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Mamelodi
1994 - Trois minutes
II – 1994 | ||||||
8. Le jeu du rideau de perles Je sais qu’une des critiques courantes contre l’amour est de prétendre que celui qui aime s’aime d’abord lui-même, ou aime l’idée de l’amour davantage que l’autre. De telles dépréciations trouveront aisément leur carburant ici, puisque je parle davantage de moi que de toi. Mais je me permets d’objecter : d’abord, je n’ai pas suffisamment joui de ton intimité, hélas, pour apposer à mon récit ta façon d’en vivre les différents événements ; ensuite, je pense que je parle souvent davantage de toi que de moi quand je parle de moi, tant mon objet est ce singulier implant qui a prospéré, au moins dans ma pensée, travaillant non moins son contenu que ces étranges formes que je n’aurais jamais soupçonnées pouvoir s’épanouir dans mon cerveau avant de te rencontrer ; je présume aussi que le fait de parler beaucoup de moi, et moins de toi, donne de la valeur à ce que je dis de toi : je n’ai jamais pensé être mieux que ton estrade, ton tremplin, ton micro. Peut-être faut-il parler beaucoup du peuple pour rendre hommage au prince, décrire longuement le média pour saisir ce qu’il y a de fulgurant dans l’événement. Par ailleurs, l’objet même de ce discours trouble et mélange parfois les grandeurs. Ainsi, tu en es l’auteur et le personnage principal, et moi le chœur, et le souffleur. Il existe aussi un personnage secondaire qui est apparu souvent comme pointillé mais parfois, et là nous sommes dans le trouble, comme point d’exclamation. Jamais aucun homme dans ma vie, qui n’a jamais manqué d’ennemis, ne m’a nui autant consciemment, quoique jamais de front, que Christian Nuy. Cette entité étrange et fuyante mérite, en dépit de l’effort qu’il m’en coûte, que je la reconstruise un instant comme un tout, non sans élucider la typographique singularité qui peut transformer un pointillé, souvent transparent, en exclamation, parfois même en caractère gras. Mais tout d’abord je voudrais te rappeler, un quart de siècle après, que l’homme avec qui tu élèves tes enfants, Nuy, et l’homme qui t’aime, moi, t’avaient rencontrée cette même année 1973, lui quelques mois après moi. C’est dire quel éclat tu avais à quinze ans qu’il a attaché si fort et si longtemps ceux que tu en as touché ! C’est lorsque j’ai reparu dans ta vie, neuf ans plus tard, en 1982, que Nuy est apparu dans la mienne. Ancien amant, il était alors ton patron. Je n’ai compris qu’à retardement, et tout ce que j’ai compris de Nuy, ce pointillé, je l’ai toujours compris à retardement, davantage par dégoût que par inconscience, et davantage par inconscience que parce que c’était dissimulé, mais beaucoup parce que c’était dissimulé, j’ai donc commencé par comprendre à retardement qu’il était le seul patron de votre entreprise, et que tu étais la seule employée. Cette différence hiérarchique brutale dans sa nudité, qui ne pouvait pas être sans rapport avec votre ancienne liaison, ne s’expliquait pas par une différence de mérite éclatante, autant que je puisse en juger, ni par un hasard de contraintes bien indépendantes de leur volonté, où deux personnes se trouvent parfois prises, sans aucun choix, dans de curieuses positions l’une par rapport à l’autre, comme un satellite et sa planète, et où la rupture de cette inégalité signifierait l’impossibilité d’être ensemble, comme pour un satellite privé de l’attraction de sa planète, mais l’odieuse position dominante de Nuy semblait provenir uniquement de ce que l’argent de votre agence de photo était celui de sa famille, et que, point partageux, il en profitait tout seul, en chef, en patron. Chaque fois dans ma vie qu’il a été question de construire une entreprise indépendante où les critères marchands dominants importent, il ne pouvait s’agir pour moi que d’une association entre égaux, même si c’était avec des gens qui n’étaient pas même des amis. Plus l’intimité me rapprochait de mes associés, plus j’étais exigeant sur l’égalité, non pas entre nous, parce que je n’ai jamais vérifié aucune égalité entre des associés, entre alliés, entre amis, mais une égalité légale, qui indique que pour le monde extérieur il y a pour chacun autant d’exposition et autant de responsabilité. Et je ne parle pas de ce qu’aurait été une association avec une femme que j’aime, puisqu’il n’y en a jamais eu qu’une, toi, et que nous n’avons jamais été associés. Je n’étais pas alors prêt à avoir des patrons comme amis, et je ne l’ai jamais été depuis, mais là, la brutalité de l’inégalité maintenue et étalée entre Nuy et toi, entièrement à son avantage, me donnèrent d’emblée une grande aversion pour ce personnage. J’ai pris encore plus de temps pour comprendre que notre premier rendez-vous de 1982 avait été déplacé, probablement par Nuy ou pour le ménager, de son entreprise rue Jean-Jaqques-Rousseau au bistrot en bas de chez lui, rue Marie-Stuart ; que tu y es venue me voir en promenant son chien ; que lorsque je t’ai demandé de changer de café, tu as d’abord ramené le chien, c’est-à-dire fait ton rapport, avant de me retrouver. Ce n’est qu’en y réfléchissant beaucoup plus tard que j’ai compris combien Nuy assistait en tiers, caché sous la table, à ce début si important. Dès notre troisième ou quatrième rencontre suivante, tu me proposas, pour un salaire en argent, d’escroquer l’assurance de Nuy en remontant, sur sa moto, une rue dont le sens interdit était ignoré par les automobilistes, pour y avoir un accident où l’automobiliste serait en tort ! Tu n’as jamais réussi à m’expliquer pourquoi c’est à moi, parmi toutes tes relations (et j’étais alors censé supposer que tu avais au moins un autre amant), que tu proposais cette ignominie salariée, et encore moins pourquoi Nuy ne la risquait pas lui-même. Et pourtant, cet homme n’avait jamais entendu parler de moi qu’à travers toi, et n’avait même pas fait l’effort de tenter de me proposer sa basse besogne directement. Je n’étais pas moins surpris de constater que tu cautionnais une si bizarre et désagréable manœuvre qui m’aurait transformé à mon tour en obligé de ton propre petit patron, égal à toi, certes, mais inférieur à lui, et cautionnant l’inégalité par la complicité. Là aussi, il m’a fallu des années pour deviner, plus que pour savoir, que le sens de cette petite filouterie, qui après mon refus n’a d’ailleurs jamais eu lieu, n’était pas contre une compagnie d’assurances, mais contre moi, et à y réfléchir de près, moins contre moi que contre toi. Aussitôt après j’appris que Nuy était stalinien d’opinion, tendance Parti communiste français, et petit dealer pendant ses loisirs, deux modes de pensée pour lesquels j’ai une sincère répugnance. Je constate encore aujourd’hui qu’il ne peut sans doute pas se brosser un portrait d’homme de ma génération qui me remplisse davantage d’aversion : fils à papa, petit patron, exploitant son ancienne maîtresse, pro-PC, petit dealer, petit magouilleur. Et pour l’escroquerie, qui semblait être le mode de pensée général de ce personnage, si j’y suis opposé en général, c’est parce que c’est une approbation des règles du jeu de notre société, qui en profitant simplement de leur imperfection tend à les renforcer ou à les conserver, au contraire du vol, qui est une agression caractérisée contre ces règles. Mais certains escrocs sont admirables par leur virtuosité, par leur humour, ou par leur courage. Il n’y avait pas de doute que Nuy ne magouillait pas même bien, parce qu’il magouillait par frime, justement pour dissimuler qu’il n’avait pas de courage, d’humour, et n’était en rien virtuose. Encore maintenant je ne peux empêcher l’indignation de monter en moi en songeant à la seule fois où j’ai pensé, avec toi, que nous pouvions demander un service à Nuy. Ce matin, peut-être psychose, peut-être résultante d’une intensité singulière et frissonnante, comme un petit courant d’air glacé et brûlant qui s’était glissé dans le plaisir, mais peut-être aussi prémonition comme il s’avéra depuis, nous pensions sérieusement que je pouvais t’avoir mise enceinte. Tu soutenais que Nuy était quelqu’un à qui demander conseil, et je ne voyais rien à objecter, parce que si mon antipathie était déjà invincible, j’admettais fort bien que tu ne la partages pas, et comme j’étais ignorant de tout remède efficace le matin d’après une fécondation, je ne voyais pas d’inconvénient à le