l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      II – 1994      
             
             
             
             
             
             
             
             
      4.
 

Les discussions sur le contenu explicite du film ne furent pas les seules pendant ce bref mois d’été. Car, de manière sous-jacente, s’insinuaient aussi nos différences de mode de vie, d’approche de la vie quotidienne, et les perspectives pratiques qui y étaient liées. Ces différences étaient connues de tous les participants, et tolérées au préalable. Mais cette tolérance s’avéra plus difficile à maintenir au fil des discussions parce que, sur tous les sujets, elle ressortait comme contradiction incontournable de nos conceptions.

Avec Agnès depuis longtemps nous avions un quotidien façonné par le petit emploi. Etre en guerre contre ce monde ne signifiait pas être en guerre contre ses apparences. Nous ne transgressions pas davantage de lois que n’importe quel petit employé qui commet un larcin par-ci, une fraude par-là. Nous payions un loyer, nous nous habillions de sorte à ne pas attirer l’attention, nous traversions dans les clous. Depuis que c’est ainsi que nous avions défini notre point d’observation, que nous voulions dans le milieu de nos alliés potentiels plutôt que de nos alliés déclarés, le quotidien qui prenait le clair de notre temps nous occupait pourtant beaucoup moins que ceux qui le redéfinissent à chaque rupture, et qui payent leur négativité immédiate contre lui par une attention presque entièrement dévouée à ce quotidien. Ceux qui vivent dans l’illégalité pensent bien davantage au policier du coin de la rue et leurs impératifs sont trop souvent ceux de la défense de leur illégalité au lieu d’être ceux de l’offensive contre la légalité qu’ils combattent. Ainsi, fort souvent, les problèmes quotidiens envahissent les projets qui sont la négation du quotidien, et la survie y redevient le riche domaine des illusions courantes du pauvre moderne, mirage qui avait peu de prises sur Agnès et moi. Et, contrairement à tous ceux qui tentent de critiquer le quotidien en transformant partiellement le leur, nous pouvions affirmer sans risque de nous contredire que l’on ne peut jamais être fier de son quotidien, ni d’aucune manière de gagner sa survie.

Mais depuis que nous avions arrêté notre attitude, choisi notre observatoire, décidé d’être visibles mais discrets, de scinder nos vies entre le ghetto de la survie et le possible de la vie, d’être toujours locataires et jamais propriétaires ni squatters, d’habiter dans les quartiers intermédiaires entre les centres de décision des grandes villes et les clapiers neufs des pauvres à enfants, de saluer la voisine sans lui parler, de manger du pain falsifié sans le voler, le quotidien des autres avait changé plus que le nôtre. La société, en effet, se restructurait, par touches invisibles et successives, modifiant insensiblement notre position. Ainsi, vingt ans plus tôt, quand j’avais choisi d’entrer dans le salariat avec toutes les restrictions antihiérarchiques possibles, j’étais de plain-pied avec la fraction la plus radicale de l’époque, qui était sa turbulente jeunesse ouvrière. C’était déjà le crépuscule de la classe ouvrière, et ce qu’on appelait le « choc pétrolier », mais aussi la persistance des idées de 1968, la haine du travail et une résurgence intacte du goût de la liberté, commençaient à multiplier ce que Marx avait appelé le lumpen-prolétariat. Mais si chez Marx cette population apparaît surtout dans son aspect résiduel et sa grande fragilité, qui en fait un supplétif malléable, aussi bien contre les grèves que dans les troubles civils, le lumpen d’il y a vingt ans n’était déjà plus si prévisible, et c’est bien dans ses rangs que la radicalité était en cause et en dispute, plutôt que dans le classe ouvrière.

