l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      II – 1994      
             
             
             
             
             
             
             
             
      5. Les lois de l’attraction
 

J’ai toujours éprouvé une étrange fascination pour la danse de mort de l’insecte autour du feu. J’y suis en particulier frappé par l’asymétrie des courbes qui déterminent le vol, et les disjonctions du temps. On observe mieux cette singularité avec une lampe qu’avec un feu, parce que la lampe est fixe et ne change ni en lumière ni en chaleur. La mouche, happée par l’attraction, entreprend de la traduire en une complexe approche : d’abord, elle tourne autour, avec un vol rapide mais distant, ensuite elle accélère et rase l’objet sans le toucher en des courbes dont la voûte simule la collision et non l’enroulement ; ensuite, toujours en revenant à la phase initiale des courses autour du feu, mais de plus en plus rapprochées, et parfois plus rapides, parfois plus lentes, elle a des moments dont chez un humain on dirait de la colère, où elle heurte de plein fouet la lampe, rebondissant sur l’ampoule d’un claquement sec, et quand c’est un feu, elle traverse la flamme qu’on est étonné de lui voir survivre, à s’en faire grésiller les ailes, et même, dans les traductions de comportements animaux en comportements humains que nos inconscients commandent, on suppose qu’il la laissera étourdie, privée en particulier de sa capacité de vol, de sa lucidité ; mais, au moment où l’observateur vient de constater, avec ces premiers contacts entre les cellules vivantes et la flamme, que l’approche entre dans l’acte de la mise à mort, la mouche, dont on se demande alors quelle autre l’a piquée, se retire dans une zone obscure du plafond, se lustre les pattes, ni tournée vers la lampe, ni détournée de la lampe ; puis elle s’en va, voletant vers d’autres intérêts encore plus obscurs. Et alors qu’il vient de se replonger dans la recherche du temps perdu, admirant les longs canevas, un peu gélatineux, de la masse des idées et de ce vécu passé qui s’ombre sous la lampe, l’observateur est à nouveau interrompu par les lignes de bourdonnement qui s’amplifient, et par les heurts contre l’abat-jour que l’on traduit aussitôt par le besoin de s’étourdir que la mouche maintenant recherche, parce que dans sa deuxième approche du feu, il vaut mieux qu’elle y aille ivre, ou blessée. Pourtant son vol ne titube pas, quand il prend de l’altitude, pique avec une vitesse et une précision qu’imitent les meilleurs pilotes d’avions de chasse, pour frôler à nouveau le verre blanc cassé. Et c’est une nouvelle série d’encerclements et de tangentes, plus serrée que la précédente, qui culmine finalement lorsque les pattes lustrées se posent sur l’ampoule, et que la mouche y tient quelques longues secondes, narguant la chaleur insupportable et la lumière éblouissante. Puis ce sont, sans qu’on s’y attendait, de furieux vols à pleine vitesse, et à fort bruit, autour de la pièce avec des heurts secs, comme calculés, contre les murs et le plafond, comme si le feu, après avoir si puissamment attiré exerçait maintenant une force centrifuge qui contraint l’insecte à ce qui nous paraît, toujours dans nos traductions en phénomènes individuels humains, un masochisme salvateur, un amok qui introduit l’agonie parce qu’on a alors la conviction que ces chocs proviennent de ce que les ailes commencent à être brûlées au point de fausser la certitude de navigation, et de ce que les yeux de la mouche sont maintenant aveuglés et qu’elle ne règle ses déplacements que sur sa perception des fins courants d’air et des différences de températures qui indiquent les obstacles. Mais soit cette invalidité supposée n’est que passagère, soit ce n’est pas une invalidité mais l’expression d’autre chose, l’insecte revient à la première phase de son approche et nous félicitons le riche entendement humain qui lui au moins tire les leçons de ses échecs comme les révolutionnaires des derniers siècles en ont amplement ressassé la nécessité, après coup. La mouche maintenant nous paraît maîtriser toutes les formes d’approche de la lampe, et les associe dans une sorte de grandiose défi dont on s’étonne que la Osram 40 W ne s’étonne pas. Puis, à nouveau, elle donne l’impression d’une perte de mesure et de contrôle, alternant les chutes et les chocs avec les tentatives de butiner, et les sombres vrombissements de retraites dont on mesure toute la détresse dans l’obscurité profonde où elle s’épuise maintenant. Dans un feu de cheminée, on sait que la mouche y mourra, l’alimentera, et que si elle avait un autre savoir que celui que je lui prête, elle saurait qu’elle meure. La tragédie de cette attraction est que le destin fatal n’est plus inconnu aux participants doués de connaissance, que ce sacrifice pour on ne sait exactement quel plaisir est surtout un chemin de douleur, et c’est donc surtout une contradiction entre la fatalité et l’absurdité de cette fatalité. Mais je pense que ce que nous concevons comme une absurdité n’est qu’une incompréhension. Pour revenir à notre malheureuse mouche ce n’est pas de mourir dans le feu qui me semble sa trajectoire, mais au contraire de renverser cette relation qu’il y a entre eux, c’est-à-dire qu’elle tente d’éteindre le feu en s’en nourrissant, de l’éteindre en elle ; non pas que la mouche devienne feu, mais que le feu devienne mouche. Aussi, avec la lampe qui est si lente à tuer, c’est lorsque, agacé par l’attention trop longue qu’on a prêtée à cet insecte imbécile et bruyant, on baisse brutalement l’interrupteur que la vraie tragédie de la nuit, de l’infini, commence pour la mouche.

