l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

    S

                2008

             
             
             
             
             
      Sophie W. en 2008      
             
             
             
             
             
             
             
             
     

Ce portrait est une esquisse en vue d’une quatrième partie de l’ouvrage intitulé le Laser azuré.

     
     

Par rapport à 1982, Sophie W. a peu changé.


 

     
     

1. Le physique
 

Son corps d’abord, s’est modifié. Mais ce ne sont pas les différences qu’on croit qu’il y a entre cette femme de cinquante et un ans et celle qui en avait vingt-cinq. Ses yeux, au merveilleux regard, ont changé. Elle avait deux grands yeux bleus, portes voilées de l’abîme, ils sont devenus pers : l’un est vert et je crois bien que le bleu de l’autre n’est plus le même : il est plus blanc, plus lointain. Elle voit mal, maintenant, et à la première rencontre elle m’a dit que l’un de ses yeux ne voyait pour ainsi dire plus. Je ne sais pas si c’est le vert ou le bleu. Son regard magique, le laser azuré, n’apparaît plus dans ses yeux ; mais tout son être le porte au plus profond d’elle.

Sa peau qui était mate, est désormais beaucoup plus claire. Elle reste crème, mais c’est une crème blanche, d’un blanc fin, d’un nacré sans brillant, un lait clair et doux qui a des reflets de sourire et des ombres de gravité. Cette peau a gardé son insensée douceur, et la finesse extraordinaire de son maillage. Il s’y est ajouté une sorte de commande : il m’est arrivé de la toucher, puis de la caresser, sans cesser, et sans m’en rendre compte, comme si elle mettait en mouvement mes mains, mes doigts sur elle à partir d’un frôlement, voire moins.

Ses cheveux ne sont plus de ce châtain plein de reflets de soie qui rendaient la couleur de ses yeux irrésistibles. Ils sont maintenant d’un blond teint, depuis si longtemps qu’il faut soupçonner, à ceux qui ne connaissent pas la toison intime, que c’est leur couleur. Leur chute en arrondis lents s’est transformée en une sorte de hérissement dru avec des boucles dures, comme des serpents, comme de longs frissons enroulés. Ce casque jaune sale que Sophie ne coiffe pas vraiment, parce que ce serait en vain, la représente bien : ébouriffée, avec des coulées lourdes et puissantes, qui partent dans tous les sens, avec le désordre nécessaire à semer les poursuivants, quelque chose de vivant, d’énergique, de noué, de façonné par une volonté de fer qui n’a plus besoin de se manifester et qui s’articule dans cette broussaille de trompe-l’œil et d’insouciance, de méduse sage et de foulard complexe, comme un de ses regards évaluant le passage du second au troisième degré. Mais lorsqu’on passe la main sur ce vêtement naturel, rien ne résiste : chaque cheveu vit, ploie, caresse et ondule. Tout est doux, chaud, pressant, vibrant, odorant et tentant. C’est une invite camouflée. Et, même si l’harmonie si hardie et provocante des brunes aux yeux bleus est perdue, les découvertes de cette sensation sont beaucoup plus variées et fécondes que celles dans la courte soie châtain d’autrefois.

Pour le reste, Sophie est restée d’une jeunesse et d’une beauté incroyables. A peine quelques rides, facilement effacées par la caresse. La peau a gardé son inimitable douceur, sa finesse sans limite et cette magnificence thermique qui module sa chair comme une invite, toujours renouvelée, du toucher de l’autre. Sa féminité est triomphante : ses seins opulents sont majestueux, durcissent glorieusement, avec promptitude ; le sein gauche représente l’orgueil, le droit, qui a été opéré de je ne sais plus quoi mais sans que cela se voie, est son petit frère, comme une note mineure sourde et un peu triste, gorgée de mélancolie aux reflets pourpres et inventive de mélodies tassées peut s’apparenter à la note majeure, fière et sonnante, le sein introverti joue de son infériorité avec le sein extraverti, alors désarmé. La taille est toujours étourdissante, et la peau si frêle, si crème à cet endroit particulier, la rend vertigineuse. Les épaules n’ont pas changé : deux boules parfaites et fraîches. Les jambes ont toujours leur galbe complet, mince, aux arrondis vifs mais doux, avec de si beaux genoux. Les fesses de Sophie qui étaient jadis son imperfection sont adorables : rondes, fermes, mais surtout d’une douceur confondante, d’une invite constante, elles s’échappent et sourient, sans cesse, et se laissent rattraper dans le sérieux du plaisir, souvent. Leur blancheur contraste avec la chaleur qui monte en elles, intrépide et soudaine, avec beaucoup de joie aussi.

J’ai aussi découvert avec un attrait inédit le galbe de ses pieds, où la peau a moins blanchi qu’ailleurs. Ils ont des arrondis qui tiennent si bien dans la main, et qui réfléchissent une cambrure comme si, nus, ils étaient chaussés dans de hauts talons. Et ses doigts de pied sont presque aussi jolis que ses doigts : fins, délicats, doux, chauds, pulsants de vie, rien peut-être n’est plus saisissant chez cette personne que la facilité de la toucher, parce que ce qu’on touche s’adapte avec une telle évidence à ce qui touche qu’on n’en sent l’imperceptible aspiration qu’en plongeant entièrement dans autant de profondeur accueillante.

Si, il y a des marques de vieillissement : le cou ne porte plus la tête comme la puissance élégante qui jadis donnait autant de vigueur à chacune des poses de cet adorable visage ; et les mains, les mains de Sophie sont la seule partie de son corps qui a véritablement encaissé et exposé les traces du temps. Toutes ses défaites, toutes ses victoires, toutes ses attentes, tous ses espoirs sont consignés dans ses doigts nus, admirablement proportionnés, dans cette paume singulière, tracée, dans les replis fatigués aux ongles qui ont souffert. Là, c’est bien une femme de cinquante ans, trempée de vaisselle et de couches culottes, qui a une poigne et qui sait branler une verge, serrer une main avec le regard droit, frapper le marbre blanc d’une table basse un soir de colère. Pourtant cette main, dans l’autre main, plus grande, plus chaude et suppliante se tient tranquille, attend les progrès du réconfort sans l’honorer, puis lisse à son tour une autre peau qui a pris le mouvement de la sienne, cette infime oscillation de champagne qui ouvre un livre d’enluminures, dont chaque arabesque serait une idée, ouverture étincelante de mondes inexplorés qui deviennent ces grandes gorges de la peur et ses canyons menaçants de l’avenir au moment où les doigts, aux ongles blancs se referment avec l’unique pression d’un sourire. Les mains de Sophie sont un des livres de sa vie, puissant et touchant, leur froid même raconte un trajet déjà long, parsemé d’oublis et de quelques éclairs qu’elle tait parce que les clés, au fond de ses prunelles, messieurs, il faut aller les cueillir, avec force et douceur, en l’étonnant et sans couper le flot si voluptueux qu’elle projette si loin.

Et son visage alors ? On le découvre maintenant derrière la tignasse qui le dissimule un peu, ce dont elle joue. Le front reste bombé, mais à l’abri des spirales jaunes, le nez droit et fin, la bouche tombe toujours, mais c’est dans une telle grâce, dans une telle dynamique, et dans tant de discours de fossettes, d’allusions de commissures, d’impératifs de menton, de promesses de joues qu’on a seulement envie de la sentir, par tous les grésillements de l’intelligence, auditive et buccale, jusqu’à y venir y saisir les lèvres, la lèvre supérieure et son délicieux renflement au milieu, la lèvre inférieure pleine et ronde. Cette bouche sensuelle et délicate invente en salive et discours ces petites bulles transparentes qui éclosent et éclatent là dans la profondeur de l’ivresse, celles des chairs dans lesquelles on progresse, et celles des prêtresses les plus traîtresses. Son visage a gardé l’élégance de la minceur et la volupté rapide, puis lente, de la très grande mobilité des attitudes. Les oreilles paraissent moins grandes qu’autrefois, le crâne moins cabossé. Mais parfois, un masque dur qui n’existait pas autrefois éteint la respiration attentive et la séduction lente, mais sûre, de son écoute.

Quand elle ne se sait pas observée, cette femme peut paraître anodine. Au loin, on la voit marcher courbée, souvent pressée, plongée dans des pensées chaudes et douces qui sont peut-être pour elles bouillantes et épineuses, nouées par les violences de la nécessité. On ne voit pas alors la sensualité, et peut-être même pas la beauté de cette boule de chaleur qui se déploie sous la poussée de feu de son centre de gravité. Mais, quand elle est immobile, et offre son profil adorable, je ne sais ce qui en elle se marie si bien en gloire, en douceur, en profondeur, en exultation, en distance paisible et en proximité paisible, le tout combiné en une élégance gracieuse et raffinée pour m’émouvoir à chaque fois, quels que soient le lieu, le moment, l’intention et qu’elle sache ou non qu’alors je repose sur elle ce regard où le désir s’est mué en une si grande admiration que seule une tendresse démesurée en vient alors à bout.

L’odeur de Sophie, puissante, tournée, spiralée même, vortexienne, en effluves vives qui posent des questions, qui accélèrent des tranchées, et creusent des souterrains inimaginables, cette odeur de chair, de menstrues et de mouvement soulève et tend, cette odeur qui éclaire de sa particularité si imprévue tant de sillons, dont certains se tracent sous elle, par elle, cette odeur est très rarement présente aujourd’hui. Elle est recouverte par un parfum, Ambre Sultan de Serge Lutens, très bon parfum au demeurant, fin, épicé, soyeux et tranché, mais infiniment pauvre par rapport à l’odeur qu’il masque depuis l’arrondi ferme et ouaté de la nuque.


 

     
     

2. L’essentiel
 

Sophie, qui était entre ciel et terre en 1982 a choisi : c’est la terre. Elle pouvait s’envoler, mais elle s’est profondément enracinée. Elle a rencontré la nécessité, le long fil monotone et intransigeant du besoin, et elle s’est prise avec ardeur à le combattre en le servant, à le vriller en le caressant. Elle qui était en dehors des rangs, est rentrée dans le rang, mais avec la vigueur frontale d’un taureau andalou piqué par la première banderille. Son être fort, vorace, bouillant s’est révélé dans les luttes quotidiennes sans gloire. Elle en a retiré des grandes qualités qui sont aussi des défauts : elle respecte les règles, la vérité, qu’elle ne connaissait pas autrefois, lui est devenue un maître, mais un maître encombrant qu’elle n’estime pas parce qu’il ne lui donne jamais de plaisir ; ainsi elle ne connaît toujours pas d’autre intérêt à la vérité que celui de l’obligation et des conséquences à faillir à cette contrainte. Et au feu usant des luttes obscures elle a développé une humilité merveilleuse, simple, naturelle qui n’interfère nullement avec son immense orgueil, l’un de ces traits nobles mettant l’autre en valeur, sans qu’elle le sache. Mère courage, petit soldat pugnace, grand cœur ami, mais dure au mal, secouée, mais indépendante, et même libre, elle se sait seule au monde, dans le territoire étroit qu’elle s’est constituée, à force. Elle a survécu et elle survit de haute lutte, mais elle peut porter le front haut, parce qu’elle a appris à traverser l’adversité seule, sans se plaindre, et même sans se départir de sa grâce naturelle, et de son charme à la fois feutré et étincelant.

Dans le début de ce vingt-et-unième siècle, la femme middleclass doit cumuler d’innombrables qualités : ménagère, amante, amie, travaillant pour gagner sa vie, parente attentionnée et affectueuse, elle doit aussi présider à l’éducation de plus en plus abstraite et constamment remodelée de ses enfants, elle doit avoir des connaissances en tout, de l’électronique jusqu’à l’histoire de l’art, du jardinage jusqu’aux nouvelles du jour qu’elle doit être capable de commenter face à un intellectuel, à un commerçant, à un vieillard et à un adolescent. Elle doit posséder de la culture générale, gérer un foyer, prévoir l’avenir, faire son ménage, connaître tous les produits d’entretien, surveiller sa ligne, avoir une opinion politique, correspondre par e-mail, apprécier les modes et être à la mode, chanter sous la douche, être aussi bonne maîtresse de maison que d’hommes, rester spontanée, savoir se détendre, profiter de la vie, ne rien lâcher. Sophie fait tout cela, et avec brio.

Son métier d’aide familiale lui fait garder des enfants. Elle le fait très bien, je crois ; elle le vit avec son corps, dans un jeu, une lutte, une approche irréprochable, entière et compliquée, où toute sa riche personnalité est projetée et absorbée dans l’enfant. Elle apprécie cette longue prise de connaissance réciproque et la mène avec un sérieux et un respect de l’autre, l’enfant, qui ne s’accorde que très peu d’escapades. Elle enseigne en jouant, toujours, profondément. Mais jamais elle n’estime son travail au-delà de cette longue promiscuité quotidienne qu’elle maîtrise avec toute la délicatesse de l’immense intelligence de son cœur. Elle n’aime pas les parents, qui sont les payeurs, en général, elle les redoute, elle sait qu’ils ne peuvent pas bien comprendre son langage avec l’enfant, et qu’elle ne pourra pas véritablement leur expliquer. Elle attache une attention et un soin nerveux, et même anxieux à cette activité, où, pourtant, sa maison si belle, parce que si ressemblante à ce qu’elle est, elle, ajoute à la supériorité qu’elle oublie toujours et qu’elle a de toute évidence devant la plupart de ses collègues, souvent moins chères qu’elle sur le marché ; mais les clientes font la queue, elle en refuse. Elle sait que son travail est plutôt peu considéré socialement, elle en hausse les ravissantes épaules, même s’il lui arrive de regretter, sans amertume toutefois, de n’avoir pas choisi une autre voie.

Si elle n’attend aucune reconnaissance pour son travail, Sophie en a cependant fait le centre, la priorité de sa vie. Elle a dû se battre pour nourrir ses enfants dans des périodes difficiles, et de là, sans doute, vient ce pacte, cet ordre qu’elle a mis au long de ses mois, semaines, jours : d’abord la survie, ensuite tout le reste. Aucune affection, aucun désir, aucune tentation, aucune autre nécessité ne sauraient être argumentés suffisamment pour la tirer de cette inquiète et pulsante attention, fondement de l’ordre de ses priorités.