demander à un tiers, d’autant plus que tu le pensais en mesure d’avoir là-dessus quelque lumière. Tu lui téléphonas donc. Il ne t’a jamais laissé même énoncer la raison pour laquelle tu l’appelais : le malheureux était tombé de sa moto (mais pas dans le sens interdit cité plus haut, bien sûr), s’était fait mal à la fesse, et se plaignait que tu ne viennes pas le secourir aussitôt. Je vis bien ton embarras, en raccrochant, lorsque tu me proposas de t’accompagner au chevet du mourant, prétextant qu’alors il nous donnerait sans faute son conseil si indubitable. Mais là, ma colère combattit suffisamment mon inquiétude de ton état, et ma tendresse devant ton embarras, pour refuser de t’accompagner changer les draps de ton patron, car c’était en gros le programme des deux prochaines heures. Il ne sut bien entendu jamais apporter la moindre réponse à notre préoccupation. Si je ne cachais pas pendant tout ce printemps de 1982 mon dédain, je ne le rendais pas non plus ostentatoire : j’évitais seulement ce pauvre type, comme on préfère s’écarter d’une mauvaise odeur. Lui, furieux si je me souviens bien parce que je ne m’étais pas apitoyé de sa petite chute de motocyclette, m’en manifesta une rancune puérile, les seules fois où j’étais contraint de le voir, c’est-à-dire quand je venais te rencontrer dans les locaux de son entreprise, où il refusait de me saluer, ce qui paraissait absolument hors de proportion de ce qui s’était passé entre nous. Je vis bien qu’en personne non seulement d’une politesse exquise mais d’une empathie raffinée, tu sentais fortement ce décalage, je crois que nous en avons parlé une fois, si bien que tu tentas d’y remédier, en vain. Pour moi, cette hostilité ridicule me permit de me dégager de la mauvaise odeur sans avoir à commettre de gestes brusques ; d’autre part, si je trouve logique que chacun d’entre nous ait, comme moi, des antipathies pour des types de contemporains, Nuy en a le profil idoine, et si je m’étonnais de son inconduite, je ne pense pas m’en être plaint. Mais à aucun moment je n’ai songé, et il est vrai que je pensais alors le moins possible à Nuy, malgré tant d’évidences, qu’il pouvait y avoir une autre fonction dans cette mauvaise grâce que la jalousie dépitée d’un ex-mari recyclé en petit patron, une vraie caricature petite-bourgeoise. Le seul intérêt qu’il avait éveillé en moi était que j’avais l’impression qu’il me ressemblait, non pas au physique quoique nous fussions tous deux grands, minces et bruns, mais il devait avoir une intelligence inquiète et anxieuse comme la mienne, de l’humeur, peut-être une origine sociale parallèle à la mienne. Simplement, partout où j’avais refusé un compromis, Nuy l’avait accepté : famille, patronat, idéologie, petit commerce, chienchien, moto, frime, et chez lui aucun choix d’homme, aucune originalité. A force de se garder tout ouvert, il était devenu nécessairement médiocre en tout, comme tant d’autres. Ton attachement pour lui me paraissait alors essentiellement lié à ton travail salarié, bien davantage qu’aux réminiscences déjà anciennes de vie commune. Et comme nous avions des raisons différentes d’éviter d’en parler, moi par aversion, toi pour cacher ton jeu, je n’entrepris rien pour t’arracher à ce parasite. J’avais d’ailleurs, aussitôt après ces premiers dégoûts, acquis une façon de voir Nuy qui tient toujours. Il n’est pas pour moi un individu à part entière, indépendant et qui aurait une quelconque souveraineté ; pour cela, les compromis et les renoncements, le refus de se battre, lui ont trop rogné la personnalité. Il est une partie de toi, il est exactement l’excroissance incarnée de la seule chose qui m’ait jamais déplu en toi, ce côté un peu sournois que j’avais détecté en 1973 lors du face-à-face avec ta mère. C’était comme si tu avais une ampoule pleine de pourriture, qui aurait enflé sous la succion de Nuy la sangsue, qui elle-même en aurait atteint une taille à l’échelle à peine inférieure des hommes capables de choix et de décision que nous étions, toi et moi. D’un côté j’étais inquiet par la dimension qu’avait pris ce défaut chez toi, par la latitude que tu l’avais laissé prendre, de l’autre j’étais rassuré, assez à tort comme il s’avéra, de le voir si bien circonscrit dans ce bocal incarné. Ce n’est qu’après notre première rupture, à l’été 1982, que je compris que tu dépendais davantage de Nuy que ce que tu n’avais laissé paraître à mon mépris du personnage. C’est seulement en commençant à voler ton courrier que je m’aperçus que non seulement ton salaire te provenait de Nuy, mais que tout ton décor était à son nom : ton appartement, ton électricité et ton téléphone, la moindre facture que tu réglais. C’est aussi à cette époque que je compris enfin le rôle qu’il avait joué dans notre première rencontre, quand tu promenais son chien : tu étais entièrement tournée vers lui, pour lui prouver qu’il n’y avait rien, à un point qui disait exactement le contraire ; oui, la citation de Barthes qui ornait la petite carte qui avait déplacé de manière impromptue le lieu de rencontre de Jean-Jacques-Rousseau à Marie-Stuart, était peut-être même de lui, tant Barthes pouvait être dans le catalogue de ses prétentions, et beaucoup moins dans le tien. Et c’est aussi après notre rupture que je repensais à cette phrase que tu m’avais rapportée de ton amant Bruckner (à ce moment-là j’ignorais encore que Pascal Bruckner ne t’as jamais même parlé), que j’étais un intrus dans la maison sur laquelle il avait les droits les plus anciens, phrase qui ne trouverait quelque pertinence, dans la vulgarité et l’impertinence d’ailleurs, que prononcée par un Nuy ! Et si au moment crucial qui a précédé cette terrible rupture de 1982 j’avais pensé analyser la façon dont tu organisais ton affectivité, je ne doute pas que j’eusse constaté, derrière les amis, les amants, et les parents, qui comptaient pour si peu au total, plus de 50 % de matière noire comme disent les physiciens, qui ne pouvaient être que le Nuy caché. Mais je ne connaissais pas alors cet élément d’analyse, cette question si essentielle pour comprendre un individu humain en période de paix sociale : comment est répartie son affectivité ? Je ne sais pas ce qui serait advenu de ces deux semaines où je savais que mon avenir se jouait en toi, mais aussi le tien. J’avais saisi, par ta forte oscillation, que tu avais senti la gravité de mon offre, plonge, laisse tout, regarde, moi j’ai plongé, s’il te plaît, viens ; mais, chevalier désintéressé (non ! pas seulement ! j’ai voulu que tu prennes ta décision seule, pour qu’elle soit entière, tienne et non mienne, et que nous soyons égaux dans les dangers considérables de la suite !), j’ai donc attendu. Mais comment penser aujourd’hui que Nuy n’ait pas utilisé ces quinze jours à travailler, à labourer ton choix ? Alors que mon héroïsme déplacé a souffert de ne te voir que deux ou trois fois pendant l’attente d’un verdict si terrible, lui te voyait tous les jours, te savait hésitante, et si tu plongeais, cet homme qui me détestait aurait perdu tous les droits sur la chose qu’il prétendait être sa maison ! Et apparemment, le fait de te comparer à « sa maison » était pour lui un compliment ! Si de toutes les fautes que j’ai commises dans notre longue relation, il y en avait une à regretter par-dessus toutes les autres, c’est celle-là. C’est de n’avoir pas pensé qu’en te laissant seule choisir la suite de notre existence, tu ne choisirais pas seule, pire, de laisser ton oreille sans contradiction à la personne qui avait le plus d’empire sur toi, et qui avait le plus intérêt que nous rompions, et aussi que tu ne plonges jamais ! Ainsi, du vilain pointillé dissimulé, Nuy était devenu un italique point d’exclamation. Mais comme c’est toi qui me fascines et pas lui, comme tes qualités sont beaucoup plus grandes que tes défauts, il retombe toujours vite dans le pointillé. Dans la période suivante, où je te suivais partout, un soir, devant le Bon Pêcheur, rue Pierre-Lescot, qui était devenu votre bistrot quotidien, où tu étais avec ton amant du moment, c’est Nuy qui est sorti et venu à moi. C’est comme s’il avait été poussé par son entourage qui le couvrait de loin, à frimer cet acte de courage. Cette frime de lâche me parut absolument incongrue, et si je n’avais pas la gorge serrée et la poitrine près d’exploser, je crois que j’aurais ri : de quoi se mêlait-il ? Sophie