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Mamelodi
1994 - Trois minutes
II – 1994 | ||||||
3. Je ne me rappelais pas d’avoir dit à Youmi que l’un de mes projets dans la Bibliothèque des Emeutes était de réaliser un bulletin filmé. C’est pourtant ce qu’il me proposa d’élaborer à mon retour de Perpignan. Je sais qu’il est vain d’établir nos échecs ou nos erreurs en exemple, parce que, au moment d’agir, nous ne nous souvenons pas de ce que nous avons appris, à moins que cette connaissance remplisse un vide caractériel et s’intègre alors comme comportement, ce qui est très rare pour des adultes. Pourtant il me paraît notable que l’offre de Youmi me parut une ouverture au point que mon optimisme s’étendit, de manière inconsidérée, à toute chose. Il renversa en particulier ma déconvenue de Montpellier en un premier pas, où je voyais désormais ma patience avoir subi l’adversité sans se départir de sa douceur récente, donc suffisamment forte pour attendre que ton intransigeance passe, et pour entreprendre un second pas, puis de nombreux autres, si nécessaire, si possible. La mise en place du projet de ce film fut rapide. Youmi joua les maîtres d’œuvre, réunissant l’équipe dont j’avais défini les conditions suivantes : un nombre restreint de gens égaux dans l’engagement et dans la responsabilité ; et en particulier une équipe fixe, pour éviter ces auberges espagnoles pleines de badauds, de prétentieux, et de je-n’en-pense-pas-moins, ainsi que de porteurs d’eau qui sont sans doute les plus difficiles à éviter, parce que dans tout projet les trajectoires des individus ne sont pas égales, et les prises d’influence des uns éteignent celles des autres. A la réunion suivante, où Youmi vint avec Stéphane et JP, Agnès et moi refusâmes que le film soit signé par la Bibliothèque des Emeutes. Formellement il aurait fallu que les autres soient admis dans cette organisation constituée ce qui, sur le plan statutaire paraissait difficile, pour chacun des trois. Par ailleurs, il nous paraissait intéressant pour la BE que l’ouverture se fasse non par admission, mais plutôt en l’associant avec d’autres individus extérieurs, BE plus quelque chose. Nous sentions que la signature BE devenait typée, et ce qu’elle pouvait nous gagner en introduction elle le perdait en étiquette. En accord avec nos conceptions de la signature, nous décidâmes en outre que le film ne serait pas signé. Le thème que je proposai s’écartait également de ce qu’aurait pu être un bulletin de la BE. Ceux-ci avaient toujours comme point nodal la totalité. Là, il s’agissait de raconter une rencontre qui avait lieu autour de la chaîne inégalée d’émeutes que connut la France entre décembre 1993 et août 1994, entre les certitudes offensives de Youmi et de ses amis, et notre analyse, qui appelait à davantage de retenue, parce que nous étions conscients que ce mouvement, malgré l’intensité de certains de ses feux actuels, ne redémarrerait probablement plus l’élan de 1988. Il faut savoir qu’en 1994 il y avait déjà presque eu un changement de génération d’émeutiers, même en France où la vague n’avait commencé que quatre ans plus tôt. Mais ceux qui participaient à ces émeutes ou les observaient de près avaient trop rarement une vision historique. Et puis, l’engagement dans un mouvement pratique tend à le soutenir plutôt qu’à le critiquer et, moins que Youmi mais tout de même, nous étions prompts à nous réjouir de progrès, et lents à admettre des revers. Je voulais donc raconter cette poussée de fièvre, la limiter dans ce court espace-temps de six à neuf mois, en France. Je pensais que le risque méthodologique qui consistait à isoler la France du contexte général serait compensé par l’apport que pouvaient et devaient fournir, sur le contenu, ces alliés qui n’étaient pas membres de la BE, en fraîcheur de ton, en ouverture, en ébullition. J’exposai également, et sans davantage de contradiction, mes conceptions cinématographiques formelles. Le texte devait être la substance du discours. Les images ne devaient pas être méprisées, mais subalternes. Il n’y avait aucun besoin d’en tourner, il suffisait d’en détourner. C’était une conception sans originalité pour qui connaît celle de Debord, dont les films m’ont cependant toujours paru des tâtonnements inaboutis. Dans la Société du spectacle, le discours critique contre le spectacle notamment paraît difficile à entendre, et l’image tente de dire la même chose que le texte, et son contraire, ce qui amasse des lourdeurs et de l’ennui. On y passe de l’image au texte sans que l’un ne renforce l’autre, mais plutôt le brouille. Je veux bien que ce soit là le propre même du spectacle, mais il aurait été plus clair de dire simplement, le propre même du spectacle est qu’il représente à la fois une chose et son contraire, et qu’il brouille les contradictions. In girum... commence par une insulte du spectateur, assez fondée en effet, mais comme à ce moment-là on est soi-même spectateur, la meilleure compréhension me semble exiger de quitter à l’instant même cet état, et donc la suite du film, à moins d’avoir le goût particulier de se faire insulter. Dans ces deux films majeurs de Debord, le texte m’est donc apparu plus riche que le film qui le contenait pourtant. Pour ma part, je pense qu’un discours non basé sur un scénario doit se servir de l’image cinématographique pour lui donner une profondeur de champ, que l’image doit donc être toujours un