|
|
|
|
||
Mamelodi
1994 - Trois minutes
II – 1994 | ||||||
7. E soffitto… e pareti… Le 17 octobre tombe au milieu de ces événements ; c’était le jour du rendez-vous manqué d’Agnès place de l’Opéra. Et le 17 octobre 1994 avait ceci de particulier par rapport à ses huit prédécesseurs : je pouvais à nouveau t’adresser, directement, un cadeau. Un cadeau de 17 octobre, bien évidemment, ne naît pas le 16. Lorsqu’une marchandise, ou tout autre objet me plaît, c’est devenu un réflexe d’imaginer comment je pourrais te l’offrir. C’est d’abord la perception ordinaire de l’objet, ensuite l’esthétique ou l’idée en dégage un plaisir qui, peut-être par analogie de plaisir, ouvre grand la porte de ton jardin en moi. La mécanique de mon intelligence trouve entre cette perception d’un objet extérieur et cet en-toi qui est en moi un champ immense d’associations, de combinatoires, de tentatives d’harmonie. J’ai ainsi en permanence plusieurs idées simultanées de cadeaux, des grands, des petits, des chers, des gratuits, des sérieux, des drôles, des combinés, des symboliques, des émouvants, des beaux, des pratiques, des clins d’œil, beaucoup de clins d’œil. Deux freins me retiennent : le premier est que, comme ces cadeaux sont d’abord des supports d’intention, c’est cette intention cachée qui les domine, et comme j’ai de très nombreuses intentions à ton égard, je crains l’alignement de ces porteurs d’intentions en objets hétéroclites que le rayonnement de ton indifférence ou la négativité de ton hostilité dégraderait en un assez embarrassant bazar, encombrant et kitsch ; le second est que je tends toujours à solenniser ces offrandes, pour leur donner une note unique et inoubliable, en même temps que j’en cultive ainsi une sorte de rituel que tous mes efforts pourtant vont porter à rendre ouvert, informel, modifiable, ce qui cependant leur confère cette charge émotionnelle si insupportable, et que je dois donc tenter, par anticipation, de pondérer. Décider de te faire un cadeau c’est d’abord me permettre d’en offrir un. J’ai toujours tenu l’acte d’offrir pour bien supérieur à celui de recevoir. Je n’ai jamais reçu moi-même de cadeau qui ne m’ait fait qu’un plaisir approchant du moindre de ceux que je t’ai offerts, et ce n’est pas uniquement parce que je n’en ai jamais reçu aucun de toi qui ne fût pas un cadeau par abus, c’est-à-dire un geste ou une intention qui pourraient être assimilés à un don. Recevoir, ainsi, est toujours pour moi un embarras, plus ou moins grand selon l’intention de l’autre, le remerciement à exprimer, et la déception que je lie depuis mon enfance aux trop grandes attentes toujours déçues par la trivialité d’un objet qui n’est qu’une chose au pouvoir d’usage bien inférieur aux délices et malaises de l’imagination qu’il avait commencé par susciter, et dont je refuse maintenant de me laisser toucher ; alors que donner est un geste dans lequel je peux varier les sensations sur un très large spectre, en ayant toujours l’impression d’être maître du jeu, et c’est sans doute cette maîtrise que j’y recherche. Nous avons peut-être tous l’idée apprise qu’il faut savoir donner aussi bien que recevoir, et pour ma part, je me suis assez désolé de ce déséquilibre flagrant, avant de m’en contenter. La seule explication rationnelle de ce déséquilibre est la pauvreté passive du recevoir face à la richesse créative du donner. Maintenant, une fois de plus, j’ignore quel effet m’aurait procuré un cadeau de ta part, et il n’est pas impossible que ce rapport en eût été inversé. Je récuse, avec prudence, la thèse de Mauss sur le don, où il devient une sorte d’échange forcé, impliquant une réponse égale, voire supérieure en retour. Je dis avec prudence, parce que je suis plutôt enclin à approuver cette dure vérité pour la plupart des cadeaux courants que j’offre et que je reçois, et qui n’est dissimulée que par la chrétienté ordinaire et hypocrite de nos mœurs, où le don est censé atteindre au sacrifice, donc rester sans contrepartie ; mais c’est certainement un phénomène différent lorsqu’il s’agit de toi. J’y suis en effet pris en flagrant défaut de vouloir me faire plaisir, au point où il m’est impossible de juger ton plaisir du cadeau. Je sais qu’une réponse à un tel don, venant de ta part, risquerait davantage de le perturber, que de le combler, et il y a donc à la fois le désir secret d’une jouissance irrépressible dont j’espère n’avoir aucune obligation de partage, et la demande, inhérente à tout geste accompli vers toi, d’une communication, c’est-à-dire d’un discours général et particulier qui va absolument au bout des destinées, et qui lui, bien entendu, appelle une cascade de réponses. Cette contradiction entre le plaisir secret et le projet manifeste est une véritable représentation symbolique du dur et permanent conflit qu’il y a entre l’individu humain et sa mixité avec le genre, et entre une satisfaction particulière et l’insatisfaction générale. De sorte que mes cadeaux pour toi, et particulièrement ceux de l’anniversaire, qui fixent cette contradiction dans un cadre institutionnalisé, sont à la fois l’expérience renouvelée de la plus grande jouissance solitaire que je connaisse, une sorte d’accomplissement de soi, et l’élévation à formuler le message le plus élevé actuellement possible entre particuliers, l’offre du débat de la finalité, la mise en cause de l’insatisfaction générale, mais comme une invitation et dans la forme d’un objet, lui-même porteur de sens à plusieurs niveaux d’interprétation. Le choix d’un cadeau est donc un long processus. Dans aucune autre activité que je connaisse, la recherche des équilibres et de l’originalité, de l’expression d’une idée et de sa mise en scène, n’est soumise à une plus importante attention, qui nécessite davantage de sensibilité que d’intelligence. Pour qualifier les affûtages de cette véritable architecture, je balance et je change d’avis, je contemple de près et de loin, j’utilise pour moi-même des mots comme nuancer, ciseler, sculpter, harmoniser, équilibrer, retoucher, charger qui tous sont des termes de l’artisanat. De toutes les activités que j’ai exercées dans ma vie, te faire un cadeau d’anniversaire est celle qui se rapproche le plus de l’art tel que je l’entends, dans son antique acception : inventer un objet unique, qui porte un sens exotérique et un sens ésotérique, dans un langage particulier, donc un style, qui est celui de l’intimité que j’ai construite autour de ton effet en moi, et qui est surtout un élément entier, une proposition dans le débat inachevé qu’est le nôtre. Car dans