va mal, me dit-il, et moi, répondis-je à cette tentative minable pour m’amadouer, comment je vais ? La seule chose qui l’intéressait était visiblement de garder la face et il ne put donc pas se rendre compte combien son Sophie va mal m’avait démoli, malgré le peu de confiance que j’avais dans tout ce que pouvait dire un pareil intrigant. C’est à reculons, la tête dressée, qu’il regagna son public, devant lequel je suis sûr qu’il fanfaronna en bougonnant. Au début de 1984, le soir où nous avions fait la paix (quel soir !), je t’ai quittée sur ta promesse que tu n’en parles à personne. Je savais qu’il fallait que ce qui se passe entre nous ne soit pas un objet de discussion avec Nuy, ta mère et ta cousine, qui étaient tous, pour des raisons diverses, ennemis de ce qu’il y ait une paix entre nous. En vingt-quatre heures, ces trois-là figuraient parmi les quatre personnes envers qui tu avais rompu ta promesse. Et c’était catastrophique : Nuy avait approuvé que tu me voies, comme un politique qui sait qu’il ne peut pas s’opposer au fait accompli, comme un petit patron qui tolère que sa secrétaire aille fumer une cigarette aux chiottes. C’était tout ce que j’avais voulu éviter, et j’étais abasourdi que tu trouves très bien l’attitude du faux-jeton, qui n’avait visiblement fait que contre mauvaise fortune bon cœur, en rongeant son frein de magouilleur. Alors que faire la paix avec moi pouvait te permettre de t’arracher à son emprise, la première trahison à cette réconciliation en condamnait la perspective, en la soumettant à l’approbation de Nuy. Car si, depuis un an et demi, je m’étais comporté vis-à-vis de toi comme quelqu’un qui tape dans un magnifique fruit, lui continuait d’être le ver qui le rongeait et le dévitalisait de l’intérieur. Les six mois qui ont suivi étaient presque aussi cruciaux que les deux semaines avant notre rupture un an et demi auparavant. En effet, l’agence de photo de Nuy avait fait faillite, et il était devenu larbin au Bon Pêcheur. Il ne te donnait plus de salaire, mais comble du sordide, ou manœuvre pour prolonger sa tutelle financière, tu lui réclamais des indemnités de licenciement, qu’il t’a, paraît-il, versées. Sauf erreur de ma part, ce sont les seuls six mois de ta vie depuis tes quinze ans ou tu n’étais pas dans son portefeuille, ou lui dans ton lit. Ces six mois, les seuls où tu aurais pu t’envoler, n’ont pas été heureux. J’en pleure encore. Tu t’étais tournée vers moi qui pouvait t’apprendre à voler. Il ne te manquait rien, seulement de la confiance en toi, l’assurance de ta beauté, de ton ampleur, de ton esprit. Et moi, préoccupé à regagner ton crédit, je ne me suis aperçu de ce manque de confiance que bien plus tard. Qu’il aurait été facile, plaisant, pour moi qui avais tant confiance en toi, de te la donner ! Quel vol ça aurait été ! J’en ai des diamants dans les yeux ! Mon appréciation de Nuy, et c’est ce qui rend difficile d’en écrire, n’a cessé d’osciller entre deux dominantes, le mépris et la haine. J’observe cependant que je n’ai jamais pu le haïr sans mépris, alors que je l’ai beaucoup méprisé sans le haïr. Cette oscillation ne se superpose pas tout à fait avec les pointillés et les points d’exclamation. Ce qui mettait en branle ce pendule-là, c’était ta proximité avec Nuy. Lorsque vous étiez éloignés l’un de l’autre, je n’avais que du mépris, et lorsque vous étiez proche, j’avais de la haine. J’ai eu l’impression de pouvoir toujours me fier à cette dialectique entre le mépris et la haine pour savoir où en était votre relation. C’est dans ce yo-yo par rapport à toi qu’il faut d’ailleurs comprendre que je n’ai pas tué Nuy : lorsque je le haïssais, j’avais l’impression qu’il était couché sous toi, et que je ne pouvais pas lui trancher la gorge sans mettre en péril la tienne ; je ne me suis jamais senti la patience et le toucher suffisant pour tenter sur toi une ablation du Nuy. Et lorsque je le méprisais, comme lorsqu’il te versait des indemnités de licenciement, il méritait si peu de mourir (j’ai souvent pensé que sa vie médiocre était une formidable punition), que je me serais excusé si je lui avais marché sur les pieds par inadvertance. J’ai bien songé aussi à aller le trouver, et le terroriser, ce qui devait être facile, par exemple le menacer de quelque cruauté physique précise si tu rompais avec moi, et je pense que j’aurais pu ainsi au moins me garantir du poltron. Mais c’est de toi que j’avais peur, et je t’imaginais assez fière pour risquer ma menace qui aurait ainsi provoqué ce qu’elle voulait éviter, ta rupture, malgré ou à cause des couinements de Nuy qui auraient alors manqué leur but dissuasif. Ainsi, près ou loin de toi, il était toujours sous ta protection, dans ton immense ombre. L’oscillation repartit vers la haine dès que vous avez repartagé votre lit, à partir de la fin de 1984. J’ai montré quelle part, tapi derrière toi, il avait dans ton choix de vie, et je pense que c’est lui qui a exigé que tu rompes avec moi quand es né ton projet d’avoir un enfant, et de vivre tous les trois ensemble, en quittant Paris. Le marché ne portait pas sur ce que tu pouvais perdre dans ta relation avec moi, parce qu’il était nécessairement sous-entendu entre toi et Nuy qu’il ne pouvait y avoir de ta part d’implication émotionnelle, ni aucun autre bénéfice pour toi dans la continuation de nos rencontres (et le fait que je représente un contrepoint à son autorité, que je te connaissais depuis si longtemps, et que je t’aimais, tu ne pouvais pas admettre dans ce débat que c’étaient des avantages pour toi, qu’il te faudrait sacrifier) ; le marché stipulait que si tu voulais qu’il élève ton enfant, alors il fallait que tu prennes sur toi seule les difficultés et les risques d’une rupture avec moi, qui serait probablement violente. On reconnaît bien là le lâche et le petit magouilleur. Haine et mépris se tenaient à peu près la balance lorsque, la veille de votre départ pour Montpellier, début 1986, je l’ai provoqué et giflé, rue Rambuteau, sans qu’il n’ose répondre : même si l’acte paraît plutôt du mépris, surtout quand on songe au désagrément profond que m’a causé le contact de ma main sur sa joue, il était assorti de la promesse que ces quelques gifles plus insultantes que brutales n’entamaient en rien le compte ouvert entre nous, et dont je saurais m’acquitter avec toute la précision voulue. J’ignorais que vous partiez le lendemain, mais je me suis par la suite flatté que ce déplacement avait ainsi retrouvé une de ses principales caractéristiques occultées par maquillage : c’était une fuite, une résignation, un échec. J’ignore ce qui s’est passé entre toi et Nuy pendant les huit années suivantes. Mais les trois fois que je suis venu à Montpellier en 1994, l’oscillation entre haine et mépris indiquait obstinément un très fort mépris, à peine teinté d’une vague couche de haine, et c’était même probablement un vernis de convention, une imposition de ma mémoire, qui tenait à ne pas amnistier le passé, par volonté plus que par ressenti. Sans doute mon désir de te prouver que je ne te ferais aucun mal a contribué à désamorcer ma vindicte par rapport à ce que je pourrais appeler ton scrofule. Mais une sorte de supra-sensibilité, à laquelle j’ai la faiblesse de croire, m’avertit que la distance entre vous était redevenue très grande ; et pourtant j’ai autant d’indices à charge et à décharge de cette conviction. Jusqu’au moment où votre intimité avait recommencé en 1984, je n’ai jamais véritablement prêté attention à l’état de votre relation, probablement parce que penser à Nuy me dégoûtait. C’est pourquoi je ne la découvrais qu’à travers ses effets, toujours désastreux pour moi. Mais à partir de la fin de 1984, je m’y suis intéressé, trop tard, pour comprendre ce qui motivait la reprise de votre commerce sexuel. En vérité, ce qui m’inquiétait n’était pas tant l’énergique série de choix que tu étais en train de faire pour ta vie, parce qu’ils m’étaient en grande partie dissimulés, mais cette question singulière et vitale : y avait-il de l’amour ? C’était une question délicate et compliquée. Je sentais que mon observatoire était assez mauvais : j’étais bien sûr moi-même de fort parti-pris, et j’ignorais comment atténuer cette subjectivité dans mon jugement ; je ne savais pas non plus, pendant cette période où je pouvais te parler, comment te sonder car, comme par principe, tu te dérobais à