient l’impression d’un être humain profondément immergé dans des affections complexes. Et connaissant cette fraîcheur qui en toi privilégie le changement, et cette capacité à décider vite, droit et simple, de ton regard qui vient de plus profond que tout ce qui est en moi, je pense que s’il y a une matière dont l’amour est le centre, tu en es naturellement un des meilleurs experts, malgré mes doutes gravissimes sur ta résignation à cause de l’environnement dans lequel je t’avais vue confinée. Ensuite je voulais te convaincre combien cette construction théorique était une sublimation du désir concret que j’avais pour toi. En transportant mon désir dans une œuvre, il peut devenir rédemption, il n’est plus explicitement tourné vers toi, la transformation implique le renoncement, mais ce renoncement, combien serait-il plus sûr, et plus riche, si tu y aidais. C’est ce que je réussis le plus mal à exprimer. Parce que je ne savais pas, moi-même, si j’avais réellement renoncé au désir, sexuel et spirituel, d’expérimenter de la nouveauté, car au fond, ta capacité à me découvrir toujours du neuf est peut-être l’apport le plus singulier et le plus irremplaçable que je t’ai connu, et seule ta présence pouvait me l’apprendre. Mais il était tout à fait impossible de même formuler seulement cette alternative : ne voudrais-tu pas t’exposer à mon désir, charmante amie, pour voir si j’ai réussi, comme nous l’espérons tous deux, à ne plus en avoir pour toi ? Je caricature, mais en réalité, je ne savais pas si mon projet théorique était un dépassement ou un soutien, une fin ou une relance, du projet pratique. Je ne sais pas si ta présence m’aurait troublé à m’en faire perdre tous mes repères, et il est vrai que je n’ai jamais rien connu de plus souhaitable, ou si nous pouvions parler autour d’une table, sans que je ne perde un ton égal, le fil d’un discours et le rapport de ce discours au monde, et c’était pourtant alors mon intention, contresignée par toute ma volonté et tant de cet enthousiasme que tu semblais trouver menaçant.

Mais dans ma lettre, les considérations qui m’emportèrent me paraissent loin d’une telle sérénité, et j’imagine que tu as dû t’en apercevoir. Car j’arrive ensuite, par parenthèse, à réaffirmer que toi, tu n’as jamais aimé. Voilà qui est excellent et d’une grande habileté, pour un homme qui veut convaincre la femme qu’il aime qu’il veut construire avec elle une théorie de l’amour ! Ce sont ces fautes dont je parlais que je commets en série, mais par excès d’honnêteté. Car ton attitude par rapport à moi est celle que j’aurais moi-même eue, ou soutenue, avant 1982. Le phénomène que tu m’as fait traverser depuis m’interdit de méconnaître la souffrance de ceux qui aiment, ils sont rares il est vrai, et il y a de nombreuses indications comme quoi tu ne sais pas comment réagit quelqu’un qui se trouve soumis à une aussi forte intensité, la plus triviale étant ton attitude de refus total, qui contient une beaucoup plus grande force d’attraction que toute tentative de décompression. Tout comme en moi tout te paraît violence, tout en toi est attirant, et l’un, ma violence pour toi n’est que le revers de l’autre, mon attraction pour toi. Et je me réjouis d’avoir vérifié en trois minutes que tu n’as jamais vécu de relation suffisamment intense pour que je puisse l’appeler de l’amour (tu n’avais pas au fond du regard ou de la voix la reconnaissance qui ne manque jamais à ceux qui font partie de cette confrérie secrète), car ç’aurait été pour moi une souffrance que je n’ose imaginer, et je m’en désole encore davantage, parce que cela perpétue ton hermétisme et te prive du beau, de l’intelligence, de la grandeur et de l’objet de l’humanité.

Je reviens ensuite à l’ouvrage commencé, où le récit est le socle de la théorie, sans me méfier alors que l’ampleur décrite est proprement effrayante. Mais, face à toi, je suis cabotin. J’ai besoin de me faire valoir, de me vanter, de plaire et grandir, comme un enfant qui saute et agite les bras pour occuper plus de volume, avant d’avoir recours au bruit. J’imagine que cette propension à vouloir t’impressionner t’a plutôt agacée, écrasée, effrayée. Mais je n’y peux rien, ça part tout seul, et je n’y veux rien changer, parce que les ravages de mon action sur toi ne seraient pas moindres si je réprimais ce défaut irrépressible et enfantin, que je n’ai qu’avec toi, et qui me paraît par ailleurs bénin.