Depuis le début de l’offensive de 1988 il était facile d’observer à travers les conflits de rue comment l’organisation du débat public avait évolué. D’un côté, des émeutiers, adolescents pour la plupart, sans discours constitué, et sans projets avoués, mais avec une perspective sans limite et un plaisir évident, qui ne toléraient aucun retour en arrière ; de l’autre, les luttes de l’ex-classe ouvrière, en pleine débandade depuis les reconversions en libéraux démocrates des staliniens qui les encadraient, n’étaient plus que des défensives, allant cependant parfois jusqu’à ressembler aux émeutes de banlieue, mais tentant en vérité de sauver pièce à pièce ce qu’un demi-siècle d’aussi médiocres « progrès » et « acquits » leur avaient péniblement assuré, davantage en confort et en conformisme qu’en capacité à renverser l’insupportable de leur condition. D’un côté l’offensive contre cette société, de l’autre la défensive contre ses réformes ; d’un côté, larguons les amarres, de l’autre, serrons les fesses. Côté émeutier c’était, il n’y a plus rien à perdre, de l’autre c’était la peur panique de sombrer dans cette vie en dessous du travail, où la misère n’avait plus les cache-sexe de la mollesse, télévision, congés payés, et où les avantages sociaux, sacro-saints, étaient perçus comme des privilèges, honteux. Alors que dans les années qui avaient précédé la révolution en Iran les lignes de partage de la société formaient deux blocs dont le pôle négatif était la classe ouvrière, avec le lumpen et le petit emploi agglomérés, mais en tant qu’alliés peu sûrs, la ligne de partage maintenant passait entre les héritiers du lumpen-prolétariat, ces pauvres rejetés hors des villes, hors du travail, hors des réseaux centraux de circulation de l’argent et de l’information d’un côté, et entre une espèce de middleclass, dont l’épicentre était le petit emploi, auxquels étaient agglomérés les débris de l’ex-classe ouvrière, les cadres, et l’ancienne petite-bourgeoisie commerçante, elle aussi plutôt en ruine. Les manifestations des uns ont rarement étaient ouvertes aux autres, et alors que les émeutiers modernes transformaient en vandalisme offensif et en pillages joyeux les protestations de la middleclass, celle-ci applaudissait la répression dans les émeutes de banlieue. D’ailleurs de nombreux employés, policiers, postiers, enseignants et éducateurs, conducteurs de bus, vigiles et commerçants de centres commerciaux représentaient exactement le fer de lance de cette middleclass, défendant là les intérêts et les valeurs de la société en place dans les territoires où commençait à régner une autre loi que celle de l’Etat, et où cette représentation de l’Etat et de la marchandise par sa piétaille exposée, était haïe pour telle et méprisée pour la lourde servilité d’une telle présence ; ceux qui assumaient cette présence se sentaient des héros, et réclamaient d’être rétribués pour leur courage de défendre ces principes et cette façon de vivre, comme les pionniers du Far West au milieu des Indiens sauvages. Et dans ces frictions quotidiennes, le fossé se creusa, jusqu’à ce qu’il reçut même un nom, dans les médias français, la « fracture sociale », qui n’est pas si faux. La caricature de cette scission parmi les pauvres nous avait été fournie par un correspondant de la Bibliothèque des Emeutes qui, après plusieurs échanges sur divers sujets de fond, s’avéra être un petit enseignant qui nous lisait parce que, après avoir été agressé à plusieurs reprises dans sa salle de classe, il espérait que notre revue bien informée saurait l’avertir de ce qui l’attendait, comme il nous l’avoua ingénument. Après lui avoir conseillé de quitter son emploi, et qu’il avoua s’en sentir incapable, nous rompîmes avec ce cagnard impénitent, en lui signifiant que dans une salle de classe, nous ne serions jamais du même côté du cutter.