l’investigation dès que tu sentais une investigation, et ta sensibilité était telle que tu débusquais ma curiosité avant même qu’elle ne s’exprime ; de plus, tu mentais facilement, à moi et à toi, et le goût si enivrant que j’avais de toi ne me permettait pas d’espérer beaucoup de lucidité dans l’art de découvrir ; enfin, je n’avais aucun contact avec l’autre protagoniste, Nuy, et il était hors de question que j’en aie. Il m’était assez difficile aussi de nommer précisément ce qu’est l’amour. Je n’avais pas de définition, tous les descriptifs existants me paraissaient contradictoires et épuisés. J’avais découvert avec toi une explosion, une expérience physique et spirituelle au long terme, mais que j’avais bien compris fort étrangères à tous les paradigmes que j’avais accrédité avant de me laisser pénétrer de ton charme. Il n’en ressortait que deux certitudes : d’une part que l’amour nécessitait une intensité minimum, fort au-dessus du vécu courant ; d’autre part que l’amour pouvait sans doute prendre des formes très différenciées selon les individus concernés, et qu’il ne fallait surtout pas que je présuppose mes différentes manifestations épidermiques comme des révélateurs indispensables du phénomène. Même si d’emblée l’intensité entre toi et Nuy semblait nettement moindre qu’entre toi et moi, la pérennité de votre relation, la reprise de votre sexualité, l’importance de Nuy dans les décisions de ta vie (je n’avais pas les outils de mesure pour vérifier la réciproque) laissaient pourtant possible une sorte de répartition de cette intensité sur la durée. En théorie, au moins, l’amour me parut probable entre vous, même si d’envisager seulement ce lien entre une personne aussi remarquable que toi, et quelqu’un qui m’était aussi abject que Nuy, me coûta beaucoup. Je dois avouer que très rapidement l’inquiétude de supposer que Nuy était amoureux de toi est tombée. L’intensité de son existence ne parut en rien altérée après avoir retrouvé ta faveur. Aucun changement n’intervint dans ses habitudes quotidiennes. Aucun signe de transcendance, aucune émotion n’altérait le visage falot, aucune joie, aucune peur, aucune folie, à peine cette sorte de contentement repu qui brique légèrement le bourgeois d’Epinal après avoir bâfré. Lorsque je compris que votre voyage à Nice et Montpellier, fin 1984, était un repérage, et qu’il y avait là un nouveau projet de petit patron libéral, avec l’argent de la famille, de laquelle il se rapprochait même géographiquement, je ne voyais là que des rêves de conservateur, qu’en positivant on pouvait trouver au mieux doux, raisonnables, modérés. C’était la recherche de satisfactions conformistes et permises, aucune trace de passion. Il n’avait pas de trésor dans le regard en sortant de chez toi, et il avait le même pas en partant qu’en rentrant. L’ennui de son décor n’avait pas perdu une poussière, le désarroi de ses insuffisances continuait à poindre, ni plus ni moins, sous la façade égale de son autosatisfaction affichée. Son passage de mari secret à mari officiel l’avait si peu changé, que même en me faisant l’avocat du diable, je n’arrivais pas à comparer cette platitude linéaire avec les extravagances inouïes qui auraient accompagné, à ce moment-là, un passage comparable de mon statut d’amoureux à celui d’amant. Je ne le savais pas encore, mais j’en avais la certitude, cette liaison, pour Nuy, était une fuite, une résignation, un échec, un mariage de raison. J’étais beaucoup plus inquiet en ce qui te concerne. Alors qu’il suffisait de voir Nuy remonter et descendre la rue Rambuteau entre chez toi et le Bon Pêcheur pour être certain qu’il n’était pas amoureux de toi (par la suite, lorsque je vous épiais rue Marie-Stuart, je me suis plusieurs fois contraint au réexamen de cette certitude ; et, à chaque fois, la vérification confirmait mon jugement précédent, avec soulagement certes, mais aussi avec le goût de cendres dans la bouche de te savoir avec un homme que tu émerveillais si peu, qui te connaissait donc si mal, qui ne savait goûter qu’une partie si superficielle de toi), ta démarche, ton regard, tes paroles, oui même ton parfum si singulier et tous tes gestes dont le moindre pouvait me plonger si loin dans la méditation, rien ne me permettait de savoir, rien qui m’offrait la percée vers une série de conclusions rapides et décisives. J’étais abattu de ce que tu puisses me soustraire, moi à l’attention si aiguisée, si permanente, un territoire qui pouvait être si grand, en toi. Je ne me vantais pas de te connaître entièrement, beaucoup s’en faut, mais j’avais l’impression d’avoir en toi des points d’analyse très fine qui même s’ils étaient trop éloignés les uns des autres pour te voir en entier me donnaient l’impression de percevoir le fond, qui unit, et par conséquent ce que j’ignorais devait être plutôt en surface, dans les plaines, parfois vastes, entre les cours d’eau que je connaissais si bien. Et là, j’étais soudain devant une immensité qui se dérobait à moi. De multiples menaces alimentaient mon désarroi. D’abord je savais entre-temps que tu prétendais toujours aimer ton amant du moment, et qu’il n’y avait toujours qu’une seule personne à la fois dans ton lit, deux règles que j’ignorais à l’époque où j’y étais, même si elles me paraissaient elles aussi soumises à ton goût de souveraine de changer les règles les mieux établies, quand bon te semblait. Et cet amour que tu stipulais pour l’amant n’était pas l’expression d’un théorème théorique, mais tu mettais ta volonté à « l’aimer », tu soutenais activement ta passion proclamée, comme si tu te devais de t’apporter toutes les preuves possibles de cet amour, tu étais à l’écoute, tu prenais à ton compte des gestes, des rites, qui pourraient correspondre aux siens, tu t’intéressais à ce qu’il était, apportait. Bref, tu t’engageais, tu engageais ton affection, et tu accomplissais des efforts notables, peu importe que l’amant s’en rende compte, car c’était toi dont il s’agissait d’assurer la conviction. Je savais par expérience personnelle et par observation que cela ne t’avait jamais encore rendu amoureuse. Mais, d’une part, toi tu étais convaincue d’aimer alors et ainsi, et d’autre part je ne savais pas si ce volontarisme ne pouvait pas, un jour, avoir pour résultat ce qu’il présupposait. En outre j’étais contraint maintenant de me résoudre à une analyse de votre relation dans son ensemble, qui ne t’y donnait pas l’avantage, même si c’est quelque chose que je pouvais à peine admettre. Je me souvenais qu’en parlant de votre rupture, tu avais laissé entendre que c’était Nuy qui était parti et non toi qui l’avais mis à la porte ; que tu t’en tapais la tête contre les murs, selon tes propres termes. Le violent rapport patron-employée dans lequel je t’avais retrouvée, la façon dont il manipulait tes amants, la docilité que tu avais à lui changer les draps lorsqu’il tombait de moto, la petite fierté puérile que tu avais manifestée en me montrant un de ses « scénarios » parce qu’il t’avait fait l’honneur d’être un de ses personnages, sa tutelle sur ta survie qui allait jusqu’à ce que tu lui demandes des indemnités de licenciement, qui la prolongeait au moment où il la perdait, ton incapacité à le critiquer, l’affectueuse allusion à Buster Keaton que tu lui as transmise par un cadeau, qui marquait ta reconnaissance non dénuée de tendresse pour son humour que je n’ai jamais perçu, tous ces détails me donnaient soudain l’impression que tu pouvais avoir passé presque dix ans à tourner autour de lui, avec patience et adresse, et qu’une si longue gestation venait enfin d’aboutir. Et si cette passion n’était pas éruptive, c’est à un éclat particulier au fond du regard que des amoureux se reconnaissent et je ne pense pas qu’on puisse le dissimuler et je n’ai jamais vu cet éclat dans ton regard même lorsque je l’y cherchais, il se pouvait qu’il y avait là quelque chose à une profondeur que je ne connaissais pas en toi, parce que tu me l’aurais toujours prohibé, mais qui soit d’une vive intensité. Je découvris qu’existait aussi entre vous une très grande douceur. C’était une sorte de lac, avec juste quelques vaguelettes au bord, un endroit très bleu, très calme et reposant. Je l’enviais un peu dans le mesure où, à l’écoute du battement de mon cœur, je ne décelais, dans l’océan perpétuellement déchaîné de vagues plus hautes que moi, le moindre endroit où