second degré du texte, et ne peut déchoir au premier degré que pour aider à en comprendre un passage difficile. C’est une dialectique très simple, et qui n’est compliquée à réaliser que parce que l’exercice de l’image en ce siècle nous a imprimé des modes de lecture de l’image qui correspondent aux directs télévisés et aux fictions hollywoodiennes. En ce sens j’ai toujours trouvé beaucoup plus intéressants les détournements de cet autre situationniste, Viénet, dont La dialectique peut-elle casser des briques ? est le plus connu, quoique manifestement tout le monde semble n’y avoir vu qu’un aimable divertissement de plus, ce que l’intérêt du contenu corrobore. Quoique là, le texte donne le fond de champ à l’image, et c’est évidemment l’inverse qui m’intéresse, avec le texte comme thèse, qui confère sa construction à l’ensemble, et l’image qui lui ajoute du sens. Une semaine plus tard, je soumis donc un texte à l’équipe. Je signalais cependant qu’elle me paraissait devoir s’augmenter de deux personnes, deux « voix », une féminine et une masculine, qui devraient le porter, à l’exception de certains passages où le sous-titre relayait l’oral, et même si cette fonction paraissait subordonnée, il ne fallait pas que les « voix » le soient, mais qu’elles viennent à égalité avec nous, et donc non pas des comédiens mais des têtes. Youmi proposa de nous présenter deux personnes qui feraient l’affaire. La troisième réunion fut donc la première à sept. Il y avait bien sûr Agnès, l’âme du dialogue. Il y avait aussi Youmi, qui avait finalement réuni l’équipe et permis au projet d’exister, ce qui lui donna d’emblée la position d’animateur et de centre de référence. Il fut également la clé de deux problèmes capitaux écartés en un tour de main. Pour le financement, et quoique un tel projet ne fût pas très cher, il excédait largement les réserves de la BE, Youmi se chargea d’un ton brusque et sans réplique de trouver d’ici fin août la somme qu’il fallait ; pour la distribution, il était notre interface avec les cités, où la centaine de copies que nous projetions de réaliser – c’était d’ailleurs le copiage qui coûtait le plus cher – devaient être distribuées, gratuitement, présentées, et de là devaient « tourner ». Stéphane était associé dans une petite maison de production cinématographique. Son sens de la combine, ses relations avec des professionnels, dont certains nous furent une aide plus ou moins directe, son accès aux matériels et installations requis, permirent réellement la production du film. Stéphane fut une sorte de producteur délégué, conseiller technique, et à l’occasion débatteur, d’ailleurs assez au fait de la Bibliothèque des Emeutes. Un jour où je tentais d’expliquer cette idée hégélienne de l’identité entre la fin d’une chose et sa réalité, où réaliser une chose c’est la finir, il dit d’un air dubitatif, « eh bien, je m’en vais aller réaliser mon steak », car nous étions au milieu du repas. Je me rappelle d’une autre de ses interventions, fort différente, et bien plus troublante. Quelque part au milieu du mois d’août il nous fit en effet savoir qu’il ne serait pas disponible pendant quelques jours, parce qu’il devait aller à Montpellier, rendre visite à une femme avec qui il laissa entendre qu’il entretenait une relation. Ce me fut un violent coup, parce qu’évidemment je pensais, même sans le croire, que cela pouvait être toi, extraordinaire coïncidence. J’eus à réprimer le réflexe de lui proposer de l’accompagner à Montpellier. JP était un jeune un peu sombre, taciturne, qui avait rencontré Youmi lors d’une émeute, et semblait avoir quelques notions de montage ; il s’éteignit progressivement, également prisonnier d’une relation conflictuelle avec une femme qui s’appelait, bien entendu, Sophie. Laurence et Audrey, le couple de « voix », étaient très contrastés : elle, chatte, sensuelle, se frottant aux gens et aux choses, bougeant sans arrêt, arrivant rarement à fixer son attention ; lui, sérieux, posé, grave, curieux de tout, étonnamment « allemand » dans sa rigueur de pensée, essayant de comprendre, juste, plutôt dans le sens justice que justesse, avait, dans leur grande et tendre intimité, une importante mais douce autorité sur elle. Laurence n’avait pas vingt ans. Audrey et JP à peine plus, Youmi qui paraissait leur grand frère, en annonçait vingt-cinq (mais par la suite il s’avéra qu’il en avait plutôt trente), Stéphane avait environ l’âge du Christ, Agnès le même que toi, et j’étais l’aîné, venant d’atteindre la quarantaine. J’avais été très déçu par ce début, et en sortant de cette réunion je dis à Agnès « c’est un groupe sans talent ». Le talent, dans ce type d’entreprise, est de se jouer des obstacles, et de s’en renforcer. Le talent, c’est quelque chose entre la grâce et l’imagination, qui fait qu’une idée pétille, qu’un débat rebondit, que les émotions se bousculent. Or cette équipe s’empalait sur les obstacles sans les avoir vus, comme moi sur tes défenses, ou bien les sous-estimait sans fondement. Mon texte de base pour le film n’était pas bon, et je le savais et j’en étais agacé. Je savais qu’il fallait le reprendre et le retailler ; seulement, le groupe l’accepta très bien, c’est tout juste si quelques timides voix annonçaient que peut-être il y aurait un point ou deux à amender. Et je pensais que c’était au groupe de le rejeter, s’il devait l’être, ne serait-ce que parce que, à ce moment-là, si j’avais dit