l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      II – 1994      
             
             
             
             
             
             
             
             
    2. Monipellier, première
 

Il y avait du soleil plein la mer. Je roulais vite, fenêtre ouverte. La chaleur cognait sur mon bras sorti, sans m’empêcher de frémir en vagues polycycliques hors de phase avec le silence des écumes que la Méditerranée déroulait par l’autre fenêtre, ouverte au vent. Quand l’avion, ce début juillet, s’était posé à Perpignan dans un éparpillement de touristes, la même chaleur avait des vagues invitantes et lentes, et ton sourire par lequel je la voyais rythmée, était celui qui est silencieux, et énigmatique, serein, la tête inclinée hochant d’un mouvement continu et cadencé d’un air de dire oui, oui, ou mais oui, mais oui, peut-être les deux, pourquoi pas. Perpignan, qui m’avait paru grésiller de tant de proximité avec toi – j’étais à nouveau entré dans le quadrilatère des Bermudes au moment même où j’avais accepté cette semaine de rendez-vous entrecoupée d’un week-end, cette fois-ci c’étaient des « particuliers » (et non des « professionnels ») auprès desquels je devais étudier un nouveau concept d’assurance –, était devenu en trois jours une fournaise inhospitalière. Petite ville provinciale, pas suffisamment collée à la mer pour retenir le flot hébété du bronzage mécanique, elle venait même par la flagornerie de son maire pour ce bétail rougi, craintif, flasque et les mamelles breloquantes d’économies, d’interdire son centre « historique » sans histoire aux SDF, redécouvrant ainsi les villages de Potemkine, ce ministre zélé qui pour une tournée de la tsarine en Ukraine avait jalonné la route de faux paysans, heureux et bien nourris, chassant pour la durée de ce voyage impérial les crève-la-faim et miséreux dont la vue auraient offensé la souveraine et peut-être inquiété la place du ministre. J’avais eu à me débarrasser d’un dernier interview, ce samedi matin, avant de pouvoir courir sur l’autoroute qui part vers le nord, deux ou trois heures de route à peine pour Montpellier. Je m’étais juré prudence, mais comme d’habitude je ne résistais pas à tester la vitesse de la voiture de location, et comme d’habitude, je jouais à moitié aux mêmes jeux que quand j’étais enfant à l’arrière de la voiture, des fantasmes de seigneur de la route, où doubler peut être un triomphe, et être doublé une honte. Mais ce jour-là, mon sang battait trop irrégulièrement pour que le danger de ma conduite ne soit pas un dérivatif bien venu, quoique insuffisant, pour ne pas me faire souvenir de cette autre voiture de location où, roulant moins vite sous le ciel gris, je pensais aussi à toi, jusqu’au coma dont j’étais sorti parce que j’étais là aujourd’hui. La différence était entre la calme gaieté pleine de détermination d’alors, et l’excitation fébrile, l’adrénaline irrépressible maintenant, qui me faisait prendre plus de risques, mais avec moins de chances d’accident.