De l’argent, cependant, Sophie a gardé le même dédain qu’autrefois. Elle n’est pas âpre au gain, elle est tout sauf corruptible ou vénale, elle tient ses comptes, mais a minima, et elle peut se permettre de signaler sa réprobation de l’avarice, comme d’un vice qui grandit si souvent avec l’âge, parce qu’elle en est parfaitement épargnée. Elle n’a pas d’argent, et elle n’en aura que tant qu’il lui en faut, jamais beaucoup, et espérons, jamais trop peu.

Le second grand territoire de sa vie, juste après le travail et la nécessité, est son foyer. Et par foyer j’entends la somme de ses deux enfants et de sa maison. Elle a deux enfants, une fille de vingt-deux ans, et un fils qui vient d’en avoir dix-huit. Ce sont deux enfants très dissemblables, et qui s’entendent apparemment assez peu, même si des alliances semblent avoir cours parfois.

L’aînée s’appelle Alice et elle gagne sa vie, sans plus, comme réceptionniste dans une agence de design. Elle semble avoir un caractère très compliqué, hauteurs vertigineuses, et effondrements lamentables, trébuchant ainsi d’un extrême à l’autre, dans des sorties pleines de brutalités verbales et de vomis émotionnels. Alice est très nettement l’enfant préféré de sa mère, parce qu’elle a réussi à mettre en jeu quelque chose qui échappe à Sophie. Et d’abord sans doute parce qu’Alice a réussi à mettre leur relation en jeu. Elles vivent une guerre perpétuelle, brisée seulement par des paix complètes et presque radieuses, où leur grande affection réciproque reprend des respirations nécessaires aux violents élans de leurs colères quand ensuite elles s’affrontent. La résultante est que Sophie perd des batailles, douloureuses et coûteuses pour sa riche substance, mais gagne toutes les guerres, et les gagnera toutes, sauf la dernière. Alice semble jouer pour gagner une seule fois, mais elle est très inférieure à sa mère, en souffre terriblement, et sa mère ne comprend pas qu’elle est cause de ce complexe que sa fille n’arrive pas à exprimer autrement qu’avec des insultes. Le secret de leur jeu est dans le détachement, comme à la guerre le secret de la victoire est pour celui qui a le plus de réserves. Alice joue toujours toutes ses réserves mais Sophie ne craint pas le départ de sa fille, au contraire elle le souhaite, car les opinions de cette jeune femme peu mûre et bardée de rancœurs sont un véritable poison pour la mère : Alice semble prôner une morale rigoureuse et régressive, à laquelle elle ne semble pas se tenir elle-même, et Alice joue les enfants gâtés au lieu d’aider sa mère, ne serait-ce que par son salaire. Aussi, Sophie voit en sa fille quelqu’un de très dépendant, elle a raison, et ce qu’elle souhaite pour cet alter ego adoré, admiré, craint, si vibrant que Sophie la croit belle et intelligente, c’est qu’elle s’envole, et devienne enfin libre et indépendante, comme Sophie elle-même l’avait été dès ses quinze ans. Mais Alice semble liée par le match avec sa mère : c’est de Sophie qu’il faut d’abord qu’elle se libère, et c’est dans la dispute qu’elle cherche une victoire qu’elle trouvera plutôt dans la vieillesse et la fatigue de cette mère si riche en ressources inattendues, si forte, un jour malheureusement moins lointain qu’elles le croient toutes deux. Alice jalouse beaucoup Sophie et Sophie jalouse un peu Alice. Les deux ont raison, car la mère envie le sens de la répartie et la jeunesse de la fille, et la fille regarde d’en bas ce petit quelque chose qu’a la mère et qui fait sa si grande différence avec tous les autres humains, et qu’elle n’aura jamais.

Alice avait fait de moi un reproche et un outil dans ses guerres contre Sophie. Pour ma part, j’avais une très grande curiosité à rencontrer une femme qui était la fille de la femme que j’aime, mais qui avait l’âge de Sophie quand je suis tombé éperdument amoureux d’elle. L’attente de cette rencontre était encore rehaussée parce que, dans le jeu avec sa mère, Alice refusait de me voir. Lorsque je l’aperçus enfin, je fus fort déçu. En aucun cas je ne l’ai trouvée jolie. Elle n’avait rien de la grâce, de l’élégance et de la finesse considérables de sa mère ; elle portait au contraire une hauteur ridicule, dans un port très droit, avec des cheveux très noirs et très longs. Je ne crois pas que je l’aurais remarquée dans une rue. Quant à l’intelligence tant vantée par la mère, je n’en sais rien : elle ne m’a donné aucun échantillon ; ce qui plaide plutôt contre. Alors que je redoutais délicieusement que ce ne fût le cas, rien en Alice ne m’a ému. Alors que lorsque je regarde Sophie, le monde est de l’or en fusion, fraîchi par dix milliards de gouttelettes de pensée.

Ce fut tout le contraire avec Quentin. Jeune homme extrêmement timide, grand, gauche, peut-être lent, en tout cas lymphatique, il avait cette matité qui est maintenant si atténuée dans la clarté de peau de Sophie. Il y a dans sa douceur, et dans son immense inquiétude d’adolescent très complexé, une fragilité extrêmement attachante. La première fois que je l’ai vu, Sophie avait très peur de cette rencontre, parce que Quentin, au contraire d’Alice, est le fils de Nuy, mort en 1999, que je méprisais plus encore que je ne le détestais. Mais alors qu’elle m’avait prévenu qu’il lui ressemblait beaucoup, je ne fus que peu de cet avis, et elle fut ravie que je ne me montre pas à son égard en l’ennemi que j’avais été de son père. Mais je distingue fortement les enfants des parents, et rien en Quentin ne me parut désagréable. Je sais pourtant que, persécuté par les piques acérées de sa sœur, il est moins intéressant pour sa mère, parce qu’il ne peut, ni ne veut avoir avec elle ces conflits frontaux dont elle se nourrit.

La maison de Sophie est à C. Elle n’est pas grande, elle n’est visible d’aucune rue et elle n’a, de l’extérieur, aucun cachet, car on l’embrasse difficilement du regard : il faut passer sous une autre maison pour la découvrir trop tard pour que ce soit en entier. C’est donc une maison sans façade. Sophie l’a récupérée du fait de sa profession, car elle y travaille et vit, pour un loyer qui est resté très bas.

L’intérieur ressemble beaucoup à la femme qui l’habite. Trois niveaux : au rez-de-chaussée, il y a une profonde cuisine par laquelle on entre, et un salon, tapissé de livres avec un petit bureau devant l’escalier. C’est la pièce où Sophie reçoit les enfants et les parents, c’est l’étage du travail : il est sombre, il est fonctionnel, et la netteté des premiers plans se perd dans le flou de la profondeur derrière la cuisine dans une buanderie, pour la pièce de réception dans le colimaçon ascendant. Le dernier étage est l’étage des enfants ; Alice et Quentin ont chacun leur chambre, que je n’ai jamais visitées, et d’où l’on voit la tour N., vestige roman de C. L’étage intermédiaire est celui de Sophie : un salon, la chambre à coucher, la salle de bains, et une terrasse, assez grande, qui prolonge les deux pièces.

Ce sont beaucoup de lignes hardies et nettes, de nombreux angles dans les objets et les perspectives. Pourtant il y a beaucoup de confort, et même beaucoup de place. En été, les couleurs sont claires, beiges, mais il y a toujours des contre-pieds, les poutres noires par exemple au plafond de la chambre, ou la pointe rouge d’une affiche encadrée au mur. Il y a cet étonnant contraste de dépouillement et de profusion, de rigueur et de laisser-aller, de recherche esthétique dans les lignes et les formes et d’indifférence aux apparences qui n’est pas affecté. Il y a, dans cette maison une élégance stricte, mais modeste, et une sensualité retenue, une tenue et une maîtrise de l’espace et du lieu qui me donne une impression d’une très grande dynamique, d’une grande hardiesse, peut-être à cause du contraste si réussi qu’il me paraît miraculeux des lignes et des arrondis, et d’un goût fin et sûr, qui sait placer un objet, une couleur, une odeur avec autorité et plaisir et avec juste l’intensité qu’il faut, à l’endroit qu’il faut pour relever l’harmonie de l’ensemble. C’est un art, et elle l’a.

Par sa structure et sa respiration, la maison ancre sa vie avec une profondeur d’empreinte que je n’ai jamais donné à aucun des lieux que j’ai habités : le travail, en bas, les enfants, en haut, sont médiatisés par son étage, où elle reçoit, dans ce salon de beiges qui deviendront des rouges en hiver. De ce plan intermédiaire, elle contrôle les deux dimensions essentielles de sa vie, la racine, qu’elle assure avec des enfants si jeunes que même les parents ont parfois déjà l’âge de ses propres enfants ; et le ciel avec des liens si relâchés par son goût de la liberté, très intense, qu’elle n’a pas réussi à communiquer à Alice, et peut-être même à Quentin, tous deux beaucoup plus attachés à la mère que la mère à eux. Attentive au contrôle, elle sait qu’il n’est pas si territorial que dans la maison, mais ses enfants, qui sont sous ce contrôle, ne le savent pas et restent très liés à cette autorité qui rejette l’autorité.

Le service de la nécessité se prolonge sans doute au-delà de la maison. La santé, en particulier, est une préoccupation grandissante pour Sophie : médecins, ophtalmologistes, gynécologue, hôpitaux, sécurité sociale participent de plus en plus de l’horizon de ses obligations. Les problèmes d’yeux de Sophie l’ont empêché d’apprendre à conduire, et ses déplacements, sans voiture à partir d’une banlieue, sont laborieux. Mais dès qu’elle peut, une fois par semaine, chaque samedi, ou dimanche, ou les deux, elle prend l’un des trains, RER ou SNCF quand il n’y a pas de grèves, et vient à Paris. Saint Lazare est à une demi-heure de chez elle, mais c’est trop loin quand même pour s’aventurer le soir à la merci du train du retour, peu sûr et lugubre. Elle veut revenir vivre à Paris.


 

     
     

3. Amants et amis
 

Le premier loisir de Sophie, ce sont les hommes. Ou plus exactement : les hommes sont le premier loisir de Sophie. Elle en a eu beaucoup, elle en veut beaucoup, mais elle n’en a pas besoin. Quand je l’ai contactée, en avril 2008, il y a plusieurs mois qu’elle était sans amant, ce qui est incroyable, et sans quoi d’ailleurs, elle ne m’aurait probablement pas revu. Le fait que les hommes sont le premier loisir leur donne une place considérable, mais secondaire. L’homme viendra toujours après la nécessité, la racine, le travail, ses enfants. Ce sont là des concurrents prioritaires ; et l’homme doit faire face à d’autres concurrents, moindres : autres hommes, famille élargie, amis lointains et proches, anciens et nouveaux, autres loisirs, désir bien compréhensible de solitude.

Le goût du jeu habite toujours pleinement Sophie. Si la relation avec les enfants qu’elle veille pour de l’argent est la figure imposée de ses jeux, les hommes sont le programme libre, entièrement libre. Son jeu est toujours personnel, propre à elle, comme un jeu de miroir ; il est sans doute partagé avec ses partenaires, mais jamais de manière explicite, en tant que jeu. Pourtant la débauche ludique chez Sophie est plus somptueuse que chez aucune autre personne que j’ai rencontrée.

Le cancer de Nuy s’est déclaré au moment où Sophie est arrivée de Montpellier à C., avec enfants, bagages, soucis, en 1997. Les deux années qui ont suivi ont été les années de l’agonie longue et dure de cet homme si médiocre et que Sophie a traversées comme un deuil. C’est l’épreuve la plus terrible de sa vie. Je ne sais pas si elle a connu des hommes pendant cette période, il m’étonnerait que non, même si elle laisse entendre qu’il n’y en eut pas ; d’ailleurs elle laisse supposer que cette abstinence a duré, au moins un ou deux ans au-delà du décès de cet ancien prince consort, qu’elle a utilisé comme paravent, et qu’elle a épousé, sans vraiment le vouloir, trois mois avant sa mort, lui à peine conscient d’autre chose. Ces deux années de sacrifices, de porte-à-faux, de restrictions et de deuil pour cet homme qu’elle n’aimait pas, ont été les plus dures de la vie de Sophie.

Ensuite est venu Philippe, le médecin, qui l’a approchée avec une lenteur et une attention si patientes qu’il a réussi à contourner ses craintes, ses murs, ses rejets. La liaison avec Philippe a duré quatre ans. Après Nuy, Philippe est peut-être l’homme le plus méprisable de la vie de Sophie, et le plus important, peut-être même plus que Nuy. Il l’a traitée en maîtresse dissimulée, honteuse, jamais elle n’a pu passer même un weekend avec ce père de famille respectable qui mentait à sa femme pour voir Sophie en cachette, fût-ce pour passer une soirée théâtre restaurant à Paris. Habitant S., mais exerçant à C., il venait à six heures du matin se glisser une heure dans le lit de Sophie avant d’aller recevoir ses malades. Parfois le jeu avait lieu le soir. Sophie attendait cet homme, entendait le moteur de sa voiture et sortait, se glissait dans la voiture pour profiter du corps qui a su lui donner du plaisir. Car ce que Philippe a eu d’inestimable, c’est qu’il a fait découvrir le plaisir à Sophie. Eh oui, dit-elle, à quarante-quatre ans. Et à beaucoup plus d’amants ajouterai-je.