j’aurais pu t’abriter dans un pareil repos. Je sentais mon agitation constante comme une infirmité face à une pareille tranquillité, qui était la plus grande qualité que j’aie vue en Nuy, en particulier le jour de mon croche-pied, ne serait-ce que parce que tu la goûtais incontestablement. Vous aviez cette grande connaissance réciproque dont le meilleur moment est une complicité qui permet de dialoguer à deux avec une tierce personne en parlant à tour de rôle, sans jamais interférer sur ce que dit l’autre, mais en conservant chacun par le choix et le style des répliques, sa propre tonalité. J’écoute avec toujours la même surprise de telles partitions, qui paraissent si complexes et qui sont pourtant improvisées de toutes pièces, mais où l’harmonie est telle qu’on sait que les deux voix complémentaires échangent des regards sans se regarder. Dans les moments les plus paisibles, et les moments où vous étiez le plus en accord, Nuy me paraissait doué d’une incontestable finesse qui aurait été rare si ce n’était pas là les vestiges d’une intelligence émoussée et usée par cette infirmité à choisir qui avait créé un grand fossé entre son esprit et sa pratique. Enfin, peut-être justement à cause de cette incapacité à transformer son intelligence en actes, il avait un côté rêveur, peut-être même idéaliste, et l’esthétique parfois un peu pompeuse, mais traduisant la douceur du lac, de cet onirisme éveillé, semblait te plaire et même t’attirer beaucoup, prolongeant dans une grande étendue plane une propension identique chez toi, mais avec des couleurs moins pastel et plus riches. Disons que là où chez Nuy il y avait une finesse toute en nuances du dessin, il y avait chez toi tes à-coups sanguins, de brusques écarts de l’idée, définitivement moqués et réfutés dans la préciosité de l’autre. Il y avait en lui du Carnicero là où il y avait en toi du Goya, mais à l’époque où le classicisme sommait encore Goya de peindre comme Carnicero. C’est cette différence d’esthétique qui permet de pénétrer dans votre différence. L’esthétique, l’harmonie auxquelles tu essayais de te conformer n’étaient pas ici ce volcan tapissé du plus riche velours noir qui était ta grandeur. Tu essayais de t’aplatir dans le lac de Nuy. Ta propre finesse, jusque dans ses retournements brusques, était toute étagée en profondeur, et tu tentais là, pour imiter l’autre ou lui plaire, de l’étaler en surface. Ce n’était jamais l’inverse. Pourtant, en comparant ces deux expressions intérieures, celle de Nuy tout en minuscule, sans force, avec cette pédanterie qui trahit l’épuisement, la vue courte et ce perfectionnisme de la petitesse dont la sève semble tarie, comme des cheveux qui fourchent ou des lignées qui s’éteignent, paraissait une image, alors que tu étais une montagne d’images superposées, enchevêtrées, coulant avec vigueur, amplitude, puis se figeant dans un calme aussi pur que pur peut être, puis libérant soudain des éruptions brûlantes où des pluies de tendresse. Il y avait une telle différence de dimension et de possible, de splendeur aussi, que je ne comprenais pas comment c’était toi qui penchais vers Nuy, essayant de corriger et d’écraser ta beauté, de l’installer dans le cadre minuscule et vite surfait de cet homme, qui ne faisait, de son côté, aucune tentative pour animer sa fadeur, même sous l’éclat de ta lumière indirecte. C’est ce mouvement de toi vers lui que je craignais, non seulement l’automutilation qu’elle impliquait, mais la soumission qui signifiait que tu serais bridée dans ton génie, que tu serais un Goya qui n’a jamais tenté que d’imiter Bayeu, Meliá et Carnicero, et qui ne serait évidemment jamais parvenu à leur niveau, qui n’aurait jamais atteint ni Caprichos, ni Pinturas negras, et je me demandais douloureusement si cette aliénation de ta prodigalité n’était pas le sacrifice d’une profonde passion. Par ailleurs et par contraste, il y avait aussi les signes évidents de ta supériorité. Au début de 1984 j’avais demandé à Jean-Marie Leven, dont il est vrai que l’embarras avec lequel il me parlait de toi me laissa après coup l’impression qu’entre vous deux s’était passé, ou non, quelque chose dont ni Jean-Marie ni toi ne parleriez jamais, quel était le rapport de Nuy à toi, dix ans plus tôt lorsque vous viviez ensemble à Montpellier. Et il avait décerné à Nuy ce simple titre : prince consort. Cela me parlait fort bien. J’imagine assez que face au monde extérieur c’est toi qui décides et qui tranches, qui navigues et qui gouvernes. C’est toi qui as la volonté et la puissance, la présence et le courage. Nuy, le bourdon, trébuche de faillites en fautes, de renoncements en fuites. J’ai d’ailleurs pensé qu’il t’était impossible d’avoir un conjoint durable fort, ayant déjà toi-même cet excès de force. Ton caractère trempé, altier et plein de vie n’a besoin de Nuy que pour le bleu du lac et pour l’argent, que tu n’as jamais su gagner, et pour le décor : il n’est pas laid, sa finesse doit boucher d’un bon mot tel ou tel moment public, il est tout en discrétion et en nuances, un beau meuble. Souvent les forts ont ainsi besoin d’un complément faible pour ne pas effrayer leur entourage. Mais ceci, comme je le compris alors, et Jean-Marie n’était donc pas allé bien avant, timide comme il l’est, ne vaut que pour l’extérieur. A l’intérieur, il y a un jeu, un jeu terrible parce qu’on y invente des coups tous les jours, il n’y a pas d’arbitre. C’est un jeu que pratiquent tous les couples construits sur une tension permanente, qu’ils ont réussi à équilibrer pour durer, parce que les protagonistes connaissent les limites au-delà desquelles le jeu tombe dans l’abîme ou dans l’ennui, ce qui permet d’ailleurs parfois, pas trop souvent, de jouer avec l’abîme. Ce type de jeu s’est considérablement répandu au cours du dernier tiers de ce siècle pour pallier l’abandon progressif d’un grand nombre de règles et de coutumes codifiées qui encadraient l’intimité, en prescrivant des comportements affectifs, sexuels, en fixant les prééminences, en tarifant les transgressions : mariage, religion, famille et famille élargie, place et constance dans le travail. Lorsque les rôles précis et les règles du jeu qui y étaient liées se sont lézardés, puis partiellement effondrés, la peur du plaisir a reconstruit autour de l’intimité ces jeux particuliers où les règles et les motivations varient d’un couple à l’autre, avec de petites similitudes ou de grandes ressemblances, mais qui échappent encore à la réglementation publique. Ces jeux de substitution légalistes sont souvent l’une des multiples choses appelées « amour » par ceux qui sont eux-mêmes étonnés d’y participer sans arrêt. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’on assimile à la fin de ce jeu, lassitude, abîme ou nouveau jeu, la fin de l’amour. Il était tout à fait remarquable, et certainement ton mérite, si l’on peut ici parler de mérite, que ce jeu ait perduré au-delà de ce que vous fussiez amants, ce qui est l’exception, quoique pas si rare, parce que souvent ce jeu est une sublimation qui devient plus passionnante que la sexualité. Car, puisque je pense que tu avais pour règle de n’avoir jamais qu’un amant à la fois, je suppose que vous ne couchiez pas ensemble entre votre rupture quelque part dans la deuxième moitié des années 70 et 1984. C’est avec mon successeur parmi tes amants, Philippe Sauvernier, que j’avais commencé à entrevoir ce qui se passait entre vous. Ce Sauvernier était jeune, et il était d’autant plus transparent que sa principale fonction était de servir de combustible pour ce qui se passait entre Nuy et toi. C’est là que j’ai compris ce que de tes amants, seul probablement Nuy savait : c’est que le rideau de perles à l’entrée de ton lit t’intéressait beaucoup plus que ce qui se passait dans le lit, et que le jeu des trompe-l’œil, des cliquetis et des ouvertures transformait l’alcôve en cul-de-sac ; ton plaisir avait quelque chose d’enfantin et d’espiègle, mais renouvelé sans cesse, et dissimulé aux yeux de tes amants, alors que ce qui était sérieux pour eux était secondaire pour leur superbe maîtresse qui les instrumentalisait ainsi, par leur trivialité adulte, en carburant de ta partie avec Nuy. Je ne m’aventurerais pas à donner beaucoup de précisions sur ce jeu aux rituels mouvants, dont je ne connais pas le commencement, ni les événements marquants, ni les ingrédients, donc véritablement