Chaque individu humain, sauf affirmation contraire, a connu de l’attirance pour un autre. Cette attirance courante est cependant différente de celle de la mouche, et de celle de l’amour. C’est un mouvement qui tend vers un autre, plus ou moins violemment, et peut se transformer en attraction, ce qui d’ailleurs est le but avoué. Mais si la réciproque échoue, ou si la communication est trop perturbée, l’attraction entre alors dans un bref et imperceptible conflit qui est celui où la volonté, qui pouvait même au début l’avoir soutenue, se dresse maintenant en face d’elle. La grande majorité de nos contemporains a toujours réussi à faire triompher la volonté dans ces conflits qui sont souvent de violentes crises intimes, durement labourées par le silence des conventions. Il faut concéder que l’attirance dans des corps aussi carapacés que les nôtres n’est pas très grande, que l’Etat soutient puissamment la volonté, par la loi, la prison et parfois la mort, et que l’idéologie dans laquelle nous vivons depuis deux siècles place la raison et la volonté au-dessus des phénomènes qui les méprisent et par là soutient la criminalisation d’une éventuelle victoire de l’attirance sur la volonté. Ainsi, par exemple, l’attirance d’un être humain vers un autre est toujours instrumentalisée comme étant sexuelle, tout au moins dans le dernier tiers de ce siècle. Par là elle devient un phénomène organique et matériel, et même si l’on ignore l’origine de ce phénomène, comme on ignore l’origine des phéromones qui y contribuent, il existe dans le système de la raison une explication humble et triviale pour l’attirance. Nous vivons donc dans un monde qui a décidé, mais plutôt par des raisonnements de fil en aiguille que par une vision altière et périphérique, d’interdire à l’attirance de l’emporter sur la volonté. La plupart d’entre nous, sans s’être posé la question, est ainsi convaincue que sa volonté doit toujours l’emporter sur toute attirance. Et si, par ce qui maintenant serait un malheur, ce combat interne tournait à l’avantage de l’attirance, la société fournirait les dispositifs pour suppléer cette volonté individuelle défaillante. Le discours unilatéral qui accompagne cette décision qui n’a jamais été soumise à l’examen du souverain qu’est le malheureux peuple peut se résumer en deux exemples : dans le premier est mis à l’honneur le pathos des pédophiles (ou violeurs) emprisonnés qui conjurent, d’une rébellion derriériste de leur volonté soumise à leur attirance, de les garder en prison, ou alors ils sont sûrs de devoir recommencer ; et c’est bien entendu cette rébellion de la volonté soumise, qui supplie comme une héroïne de western qui a un revolver sur la tempe au justicier qui était venu la délivrer de ne pas en tenir compte, de faire son devoir, qui est la leçon du jour. Le second consiste à dire que la mouche est absurde, puisqu’elle préfère se consumer dans le feu plutôt que de voleter dans le gentil Univers ; et ici, en indiquant qu’elle en manque, on prête même de la volonté à la mouche, uniquement pour dire aux humains que sa consomption est interdite, ici sous peine de camisole.

