l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      II – 1994      
             
             
             
             
             
             
             
             
      6.
 

La Réunion est une petite île de cent kilomètres de circonférence, à neuf mille kilomètres de Paris. Elle est formée de deux volcans, l’un éteint, dont le cratère est habité, mais qu’on ne peut rallier qu’à pied ou en hélicoptère, et l’autre, le Piton de la Fournaise, qui est l’un des plus actifs du monde. C’est pourquoi les Réunionnais vivent le dos à la mer, tournés vers la montagne, le vrai danger ; ils mangent beaucoup de viandes et peu de poissons, et leurs plats sont d’ailleurs excellents, originaux et copieux. D’ailleurs ils n’ont qu’une véritable plage, qui est un lagon, et dont les limites sont infestées de requins. Les requins « croquent » un surfeur par an, c’est la règle. L’intérieur est une succession de paysages normands, alpestres, et de vues vertigineuses. Des films d’aventure comme Indiana Jones y ont été tournés.

Parmi les six cent mille habitants, il y a une grande variété d’origines, tracées par l’histoire récente. Les Blancs, les Français pour être précis, ont été les premiers à venir peupler cette île à huit cents kilomètres à l’est de Madagascar, et à quatre cents kilomètres à l’ouest de l’île Maurice. C’était au départ une sorte d’île pénitentiaire, mais l’une des versions du peuplement veut que les délinquants qui y étaient déportés pour plusieurs années ne voulurent plus en repartir lorsqu’on revint les embarquer. De 1650 à 1750 ceux qu’on appelle les Petits Blancs y cultivèrent le café en commençant à exterminer les dodos, ces grands oiseaux à chair tendre qui ne volent pas. A partir de 1750, les planteurs de canne à sucre, les Gros Blancs, se mirent à repousser les Petits Blancs vers le volcan, et comme leurs exploitations étaient beaucoup plus étendues, ils importèrent depuis la Corne de l’Afrique des esclaves noirs. Les plus intrépides fuyaient d’ailleurs vers les volcans, donnant lieu à un métissage avec les Petits Blancs, à des chasses à l’esclave restées légendaires, et donc à toute une mystique du volcan et de la liberté, qui est toujours proche de la mort. Puis, en 1848 – le 20 décembre est fête « nationale » ou de la liberté –, l’esclavage fut aboli. La population noire, qu’on appelle « cafre », même si cafre peut parfois être insultant, fut affranchie, quitta les plantations, et disparut presque de l’île, incapable apparemment de s’adapter à une vie autonome dit la version officielle, et probablement massacrée par les planteurs, comme certains chercheurs commencent à le supposer. Et comme ces planteurs avaient toujours besoin de main-d’œuvre, ils en firent venir une nouvelle race, c’est le cas de le dire, d’Inde, les « Tamouls », qui étaient hindouistes et bouddhistes, et ceux qu’on appelle les « z’arabes », qui sont également originaires des côtes de l’Inde, mais musulmans. Cette main-d’œuvre, quoique engagée avec des contrats de cinq ans, fut traitée comme esclave, et en effet elle ne pouvait pas quitter l’île. A cette grande variété de populations s’ajoutèrent au tournant du siècle les Chinois, qui commerçaient dans tout l’Océan indien, et dont une communauté s’établit à la Réunion. Enfin, la seule division ethnique réellement en butte à toutes les autres est les « z’oreilles », qui sont les Blancs parachutés de France, principalement des fonctionnaires.

Dans ce melting-pot, qui apparaît d’abord comme étonnamment libéré de racisme, avant qu’on s’aperçoive combien celui-ci est sous-jacent, un fort mouvement indépendantiste s’était développé dans la première moitié du siècle. Après 1945, la Réunion devint ainsi un département d’outre-mer, mais ceci fut plutôt considéré comme une victoire des indépendantistes, dirigés par le Parti communiste. C’est au moment où celui-ci était tout près de prendre l’île que de Gaulle y dépêcha pas moins que Debré pour faire front au leader communiste, Vergès, dont le frère est le célèbre avocat des causes spectaculaires scandaleuses. De l’époque de ces deux caudillos, qui jouaient le rôle de pères fouettards, et dont le style était imité par des barons locaux dans chaque commune, date le système politique de l’île, intensément clientéliste et corrompu. Ainsi, la commune de Saint-Paul, qui comptait soixante-douze mille habitants en 1994, « la deuxième plus étendue commune de France », depuis les plages de Saint-Gilles jusqu’au cratère du volcan, payait également plus de deux mille employés municipaux, dont certains n’étaient plus localisés par la mairie, c’est-à-dire autant que Lyon ! Car on y achète des voix avec des postes municipaux dont un seul nourrit souvent dix personnes ; et la Réunion est le département avec le plus fort taux de RMI de France. Si bien que l’indépendantisme a bien entendu disparu, puisque l’île est sous perfusion de l’administration. Lorsque les caudillos ont reflué, et qu’une génération de dirigeants avaient été sautée pour laisser paraître une nouvelle génération de responsables politiques, ceux-ci étaient des serviteurs fidèles des chefs passés, petits bureaucrates effacés et méchants, corrompus jusqu’à la moelle, mais sans le charisme de leurs anciens patrons. Même si les élections continuaient d’être des parades de nervis, et que l’on votait non pour des programmes de partis, mais pour des pourvoyeurs d’emplois municipaux, le système entra dans une crise que d’autres phénomènes avaient accélérée, comme l’arrivée massive de la marchandise, et notamment de la voiture, et de la télévision. Et comme la population avait doublé en moins d’un demi-siècle, on lui construisit, comme en métropole, des cités en béton au bord des villes, qui furent d’abord habitées par la première vague de l’exode rural. C’est ainsi que naquit le Chaudron, quartier considéré comme de classe moyenne à la Réunion, mais dont les habitants sont typiquement des pauvres modernes. Et c’est là qu’éclatèrent, sous prétexte de l’interdiction d’un média, Télé FreeDom, dans le quartier où se situent les deux plus grosses concessions de vendeurs automobiles, entièrement détruites, au début des années 1990, les plus grandes émeutes qu’eut à réprimer la police française. « C’est Vaulx-en-Velin puissance mille », disait avec à peine d’exagération, un slogan de l’époque. Et ces violentes rebellions ne s’arrêtèrent que parce que les émeutiers étaient positivement arrivés à la limite de l’île, notamment parce qu’il n’y avait plus rien à piller, plus rien à prendre, plus rien à dire.