au groupe qui l’avait approuvé que mon texte était nul et que j’allais le retravailler, c’était déjà désavouer l’ensemble de l’équipe. Il me faut reconnaître qu’il y avait une grande différence dans l’intensité projetée sur ce film entre Agnès et moi, d’un côté, et ces gens plus jeunes de l’autre. Pour nous, c’était un début d’ouverture de la BE, une tentative d’en renverser l’agonie qui apparaissait déjà, et notamment à travers notre lecture pessimiste des événements du monde. Il ne s’agissait pas de sauver ce sigle, mais de trouver la mutation de ce projet, de l’adapter au temps. D’autre part, nous avons toujours eu une grande exigence de ce que je rendais public. Même en s’adressant directement aux pauvres de notre époque, qui n’en manque pas hélas, je me demande plutôt ce qu’en penseraient les riches du passé, et mon jury a pour noms Platon, Tacite, Montaigne, Shakespeare, Retz, Saint-Simon, Hegel, Marx, Dostoïevski et Proust. C’est à eux que nos textes demandent des critiques, et ils en sont moins avares que mes contemporains. Ils m’ont notamment appris que lorsqu’on est sec il vaut mieux se taire, et j’ai fait un grand usage de cette maxime ; mais lorsqu’on a quelque chose à dire, c’est dans les tripes qu’il faut aller le chercher, et c’est toujours un endroit des tripes qu’on ne connaît pas encore, il doit s’agir d’un dépassement de soi, d’un effort physique auxquels ne doivent jamais manquer le doute et la peur ; après, le cerveau les accommode et les polit au monde, mais on est déjà dans le style, c’est-à-dire comment vais-je m’habiller aujourd’hui, qui n’est la grande affaire que des fats, des Sacem. Lorsque je m’exprime publiquement j’ai donc toujours le souci de dire une nouveauté, et je l’avoue humblement, j’ai peur de la redondance, défaut auquel je suis assez sujet. Nos alliés n’avaient pas cet orgueil inquiet de l’expression publique, sans doute parce qu’ils étaient plus jeunes et se promenaient avec moins de bagages, donc de profondeur, mais aussi plus de mobilité que nous : ils n’en étaient encore qu’à l’exploration en superficie rapide de leur entourage, et de leurs capacités ; mais aussi parce que le siècle, et une sorte de tradition des révoltes de pauvres, tendent justement à vouloir que l’expression des pauvres soit pauvre aussi. Dans leurs vies plus mouvementées, les membres plus jeunes de cette équipe voyaient le film comme un projet parmi d’autres, du moins c’est ainsi qu’ils en parlaient vis-à-vis de nous, et je pense que même s’il entrait là une part de prétention due à leur grande méfiance de la théorie par rapport à la pratique, comme si faire un film n’était pas une pratique, et à la critique du cinéma en général largement perçu comme un moyen de propagande dominante qui souffre à peine quelques exceptions, ils étaient aussi entrés dans cette rencontre avec nous dans l’idée d’émettre une sorte de tract, à peine un peu plus lourd et consistant, un « petit coup » comme disait Youmi, « pour taquiner l’Etat ». Nous trouvions d’ailleurs fort valide cette approche plus hussarde, mais notre expérience nous avait appris qu’une expression publique engage, et que si la profondeur et la cohérence n’y sont pas, même ce qui est valide en perd tout intérêt. C’est donc Agnès qui fit clairement comprendre que chacun devait pouvoir défendre en entier et en détail l’ensemble au moins du texte, pas de dénigrement ultérieur face à des tiers, même partiel du genre « là, franchement, je te l’accorde, je ne comprends pas très bien ce que ça veut dire », et si quelqu’un n’était pas d’accord, ne serait-ce que sur une phrase, qu’il la mette sur la table, on l’examinera et on la modifiera de manière à ce que chacun dans le groupe puisse l’endosser. Et c’est donc l’autre membre le plus rigoureux de l’équipe, Audrey, reconnaissant la légitimité de cette exigence et ses propres incertitudes théoriques, qui entama un débat, qui devint rapidement un éreintant débat de fond, sur chaque point et l’ensemble, et qui allait durer tout le mois d’août. Douce France, frousse dense était une œuvre en trois parties. La principale traversait les deux autres en courtes strophes (non pas comme dans un poème, mais davantage comme dans la tragédie grecque) sur la téléologie. A travers les précédents bulletins déjà, nous avions abouti à cette conclusion qu’une conception d’une telle portée était ce qui manquait essentiellement au mouvement historique auquel et duquel nous parlions. C’est un projet de et sur l’humanité et une théorie à partir de ce projet qui est complètement absente chez la plupart des émeutiers modernes, si bien qu’on peut d’ailleurs considérer leurs émeutes comme un début de recherche de ce projet et de cette théorie. La téléologie moderne est une proposition en ce sens, qui donne un contenu à la vie, et nous pensions alors qu’elle méritait d’être discutée rapidement par la jeunesse la plus radicale, avant l’extinction de sa radicalité. Les deux autres parties du film étaient plus fournies, et à peu près de durée égale. La première, intitulée « Douce France » retraçait la chronologie des émeutes en France depuis quatre ans, comparait cette chaîne d’événements à ceux d’Algérie, présentés comme l’étape qualitative suivante, puis la situait dans le monde. L’autre grande partie, « Frousse dense » était une série d’oppositions thématiques sur le système de valeurs des jeunes émeutiers de banlieue en France, destinées à éclairer