Après le phénomène de l’explosion de mon caractère, c’est certainement celui de l’attirance qui est le plus singulier dans l’amour que j’ai pour toi. Si j’ai pu retracer et reconstruire partiellement cette explosion, il n’en est pas de même pour l’attirance, qui à mon sens devait être là dès la première fois que je t’ai aperçue. Mais comme ma mémoire transforme les événements, surtout par rapport à des phénomènes aussi mal connus, je ne m’aventurerais pas à l’affirmer. En tout cas l’hypothèse que l’attirance précède l’explosion, et lui survive, pose que ce n’est pas l’explosion du caractère qui aurait déterminé l’attirance, même si sans aucun doute elle l’a fortement impressionnée. La volonté, elle, a perdu toute suprématie possible comme le vérifient ses multiples combats. Et c’est au contraire une fidèle servante de l’attirance, même lors de très fréquentes rébellions, car en tant que juge interne, je ne préfère ni l’une ni l’autre, et comme tu es visiblement plutôt l’alliée de ma volonté qui s’opposerait à mon attirance, la première est fortement incitée à se rebeller contre la seconde. Dans ces révoltes, la volonté qui depuis longtemps sait qu’elle ne peut pas s’attaquer frontalement à l’attirance y utilise la ruse, la pose, l’appel au monde extérieur. Mais chaque nouvelle tentative détournée de cette volonté s’est avérée dès le départ manipulée par cette attirance pour la grandir et la voir triompher, et chaque violent interdit tenté par la volonté, chaque ruse, comme par exemple le détour par Douce France, stimule davantage l’attirance. Et plus le jeu des obstacles est grand, plus son triomphe est éclatant. Aussi, la volonté est dégradée, qu’elle la soutienne ou combatte, en une sorte de bouffon, d’organisateur têtu mais de courte vue, de ce qui s’avère n’être que les plaisirs de l’attirance. Ce sont là de criantes banalités pour qui connaît ce phénomène, mais pour la majorité des contemporains qui se sont arrêtés avec déférence au pied de la volonté raisonnable, ils n’en croiront pas un mot. Une autre évidence consiste dans la réduction de la sexualité à un rôle comparable à la volonté par rapport à l’attirance, celui d’un commis qui a une fonction particulière dans l’ensemble, mais fort subalterne, et dont la présence va de soi, mais généralement au second rang d’où il lui est rarement permis de laisser parader son désir en première ligne, et qui est souvent exilé, avant d’avoir osé devenir importun dans le château de ses lointaines terres. Seigneur agréable mais effacé, qui fera toujours son devoir, la sexualité espère plutôt recevoir de l’attirance que lui en imposer.

Après avoir soumis la volonté et la sexualité, l’attirance n’est bien entendu plus la même que celle, passagère, que tolère cette société, et qui est la base de la plupart de nos rencontres. Je suis moi-même souvent attiré par des hommes et surtout des femmes, pour des raisons assez diverses qu’une bonne intelligence libidinale suffit presque à expliquer entièrement. Il va de soi que cette attirance sociale, si souvent répétée, et oubliée, considérée comme le signe d’une vitalité nécessaire, tout comme sa limitation, est d’une nature fort différente de celle que je t’associe. Cette sympathie, parfois appuyée, est tellement civile qu’elle s’approche d’un goût, et qu’elle peut être formalisée comme un esthétisme. Le roman et le film ne sont presque que la codification de ce formalisme. L’attirance que j’ai pour toi se manifeste déjà par un autre rapport à la conscience, au temps et à l’espace, impropre au roman et au film. Par rapport à la conscience, elle est un phénomène qui lui échappe largement, parce qu’elle y apparaît sous des formes très différenciées et sans lien. Ainsi son rapport au temps est à la fois celui d’une constance inébranlable, et de sautes brusques, avec des aspirations très vives, aussi bien sur des durées courtes comme un mois, ou sur des instants précis, où soudain je me sens dans un vortex angoissant mais qui est presque toujours aussi délicieux. Ce paradoxe entre la constance et la soudaineté bouleversante peut aussi s’exprimer ainsi : lorsque je ne pense pas nommément à toi, je ne pense pas que je ne pense pas à toi, puis soudain ta personne fait irruption, et c’est un appel urgent, et à ces moments-là je m’aperçois qu’il y avait bien des moments sans toi, mais je suis incapable de les mesurer parce que l’appel urgent n’est pas dans les instants où je ne pense pas à toi. J’ai donc parfois eu l’impression, l’espoir plutôt, lorsque je venais me placer de ton point de vue, que l’attirance avait été interrompue pour plus longtemps, mais c’était toujours dans les moments où elle réapparaissait, si bien que sur la longue durée, un mois, trois mois, deux ans, puis douze ans, je reste avec l’impression qu’il n’y a ni augmentation ni diminution. Je suis donc contraint de constater que cette attirance structure mon temps, dans le sens où c’est son instrument de comparaison et d’évolution générale, et le déstructure, dans le sens où le temps y perd sa validité, tant que l’irréversible y perd son cours. A la fois donc mon approche qui en résulte est tout à fait indexée sur les modifications et les cycles des moments brusques, qui changent d’une fois à l’autre, pouvant durer une semaine ou une heure, avec des variables importantes dans la distorsion de ma conscience, comme la mouche qui se brûle à la lampe, et comme elle aussi, il y a des phases plus étendues correspondant aux constructions de ces attirances momentanées, brutales, et si différentes les unes des autres, et finalement, il y a la constante, qui pourtant n’a pas toujours été et ne sera pas toujours, et où mon approche apparaît comme toujours la même.