Je flatte ensuite ton génie, avec autant de maladresse que j’en ai toujours à flatter, sauf parfois dans la politesse. Pourtant, je n’essaye pas de te flatter. Je pense sincèrement que tu es la seule personne que j’aie vue qui a le je-ne-sais-quoi de Gracián, non pas dans l’usage social duquel parle le jésuite espagnol, où il est beaucoup plus fréquent, mais dans un usage transcendantal. Il est vrai que je me retrouve comme une espèce de prophète illuminé, parce que j’ai là émis une prédiction qui ne s’est pas vérifiée, et, sans doute, parler du génie de la femme qu’on aime, alors qu’elle n’en a jamais livré de présentation au public, c’est surtout attribuer à cette femme un superlatif un peu pompeux, qui rend un peu ridicule la lucidité de cet amoureux malheureux. C’est donc encore certainement une faute de la sincérité que de parler de ton génie, si loin de toute preuve. Pourtant, je persiste ; ne serait-ce que pour élucider la tragédie qui fait perdre sa grandeur au peu de contemporains qui en sont doués d’emblée. Et tant pis, encore une fois, s’il s’agit bien là d’une expression extrême, menaçante par là même. J’imagine que te proclamer génie justifie à tes yeux ma folie, et doit renforcer ta peur ; mais c’est la peur dont j’ai le moins envie de te délivrer.

Je te prie ensuite d’interrompre ton silence. Je ne me souviens pas d’une époque aussi reculée soit-elle dans mon enfance où je n’ai pas combattu le silence. Je crois bien que c’est la seule constante intellectuelle que j’ai eue pendant toute mon existence. Enfant, je parlais quand il fallait se taire, pour l’excellente raison que personne ne pouvait me justifier le silence, à table, à l’église, à l’école, au lit. Plus tard, j’ai pris position pour Voyer contre Debord, lorsque le silence du second jouait au mépris, mais manifestait l’impuissance. Encore plus tard, Voyer a agi exactement de la même manière avec moi que Debord avec lui, et exactement pour les mêmes raisons. Le silence est une censure, le silence est bien plus souvent la lâcheté et l’indétermination que la réflexion et la dignité tentent de masquer, dans la mauvaise foi. J’ai toujours essayé de répondre. Dans un conflit, je soutiens que le dernier mot est essentiel, contrairement à ceux qui dirigent cette société et qui prônent qu’il vaut mieux se taire et laisser l’autre s’époumoner, parce qu’eux-mêmes ont ainsi, en habiles hypocrites, le dernier mot, comme s’ils étaient de notre côté en nous donnant cet avis. J’ai aussi appris à me taire, à écouter le silence qui est pour moi la colonie de la mort dans la vie. Même ma lettre en entier espérait être un dernier mot, provisoire si je pouvais garder ton silence, comme toutes les précédentes.

J’ai plusieurs fois évoqué comment ton mur s’est construit, comment je le contournais avec une suprasensibilité de conspirateur cherchant l’interstice, devinant le moindre relâchement ; comment je l’attaquais, en me jetant contre avec un désespoir atroce ; comment peu à peu ce mur se garnit de longues piques et que je m’empalais dessus, de toutes mes forces ; comment tu en es venue à anticiper sur mes gestes, et à étendre, remodeler, fortifier ces défenses : un de mes pas dans un sens de la muraille t’indique aussitôt qu’il peut y avoir quelque mince fissure et avant même mon second pas dans cette direction, il y a là une tour de garde couronnée de miradors, et constellée de piques ; comment aussi tu t’enfermes toi-même derrière cette vigilance, et comment tu me l’as reproché amèrement ; et comment cette obstination qui a nécessité des efforts qui vont bien au-delà du mépris, ont dû altérer ton propre jugement, parce que dans ce cas précis tu pars du jugement, je suis un agresseur, pour construire l’argumentation de ce procès, quoi que je fasse devient ainsi agression, directe ou indirecte, selon le même renversement de logique que les scientifiques qui postulent l’existence de la matière, et qui ensuite partent la découvrir, qui n’est d’ailleurs que le raisonnement théologique où l’existence de Dieu est présupposée et ensuite tout devient preuve de cette existence ; ainsi, c’est déjà mon regard, avant que je ne bouge, qui t’indique, parce que tu te reconnais dans ce miroir trop éloquent, qu’il faut tout mettre en œuvre, pour colmater, fermer, refuser, nier. Et on voit ce durcissement vers le silence lorsque, après t’avoir téléphonée le 25 mai 1994, tu as changé ton numéro de téléphone, alors que, au plus fort de mes persécutions, dix ans plus tôt, jamais tu n’avais eu besoin de le faire. Le silence est devenu, au fil du temps, ton refus de jouer, et même, ton refus de refuser de jouer. Mais pour moi, ton silence fait partie du jeu, ton mur qui me rejette m’attire, je l’ai vu construire, ich bin ein Berliner, et je sais quelle part prédominante j’ai dans cet ouvrage malencontreux, ich bin kein Kennedy. Lorsque tu as décidé, par conséquent, d’interrompre unilatéralement la communication, celle-ci était devenue indispensable, elle commençait à toucher quelque chose au fond de toi aussi. De sorte que cette interruption, dans le jeu, s’est renversée au contraire en une sorte de communication.