C’est dans cette île, dont l’évêque me disait que les enfants ont beaucoup de mal à apprendre les points cardinaux, car avancer tout droit c’est tourner en rond, et sinon on ne va que vers les Hauts c’est-à-dire la montagne, ou vers les Bas, c’est-à-dire l’Océan, et où il existe deux musiques traditionnelles, l’une le sega, qui a été modernisé et gauchisé et ressemble à une musique disco, et l’autre, le triste et nostalgique maloya, comme me le disait dans le créole qui est sa langue le pape du maloya, est une musique de paysan, et il faut un champ pour la jouer, et même si tout illettré qu’il est ce Firmin Viry fait deux CD par an à Paris, il ne joue qu’un concert, celui de la fête nationale, où cinq mille personnes viennent l’écouter dans le champ de canne à sucre qu’il continue de cultiver avec son innombrable famille, c’est donc dans cette île, où les amoks fréquents d’une population méfiante et obéissante sont le signe de l’esclavage refoulé, où tout un chacun veut tellement raconter son île méconnue que le directeur de RFO ne m’avait pas vu cinq minutes qu’il m’invitait à son émission débat du dimanche matin, où les journalistes mirent notre photo dans les quotidiens du lendemain, et où l’amour laissa sa trace dans Paul et Virginie, qu’Agnès et moi fûmes envoyés pour une enquête ethnographique et culturelle pour la commune de Saint-Paul. Et, signe des fourberies permanentes qui sont le passe-temps ridicule mais dangereux des gestionnaires, il s’avéra là-bas qu’il ne s’agissait pas du tout d’une ethnographie culturelle, mais d’une étude commanditée par un barbouze, fort civil au demeurant, du RPR, qui voulait vérifier que son candidat, l’actuel maire Sinimalé, était bien le bon cheval de son parti, dans cette importante localité que lui contesterait au printemps le vieux Vergès lui-même. Ridiculement pris au piège, avec une couverture grotesque – nous devions dire que nous écrivions un livre sur les communes de France dans les années 90 – que tous les Réunionnais, habitués aux grosses ficelles des intrigues firent semblant de croire, à l’exception d’Emmanuel Genvrin, directeur de théâtre et auteur, qui représentait à lui tout seul l’émergence au sommet de la culture locale de la génération de 1968, qui en rit gentiment, nous interviewâmes à tour de bras pendant quinze jours, logés dans un hôtel de luxe et flanqués d’un psychologue local, moitié-guide, moitié-surveillant, aspirés par la spirale fascinante des mécanismes et des modes de vie, depuis le bain dans l’Océan à six heures du matin, avec les baleines en perspective du lagon (je ne connais pas les rapports entre baleines et requins), jusqu’aux soirées au rhum et à l’herbe, dans la fraîcheur des Hauts.

Le 5 octobre, il était 14 heures et j’entrais dans la cour du théâtre de Saint-Denis-de-la-Réunion. J’y venais retirer un exemplaire remanié de l’hilarante satire qu’est l’Ubu colonial dont Emmanuel Genvrin est l’auteur et qu’il m’avait proposé en terme de camaraderie ubuesque, ayant en retour reçu de ma part la promesse de recevoir un exemplaire du détournement d’Ubu que nous avions publié sous le titre de Faux Pas des connus, à propos de la Pologne en 1982, où Walesa tient avec brio le rôle du célèbre bouffon de Jarry. En général j’écoute les faits divers d’une oreille distraite, mais celui que racontait à ce moment-là France Inter sur le poste de ma voiture de location, arrêta mon attention. La nuit précédente un jeune couple avait fait une folle virée entre Nation et le bois de Vincennes, et avait tué trois policiers. La description me fit penser immédiatement à Laurence et Audrey, ce qu’aussitôt je rejetai en riant, m’étonnant combien, même pour moi, le rapport à la célébrité médiatique, ici radiophonique, peut distordre la subjectivité de nos lucidités. Des couples comme celui qui était décrit, ayant une identique capacité au geste, il en existe, rien qu’en région parisienne, plusieurs centaines. Et c’est heureux.

Nous n’avions plus eu aucune nouvelle directe des membres de l’équipe du film, Stéphane ne nous avait pas remis la maquette du film, et Audrey, qui avait annoncé qu’il me rendrait quelques livres, me paraissait difficilement en mesure de le faire. En effet, au milieu du mois de septembre, le trio Laurence-Youmi-Audrey était apparu dans un article d’une page dans Libération qui relatait l’assaut d’un squat de Clichy par la police, et la description précise des trois fuyards anonymes ne nous avait laissé, deux semaines après l’abandon du film, aucun doute sur leur identité, d’autant que la maison décrite par Libération était à cinquante mètres de l’endroit où avait eu lieu le montage et l’essentiel des discussions du film. La police n’avait ensuite communiqué au journaliste l’existence que de deux ouvrages, qu’elle croyait significatifs pour indiquer les tendances terroristes des squatters, l’Instinct de mort, de Mesrine, et Offensive d’Iran, qui est le titre de trois des douze chapitres détachables de mon ouvrage sur la vague de révolte de 1978-1979.