Depuis, Sophie a une propension illimitée au plaisir. « Tout mon corps est érogène », murmure-t-elle du fond de son oreiller. Et c’est vrai : je me souviens que, en trois minutes je l’ai amenée à un orgasme en embrassant un point minuscule sur la clavicule gauche. Rapidement, la chair s’est détendue, puis la peau est devenue attentive, invitante, réceptive, comme une fleur qui boit, qui boit, qui boit. Le point s’est légèrement enfoncé dans le dos, a rosi sous les pressions dont j’augmentais lentement les effets, variant également les intensités de ces baisers et le rythme de l’impression de mes lèvres sur l’endroit ciblé. Puis le halètement de la princesse s’est doucement fait entendre dans le parfum de son haleine, puis tout son corps semblait gagné, peu à peu, par la tension de la chair éveillée par une douce pointe de peau rosie, dans une ondulation consentante, ascendante, dépendante de mon geste, mais complètement indépendante de moi ; enfin, le corps, en nappes agitées, dépassa ma présence, les gémissements avaient atteint le volume d’une voix confidente mais insistante, et cette chaleur humide fut striée de courtes et vives stridences. Signe de l’irrépressibilité du phénomène quand il échappe à Sophie : les bras, les mains paumes ouvertes, doigts tendus et écartés, ou poings serrés, frappent comme des battants, matelas, coussin, moi alors qu’elle essaye, le plus souvent avec succès, de réprimer les cris.

Pourtant ses orgasmes sont très différents les uns des autres, et leur rythme aussi. Je l’ai ainsi vue jouir plusieurs dizaines de fois en une demi-heure, je ne savais pas qu’une telle capacité existait. Ce don existe, et je pense maintenant, pas seulement chez Sophie. Chez elle, le plaisir que ses seins, ses fesses, ses différents orifices sont capables de propulser est quasiment merveilleux, et je n’étais qu’au début de la découverte de ce trésor apparemment illimité, autant pour elle, que pour l’homme si gratifié qui parvient à en être l’instrument. Il faut reconnaître que lorsqu’elle jouit, Sophie est d’une beauté saisissante : son visage devient très jeune, mais son expression contient toute sa vie, toute son immense vitalité ; et il y a, jusqu’au fond de ces puissants déferlements, élégance, grâce, grandeur et finesse. Elle jouit pour elle-même, mais ce plaisir non partagé me procure un plaisir fort différent : thaumazein d’abord, fierté d’elle ensuite, et abandon de toutes mes faibles défenses s’il en subsiste encore. Elle-même est capable de tous les gestes, de toutes les hardiesses, entre dans tous les fantasmes, non pas en invitée, mais en maîtresse de maison. Et pourtant, son plaisir, comme tout le reste de sa personne est toujours exempt de vulgarité. Il est au contraire recherché, varié, délicat, astucieux, tout en étant plein, vibrant, vorace, impérieux, facile, jubilatoire. Mais il a aussi une propension farouche à être solitaire, privé : à un moment, dans l’accélération de la montée, elle vous quitte, et ce qui la torpille paraît parfois mécanique, absent, longue escalade hors de cette volonté qui ne l’a que mise à l’étrier comme un vieux page docile, solitude vertigineuse du corps, si jeune encore dans la découverte des fulgurances.

L’aventure avec Philippe cessa soudain, sans que Sophie ne s’y attende. Un jour de l’an, il lui fit la déclaration qu’« espère toute femme », puis il ne se manifesta plus du tout quoique son cabinet était à deux cent mètres de chez elle. Elle souffrit. Alice, qui avait encouragé sa mère pendant le long flirt d’approche et avait réprouvé le médecin dès qu’ils furent amants, osa aller le voir sans le dire à Sophie, peignit à l’homme le malheur de la mère ; mais le Philippe resta insensible, même quand Sophie, s’humiliant amèrement, alla à son tour lui demander les raisons de son absence, trois mois après cette rupture d’autant plus surprenante qu’elle ne venait pas d’elle. Ainsi, il faut conclure que comme Nuy, ce Philippe était un homme qui la méprisait ; et que peut-être elle préfère les hommes qui la méprisent, car au moins ils ne cherchent pas à connaître ses faiblesses, et n’attendent rien de ses immenses qualités. Non seulement cette indifférence de l’autre lui gagne de la place, mais elle lui est un stimulant, elle la provoque.

De ce prudent Philippe, si apte à rassurer et contenir, et si habile au toucher, il faut dire qu’il a battu Sophie à son propre jeu. Ce jeu est le jeu de la séduction, où celui qui succombe a perdu, comme l’a si bien décrit Kierkegaard ; et le jeu s’arrête lorsque celui qui a succombé s’est aventuré dans une sincérité qui l’engage, dans un espoir qui lui fait perdre l’équilibre, serait-ce légèrement, dans une parole chantée qui n’aurait pas dû quitter la monotone diction des conventions. Philippe a bien eu Sophie. Elle s’en est souvenue par la suite. Elle a réussi, à force de sa volonté de fer, de le rejeter hors de ses attentes quotidiennes, et elle regarde les autres hommes à travers le filtre de cette marque au fer rouge.

Sophie, qui joue tout le temps, ne connaît que le jeu antagonique. Elle ne connaît pas celui qui consiste à prendre la main de l’autre, et à se mettre en puissance l’un de l’autre. Le seul piment qui la chatouille, et la fait tournoyer, avec tant d’ingéniosité, de plaisir, de beauté, est le jeu contre l’autre. Il faut qu’elle ait raison ou que ce soit l’adversaire. Point d’alliance. Pas de solidarité, pas de partage. Sophie ne connaît pas le jeu de Bonnie and Clyde, elle ne connaît pas le jeu du monde, où l’on se bat, à une poignée, happy few contre tous les autres, le jeu de l’histoire, où l’on se bat avec une autre poignée, band of brothers, pour tous les autres.

Un bref Loïc, catholique, assez fortuné semble-t-il pour lui proposer un appartement à Paris et une survie sans travail, la proposa en mariage à genoux, dans la baie de Naples où elle était invitée aux noces de l’autre Sophie, son amie d’enfance, qui n’était donc pas sa cousine comme elle me l’avait dit autrefois. Elle refusa en riant. D’autres hommes moins importants ont pu jouer un rôle plus éphémère. Mais à cette fin d’aventure avec Loïc s’était déjà superposée l’attirance pour Olivier.

Olivier, ancien avocat, est juriste. Leur relation, de 2006 à 2007, dura un an, ou un peu moins. Sophie affirma, à son sujet, que la tête seule ne compte pas, pour dire que le sexe joue un rôle primordial dans la relation. Mais avec Olivier, ce que j’ai compris, c’est que rien d’autre que le sexe ne joua un rôle, et même, je crois, rien d’autre que le sexe ne devait jouer un rôle. Pour Olivier, Sophie eut une attirance intense, qui lui fit effacer Philippe qu’elle peut donc voir de temps en temps comme on voit un de ses médecins (il n’est pas le médecin traitant). En effet, quoiqu’elle m’ait beaucoup parlé d’Olivier, jamais elle ne m’a avancé une seule idée, un seul projet, une construction possible, basée sur une communication réciproque entre eux. Certes, il y avait l’horizon d’une vie en commun. Et, certes, entre l’appartement parisien du juriste divorcé et la maison retirée de Sophie, elle ne pouvait pas le suivre, ni non plus l’héberger. Ce front minimal a donc été clos assez vite. Le seul lien, qu’elle évoqua souvent, non sans rester dans la pudeur attentive qui ajoute tant à son charme, était le sexe, à tout-va, passionné, puissant, imminent, demandant, sangre y fuego. Olivier était une verge douloureusement bandée, et Sophie une surface crépitante d’orgasmes mitraillettes. Le choc, mais aussi la connivence et l’harmonie, la complémentarité et la mer de satisfactions découvertes, explorées, ravagées, élaborées étaient toute cette relation.

Aussi Sophie craignait le débordement de cette irruption et de cette plénitude. En effet, Olivier semblait au bord de l’abîme, il attendait Sophie pour plonger dans le grand vide qui enjambe le cadre qui enserrait fermement la liaison, il parlait d’île déserte, et il était probable qu’il était sérieux. Quelques comportements ataviquement « bourgeois » d’Olivier l’excédèrent sans doute un peu comme elle l’affirme ; les soins à la personne qu’il fallait aussi dispenser à cet homme, une jambe plus courte que l’autre, la dérangèrent comme une marque de non-autonomie et peut-être comme un souvenir de son rôle douloureux auprès de Nuy mourant ; mais c’est l’intervention de la fille d’Olivier, dix ou douze ans, qui traita soudain Sophie comme une amie, ou confidente, qui lui parut définitivement déplacée. Cette fillette exprima par là la préférence qu’elle avait auprès du père, signifiant au travers de cette insinuante complicité la distance véritable de Sophie à Olivier – distance confirmée par le peu d’affinités qu’Olivier manifestait à l’égard d’Alice, il est vrai très hostile à l’amant, et à tous les amants, de sa mère. Le sexe resta donc l’activité centrale, la raison de la rencontre, mais tout autour, peu d’affection, peu de confiance, peu de respect, très peu de possible. Lorsque Sophie mit fin, brusquement sans doute, à cette poussée de flamme, manifestant là sa grande maîtrise, il apparut encore plus clairement que leur drogue commune n’était que celle de l’ivresse des corps, du ruissellement des fentes, dans les rasades furieuses des orgasmes, mais non la fonte des caractères, dans la dépendance des regards, dans la prison ouatée des affects ; et encore moins la volonté de dépassement, la construction de vie, dans les effets que leur puissante attraction réciproque pouvaient imprimer au monde, s’ils en avaient le courage. Les idées leur manquèrent pour développer un début pourtant beau.

J’avais compris quand Sophie avait vingt-cinq ans que le sexe ne jouait qu’un rôle très subordonné, et pour ainsi dire, instrumental dans sa vie. Sophie se servait du sexe, comme d’un rideau de perles pour attirer les hommes, mais ce n’est pas là qu’elle joue. Eh bien, rien n’a changé sur ce point. Le fait que Sophie jouisse, et jouisse intensément, fort, vite et souvent, ne change rien à la place du sexe dans sa vie. Ce n’est qu’un élément de jeu, facile à mettre en avant, plus goûteux que les autres, mais même pour quelqu’un d’aussi sensible au plaisir de la chair, jamais le plaisir de la chair ne commandera sa propre vie, jamais le sexe ne détermine le jeu, et je crois même qu’elle craint le pouvoir qu’elle ne lui laisse jamais prendre. Depuis que le sexe est devenu un terrain où elle excelle aussi, depuis que de tout son appétit elle a appris à sucer les perles du rideau, elle a aussi appris à le juguler, à le contrôler de sorte à ce qu’il la fasse briller, mais peut-être sa mésaventure avec Philippe lui a aussi appris à le retenir : la victoire, la maîtrise sur l’autre qui est adversaire, est pour elle plus importante que le plaisir. Alors que la vérité de sa relation avec Olivier était le sexe, elle a rompu avec lui malgré le sexe, pour des raisons beaucoup plus importantes pour elle.

Le jeu avec les hommes est le jeu favori de Sophie, et c’est donc bien au-delà du sexe que les hommes constituent son premier loisir. Décider qui aura le contrôle est la matrice de ce jeu. Celui qui lâche en premier, celui qui perd pied, celui qui s’humilie, qui s’oublie, qui vacille, qui pleure, celui-là a perdu, est « faible », ne mérite plus que le dégoût. La volonté domine l’amour, non l’inverse : si je dis, je ne t’aime plus, alors ta volonté doit faire le travail de ne pas m’aimer non plus. Ainsi l’amour, pour Sophie, est le jeu des enfants qui consiste à aller le plus loin possible à gonfler d’air un ballon sans le faire exploser : tu ne vas pas assez loin ? T’es pas chiche, t’as perdu. Tu vas trop loin, et tu exploses ? T’es faible, t’as perdu aussi. Le vainqueur est celui qui sait aller loin sans se perdre, longer les hauts promontoires qui surplombent l’inconnu sans tomber ou, comme dans ce jeu d’adolescents américains d’il y a un demi-siècle, sauter le dernier de sa grosse Buick lancée à fond dans le ravin.

Avec anxiété, non sans stratagèmes, Sophie guette les pas de l’autre, ses proches, la femme de Philippe, la fille d’Olivier, la mère de Loïc. La palette de ses mouvements vise à faire lâcher le contrôle à l’autre, lui prendre le pouvoir. Reprendre dans le brouillard de Moravie cette petite colline devant Austerlitz, cédée aux Russes et Autrichiens la veille, pour emporter le plus éclatant des triomphes. Elle maîtrise de nombreux paramètres, calcule et réfléchit beaucoup, y compris comment utiliser sa spontanéité, sa fraîcheur, rester naturelle dans les schèmes souvent artificiels qu’elle poursuit, avec souplesse. Mieux que tout, elle sait poser un geste, un mot, une invitation, une rencontre, un interdit, une caresse, pour signifier l’état de la partie. Ce plaisir d’un langage de gestes, de symboles, de signifiants, qui indique l’intensité, les tournants et la vitesse ressemble à s’y méprendre à son art pour la décoration d’intérieur. Ainsi elle pense en symétries et en surprises, les verres à table doivent être alignés, et le tapis doit être droit par rapport aux pieds du bureau, mais une soudaine transgression qui réoriente l’ensemble des paramètres dans un jeu tout aussi signifiant sont le sel de la mer, et la mer est la mer du plaisir, qui seul compte, dans le premier des loisirs que sont les hommes. Elle ne gagne pas toujours, Sophie, on l’a vu avec Philippe, mais presque, et les hommes jouent toujours, mais ils sont gauches, peu persévérants, peu inventifs, faciles à deviner et à replacer dans cette dispute faite de feintes, de détours, de situations neuves et belles, inattendues et savoureuses. Souvent, devant la défaillance de l’autre, elle joue les deux rôles, c’est-à-dire qu’elle écrase son partenaire, remporte un Austerlitz sans bavure, puis lui offre le trophée, le laisse filer, hardiesse incroyable, pour remettre en jeu l’adversaire, l’ami, l’idiot qui n’a même pas compris cette très grande générosité.