L’attirance modifie aussi profondément l’espace, et dans l’usage et dans la perception. Elle ne me semble pas se jouer sur l’étendue de l’Univers. Mais déjà sur une carte du monde, j’ai toujours pour le lieu où tu te trouves, plus exactement pour celui où je présume que tu te trouves, une propension particulière à le situer au centre et à reconstruire en cercles concentriques, qui ont chacun des valeurs très hiérarchisées en terme d’approche, le monde autour de toi. Mais plus je progresse à travers ces cercles, plus se reconstituent de nouvelles représentations d’un espace dont tu es le cœur, comme par exemple le quadrilatère des Bermudes ; et ceci, à l’inverse, ne dépend nullement de la distance des métreurs, puisque je peux tout à fait avoir le même quadrilatère des Bermudes entre Concorde-Bastille-Nation-République et entre Barcelone-Marseille-Lyon-Toulouse. Comme le temps, l’espace est donc structuré en raison des progrès relatifs de l’attirance. Mais il a aussi ces saisissements brusques qui ont caractérisé et rompu le temps, et qui sont des moments où la maîtrise de l’ensemble est perdue. Ainsi, soudain, un lieu peut acquérir cette touche de toi qui m’y attirera soit violemment, soit timidement, soit ferme, soit tremblant, et il peut s’agir d’un café, d’une place, d’une tour, d’un village, d’un stade, d’une foule où je crois t’avoir aperçue, ou d’une ruelle où une silhouette a glissé dans le coin de l’œil comme tu aurais pu glisser. A ce moment-là tout l’espace se réorganise en fonction de cette éventualité, et c’est comme si j’avais sauté soudain une série improbable de cercles concentriques que je gravis d’ordinaire un à un, laissant l’attirance raccourcir la distance dans une débauche, mesurée, d’adrénaline qui grimpe. Et j’ai souvent, en prévention de ces trop brusques sautes de ta présence, toujours figurées, une représentation du lieu où je suis comme pouvant à l’instant être investi par toi. J’y anticipe une rencontre inattendue, et ce qui est singulier, j’ai alors la certitude que cette rencontre ne peut pas se produire, non parce que la probabilité est ridiculement faible, mais parce que je l’ai anticipée. Pour la probabilité, je sais que je la surévalue dans des proportions incroyables. En effet, dans son usage dans les jeux de l’attirance, l’abstrait de la probabilité ressort encore mieux que dans tout autre usage, parce qu’il est su et participe en tant que concret figuré et en tant qu’abstrait à l’échafaudage du possible, et à la détermination de l’action. Je peux très bien me dire que j’ai une chance sur mille de te voir ici, même si tu y es (et d’ailleurs je me demande avec inquiétude si mon état d’esprit est plutôt favorable à te voir par hasard ou au contraire défavorable), mais pour moi c’est en ce sens une abstraction que le résultat est le même si j’ai une chance sur dix ou une chance sur un million. L’opération que j’établis alors est de transformer la fraction en binôme : si j’ai une chance sur n’importe combien, c’est que tu peux être là, oui, ou non. Et même s’il y a plus de chances que ce soit non, par exemple neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millions neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, la seule chance qui m’intéresse est le oui. Aussitôt cette possibilité admise, ce calcul transformé en fifty-fifty, fifty pour le oui fifty pour le non, l’espace prend la perspective qui te place en son centre, et la ville, la rue, le centre commercial, l’appartement, la salle où je me trouve prennent maintenant les lignes que tracent tes pas et tes gestes, et je modifie mon regard en fonction des portées du tien, ou de ce que, inconsciemment, j’en suppose ou apprécie.