Ton silence, en 1985, a d’abord été pour moi un endroit très noir, un peu froid, et constellé de ces petites météorites brillantes que dans certaines obscurités j’ai toujours tenues, peut-être à tort, pour la manifestation de ce que Reich appelait l’orgone. Le froid provenait d’une sorte de lance en métal, plantée quelque part, et qui me traversait le buste. J’étais dans la chair de ton mur. Lorsque je tentais d’y bouger, c’était une douleur insoutenable. Je t’ai demandé, je t’ai prié, de cesser cette torture, même de revenir du refus du refus au simple refus, de dire simplement non, mais de le dire, mais non. Chaque jour, chaque levée de courrier, chaque sonnerie de téléphone, chaque foule qui s’égrène autour de moi comme le sable entre les doigts, chaque fois que ton prénom était dit, écrit, pensé, par qui que ce soit, je sentais l’abominable instrument de torture tourner lentement en moi. Dans l’obscurité profonde, je voyais ta colère, une colère noire, suffocante, de rage déchaînée à chacune de mes démarches, comme si c’était toi qui subissait ce que tu me faisais subir.

Mais cette colère, tu ne pouvais pas l’exprimer, triste ironie, parce que ton silence te l’interdisait. Grâce à l’antagonisme entre le silence et cette colère, je percevais maintenant deux toi. Il y avait deux souffles forts, celui qui se retenait furieux, buté, silence, silence !, silence !!, et l’autre qui voulait te libérer, bombarder des horreurs, encore plus blessantes, mais qui ravale durement ses propres traits vengeurs et aiguisés, n’arrive plus à déborder la hauteur babylonienne de son propre rempart. Ainsi le silence commence à parler, comme le désert qui développe l’ouïe. En effet, sous l’écho de ces premières foudres, j’entendis maintenant un autre silence, moins hostile, celui de la stupeur, qui exige une réflexion rapide, mais à quoi sert ce silence ? A gagner du champ, à construire un camp derrière le mur, à récupérer la colère : c’est une dialectique entre le silence et son contraire, parce que qu’est-ce qu’une réflexion qui ne peut pas être exprimée ? ou, quelle réflexion devrait pouvoir vaincre le silence ? Est-ce que l’acheminement des sacs de sable derrière le mur pour le renforcer, est-ce que nourrir cette défense peut se faire dans le silence ? Non bien entendu, mais si bien sûr. Mais à quoi sert le silence si l’autre ne le tient pas ? Il y a longtemps que je ne sentais plus le froid me transpercer le corps, c’était les températures étagées du tien, fraîcheur, tiédeur, chaleur dont ce silence était maintenant tapissé, j’avais un goût exquis dans la bouche, je distinguais dans le noir les lourds nuages de ton orage autoréprimé, et ceux longs, fins, rapides et clairs de ta réflexion, puis tout en haut, immobiles, de petits moutons blancs, cachés derrière les autres, c’était ta timidité, comme si tu voulais dire quelque chose, ce n’était plus le refus du refus, c’est toi quand ton imagination te suggère une idée que tu n’oses pas proposer, ou quand ta curiosité t’as fait remarquer quelque coin de ciel bleu, magique, éblouissant et que tu ne sais pas si c’est un lieu commun ou un trésor qui n’appartient qu’à toi, mais tout cela est à nouveau chassé par une détermination hautaine et impatiente, non seulement tu continueras à te taire, mais tu tournes le dos, puis tu t’en veux, quelle idiote d’appuyer ces gestes, ça ne sert à rien, ce serait lui donner raison, alors le silence grimace un sourire méchant, mais ce sourire que je connais bien m’a toujours fait sourire, parce qu’il n’est qu’une intention, et cette intention est autant incapacité d’aller à son terme, et volonté de me parler, de communiquer. Et puis, bien entendu, et là un froid plus léger et plus dur me parcourt à nouveau, il y a le silence de la peur, qui est une contraction et une paralysie, l’incapacité d’autre chose que le