Sophie a donc de l’amour une vision particulière et dégradée : c’est un jeu, mais un jeu qui ne doit pas mettre en cause l’essentiel, la nécessité, donc un jeu secondaire en contrebas de l’essentiel. On appelle jeux de société de tels jeux subalternes. Le principe de celui-ci est simple : c’est le don. Le jeu de l’amour de Sophie consiste à donner et à faire donner. A un moment choisi, l’un des joueurs signale la fin de la partie en se retirant. Et là toutes les mises véritables deviennent plaies ouvertes. Sophie joue donc avec des jetons. Elle ne joue qu’une partie à la fois (il n’y a qu’un seul homme à la fois), parce qu’elle n’a qu’un seul jeu de jetons. Son jeu consiste à miser des jetons, mais à faire croire que c’est de la vraie monnaie. Elle croit que tout le monde joue ainsi, misant d’abord les jetons, puis quand le défi, l’enfoncement dans le jeu le nécessitent, hasardant de la vraie monnaie en espérant que l’autre n’y verra que des jetons. Là est le danger, car la partie peut s’arrêter, et le perdant ne récupère pas ce qu’il a misé de vrai, sauf en souffrance. Il s’agit donc premièrement de faire croire à l’autre que tout est vrai, pour l’attirer puis l’obliger au vrai, mais tout en restant dans le faux et deuxièmement de bien scruter la frontière floue entre faux et vrai pour ne surtout pas se laisser attirer inconsidérément dans le vrai. Au début, Sophie croit donc toujours que l’autre triche, utilise des jetons, comme elle.

Un exemple : Sophie me raconte qu’enfant elle était amoureuse de Thierry la Fronde. Après de longues anxiétés et malgré des voix qui tentent de l’en dissuader, un jour elle va regarder derrière le poste de télévision : amère déception, Thierry n’est pas là, Sophie pleure. Cette jolie historiette est touchante et confidentielle. Elle est typique des jetons dont Sophie peut se servir à chaque partie. Il s’agit de feindre d’aller au fond de soi pour toucher l’autre : l’émotion de Sophie est censée provoquer l’émotion de l’auditeur. L’historiette elle-même recèle beaucoup d’autres tiroirs, amour véritable et faux car enfantin, indépendance de Sophie qui brave les conseils contraires, courage de Sophie qui veut véritablement rencontrer son héros, l’aimé est un héros, naïveté de Sophie, peur, désillusion véritable, pleurs émouvants, capacité à apprendre de ses échecs. Et Sophie sait bien le raconter, sans emphase, sans trop d’ironie, vivante, simple et douce, son petit conte pour adulte.

Que moi, par exemple, je ne mise que du vrai, c’est-à-dire ma vie, semble non seulement incongru, mais stupide et pour tout dire, bien trop improbable aux yeux de Sophie pour que ce ne soit pas, au mieux, une sorte de pathologie et, au plus probable, une sorte de traîtrise cachée, à moins qu’il ne s’agisse d’un bluff suprême, dont elle ne me croit pas capable, mais qui reste pour elle le plus probable, puisque c’est son propre horizon. Car elle est persuadée que le faux masqué en vrai domine entièrement le jeu de l’amour. Lorsque le jeu s’arrête, chacun récupère ses jetons, mais pas les vrais engagements. Tout le monde sait cela, enfin ! Et là, certains peuvent avoir laissé une partie d’eux-mêmes. La volonté intervient alors chez le perdant pour avaler cette perte sèche, l’occulter et la dépasser. Avec Philippe, Sophie a connu une perte sèche, qu’elle a surmontée : c’était inattendu, donc douloureux, mais ne touchait rien de vital, donc digérable. Avec Olivier, Sophie avait misé un peu de vrai, sans doute, mais l’a retiré juste avant de fermer la partie à jetons. Sophie ne peut pas concevoir qu’en revenant la voir en 2008 tout ce que j’ai misé est du vrai, que du vrai, et tout mon vrai, c’est-à-dire ma vie en entier. Elle ne peut pas comprendre, parce qu’elle ne peut pas l’admettre, qu’une telle façon de jouer n’est pas destinée à l’amour jeu de société, mais à construire quelque chose qui va au-delà même de ce qui est essentiel pour elle, c’est-à-dire quelque chose qui va au-delà de travail, enfants, maison, quelque chose dont travail, enfants, maison vont dépendre. Ne miser que du vrai l’inquiète désagréablement, parce qu’on quitte Feydeau et le vaudeville pour l’âpre tragédie – et ce n’est pas la place à laquelle elle réduit l’amour –, et l’ennuie, parce qu’il n’y a pas, dans mon discours, de petite sonate guillerette et émouvante comme celle de Thierry la Fronde.

Quand Sophie a fini une partie, elle ramasse ses jetons, parce qu’elle en a besoin pour le prochain adversaire. C’est là qu’on voit que tout ce qu’elle a donné était faux. Le sexe seul semble faire exception, mais c’est encore une illusion : le sexe, elle ne l’a pas donné, mais pris. Se refuser, elle, et se donner, elle, puis se refuser, puis se donner, est du jeton. Elle pourrait se donner au premier instant et complètement, elle a cette faculté ; mais elle sait que pour gagner la partie, elle a intérêt à se refuser. C’est pourquoi elle veut qu’on la courtise longtemps : ce jeton-là, son sexe donné, en paraît plus vrai : sa capacité à jouir, bien plus que pour la jouissance, compte parce que c’est le jeton qui paraît le plus être de la vraie monnaie ; elle serait même prête à le croire elle-même. C’est ce jeton-là qu’elle ramasse en dernier. Les autres, ceux qui feignaient la sollicitude, l’écoute et la confiance, sont déjà sur le tapis suivant.

Sophie ne semble pas avoir d’affection pour ses amants. Jamais rien de tel ne paraît dans son discours rétrospectif. Ou bien si : l’affection accompagne son ouverture, ce n’est pas l’inverse ; et l’affection quitte le terrain en même temps que la fermeture est décidée. Il y a donc de l’affection, mais qui est retirée ensuite ; c’est de l’affection jeton, non un penchant véritable. C’est la volonté qui décide, et l’affection, docilement, suit les ordres que la volonté proclame. Quand elle la retire, surtout, on voit que l’affection en jetons est un plaisir pour Sophie, le plaisir de la cruauté. Elle a, en effet, une habileté et une précision chirurgicales à poser tel interdit, telle restriction, telle fermeture, telle punition ; lorsqu’elle assaisonne de petites piques à la bonne force pour faire souffrir l’autre sans entraîner de représailles, elle est dans son élément, dans la joie noire de son cœur en pierre polie. C’est ainsi qu’elle savoure véritablement les victoires remportées sur les amants. Mais il faut aussi dire, pour la vérité, que ces retraites ne sont pas triomphales : elle est obligée de tricher beaucoup, et comme elle est pressée lorsqu’elle tente de sortir d’un de ces simulacres d’engagement, elle manque ici de courage, de vérité, et de confiance. Ainsi, ses petites cruautés s’inscrivent au fond dans des retraites désordonnées et peu glorieuses, minées par les culpabilités péniblement réprimées. C’est que lors de ces fuites balisées de méchancetés et de dureté, la Sophie rayonnante est déjà sur l’autre versant, dans une autre partie qui se terminera dans une saleté analogue, mi-dureté ricanante, mi-fuite honteuse dans un silence qui espère passer pour hautain, en attendant l’occultation, exercice dans lequel Sophie excelle.

De vraie affection, c’est-à-dire d’affection capable de plier sa volonté, elle n’a que pour ses enfants, et peut-être même que pour Alice, et peut-être même pas. De cette fausse affection-jeton qu’elle autorise au compte-goutte de la volonté pour la faire paraître vraie, elle en a pour tout le monde. C’est du bijou fantaisie, décoratif et sans valeur. Sophie est dure, dure au mal, dure à l’affection qu’elle craint, qu’elle ne donne pas, parce qu’au mieux elle la prête, comme on prête un outil : je reprends mon affection, j’en ai besoin pour quelqu’un d’autre. Elle a découvert l’orgasme, elle baigne dans les délices de cette découverte avec l’urgence d’un âge qui menace d’abandonner bientôt cette activité si riche et qui offre un si grand réservoir à son immense vitalité, mais elle n’a pas encore réussi à transcender la dureté de son caractère, trempé dans la guerre avec les hommes, barricadé, peut-être traumatisé par un viol dont elle a été victime adolescente. Elle appelle aimer ce qu’elle a vécu avec Philippe et avec Olivier, mais non sa liaison avec Loïc. Aimer, c’est avoir des papillons dans le ventre croit-elle. Le sexe lui donne, depuis moins de dix ans, des papillons dans le ventre ; la vraie affection, celle qui n’est pas seulement figurée et qu’on ne retire pas en fin de partie parce qu’elle est plus forte que la volonté, la terrorise comme une menace de viol. Pour elle, aimer c’est quand l’autre vous fait aller au-delà des jetons, et vous force à miser de la vraie monnaie, ne serait-ce que très peu, ne serait-ce qu’en cachette.

Pourtant cette image dure de garce enfantine n’est pas juste. Car ce que Sophie ne peut pas reconnaître la sauve de ce personnage de manipulatrice futile et méchante. Quand Sophie s’ouvre, elle s’ouvre trop et trop vite, et ne peut rien y faire. Sa générosité la déborde, sa riche vitalité devient avalanche, à laquelle elle résiste en vain. Elle donne plus que ce qu’elle peut, de ce qu’elle ressent, et la responsabilité de ce don l’effraie, l’oblige à se couvrir comme si, trop nue, elle se trouve soudain prise dans ces toboggans de glace pour ces luges de sportifs de haut niveau, que l’on ne dévale qu’en avalanche, prisonniers de la gravité. Au fond quand elle se donne, Sophie n’est pas maîtresse de ce qu’elle fait, et sa volonté est largement à la traîne. Puis soudain, le décalage lui apparaît, prise de culpabilité, ou de honte, ou de terreur, interloquée par sa propre hardiesse qu’elle ne veut plus assumer, effrayée par les équilibres qu’elle menace et les défenses qu’une relation trop forte effondrerait, elle inverse le cap. Et là, elle maîtrise encore moins, se ferme bien davantage que nécessaire, au-delà de ce qu’elle ressent, devient hostile bien malgré elle, emportée également par cette mystérieuse et impérieuse poussée, qu’elle tente de limiter, en limitant le jeu dans l’enclos secondaire qu’elle ferme avec le soin de la peur. Aussi, la bonne mesure, celle où s’installent les complicités, est rare et courte, entre ces deux irrésistibles poussées, l’une vers l’homme, l’autre vers le rejet. Et loin d’être cette manipulatrice dont la volonté contrôle les émotions, elle est au contraire basculée dans des émotions inavouables, où la volonté ne joue au mieux qu’un double rôle très subalterne : celui d’un gardien de temple, qui interdit rigoureusement au jeu de s’étendre, et celui de cette sorte d’apparence qui prétend se substituer à l’essence. La volonté, chez Sophie, est une bouée, et cette volonté est destinée à tromper Sophie, c’est pourquoi elle veut l’imposer à l’autre. Du reste, Sophie ne craint rien plus que de se laisser imposer des volontés, et c’est assez souvent qu’elle subodore une intention de lui imposer quelque chose, même quand c’est seulement sa crainte qui suscite un tel soupçon.

Dans l’étroit terrain de jeu ainsi muré, et constamment surveillé, Sophie labellise amour ce qui lui arrive de plus fort, comme tout le monde. Mais ce label s’applique à un jeu courtois, plaisant et méchant, qui ne doit jamais mettre en danger les murets multiples de ce caractère creusé de labyrinthe tortueux. Elle ne peut plus comprendre que le jeu de l’amour, même dans un monde aux mœurs également policées, comme il l’était déjà chez un Crébillon par exemple, est un jeu où l’on risque sa vie. Quand l’amour prend cette intensité, elle lui dénie le nom de l’amour, parce que rien d’aussi fort ne lui est arrivé, et elle imagine encore moins qu’en 1982 la possibilité d’un tel mouvement de l’esprit, qu’elle ne peut pas concevoir autrement que comme une monstruosité, une déficience, une pathologie. Sophie n’honore pas l’amour, qui est pour elle d’abord le plus fort de ce qu’elle a vécu dans ses loisirs, ensuite la défaite et la honte de celui qui succombe, enfin l’agression monstrueuse d’une maladie contre les compartiments sacrés dans lesquels elle croit que tous, à son exemple, rangent la vraie vie ; mais elle ne voit jamais l’immense potentiel, même pour celui qui n’aime pas, qu’ouvre une telle concentration d’intensité et d’intelligence. Et en cela, malheureusement, elle ne se distingue pas de l’épaisse médiocrité que la middleclass a réussi à immobiliser sous le mot « amour ». Elle ne voit même pas les grandes douceurs, le réconfort, l’étendue à peine mesurable du possible, la sympathie et l’éloge, les nappes de confiance et les réserves de courage à perte de vue qu’apporte d’être aimé sans aimer.