quelques contradictions : honneur et ruse par exemple qui sont tous les deux considérés comme des qualités, mais qui se limitent réciproquement, ou famille et bande, qui sont les liens organisationnels, et dont la cohabitation n’est pas moins conflictuelle. Le tout commençait par un bref et vif préambule sur l’absence de générique et une insulte à la France, accompagnée de la musique de Douce France de Charles Trenet. Au total on obtenait un moyen métrage de cinquante à cinquante-cinq minutes. Nos discussions portèrent essentiellement sur la dernière partie. La théorie générale sur la téléologie était davantage un point de ralliement de départ du groupe, même si chacun y opposait, comme Stéphane réalisant son steak, de nombreuses réserves ; la partie chronologique n’était pas facile à mettre en cause pour des individus qui n’avaient pas un outil d’observation systématique comme celui de la Bibliothèque des Emeutes. La partie plus thématique sur les contradictions du vécu des émeutiers provenait pour beaucoup des discussions que j’avais eues avec Youmi depuis plusieurs mois, de quelques lectures, et d’expériences personnelles fort clairsemées. Audrey était au sens classique du terme ce qu’on appelle un « honnête homme ». C’était d’autant plus surprenant et agréable qu’Agnès et moi avions déploré, comme preuve de pauvreté, la propension, particulièrement développée dans le « petit milieu » révolutionnarisant, au potin, à la combine, à l’inexactitude des margoulins où, sous prétexte de liberté, de rupture avec les règles, on camoufle finalement les lâchetés et les renoncements, et on prend surtout des libertés avec soi-même et ceux qui vous honorent de leur confiance. L’absence de rigueur, de parole, de suite, est la véritable corruption des pauvres, le revers du démantèlement de quelques contraintes, effectivement insupportables, dans la morale et les mœurs. Droit, courageux et ouvert, beaucoup plus proche de l’honneur que de la ruse, il fallait véritablement convaincre Audrey, et il ne se contentait pas d’arguments de façade. Mais lorsqu’il était convaincu, il se ralliait sans réticences ni arrière-pensées. Etudiant en philosophie, il venait tout juste de rompre avec la faculté, et découvrait des champs entiers, aussi bien dans le savoir que dans la vie. Ainsi, par exemple, toute la branche de pensée dont la Bibliothèque des Emeutes était le fruit, Hegel, Marx, Internationale situationniste, Voyer, que j’avais mâchée comme les Indiens andins mâchent les feuilles de coca, depuis un quart de siècle, et pensait avoir développée depuis cinq ans, il n’en avait entendu parler pour la première fois que quelques mois auparavant. Aussi sa critique ne réussit-elle pas à dépasser la mise en question de phrases, voire de mots, ce qui était déjà beaucoup, mais beaucoup trop peu, compte tenu de l’exigence du projet. Il manifestait ainsi très ingénument un besoin d’apprendre, de se préparer, avant de s’exprimer. Un respect, peut-être un peu trop grand devant les deux pôles d’autorité du groupe que rapidement Youmi et moi occupâmes, l’empêcha encore de participer à la définition de l’objectif, mais on sentait que cet apprentissage touchait à sa fin. La charpente de mon texte, cependant, resta en l’état, insuffisamment souple et dense, parce que jamais les moyens critiques de nos coéquipiers ne purent s’élever à le reconsidérer en pans entiers, et à le reconstruire. L’un des premiers grands points de dispute fut celui entre la raison et la passion. Audrey soutenait la primauté de la raison et ce qui me surprit est que quelqu’un qui avait lu la Bibliothèque des Emeutes puisse ne pas s’être rendu compte à quel point la passion y est fondatrice. Pour lui la raison découlait d’avoir raison, c’est-à-dire en tant que logique, avoir raison contre avoir tort. Cette raison devenait une valeur éthique, presque morale, où celui qui a raison est le contraire de celui qui est coupable. Je reconnaissais bien là l’héritage de deux siècles de victoire de la raison, qui ont transformé le concept en condition sine qua non de toute pensée construite, et en légitimité même. Et c’est un succès particulier d’une société construite sur la raison, que ses critiques les plus radicaux ne voulaient la changer qu’en prouvant qu’ils avaient plus raison qu’elle. Audrey était dans cette descendance de la vieille pensée jacobine, puis de gauche, qui a toujours rejeté l’irrationalité comme synonyme de l’obscurantisme catholique, et qui, pour cette raison, veut que la raison étende son empire à tout ce qui est. Mais comme il était sincère et droit, il tenait davantage d’un Saint-Just que de ceux qui veulent avoir raison en appelant le gendarme ; et contrairement à cette société qui a fait aussi glisser le concept de raison vers la modération et le compromis, Audrey voulait la pousser dans ses extrêmes, aller à sa racine, systématiser cette faculté humaine. Ainsi, il soutenait que c’était dans l’émeute que se situait la raison, et dans ce qu’elle attaquait et débordait, l’irraison. Il était au demeurant fort ignorant du concept même de raison, c’est-à-dire comme étant la conscience de soi se prenant pour objet. Il fallut donc que je lui rappelle le rôle de la raison dans la philosophie et dans l’histoire, et sa dégénérescence récente. Il eut beaucoup de mal à soutenir son point de vue, en partie parce que l’assistance était composée d’émeutiers qui comprenaient assez