Lorsque, un mois plus tôt, j’avais constaté ton changement de numéro de téléphone, j’avais seulement compris la réelle violence de ton rejet. La première semaine consécutive à ce constat, il n’y avait eu que de la pluie en moi, une pluie sale et piquante, une pluie grise claire, misérable, indifférente aux hurlements, qui tombait, mouillait, tombait, mouillait. J’en extrayais quelques noueuses poussées d’idées liées, mais qui retombaient sans force, pétrifiées en colonnes de basalte creuses comme des décors de cinéma, écroulées d’un coude frôleur. Ta brutale fermeture, car j’avais fini, douloureusement, de décrocher de toutes les autres raisons qui font changer une ligne de téléphone, agit donc d’abord comme un couperet. Et puis, aussi rapidement qu’incongrûment, je commençai à l’approuver. J’étais bien obligé de constater que pas plus d’une semaine après la première tentative je n’avais déjà plus résisté à hasarder la seconde. Et si cette relance m’avait paru avoir été repoussée très très longtemps, à cause des avalanches de pensée, et de mon horreur du téléphone, sans compter mes propres sabotages intérieurs qui me font souvent renoncer à ce que j’entreprends et m’imposent de faire le contraire de ce que j’avais décidé, au nom de la liberté-au-bon-dos, au nom de la contradiction enfantine qui pousse à la division interne et veut voir comment je me sortirais d’un contrat, fût-il avec moi-même, non rempli, sabotages d’ailleurs qui semblent investis avec malice par la peur, et avec gravité par ton avocat qui continue de clamer, souvent fort peu audiblement, contre tous les actes qui me poussent vers toi, je savais confusément que dans un mode d’analyse plus éloigné de la passion, donc plus proche du tien, rappeler au bout d’une semaine n’aurait pas paru incroyablement long, témoignant de la paresse, du détachement, de l’indifférence, mais incroyablement court, preuve de l’incontinence, de la précipitation, oui, d’un forcing maladif et encombrant. Il me parut cependant plein de dangers et de menaces nouveaux que tu changes ta ligne de téléphone maintenant, alors qu’à Paris jamais le 271 67 37 n’avait été modifié, tant ma phobie du téléphone me l’avait fait peu utiliser pour te harceler, phobie qui n’avait pas diminué de manière significative depuis. Ne l’avais-tu jamais remarqué ? Ou bien était-ce simplement un signe par lequel tu voulais signifier que ton refus était encore plus ferme qu’il ne l’avait jamais été à Paris ? Ou bien encore, une autre raison, non liée à moi avait-elle précipité cette décision, appartenant plutôt à l’univers fantasmagorique des « autres problèmes » auxquels tu avais fait allusion ? Puis la voix intérieure, celle que j’avais déjà entendue, claire, ferme, haute, la justice et la raison en d’autres termes, m’exhorta à l’honnêteté, « rien qu’en juin, combien de fois l’aurais-tu appelée ? ». C’était bien là une question idiote puisque au plus tard le 3 juin je ne pouvais plus t’appeler répondit sèchement le casuiste. Mais derrière ce personnage de façade, je m’avouais que savoir ta seule voix si accessible aurait sans arrêt torturé mon stoïcisme, tenter de me justifier et d’obtenir ton pardon aurait poussé ma volonté, drivée par l’angoisse du désespoir et par la souffrance du rejet, et te convaincre combien j’avais changé aurait ordonné mon besoin de décrocher le combiné aussitôt raccroché, même si c’était, la plupart du temps, pour le raccrocher aussitôt décroché. Changer ton numéro, quoique aussi une sanction très violente, un déni de confiance, m’apparut ainsi comme la suppression sensée d’une tentation interdite et irrésistible, et je goûtais de m’entendre, par ce biais, louer ta perspicacité. Et puis, je me représentais aussi, et c’était le plus fâcheux, combien tu aurais sursauté, à chaque fois que ton téléphone sonnerait, comment tu aurais tenté d’empêcher tes enfants d’y répondre, redoutant que je ne leur parle, et comment chaque fois tu aurais dû te fortifier, d’un courage inutile et pourtant nécessaire, pour me répondre, c’est-à-dire tel que tu l’envisageais actuellement, pour m’affronter, même quand ce n’était pas moi.