Mais dans le cadre de Douce France nous commencions bien à sentir que cette séparation entre les jeunes gueux des cités et les pauvres de la middleclass commençait maintenant à nous séparer de ceux de nos alliés qui étaient déjà engagés. Et les plus récentes manifestations prouvaient à l’envie que, même si le débat à ce sujet était encore confus, les émeutiers qui, maintenant, après quatre ans d’expériences en France se trouvaient dans l’émeute par petits groupes à l’organisation encore très relâchée, mais déjà avec une capacité à prévoir une mobilité et une complémentarité élémentaires, rejetaient, sans que ce soit encore la règle, ceux qui appartenaient à l’autre monde, reconnaissables à leur âge ou à leurs vêtements, à leur isolement, et à certains rites de la protestation issus du passé, comme slogans, banderoles, ennui et marche forcée. L’identité que les émeutiers commençaient d’acquérir, de façon visible, reconnaissable, exposée, contenait deux menaces qui me préoccupaient principalement. La première était d’ordre général, et avait été une des motivations les plus urgentes du film. Je voyais là se mettre en place un parti, très informel, mais qui sortait maintenant de l’obscurité et devenait identifiable, circonscrit dans des limites précises, où il pouvait donc rapidement servir de cible à son ennemi, l’Etat. Je voyais même la probabilité d’une répression d’envergure irakienne croître, jusqu’en France. Je sais que puisque cette répression n’a pas eu lieu, principalement parce qu’elle n’a pas été nécessaire, elle paraît avec le recul fort improbable. Mais si les émeutiers de banlieue n’avaient pas d’eux-mêmes diminué leurs actes offensifs, ce que rien ne semblait alors indiquer, il était très facile pour l’information dominante de les désigner comme un véritable danger pour la société, la démocratie, le bien-être et la liberté. Cette hypothèse paraît sans doute faramineuse, mais qui eût pensé qu’un massacre comme celui d’Irak – plusieurs médias officiels ont tranquillement annoncé, en brefs entrefilets, que la répression de l’insurrection qui a suivi la première guerre d’Irak aurait fait 750 000 morts en deux mois, soit autant que les quatre années de règne khmer rouge au Cambodge – aurait lieu de notre vivant, sous nos yeux, avec le silence complice de nos mêmes élus, et de nos mêmes informateurs zélés, au point que fort peu de gens aujourd’hui encore en ont conscience ? Qui aurait, il y a encore dix ans, pensé qu’une guerre en Europe, je parle de la Bosnie, viendrait, au milieu des atrocités les plus étranges depuis le régime nazi, les plus variées, et les mieux partagées, faire plusieurs centaines de milliers de morts, toujours sous les yeux et avec la complicité tacite de nos élus, et l’indignation uniquement spectaculaire de nos informateurs zélés, à une portée de roquette des plages de nos vacanciers estivaux ? Retourner l’opinion contre une partie de la population n’est donc pas très difficile aujourd’hui ; et celle qui menait les émeutes avait déjà une image qu’il suffisait de rendre féroce pour la transformer en portrait de la véritable menace qui nous guette. En outre, la racaille de banlieue n’est pas comme la classe ouvrière d’il y a cent ans qui était indispensable à la marche d’une société qui s’industrialisait. Ces émeutiers modernes ne servent rigoureusement à rien, du point de vue de l’Etat et de la marchandise. Il me paraissait donc impératif de pallier au moins le manque d’organisation, d’information, et bien entendu de perspectives de cette catégorie qui, encore au contraire de l’ex-classe ouvrière, ne risquait pas, à moins d’un débarquement massif des albanais, et notamment des albanais russes, de devenir majoritaires dans l’ensemble de la population d’Europe occidentale. Youmi d’ailleurs semblait d’accord avec l’idée de promouvoir ce que j’avais appelé une « Fédération des banlieues », et l’une des propositions du film était d’en souligner l’urgence. Or la fermeture progressive des groupes et bandes de banlieue, leur adhésion à des cercles identitaires locaux marqués par des comportements sous-culturels comme le rap, le tag, le sport, une langue à eux, un machisme exacerbé, un uniforme distinctif, leurs rivalités réciproques (très peu de membres de ces bandes sortaient de leur territoire, et pour ainsi dire jamais seuls) qui étaient des actes défensifs, non seulement contre les infiltrations, qu’ils facilitaient d’ailleurs plutôt, mais surtout contre la middleclass méprisée à différents titres, rendaient de plus en plus impraticable l’ouverture que serait nécessairement une fédération.

Le second élément néfaste de cette réorganisation de la révolte était qu’à titre personnel, Agnès et moi étions maintenant, de fait, rejetés du côté du fossé de la middleclass. Les réorganisations de la gestion de la société, avaient fait dériver la plaque tectonique du petit emploi loin de ce nouveau lumpen qui seul avait la capacité d’initier un débat libre, c’est-à-dire non encadré et sans respect pour la paix sociale. Nous avions nous-mêmes eu très peu de contacts directs dans les cités, si bien que nous ne savions ce qui s’y passait que par l’intermédiaire de gens comme Youmi, et par nos lectures. Le fait de se voir soudain du mauvais côté du fossé n’était pourtant pas si simple. Il était en effet évident que de rallier les émeutiers modernes dans leur territoire serait rallier un territoire sans point d’observation. Et il continuait de me paraître essentiel d’être placé en un point d’observation, le meilleur possible, car l’absence de point d’observation, donc d’une théorie capable de formuler un projet pour l’humanité, restait la lacune principale de ces creusets de l’offensive, aveugles et sans portée, qui ressemblent aussi, de ce fait, à des ghettos. Enfin, la révolte des banlieues n’était pas telle qu’elle pût en aucun cas se passer, à un moment qualitatif de son succès espéré, du petit emploi duquel elle se scindait actuellement. C’est donc entre la volonté de rejoindre ce camp, et l’absurdité suicidaire de l’emplacement choisi, en dessous des monticules qui permettent la visibilité, et de l’orientation des fortifications (il faut dissoudre la middleclass, non s’en séparer !) que nous commencions à hésiter sur la direction à donner à ce projet dont nous soupesions les formules de tumulte et les horizons de complétude.