la passion comme l’imprévu et le sel de leur révolte, et la raison comme ce qui est planifié, la freine ou la matraque. Je n’en demeurai pas moins prudent dans la dénonciation de la raison, parce que c’est son actuel excès dogmatique et sa primauté arrogante que je conteste, mais non pas bien entendu la raison en en tant que moment indispensable du mouvement de la conscience. Je restai très ferme par contre dans le soutien à la passion, dont j’avais appris par toi l’importance et les effets, et, comme j’avais toujours pensé ne m’exprimer que sur des gestes et des événements qui marquent une offensive contre ce monde, alors que les actes défensifs ne méritent pas la publicité écrite – l’orale leur suffit dans presque tous les cas –, je voulais n’exprimer que des passions, quel que soit le degré de raison qui les accompagne, et plus souvent les contredit. Audrey, renonçant au mot raison, voulut alors sauver sa façon de voir à travers le concept plus factuel de rationalité. Mais le fond restait qu’il déterminait ses actes par le fait d’avoir raison contre un système qui avait tort, et dont il déduisait alors qu’il n’est pas rationnel. Ainsi, comme il était d’accord avec l’idée de finir le monde, il soutint que la rationalité était donc là, dans la téléologie moderne, à l’exclusion de tout ce qui n’était pas elle. J’étais très inquiet d’un tel usage d’une théorie que j’avais élaborée, et fort surpris de ce type de conclusion. J’essayai de lui remontrer, en vain je crois, ce qu’il y avait d’absolutiste dans une telle position, et je la nommai même stalinienne. C’est en effet aussi au nom de la raison que le dictateur soviétique avait fait fusiller et déporter tous ceux qui n’avaient pu le convaincre qu’il avait tort, et plus souvent, par conséquent, ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de le convaincre. Je renchéris en soulignant que si on suivait le raisonnement d’Audrey, tous ceux qui avaient existé avant ceux qui étaient réunis aujourd’hui étaient irrationnels, puisque l’idée consciente et publique de finir le monde date de 1991, et qu’outre le petit nombre que nous étions elle ne devait pas être partagée à ce moment-là par plus de vingt personnes dans le monde, ce qu’Audrey, poussé par sa logique, approuva. Je lui remontrai alors qu’il me semblait difficile de taxer d’irrationalité un Hegel ou un Einstein, uniquement parce qu’ils n’avaient pas de théorie de la finalité ; ce n’était plus là du stalinisme, c’était plutôt comme ce catholicisme qui répugnait à enseigner et même à apprendre les auteurs qui n’avaient pas communié, ce qui excluait non seulement les hérétiques et les athées, mais tous les auteurs morts avant l’apparition du Christ, en particulier tous les anciens Grecs. Et je tentai de lui expliquer que l’irrationalité que nous soutenions par la Bibliothèque des Emeutes était l’irruption de la nouveauté dans le monde, qui tirait son sens de l’avenir, mais qui venait sans doute contredire toute rationalité existante, quitte à devenir peut-être un élément de rationalité à son tour ; mais que cette irruption de ce qui change les choses, les humains et le monde, est nécessairement d’abord irrationnelle et passionnée. Je ne suis cependant pas allé jusqu’à soutenir que toute passion avait cette sorte de vérité manifeste en tant que contradiction même, et de vérité secrète en tant qu’apparition d’un phénomène ; car même si toute contradiction inattendue et toute vérité secrète se manifestent d’abord dans la passion, je crains assez les sautes singulières de celle-ci, là encore c’est à toi que je dois ce constat d’impondérable, pour étendre automatiquement à chaque passion une telle portée. Plus tard encore Audrey revint sur ce sujet, signe qu’il n’avait pas intégré mon argumentation, pour réaffirmer que ce qu’il appelait raison était profondément pivotal dans son expérience du monde. Il venait de découvrir un passage chez Voyer où la communication généralisée devenait la rationalité absolue, où donc étaient mises à égalité la communication, donc le principe du monde, et la rationalité. Il me fallut rejeter ce point chez Voyer : en effet, la communication y est la division du travail, mais la division infinie du travail, et c’est par cette infinitude que la rationalité y devient absolue. Comme par ailleurs Audrey approuvait la non-réalité de l’infini, cette réfutation fut la dernière que j’eus à fournir sur le sujet. Il y avait aussi une phrase sur l’amour, car si dans mes textes il est rarement question d’amour, cette plus grande des passions est souvent évoquée et, tu t’en doutes, non dénigrée. Youmi éclata de rire, puis ajouta sans réplique « l’amour, ça n’existe pas ». Je regardai l’assemblée, et il était intéressant de constater que, comme dans le débat sur la passion contre la raison elle avait plutôt penché, un peu irrationnellement, en faveur de la passion des émeutiers, elle était maintenant plutôt d’accord avec la négation radicale de Youmi. Mais si bien sûr le vécu douloureux d’Agnès et sa connaissance de ce que je mettais moi-même dans l’amour la convainquirent probablement de s’aligner sur ma position, chez les autres, ce Stéphane qui avait son amie à Montpellier, et ce JP qui avait sa Sophie qui l’attendait ou non, et ce jeune couple qui se tenait par la main n’avaient simplement pas encore choisi de déterminer ce qu’était l’amour. C’est donc plutôt par défaut qu’ils se rallièrent à la