silence, ou le silence comme refuge, comme vêtement de deuil, lourd voile opaque. C’est d’ailleurs maintenant, dans cette lettre, au moment de ma prière de rompre le silence sur ma seule bonne foi, quelle vilaine ruse, qui te prouve par ailleurs l’excellence de ton silence, parce qu’il me fait souffrir, bien fait, parce que je n’ai pas la dignité de le subir, qui t’en rend désormais prisonnière. Et te voici maintenant voilée, murée, contre une importante part de ta vie, dont tu nies farouchement l’importance, parce qu’elle n’a jamais rien eu d’important dans la trivialité ; mais c’est dans la trivialité seule que tu veux l’ancrer, que tu dois l’ancrer, ou tu es perdue, et j’entends encore ainsi ce murmure d’une intense réflexion réprimée, assener des amertumes qui vont au-delà de cette trivialité, et qui y sont ramenées par une débauche d’efforts et de gestes autoritaires et simples. Ainsi ton silence m’est devenu familier, puis m’a attendri. Je t’y reconnais dans le moindre son étouffé de ta musique respiratoire ; j’y distingue des nuances et des rythmes, des pensées et des grâces, comme sur ton visage immobile lorsqu’il dormait à côté de moi, je vois défiler dans ce noir si plein de demi-tons les riches flots colorés de tes puissantes émotions, les pensées les plus nettes qui se chassent entre les volutes de ces émotions, tes regards, tes ondulations, tout toi qui vit au fond et par cette apparence de rien. Et ce silence transformé en cette « superception », je le chéris maintenant que sa déchirante douleur n’est plus qu’habituelle. C’est devenu une réponse, variée, intéressante, même captivante, le contraire d’un silence. Et comme il me permet à la fois de penser que je me trompe et que je me trompe peu, d’esthétiser l’ensemble de ta réponse, il lui rabote le tranchant, il lui prête une douceur, presque une amitié, que jamais je n’aurais obtenu de ta parole. C’est notre jeu : ta part c’est de ne pas jouer, c’est de dire il n’y a rien, pas même de jeu, pas même de parole, rien, absolument rien ; et la mienne, c’est que tout, même cet extrême contraire du jeu, devient le jeu, le nourrit, le cajole, le transpose, l’abstrait, le dessine, le grandit et l’esthétise. Et en même temps que tes dénégations sont de plus en plus violentes, je les transforme toujours en douceurs, alors que mes douceurs, tu les transformes de plus en plus violemment en violences. C’est à celui qui le premier cédera, mais chez toi c’est une noire volonté qui est au fond de ton choix qui s’est maintenant peut-être émancipé de ta volonté au point qu’elle-même ne peut plus revenir ; et ce serait là de la passion. Alors que ma volonté est toujours restée neutre, ou plus exactement, a toujours oscillé d’un camp à l’autre, mais non comme le général Dostom qui fit pencher la balance pour les mojahedines contre les staliniens afghans lorsqu’il passa à la résistance avec sa milice ouzbek, mais plutôt comme un déserteur entre les lignes, irrésolu, ballotté, se sachant sans poids dans les batailles auxquelles il participe, que ce soit au côté de Pyrrhus quand c’est toi qui la commandes, ou que ce soit de l’empalement suicidaire sur tes défenses quand c’est moi, cette volonté n’est qu’une velléité. Rien au monde ne fait davantage apparaître la volonté comme un enfant perdu que l’amour ; et ceux qui n’ont jamais eu pitié de leur propre volonté n’ont pas aimé. Quand il n’y aura plus cette force bien supérieure en moi, cette attirance pour toi, infirmité, vieillesse, mort, idiotie, résignation, ou que sais-je encore, alors ton silence nous recouvrira de son linceul noir, ou moi seul savais lire et entendre, et c’est lui qui aura le mot de la fin ; mais j’ignore combien de fois d’ici là j’essayerai de retrouver une faille dans ton mur, de me glisser sous la garde de ta volonté et de te toucher le sein droit d’un clin d’œil.