Puis je n’arrivais plus à comprendre comment tu pouvais supposer que le changement de ton numéro de téléphone et le retournement définitif de Dominique Coutel pouvaient te paraître des mesures aptes à détruire mon attirance. Au contraire ce fut comme un appel brutal. Non seulement c’était un geste direct vers moi, non une tranquille indifférence, mais un effort de ta part qui nécessitait des démarches administratives, l’inconvénient de prévenir tous ceux qui auraient droit au nouveau numéro (je me demandais si Dominique Coutel serait sur la liste) mais on en oublie toujours, peut-être le désagrément d’être privée de téléphone pendant quelques heures. Mais surtout, c’était la suppression des fusibles, des voix de négociation, de la médiation de ce qui certes m’avait permis d’approcher, mais tout en restant à distance. Pouvais-tu penser que cela me rebute, que, constatant le fait je me dise, « ah, tiens, elle ne veut pas m’entendre, bon, d’accord, je vais donc l’oublier » ? Sinon, il fallait interpréter le geste dans un sens différent, dont je l’avoue je me méfiais, car cela signifiait qu’il fallait que je vienne, parce que c’était en vérité la façon la plus rationnelle de m’attirer à portée de main, puisque toute possibilité intermédiaire de te contacter, entre ta personne physique et la mienne, était supprimée. Je préférais une autre morsure intérieure me laisser supposer que la suppression de ton téléphone était causée par une autre catastrophe de ta vie, et cette angoisse, assez peu sincère, se pavanait en première ligne de mes motivations de venir à Montpellier, puis en introduisit une autre, plus aiguë et me torturant davantage, qui était que si tu avais changé de téléphone, il était donc aussi possible que tu avais changé d’adresse. Et je n’avais plus aucun autre moyen de le savoir que d’aller voir.

Après Béziers, qui pour moi était la ville dont était revenu le cadeau que je t’avais envoyé pour ton anniversaire en 1986, la chaleur et la peur se donnèrent la main dans une drôle de sarabande, une sorte de fièvre qui me suggérait le ravin, et une torpeur qui renversait mon regard halluciné vers l’intérieur, tout près des rêveries de l’aube. J’imaginais alors ta maison : une grande bâtisse bourgeoise méridionale du début de ce siècle, avec des toits en tuile rouge, beaucoup de lierre sur la façade, située comme celle que dans l’un de mes rêves j’avais prêtée à ta mère, mais plutôt en épousant le virage de la route qu’en le forçant, et moins petit bijou, plutôt cube compact, aux murs gris, simples, aux fenêtres renfoncés, une grande fraîcheur élégante et discrète. J’imaginais un grand jardin, non travaillé, une cave avec des vins rares, une tonnelle, des variétés multiples d’arbres, hauts et aérés. Il y avait probablement des chiens, une grille, et j’étais persuadé qu’il était difficile d’approcher sans être vu. Et puis je me disais « mais non ! » et mon imagination construisit une cité pour cadres, un peu comme celle où tu habitais avec ta mère à Ville-d’Avray, armatures métalliques, verres fumés, murs blancs, gazons ras, immeubles courts et cubiques, grands balcons, politesse distante et méfiante.

En arrivant à Montpellier, le cuir tanné de ma gorge ne parvint pas à me convaincre de différer d’aller voir avant d’aller boire. « Je passe une fois devant en voiture, c’est tout », ordonnai-je en tremblant à l’ensemble de mes cellules qui paniquaient en ordre dispersé, non sans connaître la pente qui généralement fait suivre un deuxième passage au premier, un troisième au deuxième, me rapprochant toujours en cercles de plus en plus courts, comme l’insecte de la lampe, sans pouvoir s’arracher à cette attirance fatale. Ta rue, ce crochet d’une douzaine d’habitation à l’intérieur d’une autre rue, était en pente, et j’y laissais glisser ma voiture, comme sur la pointe des pieds. En passant devant chez toi (devant chez toi ! dit quelque chose de jubilatoire près de mon cœur), Nuy était en train de bricoler dans le garage ouvert. Je ne pouvais donc pas m’arrêter. J’allais au café le plus proche, et cinq minutes plus tard, voilà Nuy qui vient y acheter des cigarettes. J’étais donc repéré non seulement avant de t’avoir vue, mais avant même d’avoir su si tu étais là ! Ainsi je retrouvais les réflexes et les sensations d’il y a dix ans, à mon tour comme si c’était hier. Et c’était toujours la même malchance d’être repéré, parce que tu agis comme si le fait de t’apercevoir est une grave atteinte, je n’ai jamais compris ce qui en était blessé chez toi, ton intégrité, ton amour-propre, ta pudeur. Pour moi cette curiosité avide et que rien en moi ne sait interdire est vécue fort différemment : c’est un cadeau à ma tendresse, qui se comporte en l’occasion comme une nymphette boudeuse de laquelle serait épris le lourd et fruste sentiment de curiosité, mais qui est courageux jusqu’au téméraire et qui paraît aussi indélicat qu’il l’est en vérité uniquement, mais à sa façon pataude, trop sincère. Et c’était d’autant plus un plaisir de te voir sans être vu, parce que, dans cette incommunicable gentillesse d’enfant, je pouvais ainsi t’offrir en plus ma discrétion.