Youmi, qui avait perdu pied dans le débat théorique, sentait bien que par cette incertitude il pouvait regagner son influence sur le groupe. Ainsi, l’une des disputes qui reflétait nos conceptions réciproques et nos quotidiens dissemblables eut lieu autour de cette ligne de partage classique, mais qui ici prenait un sens nouveau, de la pratique et de la théorie. Youmi accusait tous les théoriciens passés, globalement et en détail, de n’avoir pas tenu parole dans leur engagement contre le monde, et cette outrance de pensée qui lui était familière contenait bien entendu une menace voilée contre la théorie que j’avais élaborée, et dont les exigences sont, il est vrai, immenses. Il opposait à ces gens qui n’avaient que proposé sans réaliser les vrais bandits, qui avaient peut-être aussi pris la plume, mais après coup, en passant, pour griffer leur vengeance contre le monde. Il en venait à dire que Robin des bois, Cartouche, Lacenaire, Bonnot ou Mesrine avaient plus nui à ce monde qu’Erasme, Marx, Bakounine, Reich ou Voyer. Je ne pouvais pas laisser passer ce romantisme de l’action, cette idéalisation du courage physique, appuyé sur un mépris du courage de penser que je m’étais évertué à montrer être justement ce qui manquait le plus dans les vagues de révolte de 1978 et 1988. Le bandit armé, en effet, se comporte comme l’expression à la fois d’un désespoir et d’un isolement, et d’ailleurs l’idéologie dominante, une fois leur cadavre refroidi, les encense tous, même Mesrine n’a pas échappé à cette commercialisation au moins suspecte. Il marche devant les rangs, et attaque en se voulant exemplaire. Mais, outre qu’il est très peu suivi d’exemple, même quand il est fort admiré, il nuit au combat : en se faisant tailler en pièces devant les lignes, il affaiblit celles-ci de son absence et parce qu’ils les décourage. Les « théoriciens » en revanche, avec toutes les faiblesses d’un recul plus prudent (compromis avec le quotidien, intensité de vie moindre, révision et trahison de leur intransigeance passée, comme Lukács ou Debord), sèment au-delà de leur mort, et lorsqu’ils frappent, frappent plus profond. Pour moi-même, ajoutai-je non sans provocation, l’idée de me préserver ne m’est pas étrangère, à partir du moment où j’ai un but, et que ce but nécessite que je me préserve. C’est dans mon but que se trouve la félicité de ma vie, pas dans la manière dont elle paraît ; la défaite d’une vague d’émeute s’annonce, je ne cherche pas à la prolonger, mais j’essaye de comprendre pourquoi elle est battue, et comment la réamorcer. Voilà une conception qui était difficile à expliquer à des personnes si jeunes et sans recul ni volume qui considéraient comme la sincérité même – sincérité que dans les banlieues on appelait tout simplement l’honneur – d’aller au bout d’eux-mêmes d’un seul jet. S’il en naquit l’idée du film suivant, qui n’a jamais dépassé le stade d’un texte « Comment Voyer survit à Mesrine », et si mon propos avait bien éclairé combien celui de Youmi était une bravade, si j’avais proprement ramené dans la théorie son exigence d’ouverture pratique, celle-ci resta cependant, comme une importante tentation, y compris en moi, où certaines impulsions tendaient à plus de mouvement lorsque j’étais las de ce qu’il y avait de laborieux, et de patience à supporter, dans l’existence que j’avais choisie.