Les amis ne sont pas exemptés de ces parties compliquées, où le faux et sa dissimulation dominent, mais ils sont seulement des joueurs d’occasion, que Sophie fait tourner avec un soin attentif à l’équilibre entre leur intérêt pour elle, son intérêt pour eux, et le rôle qu’ils peuvent jouer, décoratif, récréatif, de diversification, de diversion, de soutien aussi. Les amis pourvoient en socialité et dans ce loisir auquel doivent contribuer aussi les amants, la culture : on dîne ensemble, on va au cinéma, au théâtre, on raconte ce qu’on lit, on écoute de la musique. Elle ne rompt avec personne, Sophie. Dans la zone ambiguë entre l’amant potentiel et l’ami démasculinisé, les anciens amants finissent sur les strapontins de ces tournantes platoniques, elle les voit, une ou deux fois l’an, rallume ce désir de jadis masqué par la courtoisie des règles des rencontres rares, non intimes. D’autres hommes, parfois « amoureux », parfois seulement amis – un Hans, chez qui elle couche de temps en temps, un Michel qui vient et dort tout aussi chaste dans son lit, un Alain, qui la fait bénéficier de sa voiture et lui envoie des vœux à la Saint-Amour – participent aussi de ce défilé savamment calibré, où la diversité des interlocuteurs est entretenue avec meilleur soin que l’intérêt du contenu de ces rencontres. Intercalés entre les amis hommes, il y a deux autres types de personnes dans ce carrousel, quelques membres de la famille, la tante, une vraie cousine, une autre tante « qui téléphone trop souvent » – Monique, sa mère vivant à Montpellier, avec qui elle téléphonait tous les jours, est morte en avril, le père, Michel, son père cinéaste, est mort l’avant-dernier jour de cette année 2008 –, et des amies femmes, elles aussi trouvant leur place à tour de rôle, de loin en loin, et parfois de proche en proche toujours semble-t-il avec des arrière-pensées d’équilibre, de stratégie relationnelle, de médiation possible, et toujours avec une apparence spontanée et dégagée, ouverte, enjouée, sensible. Sophie en veut terriblement à ses amants qui l’empêchent de voir ses amis, qui prétendent briser de leur importune priorité cette nécessité de peupler l’horizon de seconds rôles régulièrement entretenus. Car ils mettent en danger l’équilibre et l’harmonie de cette distribution d’intensités et de distances, de cette savante mise en scène de socialité creuse dont le sens général est que la metteuse en scène reste plus désirée que désirante. Au milieu des prétextes, elle ne voit pas ses amis pour une raison particulière, elle ne les voit qu’avec cette affection de circonstance et de panoplie qui dépend de sa volonté de les voir suffisamment régulièrement chacun, elle ne fait rien avec eux, et ne veut surtout rien entreprendre au-delà des civilités convenues. Aussi, un rendez vous pris avec un personnage absolument insignifiant, du troisième rang de ses connaissances, peut-il devenir une priorité absolue pour elle, non parce qu’il y aurait une attente, un désir, un contenu, une promesse, mais parce que dans le schéma qu’elle observe avec l’œil inquiet de l’artiste décorateur, il a la place du tapis sous le bureau, et ne pas voir cet insignifiant serait comme mettre de travers le bel arrangement du salon, une faute de goût, un malaise de maniériste, un risque grave du dépeuplement du troisième rang, et un déséquilibre de plusieurs constructions superposées.

Ce n’est pas sur le plan du goût, ni non plus sur celui du manque de maîtrise, que Sophie ferait valoir un tel impair, mais sur celui de la privation de son libre arbitre. Car la valeur certainement la mieux ancrée chez cette femme encore enfant en mai 68, est la liberté. Et la liberté de Sophie est ce besoin, cette volonté profonde de faire à sa manière, selon cette volonté qu’elle croit devoir être supérieure, chez les forts comme elle, à l’amour. Sans doute la liberté ici est-elle une fuite, et parfois une protection de marottes, de ces schèmes complexes dont elle constitue les vaines colonnes vertébrales de ses relations en réflexions ludiques d’enfants, comme ceux qu’elle garde. Mais elle est aussi cette fierté et cette grandeur d’être elle, entièrement responsable, d’avoir le caractère le plus trempé, et de ne décider en dernier lieu que selon ses intérêts et ses goûts. Et même s’il y a de l’hypocrisie dans cette liberté parfois poubelle, et même s’il est facile de ramener ce besoin de particularité à une velléité parfois bien peu glorieuse, et même si le courage n’est pas toujours très grand lors des fuites que permet cette détermination à n’en faire que selon sa propre idée, cette liberté reste fondamentalement admirable. Peu de nos contemporains assument si bien ce qu’ils sont, le réfléchissent par rapport à eux-mêmes et ont une conscience aussi acérée des zones où on cherche à les entraîner malgré eux. Sophie est imperméable et très méfiante par rapport aux « idéologies » qu’elle voit venir de loin, elle si pétrie d’idéologie implicite, mais aussi par rapport aux phénomènes d’influence en tous genres, elle si influencée par tous genres de phénomènes et d’opinions. Plus que cela, sa liberté est aussi son territoire que personne ne peut pénétrer, le sien propre, où elle reste certes seule, mais où elle puise aussi ce qu’elle ne doit à personne, y compris la triche permanente, qui est le fond humain de ses relations. Et il y a là une partie de sa grandeur ; et il y a là, jusqu’au fond de cette triche qu’elle ne peut même plus voir comme telle, une inexpugnable honnêteté. Car même si cette liberté est toujours une limite pour l’autre et ne se communique pas à lui, sa défense jalouse n’est pas injustifiée et permet à Sophie de remettre en cause ses certitudes, de changer de cap, de disposer et de reprendre ses jetons, de déplacer le bureau après avoir pu le voir dans la perspective du tapis de travers. Et je ne connais personne qui soit à ce point capable de décider seul, contre son avis précédent, donc de revenir avec souplesse, mais non sans raison, sur une décision, parce que nous avons tous plus de certitudes que cette liberté n’en permet. Aussi, la liberté de Sophie W. est-elle une des choses les plus belles de notre époque, et je ne peux que l’envier, même si elle m’a beaucoup nui.


 

     
     

4. Limites
 

L’ordre des priorités de Sophie se lit donc d’une manière entièrement conforme à ce que la société prône pour les pauvres : 1. Nécessité, 2. Loisirs, et rien d’autre, pas de 3. Et sa priorité dans les loisirs, avec des frontières coulissantes s’établit ainsi : 1. Amants, 2. Famille élargie, amis, connaissances, 3. Culture : Sophie écoute de la musique, avec une préférence actuelle pour Schubert interprété par Glenn Gould, et lit des livres, de préférence de la poésie, mais surtout des romans. Tout au bout du bout, quand les nécessités sont satisfaites, quand l’agenda est épuisé, quand le silence s’est fait, et quand l’insomnie ronge la nuit tout près de l’ennui, Sophie reprend le roman qu’elle écrit aussi. Coincé ainsi au bout du bout des obligations et des fatigues, venant après toutes les joies et tous les jaillissements, d’humeur et d’esprit, on imagine la qualité de cet écrit très psychologisant (après Philippe, Sophie a évidemment entrepris une analyse chez un psy), ayant pour personnage principal une Emma qui est morte, et dont parlent les autres Peu confiante en sa qualité d’écrivain, indispensable cependant à la panoplie de la femme complète d’aujourd’hui, Sophie s’est égarée entre-temps dans les complications de son intrigue qui repose en attendant des jours meilleurs.

La femme idéale, celle sur laquelle les magazines féminins et les émissions télévisées d’entre les repas font leur fortune, c’est Sophie. Anonyme, mais excellant dans quelques-uns des rôles parfois contradictoires qu’impose cette dictature de l’image, et au moins au-dessus de la moyenne dans les autres, plus sollicitée que ce qu’elle peut satisfaire, autant dans son travail, avec ses enfants, avec les hommes amants, avec ses amis, Sophie affiche une vie pleine et réussie, trépidante même. Mais cet aboutissement de la femme accomplie, cette course éreintante qui détruit tant de candidates malheureuses a des revers de médaille que les magazines se gardent d’évoquer.

En premier, cette femme type, invraisemblable, de laquelle Sophie s’approche si bien a trente-cinq ans, et non cinquante et un, comme mon héroïne. Ce qui signifie des enfants plus jeunes, des problèmes de carrière et de santé différents, un champ de séduction plus ouvert, un souci plus intermittent de l’avenir. Et plus l’âge augmente, plus le décalage grandit. En jouant toujours le même jeu avec les hommes, déjà, on voit que Sophie n’a pas acquis la vision élargie qu’on puise généralement dans l’expérience, et qui permet de dépasser les blocages ludiques qu’un certain goût du secret lui font cuver depuis si longtemps ; et le tourbillon nécessaire à l’entretien du personnage multi-rôle maîtrisé entraîne aussi une vue courte, voire une cécité sur de nombreuses possibilités dont la vie, d’ordinaire, se façonne hors d’une telle bulle d’activisme absurde, avec ses cassures, mais aussi parfois avec ses idées.

Le temps, déjà, est un ennemi pour Sophie. Elle déteste le passé. Elle l’écourte toujours en oubliant. Elle a, en effet, une mémoire très faible, ou une grande capacité à occulter les événements de sa vie, elle n’a aucun sens de la datation, de la durée, des processus. Quand elle passe d’un amant à l’autre, par exemple, elle efface la partie précédente dans sa mémoire, comme sur un disque dur. La culpabilité l’aide beaucoup dans ces révisions face au miroir. Elle ne retient de son propre passé que quelques anecdotes romancées, qui peuvent devenir des jetons dans ses simulacres d’affection. La propension à réécrire son passé est d’ailleurs telle qu’elle finit par croire à ses propres arrangements, pourvu qu’ils soient plaisants et qu’ils charment l’interlocuteur.

Mais la vraie terreur de Sophie, c’est l’avenir. Elle ne l’évoque jamais que comme un cauchemar, un échec, une grande ombre noire. Elle n’a pas d’avenir, n’en a pas préparé, n’a rien prévu et attend tout de l’instant, même pour l’avenir. Là encore, le roman résout, très provisoirement, l’angoisse. Elle va dire ainsi que sa vie a changé tous les dix ans, donc elle va changer cette année. Ou bien, soudain, elle trame avec son adolescent de fils d’aller vivre à Barcelone, romantisme à l’eau de rose d’un soir, qu’elle tente d’établir sérieusement alors qu’elle ne parle ni espagnol ni catalan, qu’elle n’a pas l’ombre d’une piste de survie dans cette ville, où elle ne connaît d’ailleurs personne et surtout qu’elle n’a aucun projet particulier pour aller souffrir de la chaleur et de la poisse de ce grand port extraverti. Et les jours de tristesse au contraire elle affirme qu’au départ de ses enfants elle peut mourir, rien, personne, ne la retient. Si le passé est mal toléré, l’avenir donc, ne doit pas même être mentionné : il n’y en a pas. Carpe diem ad aeternam. Si Sophie s’épuise tant c’est pour que tout reste prisonnier d’un présent infini, sans mémoire et sans projet.

Aussi n’y a-t-il pas chez cette femme merveilleuse l’ombre d’un objectif. Même les adeptes de l’émission Les maternelles ou les lectrices de Elle, Cosmopolitan ou autres Marie-Claire ont généralement préparé des options d’avenir, des plans de retraite, des rêves de maison secondaire ou de reconversion troisième âge, quelque grand voyage, quelque amour tardif mais décisif. Si Sophie a seulement le mérite d’avoir échappé à ces misères sans nom, elle a aussi le malheur d’avoir effacé tout possible au-delà du week-end suivant, où elle voit Michel, qui dormira dans son lit sans la toucher, mais seulement après avoir rencontré les parents de la petite Perla, à 18 heures, et pour dimanche matin, elle a déjà prévu d’aller chez Ikea avec Quentin qui a besoin d’une armoire – elle a réservé Alain et sa voiture –, mais vite, car il faut qu’elle voit la tante qui est à l’hôpital à Paris, et que tiens il faut tout de suite qu’elle appelle la cousine pour voir comment on fait. Evidemment cela lui laissera peu de temps pour rendre visite à Charlotte, comme promis, ou à son ophtalmologue, rendez-vous pris, et pour répondre en profondeur à Patrick, sur Internet, qui lui écrit de longs messages qu’elle lit en diagonale depuis qu’elle l’a contacté sur le site de rencontre où elle musarde parfois à la recherche d’un homme qui ira au-delà de l’écrit, pour une fois. Et elle voudrait bien passer un moment avec Alice, ce qu’elle n’a plus fait depuis… depuis elle ne sait plus quand, elle a oublié.

Incapable d’objectif, Sophie l’est encore plus d’une évaluation de sa vie. A un point rare, elle ne sait pas qui elle est, ce qu’elle est, où elle en est. Ces questions que tout le monde se pose, et sur lesquelles la plupart des pauvres s’interrogent de loin en loin malgré le fait qu’ils évitent autant qu’ils peuvent de se figurer leur échec complet, la frise de leur misère, Sophie les évite toujours, et elles ne reviennent à la surface que comme des ennemies jurées. Rien ne lui est plus étranger que l’idée de ce qu’elle est, au-delà des multiples facettes diamantées de son image, de ce qu’elle fait, au-delà de la gestion harassante et même fiévreuse de son quotidien, de ce qu’elle peut faire, pour laquelle elle a une réponse, simple, dure et fausse : rien.

L’organisation de sa vie a fait de Sophie une infirme, non, une invalide, sur le plan affectif. Son paysage intérieur, dont la construction avait déjà commencé il y a un quart de siècle, est un labyrinthe de murets, bétonnés, dissimulés, dont la plupart sont des stops. Les territoires qu’ils décrivent, Sophie cherche à les rendre étanches : les amants n’ont pas le droit d’entrer dans le travail, dans la famille, et dans telle et telle relation. Ce compartimentage est typique des mythomanes. Sophie, qui reconstruit des univers à chaque fois, veille avec jalousie à leurs incompatibilités réciproques. Si bien que ses séparations internes, d’autant plus hermétiques que la menaçante vérité risque de les mettre en danger, sont devenues la colonne vertébrale de sa vie. Elle a ainsi défini des priorités, mis au centre et en haut son combat pour la survie et pour celle de ses enfants, séparé ses amants, ses amis, ses parents, et mis à l’abri cette liberté enviable et aussi pratique que l’espace sombre sous son lit où elle stocke les lettres d’amour et beaucoup d’autres choses. La liberté sert aussi de théorie à ces murets, et ces murets sont un art de la gouvernance intérieure et inquiète, avec toujours l’espoir, parfois exaucé, d’atteindre des courtes clairières paisibles, des gazons ardents, des ombres d’arbres fruités, des rêveries silencieuses qui font glisser ses si jolies doigts vers la profonde tendresse de son intimité ; et rien ne vaut ses survols rapides précis et fins, d’un muret à l’autre, à travers les briques, dans des fentes qu’elle seule connaît, et où personne ne peut, personne ne doit suivre son agilité pourtant chargée de toute sa gravité.