Cinq heures plus tard, Youmi nous appela à notre hôtel quatre étoiles, piscine, jacuzzi, océan, éperdu, nous priant de rentrer instamment à Paris. Il confirma ce que la presse ignorait encore, d’autant qu’à la Réunion elle a vingt-quatre heures de retard, à cause des trois heures de décalage horaire : c’étaient bien Laurence et Audrey ! Il était dans notre appartement que nous avions confié à Nicolas, qui était venu de Montréal avec un ami, ce même Nicolas qui avait traduit Douce France, car il devait circuler une copie en anglais et une en arabe, dont Youmi avait pris en charge la traduction, qu’il n’a cependant jamais fait réaliser. Nicolas avait donc obtenu le numéro de notre hôtel par mon employeur dont je lui avais laissé les coordonnées en cas d’urgence. Nous avions pris de grandes précautions téléphoniques, appelant et nous faisant rappeler de cabine à cabine, mais même là, Youmi n’osa rien dire, demandant seulement que nous rentrions. Ce n’était pas une chose facile, et nous n’en voyions pas l’intérêt. Par ailleurs nous étions un peu surpris que c’est chez nous que Youmi avait couru, comme s’il n’avait pas de meilleurs ou de plus sûrs amis, après son lâchage inexpliqué de Douce France. Etant donné son émoi, je cherchais à le tranquilliser en lui garantissant qu’il pourrait bien sûr rester chez nous tant qu’il en aurait besoin. Mais il nous assura qu’il avait déjà eu du mal à venir jusqu’à la cabine en bas de chez nous, ce qui nous fit supposer qu’il avait été blessé. Même cette éventualité, qui s’avéra fausse, ne nous permit pas de comprendre ce que nous aurions pu faire, ou mieux faire, étant sur place. Ce n’est que lorsque Stéphane nous rappela le lendemain, renouvelant l’insistance de Youmi, que nous avons avancé notre retour de quarante-huit heures, échappant d’ailleurs par là à un dîner de toute la racaille politicienne et gestionnaire de Saint-Paul, auquel nous étions cordialement conviés. Et c’est donc le samedi 8 que nous avons atterri à Paris.

Après une hésitation initiale, l’information s’accorda sur une version homogène des faits, et comme Laurence fit la une des quotidiens pendant trois jours de suite, et des magazines pendant plusieurs semaines, cette version est largement connue. Laurence et Audrey s’y seraient attaqués, Porte de Pantin, à une préfourrière où, à l’aide de fusils à pompe, ils auraient délesté les deux agents de garde de leurs armes de service, les laissant ligotés. A la sortie ils auraient kidnappé un taxi et son client, mais place de la Nation, le courageux chauffeur tamponne un car de police. Il s’ensuit une fusillade. Deux policiers meurent, ainsi que le chauffeur de taxi abattu à bout portant par Laurence. Prenant alors en otage un autre véhicule, mais après avoir expulsé cette fois-ci le passager, le couple fonce dans le bois de Vincennes. Pris en charge par deux motards, ils en tuent un. Dans cette fusillade, Audrey est mortellement blessé. Un dernier barrage, où le courageux otage part en embardée, c’est fini, Laurence se rend. Audrey décède le lendemain. Et Laurence réussit à se taire, même sur son identité, pendant vingt-quatre heures.

Nicolas et son ami ne savaient rien des relations de leur invité surprise et de ce dont parlaient alors tous les médias. Il valait d’ailleurs mieux qu’ils en ignorent tout, Youmi et moi étions d’accord là-dessus. Il leur avait raconté qu’il revenait d’Algérie, les avait impressionnés de quelques récits de résistance, et ils s’étaient tout de même trouvés pris en chasse dans le métro, par ce qui leur avait semblé, à tous les trois, être un policier en civil. Lorsque nous sommes rentrés à l’appartement, donc, Youmi n’y était plus, mais nous avait laissé un lieu de rendez-vous pour le lendemain où, toujours dans un état de fébrilité extraordinaire, il nous raconta une tout autre version des faits.

Une réunion préparatoire à la « Fédération des banlieues » que j’avais appelée de mes vœux avait eu lieu, Porte de Pantin. Quoique les précautions d’usage, scanners et guetteurs, avaient été prises, cette réunion, d’une vingtaine de personnes, avait été attaquée par des agresseurs qui semblaient plutôt des barbouzes algériens que des policiers français. S’ensuivit une fusillade, où l’un des participants de la réunion fut blessé à la jambe, alors que les passants continuaient de ne se rendre compte de rien, pensant qu’il s’agissait d’une sorte de fête avec des coups de pétard. Dix des personnes de la réunion s’étaient alors attaquées à la préfourrière, neutralisant facilement les deux gardes, afin de pouvoir riposter à leurs agresseurs avec d’autres armes que les fusils à pompe. Toujours serrés de près, Laurence, Audrey, Youmi et un quatrième avaient pris en otage un taxi qui n’avait pas de passager. Soit le chauffeur avait réussi à prévenir la police par radio, parce que dans leur vive inquiétude ils ne lui prêtèrent pas trop attention, soit la police avait été alertée d’une autre manière, car avant le choc frontal avec la fourgonnette, ils étaient déjà pris en chasse. Le chauffeur de taxi n’a pas été abattu par Laurence, qui avait bien d’autres soucis que cette vengeance, mais par la police, alors qu’il allait vers les agents, qui ne pouvaient évidemment pas savoir qu’il était otage et non preneur d’otage. Le « quatrième homme », tireur d’élite, a abattu les deux policiers. Là, ce dernier et Youmi se sont séparés de Laurence et Audrey, qui ont continué vers Vincennes. Youmi contestait encore le rôle diabolique prêté par l’otage-témoin de la version officielle à Laurence, doutant qu’elle ait aiguillonné Audrey, et le fait qu’Audrey puisse n’être décédé que le lendemain. C’est parce qu’il était mort qu’elle se serait rendue.