Et lorsque dans ma lettre je te priais de sortir de ton silence, c’était plutôt une trêve dans le jeu que je te proposais, mais tu as sans doute eu raison aussi de penser que si tu avais accepté, je l’aurais retournée en jeu. Comme tes amants avec Nuy, le moindre souffle de toi est jeu pour moi. Et je te proposais à nouveau de me tuer, je te rappelle que cette offre tient tant que le moindre de mes souffles est en jeu, dès qu’il te plaira. C’est certainement un excès effrayant de parler aussi légèrement de la mort dans une lettre qui voulait que tu n’aies pas peur. Et je le regrette maintenant, non que je retire l’offre, mais il n’était pas utile ici d’aller jusqu’à cette évocation tragique, qui de plus n’est pas davantage que figurée. Le lendemain de ces trois minutes et de l’agitation dans laquelle elles m’ont mis, je n’étais pas encore en mesure de comprendre que de jeter à nouveau toutes mes armes à tes pieds te donnait l’impression que je les pointais sur toi. Et je n’ai jamais su ce qu’est la mort pour toi, je veux dire quelle importance tu lui prêtes. Parler de ma mort était donc probablement davantage à charge contre moi qu’un soutien au sens et au but que j’y donnais.

Mais ce que je n’ai pas pu t’écrire est ce que je ne voulais pas que la police lise. Aucun policier ne m’a contacté directement pour cette affaire ; mais la compagnie de location de voitures m’a appelé pour me dire qu’un inspecteur voulait me parler, et j’ai eu, sur mon répondeur, cinq coups de fil sans message le jour où je suis rentré de Montpellier : ce ne pouvait être que cet inspecteur, qui a pourtant lâché prise à ce moment-là. J’ignore s’il a questionné mon entourage, en tout cas personne ne m’en a rien fait savoir, et je n’ai demandé à personne s’il y avait eu une enquête.

C’était la troisième fois, après 1983 et 1985, où tu faisais intervenir la police contre moi pour arbitrer notre jeu, ou plus exactement pour en sortir. J’ai toujours eu très peur de la police. Et chaque fois que tu m’as dénoncé, j’en ai été beaucoup plus affecté que je ne te le laissais deviner, parce que si tu avais su l’étendue de cette appréhension, tu en aurais fait un usage beaucoup plus concentré. Depuis que je réfléchis au sens de la vie et de la société humaine, je soutiens un monde sans police. Ce n’est pas seulement resté le métier honteux que les Grecs avaient inventé, honteux au point qu’ils recrutaient ces commis parmi les esclaves parce qu’aucun homme libre n’acceptait cette profession, mais c’est surtout une activité nocive du point de vue le plus général, puisque c’est un simple outil de coercition au service de la conservation de ce qui est là. La police ne sert qu’à faire respecter les règles qui ont été édictées par d’autres que toi et moi, sans notre avis, or je ne suis d’accord avec aucune d’entre elles parce que je ne suis pas d’accord avec les principes qui régissent ces règles, et avec les objectifs de ces règles. Le fait qu’une coercition soit nécessaire pour faire respecter des règles me semble les remettre par là même en cause. Quant à l’objection qu’un monde sans police serait invivable, je ne vois pas sur quelle vérification elle table : une grande partie des recherches de ma vie a justement consisté à essayer de débusquer des situations de ce type et, de mon vivant, il n’y a pas eu dix insurrections qui ont réussi à abolir pendant une semaine toute police ; et encore faut-il considérer que cela n’a pu se produire que dans des situations extrêmement conflictuelles, où les armes étaient à la main, où la vengeance était immanente, et où les paradigmes des affranchis de toute police étaient presque tous et presque entièrement ceux d’un monde où sévissent des polices. Eh bien, je dois affirmer que dans ces rares situations (je pense à Bamako, Kinshasa et au quartier Bermuda de Mogadiscio en 1991) l’absence de police n’a pas eu les conséquences apocalyptiques annoncées, au contraire, la responsabilité de chacun en est sortie grandie et affirmée, et les règles du jeu se fixaient plutôt ensemble, que ce soit par la dispute ou par sa forme physique du combat, sans pour autant nécessairement recréer une police, mais chacun les connaissait et les approuvait, ou tentait, dans le débat public, de les modifier. Le corps qu’est la police est donc simplement un frein au monde, une tentative d’en arrêter le mouvement. Et, en ce sens, il va fondamentalement contre les intérêts de l’humanité, et doit être aboli d’urgence. Tu peux concevoir qu’avec une telle opinion, entrer dans un poste de police sans armes m’a toujours paru tout autant une folie que de mettre les pieds en Iran, tant que ceux qui ont vaincu les révolutionnaires de 1978-1982, que j’ai publiquement autant soutenus que possible, y seront, justement, les maîtres de la police. Car si les néo-islamistes et les autres policiers du monde ne savent pas que j’ai pour projet leur éradication complète, c’est pure ignorance de leur part ; mais, autant je les ai prévenus, autant je le suis.

J’ai donc une animosité bien plus grande par rapport à la police que la plupart de nos contemporains, parce qu’elle est raisonnée, théorisée et irréversible, et que j’ai toujours pensé que tuer un policier était logique, aussi logique que de tuer un délateur. Je ne peux donc m’attendre à aucune indulgence de la part de ces gens s’ils me tiennent, comme ils ne peuvent en attendre aucune de moi dans le cas inverse. Mais que la femme que j’aime soit une délatrice, et en particulier de moi, et à répétition, m’a laissé une profonde blessure. En 1983, je comprends que ta peur t’aie jetée sous ce premier bras armé, même si je le désapprouve ; mais il y avait sans doute quelque chose de sauvage en moi, et qui m’échappait, et je conçois ta délation, même si je l’ai trouvée ignoble. Mais celle de 1985 n’était plus du tout dans la même nécessité : c’était pour faire mal, c’était « tous les moyens sont bons », et tu as d’ailleurs menti honteusement, espérant par là aggraver ta déposition. Je n’ai jamais pu concevoir un acte plus honteux, plus médiocre, plus Nuy. Et en 1994, c’était devenu comme une sorte de premier réflexe, « appelle l’inspecteur », maintenant concerté justement avec Nuy, qui en partageait la responsabilité. Ces mouchardages n’ont pas été, beaucoup s’en faut, le plus douloureux de ce que tu m’as fait et ni même le plus effrayant. Mais ils ont été parmi les coups les plus meurtrissants, ceux qui cicatrisent le plus mal. Je te les ai bien entendu pardonnés, bien contre l’avis de ma volonté, qui n’a jamais mieux plaidé pour que je me détourne de toi en me représentant l’abjection d’un tel acte, si contraire à tous mes principes affichés par ailleurs, si sournois et si lâche, si pauvre et si haineusement nuisible.