Mais la vérité, dont Sophie a reconnu le règne, veut aplatir ces défenses suspectes. Elle n’a donc pas eu le choix : il a fallu renforcer les murets, augmenter leur hauteur, les rendre encore plus imperméables, les masquer encore mieux, de lierre et d’allant, de tessons de bouteille et de vigilances nocturnes. Certains murets sont devenus des murs infranchissables, et quand je dis infranchissables, je veux dire infranchissables aussi pour Sophie. En assiégée inquiète, elle court d’un point faible au suivant, elle colmate avec fébrilité et adresse, elle se méfie de tous et de tout, si bien qu’elle se méfie surtout d’elle-même, elle dont elle connaît bien la propension à trahir, la promptitude à donner. Pourtant, elle autorise autant qu’elle peut des pénétrations inattendues, des viols de murets, parce qu’elle pense, non à tort, masquer ainsi le système entier, et à elle-même en premier. Mais ces transgressions restent toujours sous le contrôle anxieux du système : elle sait bien que deux compartiments peuvent communiquer, mais alors attention au compartiment suivant ; elle sait bien qu’Olivier peut voir Alice mais pas Philippe, et que s’il y a un peu de danger à présenter Quentin à Christophe, il y a une impossibilité à laisser ce dernier avec Michel. Aussi, ce système si complexe dans lequel elle tient les autres cloître surtout Sophie elle-même. A l’usage, il est principalement conçu pour que personne ne puisse l’approcher, elle, dans une véritable intimité, qu’elle redoute par-dessus tout, derrière le rideau de perles. Ses affections, même avec sa rivale de fille, sont jugulées dans des compartiments trop petits pour prendre le pouvoir sur le tout, et même sa propre liberté, pourtant si admirable, ne dispose pas d’une cage beaucoup plus grande. Tout cette construction, construction d’une vie entière, qui nécessite un harassant entretien, pire que celui d’une ménagère italienne, d’innombrables culpabilités, que seul une véritable industrie de l’oubli – des crématoires à expérience travaillent jour et nuit – permet de tolérer, constitue finalement une prison modèle, un grillage qui a tellement dépecé les possibilités gigantesques de cette force de la nature, qu’elle-même ne connaît plus la proximité des autres. Au milieu de son réseau inépuisable de complicités vite fracassées sur le prochain muret, Sophie n’a autour d’elle que des gens éloignés par sa propre économie de la sympathie. Et lorsqu’on la visite dans cette prison dont elle est si fière que sa modestie lui interdit d’en faire état, c’est un crève-cœur de voir un possible aussi immense distribué dans un grillage à la trame minuscule, mais si chicanière que Sophie, toute absorbée par cet édifice automutilateur, a perdu la capacité de tout transcender, comme un oiseau aux ailes liées, et a abdiqué la capacité de connaître l’intimité de l’autre, cette intimité qui ne souffre pas les murets. Même si elle en est l’auteur, Sophie ne mérite pas une solitude si complète.

Et l’on voit que cette personne, à qui je décernerais seule parmi tous nos contemporains le titre de quintessence de l’humanité a réussi à se racornir et à se rapetisser pour survivre dans notre belle société, qui ne tolère plus la grandeur individuelle. Et elle, qui dispense à l’occasion un art inégalé de la douceur, en élans harmonieux, nets et fins, pleins comme l’était le rayon de son regard jadis, avec retenue pour bien cibler et sans affectation tant ces gestes en courbes de plume et en ouate tiède sont précis et adaptés, sincères et simples, cette femme étonnante a aussi appris à faire souffrir. Avec la même sincérité et la même simplicité, non sans une fine réflexion et ce goût et ce plaisir avec lesquels elle sait si bien former tant de ses expressions, elle aime piquer juste là où elle sait qu’il y a de la tendresse ou de la confiance, sans défense, avec prudence, mais avec ce délice sec et éphémère de présenter après le coup son mur le plus lisse et le plus noir, en jouissant de la brutale douleur de la victime. Plus jeune elle ne pratiquait pas cet art de l’aigreur et de la frustration, qui lui fait se venger aujourd’hui non de l’autre, mais de sa prison derrière ses murets. Et si personne ne le lui dit, je crains qu’elle ne vieillisse non dans l’avarice, mais dans la méchanceté.

Je me suis longtemps demandé si Sophie était intelligente. Il est aisé de comprendre que le jugement des autres sur ce point est très important pour elle. L’immense empathie par laquelle elle m’attache m’a fait répondre oui, pendant les liaisons, et non après les ruptures. Et m’apercevant de cette fluctuation somme toute assez prévisible, voici une réponse plus nuancée à cette question qui n’est pas simple.

La catégorie qui détermine canoniquement l’intelligence, au moins depuis Kant, est l’entendement. Même sans être en accord avec l’auteur de la Critique de la raison pure, on peut dire que l’entendement est une sorte de centre de contrôle et de laboratoire de la plupart des facultés intellectuelles. C’est là que se réfléchissent, s’apprennent et se déduisent les abstractions, c’est là que s’élaborent les méthodologies, c’est là que les vastes apports d’esprit sont transformés en conscience. C’est là qu’apparaissent, vivent, se métamorphosent et disparaissent les idées. Le jugement trouve dans l’entendement ses principes, son possible et son terrain d’application privilégié.

Il faut bien reconnaître que l’entendement n’est pas le domaine de Sophie. D’abord, le sien travaille très lentement et à contrecœur : quand une idée est émise devant elle, on voit avec quelle difficulté Sophie l’absorbe, la rumine et la digère. C’est une opération longue et souvent fort vaine parce qu’elle finit dans le combat périphérique qui consiste à masquer sa difficulté, si bien que l’idée est oubliée dans ce combat. De même, lorsque, dans une tirade, on se sert d’une idée pour en exposer une autre, on peut être sûr de perdre Sophie à la première idée, car ayant senti qu’il y avait là cette difficile opération d’acquisition à accomplir, elle cesse l’écoute, et ne se rend même plus compte, en préparant une réponse déplacée à la première idée que celle-ci n’était qu’un préalable, une introduction.

Sophie ne sait pas analyser, ce en quoi elle ressemble à l’écrasante majorité des contemporains et elle ne sait pas écouter – elle écoute au fond ce qui plaît à son imagination, à sa capacité de raconter des histoires, ou à ce qui la conforte, mais en aucun cas elle n’écoute pour comprendre un argument, un raisonnement logique, une construction intellectuelle. Ses raisonnements sont faibles et faciles à démonter, elle ne sait pas argumenter, elle est si réfractaire à la logique qu’on en est gêné : il n’est pas possible d’excuser de telles défaillances par son charme, de manière répétitive. Elle prend les exemples pour des anecdotes, les opinions pour des jugements, les hypothèses pour des vérités. Elle n’a pas suffisamment de patience pour entendre un syllogisme, et elle bute contre toutes les exigences de cohérence. Lorsqu’elle ne comprend pas, elle traite l’autre de « menteur », comme s’il était un des enfants qu’elle garde. Même au fond de sa modestie très avisée, Sophie recèle un très grand orgueil qui l’empêche, avec un systématisme dont elle ne se méfie pas suffisamment, de reconnaître quand elle a tort. Car rendre justice à l’autre, quand il a un avis opposé, c’est rendre des jetons dans le jeu des jetons, qui prime si largement sur tous les jeux dont la vérité est le préalable.

En 2008, j’ai expérimenté les colères de Sophie. Elle est en effet très colérique, mais je l’ignorais autrefois quand elle avait peur de moi. Ces colères, contre moi, ont toujours suivi le même schéma : ce sont des fuites en avant devant une culpabilité ; il est possible cependant qu’elle ait d’autres types de colère, car le fait de crier haut et vite a beaucoup de fonctions. Celles que j’ai subies, cependant, avaient toutes pour objet d’éviter d’affronter un tort qu’elle a fait. J’ajoute que ces colères sont plutôt courtes, et qu’elles se terminent en arcs-en-ciel magnifiques, où cette femme ravissante bascule soudain dans la douceur et la prévenance les plus grandes et les plus sincères. Mais ces colères ont l’inconvénient pour elle de révéler toute l’insuffisance de son entendement. Profondes poussées de ce qu’elle pense au fond, Sophie étale là des approximations grossières, des extrapolations ridicules, des idées fausses, des incompréhensions manifestes. Ce n’est pas une contre-vérité malencontreuse qui se serait glissée dans le bouillonnement du sang : c’est un tissu d’erreurs chaotiques, inégales, à plusieurs niveaux de pensée, étalées comme un vomi. L’exercice est souvent aussi destiné à couper court à une argumentation dans laquelle elle aurait forcément le dessous ; et ce qui réussit le mieux dans cette entreprise, c’est l’ineptie de ses jugements qui la dispensent ainsi en eux-mêmes de réponses. En matière de jugement, en général, Sophie se trompe très souvent, tout au moins en ce qui concerne les jugements issus de l’entendement.

En quelques mois je lui ai fait lire plusieurs centaines de pages de mes écrits (Matrice téléologique, une critique de la psychanalyse, une théorie de l’amour, etc.). J’ai suffisamment de retour sur mes textes pour savoir évaluer les avis des autres. Ceux de Sophie sont parmi les plus indigents. Ces avis, d’ailleurs sans conviction, tenaient toujours dans l’évocation critique d’un point de détail. J’ai pris longtemps à admettre que, derrière ces diversions, elle n’avait pas compris au fond ce qu’elle avait lu. D’un texte elle ne sait pas ce qu’il dit, quelle est l’idée principale, quel est le but, quel est le point de vue, s’il y a là du nouveau ou non, s’il est possible ou non de construire à partir de ce qui est dit. Elle ne lit que selon le goût. C’est pourquoi elle surévalue la poésie et à moindre titre le roman : il n’y a rien à penser, la rêverie supplée à l’intellect, son goût, souvent enfantin pour l’écrit, en détermine la qualité à ses yeux. Je crois qu’elle serait bien embarrassée si quelqu’un lui demandait : Christophe M., l’homme que tu as fréquenté pendant plusieurs mois en 2008, de quoi parlent ses livres ? Et elle serait tout aussi incapable de résumer mon point de vue sur l’œuvre en quatre volumes (1 350 pages), le Laser azuré, dont elle est l’héroïne, et qui m’avait permis de la recontacter cette année-là. Ce qu’elle a été capable d’en commenter, en tout cas, ne mérite pas d’être étalé, sauf s’il fallait l’accabler.

Il est tout à fait impossible d’avoir avec elle ne serait-ce qu’une discussion sur des principes, ou des idées abstraites. Le peu de fois qu’elle s’est aventurée sur ce terrain qui lui est manifestement étranger (sur l’amour, la mort, l’hygiène, la pédophilie, le viol, etc.), ses avis à l’emporte-pièce ont été si consternants, par leur banalité et même leur vide, que j’ai préféré ne pas poursuivre. Et ses associations d’idées sont si rares et si courtes qu’on en rirait, si elles ne provenaient pas de cette personne si au-delà de toutes les autres. Sa propension aux synthèses est grande, mais ses synthèses, quand elles mettent en jeu l’intellect, sont faites pour se débarrasser de ce qui est synthétisé, et donc le plus souvent fausses. D’une manière générale, le monde de l’intellect lui est étranger. On remarquera que cette faiblesse n’est donc pas rédhibitoire pour la femme idéale de la middleclass esquissée par le déploiement de rôles que lui ont imposé récemment les médias, ce qui la réduit assez au personnage piteux de nouvelle potiche qui est seulement beaucoup plus active, responsable de beaucoup plus de détails que les potiches des générations précédentes. Il est poli de dire que, en terme d’entendement, Sophie est en dessous de la moyenne.

Ce manque d’entendement a des conséquences graves dans la vie de Sophie. La première d’entre elles me semble justement son horreur de l’avenir. Car pour attaquer l’avenir, il faut construire des schèmes abstraits, une analyse du présent est souhaitable, et une mise en perspective doit permettre de construire un projet. L’avenir est la latence de ce qui nous manque et, en ce sens, il faut être en mesure de tenter la comparaison entre le possible et l’envie. Par sa défaillance intellectuelle, Sophie est privée méthodologiquement de toute entrée dans l’avenir : elle ne dépasse pas des projections fantasmagoriques vite refoulées d’ailleurs. Le refus du passé, son occultation, est une autre conséquence de cette faiblesse mentale. Le défaut de mémoire est typique des gens faibles en intelligence active, et Sophie en pratiquant avec zèle l’effacement se prive de l’essentiel de la richesse de ce qu’elle a fait, qu’elle ne sait nullement analyser, en vue de le réutiliser.

Un des principaux reproches que je lui ai adressés assez rapidement est la singulière absence, dans sa vie, de ce que j’avais appelé assez platement un espace de création. Certes son roman éternel est censé pallier ce manque : mais la place de ce brouillon qui correspond d’ailleurs à un besoin de panoplie et non à un besoin d’expression, est tellement subalterne, tellement en bout de chaîne que ce n’est même pas une poubelle, mais plutôt un minuscule cendrier de création. Du reste, Sophie sait, par la force des choses, se moquer du pullulement pseudo-créatif si fort en vogue dans la middleclass des trente-cinq heures, et elle a bien raison : qui n’est pas écrivain, musicien, peintre, comédien, artiste en un mot ? Mais les qualités immenses de Sophie, le trésor spirituel de cette femme, gît tout près de sa vie, enseveli et même nié par la petite tête à qui il appartient. C’est que pour faire vivre fondamentalement ce qu’elle a au fond d’elle, pour élever son jeu au-delà de celui aux jetons sans valeur et aux petites tricheries, Sophie aurait besoin d’un entendement qui lui fait le plus cruellement défaut.