non-existence de l’amour, non sans un détour dans les premières profondeurs du sujet, par l’intermédiaire d’un aphorisme du bulletin précédent qui disait « il n’y a pas d’amour à moins d’une intervention de la police », soulevé par Laurence. Je n’eus aucun mal à leur assurer que je parlais d’expérience, et ce que j’entendais par là est que l’amour est une passion plus grande que les règles étriquées dans lesquelles nous sommes prisonniers, et que celle-ci heurte nécessairement l’ordre établi, même lorsque, contrairement à toi et moi, l’amour est réciproque. Dans ce cas c’est ensemble que les amants se heurtent au monde. Je tentais ainsi brièvement de laisser entrevoir la grande négativité explosive de cette force étrange. Mais je n’en tenais pas moi-même suffisamment la théorie pour l’exposer de manière cohérente, et je pensais que quinze ans plus tôt j’aurais eu la même méfiance pourtant pleine de curiosité que la majorité de mes interlocuteurs en même temps que le même ferme rejet qu’avait exprimé Youmi. D’autre part, il s’agissait ici de donner un miroir critique aux émeutiers des cités françaises, et sur ce point-là il était certain que Youmi avait raison de souligner que d’intégrer l’amour dans cette communication risquait davantage de la déconsidérer en entier que de répondre à la profondeur de motivations peut-être cachées. Dans cette perspective-là il est vrai que l’amour apparut comme cet amollissement bourgeois, dans le sens fondamentalement individualiste et conservateur, et surtout thème favori de tous les moyens d’expression dominants, qui édulcorent souvent cette passion et la rendent si bien inoffensive que leur conception du mot amour est partagé aussi bien par l’équipe de notre film que par son public visé. Le roman japonais de ce siècle par exemple, porte presque exclusivement sur l’amour, Inoue en est comme l’archétype, mais presque jamais dans la transgression des lois ; de même, toute religion déiste favorise l’amour de Dieu et de la famille, deux freins que nous combattions, et même la « contre-culture » des années où les parents de nos émeutiers avaient leur âge d’aujourd’hui avait opposé l’amour à la guerre, laissant leur progéniture dégoûtée de ce sentimentalisme hypocrite opposer la guerre à l’amour. Enfin, comme tu le sais, la maturation de ma propre pensée sur ce terrain était loin d’être aboutie, et il m’était difficile de devenir plus explicite sans t’impliquer, ce qui était pratiquement synonyme de mettre le projet de film en danger d’explosion immédiate, parce que, pour moi qui ne parle jamais de toi, t’évoquer avec toutes les conséquences revenait à rapporter toutes mes exigences à toi, et soit y soumettre le groupe, ce qui n’était ni probable ni désirable, soit le dynamiter pour me consacrer au trouble profond de ton attirance ainsi arrivé à la surface. Je n’insistai donc pas, et retirai ma phrase sur l’amour aussitôt qu’Audrey eut fait définitivement pencher la balance, si je me souviens bien, en exprimant qu’il ne comprenait pas pour sa part ce que signifiait l’amour. Et c’est bien un signe du temps que ce retrait soulagea bien davantage qu’il ne satisfit. J’ai dit que nos partenaires partageaient les conceptions de la BE sur la finalité. Il est vrai que l’idée centrale en est très simple et assez difficile à réfuter : tout a une fin. Le monde, donc, a une fin. Si l’on ne présuppose pas Dieu, cette affirmation ne se contredit qu’avec des échappatoires de mauvaise foi : on n’est pas pressé de savoir, si ? Si, on est assez pressés de savoir avions-nous répondu, en cœur de thèse. Si le monde a une fin, et c’est l’hypothèse inverse qui est à prouver (ceci pour répondre à Laurence, qui avait émis que tout a une fin était une hypothèse, ce qui formellement est juste), il ne peut y avoir que deux sortes de fins : une catastrophe, atomique, écologique, « naturelle », etc. et dans ce cas ce n’est pas nous qui la réalisons, c’est au contraire elle qui se réalise contre nous ; ou alors c’est nous qui réalisons la fin du monde, et alors elle devient un accomplissement, en même temps la réalisation de soi, aussi bien de l’individu que du genre. L’immensité de ce projet et le peu de temps de notre existence en balisent assez l’urgence. Tout finir devient, dans la téléologie moderne, le contraire pour ainsi dire définitoire d’une catastrophe. « Que l’histoire soit courte » est le plus ambitieux projet de l’humanité. Mais il s’avéra au cours de ce mois d’août qu’il y avait de très différentes compréhensions de cet exposé très simple, apparemment indexées sur l’âge qui, dans les circonstances assez similaires de nos développements individuels, est un moyen de comparaison assez fiable des maturations. Audrey, qui découvrait depuis peu la révolte et ses causes, et dont le tournant ne semble avoir daté que des premières émeutes anti-CIP, ce projet gouvernemental de contrat d’insertion professionnel qui avait ému toute la jeunesse en France au point qu’il fut retiré, au début de cette année, y vit l’aboutissement de la négativité simple et sans compromis qui était alors la sienne. Une discussion assez complexe sur finir ce monde et finir le monde, qui était ma position, révéla cette différence. Audrey trouvait qu’avec l’article défini j’entrais dans une abstraction un peu traîtresse qui interdisait de nommer concrètement ce qu’il fallait finir. De mon côté, je ne pouvais admettre le pronom démonstratif qui