La question, en effet, est : qui doit triompher, du droit des gens à ne pas être aimé, ou du droit à aimer ? Or l’Etat, évidemment, ne reconnaît pas cette question. L’Etat, la police, ne se soucie pas de ce qu’est l’amour. L’amour, bien entendu, n’est pas dans un texte de loi, n’est pas stipulé, ou défendu, ou décrit par la loi. La loi, d’une manière générale, est étrangère à l’amour, et même contraire, en ce qu’elle ne régule que des situations factuelles précises, et l’amour est tout sauf une situation factuelle précise. Mais les manifestations de l’amour sont forcément des situations factuelles précises. Si je te cours après, la police va m’arrêter non parce que j’ai tort de t’aimer, mais parce que j’ai piétiné une pelouse ; mais si j’arrive à prouver que cette pelouse n’est pas interdite au public, elle jugera mon acte dans le sens inverse. Si je t’écris que Nuy mérite la mort, et même plutôt d’être dépecé vivant, c’est pour ce détail marginal dans notre jeu qu’elle va me mettre devant un tribunal ou un psychiatre. Il va de soi que la police n’est pas compétente pour intervenir dans notre débat ; elle ne peut qu’en expédier des apparences, de son lourd bâton bureaucrate. Et j’ignore s’il y a un tiers capable d’intervenir dans un débat comme celui qu’il y a de moi à toi.

Tu as dû parler de moi à beaucoup plus de gens que moi de toi. Il m’a toujours été si difficile de communiquer à quelqu’un que tu existes, parce que le risque que la grandeur de l’intensité soit perdue était rédhibitoire, c’est comme si je risquais de rendre communicants deux vases d’un mètre de haut, mais dont celui que je casse est quinze mètres au-dessus de l’autre, qui n’en recueillera au mieux que quelques gouttes, si bien que même parmi les gens qui m’ont été le plus proche, bien peu ont su qu’il y avait cet œil de cyclone en moi. J’avais aussi un a priori contre les tiers, parce que je me suis vite rendu compte que ceux qui ne te connaissaient pas te donnaient tort auprès de moi, et ceux qui ne me connaissaient pas me donnaient tort auprès de toi. Pourtant, je me disais que je n’avais pas vraiment essayé, et que peut-être, comme tu le supposais sans doute, cette exclusivité conservée, cette tour d’ivoire, contribuait à idéaliser et augmenter l’extravagance de ma réflexion. Après cette autre Sophie de Saint-Cloud, j’ai donc résolu d’en parler à Manon. Manon me paraissait tout à fait apte à rendre justice dans un conflit aussi dur et aussi inextricable. Manon a ton âge, elle est petite et menue, avec d’immenses yeux marrons et un charme que le temps complique. Manon est allemande mais habite en France depuis dix ans, et sur la base de la langue allemande nous avons une connivence que nous utilisons peu. J’ai connu Manon par Eric. Lorsque Eric, il y a dix ans, en avait trente, il avait passé plus de la moitié de sa vie en prison. Ça ne laisse personne indemne, et en tout cas pas Eric. Eric était alcoolique, et lorsqu’il buvait, il oubliait tout et devenait très violent. Il habitait une sorte de placard dans la rue Germain-Pilon, et quand il rentrait la nuit, c’était tapage nocturne assuré. Manon habitait le même étage, et elle participait régulièrement aux pétitions pour qu’il soit chassé de l’immeuble. Son propriétaire finit donc par le mettre à la porte, et le jour du déménagement, Eric qui a une capacité étonnante à se hisser à la hauteur de n’importe quel interlocuteur et de lui faire illusion, mais pendant un temps très court comme quelqu’un qui retient sa respiration, et Manon, qui a quelque chose d’incroyablement dur au fond d’elle, et qui n’a pas peur des hommes, se sont rencontrés sur le palier. Au lieu de descendre sa casserole et sa guitare, Eric, à la grande surprise des voisins pétitionneurs, les a posés chez Manon. Le premier mois fut un mois magnifique, le second un mois de frustration, le troisième d’horreur. C’est ainsi que le raconte Manon. Le soir où ce fort gaillard, saoul comme un Sébastiani, a presque réussi à défenestrer la frêle femme, celle-ci l’a mis à la porte. Le lendemain, à sept heures du matin, j’ai emmené Eric à Saint-Cloud, en désintoxication, mais c’est moi qui paraissais l’alcoolique. Eric, face au thérapeute qui l’a reçu, s’est hissé à son niveau, et a totalement convaincu l’expérimenté praticien qu’il était lucide sur son état, décidé d’arrêter l’alcool, et fort embarrassé d’être un tel poison. L’autre, impressionné, au lieu de le garder, l’a laissé partir lui donnant un rendez-vous le mois suivant, qui pour Eric était ad aeternam. S’effondrant dès que nous fûmes sortis, il se jeta dans le premier bistrot, et se mit à pleurer au milieu des bières à neuf heures du matin. Le soir, au milieu d’un autre bistrot plus montmartrois, avec une dizaine d’imbéciles qui riaient de le voir avaler, cul sec, autant de gélules d’un coup, il s’est suicidé. Comme dans une romance, Manon, par hasard, passa à ce moment-là devant le café, le vit s’effondrer et le sauva : Samu, coups de poing dans l’estomac, salauds bougez-vous au lieu de continuer à picoler et à rigoler, il crève ! Après trois jours de coma, huit jours de delirium paranoïaque, un mois de désintoxication, mais c’est si court un mois, Eric est sorti de l’hôpital. Il aimait Manon. Il s’était suicidé pour elle. Mais Manon n’a jamais aimé Eric. Manon, qui a le bras si doux lorsqu’elle me le pose autour du cou, n’a jamais aimé aucun homme. Elle ne le sait pas. Mais elle dit elle-même, qui a attrapé le sida d’un homme qui savait qu’il l’avait mais qui a préféré lui cacher de peur qu’elle n’aille pas avec lui ce soir-là, qu’elle ne sait pas ce que c’est que l’amour. Il y a les amis. Il y a aussi les grandes choses dures et simples, comme ceux qu’on aide, comme ceux qui vous trahissent. L’amour ? Non, Manon n’a jamais rappelé, suivi, attendu un homme qui lui a dit non. Et c’est certainement assez rare qu’un homme lui ait dit non. Donc Eric attendait Manon dans la rue. Il enfonçait sa porte. Il l’insultait. Il lui faisait des scènes odieuses. Il l’attaquait. Il la frappait. Il lui téléphonait à quatre heures du matin. Il découvrait son nouveau numéro sur liste rouge, et recommençait. Il l’aimait, quoi. Que faisait Manon ? Elle appelait la police. La police arrêtait Eric, frappait son grand corps insensible toute la nuit, au moins il n’y avait pas de chambre d’hôtel à payer, et au petit matin il avait dessaoulé, et il était désolé. Puis il recommençait quelques jours plus tard. J’ai rompu avec lui lorsque, après sa bière de trop, il m’a accusé de m’intéresser à sa passion pour coucher avec Manon. Je venais de lui conseiller de lui envoyer un bouquet de fleurs.