Une anecdote montrera bien comment et autour de quels enjeux se formaient nos lignes de conflit. En dehors de notre assemblée générale, nous avions instauré des rotations à équipes réduites pour avancer alternativement sur le montage. Un jour, j’attendais Youmi, Audrey et Laurence. Ils parurent une demi-heure après l’heure annoncée. Je fis de leur retard un violent reproche. J’entendis Audrey maugréer aux deux autres « comme à l’école ». « Non, pas comme à l’école, Audrey », insistai-je. « A l’école, l’heure est imposée par une autorité qui ne nous a pas consultés. Mais entre nous, nous avons toute liberté de décider à l’avance à quelle heure nous nous voyons. Les seuls responsables de l’horaire, c’est nous. Si l’heure que je te propose ne te convient pas, alors on en trouve une autre ; et vice versa. Mais quand nous tombons d’accord, c’est une parole que nous donnons l’un à l’autre. Si l’un vient en retard, il abuse du temps de l’autre, et ne tient pas la parole qu’il a lui-même donnée. » A la réunion suivante, Audrey et Laurence vinrent sans Youmi, à l’heure, et Youmi se montra un quart d’heure plus tard. Il me dit ensuite que c’était par provocation. Mais personne ne releva cette bravade infantile. Sur cette question de principe, fort secondaire, Audrey, avec l’intégrité de son jugement, avait très bien compris l’injure que contient cette rupture de parole, et Youmi tentait seulement de mettre en scène une négativité qu’il espérait exemplaire par sa radicalité.

La dispute avait cependant plus de fond que nous avons retrouvé en termes de débat stratégique, qui n’était pas le moins épineux quand la majorité d’entre nous méprisait la stratégie. En effet, le point de mire du mouvement en France étant celui en Algérie, la façon dont s’y posaient les questions participait de la façon dont nous devions les envisager. Mais en Algérie l’émeute, l’insurrection urbaine, avaient été battues, et un combat, non encore fermé, continuait dans le maquis. Il n’était pas encore, à ce moment-là, érodé, exténué, islamisé, vaincu, et il commençait à exercer une certaine influence dans les banlieues françaises. Le fétichisme des armes notamment, très en retrait sur celui des gangs américains, y pénétrait visiblement, d’une part par un effet de la croissance continue du commerce des drogues, et d’autre part par un effet de mode, de chic. On aboutissait là aussi à un vieux débat des anciens mouvements révolutionnaires, celui de la lutte armée. Fallait-il ou non prendre les armes ? C’est par l’analyse d’ensemble que j’objectais sur ce point important. Je remontrais que le mouvement était en phase descendante, et que, prendre les armes est une alternative intéressante si elle se situe en phase ascendante, lorsque le geste même peut entraîner des indécis ou peut étendre de manière significative le contrôle, même très bref, de certains moyens, comme dans la commune de Paris, à Budapest, à Téhéran, à Bassorah. En phase descendante au contraire, prendre les armes est souvent le meilleur moyen de voir l’ennemi justifier d’augmenter son arsenal, sa répression, et d’amplifier cette phase descendante ; il se constitue ainsi des groupes qui se hiérarchisent vite, et deviennent le contraire de ceux qui nous intéressent ; ces groupes sont contraints à la clandestinité, dont on connaît la misère de la pensée, rapidement fossilisée en idéologie figée ; enfin, prendre les armes pour s’opiniâtrer dans un mouvement, c’est refuser d’en admettre l’échec, même lorsque l’analyse est la meilleure façon d’en continuer l’effet, et c’est une sorte de suicide programmé, que ce soit un suicide physique ou une longue lutte clandestine qui ressemblerait davantage à celle des guérillas, de l’IRA aux Tigres tamouls, en passant par les Black Panthers, Tupamaros, tous les guévaristes et le Sentier lumineux, bien incompatibles avec le projet de la téléologie moderne. J’argumentai aussi que même si la situation en Algérie n’était pas perdue, les signes d’essoufflement commençaient à se manifester, que les perspectives devenaient plus étroites, et que l’extension de cette révolte semblait maintenant improbable ; de plus, la situation là-bas n’était pas comparable avec celle en France, après trois grandes insurrections depuis six ans, une population majoritairement jeune, un régime qui n’était plus agrippé qu’à une corruption autrement criante qu’ici, où cette délinquance si odieuse des gestionnaires est articulée avec davantage de prudence ; enfin, comme les dissidents du Komintern l’avait fort justement pensé en 1918-1919, ce n’était pas la révolution en Allemagne qui devait s’aligner sur celle de Russie, même si celle-ci avait quelque avance chronométrique, parce que sur la carte des centres de décision, la Russie était alors périphérique, de même ici c’était l’Algérie qui avait sans doute un mouvement quantitatif et qualitatif très en avance sur ce qui se passait dans les cités françaises, mais on avait pu mesurer la lenteur des effets de cette négativité pourtant si capitale et si proche sur la France, alors qu’une révolte d’ampleur à Paris serait immédiatement le tournant de la lente dégradation de celle d’Algérie. Le spectacle de cette confrontation, même sur ce qui se passait dans les Aurès, était émis depuis Paris, et seulement relayé depuis Alger. Et si l’usage des armes avait quelque justification de l’autre côté de la Méditerranée, l’information, comme mode de communication dominant, ne s’attaquait pas à Paris, dans la situation présente, avec des armes à feu. Ainsi, devenir auxiliaire en France de la lutte en Algérie était bien plutôt une façon de nuire à cette lutte que de la soutenir.