cette proposition, la vérité est constituée autour des ambiguïtés, des inversions et des confusions de nos rôles. Ce n’est là qu’un jeu, sous forme de discours symbolique, de l’aliénation, dont ma passion est un si violent et si manifeste effet, et une si grande conséquence. Cependant, la durée et la latitude de la réflexion influent aussi considérablement, progressivement et par à-coups, sur le cadeau final, soumis par ailleurs à la contrainte d’un retour cyclique d’une date butoir. Comme un objet unique doit concentrer de nombreuses émotions et idées, parfois contradictoires, la complication de sa construction grandit au fur et à mesure, et n’est que soulagée par des décisions radicales, gravissimes, mais dont je m’interdis pourtant de contrôler les effets, parce que je risque d’y découvrir tant d’objections que le retour de l’indécision en serait le résultat. Aussi, dans cette excitation graduelle qui se cristallise en strates comme un flanc de montagne en terrasses, les deux ou trois cadeaux favoris, présélectionnés depuis mai, furent doublés au moment du choix en septembre par un outsider dont le galop avait cette silencieuse vitesse du vent que les contes arabes prêtent aux montures de leurs héros. L’impression de se prendre soi-même à contre-pied, impression si indissociablement liée à ta propre manière d’agir et de penser, délivre de dilemmes insolubles et de l’abîme de contemplation de ces doutes qui tendent vers l’infini, alliée à la fraîcheur d’une idée neuve balayant de sa jeunesse et de sa joie ses coquettes rivales qui se croyaient déjà installées dans la présélection définitive, m’enthousiasme et peut ainsi emporter ma partialité. Dans ce type de choix, la mauvaise foi a droit de cité, et j’y trouve simples des constructions alambiquées, parce qu’au moment de leur apparition elles m’ont surpris. De même, à trop peser un bon choix, il perd son goût, son évidence, et pour te faire un cadeau j’ai besoin de ce désordre inventif, reflet d’une perspective sans limite connue, de la rêverie, et d’une intelligence qui a l’ouvrage de traduire un grand tumulte d’esprit. J’ai donc eu soudain cette petite impulsion électrique qui me dit que j’étais dans le juste, qui me soufflait harmonie, complexité et précision alliées, en voyant une affiche annonçant une représentation de Madame Butterfly à l’Opéra Bastille, le jour qui serait celui de ton trente septième anniversaire. C’était d’abord le rappel du premier 17 octobre ainsi honoré, en 1982, lorsque je t’avais invitée à l’Opéra Garnier, pour Roméo et Juliette. Réincarner dans mon présent celui d’il y a douze ans cependant, même si c’était le moyen d’exprimer une grande richesse sonore dans l’étagement de mon propos, parce qu’il lui donnait de la durée, du clin d’œil, du fond, de la différence mais assez en nuance, était dangereux par la crainte que j’avais de ce que tu pourrais appeler, avec le mépris qu’on a pour les fautes de goût, un remake, je me souvenais aussi qu’à plusieurs reprises tu avais rejeté mes allusions qui impliquent le passé, mes continuations de nos codes communs, et ce qui était pour moi des variations sur un thème, comme ces blagues qui sont basées sur la répétitivité, me paraissaient être à tes yeux des conservatismes, et un manque d’originalité. Mais ce désir d’originalité lui-même impliquait que tu puisses l’abdiquer, et le temps, l’âge, me laissaient espérer que tu saurais maintenant goûter une différence qualitative dissimulée dans une identité formelle. J’essayais d’anticiper ainsi ta réaction, comme si elle pouvait s’exprimer dans l’appréciation esthétique qui était à ce moment mon unique préoccupation dans la construction de cadeau. Ma perte de recul, mon absorption dans ce projet, l’impérieuse nécessité de plaisir qu’est la conception du don étaient telles que je n’étais même pas capable de t’envisager dans la position de quelqu’un qui reçoit et non qui donne, et j’arrivais si peu à me mettre à ta place que je n’étais même pas capable de m’imaginer, moi, recevoir le cadeau que je te préparais : j’en aurais peut-être changé. Ceci est à la fois le résultat de l’unicité très grande du processus même du cadeau et de ce qui le fonde, à savoir la puissance de l’élan qui me propulse vers toi. C’est exactement ce que devait exprimer une invitation à Madame Butterfly, mais une puissance non sous sa forme de menace et de force, mais dans la richesse de sa nuanciation, dans la finesse du discours, comme si nuanciation et finesse pourraient résorber l’élan de cette puissance. Tout l’art construit sur l’amour, à mon sens, est précisément cette recherche d’épuisement d’un trop de puissance, qui en devient menaçant, et qu’il s’agit d’étaler, de pétrifier, comme la célèbre cristallisation de Stendhal fige, pétrifie dans le dogme des perfections de l’aimé, ce même élan désirant. Je craignais aussi que Madame Butterfly signifie bien autre chose à tes yeux que Roméo et Juliette qui ne laissaient guère d’ambiguïté d’interprétation. Si j’avais été maître de la programmation j’aurais peut-être choisi Tristan et Iseut quoique la tragédie mythique ne se prêtait pas à l’intention positiviste et d’ouverture d’un cadeau, ou alors plus certainement Carmen, non pas parce que Nietzsche pour polémiquer soutenait que Bizet était bien plus grand que Wagner, mais parce que Carmen était un leitmotiv supplémentaire, une musique écrite pour une des ambiances que tu as gravées dans ma vie. Mais Madame Butterfly était traduisible de nombreuses manières, et je savais que si tu voulais détruire l’idée, le contenu de son libretto pouvait y servir de support, et se retourner contre mon intention. Le troisième obstacle était l’obstacle pratique : c’est que tu n’habitais plus à huit cents mètres de l’Opéra Garnier, mais à huit cents kilomètres de l’Opéra Bastille, que tu avais des enfants, et probablement des obligations qui limitaient tes disponibilités un lundi soir, surtout qu’il y avait fort à supposer que ton anniversaire ne t’appartenait plus aussi entièrement que douze ans plus tôt. Je devais donc réduire cette distance, mais tout en te laissant la liberté d’accepter ou non l’invitation. Du souvenir de 1982 je retirais également le souvenir de t’avoir contrainte à ma présence, ce jour-là, et déjà lorsque j’avais voulu t’offrir le ballet de Noureïev, en 1986, j’avais pensé corriger cette importunité. Il fallait seulement que l’invitation te laisse supposer que je ne serais pas présent dans la salle, ce qui était ma ferme intention, mais me mettait dans un conflit intérieur cornélien, puisque, t’imaginant