Le samedi entre trois heures et huit heures, je suis repassé quatre ou cinq fois, en voiture ou à pied, toujours vite, l’effroyable terreur au ventre, et l’impression horrible d’être dans un champ découvert, face à une rangée de canons, aveuglé et incapable de te voir. La dernière fois cependant, j’étais revenu après dix heures, c’était la nuit, alors que j’avais contourné ta maison, j’entendis enfin ta voix dirigeant Nuy qui sortait prudemment du jardinet pour remonter la rue alors que j’étais dans le bas. Enfin, j’éprouvais ce grand soulagement que j’étais venu chercher, enfin la caresse de ta voix, qui pourtant commandait une manœuvre contre moi, enfin la certitude que tu étais restée là, à cette adresse qui était mon cordon ombilical si fragile et si vital. Tu étais un général, envoyant ta troupe au combat, troupe nuydicule certes, mais ce retrait qu’elle te donnait dans l’obscurité, où ta voix résonnait pleine, riche de crainte, de colère, de détermination et d’intelligence, et c’était une position dans laquelle je retrouvais en toi ce qui me plaisait, même si j’aurais préféré que ton ennemi fut alors n’importe qui d’autre, et que ton champ de manœuvres fut plus grand. Il m’aurait été facile de venir à toi à cet instant sans même qu’il n’y ait d’affrontement, ta faible armée fourvoyée dans la mauvaise direction étant tournée, mais je suis toujours frappé par l’espace de rejet physique que tu es capable de dégager contre moi, et maintenant que la nuit était tombée, ce cocktail de peur, de colère, de ressentiment créé autour de toi comme un anneau négatif, qu’on rencontre dans les récits de science-fiction, et qui peut y être une force électromagnétique, maléfique ou protectrice, que je ne sais pas désamorcer ; de plus cela me paraissait à ce moment-là, moi qui avais la chance d’être apaisé par la certitude de te savoir présente, une violence contre toi, qu’il aurait d’abord fallu que je commette contre moi. Ainsi, de manières très finement contradictoires et imbriquées, avançaient ma violence d’être là, que je ne pouvais pas ignorer, mais que j’ai toujours voulu te faire admettre comme n’étant pas une violence, et le refus, que j’avais profondément gravé dans les six mois de l’hiver précédent, de te faire violence en te surprenant dans un moment où, conduisant des opérations militaires contre moi, tu pourrais en avoir peur ; et la certitude que cette différence profonde entre ce que tu penses être une violence et ce que je pense être une violence ne soit même pas envisageable, et s’il m’était permis de te faire réfléchir la comparaison son résultat aurait très peu de chances d’être acceptable par toi, n’y change rien. Mon intention était de t’approcher avec patience et douceur, douceur et patience. A la longue ce serait reconnu.