Là aussi, l’équipe se rangea, sans déclaration claire, sous la bannière de Youmi. Il convenait que le mouvement n’était plus le même qu’encore deux ans plus tôt, mais ne voulait pas accréditer qu’il était en phase descendante. Et quand bien même ! Il soutenait qu’il était trop engagé dans cette vague d’assaut pour la quitter par une retraite, et qu’il fallait la soutenir jusqu’au bout, si effectivement la défaite s’annonçait. J’objectai encore que quelqu’un qui a pour projet de finir le monde ne peut pas tenir un discours aussi indexé sur une brève époque, mais je concevais assez bien – et je le concevais comme une tragédie – que lorsqu’à vingt ans on s’est engagé profondément dans une révolte, on n’a pas l’envie, ou simplement la possibilité, de l’abandonner au moment où se profile sa limite. Et je ne voulais certainement pas m’ériger en censeur du goût de l’illégalité et de l’offensive de ces jeunes tout de même hardis dans leur violence romantique, et dont la négativité, même si elle me paraissait sans espoir, avait le panache, la profondeur, et le plaisir de ce qui méprise le compromis.

Cette partie du débat, qui n’était qu’en relents et jamais l’ordre du jour, et peut-être pour cette raison, amena l’échec du projet, parce que je pense que dans ce rapport de force Youmi avait retrouvé le leadership de l’ensemble des individus qu’il nous avait présentés, et ce leadership, fort écorné dans les discussions théoriques entre Audrey et moi, me semblait maintenant être son enjeu principal ; et il était tout aussi clair qu’il ne pourrait pas s’étendre à Agnès et moi. Nous avions fixé le début de la distribution du film à fin août, et une semaine avant nous étions dans les délais pour le montage, mais aussi dans la discussion de fond qui déterminait la lettre définitive du texte, où après ce qui s’était transformé en négociation de chiffonniers dont j’étais fort las, Audrey et moi étions arrivés à un accord sur l’ensemble et le détail. Mais au moment où toute l’équipe, soulagée par la fin de l’âpre dispute sur le texte, s’apprêtait à fêter l’unité retrouvée, Youmi dénonça soudain cet accord, sans que son objection du moment ne soit compréhensible. Il était tard ce jour-là, nous étions épuisés, et cette relance de la discussion fut ajournée au surlendemain. Mais celle-ci continua sur des bases qui me sont restées cachées, dès qu’Agnès et moi sommes partis. Le surlendemain, ni JP, qui avait été fortement mis en cause lors d’une altercation entre Laurence et son amie Sophie, elle-même très opposée à toute la petite bande, et qui ne voulant ni renoncer à sa participation à l’équipe ni à son couple s’était progressivement enfermé dans des problématiques qui n’apportaient rien à notre projet, ni Laurence, qui s’était beaucoup rapprochée de Youmi pendant le film sans que je ne sache à quel point, ni Youmi ne parurent. Seuls Stéphane et Audrey vinrent nous annoncer que, continuant sa volte-face, Youmi, qui était tout de même la clé des finances et de la distribution avait, sans oser nous le dire en face, abandonné le projet qu’il avait lui-même initié. Ces deux émissaires ne purent jamais nous expliquer clairement les raisons de cet abandon, et je doute qu’ils les aient eux-mêmes comprises au-delà du fait accompli. J’ai là-dessus deux hypothèses. La première est que Youmi n’avait pas pu réunir les cent mille francs qui étaient nécessaires pour les copies du film, ou alors, il n’avait pas les contacts suffisants pour assurer une distribution correcte des cassettes, et il n’osait pas avouer une telle impuissance, qui l’aurait mis en accusation de ne pas tenir ce qu’il avait promis ; la seconde était que maintenant qu’Audrey et moi étions d’accord sur le texte du film, nous pouvions aussi tomber d’accord sur d’autres projets auxquels il n’aurait pas nécessairement part, quoiqu’il n’en fût pas question, et que sa position dominante dans le groupe en serait fortement compromise. Son rôle d’activiste dans la lutte pratique en particulier, qui lui donnait ce leadership, risquait de ne pas tenir bien longtemps, si mes arguments contre ce qu’il faut bien appeler une volonté aveugle d’en venir à l’affrontement étaient pesés par Audrey de la manière dont Audrey pesait les arguments. Ce dernier en effet, laissa entendre de manière embarrassée que le projet du film était abandonné en faveur d’un autre projet dont nous ne devions donc pas être informés.