Que Youmi nous avait lâchés sans explication sur le film ne nous paraissait pas une raison suffisante pour douter de sa version des faits ; nous n’avions, à ce moment-là, pas d’autre expérience – aucun mensonge avéré et aucune de ses fabuleuses histoires ne nous avait intéressés suffisamment pour que nous la mettions en doute – pour supposer qu’il était un affabulateur. Le seul élément dont je me méfiais sérieusement dans son récit était celui de la « Fédération des banlieues », qui était tellement formulé dans les termes mêmes qui étaient les miens, mais les miens seuls, que j’eus la désagréable impression que cette présentation de Youmi était pour me caresser dans le sens du poil. Par ailleurs le récit était si précis, mais si différent du récit officiel, et pourtant cohérent, qu’il me semblait hors de doute qu’il était lui-même présent lors de la fusillade de la Nation. D’ailleurs, selon l’heure à laquelle Nicolas nous dit qu’il était arrivé à la maison, il n’avait pu venir que directement de la Nation. Il était accompagné d’une femme avec laquelle il était déjà venue une fois chez nous, et qui par déduction nous apparut comme le quatrième homme, sauf extraordinaire rencontre entre la Nation et chez nous. Et dans ce cas, il me semblait bien que c’était lui-même, qui prisait tant l’entraînement aux armes, qui aurait été le tireur d’élite de son récit.

Par ailleurs, nous n’avions plus de sympathie pour Youmi, et si l’événement était de taille à faire taire notre ressentiment datant de l’échec du film, il était clair que cette cause de rupture n’était qu’en suspens. Mais avec Agnès nous pensions que notre engagement général nous devait porter à soutenir et à protéger contre l’Etat ce groupe qui l’avait attaqué, si maladroitement. Car malgré nos convictions, et nos analyses, nous avions hésité, deux mois plus tôt, à changer de vie pour nous tremper dans l’action, et cette réflexion, la première et la dernière de ce genre depuis notre choix d’engagement dans l’observation des faits en 1979, nous avait passablement ébranlés. Il nous sembla que la seule chose que nous pouvions faire efficacement était de publier rapidement la version des faits de Youmi, en laissant de côté ce qui nous paraissait trop douteux, et en replaçant l’événement dans une analyse. Ce fut donc l’objet d’un tract de quatre pages, anonyme, où je disais essentiellement que tant que cet acte restait un fait divers il serait une victoire de l’ennemi, mais que si son lien avec des actes similaires en Algérie notamment, où les embuscades contre les policiers étaient alors quotidiennes, pouvait être mis en avant, il pourrait avoir un sens historique. En d’autres termes, soit Laurence et Audrey sont imités, soit ils sont lâchés. Et à ma connaissance, c’est le seul texte qui ait jamais soutenu l’agression contre la police, et c’est également le seul qui ait critiqué cette agression en tant que faute stratégique, non pas tant parce que l’assaut était isolé, mais parce qu’il pouvait être récupéré en tant que spectacle, et que se lancer à l’assaut sans mesurer à quel point l’information dominante peut lui nuire est une grave faute du point de vue de notre parti-pris. Pour diffuser ce tract dans les banlieues nous avions besoin de Youmi, que nous rencontrâmes à nouveau le 16, et auquel nous avons remis une somme de 10 000 francs qu’il ne nous avait pas demandée, pour qu’il puisse, comme il en avait la sage intention, se retirer en Algérie. Un rendez-vous avec Agnès fut convenu pour le lendemain, où elle devait lui remettre une pile de tracts. Mais lorsque Agnès arriva place de l’Opéra, celle-ci grouillait de policiers. Nous pensions naïvement que Youmi les avait évités puis était parti directement pour l’Algérie, parce qu’il ne nous contacta plus. Il fut arrêté deux jours plus tard, probablement dénoncé, parce que pour que les policiers viennent dans le squat où il était, droit à lui, il fallait qu’ils connaissent sa présence. Nous n’apprîmes cette arrestation que le mois suivant. De prison, il nous fit demander discrètement de lui trouver un avocat. Non seulement nous n’en connaissions pas nous-mêmes, mais je pense qu’il n’en existait pas d’assez bon pour le défendre. Et malgré notre incurable naïveté, il aurait dû supposer au moins qu’il avait d’abord maintenant besoin d’un avocat auprès de nous. Car après nous avoir lâchés sans explication sur Douce France, il réitéra exactement la même désinvolture qui peut passer pour une trahison, sur un tract qui ne rendait que nos réflexions, sur la base de ses informations. Et avec Agnès, nous riions amèrement de notre propre et si exceptionnelle indulgence qui nous avait fait deux fois la dupe du même personnage, et de la même manière.

Avec les recoupements connus depuis, voici donc une hypothèse probable, mixée entre la version officielle et la version de Youmi – aucune des deux n’étant à elle seule fiable –, de ces événements du soir du 4 octobre, quinzième anniversaire du premier tournant fatal de la révolution en Iran, la prise d’otages de l’ambassade des Etats-Unis. J’ai toujours voulu croire que, même s’il n’y avait pas de « Fédération des banlieues » Porte de Pantin, un autre événement inattendu a dû surgir avant ou pendant l’attaque de la préfourrière, à cause de la prise d’otages du taxi à la sortie, car si l’attaque avait été préméditée, même par des amateurs, ils auraient pensé comment s’en aller ; et la facilité avec laquelle l’attaque de la préfourrière avait réussi (les gardes donnèrent l’impression d’avoir peut-être vu un troisième homme, après que celui-ci fut admis par la police, et dans ce cas les agresseurs pouvaient bien être quatre ou dix), rend incompréhensible la panique, que Laurence invoqua, en fin d’instruction, pour cette prise d’otages, car même en cas d’improvisation ils auraient pu payer un taxi, marcher, prendre le métro, qui paraissent des lignes de fuite beaucoup plus sûres. Jusque-là, d’ailleurs, jamais la moindre allusion n’avait été faite dans l’information sur les raisons de la prise d’otages du taxi. Même si la fusillade préalable dont parle Youmi est douteuse, malgré l’évocation d’un blessé à la jambe, c’est au moins une motivation qui explique cet acte qui ouvrit réellement la cavale. Le passager pris en otage avec le taxi, un médecin, est la figure la plus énigmatique de la version officielle : seul à ne s’être jamais exprimé dans les médias, ni même à y avoir été identifié, il a d’abord été certifié, il a ensuite disparu des récits, puis a reparu à la fin. Comme je penche à croire que Youmi et le quatrième homme étaient dans le taxi, il est tout à fait improbable qu’il y ait eu un passager en plus, ce qui aurait fait six personnes, avec un témoin qui aurait raconté que les preneurs d’otages étaient quatre. Il est aussi fort improbable que Laurence ait abattu à bout portant le chauffeur de taxi, non pas tant parce que mouchard il l’aurait mérité, mais comme le disait Youmi, « il y avait alors une fusillade nourrie, et Laurence n’avait alors ni le temps ni la visibilité pour se préoccuper du chauffeur de taxi ».