Il y avait donc une grande et facile corrélation entre Manon et Eric et entre toi et moi. C’est bien entendu ce qui m’intéressait dans la passion d’Eric. Et ce qui m’intéressait dans Manon, c’est qu’il devait être facile pour elle de s’identifier à toi autant qu’il est possible pour quelqu’un qui m’est proche, et Agnès, qui est très sensible à la proximité que les gens ont avec moi, la trouvait un peu trop proche. Mais il y a une différence entre Eric et moi : il semble qu’Eric n’ait pas agi ainsi qu’avec Manon, alors que ce même comportement, je ne l’ai jamais eu qu’avec toi. D’ailleurs, pour me le prouver, il remplit de loin en loin mon répondeur d’un mélange d’insultes et de pleurnicheries, de menaces et de véritables mots d’amour. Et de loin en loin, Manon a eu moins à se plaindre de lui. Nous supposions donc que ça passait : cela aussi est différent entre Eric et moi. C’est donc nous en caricature, courte et crue. Manon est toujours fâchée que je défende Eric.

Mais la nuit où, rue des Abbesses, elle sortait en pleurant du Saint-Jean, et elle pleurait parce qu’elle avait peur que le Christophe qui lui donne sa tendresse du haut de ses vingt-deux ans attrape son sida malgré les capotes, dont un pour cent tout de même a un défaut de fabrication, je l’ai attrapée dans mes bras, et elle a séché ses larmes, et jusqu’à quatre heures du matin je lui ai parlé de toi. Mais Manon n’est ni juge ni amoureuse. Manon est Manon. Aussi, elle a applaudi à mon récit. Ce qui la séduisait c’était cette dimension : depuis vingt-deux ans, l’âge de son Christophe à elle, « j’aimais » toujours la même femme, qu’elle n’avait jamais vue, jamais entendue, et qui se tenait si loin et si hostile. Oui, elle trouvait cela extraordinaire. Elle était à des années-lumière, malgré les détails pénibles, et les similitudes évidentes que je lui soumettais, de comparer avec son histoire avec Eric. « Mais, si elle entrait ici, maintenant, tu partirais avec elle ? » Je ris. Je ris d’un rêve si doux. « Non, lui répondis-je, il n’y a aucune chance qu’elle accepte. » Les grands yeux marrons me regardaient comme si c’était un conte de fées. « Mais si elle te le demandait ? » Quelle charmante idée. Je ris encore. « A l’instant, où elle veut, je ne te ferais même pas la bise si c’est son air impatient qui m’appelle. »