De Youmi je dirais très brièvement que toute son action me semble avoir été dominée par un besoin d’affectivité démesuré. Il est cependant tout à fait remarquable de constater comment ce besoin se masquait de radicalité et de la nécessité de jouer le rôle central dans toute relation. J’ai en tout cas la conviction que le seul risque de perdre le contrôle sur un projet était la motivation de sa rupture, fort peu directe, alors que sa haine de la société, qui pourtant initiait tout ce qu’il entreprenait, était devenue habituelle et n’était pas prolongée par un projet social, voire historique. Issu directement de la misère de la pensée de notre temps sans but, ce genre de personnage reste cependant attachant, parce que ses forces étaient très tranchantes, et ses faiblesses catastrophiques, en contrepoint, résultaient dans le contraire des chairs molles et polies qu’a façonnées positivement et à profusion ce monde de l’ennui. Vivant dans une grande tension, et donc toujours dangereux même pour ses proches, devant toujours paraître plus radical que tout le monde, il en avait perdu le sens de l’orientation. Je n’ignore pas qu’il a été par la suite tenu pour une sorte de policier infiltré. Ceci me paraît tout à fait en contradiction avec l’illégalité permanente de son existence, visiblement sans unité réfléchie dans l’action, et les dizaines de petits détails qui dénotaient seulement d’une fébrilité un peu incohérente mais toujours avec une arrière-pensée qui l’opposait à cette société : ainsi raconta-t-il en détail l’incendie du Parlement de Rennes, lors de l’émeute de février ; comment il avait été obligé de sauter d’un train à l’arrêt un jour où la police y faisait un contrôle y laissant une sacoche avec beaucoup d’argent (mais sans que cet argent ne nous concerne, et sans qu’il ne nous en demande à l’occasion) ; une fois il venait avec un scanner pour nous apprendre à écouter la police, une autre c’étaient des billets de trains falsifiés qu’il nous demandait de garder en dépôt. Et je ne parle pas des textes qu’il avait écrits lui-même, dont probablement celui sur l’Algérie signé Sirocco, ni d’autres personnes qu’il nous avait présentées à l’occasion, toutes choses qui témoignent que si la police engage des individus aussi brouillons et indépendants, elle est encore plus maladroite que nous.