Le lendemain matin, après une nuit courte et agitée, qui restaura l’envie rongeante de t’entendre, peut-être même de t’apercevoir, comme si la veille n’avait rien été, et c’est bien cette envie démesurée qui te contraint tant à te défendre, lorsque je reparus, la maison était bouclée, et une voiture différente était garée devant. Je pensais alors que cette désertion était entièrement liée à moi. Je n’avais plus le temps de retrouver une piste. Je devais être à Perpignan le même soir, le travail me donnait au moins des limites extérieures que je réussis à transformer en impératifs, et je risquais d’être bloqué à Montpellier par le Tour de France qui ce jour-là y faisait étape. Je partis convaincu que rester, te chercher, ne serait qu’une usante frustration, puisque tu savais que j’étais là, et que tu avais fui. Je ne t’avais donc même pas aperçue. Mais je t’avais entendue, tu n’avais pas déménagé, et aucune catastrophe, dont j’avais exorcisé et occulté d’un même mouvement dans la terreur de l’approche les spectres lancinants, ne m’était apparue. J’étais très partagé sur le bilan de mon approche qui semblait n’avoir eu pour seul effet que d’exacerber encore ton hostilité. Comme pour le coup de téléphone cinq semaines plus tôt, je n’avais pas pu faire jouer la surprise pour y engouffrer mon innocence, et c’était donc le contraire qui t’en était apparu. De plus, ta fuite de dimanche matin remettait en cause la principale raison de mon apaisement de la veille, qui était d’être sûr que tu sois restée à l’adresse que je connaissais : car maintenant que j’avais franchi toute la distance physique, est-ce que tu n’allais pas juger que le temps était venu de changer d’adresse ? C’est donc avec une espèce de plaque horizontale dans le ventre, moitié-frustration, moitié-déception d’être si maladroit, et la pensée faisant des volutes en spirale, où la tendresse se mêlait d’amertume, et où je devais lutter pour éviter de faire demi-tour, revérifier si tu n’étais pas rentrée maintenant, dimanche soir, que je retournais à Perpignan.

La grande passion qui m’est née pendant la puberté et qui m’est restée depuis, le football, m’avait souvent paru un dérivatif utile, même s’il a toujours été très limité dans les tourments que tu m’as fait subir. A la télévision, un match de football continuait d’être le seul sujet sur lequel j’avais un espoir de me concentrer suffisamment, non pour ne pas penser à toi en même temps tout de même, mais pour accrocher mon trop-plein à un déroulement, à une forme d’ébauche libidinale qui gardait, par habitude ou par goût, une validité en elle-même. Les coupes du monde, comme celles de 1986 et surtout de 1982, avaient apaisé, légèrement mais tout de même, les crises dans lesquelles j’étais alors par rapport à toi. Le jour où je suis parti de Montpellier pour Perpignan était celui de la finale de cette édition-là de la coupe du monde, entre le Brésil de Romario et l’Italie de Baggio. La veille au soir, dans mon hôtel de Montpellier la petite finale, qui avait été à sens unique, avait manqué de capter mon attention, et je crois bien que c’est la première fois depuis la finale de 1978 que je ne voyais qu’une partie d’un match de ce niveau qui, il est vrai, est très discuté parce que, se déroulant entre deux équipes battues, donc démobilisées, et manquant de toute l’intensité d’un enjeu. Mais ce soir-là, pour la première fois, j’eus du mal à suivre une finale, tellement mon envie de me jeter à tes pieds, de vouloir t’expliquer, de te prier de me pardonner, était puissante. C’était la quinzième seulement de ces finales, ton père n’était pas né lors de la première, et c’était, symptomatiquement la première sans but. Je crois bien que l’élément qui m’y lia le plus était que, la veille, j’avais aperçu un ballon de football dans ton jardin et, conséquemment, j’imaginais que ton fils avait pu s’enflammer comme moi jadis pour ce jeu, et te forçait peut-être de cette tyrannie du caprice enfantin à regarder cette grande finale à la télévision. Je me disais ainsi, dans la misère de l’éloignement si grand maintenant entre Perpignan de Montpellier, qu’il y avait une certaine probabilité que tu regardes la télévision, en cette fin d’après-midi, et que si c’était le cas, il y avait une certaine probabilité pour que ce soit la même chose que moi, cette finale aussi triste que je l’étais, et peut-être toi aussi. Et, sur cette hypothèse ténue je n’entretenais pas seulement mon maigre intérêt pour le match, mais j’inversais cette tristesse en une lueur de fraîche gaieté, pleine de connivence. Mais la lettre que je t’écrivis, dès la mi-temps, fut un bien meilleur analgésique, même s’il est toujours redoutable d’atténuer un tourment en utilisant un excitant.