peu de choses. Mais je peux en délivrer le résultat et le principe : c’est Nuy qui gagne, c’est le vers qui l’emporte sur le fruit. Il sait, ou il sent, que pour gagner la dernière bataille de chaque partie, il faut qu’elle se passe sur un terrain où tu ne peux pas l’emporter, le terrain de tes faiblesses. Le résultat est que tu as passé ta vie à vouloir corriger tes faiblesses sans jamais développer tes qualités. Je me souviens qu’un jour tu m’as reproché, à tort, de t’avoir appelée « ma puce », parce que ce petit nom t’étais déjà donné par Nuy. Or il était tout à fait impossible que je te donne, moi, un nom d’animal. Si j’y étais contraint, ce serait un très long nom qui associerait au moins vingt de ces animaux qu’on appelle rois des animaux, comme la lionne, l’aigle ou le python, mais même cela me paraîtrait inadéquat. Pour moi tu es humaine seulement, mais centralement, uniquement. Tu es l’humain générique, en et pour soi. Alors comment aurais-je pu te donner, pas seulement un nom d’animal, mais un nom de petit animal ? Pour moi tu es grandeur, pas petitesse. Mais Nuy t’appelle du nom d’un insecte qui vous sautille sur les membres en suçant le sang. Une minuscule bestiole parasite qu’on écrase ! Il a passé sa vie, non, la tienne, à te rapetisser, à te montrer tes torts et tes défauts. Sa façon de gagner votre jeu, c’est de te priver de ta confiance en toi, et en cela, et en cela seulement, il a toujours excellé, lombric patient dévitalisant la plus magnifique des pommes. Il te rappelait toujours à la modestie qui était son horizon : non seulement, donc, tu étais petite, mais tu étais incapable de survivre par toi-même, c’était lui le chef, et tu étais ignorante. Il était facile pour lui de te faire sentir que tu avais toujours un détail de retard sur lui, et il est tragique que tu n’aies jamais pu lui dire « mais, ce n’est qu’un détail ! ». Je me souviens d’une discussion fort symptomatique de votre rapport de force, de votre jeu. C’était en 1985. Vous parliez du général Jaruzelski qui dirigeait la Pologne depuis 1981, et auquel l’Occident revanchard attribuait le coup de force du 13 décembre 1981, qui a sans doute était commis avec l’accord de tous les pouvoirs, dont l’Occident, Walesa et la direction de Solidarité. Ce chef d’Etat était alors en visite à Paris, petites lunettes noires rondes et uniforme vert. J’épiais là, rue Marie-Stuart, une conversation extrêmement laborieuse, parce que toi seule parlais, et Nuy répondait par monosyllabes de plus en plus disgracieux, comme si tout ce que tu disais ne pouvait être que sottise ou banalité, parce que tu t’étais alors visiblement aventuré sur un de ses domaines réservés, la politique internationale. Donc je te sentais perdre pied, ne pas pouvoir changer de terrain, t’embourber, manœuvrer pour trouver une issue, face au dindon bougonnant qui te rendait la tâche de plus en plus dure. J’ai manqué de peu frapper à la porte pour t’aider. Un difficile compromis, sous forme de conclusion partagée fut enfin arraché in extremis. Là, ce n’est que ce qu’il y avait de profondément poignant derrière cette conversation, qui m’empêcha d’éclater de rire. Une petite secrétaire (et là tu étais petite) et un serveur de bistrot venaient, dans leur minuscule studio parisien, de décréter que le général Jaruzelski, chef d’Etat, chef militaire de Pologne, soutenu par l’Union soviétique et ses alliés, invité le jour même par l’Etat français, était « un homme seul » ! Je m’imaginais la foule de solliciteurs veules et zélés, de journalistes jouant des coudes, de diplomates postés depuis de longs moments à des endroits stratégiques, de militaires placés à des moments diplomatiques, de ministres même de premier rang, qui ne pouvaient pas seulement l’approcher. Cette formule, « homme seul », n’était qu’un abrégé un peu fade de la caricature abstraite que voulait donner l’information occidentale à celui qui avait pris publiquement la responsabilité de l’état de siège face à la dernière grande révolte ouvrière ; mais ce constat, qui n’avait pour Nuy et toi aucune utilité, aucun intérêt, et aucune conséquence pratique n’était qu’une phase de jeu, où tous les signifiants, Pologne, Jaruzelski, « homme seul », etc. n’étaient que des paravents de ce qu’ils signifiaient en termes ludiques. Je suppose que la partie aurait pu se dérouler exactement de la même manière si tu avais discuté des qualités du dernier deux-roues Yamaha sur le marché. Tu avais fait un effort pour mettre Nuy en valeur sur un de ses terrains consacrés, mais il refusa cette mise en valeur comme s’il n’était pas dupe que tu avais cette intention, et que par conséquent il te devrait là une reconnaissance : par sa mauvaise grâce il te montrait que tu étais maladroite, qu’il n’avait pas besoin que tu lui mettes le pied à l’étrier sur un terrain, Jaruzelski et la Pologne, où il n’avait rien à te prouver. Et en effet, à partir du moment où tu voulais le valoriser par son expertise, ce ne pouvait être que pour la contester ou pour obtenir autre chose. Mais ce type de suspicion, cette façon de te montrer que tu jouais grossièrement, faisait justement toute la supériorité de Nuy entre vous. En réalité, c’est parce qu’il avait toujours ce peu d’avance sur toi, ou qu’il marquait toujours un peu d’avance sur toi, que tu perdais pied ; et, j’ignore si c’est le cas, mais votre jeu m’a semblé avoir toujours été ta tentative de rattraper ce retard entre guillemets, et lui y trouvait son compte parce qu’il gagnait toujours, mais en devant toujours te tenir à distance. Ainsi, en 1973, j’avais quitté une très jeune femme, splendide, rayonnante, intenable, et je m’étais éclairé de ce prodige naissant. En 1982, j’avais retrouvé une femme encore jeune, épanouie, mais sans assurance, qui doutait de tout, et en particulier d’elle-même, même si, ou surtout si, elle dissimulait cette infirmité avec beaucoup d’art. Le merveilleux était bien toujours là, je le voyais, je le sentais, je le goûtais, mais enseveli sous un fatras incroyable de culpabilités, de trucages, de faux-fuyants, un bric-à-brac de techniques et de procédés, qui venait en très grande partie de Nuy, et qui avait pour objet de retarder, d’étouffer, de réduire, de craindre. Il semble que Nuy avait peur de ce qui me faisait bander en toi, autant que moi. Mais lui ne bandait pas devant ta grandeur qui était du génie, il n’a cherché qu’à l’ensevelir, qu’à l’assujettir. Je me suis beaucoup demandé d’où provient ta fascination pour ton jeu avec Nuy, peut-être d’une de ces défaites dont on a l’impression qu’on méritait la victoire et qu’on veut donc rejouer, rejouer, rejouer pour prouver qu’au départ il y avait une injustice, un malentendu, pour rendre réversible l’irréversible. Je crois que le jour où je t’ai raconté que j’avais créé un wargame, je t’avais demandé, naïvement, si tu étais joueuse. Tu m’avais répondu que non, ce qui était la preuve que oui. Mais alors, à peine plus qu’aujourd’hui, je prenais tes affirmations pour des vérités indiscutables. C’est pourquoi j’ai pris beaucoup de temps pour me rendre compte que tu jouais tout le temps ; et que ton jeu avec Nuy était la base incontestable de ton existence, entre 1982 et 1986. Je crois bien que moi, qui ai écrit une théorie du jeu, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui soit plus fondamentalement joueur que toi, qui savait tout transformer en jeu, sans répit, avec une étendue de mises en scène et de symboles, avec une inventivité et un allant, avec une créativité et un goût que je ne renonce jamais à admirer. Nuy, bien sûr, excellait dans la finasserie et l’intrigue, un terrain où tu avais aussi peu de chances avec lui que moi avec toi. Vous aviez largement dépassé le code de l’intimité, tout pouvait servir. Le rapport unique-patron/unique-employée était l’affichage du jeu, le score du moment. Même si tu perdais à tous les coups, c’est chaque fois toi qui reconstruisais le jeu, en inventant une nouvelle partie, qui était comme un nouveau problème que Nuy devait résoudre. Comme un cruciverbiste, il résolvait, il résolvait. Mais, et peut-être avec le temps seulement, il était aussi acculé à accepter chaque partie, et à la gagner, en homme qui sinon peut perdre sa seule conquête, sa seule expertise indiscutable. Les meilleurs outils et armes que tu apportais dans le jeu, les plus dangereux et les plus intéressants, étaient