impliquait qu’il y eût d’autres mondes qui pouvaient donc échapper à la finitude. Finir celui-là ramenait la proposition téléologique à celle de n’importe quel mouvement révolutionnaire, voire réformiste, qui veulent, chacun, finir un monde particulier. En clair, je me refusais d’accréditer qu’une révolution victorieuse fût la fin du monde, et je m’aperçus alors avec stupeur que c’est ce qu’avaient dû comprendre dans nos textes de nombreux communistes. Mais Audrey n’en était pas même encore là : pour lui, la fin de ce monde se concevait sans au-delà, d’aucune sorte. Ce monde, il en découvrait l’iniquité et l’irraison, et voulait le détruire. Le démonstratif lui permettait seulement d’en nommer les déterminations qu’il niait le plus, j’ajouterais d’ailleurs quelles qu’elles soient, alors que l’article lui paraissait plus neutre, moins engagé dans cette négativité immédiate. Audrey, Laurence, JP n’avaient encore aucune conception de la victoire d’une révolte, il n’y avait qu’une violente dualité entre une organisation sociale intolérable et l’honnêteté, de la révolte, qui va arracher le cœur de cette organisation, retrouver l’authenticité. Cette discussion s’acheva lorsque je réussis à convaincre Audrey que finir le monde était une notion plus large, parce que je pouvais concevoir que les déterminations principales de ce monde soient supprimées, mais qu’alors il faudrait également supprimer les déterminations principales d’un éventuel nouveau monde parce que je pense que le projet téléologique peut éventuellement nécessiter plusieurs révolutions ; et donc que finir le monde contiendrait nécessairement finir ce monde. J’étais cependant frappé que la théorie de la finalité soit ainsi instrumentalisée et subsumée à une catégorie centrale plus essentielle qu’elle, même si c’était le plaisir de la négativité, et la puissance grandiose de son moteur. Parce que cette façon d’instrumentaliser la téléologie, qui pour moi est la catégorie centrale, risquait de se terminer plutôt dans la catastrophe, c’est-à-dire en une fin non aboutie, que dans la réalisation consciente, qui est la suppression de soi dans la maîtrise. Youmi était à un stade de maturité différent. Il avait commencé son expérience de la critique en actes à Longwy, où il avait grandi, en 1979, lors des révoltes des ouvriers sidérurgistes pendant la révolution en Iran, et il y avait donc quinze ans qu’il se battait et se radicalisait, il avait connu des époques différentes, des défaites individuelles et collectives, des vagues de révoltes qui refluent et d’autres qui naissent. Cette position intermédiaire entre le refus immédiat qui ne grise plus, et la patience qui construit était vécue conflictuellement. Nous avions même eu une violente dispute qui passa tout près de la rupture, dès le premier jour où il me proposa de faire le film, à ce sujet. Il reprochait à Agnès et moi notre âge, signe certain de notre absence de radicalité (et il mentait sur le sien qu’il avait rajeuni, signe tout aussi certain de son malaise), nous remontrant sans cesse que lorsqu’il pourrait avoir le nôtre il serait déjà mort, ce qui à sa honte ne s’est pas vérifié. Cette prétention commençait à nous agacer, d’autant qu’elle tournait à la rengaine, et qu’elle était hors de propos en tant qu’argumentation. Aussi avais-je ainsi froissé sa susceptibilité : « Si tu veux mourir jeune, meurs jeune, mais ne t’en vante pas d’avance. Tant que tu ne seras pas mort ce n’est qu’une prétention aussi insupportable que celle d’un Voyer quand il affirme tranquillement qu’il sera lu dans cent ans, parce que s’il a raison tout le monde dira, quel visionnaire !, mais s’il a tort qui, et comment, sanctionnera ce mensonge ? » Youmi ne s’est pas resservi de l’âge comme argument, mais à mon sens il était déjà trop tard pour qu’il meure jeune. En effet, il avait déjà une vision au-delà de la simple négativité, même si ce n’était qu’une vision, mais c’était tout de même un but positif, une victoire de la révolte. Il s’agissait d’un fantasme, comme il en convenait volontiers, et c’était une sorte d’orgie mi-néronienne mi-kinoise (tendance 91) où tout était permis et où disparaissaient les limites à la destruction, à la sexualité, à la liberté de mouvements, le temps étant suspendu. Et comme Audrey avait conscience de l’émeute, mais pas de son projet, Youmi avait conscience de l’insurrection, qui est simplement une émeute dont la durée ou l’espace sont tels qu’elle ne peut pas se vivre sans interruption de conscience. Mais le fantasme de Youmi contenait déjà une maîtrise de la victoire, une exigence de dépasser le combat. Il s’en fallait beaucoup pour que ce projet soit celui que j’avais exposé dans la Bibliothèque des Emeutes. Je reconnus cependant pour moi qu’à l’âge d’Audrey j’avais un horizon comparable au sien, et à l’âge de Youmi j’avais également une vision très comparable à la sienne. Mais la construction théorique d’un projet, aussi bien pour moi que pour l’ensemble de l’humanité, si elle passait par le négatif le plus immédiat, devait aussi s’élever à la critique des autres projets de cette époque, si visiblement en faillite. Et s’il n’était plus aussi crucial de critiquer le paradis déiste, le communisme servait encore et de repoussoir pour les uns, et d’alternative pour les autres ; et la société libérale qui se réorganisait autour de la démolition du mur de Berlin et de l’occultation de l’insurrection irakienne