Je ne pouvais en aucun cas me méprendre sur ta bienveillance. Tu m’avais interdit ton téléphone, m’ayant vu devant chez toi non seulement tu ne m’avais pas reçu, mais tu m’avais envoyé ton chien, puis tu m’avais fui, en laissant probablement ta maison à la garde de quelqu’un animé des plus mauvais sentiments à mon égard. Même la coquetterie, dont j’avais souvent remarqué qu’elle te prêtait des gestes, des signes équivoques, tant tes habitudes mêmes provenaient du jeu de séduction, n’avait pas paru ici une seule fois. Et pourtant, comme lorsque tu avais coupé le téléphone, l’effet d’une hostilité si marquée, si unilatérale, si injuste, n’a coïncidé chez moi qu’avec un brusque surcroît d’attirance. J’ai vu ton intransigeance dans le rejet, souvent parsemé de petites piques particulières, non comme les souffrances qui en découlaient, qui d’ailleurs n’étaient jamais ce qui était le plus douloureux parce que tu touches rarement juste lorsque tu cherches à me toucher, pour me faire souffrir efficacement, si j’ose dire, il faudrait que tu me connaisses mieux, mais d’abord comme un geste précis et intentionnel à mon seul égard, qui me paraît tellement riche en motivations, en effort et en réflexion, que je le prends comme une offrande indirecte, comme l’expression de l’importance que j’ai dans ta vie. Et ces violences conscientes que tu commets contre moi, autant à cause de cet effet inverse qu’elles provoquent par contrecoup que par le désarroi et l’inquiétude qu’elles traduisent, appellent paradoxalement une réponse, une tendresse, leur acide et leur acier fondent dans la masse chaude de l’espoir, ces repoussoirs ne sont que des aimants déguisés.

Comment pourrais-je expliquer, rationnellement, ma propre conduite ? S’il me fallait absolument venir à Montpellier, pour ce qu’il faut bien appeler braver ton refus on ne peut plus net, s’il me fallait absolument m’assurer que tu avais reçu les extraits de manuscrit que je t’avais envoyés après notre conversation téléphonique et au sujet desquels le manque de réponse me torturait – les avais-tu reçus, lus, appréciés, ou les avais-tu détestés, même pas lus, même pas reçus parce que la poste se trompe souvent, parce que quelqu’un comme moi jadis volait peut-être dans ta boîte aux lettres, parce que tu avais peut-être déménagé ? –, la démarche ne serait-ce que cohérente avec la conduite que je m’étais tracée aurait été de venir droit à ta porte, bonjour, constater que tu allais bien, te proposer à nouveau mes excuses, et tenter d’atténuer ce terrible ressentiment, dont je ne concevais pas encore toute l’ampleur, tellement j’étais convaincu de mon propre repentir, auquel il manquait justement l’extrême, noyé dans les modérations invraisemblables que j’avais construites dans l’abstrait. Mais la peur, bien plus que de nous empêcher de commettre des actes, nous pousse à privilégier des lignes de conduite qui sont en contradiction avec nos projets, parce que nous perdons d’abord l’unité d’un discours, ensuite certains moyens simples nous deviennent si impraticables qu’ils en disparaissent de notre champ du possible. C’est ainsi que mon approche, hypocrite dans sa timidité de vouloir seulement vérifier que tu habitais toujours à l’adresse indiquée, témoignait, tout autant que ta réaction, de la profondeur de notre conflit d’il y a dix ans, retrouvant automatiquement les comportements que nous avions découverts et construits alors et qui demeurent corsetés et interdits de parole, par la peur. J’avais été repris complètement par les délices et les horreurs, aussi imprévues quoique si prévisibles, de cette tentative d’aller vers toi, de plus en plus près, trouvant à chaque avancée irrésistible une nouvelle pile d’embûches auxquelles je m’attaquais joyeusement, une nouvelle occasion de me brûler auxquelles je me consumais sans reconnaître que je rejouais mon propre passé. Mon grand espoir n’avait finalement été que celui que je connaissais si bien, de te voir sans être vu, qui n’est bien sûr qu’une étape précédant celle de te rencontrer, donc après t’avoir revue en cachette, dans la rue, par hasard, bien entendu, moi me persuadant même du complet hasard de cette rencontre dont à aucun moment tu n’aurais pu être dupe. Mais je continuais de rêver, là aussi délices et terreurs jouent au jour et à la nuit, de ton sourire apaisant, suivi de la marque de ton indifférence que je ressens comme une raréfaction croissante d’oxygène, bien plus dangereuse que ton hostilité. Et la distance étrange entre mes intentions et le cours final de mon action s’est peut-être manifestée le mieux lorsque, roulant pour la première fois devant ta maison, et à ce moment-là le fait de venir droit à toi n’était même plus une éventualité plausible étant donné l’état de ma peur qui avait presque causé une extinction de voix au moteur de la voiture tant je la voulais seulement glisser toute respiration retenue, j’avais aperçu Nuy, et quittant les lieux vers le café du coin je méditais ce que je venais de faire : c’était une de ces ébullitions sauvages, sauvages parce que s’y mêlent justement la peur, la raison, le plaisir et le regret, la forte présence de ton sang dans le mien, le souvenir immédiat, et la projection vers un avenir immédiat. Et je me disais comme porté par ces vents puissants et contradictoires, « eh bien, il fallait t’arrêter, et lui parler à ce Nuy, faisons la paix en grand », lorsque, au milieu de cette réflexion, le même Nuy apparut à trois mètres de moi seul client du zinc, et lui seul client du tabac, rien ne nous séparant que ma profonde stupeur et un verrou fait de dégoût bien plus que de haine, qu’à ce moment précis, où pourtant j’y pensais, j’étais incapable de combattre efficacement.