venir à Paris pour honorer mon cadeau, je ne pouvais pas me garantir de ne pas m’approcher de l’endroit où je savais que tu serais. Te dire nettement que je me tiendrais éloigné de la salle et de ton trajet aurait été la plus sûre façon de m’en garantir ; mais je m’objectais que ce ne serait guère dans le ton, qui était plus allusif et pudique, et qui ne devait donc pas entrer dans des considérations aussi triviales. L’expédient était donc de t’envoyer deux billets, un pour toi et un pour qui te semblait bon, moi-même me sachant en queue de liste, mais cet espoir purement théorique suffisait à combiner ma ferme intention de me tenir en dehors de ta venue et mon brûlant désir de l’occuper en entier. En outre je t’envoyai un seul billet d’avion, me prétextant à moi-même que si je n’en envoyais pas un deuxième c’est que ces billets-là, contrairement à ceux de l’Opéra, étaient nominatifs, tout open qu’ils étaient, et je ne connaissais pas le nom de la personne que tu inviterais à t’accompagner. Ainsi tu avais l’entière liberté de choisir ton vol, à l’aller comme au retour, donc sans que je le sache, et de décider avec qui tu irais voir Madame Butterfly, même si le dispositif tendait davantage à ce que ce soit quelqu’un de Paris. Il me semblait aussi que si tu ne voulais, ou ne pouvais pas assister à la représentation, il te resterait néanmoins le billet d’avion, qui te permettait pendant un an je crois de t’évader un instant de l’air morne que j’avais respiré dans ta province. Ce dispositif répondait donc autant à mon désir d’un vrai don, c’est-à-dire dont l’entière disposition serait tienne, jusqu’à m’en laisser ignorer l’usage, que des différentes nuances que ton jugement pourrait y apporter, un haussement d’épaule agacé, une indifférence, une indulgence, un sourire ; et plus vraisemblablement, le simple fait que tu passes agréablement une soirée hors de ton quotidien avec quelqu’un dont je supposais également qu’il n’en ferait pas partie. Et j’attendais si peu d’en être gratifié que je n’imagine pas encore aujourd’hui comment ni pourquoi tu aurais pu m’en remercier autrement qu’en me proposant le second billet, ce que j’ai toujours considéré comme très improbable. Le choix de la carte, qui accompagnait le courrier de ces trois billets, fut lui-même tout un cérémonial complexe qui résumait et répétait, mais dans cette déclinaison picturale, le long processus d’indécision et de raffinement de l’ensemble du cadeau. Un vif débat intérieur, non sans lamentation sur la misère de l’offre manufacturée en cartes, et de mon incapacité à en fabriquer moi-même, fit présélectionner, balancer, argumenter en faveur et contre, jusqu’à la décision. Mais ce que j’écrirais dedans était la grande difficulté du tout. Car il fallait justement que cela embrasse le tout, en y ajoutant ce qui y manquait. Je devais donc signaler l’intention du remake, pour que tu ne penses pas qu’il ne s’agissait là que d’une infirmité, d’un blocage, d’un défaut d’imagination et d’originalité, et la garantie de mon absence. Ce mot devait être simple et court, ce qui est presque impossible dans les communications que j’ai vis-à-vis de toi, avec une seule teinte d’émotion, et c’était là ce qui m’empêchait de conclure, entre un allant joyeux, une mélancolique douceur, ou la tendresse un peu vibrante pour traduire en langage un peu kitsch les principaux courants contradictoires et parfois simultanés qui agitaient cette réflexion. Pendant deux mois le contenu de ce mot changea et se stabilisa tous les quatre jours. A un tel degré d’excitation, de concentration, d’émotion et de réflexion, le résultat n’est qu’un compromis ou finalement le hasard de l’humeur qui domine l’instant du choix pèse davantage que les principales motivations élaborées rationnellement. L’ensemble constitue alors une composition baroque, et comme un texte qu’on a trop remanié, dont on a accolé les chapitres écrits à des époques très différentes et avec des intentions dominées par l’actualité, on se sait ne plus être en mesure de pouvoir en évaluer l’intérêt esthétique et la justesse. Le contenu est pour moi plus périlleux à analyser. Je pense que ce qui dominait était de rendre avec une certaine solennité son caractère d’offrande à ce cadeau, et ainsi de le marquer, au cœur de notre relation, comme une trêve, comme un moment qui devait en être détaché. De la sorte cet anniversaire devenait, même davantage que les précédents, un exercice de retenue pour moi. Mon don était donc essentiellement dans la liberté que je voulais que tu aies d’un objet, volontairement périssable en un usage, et qui puisse tendre vers l’effacement même de son auteur. Je concevais ainsi le cadeau idéal : ce serait un objet, qui serait ton miroir, mais qui te surprenne et te charme, et dont tu ne saches pas d’où il vient, qui l’a mis devant ton émerveillement, ni même exactement ce qu’il est ; il faudrait pratiquement que tu le trouves, sans le chercher, et que tu puisses jouer avec sans en devenir l’esclave ; et ce serait le terrain de l’exercice de ton discours, que je mythifie toujours au point d’en attendre tout. Je sais que pour que tu puisses t’exprimer dans ta plénitude, il faut deux conditions au moins : d’abord, étant donné l’état actuel de ton rejet, que je sois absent, et c’est ce qui me coûtait le plus dans Madame Butterfly, et c’est aussi ce qui était le plus improbable de ton point de vue, parce que la menace de ma présence n’était pas seulement physique, mais avant tout tu pouvais considérer que d’accepter un cadeau de moi était entrer dans mon jeu, et compte tenu de la culture que nous avons des cadeaux, en position inférieure ; ensuite, que tu sois dans une situation de plaisir et de confiance, et la confiance me paraît plus difficile à t’insuffler que le plaisir, quoique, au degré de plaisir que j’entends, ta confiance en toi est une sorte de précondition. Mais je ne peux pas t’offrir un cadeau sans qu’il n’ait ma signature par sa seule facture. Il faut donc que la connaissance de la tragédie de notre relation n’y soit pas absente, et c’est le sens réel du remake, du clin d’œil : « C’est moi, le même moi qu’il y a douze ans qui parle, c’est entendu, je le sais, tu le sais, je sais que tu le sais, sache que je le sais, et passons outre. » Car la profonde vérité que j’entends susciter dans un cadeau est celle de ton discours, celle d’un discours sur toi, mais par toi, mais dans la plénitude de l’expression. L’essence du cadeau est d’être une incitation à cette débauche de puissance et de finesse dont je te sais si