tes amants. Ils devenaient alors des casse-tête, qui suspendaient tes défaites, tant que Nuy ne les avait pas résolus. Il fallait qu’il contrôle tes amants, les désamorce, et finalement, par eux, te prouve ta faiblesse, ton défaut. L’amant, et je pense aussi les amis, devenaient des jouets, les preuves de ta vitalité, de ta combativité, de ton refus de résigner, que tu avais toujours intérêt à injecter, quitte à les inventer. Et c’est parce que le jeu avec Nuy était la constante de ta vie, que tu mettais pudiquement en avant tes amants, un feu d’artifice d’amants dont la fonction était de cacher le mari avec qui tu ne couchais pas mais avec qui tu passais tout ton temps à jouer au plus fin, au plus fort, au plus finaud, au plus fortiche. Pourquoi ce jeu, ce mari, devaient-ils rester secrets ? Peut-être parce que tu perdais, mais plus probablement parce que ce genre de jeu ne gagne à être vu de l’extérieur qu’à être moqué, ou détruit (pathologie ! Vanitas !), ce qui me fait souvenir d’un des premiers films que nous étions allés voir tous les deux Qui a peur de Virginia Woolf ?, et je me rappelle de ce petit regard fixe que tu m’avais jeté à la sortie, en me demandant avec une voix légèrement, mais singulièrement métallique, « j’aimerais beaucoup savoir ce que tu en as pensé ». Et l’âne imprudent que j’étais t’avait brait : « Un film parfait en son genre, mais rien à voir avec ma vie. » Mais que se passait-il entre Taylor et Burton ? Une simple variation de ce qui se passait entre Nuy et toi, et tu le savais très bien. Votre jeu n’était pas moins dur et violent et prenant, mais l’âne que j’étais était sincère, ce type de jeu ne m’a intéressé que lorsque je l’ai compris emprisonner la femme que j’aime. Une déviation comme tu la vivais peut paraître curieuse, une vraie construction perverse, un rideau de fumée, des mensonges si nombreux qu’on peut parler d’un système de mensonges, une mise en scène, et une absence patente de contenu si ce n’est le plaisir de l’illusion, du récit, de la lutte pour la lutte, de tromper les silences de l’ennui et, à notre époque, cette façon de construire et de subir, d’épuiser et d’aliéner sa vitalité s’instaure, comme je l’ai dit de plus en plus, et il en reste une complexité et une profondeur dans la spéculation et dans la jouissance qui me paraissent si cohérentes avec toi, que je suis contraint de les respecter. Là encore, j’ai un regret : celui de n’avoir pas eu peur de Virginia Woolf, celui de ne pas avoir su que ce type de jeu, réglé par les joueurs au fur et à mesure, est un anesthésiant délicieux, peu importe qu’il soit fétichiste, médiocratique, suicidaire. Tout ceci m’a été nécessaire pour comprendre la liaison que nous avions eue en 1982. Le début même, quand le rendez-vous est déplacé avec la citation de Barthes (qui se termine par « quelque chose comme une dépense pure, sans la récupérer dans aucun destin »), et que tu m’attends passage du Grand-Cerf, en promenant le chien de Nuy, je suis dans l’intensité de votre partie. Quand tu me proposes l’arnaque à l’assurance, c’est Nuy qui joue, qui tente de prendre le contrôle de l’amant. Ce que j’avais d’intéressant dans votre jeu, c’est que j’y venais avec déjà un passé, et un passé antérieur à Nuy et à votre jeu. Voilà le problème que tu lui posais : toi qui joues si bien, qui gagnes à tous les coups, comment vas-tu intégrer cette antériorité, cette dépense mêlée à un passé, cette récupération par le destin ? Ce qui était le problème posé aux théologiens chrétiens par rapport à la philosophie grecque : comment intégrer et traiter Aristote, Platon, qui étaient morts avant la naissance du Christ, et des règles indubitables de l’humanité chrétienne ? La réponse de Nuy était de mentir par l’allégorie de la maison, en prétendant en être le plus ancien propriétaire ; et tu l’approuvais. A ce problème prévu s’en ajouta un imprévu : je refusais le jeu, je refusais Nuy, je devenais briseur de jeu. Pour Nuy, le risque n’était pas seulement de perdre une partie (peut-être qu’une telle mésaventure limitée et correctible lui était déjà arrivée, et peut-être même que pour assurer le jeu, il te laissait gagner de temps en temps, ce qui lui était des victoires supplémentaires), mais de perdre le jeu en entier. Car il devait être assez clair pour lui que si tu jouais avec moi tu cesserais de jouer avec lui ; au jeu à sa mesure tu pouvais privilégier celui que je te proposais, le jeu à ta mesure. Je ne sais pas si tu évaluais ces écueils, où plutôt comment tu les évaluais, parce que ce n’était pas ton rôle de les résoudre ; et donc, tu as semblé les trouver amusants, tu les a intégrés dans le jeu : débrouille-toi avec ça, sourire profond, clin d’œil intérieur, plaisir. Je pense donc qu’un des éléments qui a entraîné que tu décides de rompre avec moi était que, finalement, je te mettais sans le savoir devant la responsabilité de Nuy : plonge ! n’était pas très compatible avec votre jeu, te sommait de décider par toi-même, et pratiquement de choisir entre un amok avec moi et le clapotis avec Nuy. Et c’était une faute d’autant plus grave de ne pas vouloir t’influencer, et de laisser le champ du conseil entièrement au maître du clapotis, quoique je me félicite que tu aies hésité. Entre cette rupture et notre réconciliation, début 1984, j’ai dû être un danger et un décor, qui suspendait parfois le jeu, mais qui le relançait probablement aussi. Mais le problème que je ne cessais de poser, n’était toujours pas résolu : cette partie-là, dont le contenu était cette encombrante passion, était en cours. C’est ce que tu as proclamé par cette réconciliation, et c’est pourquoi tu n’as rien eu de plus pressé que d’en informer Nuy, rompant la promesse que j’avais obtenue de toi. L’immense et embarrassante force qui m’attirait vers toi, malgré Nuy, en 1982, en 1984, et par la suite, a toujours été comme un paquet non ouvert, que tu prenais parce qu’il était à ton nom, mais que tu déposais tel quel aux pieds de Nuy : « A toi de jouer. » Mais ce don si méprisé par toi, et si dangereux pour lui, n’était pas mieux apprécié par celui qui le recevait finalement que ton avancée trébuchante dans l’estimation de la politique du chef de l’Etat polonais. Car en faisant glisser ainsi sur toi toute cette charge émotionnelle, c’était comme une arme pointée vers Nuy, qui lui intimait de prendre ses responsabilités, au lieu que ce soit lui-même qui prenne de lui-même cet engagement ; en voulant montrer que tu tenais pour peu tout ce que j’étais prêt à t’offrir, tu lui montrais, de manière humiliante, combien lui-même n’était pas à la hauteur, n’était pas un homme. Et lui craignait davantage les représailles que je menaçais implicitement d’exercer si je m’en apercevais parce qu’il s’en serait réjoui, vanté, ou gaussé. Je le savais déjà et tu l’as compris à ce moment-là, même si cela a eu assez peu d’importance pour toi : le trait de caractère principal de Nuy est la lâcheté. De sorte qu’il était obligé, comme pour Jaruzelski, de refuser en partie l’offrande, et j’imagine les arguments pour te rendre le nain jaune, c’est ton amoureux, débrouille-toi, je n’ai jamais interféré dans tes histoires d’amants (tu parles !), je ne vois pas pourquoi je commencerais, je ne me bats pas pour une femme, ça t’apprendra à choisir tes mecs, tu m’aurais demandé j’aurais pu te dire dès le départ que celui-là il était « nase », et ainsi de suite. Mais la force de mon attirance pour toi est principalement la tienne, et dans ce jeu, cette force, ta force, devenait la foudre destructrice : au centre, il y a toi, face à toi moi, derrière toi, Nuy. Ta force te revient par mon désir, pour le maîtriser tu pivotes, et la dépose devant Nuy, dans le jeu avec lui, mais lui la renverse et c’est là que tu la subis. Ce phénomène s’est répété et affirmé graduellement. Ce n’est qu’en modifiant le cadre du jeu, d’abord en faisant de l’ex-amant ex-mari secret l’amant et le mari officiel, et j’aurais dû me douter qu’un aussi simple face-à-face entre vous n’était pas possible, d’où l’enfant, comme nouveau combustible du jeu, dans lequel alors, même si votre partie qui porte mon nom ne s’est pas terminée entre vous, je devenais inutilisable, et même dangereux pour le nouveau combustible : puisque dans l’optique de votre jeu l’enfant avait la même fonction que moi, vous pouviez craindre que je ne le voie comme un rival. Du