J’avais aussi été consterné par l’endroit que tu habitais. D’abord, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi Montpellier méritait ces éloges qui lui sont déversés depuis quelque temps, ou alors si, mais j’y comprends l’espèce d’entraînement dans l’éloge qui parfois, dans les modes, transpose et la piètre satisfaction des médiocres et la crainte, plus raffinée, de ceux qui savent renchérir sans ennuyer, lorsqu’ils sentent que ne pas le faire serait une périlleuse et peu harmonieuse tentative contre le courant, qu’ils respectent par-dessus tout. Montpellier, ainsi, ne me semble bénéficier que d’avantages surfaits. Les tentatives mêmes du marketing de la ville, mais tellement calquées sur celles de toutes les autres villes de mêmes dimensions, de lui octroyer, ou plutôt de s’autonommer métropole internationale, ne cachent pas que Montpellier, à distance comparable de Marseille, Toulouse et Barcelone, et qui subit l’influence des trois villes plutôt comme un écartèlement que comme leur carrefour, demeure une lointaine vassale de Toulouse, comme le remarquait judicieusement un correspondant de la BE qui habitait à proximité. Que la ville soit près de la mer ne fait que ressortir, comme pour Perpignan, qu’elle en est séparée, et par des endroits aussi invivables que Palavas et La Grande-Motte, agglomérée dans la destruction touristique du littoral. L’arrière-pays est aride et dur, et d’un pittoresque prétentieux et asservi. Sans doute le climat y est-il doux et chaud, mais justement je sais que tu crains la chaleur, et tes yeux la lumière trop vive. Le petit centre historique montre à l’œil complaisant ce que la rénovation des centres-villes a accompli pour vingt-cinq autres centres-villes de France ; et à l’œil critique que, malgré et à cause du chauvinisme local, Montpellier souffre lourdement de la comparaison de ces vingt-cinq autres villes. Son passé sent le XVIIIe siècle, et c’est celui qui a creusé la profonde laideur de la provincialité en France, faite de petitesses et de jalousies ridicules, de compétition aigre avec Paris que Paris ne sent même pas, de complexes d’infériorité surcompensés, et de poliçage réciproque de la population, où chacun s’observe, se craint, s’évite. Les grands travaux qu’y a menés un maire bien d’aujourd’hui en ce sens qu’il ambitionne pour sa gloire de petit fonctionnaire celle qui distingua les princes trois siècles plus tôt, à savoir laisser son nom dans la pierre de la ville qu’il a été amené à gérer, seront, je l’espère, rasés par ses successeurs, contraints de faire de même. Ils portent en eux la satisfaction petite-bourgeoise d’avoir porté en façade de la cinq centième ville d’Europe son accroissement démographique des vingt dernières années sous forme de taxes locales, et l’insatisfaction petite-bourgeoise, qui donne à son clocher, qui a beaucoup grandi, quoiqu’il ait rapetissé dans un monde qui grandit plus vite que lui, des prétentions à la fois wagnériennes et bonhommes, outrancières dans le style qui reste pourtant d’une grande banalité. Ampoulés de noms antiques, greffées sur un centre auquel on a au contraire voulu restituer le plus de vieillesse que possible, ces constructions nouvelles représentent finalement les horizons de la moyenne de la population, qui