prodigue, et il faut que je me défende de le supposer en un dialogue avec moi, parce qu’il peut très bien s’agir d’un dialogue avec quelqu’un d’autre, voire d’un monologue. Dans cette fonction centrale, l’esthétique de l’objet doit être au moins figurée, et en te proposant d’aller à l’Opéra, cette esthétique est évidemment très approximative et insuffisante, mais elle est implicite : car enfin, comme mes cadeaux d’anniversaire sont pour moi ce qu’il y a de plus proche de l’art, ils sont également par là une invite à ce que tu t’exprimes sur un mode qui ne soit pas en dessous de l’art, et non seulement je t’en sais tout à fait capable, mais je suis douloureusement impatient d’imaginer comment tu saurais transcender cette forme d’expression séparée aujourd’hui dépassée. En un mot, le cadeau d’anniversaire est une offre de débat spirituel à la personne que j’ai rencontrée qui m’y paraît le plus apte. Enfin, l’idée de trêve initiale doit se retrouver dans l’ambiance de l’ensemble, et donc être en rupture avec notre curieux dialogue de mai, juillet et septembre, ici je voulais seulement une joyeuseté festive, en quelque sorte hors cadre, un enjouement chaleureux et qui supporte d’être paradoxal parce qu’il le dit. L’exécution pratique fut la suivante : j’achetai les billets d’opéra la veille de mon départ à la Réunion, le billet d’avion à Saint-Denis une heure après avoir quitté le théâtre de Genvrin, et je rédigeai la carte au matin de te l’envoyer, qui était le 10 octobre, une semaine avant la date de ton anniversaire et de la représentation, afin que tu puisses prendre tes dispositions. Nous étions le surlendemain de mon retour de la Réunion, et en proie aux vapeurs d’alcool de la veille, avec un décalage horaire mal digéré, je me débattais intellectuellement avec les subtilités des envois rapides et garantis dans l’interminable queue du bureau de poste, lorsqu’une jeune femme très élégante vint droit vers moi et me dit : « Excusez-moi. Vous n’étiez pas au lycée de Saint-Cloud ? » « Si », répondis-je, mais soit les tiroirs de cette mémoire étaient empâtés, soit ils étaient vides. « Vous vous appelez Christophe ? – Oui, et vous ? – Sophie, me répondit la jeune femme, vous ne vous souvenez pas de moi ? » Je trouvais que ce qui manquait dans le secret d’un cadeau réussi, l’épice cachée qui teinte le goût, en entier, mais dont on peut aussi ne jamais se rendre compte, et qui dépend si peu de son auteur, à savoir que la coïncidence le bénisse, méritait que j’augmente le cours de ma journée de la rencontre de cette inconnue qui me connaissait. Je répondis donc : « Ecoutez, accordez-moi le temps d’en finir, et allons boire un café ensemble si vous êtes d’accord. » Elle regarda mon envoi : « C’est un cadeau que j’envoie à quelqu’un qui s’appelle comme vous et que j’ai connue au lycée de Saint-Cloud. – Qu’est-ce que c’est ? – Deux Madame Butterfly et l’avion pour venir. » Elle hocha gravement la tête puis murmura « elle a de la chance ». De la chance ? Quelle abstraite conception par rapport à toi ! Je n’avais jamais pensé si tu avais de la chance ou non. Voilà une remarque qui menaçait bien d’ouvrir et de peupler quelques insomnies ! Sophie était productrice de troupes de danse, dont elle organisait les tournées. Elle avait été une amie-admiratrice plus jeune de Sarah, avec qui j’avais eu une brève liaison en 1975 quand j’habitais à Saint-Cloud dans une maison qui était ouverte aux lycéens d’à côté. Elle était donc passée à la « Tour » une fois ou deux. Puis elle m’avait à nouveau rencontré quelques années plus tard, nous avions discuté, et j’avais écourté brusquement l’entretien en la rabrouant, « tu n’écoutes pas », ce dont elle avait ensuite convenu et qui l’avait marquée. Pas davantage que des premières, je ne me souvenais de cette rencontre-là. Ce qui me fascina, comme ces fils d’argent transparents qui éblouissent mais qu’on ne remarque pas dans des broderies, c’est qu’elle la situa à la veille d’un jour où je partais pour l’Italie. Or j’étais parti en Italie le lendemain de Roméo et Juliette au palais Garnier. Les coïncidences ont ces propriétés d’étroits couloirs centraux qui unissent les labyrinthes, la certitude d’y connaître son chemin est soudain indépendante du repérage spatial. Par rapport à toi elles m’ont toujours paru extraordinaires, en très grand nombre, et imprimer un mystérieux message, que je n’arrive jamais à décoder. Je sais évidemment, à force d’erreurs, que je surévalue ces signes convergents, parce que la convergence dépend de la subjectivité, alors qu’ils se présentent précisément comme des preuves objectives d’un résultat au rapport de probabilité improbable. Mais le plaisir des coïncidences, et tout de même leur mystère, qui n’est peut-être que ce plaisir, fait que dans le flot amazonien de mes pensées de toi, les coïncidences apparaissent comme les dieux du débit, qui le justifient et l’élèvent. C’est une langue secrète, encore indéchiffrée, qui poste ses clignotements attirants de sorte qu’on a envie de les suivre, de loin en loin, et en les suivant, intrigués et amusés, au bord d’une dévotion bénigne, on s’aperçoit qu’ils augmentent le rythme de nos pensées, de nos respirations, du possible, du croyable. Le départ pour l’Italie à la veille duquel j’avais rencontré cette Sophie, cependant, n’était pas le jour de Roméo et Juliette, comme je fus navré d’en avoir la certitude par la suite, mais ce qui m’étonna c’est que je ne m’en étais pas douté au moment où elle l’évoqua d’abord, alors que dans les années entre 1980 et 1982 j’avais été en Italie au moins une demi-douzaine de fois, que la journée de Roméo et Juliette m’était suffisamment en mémoire pour que je sois sûr que je n’aurais pu y rencontrer aucune personne dont je ne me souviendrais plus, et si j’avais rencontré une Sophie de Saint-Cloud le jour de Roméo et Juliette, je m’en serais au moins autant ému que douze ans plus tard, et le pouvoir et le jeu de la coïncidence auraient nécessairement enveloppé au moins d’une nébulosité mythique ma propre évocation de cet anniversaire déjà si lointain. Cette seconde coïncidence pourtant, se mettant en puissance de la première de toute son ancienneté, me fit considérer, avec un amusement curieux, cette Sophie comme une envoyée inconsciente du centre de la Terre. Je l’invitais donc à déjeuner un dimanche suivant. J’eus alors le remords de l’exploiter uniquement parce que c’était une Sophie de Saint-Cloud, une Iseut aux Blanches Mains, et je me taxai moi-même d’une amende qui serait en proportion de la dilatation qu’avait