Je peux presque décrire le phénomène physique de l’attirance comme une sensation. Je sais que c’est un exercice spécieux, et que les mots ne le rendront pas complètement, mais il me semble cependant qu’une telle représentation en ouvre le système, et permet d’entrevoir ce mouvement encore si mal connu. L’impression première est comme d’être dans un couloir sphérique, mais qui part dans de longues courbes dont on ne voit pas l’extrémité. Les parois de ce boyau sont en terre cuite ou en céramique, et les couleurs sont claires et joyeuses, leur chaleur rendant très agréable la fraîcheur du support. Ce sont des blancs, des jaunes, des orange, en des formes aux lignes décidées, où se mêlent parfois des taches de bleu, de vert, de rouge, rappelant les tableaux de Gauguin, mais avec une bien plus grande finesse que dans ses meilleures œuvres tahitiennes. Le long couloir est descendant, mais c’est une descente agréable quoique avec de grands changements de rythme, parfois presque plat, parfois comme un toboggan. L’air est doux et frais, très clair, et il y règne une fragrance imperceptible et entêtante, un peu acide, et qui laisse un goût plein dans la bouche avec un soupçon d’alcool à l’entrée de la gorge, irritant comme une caresse, agréable.

Cette sensation délicieuse s’accompagne d’une douleur, qui est une de ces douleurs bénignes dont on commence par se demander si c’est là vraiment une douleur, ou s’il ne faudrait pas lui donner le nom d’une autre sensation. Mais comme cette sensation-là reste difficile à définir, aussi bien dans son expression que dans son origine, dans sa localisation de même que dans sa durée, et qu’on y revient plus souvent qu’à son tour, qu’on y pense trop, qu’on la tâte et qu’on l’observe, il faut bien finir par l’appeler une douleur. A ce moment-là d’ailleurs on se rend compte qu’elle tend à occuper toute la largeur du ventre, qu’elle est dure, qu’elle n’a rien de commun avec l’agréable long couloir ondulé, qu’elle fait marcher penché vers l’endroit où tu te trouves et qu’elle coexiste d’une manière incompréhensible avec la difficulté d’aller dans une direction librement choisie. Mais comme elle semble le mouvement récurrent des sautes de conscience et de compréhension, elle disparaît aussi, précisément au moment où elle grandit. L’aspiration entre-temps a transformé le long couloir de céramique en espace ouvert mais représentant un cône à l’intérieur duquel je suis, et dont la pointe conduit vers toi. Je sais qu’il s’agit de la même attirance parce que l’air est toujours aussi pur et agréable à respirer, et les couleurs sont toujours ces mélanges joyeux de pastels et de notes vives. Ce décor est traversé à vive allure, et c’est une accélération de l’allure à laquelle je me grise. Mais la douleur, qui n’est jamais partie revient maintenant à la conscience. C’est une douleur différente cependant, parce qu’elle est causée par les obstacles extérieurs de la course, obstacles de pensée ou de choses disposées comme des entraves. En même temps, une sorte de masse énorme de tendresse se distingue maintenant comme en lutte contre ces blocs qui l’empêchent de poursuivre l’aspiration de ces arrondis bombés qui tirent maintenant, plus fort, vers toi. Toutes les caractéristiques sensorielles de l’aimant sont réunies : le goût dans la bouche a quelque chose de ferreux, cuivreux, l’impossibilité de se dégager, le besoin d’avancer en son sens. Les interdits et les impératifs courants sont maintenant rejetés à l’extérieur du cône, qu’on traverse en se cognant aux parois capitonnées, aucune douleur de ces chocs dont on ne mesure pas les forces, et on fonce dans un champ de perception à la fois distordu par une chaleur incroyable, c’est une fournaise, et par des résistances magnétiques qui font tituber, c’est une véritable ivresse, en tout cas en ce qui concerne la perte de lucidité. A un moment particulier, puis à plusieurs successifs, cette brume devenue délicate et savoureuse, à l’intérieur de laquelle règne une urgence telle qu’il en résulte un fin désordre, comme tes cheveux dans un léger souffle de vent, est transpercée par une douleur maintenant fulgurante, à l’endroit précis où l’attirance avait commencé à se manifester et où la souffrance initiale s’est en effet étendue pendant son occultation, toujours sourde, suave et narcotique.