C’est sur la question des armes que la police a ensuite tenté de remonter la piste. Au départ il y avait deux fusils à pompe, celui de Laurence et celui de Youmi. Je me rappelais d’ailleurs que deux mois plus tôt Youmi m’avait demandé d’en acheter un, puisqu’ils sont en vente libre, qu’il m’aurait ensuite « volé ». Je lui avais répondu assez sèchement que je ne voyais pas l’intérêt de s’armer ainsi actuellement et que, d’ailleurs, comme je n’aurais certainement pas le droit de m’en racheter un si je déclarais volé le premier, si j’en achetais un, ce serait pour mon usage personnel ; il n’avait pas insisté. A l’arrivée, dans le bois de Vincennes, les deux fusils à pompe et un Manurhin de la préfourrière étaient aux mains de Laurence et Audrey. Il manquait donc là un Manurhin au moins, et il est difficilement imaginable, connaissant le leadership de Youmi, que son couple ait été moins bien armé que le couple de Laurence. Il est donc possible que Youmi et son « quatrième homme » avaient également des fusils à pompe, voire que des Manurhins aient été pris sur les cadavres des policiers de la Nation, parce que je l’imagine mal cédant son propre fusil à pompe si ce n’était pas en échange d’une arme meilleure, plus efficace et moins encombrante. La police sait évidemment, par l’étude balistique, qui avait participé à la fusillade de la Nation. En remontant la filière, elle apprit que Laurence avait acheté son fusil avec des papiers volés, ce qu’elle reconnut par la suite. Youmi avait acheté son fusil sous son nom véritable, mais après son arrestation qui n’avait eu pour but que de remonter la filière du fusil, il déclara que c’était sur commande d’un certain Philippe, autonome notoire, qui fut arrêté et qui nia farouchement même connaître Laurence, et avoir jamais eu cette arme entre les mains, même confronté à Youmi. Son malheur a été son casier judiciaire chargé, le fait que la police ait trouvé un autre fusil à pompe chez lui, même si cela était parfaitement légal, et qui a permis à l’arbitraire de l’Etat de le détenir plusieurs mois. Pourquoi Youmi a balancé ce Philippe paraît plus une infamie de son anxiété, cherchant d’invraisemblables expédients, qu’un mystère. Nicolas, cependant, nous signala que la dernière fois que Youmi était revenu chez nous avant que nous rentrions, c’était pour récupérer un passeport, qui aurait peut-être été au nom de ce Philippe.

L’arrestation de Philippe eut une autre conséquence. Ses amis se réunirent, et tentèrent de le soutenir en menant une contre-enquête, selon les mêmes buts et principes que la police, la coercition en moins, et destinée à être portée devant un tribunal. Notre tract évidemment les intéressa énormément, parce qu’il pouvait disculper Philippe en chargeant Youmi. Même si ce petit texte n’était pas signé, le ton et le style étaient très nettement le mien, et pour ceux qui l’ont lu et qui connaissaient nos textes, l’imputation a été immédiate. Comme Skip fréquentait ces gens-là, et qu’il haïssait Youmi, avec qui il avait eu une dispute avant que nous ne connaissions l’un et l’autre, il offrit bien entendu à ces enquêteurs privés de rencontrer la BE. C’était une offre au-dessus de ses moyens, comme il en fit l’expérience. En effet, je déniais sèchement que la BE était l’auteur d’un tract non signé, ce qui est vrai, puisque je le revendique ici, mais à titre individuel. Par définition, tout texte de la Bibliothèque des Emeutes est signé Bibliothèque des Emeutes, et celui-là n’était pas signé, c’est précisément parce que le sigle BE ne lui convenait pas : le domaine et le niveau d’intervention n’étaient pas les siens. Skip ignorait visiblement combien ce tract pouvait impliquer son auteur. Il reprocha donc à Agnès que nous ne soutenions pas fièrement notre opinion, ce qui était hélas vrai, que nous étions manipulés par Youmi, ce qui était probable mais nullement vérifié, et que nous étions la cause que Philippe restait en prison, ce qui était faux. La seule possibilité pour espérer disculper Philippe c’était d’accuser formellement Youmi ; et d’après la version que Youmi nous avait livrée, Philippe pouvait tout aussi bien avoir fait partie de la soirée. Même si nous ne fréquenterions plus Youmi parce qu’il nous avait lâchés par deux fois, il y avait loin à ce que nous fournissions une pièce qui serait utilisée dans l’arbitrage de l’Etat contre notre ancien allié. La démarche de ces amis de Philippe nous parut ainsi aussi une démarche typique d’un mouvement de révolte usé et en débandade : ces « autonomes » qui faisaient du lobbying auprès du journal Libération et qui menaient une enquête pour convaincre la justice pensaient que nous allions dénoncer l’un des nôtres pour l’un des leurs, parce qu’ils étaient convaincus que devant la loi Philippe avait raison. Ce petit groupe d’autonomes, qui se laissait portraiturer dans la presse comme musiciens, gentils et inoffensifs, revenus d’années d’errances un peu turbulentes, n’est par revenu à la charge. Comme la plupart de ceux qui connaissent la prison, elle avait une place primordiale dans leur réflexion : je pense qu’ils ont dû comprendre que mon tract ne mettrait pas seulement en danger Youmi, mais aussi Laurence, peut-être d’autres personnes et bien évidemment son auteur, puisque le tract se réjouissait de la mort des policiers. En attendant, Agnès et moi étions dans la pire situation imaginable : parler publiquement condamnait, se taire condamnait. Si nous avons choisi de garder le silence, non sans hésiter beaucoup parce que, avec le tract, nous nous étions déjà beaucoup penchés au dehors, c’est parce que nous ne voyions nulle part de soutien, d’amorce, de flamme ; partout la débandade. Rejetés ainsi dans un silence où même la possibilité de nous expliquer nous était interdite, nous continuions d’avoir peur d’être arrêtés à notre tour, d’autant plus que nous n’avions plus de solutions offensives, puisque nous n’avions plus la parole.