provoquée en moi la superposition des coïncidences. En un long et agréable repas, je lui offris ainsi l’entrée dans les différents cercles de mon existence, sans grands détails bien entendu, jouant en couverture mi-ironique mi-menaçante de l’allégorie de Jekyll et Hyde ; Jekyll étant ma survie ordinaire par rapport au Hyde de la négativité de mes écrits, Jekyll étant mon apparente vie de couple avec Agnès et Hyde ma profonde attirance pour toi. Pour la première fois je parlais à quelqu’un à la fois de ma vie dans le petit emploi, de mon activité dans la Bibliothèque des Emeutes, et de toi. Ce n’était ni agréable ni désagréable : je payai simplement, de ma nudité, l’abus de m’être intéressé à une personne parce qu’elle m’avait puissamment évoqué celle que j’aimais. Mais une franchise aussi grande eut un effet bien différent que celui d’un acquittement. Alors que j’utilisais cette jeune femme délicate dont j’appréciais la fragilité et la tristesse déguisée comme un élément de décor mobile sur lequel s’appuyait ma première tentative de sortir ma relation à toi de la rêverie trop trompeuse qu’elle était devenue au cours des ans, j’étais devenu ce qui la faisait trembler, ce qui la rendit rêveuse et triste. Elle eut, quelque temps plus tard, une sorte de violente sortie, dont elle fut aussitôt navrée, et son comportement ressembla alors à celui que j’avais parfois eu avec toi ; et comme toi, j’essayais alors de garder le contact pour dédramatiser, non sans lui expliquer, à regret et avec culpabilité, qu’elle ne saurait pas m’émouvoir autant par elle-même qu’en t’évoquant. Il y eut même une autre coïncidence, mais non liée à toi, lorsque je la rencontrai à la fin de l’hiver, à Cologne, où le salariat me conduisit, le même jour, comme il s’avéra, que s’y produisait une de ses troupes de danseurs : et je me demandais alors si tu ressentais mes coïncidences par rapport à toi, comme je ressentais là cette coïncidence qu’elle vivait par rapport à moi. Par ailleurs, Sophie était une caricature de gauche, un peu féministe, un peu mondaine, jogging et psychanalyse, humanitarisme et causes perdues, ou absurdes, dont notre époque est si prodigue (elle encourageait par exemple la reconnaissance du mariage homosexuel, qui n’est jamais que la reconnaissance de l’acte d’union devant l’Etat basé sur la famille, par une communauté qui, critique de fait de la famille, semblait a priori disposée à en être aussi critique consciente), et elle appréciait bien entendu toute les formes de culture, musique, cinéma, chorégraphie, dont la pensée de gauche fait le pinacle du bonheur. Nous continuâmes de nous voir pendant près d’un an, après quoi elle jugea à mon soulagement qu’il valait mieux que nos rencontres cessent. Tu t’es certainement demandée, plutôt à la dérobée, ou avec colère et mépris, quels étaient mes rapports avec les autres femmes. C’est très simple : depuis 1982, je n’en ai rencontré aucune avec qui j’aurais eu des relations sexuelles. Je n’ai qu’entretenu, fort passivement, celle que j’avais commencée avec Agnès en 1976. C’est bien entendu à son attraction pour moi qu’il faut attribuer cette longévité, par ailleurs très fragile dans les formes, puisqu’il n’y a entre nous aucun contrat, pas même un compte commun ; et nous avons souvent pensé que l’entretien de cette réciproque indépendance formelle était la meilleure garantie de notre alliance, et de sa solidité. Mais la balance émotionnelle entre nous n’est pas égale, nous le savons tous deux, et ma dépendance dans la mesure où elle existe, n’est façonnée que par l’habitude et le confort que cette femme s’est ingéniée à me donner, en épousant, si j’ose dire, mes aspérités, non sans être le seul et irremplaçable soutien actif de tous mes projets, sauf ceux te concernant, auxquels je suis incapable de l’associer. C’est aussi l’époque du sida, et je me souviens que c’est toi qui m’avais annoncé, en 1984 la mort de Klaus Nomi, parce que c’est l’anagramme de Moni, mais que j’ignorais alors ce qui l’avait tué. Le sida n’a contribué qu’indirectement à mon absence d’intérêt pour les autres femmes. Nos relations sociales se moulent beaucoup sur les relations sociales environnantes et depuis la moitié des années 80, contrairement à dix ans plus tôt, il est devenu respectable de soutenir n’avoir pas de relations sexuelles au rythme des variations de sa libido, ce que l’on pouvait facilement justifier par une réflexion de gestionnaire de sa sexualité, pleine de sagesse, où le sida n’était que le révélateur de la vanité de la débauche. Mais sans doute les femmes se sont montrées plus réservées qu’elles ne l’étaient dans les années précédentes, et m’ont donc moins sollicité qu’elles ne l’auraient fait sans la menace, qui monta jusqu’à une sorte de religion, de l’épidémie, et qui châtia les mœurs mieux que ne l’aurait réussi aucun législateur, au point que la rumeur a toujours voulu que le sida ait été inoculé, au départ, par quelques services secrets reaganiens ou thatchériens. Je n’ai certes jamais invoqué ce renversement de valeurs, où le plaisir passe pour une sorte d’étourderie face à la mort, car j’ai toujours été profondément convaincu du contraire, à savoir que la mort pouvait être une sorte d’étourderie face au plaisir. Et j’imaginais même souvent que si tu avais le sida, ce que je tenais cependant pour aussi peu probable que souhaitable, préférant ton mal au bien du monde, je serais honoré que tu me le transmettes, et ma seule crainte serait alors que le virus me tue moins vite que toi. Ma perception des femmes avait profondément changé après avoir été ton amant. Ce n’est pas tant que je ne me retournerais pas dans la rue lorsqu’une jolie fille passe, ou que je ne sois pas parfois pris dans la tension de la fascination d’un regard, ou d’une expression, si profondément féminine qu’elle appelle mes sens, car je subis ces taquineries du désir au même titre qu’avant 1982. Mais si les protocoles de la séduction actuellement en vigueur m’ont toujours paru insincères et ridicules à exécuter, je les sentais maintenant aussi insincères et ridicules à subir. Mes souvenirs de ce qu’on appelle « draguer » me revenaient maintenant comme vaguement honteux et adaptés seulement à une satisfaction passagère, souvent en dessous de celle que procure la masturbation. J’y voyais surtout un effort terrible et vain, ponctué de compromis inutiles, de disputes latentes, de désagréments superflus, en tout cas tels qu’ils ne justifiaient pas tout ce laborieux rut. J’ai toujours eu des rencontres avec les femmes où mon désir était