Je sais que cette représentation est marquée par le goût, l’inévitable et la souffrance. Là encore, j’affirme que la souffrance est parfaitement différente de ce qui y est si plaisant, mais qu’elle en est un corollaire. Si la souffrance devait empêcher qu’on commette un acte, quiconque souffrirait devrait se suicider plutôt que continuer à vivre. Aucun malade, cependant, n’est taxé de masochisme parce qu’il ne renonce pas à vivre dès qu’il commence à entrer dans la douleur ; et ce malade n’a pas même de plaisir à côté de la douleur qu’il décide pourtant d’endurer. De même dans cette attirance qui existe au-delà de mon pouvoir actuel de l’arrêter, la douleur est une partie du phénomène, mais loin d’être la plus importante, une percussion qui l’accompagne, mais les solos et les thèmes sont donnés par d’autres instruments, et si j’avais le pouvoir de les annuler, je pense que je ne le ferais que sur ton instante demande.

Les représentations de toi y dominent évidemment. Ce ne sont jamais des images concrètes comme dans les rêves, mais tu es une présence, une ambiance, une intelligence, une construction des sensations. Même toute la représentation conique, tout l’arrondi, sont pour moi comme si je me trouvais en toi, non pas par le sexe seul, mais en entier, et que tu aspirais soudain, ce qui me tire vers là où tu aspires, qui est ton esprit, et je me jette dans tes parois, qui sont douces, fines, avec des décorations remarquables, que je n’ai jamais le temps de remarquer. C’est comme si j’étais pris dans un flot de la totalité, qui converge vers toi, en toi.

J’ai l’air de me complaire de cette progression si puissante et si fragile, et c’est vrai que je souhaite à ceux que j’en crois digne, donc d’abord à toi, de la connaître ; mais il faut ici qu’ils en connaissent la cruauté. C’est que c’est cette attirance même que tu sembles rejeter en moi, comme étant ce qui justement m’interdit de m’approcher. Et plus cette attirance augmente, et plus augmente ton rejet de cette attirance. Non seulement je n’arrive jamais à t’en communiquer le charme, que tu ne sembles apercevoir que sous les traits hideux d’une perversion, d’une incontinence, en tout cas d’une menace, mais je n’arrive même pas à ce que tu admettes combien peu j’ai actuellement de pouvoir sur ce phénomène. J’ai toujours pensé, confusément, que l’étrange dialectique qui te place en moi par attraction, mais qui me place en toi dans le cours de son mouvement, et je réfute que ce soit ici seulement un sens figuré, était d’abord une grande capacité humaine, et ensuite qu’elle ne pouvait être maîtrisée que par toi qui en as la clé ; mais apparemment, tu l’as jetée au loin. Et c’est un véritable gâchis !

Ainsi, pas autrement, j’ai profité de la première occasion salariée pour revenir à Montpellier le 13 septembre, entre un entretien le matin à Toulouse et un le soir à Marseille, puis le lendemain après être passé par Nîmes. Comme toujours je m’étais donné de grandes raisons, que je sais bien être de petits prétextes, ou des petits prétextes, que je sais bien être de grandes raisons. J’avais peur depuis ta disparition du dimanche de juillet que tu n’habites plus là, que ta trace me soit perdue. Il fallait donc que je sache si la lettre que je t’avais envoyée depuis Perpignan avait pu te parvenir. Avec le calme et la réserve que je me sentais capable de tester avec succès, avec mes argumentations nombreuses et solides que mon intelligence à plein régime fournissait à ma réflexion constante, avec mes résolutions de douceur et de distanciation (alors même que je supprimais toute distance), il devait être non pas aisé mais possible de te parler, de te persuader de mon projet d’écrire cette série de phénomènes, et qui n’était rien d’autre, comme je me-te le répétais, qu’un projet de sublimation. Je me préparais aussi à une rebuffade supplémentaire, non que je la crusse, mais comme une éventualité à envisager pour n’être pas dépourvu, si d’aventure elle venait à s’ajouter aux autres. Et comme pour soutenir une telle horreur il faut de grandes forces, il y avait aussi dans mon dispositif des zones faibles, qui se traduisaient par un apitoiement sur moi-même, où la douceur, comme un animal en peluche râpée et informe à force d’être arrondi par des représentations sentimentales surgoûtées, murmurait d’une mince voix pâteuse et pliée : « Je ne t’ai même pas encore vue ! depuis... depuis si longtemps ! »