Cette dispute mit fin à une série de différends grandissants avec Skip, qui a dû être profondément vexé d’avoir été sèchement éconduit après avoir promis à ses amis autonomes de nous rencontrer. Il avait déjà été mortifié de trouver nos bulletins distribués gratuitement par Youmi aux gens auxquels il les vendait auparavant, peut-être chez ces mêmes autonomes ; il avait entendu parler de notre projet de film, lui qui était si intéressé par le cinéma, et se voyait là aussi rejeté par préférence de Youmi ; il avait publié un petit texte sur la science que j’avais trouvé lamentable, regorgeant de lieux communs et admettant en tant que « scientifique » une sorte de personnage de science-fiction en blouse blanche, oubliant entre autres approximations que Hegel, Marx et Voyer se réclamaient tous de la « science », et il avait été très choqué que je ne prenne pas même de gants pour le lui dire ; et enfin, il s’était avéré qu’il n’avait pas la moindre idée du contenu de nos bulletins, qu’il distribuait pourtant, et recommandait. Et il continuait de me soutenir d’effarantes banalités, qui y étaient nommément critiquées, comme le sujet fort à la mode dans le petit milieu, qui était la justification de la retraite gallimardienne de Debord, ou bien la ridicule position de l’Encyclopédie des Nuisances sur le fait que les trains allaient trop vite, parmi d’autres platitudes écologistes. Son dernier texte, qu’il m’avait fait lire, était un scénario de polar, dont il disait que c’étaient des raisons alimentaires qui le poussaient à cet exercice, et qui s’avéra une étonnante caricature de la cavalcade de Laurence et Audrey, mais écrit avant, cavalcade dont il disait maintenant que c’était de jeunes imbéciles qui avait agi sans réfléchir ; il est vrai qu’il ne les connaissait pas, et qu’il ignorait que je les connaissais. Je n’ai jamais revu Skip.

De la dernière partie du récit des faits, entre Nation et Vincennes, je ne peux pas dire grand-chose, d’abord parce qu’elle est la suite forcée du reste, déjà soumis à tant de doutes, et ensuite parce que ma source avouait elle-même ne pas y avoir été. Seulement, l’otage héroïque n’a pas été héroïque, comme devant les caméras de télévision sur son lit d’hôpital : parti en tête-à-queue devant un barrage infranchissable, il est sorti en courant de sa R5 et en criant qu’il était otage ; dans le doute, ces policiers-là ont préféré le tabasser, et c’est pourquoi il était à l’hôpital. Audrey n’a pas été touché lors de la fusillade du bois, mais au moment de sa reddition, comme le prouva le résultat discret de l’autopsie exigée par sa famille. Laurence l’aurait alors embrassé sur la bouche, et j’ai toujours abusivement compté ce geste comme une confirmation de la phrase sur l’amour qu’elle m’avait disputée : il n’y a pas d’amour à moins d’une intervention de la police.

Pourquoi cette même police n’est jamais venue chez moi reste un mystère que le béton armé de notre alibi, à neuf mille kilomètres du lieu du crime avec le RPR pour client de notre employeur et des témoins à foison ne suffit pas à couvrir, tant nos bulletins devaient être empilés dans chaque squat ou appartement perquisitionné. Nous avons fait disparaître tracts, textes du film, en français et en anglais, et même changé d’ordinateur ; nous avons fouillé de fond en comble notre propre appartement de crainte que Youmi, au sortir de la fusillade y ait dissimulé le second Manurhin resté introuvable. Nous avions construit notre déposition éventuelle sur la négation des faits, des relations avec ces gens que nous avions connus. Et je ne me sentais nullement flatté à l’idée d’être représenté, le cas échéant, comme le Victor Serge de cette nouvelle bande à Bonnot. Heureusement, l’Etat semblait alors préférer la version d’un couple d’adolescents romantiques, influencés par des films violents, que de s’aventurer dans une dénonciation idéologique plus large dont les conséquences étaient pour le moins difficiles à évaluer ; mais nous avons toujours pensé que cette représentation des faits, qui s’est lentement construite dans la suite de l’instruction, pouvait, par décision d’un haut fonctionnaire ou par remplacement d’un magistrat, ou par écho d’un sujet d’actualité, changer du jour au lendemain, et nous impliquer aussi sûrement que si nous avions été les cerveaux de cette opération écervelée.