Audrey, honnête homme jusqu’au bout, s’excusa donc de sa défection qui était clairement motivée par des impératifs affectifs (il ne pouvait pas ne pas suivre Laurence qui suivait Youmi) que je pense il regrettait pour le contenu, et il nous quitta en assurant qu’il continuerait d’avoir beaucoup d’intérêt pour tout ce que ferait la Bibliothèque des Emeutes. J’ajoute que de toute cette équipe-là, et à la suite du processus de formation accélérée qu’avait été pour lui le mois écoulé, il était le seul à qui j’aurais volontiers proposé d’adhérer à notre organisation, si celle-ci avait été dans une phase d’élargissement, ce qui n’était pas le cas. Stéphane, qui avait beaucoup œuvré, avec adresse et succès, pour réunir les difficiles conditions de la collecte des images, et du montage, nous présenta une position à la fois honnête et ambiguë : il voulait participer au nouveau projet du reste de l’équipe, mais aussi terminer l’ancien, avec nous, en arguant de son indépendance intellectuelle et dans l’engagement, comme s’il sentait que se rallier unilatéralement à Youmi était aussi s’y soumettre. Nous décidâmes donc de terminer la maquette. Mais, dès que Stéphane fut parti, Agnès et moi constatâmes que ce ne serait là qu’une bravade épuisante et déprimante, qui nous aurait encore coûté quelques dizaines d’heures de montage et de synchronisation, sans plus pouvoir faire parvenir son résultat à ses destinataires. Produire cette maquette, pour la conscience de son originalité cinématographique n’était plus qu’une vanité culturelle, ou une obstination comme celle qui mène de la révolte vaincue à la lutte armée. Nous téléphonâmes donc le même soir à Stéphane pour lui signaler, la mort dans l’âme, que continuer dans ces conditions serait se satisfaire d’une caricature de ce que nous avions projeté, et que la clé d’un tel film se situait dans l’unité d’un groupe, pas dans la réalité d’une cassette étalon sans emploi. Il fut convenu qu’à l’occasion nous récupérerions les trois quarts déjà achevés du montage, mais l’occasion ne s’est apparemment jamais présentée ; il était également convenu que ce film ne devrait donc pas circuler, mais des rumeurs, qui mettraient en cause Stéphane si elles étaient vérifiées, nous ont affirmé le contraire. Cependant, l’existence même de telles rumeurs est soumise aux lois du milieu, et donc, tant qu’il n’y a aucune assertion plus précise, j’engage à ne pas les croire.

Pour nous le coup était très dur. Il nous rejetait dans la BE. Et il rejetait la BE dans la middleclass. Il confirmait ce contre quoi nous menions notre lutte d’arrière-garde : la séparation entre les émeutiers modernes et l’expression que nous en donnions. Si nous ne pouvions pas nous entendre avec ces jeunes-là, ne nous trompions-nous pas dans notre démarche ? La suite infirma et confirma cette déception et ce découragement, qui n’étaient pas une véritable analyse. Mais à ce moment-là, l’échec du film me parut un grave échec personnel. J’ai plus d’indulgence avec moi-même aujourd’hui, principalement parce que la chute du nombre et de la qualité des émeutes en France dès ce mois-là, aussi extrêmes et inattendues qu’avait été leur poussée six mois plus tôt, vérifia que Douce France n’aurait probablement pas eu l’impact espéré par nos optimismes conjugués, tant le mouvement était déjà moribond. Ainsi, la rupture finale dans ce projet n’avait finalement et surtout été que l’écho de ce dépérissement.

Je confirme que l’équipe réunie était sans talent. Mais elle avait une autre qualité qui n’existe pas ailleurs : il y avait une détermination très grande et très diversifiée pour en finir, entre l’honnêteté des uns, la colère ludique des autres, la profondeur de la réflexion de l’ensemble, et même un Youmi, au mieux erratique et plus probablement manipulateur, était par de nombreux aspects profondément et viscéralement hostile à la société actuelle. De plus la critique était pensée en concepts, les disputes portaient toutes en elles, et l’inquiétude quant à la pratique, et la recherche de la cohérence dans la théorie. La capacité d’abstraire était plus grande que chez la plupart des émeutiers, et le désir de vérifier dans la rue était mieux développé que chez la plupart des pseudo-révolutionnaires qui pérorent ou qui militent. Ce n’était donc pas un groupe idéal, beaucoup s’en faut, mais c’était le meilleur qui était là. Son débat touchait le centre de l’époque (j’avais d’ailleurs été mis en cause parce que j’utilisais le concept de débat à tout bout de champ, dont j’ai dû, encore de manière insatisfaisante pour moi, mais qui suffit aux autres, m’expliquer par écrit). Il représentait son temps. Il s’est attaqué à le définir et à le changer. Il a certes échoué. Mais seul, il a eu le mérite d’essayer.

     
             
             
             
             
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