concrètement impliqué l’impression qu’il devait y avoir là une élévation de la communication, qui serve de base au possible. Peut-être est-ce une mystique de la rencontre qui m’a convaincu que la valeur d’une relation avec qui que ce soit, et a fortiori avec un partenaire sexuel, dépendait de la qualité de la première rencontre, circonstances libres et compréhension étendue qui revigore et donne à penser, ce qui m’a d’ailleurs toujours fait mépriser les rencontres de travail, et rarement apprécier celles issues des vexations du quotidien. Ainsi attendais-je d’une femme qui me plaise une électricité, une lumière, une ouverture qui aurait été jusque-là inconnue, et même si je pense en référence de la rencontre avec toi qu’il y faut des prédispositions, il y a cependant bien peu à faire pour que cette base minimum assez élevée soit établie. C’est justement l’action de ce que l’humain n’a pas encore décrypté, une sympathie réciproque, une coïncidence, une complicité momentanée qui constitue l’ingrédient principal de cette alchimie non nécessaire, mais en dessous de laquelle je trouvais laborieux et sans goût toute relation possible. Je n’ignore pas qu’une telle exigence provient encore d’une mythification de la sexualité mais je la soutiens cependant, parce que l’effort et le risque affectifs qui peuvent en découler, et qui sont plutôt dus aux contraintes sociales, me paraissent déjà la justifier. En d’autres termes : pour qu’une rencontre m’intéresse, il faut que j’admette qu’elle change l’organisation de mon existence, les répartitions complexes de mon affectivité. A moins je n’en aurais pas d’usage, dans l’existence que je mène, si ce n’est de suppléer à l’onanisme, que je considère pratiquer de manière raisonnablement satisfaisante. Mais pour qu’une rencontre change la construction affective de ma vie, il faut qu’elle contienne la menace de supplanter ce que tu représentes pour moi. Mon affabilité, ma facilité d’ouverture et de pensée, ma disponibilité m’ont fait croiser beaucoup de femmes désirables ces dernières années. Mais mon désir s’arrête toujours lorsque sa gravité en arrive à comparer la femme qui est devant moi avec toi. Et à ce moment-là, avec une amertume désabusée, ou avec une ironie sauvage, ou avec une tristesse lourde et désolée, je ne vois derrière un sourire charmant, une voix pétillante, une croupe désirable, une pensée gracieuse qu’un amoncellement sans fin de défauts. Cette belle fille a soudain de l’ennui dans ces gestes. J’y reconnais des comportements stéréotypés qui me font fuir : tel pli indique combien elle peut être obstinée, mesquine ou bornée ; sa peau me paraît fade, et je suis soudain persuadé qu’il me faudra combattre son odeur ; j’imagine sa famille, et l’ennui sans fond de ses amis, de ses activités courantes ; je démonte la grâce à peine entraperçue en notant un geste mal arrondi, maladroit, un rire lourd, une pédanterie dans ses bijoux ou un accord raté dans les couleurs qu’associent ses vêtements ; j’écoute d’avance son insipide malheur amoureux, la vivacité grinçante de ses disputes, ses ambitions courtes ; je me demande si elle veut faire un enfant, comment elle danse, pourquoi, au milieu de ma crise de misanthropie elle sourit d’un air entendu. Mais ce sont surtout les yeux qui ne soutiennent jamais la comparaison : j’ai beau y glisser, y pénétrer, y menacer, y couler, y foudroyer, y supplier, y clignoter, y attirer, y embrasser, y réfléchir, j’y vois toujours un bouton de manteau, quelque chose de mort, de plat, derrière les intentions courantes, faciles ou inutiles à décoder. Jamais je n’y ai retrouvé cette sorte d’aspiration, de plongée délicieuse dans un monde qui s’autogénère au fur et à mesure que j’y avance, et que je m’y perds. Et jamais je n’ai pu me hisser à me satisfaire de moins. Jamais je n’ai pu me convaincre qu’il fallait sauter dans ces lacs où l’on a pied pour découvrir, parce que ce genre de saut n’a de sens que si l’on croit qu’on vole, leur but étant effectivement de voler. Il est vrai que l’homme que je suis devenu, et qui n’a pas l’envie d’aventures furtives et passagères, parce que sa vie lui a donné le goût de constructions longues et profondes, a aussi peur de renouveler les souffrances d’une relation intense et délicate, qui l’engagerait en entier, tout près des prisons d’Etat et de la mort. Mais le fait que je mesure ce danger en souffrance et non en intensité ou en attirance, qui me le fait paraître un effort plutôt qu’un plaisir, dénote aussi du cynisme que la comparaison avec toi distille : en réalité, je suis allé si loin avec toi qu’il ne me paraît plus possible de me retrouver dans un élan, même comparable, avec quelqu’un d’autre, d’autant que cette nouvelle attirance devrait d’abord en finir avec l’ancienne, ce pour quoi, jusqu’à maintenant, il n’y a pas eu le moindre indice. Et même dans la Weltanschauung dont tu es le centre, je compare, je subdivise, je réfère chaque mouvement de mon affectivité à celle, dominante, qui est la tienne en moi. Ainsi les relations que je vois, entrevois, anticipe ou juge, sont-elles mesurées par la distance qu’elles ont à la nôtre, et les femmes que rencontre mon désir sont divisées en deux groupes, celles qui sont trop différentes de toi, et que je rejette donc, et celles qui te ressemblent un peu, mais qui ne sont donc que des imitations imparfaites, et que par conséquent je rejette a fortiori. Et je me demande parfois quel est le record d’attirance qu’une autre femme que toi a exercé sur moi, c’est-à-dire combien de temps a-t-elle réussi à intéresser mon désir avant que je ne la compare à toi, et je crois avoir retracé un jour que sa détentrice a dû réussir à te faire oublier pendant presque une demi-heure, ce qui est bien au-delà des trois à cinq minutes habituelles ; et cette championne, je ne m’en souviens même plus. Même si je détourne dans des sarcasmes puérils cette absence d’envie d’entreprendre même une relation qui aurait un autre sens, intermédiaire entre celle que j’ai avec Agnès et celle que j’ai avec toi, la majorité des hommes de ma génération toujours à la recherche de partenaires, toujours déçus, courant les boîtes de nuit et les « fêtes », se trémoussant et travaillant leur apparence qui se dégrade, accumulant les brèves éjaculations et les longues insatisfactions, où les bravades et les approches sont restées les mêmes que celles de l’âge de mes premières curiosités adolescentes, autour de la période où je t’ai vue pour la première fois, me paraissent encore plus puérils. Que d’efforts et d’habitudes, que de