Laurence, seule, et dans des conditions très difficiles, s’est montrée admirable. Je le dis d’autant plus facilement que je ne l’en aurais pas cru capable, tant je l’avais trouvée agaçante et futile six semaines plus tôt. Les vingt-quatre heures de silence qu’elle réussit à garder au départ donnèrent le temps à Youmi de nettoyer leur squat commun, et la perquisition du surlendemain n’y trouva plus rien. Elle refusa ensuite de se donner en spectacle, et la seule fois qu’on apprit quelque chose sur son quotidien en prison fut qu’elle avait préparé une évasion. Elle donna finalement sa version des faits un an, jour pour jour, après son arrestation, et elle l’avait donc mûrement réfléchie, de sorte à incriminer le moins possible d’autres personnes. Une telle fermeté et une telle constance, avec un jugement aussi solide, sont des qualités bien enviables. Et cette attitude exemplaire s’est maintenue malgré la dureté de la prison sur une jeune femme de dix-neuf ans, qui devait songer qu’elle n’en sortirait peut-être jamais, et qui venait de perdre en Audrey l’homme qu’elle avait préféré à tous les autres, et dont le meilleur ami, Youmi, continuait de mettre en danger tout ce système de défense. Signe des temps pourtant, elle dut renoncer, au cours des négociations serrées où elle était très isolée, de revendiquer pleinement son acte. Et le compromis qui s’élabora entre elle et l’instruction fut donc de déporter sur Audrey, qui était mort, l’essentiel de la responsabilité du crime.

J’ignore quel rôle exact Stéphane a joué dans cette affaire. Je connaissais l’appartement de ses parents Porte de Pantin, mais je ne pense pas que c’est de chez lui que sortaient les autres, ou en tout cas c’était sans lui, parce que selon Nicolas, c’est la première personne que Youmi avait appelée en venant chez nous, lui demandant de venir, et c’est ce que fit Stéphane. Je ne pense pas qu’il aurait été si facile à joindre et prompt à venir s’il avait été impliqué. Je ne l’ai pas revu à mon retour de la Réunion, il était déjà en cavale, au Portugal, où il est parti pendant un an sans nous le laisser savoir. Entre-temps, Youmi, s’emberlificotant dans les interrogatoires de police, avait laissé entendre qu’il y avait un troisième homme à la préfourrière, et il accusa formellement Stéphane d’être celui-là, peut-être parce qu’il le croyait hors de portée en sûreté au Portugal. Il y eut donc un mandat international contre Stéphane, qui au bout d’un moment préféra prendre les devants, rentra à Paris et se constitua prisonnier, niant avoir été le troisième homme. Il fallut une confrontation entre Stéphane, Youmi et Laurence, et que cette dernière, à notre soulagement et à son honneur dans cette situation difficile, soutint Stéphane, en reconnaissant pour la première fois qu’il y avait bien eu un troisième homme, et que c’était Youmi. Son choix était encore pire que le nôtre, puisque après avoir admis que le troisième homme était Stéphane lorsque Youmi l’avait dénoncé, ce qui reniait déjà sa première version des faits, elle était maintenant contrainte de choisir entre eux deux. Nous pouvions nous taire ou parler, elle ne pouvait que parler ; mais en accusant l’un, elle disculpait l’autre, et qu’elle accuse Youmi, auquel elle avait été si liée, contre son ancien lieutenant témoignait de ce même courage lucide qui l’avait distinguée depuis son arrestation.

Le petit milieu s’est comporté de manière tout à fait conforme à la dégénérescence d’un mouvement d’offensive qui s’ignore contre le monde. On a vu que le comportement des amis du Philippe incriminé à tort ne tentait qu’à le libérer en livrant un « vrai » coupable, c’est-à-dire un vrai coupable aux yeux de l’Etat, c’est-à-dire que ces gens-là entraient pour la défense de l’un d’entre eux dans la logique de l’Etat, comme ces ennemis de la police qui appellent la police quand ils sont attaqués : la fin justifie les moyens. Le cadavre d’HB à peine refroidi, Laurence et Audrey prirent la place du fait divers préféré par tous les pseudo-révoltés. Pourtant, dans cette étroite population, prête à casser du flic, il n’y eut pas une voix qui osât se réjouir de la mort de trois membres de cette profession ennemie, et pas une qui soutint publiquement cet acte. Il ne manqua pas, en revanche, de potins et de commentaires. Serge Quadruppani, indécrottable ex-leader de la Guerre sociale, puis de Mordicus, alla jusqu’à regretter publiquement de n’avoir pas rencontré Laurence avant, car il aurait pu lui en raconter, sans même penser que s’il n’avait pas rencontré Laurence avant, c’est peut-être à cause de ce qu’était ce vieil auteur de polar qui copolluait de son gauchisme décrépit les milieux qu’il encombrait par la cuvette ; de même y eut il une brochure sur toute l’affaire, qui mettait en cause la BE, comme nous le fit savoir un correspondant ; mais comme il n’a pas joint cette brochure à son courrier, que personne ne nous l’a envoyée, et que nous ne l’avons pas vue en librairie, c’est tant pis pour y répondre. De moindres spectateurs de cette potinoire se mirent à fabriquer des tee-shirts à l’effigie de Laurence, à préparer des expositions comme cet « artiste » qui nous invitait régulièrement malgré notre silence, et qui s’appelait Josèphe, et des films, comme l’ennuyeux Raoust, voulant profiter rapidement de la petite aubaine et exploiter la sauce tant qu’elle était chaude. Mais les deux tueurs étant froms bon teint, ados blonds sans casiers judiciaires, ils représentaient simplement ce que tout le monde a déjà eu envie de faire : abattre le policier du coin de la rue, aller outre le tabou de tuer lorsqu’on pense qu’il vaut mieux risquer cette mort que de rester pris. Et c’est donc, je crois, une assez grande sympathie dont ils bénéficièrent dans l’opinion plus large que celle qui aurait dû explicitement les soutenir, et dont a toujours bénéficié le corollaire du nihilisme, surtout lorsqu’il est romantique, comme ce couple le laissait supposer.