Ainsi j’ai laissé entrer Agnès, puis Sophie, puis Manon, dans le grand jardin secret. Mais comment pouvais-je leur en vouloir de s’asseoir délicatement, tout au bord, dans l’herbe grasse, et de s’étonner qu’un tel endroit existe. Elles n’en ont pas vu les précipices et les cimes, les étendues souterraines, les explosions et le grand kaléidoscope qui donne le vertige. C’est dans cet endroit que tu demandes à la police de s’introduire quand tu dénonces. Elle entre et elle piétine le gazon de tes pas, et comme elle n’est pas tenue à la délicatesse, elle est même plutôt tenue à prouver qu’elle n’en a pas, elle fouille brutalement et ne trouve rien. Rien du tout ? N’est-ce pas exactement ce que tu leur avais dit qu’il y avait ? Si, justement. Le travail de la police n’est pas de juger l’amour, qu’est-ce que c’est d’ailleurs l’amour, le travail de la police est de réprimer les excès. Dans un conflit d’amour, comment la police pourrait-elle jamais donner raison à la personne qui aime, puisque aimer est une somme d’excès ? Lorsque tu appelles la police c’est l’amour que tu réprimes, le mien, celui d’Eric, mais aussi celui que Manon n’a pas encore connu, et le tien qui est comme celui de Manon. La police n’est là que pour les règles du jeu qu’elle défend. Ces règles du jeu ignorent l’amour, qu’est-ce que c’est d’ailleurs l’amour, trouve-toi une autre nana, la police est là pour réprimer la passion, parce que les règles du jeu auxquelles elle obéit ont été édictées par des gens raisonnables, qui combattaient les passions.

J’ai fini par comprendre qu’il y avait entre nous un rapport de force, physique, inique, où j’étais le plus fort, et que ce rapport était intolérable. J’ai eu beaucoup de mal à le comprendre, parce que j’ai toujours compris ma violence comme celle du noyé qui se débat, et comme venant de toi, m’habitant sans ma volonté, et retournant vers toi, assez naturellement, et parce qu’il est patent que la souffrance que tu me causes est beaucoup plus grande et destructrice que la violence que j’ai commise à ton égard. Mais d’accord, ceci ne justifie pas cela. Mais ce n’est pas parce que tu as appelé la police que j’ai compris qu’il était contraire à tout ce que je voulais d’user de la force envers toi, et même je dirais que je l’ai compris malgré la police, tant l’intervention de ce tiers haï confirmait le terrain de la violence physique, et appelait à la vengeance. Si tu avais voulu que le dégoût profond que j’ai pour la police se porte sur toi, c’est impossible. C’est simplement une plaie supplémentaire, coriace et ouverte, qui cicatrise mal, comme si j’avais été touché par une balle qu’on ne peut pas extraire.

Et si j’ai longtemps raconté la Bibliothèque des Emeutes, et les événements qu’elle avait vécus en 1994, c’est aussi par rapport à la police. J’ai pensé à ce vieux lieu commun ferroviaire, devenu plaisanterie : un train peut en cacher un autre. Et comme j’avais sans doute envie de le dramatiser, j’ai pensé à mon grand-père, qui était juif allemand. Je me suis dit que si lui avait eu une aventure avec une femme qu’il ne pouvait s’empêcher d’essayer de voir, et qu’elle l’avait dénoncé, quoique quand les nazis sont arrivés au pouvoir il avait déjà cinquante-huit ans, et, double apostat, était catholique, il n’aurait probablement pas survécu jusqu’à quatre-vingt-treize ans, parce qu’il aurait été condamné à mort, non à cause de cette femme, mais parce qu’il était juif, ce que, dans le fond de mon imagination, cette femme n’aurait pas su. De même, si un policier avait fait le lien entre cette affaire, qui après ta délation devenait une sordide affaire de mœurs, et le dossier plus spectaculaire auquel la Bibliothèque des Emeutes n’a finalement pas été mêlée, il aurait suffi qu’il me menace de ce qu’il pouvait te faire pour que beaucoup de gens aillent en prison ; et alors, j’imaginais l’horreur de mes insomnies, là-bas, en sachant comment les amis de ces gens pouvaient se venger de cette délation, sur toi, qui en aurait été l’origine et la cause.

     
             
             
             
             
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