résignation et de désespoir, que d’illusions et de désillusions dans ces recommencements frénétiques et sans goût, dans ces papillonnements élevés au rang de mode d’existence, dans cette recherche inlassable qui a perdu son but, ou qui lui assigne, par bassesse et misère, des objectifs triviaux ! Là l’amour est incompréhensible : dévalué au point d’y être cru en permanence ou tellement hors de perspective qu’il est considéré comme un leurre utile, comme un travail d’approche, comme une brève et simple déception d’amour-propre, cette passion s’y mystifie et s’y perd, un épuisement parmi les autres. Cet épuisement que j’ai vu tant de contemporains pratiquer pour tenter de s’élever au-dessus de leur misère est ce que je recherchais sans jamais le trouver, en t’écrivant ou en t’offrant des cadeaux. Comme la plupart de ces hommes et femmes qui ne peuvent se passer, comme ils disent, d’avoir des rapports sexuels, j’ai bien sûr pensé qu’il pouvait s’agir d’un problème physique, d’une gestion de spermatozoïdes, et d’un usage de l’orgasme. Mais la quantité des éjaculations, ou même comme semblait le penser Reich, la politique économique de cette production n’est pas en relation avec le bien-être ou l’agrément pour les autres des mâles de notre espèce. Le besoin qui exprime notre désir n’est pas celui-là, qui n’en est qu’un corollaire, parfois valide, parfois non. C’est un besoin de communication, un besoin spirituel qu’expriment nos érections et ceux qui les éteignent sans avoir joui de l’allumage de leur pensée en sont les victimes insatiables ; ceux par ailleurs qui ont compris quelle charge de pensée contient cette manifestation musculaire et nerveuse n’en sont pas moins incapables d’en finir le phénomène et d’en comprendre le résultat. Et c’est donc en cela que t’écrire et t’offrir des cadeaux sont des sortes d’émerveillements phénoménologiques, dont le résultat est imprévisible pour moi. L’anticipation de ta réaction est certes un axe principal de réflexion préparatoire de cette communication si entière et si complexe, mais ses phases pratiques modifient radicalement cette perception. Ainsi, après l’envoi seulement, j’arrive à me mettre dans la situation dans laquelle tu reçois. Non que la construction lyrique et stylisée ait perdu sa justification dans mon discours ; mais elle a perdu son absolu, elle se fige en une sorte de statue, déjà passée, c’est la vie qu’elle a perdue, le violent battement de mon cœur, sa capacité à être modifiée a disparu, et sa capacité d’agir est maintenant au-delà de sa destination, probablement en de secondes mains, ou au dépôt. Au moment où le mouvement de cette communication passe en toi, il perd son effectivité et son aura, et se charge de toute la différence de ta négativité. C’est alors que je contemple mon œuvre de l’extérieur, aussi impuissant à la reprendre qu’un homme peut être impuissant à aspirer son propre sperme qu’il vient de gicler, et je secoue la tête : « Quelle folie ! » « Ça ne peut pas passer ! » « Comment as-tu pu penser que c’était là lui faire un plaisir ? » Et l’extraordinaire n’est pas tant le contraste entre cette lucidité et le contraire dont elle provient, mais que ce même mouvement se reproduit inlassablement, et que malgré ma connaissance du résultat, je l’ignore à nouveau dans la préparation suivante. Le vendredi 14 octobre au matin, il y avait un avis de recommandé dans ma boîte aux lettres. Ce fut une des journées les plus tristes depuis mai. J’étais persuadé que tu me renvoyais ainsi le cadeau. Et c’est là que j’en ai mesuré toute la maladresse. Je le vis soudain comme une injonction violente, terriblement maladroite, fétichiste dans sa complexité, à la fois gênante et incompréhensible, d’où ne ressort que la terrible énergie qui me tirait vers toi et t’effrayait, te froissait, te fermait. Je sentis que je n’y avais pas levé l’ambiguïté du cadeau dans notre société, qui n’est don que bénit par un don en échange, même si ce n’est que le remerciement de la politesse. Et je sentis toutes les colères et les dégoûts que devaient t’inspirer une telle tentative de t’obliger. Je pensais aussi maintenant que le prix du cadeau pouvait avoir fait de l’ombre à tous les autres cadeaux moins fastueux de tes proches immédiats, m’imposant ainsi de la manière indiscrète des encombrants, près de la tête de la hiérarchie de ceux qui te fêtaient. Et la surprise se retournait alors en mauvaise surprise, qui choque, effraie, qui détruit ou au moins dérange une construction festive qui s’était peut-être organisée autour de toi, selon les règles invisibles de ton harmonie. Je ruminais mon amer abattement dans cette nouvelle interminable queue postale où j’allais, le soir, chercher ta gifle, si différente de la précédente où cette autre Sophie était venue empiéter sur la retenue délicieuse de l’envoi de ma caresse, à peine quatre jours plus tôt. Quatre jours plus tôt ? N’était-ce pas trop tôt pour en recevoir un recommandé en retour ? Une imperceptible lueur très vive précéda l’instant où une préposée indifférente me tendit une liasse de chéquiers en échange de l’avis de recommandé. Quelle magnifique soirée d’été indien ! Ivre de douceur, je longeais l’avenue Trudaine, et son contraste paisible de mail cossu ombré de marronniers où courent en gesticulant des lycéens excités par la fin de la dernière journée de la semaine. Immédiatement tous mes doutes sur l’éventuel mauvais accueil de mon cadeau disparurent dans l’étroit sas de l’irréel, avant d’être engloutis par une imagination enjouée, qui ne toléra même pas l’hypothèse que, puisqu’il était trop tôt pour ton recommandé, le tien viendrait peut-être demain, samedi 15, date indicative de ton vol, parce que l’agent d’Air France avait exigé qu’une date aller, quoique modifiable, figure sur le billet, ou pire, le 17 même. Au milieu de l’avenue il y avait une agence de voyages. Le débordement de ma joie m’y entraîna. Je demandais à l’employé de me dire quel était ton vol, le lendemain ou le surlendemain, car je ne doutais pas que tu choisisses celui qui te conviendrait le mieux. Il chercha longuement, fouillant le week-end à venir sur son écran, et à mon léger désappointement, ne trouva rien. Cela me semblait signifier que tu avais refusé l’opéra. J’étais simultanément en train d’essayer d’échapper à cette conclusion la plus probable et à me demander ce que tu avais fait des billets (les jeter ? les offrir ? à qui ?), lorsque l’employé me rattrapa sur le trottoir « Monsieur, monsieur, je l’ai trouvé ! » jubila-t-il de la même joie qu’il m’avait vue en entrant