point de vue de votre jeu, je devenais un danger pour le médiateur important dont vous aviez décidé de l’agrémenter. Je ne sais pas quel est l’importance de l’enfant entre vous ; dans le jeu cependant, c’est un jouet qu’on ne peut pas jeter comme un amant. Mais dans la société, à laquelle tu es soumise aussi, un enfant est quelque chose de grave, le contraire d’un jouet. J’avais cependant observé que, plus une chose est grave, plus ta propre propension ludique tend à l’intégrer dans le jeu, voilà le courage et la grandeur des vrais joueurs. Ce nouveau jouet si grave, donc, a tendu à me supplanter, et c’est ce que j’ai senti dans cette pellicule qui t’enveloppait en 1985 : tu ne me regardais même plus en jouet, mais en jouet embarrassant, qui n’amuse plus, ce n’était pas cet enfant non encore né qui était mon rival, c’était moi qui étais le sien. Et c’est là que je voulais t’attraper par les épaules et te secouer, et te dire, « mais regarde moi ! ce n’est pas moi que tu regardes avec tes yeux sur moi ! », c’était le jouet encombrant et injetable, c’était le choix que tu ne ferais plus, c’était le temps que tu n’empoignais pas mais qui t’empoignait, c’était la sommation de changer ton rôle dans ton jeu, c’était une intensité de tous les instants que tu avais renoncé à égaler. Par la suite, je ne sais pas comment ton jeu s’est poursuivi. Je ne vois pas ce qui t’aurait empêchée d’avoir d’autres amants, une fois que le jeu de la reconnaissance maritale s’est épuisé, ce qui a dû être assez rapide. Peut-être y avait-il cette complexe ambiguïté, en faisant un enfant, et en vivant avec Nuy, de tenter à la fois de rendre le jeu si trivial qu’il tombe, et de le resserrer si fort qu’on est obligé de le reconnaître comme réalité de son existence. Et nos « réalistes » matérialistes seraient bien surpris de constater que, si tu vivais encore avec Nuy huit ans plus tard, c’est que tu t’étais résignée à cette réalité-là, comme réalité centrale de toute une vie. J’ai pensé, lorsque ton enfant est né qu’il serait pour toi une source de malheur, parce que j’étais convaincu que Nuy avait tous les atouts pour gagner la partie qui s’appelle Alice ; j’espère beaucoup m’être trompé. Je ne pense pas, en définitive, que tu aies aimé Nuy, même si j’aurais été beaucoup plus rassuré de l’entendre de toi, mais avec le ton qui m’assure que cela ne fait pas partie de votre jeu. Car ce jeu ressemble à une forme sociale captive de l’amour, c’est un ersatz d’amour, et ainsi plutôt un signe de non-amour, ou si l’on veut, d’amour manqué. Il y a, sans doute, comme dans l’amour, un débat spirituel dans votre jeu, mais c’est comme une parodie de débat spirituel, parce que ce débat n’existe que dans sa forme, ludique, et ne porte que sur la forme, mais elle est creuse, sans contenu. Son contenu, on l’a vu, c’est Jaruzelski « l’homme seul », une forme privée de tout contenu, une forme dont les contenus sont d’autres formes du même jeu. Il y avait véritablement de grands dangers, d’immenses jubilations et des défaites écrasantes, comme dans Qui a peur... mais il y avait de toute évidence aussi peu d’issue à ce carrousel infernal, aussi peu de place pour élever une vie à la hauteur de ce que la tienne aurait mérité d’être. Pourtant, en contemplant ce désastre, qui est le plus grand que j’ai rencontré dans mon temps, où il y a pourtant eu une révolution qui a été battue, je ne peux pas m’empêcher de t’admirer. Même si tu perdais toujours, c’est toujours toi qui relevais le jeu, vaillamment, avec entrain, avec joie, avec ta créativité, avec cet esprit et ces manières décidés et gracieux, frais et singuliers, tu étais l’âme, le cœur et le charme de chaque partie, dont Nuy en bourdon ennuyeux ne ramassait qu’avec un sec acharnement la dernière levée. Et même subjuguée, et même renvoyée au fond de tes insuffisances et de tes complexes, privée de toute confiance en toi, anéantie, tournant en rond dans cette prison minuscule, tu trouvais encore des ressources pour être belle et fière, un rayon de vie que l’envie de Nuy ternit à peine. J’ai une affection particulière pour les joueurs, et je n’en ai pas connu de si entiers que toi, même si je n’ai longtemps rien compris à la véritable passion ludique qui t’animait. Je n’ai jamais été jaloux de Nuy. J’ai voulu être ton amant, ton amoureux, ton père, ton frère, ton fils, ton cousin, ton secrétaire, ton âme damnée, ton chauffeur, ton ami, ton camarade, ton compagnon, ton chef d’état-major, ton conseiller, ton ennemi, ton double, ton scribe, ton garde du corps, ton bouffon, ton pantin, ton prince charmant, ton chevalier errant, ton champion, ton héros, ton philosophe, ton allié, ton adversaire, ton amant de rechange, ton joueur préféré, ton serviteur, ton copain, ton coéquipier, ton étalon, ton admirateur, ton professeur, ton élève, ton destin, ta rampe de lancement, ton confident, ton refuge, ton médecin, ton magicien, ton éclaireur, ton arrière-garde, ton rival, ton Buster Keaton, ton mécène, ton partenaire. Mais il y a des rôles dont je n’ai jamais voulu : je n’ai jamais voulu être ton maître, je n’ai jamais voulu être ton esclave ; je n’ai jamais voulu être ton psychiatre, je n’ai jamais voulu être ton maquereau ; je n’ai jamais voulu être ton sergent, je n’ai jamais voulu être ton prince consort ; et je n’ai jamais voulu être ton patron, et je n’ai jamais voulu être ton mari, les deux rôles de Nuy dans ta vie. Je n’ai jamais voulu te faire d’enfant. Je n’ai jamais voulu partager ton quotidien. Je n’ai jamais voulu gagner ton pain. J’ai toujours pensé qu’il te fallait une sorte de mari, et j’avoue que si celui-là était tout sauf admirable, la fonction même, et la nécessité d’y mettre un personnage faible n’en auraient probablement pas mieux habillé un autre. Et j’étais souvent content qu’au moins tu ne changes pas de mari, ce qui aurait été pour moi un bouleversement physiologique très dur. Je peux donc comprendre le tort qu’il m’a fait, qui est immense, avec des armes qui n’ont jamais été estimables ; mais c’étaient les siennes, il n’en avait pas d’autres, ce sont les moyens des lâches et des fourbes, et il avait des raisons de me combattre. Pour cela, il mérite la mort, ni plus ni moins, et ce qui la lui a évité, je l’ai déjà souligné, c’est que tu lui es restée fidèle. Mais j’ai beaucoup plus de difficulté à admettre ce qu’il t’a fait, et qui me paraît la pire mutilation dont j’aie entendu parler. Cet homme a enseveli le seul génie que j’aie rencontré, l’a enfermé dans un cadre minuscule et triste, en a fait une ménagère moyenne. Quand on coupe les ailes à un être humain qui en a, c’est pire qu’un décervelage. J’ai l’impression qu’un grand stratège de naissance a été recruté à la sortie de son enfance par un petit sergent, qui est arrivé à le convaincre qu’il faut déjà commencer, avant d’aller voir plus loin, par être un honnête caporal. Il y a donc vingt ans que le grand stratège pourrit lentement en servant, plutôt mal, parce que ce n’est pas pour les tâches d’un caporal qu’il est doué, sous les ordres de ce sergent. Les désirs de vengeance qui m’animent donc contre Nuy sont des mutilations auxquelles il survivrait longtemps, lui arracher un bras, un œil, la langue, un pied, ou une oreille, lui casser la colonne vertébrale. Cet homme qui m’a le plus nui, t’as donc bien plus nui encore à toi. Il est ton mauvais côté exalté, ton faible, le faisceau de tes faiblesses, leur entretien. Très pudiquement à la suite de Montaigne qui rappelait quelque part qu’il convenait toujours de se souvenir que les rois, les grands et même les dames défèquent, Mahfouz fait se demander à son héros autobiographique comment il est concevable que l’aimée chie. Pour ma part j’ai observé que tu ne chies pas, tu Nuy. Et ainsi j’arrive toujours à retrouver ta lumière. Si vous formez un couple moyen, si je peux dire que vous êtes tous deux des personnes moyennes, lui me paraît toute la médiocrité, toute la misère du milieu de la société et de l’âge, de ce ventre mou si gras de toutes les soumissions et compromissions, de tous les manques d’ambition et résignation, alors que toi, tu es toute la richesse du milieu, parce que tu es la quintessence de ce qui est au centre, tu es carrefour de l’esprit, équilibre de la balance entre la finesse et la puissance, l’héroïne générique de notre époque. |
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