La différence entre survie et vie est une différence fondamentale dans la capacité à transcender. Sophie, comme le veut l’idéologie dominante, est tout à fait incapable de concevoir une vie où la survie serait subalterne. Un renversement de perspective n’est pas toujours une affaire de réflexion, mais en dernière analyse la réflexion doit être capable de concevoir un renversement de perspective pour le valider. L’intelligence de l’entendement est aussi une affaire de courage. Or ce qui manque le plus à l’entendement très lent, très lourd, très faible de Sophie, semble être ce courage de pouvoir entrevoir, valider et entreprendre des transcendances.

Je disais d’ailleurs autrefois que son défaut d’intelligence provenait de la paresse à l’exercer. Je crois aujourd’hui que la défaillance est plus étendue, mais il est certain qu’avec un peu d’entraînement, Sophie pourrait, au moins en ce qui concerne la capacité aux projets, dépasser son inanité actuelle. Mais l’entraînement de l’intellect n’est possible pour elle que dans le goût : il faut que réfléchir lui procure du plaisir. Et les déboires de son intelligence lui ont suffisamment retiré ce goût pour qu’il risque de ne plus revenir.

Il s’agit maintenant d’atténuer cette première partie de constat, catastrophique. Le premier argument est que l’intelligence de l’entendement n’a pas l’importance qui lui est prêtée. La preuve : Sophie parvient à une certaine excellence de sa survie. Et fort peu de gens, je crois, lui reprochent sa déficience intellectuelle, non qu’ils seraient seulement embarrassés ou polis, mais parce qu’elle se voit peu.

Sa modestie attentive, son écoute de ce qui va se passer dans l’instant d’après, son sens du jeu, lui permettent de réduire considérablement la visibilité de sa propre faiblesse intellectuelle, qu’elle connaît, au moins instinctivement. Mieux que quiconque, elle sent venir des sujets et des terrains qui lui sont défavorables, et les désamorce d’avance, elle sait les éluder, les contourner, les aplatir, les saper, les ramener au peu d’importance qu’ils ont pour elle. Contrairement à tant de gens intelligents qui sont des cons, Sophie, qui n’est pas intelligente dans l’acception « pure » du terme, n’est pas une conne. Elle connaît suffisamment la vie et les autres pour savoir vivre avec ses manques, affaiblir ses faiblesses et patiner ses défauts dans le frottement social, impitoyable avec les imprudents, et indulgent avec les avisés.

Réussir à dévier, à minimiser, à détourner les sujets qui pourraient l’embarrasser est un art que Sophie maîtrise avec finesse. Jamais elle ne va donner l’impression d’interrompre ou de s’opposer à un débat intellectuel ; mais si elle n’a pas pu empêcher d’avance qu’il ait lieu, ce en quoi, par son exceptionnelle sensibilité prévisionnelle, elle est très efficace, elle se taira, et marquera simplement sa volonté de quitter le terrain, par sa distance, ou son indifférence, ou une légère ironie, un changement d’orientation, si les circonstances lui en donnent l’occasion, jamais en la forçant, jamais dans l’irrespect, jamais dans le mauvais goût.

Car Sophie bénéficie d’une intelligence remarquable qui n’est pas celle de l’entendement. C’est cette intelligence du vécu, de l’empathie, cette intelligence où le cerveau n’est pas séparable du reste de l’individu, balisée et décrite par des catégories non scientifiques, non irréductibles, non exclusivement rationnelles. C’est l’intelligence des Arabes, dont l’épicentre est le cœur et l’ingenium de Vico, qui agit selon les lois du vraisemblable plutôt que selon les preuves de la certitude. Elle a, plus que toute personne que j’ai connue, ce génie de la situation, dont elle épouse immédiatement les paramètres, et qu’elle maîtrise alors avec une cohérence de geste et de pensée étonnante, et très belle.

Peut-être un détour vers une distinction trop rarement faite aidera à comprendre ce dont je parle : la différence entre conscience et esprit, la conscience étant la perception se prenant pour objet dans une seule tête, et l’esprit étant la pensée qui circule entre tous les hommes, en permanence, en médiations innombrables à vitesses variées. Or si, pour caricaturer, l’intelligence de l’entendement est le terrain de la conscience « pure », celle où abstraction, logique, certitude font loi, celle dont l’archétype d’objet est les mathématiques ou le jeu de go, l’intelligence du cœur est celle qui joue et façonne l’esprit, par touches, par inspirations, par jeu. Et, de cette capacité-là, assez voisine, mais assez différente de l’autre, Sophie semble avoir des réserves inépuisables, à la hauteur de son immense énergie.

C’est pourquoi les synthèses qu’elle propose, ex nihilo, dans le cours du mouvement sont souvent surprenantes et plus justes que celles façonnées par son entendement. Sa réflexion est rapide, portée par une sensation, l’ouverture vers un autre, la douceur, l’allégresse, sent et anticipe avec légèreté et prestance. Dans certains domaines, par exemple celui de son jeu avec les hommes, elle est quasiment virtuose, tant elle sait prévoir des réactions, les intégrer par anticipation dans son comportement, avec le luxe de parfois ralentir ce type de pensée-là pour attendre son partenaire qui est alors déjà sa victime. D’une manière plus générale, quand elle touche à l’esprit – auquel elle est incroyablement ouverte, parce qu’il passe par ses pores, et par les mouvements si subtils et sensuels de son corps – elle parvient à être souvent judicieuse, astucieuse, très fine (cette capacité à distinguer), et elle sait alors poser ses avis, ses méditations, ou même parfois ses choix, avec une justesse et une promptitude qui ne se départissent pas d’une vraie logique, vaste et voluptueuse étoffe au maillage serré, d’une pensée qui pourrait être encore plus alerte et subtile si Sophie avait plus confiance en ses capacités que je crois inégalables.

Elle a une faculté que je n’ai connue chez personne à ce point de prévoir les mouvements de l’autre et d’agir en fonction de cette prévision ; et le fait de sentir est ici à prendre au double sens du terme, tant son odorat est d’une acuité et d’une précision extraordinaires. C’est d’ailleurs pourquoi le jeu avec sa fille l’émoustille tant : car les humeurs si abruptes et variées d’Alice déjouent cette faculté, ou contraignent Sophie à une attention et une concentration si grande qu’elle serait par trop obligée de délaisser toutes les autres parties en cours. L’anticipation de l’autre est le cœur du jeu de Sophie. Comme une enfant, elle se cache et surgit pour surprendre, et quand elle s’ouvre, ses attentions, ses intuitions, ses habiles conjectures, quelques ingénieuses inventions gestuelles ou rituelles rendent son charme irrésistible ; à l’inverse, quand elle se ferme, toute cette magnifique aptitude se transforme en fuite, en défiance, en fermeture. Quand elle s’ouvre, elle utilise cette agilité et cette justesse de sa très grande sensibilité pour plaire, étonner, et inviter l’autre à son jeu ; quand elle se rétracte, c’est encore le jeu qui dirige son attitude, là elle contre toutes les avances, tente de les déforcer et d’annihiler l’autre, pour ainsi dire de le paralyser dans son refus qu’elle sait déjà opposer, en l’adaptant très finement à chaque situation, comme si ce n’était pas cette attitude pré-décidée, mais chaque situation qui générait le refus. Son champ de force, ce quelque chose d’indéfini qui interdit son approche quand elle l’a décidé, est toujours là, plus puissant à chaque épisode, plus varié aussi entre les piques et les flèches de sa cruauté, les miradors et les barbelés, les interdits savamment étagés, les murets et les murs. C’est alors comme si l’autre, lent et lourd, se trouve toujours devancé par cette joueuse rapide et sophistiquée qui, à l’endroit où il abat un atout, l’a déjà contré, en bâillant pour bien illustrer à quel point c’est son incapacité à jouer le jeu de Sophie, sa lenteur et son imprécision, sa prévisibilité qui fondent le rejet que ce soit alors à travers le mauvais goût, l’ennui, le dégoût.

C’est dans le jeu, et seulement dans le jeu, que s’exprime cette grande ouverture vers un fond qu’on imagine immense. Jamais elle ne dit qu’elle joue, et toujours elle joue, et elle joue uniquement. Mais jamais cette capacité si grande à sentir, à vivre, à déjouer ou à surprendre ne s’allie à l’autre, ne se partage. Avec l’habitude d’une grande solitude non sans promiscuité, le jeu de Sophie devient parfois autiste. Elle ne sait plus s’en dégager, se trouve prise dans les mailles fines et virevoltantes qu’elle goûte trop, et elle ne voit plus le possible au-delà de cette incessante mobilité des feintes et des parades, des incisions et des décisions, toutes restreintes dans les limites bien trop étroites d’où elles ne peuvent pas attenter au centre de sa vie, cette nécessité détourée par le travail, ses enfants, sa maison. Et quel dommage de voir une si grande capacité ne jamais avoir trouvé l’élévation pour laquelle elle est si bien faite, où le jeu se joue sur une échelle plus vaste, avec des implantations alliées, des zones de nécessité définies et utiles et des objectifs tels que ce sont eux qui définissent la nouveauté et non l’aller-retour de ce grand cœur à cette tête souple et vive de jeune fille qui apprécie tant de se montrer en se dissimulant.

Cette intelligence du cœur, vaste et grisante, permet de supposer l’envergure de Sophie. Malheureusement, il n’y a pas de reconnaissance, pas d’usage admis, pas de champ d’expansion fondé pour ce qu’on peut aussi appeler tact, harmonie, spiritualité sociale. Les personnes qui sont douées de cette qualité passent généralement pour très agréables, et Sophie fait certainement partie de cette catégorie, pour peu qu’elle ait eu l’occasion de démontrer cette intelligence du cœur. Et comme cette qualité n’a aucune existence officielle dans un monde qui fait de la certitude la base de l’activité de penser, les capacités immenses de Sophie ne servent qu’à l’agrément, occasionnel, de ses proches, et ne lui suffisent même pas à lui donner confiance en elle. Si seulement elle voulait adosser son assurance à sa qualité de décoration d’intérieur, à son jugement en passant, à l’évaluation de l’autre dans ses jeux de jetons et transposer cet agrément sur un terrain plus décisif, non seulement ce serait une véritable joie pour qui l’observe, mais également une possibilité d’accomplissement pour elle, qui lui permettrait, sans doute, d’envisager l’avenir avec un intellect restauré par cette confiance en soi qui l’abandonne si souvent.

J’avais pensé que Sophie avait manqué de profondeur avec moi. Mais ensuite je me suis aperçu qu’elle manquait de profondeur avec tous les hommes. Et enfin, qu’elle manquait de profondeur avec tout le monde. La raison en est cette course folle et permanente d’un territoire emmuré à l’autre, la nécessité de colmater ici, de renforcer là, le goût d’ouvrir mais point trop, le besoin impérieux de fuir et de refermer, qui ne lui laisse qu’une cavalcade effrénée à la surface du royaume si étendu où elle exerce sa splendeur, non sans fortunes diverses. L’habitude aussi semble s’être glissée dans ces équilibres si miraculeux et dans ces variations qui génèrent tant d’obligations. Si bien que Sophie n’a jamais le temps de creuser. Aller vers l’origine, vers le fondement, écouter l’autre au-delà d’un certain point, progresser à la verticale, serait perdre d’ailleurs certaines de ses chambres emmurées, serait renoncer à l’immensité, pourtant plate, de sa forteresse. Elle craint la profondeur, comme elle craint l’entendement ; et ce qu’elle craint, elle le charge de son déplaisir, elle le proclame désagréable, elle lui trouve odeur, son, couleur qui confirment son jugement. Ainsi, alors que je n’ai jamais rencontré personne qui a mieux accès à la transcendance, elle est devenue quelqu’un qui, dans la futilité de ses jeux, devenus habituels et reconnus par la société, s’interdit son territoire d’excellence. Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui a autant d’aptitude à se différencier de tous les autres, à apporter de la nouveauté, et qui le sait si peu, et qui en use si mal.

Je ne peux pas prétendre, avec mes moyens beaucoup plus faibles que les siens, d’avoir vu davantage de Sophie que ce sommet de son iceberg. Paradoxalement, ce n’est pas lorsqu’elle montre à l’adversaire qu’elle a des réserves, ce qui est toujours un signe d’inquiétude sur ces réserves, mais lorsqu’elle avance allègre, sûre d’elle, impériale mais accessible, en se permettant des écarts, pourtant toujours justes, qui l’étonnent elle-même, lorsque la sinuosité de cette intelligence de vie trace ses courbes gracieuses, vives et surprenantes, qu’on ne peut s’empêcher de rêver à l’immensité de ce qu’elle retient. Par son humour aussi, tour à tour fort et droit, fin et ironique, musqué et questionnant, elle dévoile du recul. Et c’est lorsque se faisant attendre, elle réfléchit brièvement et bascule soudain qu’on s’aperçoit, à la promptitude avec laquelle elle a renversé toutes ses batteries pourtant dans une cohérence d’ensemble, que l’immensité des registres où elle se sent à l’aise serait digne d’objectifs d’une immensité comparable.


 

     
     

5. Au-delà des limites
 

De 1993 à 2008, j’ai tenté de formuler ce que cette personne, exceptionnelle, que j’ai rencontrée en 1973, pouvait apporter, à moi, au monde, à l’humanité. L’organisation sociale actuelle a enclos cette réflexion dans un cadre temporel précis. Deux mois par an, je quittai Paris, et ces deux mois étaient consacrés à la rédaction du Laser azuré. Les dix autres mois de l’année, je salariais et je consacrais ma réflexion à la téléologie moderne. Cette schématisation bien sûr a souffert de nombreuses entorses : mon activité de survie et mon activité de téléologue, notamment, empiétaient sur mes deux mois annuels de fuite vers Sophie ; à l’inverse, quand je rentrais, je ne décrochais pas de l’intense projection en elle d’un coup, laissant les réminiscences et les recoupements décliner au contact des contraintes que je rencontrais à Paris ; mais ensuite, dans la sollicitation quasi-quotidienne de son souvenir, je m’interdisais d’écrire jusqu’à ce que les conditions fussent réunies.