chez lui, dont l’insuccès de sa recherche devait m’avoir déprivé de manière si manifeste qu’il s’y était entêté après mon départ, et qui se répéta aussitôt dans tout mon être. Le vol sur lequel tu figurais était celui de six heures du matin. J’avais simplement oublié que, prévoyant que tu pourrais passer une journée à Paris, c’était l’heure que j’avais moi-même indiquée au moment de l’achat du billet, puisque, en plus d’une date il fallait une heure précise. Mais à ce moment-là mon étrange mémoire préféra laisser à mon imagination l’impression que c’est toi qui avais choisi cet horaire, pour les raisons exactes pour lesquelles je l’avais préféré moi-même. Et les cinq minutes qui me séparaient de chez moi furent accaparées par la délicieuse mais intense lutte pour renoncer d’être à l’arrivée de l’avion si tôt le lendemain matin. Ma rêverie te voyait débarquer épuisée mais décidée, irrésistible comme à l’Opéra Garnier, coquette et Juliette. Mais on t’attendrait : ton père, une amie, peut-être quelque amant secret avec qui tu partagerais l’opéra. Et si on ne t’attendait pas ? Non, je ne devrais pas me montrer, mais quoi, je ne devrais même pas être là ! Oui, bien sûr, mais si tu ne me voyais pas ? Tu supposerais sans doute ma présence, et d’ailleurs celle-ci serait bien le contraire du cadeau, du don. Pourtant, comme il était tentant d’imaginer te voir combattre par l’excitation d’un week-end inattendu la fatigue d’un déplacement si matinal, et je rejetais avec mon plus léger sourire l’image si invitante de l’instant de ton arrivée, que je devais sacrifier à sa réussite. Dans ma boîte aux lettres il y avait une enveloppe postée à Montpellier : le billet d’avion, les deux places d’opéra, sans un mot. Ce qui me fit le plus mal, n’était pas le retour comme une dure pluie de tout ce que j’avais passé la journée à examiner, mais que mon adresse n’était même pas écrite de ta main, et que ton refus était donc si complet que tu en avais même délégué l’exécution à l’espèce de calligraphie pédante qui avait dessiné mon nom. Je sortis à l’instant dans la poussière poisseuse d’un soir parisien d’été interminable. Isabelle et Gino furent les deux premières personnes que je rencontrai. Isabelle était une belle femme qui avait dû être splendide vingt ans plus tôt. Je l’avais connue alors qu’elle était avec Pascal, une sorte de poivrot, garçon de café, intelligent et méchant, attendrissant de bêtise, une sorte de fouine ricanante et déboussolée. Lorsqu’au bout d’un an elle rompit avec Pascal, c’était un jour où j’étais avec Momo, qui était un petit dur avec un regard d’anthracite sans velours, petit dealer qui avait femme et enfant. Pascal, sur ce regard, prit violemment Momo à la gorge, et eut beaucoup de chance de s’en tirer en proférant les plus plates et humiliantes excuses, lorsque Momo, sûr de sa lame, le força à sortir. Isabelle entama ensuite une liaison avec le petit Philippe, qui était animateur de rue, ex-trotskyste reconverti sordide, joueur d’échecs comme je les apprécie : vif, inventif, avec une gestuelle légère et aérienne, qui force l’imitation. Il m’apprit l’ouverture qui lui ressemble, l’espagnole, car il avait un intérêt tout particulier, sans aller au fétichisme ou à l’érudition si pénible des joueurs d’échecs d’aujourd’hui, des ouvertures. Lorsque au bout d’un an Isabelle le quitta, lui qui avait abandonné travail, appartement, parties espagnoles pour elle, j’ai vu une vraie affliction, une série de crises pénibles chez ce petit homme qui ne s’en est pas davantage relevé que Pascal. Depuis, l’amant d’Isabelle était Gino, acteur à ses heures, effacé derrière ses grosses lunettes, doux et attentif sous son gros cuir. Gino ne savait pas encore qu’il aurait fallu compter les mois de l’année, et il n’était pas mieux armé que ses prédécesseurs pour subir le renvoi qui s’ensuivit. Isabelle est une véritable force de la nature et elle a besoin d’hommes pour se reposer de ses amants réguliers, comme Marc, qui rêve d’être Corto Maltese, quoique tout aussi italien que le personnage de Pratt, il est plus beau que lui, plus fort dans le combat qu’il pratique assidûment tous les samedis soirs en écumant les bars, et infiniment plus faible et vulnérable que quiconque d’autre. Pour Marc, qui avait été sommelier, musicien, taulard, avant de devenir informaticien, qui était invincible dragueur et brillant joueur d’échecs, mais qui joue rarement parce qu’il a une peur panique de perdre, qui s’est longtemps shooté sans arrêter le body-building, tour à tour grand seigneur et minable infantile, jamais entre les deux, la chasse du samedi soir au partenaire et à la bagarre le faisait croiser Isabelle, et comme ils étaient d’un sang si proches, ils se jaugeaient vite pour s’assurer que s’ils restaient bredouilles tous deux, ils démentiraient ensemble un échec qui dépendait plus du manque de sensualité des autres que de leur âge alors qu’ils entraient dans la quarantaine. En dehors de cette nécessité, Isabelle vivait de culture, et le peu d’argent qu’elle nécessitait, elle le prenait d’ailleurs dans ce secteur marchand, car elle était la mère de la fille de Bernard-Henry Lévy, qui ne pouvait pas l’abandonner à la misère. Je n’ai d’ailleurs pas lu le premier livre de cette fille, paru un an plus tard, et qui avait justement sa mère pour héroïne. Ce soir-là Isabelle et Gino étaient chez le marchand de légumes. Gino, au fond de son silence attentif et tendre m’avait bien vu venir, mais pas Isabelle, en train de découvrir « Voilà ! Regarde bien ! C’est exactement ça la carotte idéale ! ». Je n’avais pas le cœur à admirer cet ombellifère si réussi, ni même à relier cette exclamation typique à une symbolique cachée, encore moins à sourire. Je l’embrassai et lui dis d’une voix blanche « vous faites quelque chose lundi ». Isabelle était encore transportée dans la grandeur de l’idéal, et ne pouvait se prononcer si facilement sur une question du monde trivial. « Tiens », et je lui remis les places de Madame Butterfly. Je t’écrivis tout de suite ma douleur, « un coup de poing au ventre ». Je voulais simplement éviter par là qu’elle ne gangrène. D’un petit mot charmant et enjoué, bien entendu contresigné par Gino, Isabelle m’a rendu compte du pour et du contre de la soirée de ton anniversaire. Je lui suis reconnaissant d’avoir cette grande expérience de la vie qui lui a permis de sentir qu’il ne fallait jamais qu’elle m’en parle. |
||||||
Retour | Suite du Laser azuré | |||||
|
||||||
|
||||
observatoire de téléologie | ||||
éditions belles émotions | ||||
a&c |
|
|
||