Youmi a remporté le pompon dans la médiocrité et la misère. Au lieu de partir vite, il s’est fait prendre facilement. Au lieu d’imiter le mutisme anti-spectaculaire de Laurence, il a semblé vouloir semer ses interrogateurs dans un flot de paroles et de fadaises. Ceux-ci ont procédé en petits fonctionnaires placides, vérifiant ses dires, recoupant ses contradictions. Il parut qu’il les avait même emmenés dans une cité de banlieue où il affirmait que le troisième homme que lui seul avait mis sur le tapis avait caché le deuxième Manurhin de la préfourrière ; mais il n’y était pas. Puis il a certifié être un agent infiltré du gouvernement algérien dans les milieux subversifs français, payé par le consulat d’Aubervilliers. Cette identité sent bien les torsions à répétition de ce personnage paniqué. En effet, aucun agent algérien, ce me semble, ne l’aurait avoué à la police qui n’a qu’à vérifier, sans avoir de garanties d’être libéré. En outre, le gouvernement algérien me paraît avoir d’autres chats à fouetter que d’envoyer un tel agent réaliser pendant un mois un film avec la Bibliothèque des Emeutes, pour, au moment de sa finalisation, l’abandonner. On pouvait aussi lire dans cette identité la volonté de mouiller le gouvernement algérien, dont Youmi aurait pu se prévaloir, auprès des gens de notre parti. Mais il était bien trop haï dans le petit milieu, pour y avoir dénoncé Philippe et Stéphane, et ce milieu a préféré croire qu’il était un agent algérien infiltré, car c’était plus commode. Enfin, il a même fallu que Laurence le dénonce, pour que l’accusation qu’il avait porté à l’égard de Stéphane, qui s’était si souvent comporté comme son fidèle second, tombe. J’ignore s’il a parlé de nous à la police, mais si c’était le cas, il semblerait encore plus miraculeux que la police ne soit pas venue à nous. Enfin, il faut bien avouer, que tout ce qu’il nous a raconté sur l’événement à notre retour de la Réunion est à considérer comme extrêmement douteux : son plus grand talent semble avoir été de construire des saynètes radicales, où il a le rôle de l’aventurier, avec un sens aigu du vraisemblable, et ne manifestant la cohérence que nous recherchons entre la théorie et la pratique que dans ces fables qui restent invérifiables.

Je ne me joins cependant pas aux hurlements de ceux qui le traitent de salaud. Je crois qu’il est simplement une figure pathétique de notre temps, qui n’a pas su, après une longue jeunesse faite de violences et de brimades, gérer une situation qu’il a lui même initiée. Et j’ai même l’impression que son cerveau en surchauffe au moment tardif de l’action s’est seulement trompé dans des analyses successives. En un sens je me demande avec inquiétude si mes façons de me tromper avec toi ne proviennent pas d’un mécanisme analogue. Et, même si loin de mourir dans la vague d’assaut qui était la sienne, comme il le criait sur les toits, au contraire d’Audrey qui y est mort, et loin d’être pris avec les honneurs comme Laurence, il est cependant allé au feu. Il n’était simplement pas à la hauteur de son personnage, mais comme il l’avait engagé dans une partie beaucoup plus difficile que la plupart de ses contemporains, ses insuffisances y ont paru intolérables. Lâcheur, menteur à ses alliés, et délateur, il ne peut cependant plus compter sur moi.

Je serais malhonnête si je ne me comptais pas dans cette succession de défaillances, moi qui ai même refusé la paternité d’un tract que j’avais écrit. Et avec Agnès nous avons plusieurs fois hésité à faire irruption dans cette affaire, d’en faire un scandale, simplement parce que nous avions honte de notre silence face à la répression. Il était cependant difficile d’entrer dans une dispute publique sans renier nos choix antimédiatiques ; et il aurait fallu soit critiquer l’équipée du 4 octobre, ce qui n’eût pas manqué d’être infâme, soit la soutenir à fond, ce qui aurait été le contraire de notre position explicite sur ce mode d’action. Mais le total de toutes les faiblesses que cette affaire à mis au jour n’était pas tant celui des individus concernés, c’est au contraire le moment historique qui faisait paraître faux tout ce qui voulait y soutenir la vérité. Et ce ne fut pas pour Agnès et moi un grand réconfort de voir voler en éclats, au premier accroc, la fraction qui avait fait échouer le film en lui préférant une forme de lutte dont nous avions signalé l’inadéquation. Depuis août, il n’y avait pas eu une seule émeute en France, et le mouvement en Algérie semblait définitivement prisonnier de cet Etat et des récupérateurs islamistes, conformant ainsi la vérité du terrain à l’apparence que donnait depuis des mois l’information, qui n’avait jusque-là que parié sur cet échec. Mais le même 4 octobre, en Algérie, au moins cinq policiers ont été tués dans des circonstances analogues qu’à Paris. Ils n’ont valu qu’une ligne au même journal qui a consacré plusieurs pages plusieurs jours à Laurence et Audrey. Nous espérions encore, en vain, que l’hypothétique « Fédération des banlieues » en profite pour se faire entendre et crie « ils sont le début de l’Algérie en France », ou « ne soyons pas spectateurs de faits divers, mais acteurs de l’histoire ». Mais il n’y avait aucune fédération de ce genre, et l’Algérie n’était réellement qu’une banlieue, la plus turbulente, de la France.

Et à la fin, on a commencé à bien voir que la vague d’assaut partie en 1988, dans le monde, et à la Réunion en 1990 pour l’Etat français, se rompait maintenant sur ses innombrables lacunes : pratiques, humaines, stratégiques et théoriques. Le mouvement qui reprendra l’insatisfaction de celui-ci ne peut naître qu’en portant les critiques de ces lacunes.

     
             
             
             
             
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