De ce passage en septembre je me rappelle donc seulement t’avoir aperçue, enfin. J’étais garé dans la rue dont la tienne est un crochet, lorsque cette voiture à l’avant de laquelle tu étais passagère est passée, voiture neuve à en juger par la plaque d’immatriculation provisoire et dont le conducteur était un homme que je n’avais encore jamais vu. Je ne t’ai pas reconnue à l’instant, pourtant tous mes sens étaient aux aguets, et je n’attendais que toi. Mais la voiture passait vite et je regardais d’abord le chauffeur, tes cheveux étaient teints en blond, tu portais des lunettes noires. Et puis l’image de la découpe précise du visage, le geste que tu faisais pour grignoter un bout de la baguette fraîche qui reposait sur tes genoux, le mouvement de l’angle de la tête, le sérieux, une légère, infime nervosité, tu devais être tendue ou pressée, ou m’avoir reconnu, tout cet ensemble s’associa dans ma mémoire et continua de s’y mouvoir en une certitude très intense qui prit environ une minute à s’installer dans ma conscience : c’était toi. La joie et la frustration du décalage entamèrent un combat farouche dont aucun ne sortit vainqueur. Quand ce ring interne se vida enfin à la fin des rounds successifs, et atténua la tornade de mon esprit qui retrouvait là l’explosion, je suis allé voir ta maison, mais la voiture n’était plus là et je ne l’avais pas vue partir, et je supposais que tu étais partie avec elle.

Je t’ai à nouveau aperçue le lendemain dans la matinée en revenant de Nîmes. Je passais devant ta maison, pas question de m’arrêter, clac-clac hurlait le cœur avec ses dents, le contre-jour découpa ta silhouette, pendant la poignée de secondes de mon pas qui ne pouvait pas ralentir, le salaud. Tu te levais d’un canapé ou d’un siège, en diagonale, le mouvement coulé, arrondi, vif, et en arrêt, comme un arc vibrant, tu devais me voir, et il y avait le flottement d’un peignoir, et la ligne longue, droite, légèrement incurvée du bras et de la main qui seuls continuaient l’élan dans une pose charmante que j’avais déjà admirée douze ans plus tôt. Et l’éclairage interdisait toute couleur de ta peau, du vêtement, de ta chevelure qui me parut ainsi revenue à mon châtain préféré, l’imagination m’anima tes yeux, d’un regard dur et profond qui transforma leur bleu de noyade en un noir plus noir que l’obscurité de la pièce. Là encore c’est en rejouant inlassablement cette ombre chinoise surprise dans son mouvement que je m’abreuvais de l’ondulation immobilisée par le regard, la plus séduisante combinaison d’un cœur et d’un corps, d’une sensualité et d’une netteté, d’une maîtrise si singulière et si personnelle de l’air qui t’environne et d’une deuxième seconde qui passe.

Ces deux instants étaient presque trop et en tout cas pas assez. Mais la douleur et la frustration s’étaient muées en molle hébétude, et la course effrénée des shrapnels éparpillés de mon cerveau s’était engluée dans une sorte d’imbécillité béate, c’est-à-dire dans la plus tendre des reconnaissances. Avec tous les signes extérieurs d’une mobilité extrême et précise, je sombrai dans une indolence souriante et moelleuse. Je me moque un peu sans doute de cet instant vécu, mais je ne l’aurais rétrocédé pour aucun autre de ceux des huit dernières années. Il fallait donc que je le signe, et avec la solennité que je lui savais mériter, au bout de ce qui avait été un effort extrême. Je voulais aussi te dire qu’il n’y avait pas de traîtrise, que ce n’était pas une menace, et que t’ayant vue j’allais partir, fondu de reconnaissance que tu existes, que tu sois là, que tu sois toi. C’est pourquoi, je ne sais pas si tu l’as reçu, j’étais déjà dans l’avion de Paris, comme à une maîtresse qui m’aurait comblé d’une nuit au-delà de toute espérance de la réalité de sa grâce et d’une gentillesse de rêve, je t’ai fait livrer ce grand bouquet de fleurs mûres.

     
             
             
             
             
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