ne se définissait pas par un projet, mais a contrario d’autres projets. Si l’incapacité à formuler l’avenir devient une grave faiblesse lorsqu’il n’y a plus de projets négatifs pour la couvrir, c’est une grande force quand d’autres projets étalent leurs ambiguïtés, et leurs contradictions. La théorie de la téléologie moderne avait à tenir compte de ces courants contraires, et ce n’est donc pas tant sa construction que le volume de sa conception qui est une affaire d’âge. Ainsi la similitude confondante entre la brièveté d’horizons de nos alliés dans Douce France et celle qui nous faisait enrager devant les émeutes et insurrections, dont la profusion lors de la période qui s’achevait contredisait en apparence la stérilité, ressortait ici, logiquement hélas, comme une grave difficulté théorique. Audrey et Youmi le comprirent du reste, parce que plus le film avançait, plus ils sentaient qu’ils s’engageaient, non dans un tract aux images animées, non dans une taquinerie de l’Etat, mais dans un affrontement avec tous les modes de pensée courants, y compris ceux en cours dans les cités où le film devait être distribué. Douce France, comme Agnès et moi le voulions, n’était plus une chronologie suivie d’une analyse de comportement, surmonté d’un frontispice d’abstractions nécessaires, mais une théorie générale, tapissée d’une chronologie et tirant à vue sur des comportements qui sont la séparation entre cette théorie et cette chronologie. Audrey s’y formait et s’y affermissait à vue d’œil, mais Youmi, dont l’intelligence était rapide et ferme, mais qui glissait vite dans le péremptoire, et posait par a priori sans le dire que la théorie ne devait être que le vieillard débile qui porte la lanterne devant l’armée en marche, se trouva de plus en plus devant ses propres contradictions et lacunes théoriques, insupportables. Car, parallèlement à ces disputes de fond, il y eut, comme vieille plaie rouverte de ce genre de projet, une lutte d’influence, principalement entre lui et moi. Je n’en suis pas fier, d’autant que je sentais cet antagonisme croître au détriment du film, qui avait pour moi une grande importance. Je connais la valeur de ce que je dis, et j’ai une conscience du temps d’une acuité douloureuse qui me permet de sentir l’irréversible d’un instant. C’est dans cette perspective d’énoncer clairement le centre du projet de la Bibliothèque des Emeutes que le projet du film était capital, à ce moment-là. Et pour cela il fallait convaincre nos partenaires de ce qui était important dans le rapport entre notre démarche et notre temps, et ce n’était pas ce qu’ils y avaient vu au départ. Ils commençaient à comprendre que le degré de cette importance les mettait devant des responsabilités, publiques et particulières, dans l’énoncé de leur propre vie, qu’ils n’avaient pas encore eu à prendre. Youmi s’était considérablement rapproché pendant ce mois de Laurence et Audrey, au point d’ailleurs que je ne le voyais plus seul, et s’était assez éloigné d’Agnès et moi pour ne plus nous relancer, la réciproque étant impossible puisque nous ne savions pas comment le joindre. Le trio avait même d’autres « projets », notamment de survie, comme partager un squat, qui les mettaient fréquemment, même dans nos réunions, en situations d’aparté. S’il n’y avait pas entre Laurence et moi une grande affinité, c’est même un euphémisme car j’étais sur le point d’exiger son exclusion quand, lors des trois dernières réunions elle cessa soudain de papillonner comme une enfant lascive, soutenant les interventions d’Audrey d’une intelligence claire mais distincte, qui surprit Agnès et moi auxquels elle avait été dissimulée jusque-là, Audrey était dès le départ fort attiré par ces longues discussions tous azimuts dont j’ai résumé quelques-unes. Et comme il avait, contrairement à Youmi, la capacité de pousser une discussion avec beaucoup de fermeté mais sans jamais d’agressivité sur des points même où la violence était inhérente, Youmi le poussait pour faire contrepoids contre moi. Mais plus le débat devenait théorique, plus Youmi était incapable lui-même d’y prendre part, et il intervenait avec des colères rentrées et des coups de boutoir qui déplaçaient les propos. Ainsi, alors que l’élaboration du film continuait d’avancer, le plaisir des rencontres diminua dans cet usant processus que, par une lorgnette sordide, on pouvait réduire à un marchandage sur des détails de texte, lourdement chargé de motivations de prééminence. Nous le regrettions tous, mais personne n’y trouva remède. Les images du film ne furent pas tant contestées, et leur choix avait été rapide, marquant une heureuse désinvolture par rapport à l’image. J’avais choisi pour la partie théorique sur la téléologie un court métrage russe assez esthétisant, en noir et blanc, solennel, un peu affecté dans ses ruptures sonores et ses courses folles de foules d’animaux traqués, les Habitants, d’Artavazd Pelechian. Notre texte était soit lu soit sous-titré, en alternance. La partie chronologique se déroulait sur des scènes de jeux télévisés comme La roue de la fortune, Le tirage du Loto, Le millionnaire et Questions pour un champion. A la partie « Frousse dense » correspondait un montage entre différents dessins animés. Le montage fut vite bâclé, bâclé est le terme, et traversa comme un fil rouge la longue chaîne de discussions qui se déroulait autour. |
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