Les deux mois annuels que je lui consacrais pleinement représentaient une plongée dans le cœur de ma vie, avec, chaque fois, une progression graduelle vers le huis clos tapissé d’écrit. A une exception près, à Buenos Aires en 2002, où j’ai participé aux assemblées populaires, j’évitais de rencontrer des tiers, tout à cette intimité délicieuse, dure, éclairante et souvent vibrante. J’ai ainsi été à Lisbonne, les deux premières années, 1994 et 1995, à Madrid deux fois, Berlin, Chicago et Seattle, Florence, Philadelphie, Buenos Aires donc, et les cinq années suivantes, en Chine, avec un pied-à-terre central quatre fois à Shanghai, une fois à Pékin. La Chine se prêtait particulièrement bien à cette concentration progressive, dans un temps limité : les Chinois ne venaient pas vers moi, mais ne se ferment pas quand on vient vers eux ; il y a tant de choses à découvrir dans ce pays si vaste et si ancien, les diversions sont légions, mais elles ne vous envahissent pas. Moi, qui suis un homme des villes, j’ai visité les vingt plus grandes agglomérations chinoises (sauf Wuhan), tirant de cette mobilité rythmée, mais sans pression, le nécessaire équilibre entre mon cerveau occupé et des aspérités qui permettent de défouler de multiples fonctions dont le corps et l’intellect ont besoin.

En 2007, par recherche et hasard, j’ai retrouvé la trace de Sophie dans l’annuaire téléphonique. Trois jours avant son cinquantième anniversaire, je lui envoyai une carte postale – espérant qu’elle n’arriverait pas trop tôt – de Saint-Pétersbourg, où j’étais pour mon travail, en lui indiquant mon adresse à Shanghai, où j’allais à la fin du mois. La carte arriva presque deux mois plus tard, et mit Sophie en grande alarme. Dans les deux derniers mois de cette année-là, passés en Chine, j’avais suffisamment avancé pour me dire que le corpus du Laser azuré était constitué à environ 75 %. Rentré à Paris, début 2008, je décidai de produire l’état alors actuel du brouillon en quatre volumes reliés plein cuir, ce qui me prit deux mois. En avril, à partir du moment où le relieur me remit son travail, je pris encore une bonne semaine pour me décider d’appeler Sophie, que je n’avais plus vue depuis quatorze ans, et avec laquelle je n’avais plus échangé de parole aimable depuis vingt-trois années.

Elle me reçut mieux que tout ce que j’avais espéré. Nous avons convenu aussitôt d’un rendez-vous. Sophie annula ce premier rendez-vous, en larmes, le jour même où il devait avoir lieu, car sa mère était morte dans la nuit. C’est donc deux semaines plus tard, un beau jour de mai, que je la revis enfin, extrêmement épuisée, mais dans toute la splendeur de sa grande beauté, intacte quoique enfouie, mais si abondante, que tout en elle respirait ce qui m’a mu toute ma vie vers elle, comme le seul aimant vivant que la nature, sous la sage création des humains, ait produit.

Notre intimité s’intensifia et connut un point d’orgue lors d’un long week-end d’août, où nous partageâmes, avec affection et plaisir, le lit de sa mère défunte à Montpellier, tandis que très affaiblie physiquement par une opération de la tyroïde, elle réglait des affaires de succession, fort pénibles pour elle. A partir de la deuxième moitié de septembre, Sophie se détourna de moi. En octobre (le 25 fut la dernière nuit que nous avons passé ensemble, mais elle refusa que je la touche) et novembre, les deux mois pendant lesquels je me libérai cette année-là, je ne quittai pas Paris, sauf pour des sauts de puce d’une semaine, à Palerme, Izmir, Valence, Lisbonne, où j’espérai faire diversion ; en décembre je visitai également Marseille et Athènes. Mais tous ces courts déplacements furent traversés par la dégradation continue de notre correspondance, et ma souffrance m’empêcha de continuer le Laser azuré, que Sophie avait lu, mais très peu commenté.

Notre différence, je crois, est fort simple. J’ai engagé ma vie, toute ma vie, avec elle, et elle a toujours seulement préservé sa vie. Mon jeu portait sur la totalité de la vie, de l’humanité, de la pensée ; le sien était seulement un compartiment dans la catégorie premier loisir.

J’ai engagé ma vie, non pas parce que je serais un fier hussard ou un aventurier fou, mais parce que ce que je voulais atteindre, et ce que je croyais pouvoir atteindre avec Sophie, nécessitait que tout ce dont je dispose soit mis dans le jeu, rien moins. La grandeur du but impliquait que l’ensemble de mes moyens soit mis dans la bataille, pas de réserves tactiques. Il n’y a pas d’autre occurrence où j’aurais nécessité une telle mise : même dans la téléologie moderne, qui est une autre forme de la même quête, du même objectif, je me suis toujours comporté avec une hardiesse pleine de prudence, guettant le moment propice où mes ultimes forces ménagées pourraient faire pencher la balance. Dans le projet que j’ai proposé à Sophie, un tel calcul n’a jamais trouvé de place : d’emblée, dès 1982, j’étais obligé de jouer tout ce que j’avais pour emplir la promesse dont elle était porteuse. La profondeur à laquelle Sophie m’emmenait, sans le savoir, m’obligeait constamment à ne rien conserver, à ne rien dissimuler, à me mettre aussi nu que possible, à être aussi près de ma mort qu’on peut l’être. Quoique je n’aurais certainement pas pu changer beaucoup cette disposition si je l’avais voulu, je la considère surtout comme le minimum nécessaire pour tenter l’exploration sans borne visible dont Sophie était le champ opaque, à travers la résonance singulière de son magnifique esprit, unique et tendu vers ces réponses que j’ai cherchées en vain auprès des contemporains que j’ai croisés, et auprès des figures les plus nobles et les plus riches du passé.

Cette exploration est une entrée dans l’aliénation. Il s’agit de comprendre, mais aussi de fabriquer consciemment cette pensée de l’inconscient, d’être rationnel dans l’évaluation, mais irrationnel dans l’acte, et donc de laisser l’attaque se développer selon les courses croisées du désir et du plaisir, de la pensée connaissable et de ce qu’elle projette au-delà d’elle. La solution de l’aliénation, quelle qu’elle soit, est la solution de l’humanité. Et nulle route n’est plus courte que celle du terrain de jeu ouvert de l’amour, où l’aliénation brille à l’intérieur des corps comme du phosphore. Ma vie est une construction unique dans le sens de cette expérimentation, et je dirais même que les livres théoriques que j’ai écrits sont des mises en place des conditions de cette aventure humaine. Il y a, entre tout ce que j’ai fait et cette tentative une unité que j’appellerai volontiers organique ; un terme peut-être encore plus juste est de dire qu’il y a là cette Wechselwirkung entre ce que j’ai fait et ce que j’ai pensé, qui m’a amené à ce croisement et à cette exigence à laquelle une hardie exploration pouvait répondre, autant au niveau des sens que de leur résolution en sens de l’esprit.

Sophie ne connaît ni ne comprend les dispositions particulières, les contraintes, les joies et les espoirs qui sont liés à l’engagement complet d’une vie. Je crois que l’apologie de la médiocrité de notre époque a pesé, constamment, et avec force, sur sa si fine et si puissante intelligence du cœur, pour assombrir l’étendue de son possible. Non seulement Sophie ne sait pas, pour elle-même, ce qu’est jouer sa vie, en entier et sans réserve, mais dans les dizaines de personnes qui l’entourent dans sa bulle, il n’y a aucun exemple d’une telle façon de concevoir son destin.

Pourtant, une telle conception de l’usage de soi était il y a encore peu la seule façon honorable d’être humain, qu’on fût guerrier ou savant, prince ou rebelle. Peut-être que les duellistes de métier, les joueurs d’argent et bien sûr les commerçants ont constitué une transition entre la capacité humaine d’engager sa vie, et l’idéologie actuelle, qui ne reconnaît comme attitude légitime que la conservation de la survie, coûte que coûte, mais privée de tout but et de tout contenu. Car il n’y a qu’en mettant sur la table l’ensemble de ce qu’on est et de ce qu’on a qu’un humain peut prétendre, un jour, faire l’histoire, déterminer le genre humain, et espérer formuler et atteindre les buts de ce genre, buts qui sont déjà en nous, sous une forme peut-être aliénée. Plus que personne que je connaisse, du présent ou du passé, j’ai tendu mon possible vers les insatisfactions qui portent le plus loin ; et avec plus de férocité, d’obstination et d’exigence, j’ai formulé la fin de l’insatisfaction. Cette unité eschatologique de ma négativité individualiste contre tous ceux qui m’ont approché, et de mon goût pour la transcendance vers tous ceux que je pouvais ne serait-ce qu’imaginer, a généré ces deux pôles dans l’exploration théorique de l’esprit par la téléologie moderne et l’exploration pratique de l’esprit, avec Sophie.

Comme tous les contemporains qui n’ont pas de buts au-delà de préserver leur survie, Sophie n’est jamais nue, jamais là entièrement. Comme l’écrasante majorité des pauvres d’aujourd’hui, elle préserve sa vie sans raison. Elle ne risque que ce dont elle peut se passer, dans la survie, mais elle ne risque pas sa survie, et elle ne risque pas ce qui pourrait faire d’elle quelqu’un d’entier. De son inextricable labyrinthe de défenses, cette personne si douée pour la vie, ne sait plus sortir ; engluée pour toujours dans des préparatifs dont la complexité masque le vide, elle oscille entre sa volonté de fer et ses dépressions, où l’autodépréciation, son absence de confiance en elle, s’empare à tel point de son esprit en mouvement, qu’elle s’effondre dans ces brusques supplices qui obscurcissent durablement tout questionnement anthropologique. Elle qui a les meilleures dispositions pour toucher le feu fondamental qui nous meut, le feu de l’esprit, elle s’est laissé enfermer dans son propre système d’étroites parcelles imbriquées qui lui ont raccourci la vue et même sa si grande sensibilité.

Sophie, donc, n’a pas pu comprendre ma proposition. Elle n’en a pas compris l’étendue, la profondeur, le sens, la logique, le plaisir. Au lieu d’entrer dans mon projet, qui est un projet profondément spirituel, fort à sa portée, elle a tenté de le traduire dans ses compartiments. Caser une telle portée dans un tel réduit, prive un tel projet de son sens. C’est comme si on voulait statuer d’une perspective historique en la soumettant aux nécessités de la vie quotidienne : elle deviendrait déformée, absurde, encombrante, stupide.

On peut poser la question : n’étions-nous pas deux ? Ai-je, moi, écouté son projet de vie ? Ce qu’elle fait n’est-ce pas aussi honorable, intéressant, digne d’être suivi que ce que je propose moi ? Je dis non : alors que Sophie ne connaît pas la liberté, la grandeur et la responsabilité qu’il y a dans la mise en jeu de la vie, dans un engagement qui vous dénude complètement, je connais les cellules et les couloirs de promenade et les lieux d’aisance de la survie. Ma requête partait d’un plan ascendant et son absence de requête est subordonnée à ce plan. En 2008, j’ai regardé attentivement où elle est, ce qu’elle dit, ce qu’elle donne. Dans l’intervalle entre ce qu’elle cache et ce qu’elle offre, il n’y a pas assez de place pour un dessein, pour une idée ; et ce manque de place même est le premier frein à comprendre un plan plus vaste, aux prémisses radicalement repoussées vers les profondeurs. A l’apparence de son adaptabilité parfaite, elle a sacrifié l’espace de création nécessaire à engendrer l’avenir.

J’avais certes pensé que Sophie réfléchirait à ce que je lui soumettais ; et j’avais envisagé, en anticipant les meilleurs arguments, qu’elle le refuse en bonne et due forme, c’est-à-dire en me signifiant ce qui, dans ma conception de l’aliénation ne lui convenait pas, ou ce qui dans ma tactique de pénétration de l’inconnu lui paraissait non praticable. Ce que je n’avais pas pensé, c’est que Sophie ne comprendrait pas mon projet. Et si l’aveuglement manifesté par la petitesse dans laquelle elle se débat est la première raison de cet échec, il y en a un autre, que j’ai déjà évoqué. Il fallait aussi une compréhension intellectuelle de mon trajet, de l’excipient rare que j’en ai extrait pour le lui offrir, et de la position que ce point de vue associé à cette démarche permettent : il y a des phrases qui raréfient l’oxygène, des idées escarpées, des logiques de cimes qu’il faut apprendre à regarder, à apprivoiser. Sophie a manqué, en 2008, de cette capacité et c’est ce à quoi je connais le moins de remède.

Cette personne si magnifique, avec toutes ses faiblesses, donc, en refusant ce que j’espérais pouvoir accomplir avec elle (ouvrir une perspective historique pour l’humanité – elle n’a pas compris que c’est ce que ma vie proposait, et elle n’en a senti ni l’intérêt, ni le plaisir, ni la grandeur) a privé la mienne de son horizon. Une vie sans horizon n’est pas une vie. Si le possible est clos, si l’engagement complet et fondamental est rejeté comme il l’est là, alors il faut en tirer les conséquences : la partie de ce jeu sur lequel j’ai tout misé est perdue, et c’est la fin de la vie. Quand Sophie m’a condamné, elle savait qu’elle me condamnait à mort, nous en avions parlé nommément. Le 10 novembre 2008, de ma mort, croyant peut-être que je ne me la donnerai pas, elle a accepté, à ma demande, la responsabilité, les yeux dans les yeux. Elle est donc la cause directe de ma mort, mais elle ne comprend pas pourquoi.

Je voudrais seulement la dégager, au moins en partie, de cette responsabilité : Sophie ne peut pas être tenue comptable d’un mouvement de l’esprit, l’amour, qu’elle ne connaît pas. Elle m’a condamné, certes, mais j’avais la liberté de surseoir ce jugement autant que je le voulais, et même de le commuer en misère à perpétuité. Elle est le juge qui tranche sans savoir, mais elle n’est pas le bourreau qui ne peut pas discuter ce qu’il tranche ; celui-là c’est moi, Christophe M.

     
             
             
             
             
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