travaille le nez dans le guidon et qui s’ennuie télévisuellement dans l’étendue grandissante du petit pavillon. Plate et molle, l’intelligence de ces assemblages monumentaux d’un passé qu’on veut exagérer et d’un présent qu’on veut éterniser, ne s’exprime finalement que dans l’argent, celui qui est dépensé pour un tel ersatz de grandeur, et celui qui est perçu, auprès de la crédulité du public, qui vient en consommer l’ancien et le moderne dans une même vénération bornée, résignation anxieuse et hâte ennuyée, et qui finalement en exige encore davantage. La seule nouveauté y paraît cet arrivisme sans âme, qui distingue d’ailleurs les politiciens contemporains, et qui consiste à vivre à crédit sur le salaire de la postérité. Montpellier serait en outre une ville universitaire. La belle affaire ! Je ne connais aucune des villes de France du second et du troisième rang, Paris étant seul au premier, et Montpellier partageant le troisième derrière Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Bordeaux, et peut-être Strasbourg et Nantes, avec quinze à vingt autres prétentions locales identiques, pensons à Grenoble ou Metz, à Rennes ou Tours, qui ne soit pas affublée de son lot estudiantin. Déjà persiflée en 1968 pour son ignorance du monde et de la vie, malgré la formelle prétention contraire, cette catégorie de la population, la seule à se révolter toujours parce que sans risque, a montré au fil de ces révoltes sa dégénérescence profonde, son acceptation d’être ce bétail de réserve du salariat, mais tout de même en position au moins intermédiaire. Sans hauteur de vue, sans observation critique sur son temps, pas même sur l’éducation dont la bureaucratie a réduit le savoir à des passages en filières et des débouchés en tire-bouchon, les étudiants ont depuis longtemps abdiqué le pouvoir de dire les grossièretés que ce monde mérite, aux lycéens qui les devancent dans la rue, et dans la mode même. Etre étudiant c’est avoir abandonné, en toute connaissance je pense, la dignité de la grandeur humaine, du savoir nécessairement insatisfait, du monde, comme accident de la connaissance. Et cette population assez homogène, vivant au ralenti, et parquée dans un coin bien éclairé, où elle reflète à la fois la middleclass dont elle est majoritairement issue, et les serviles espoirs d’ascension de cette middleclass, ne fait plus le charme des villes où elle étudie, à part dans l’habitude encore bien implantée de supposer qu’étudiant égale jeunesse, et que jeunesse égale plaisir de vie. Mais les étudiants de cette fin de siècle n’ont plus de plaisir à vivre, et sont déjà vieux, dans leurs schémas de pensée, sans pourtant avoir encore vécu.

Le quartier périphérique que tu habites, je l’ai trouvé plus que décevant, anéantissant. Loin du centre, tracé expressément pour une population récemment accourue, duplicata sans imagination de cent autres quartiers constitués de la même manière, par les mêmes opérateurs à travers la France, ayant probablement même un alter ego dans la même agglomération, il s’apparente davantage à une banlieue qu’au quartier périphérique qu’il est pour l’administration. Le goût du mystère, cette silencieuse noblesse que j’ai toujours admirés en toi – et je continue tout de même – et que lors de la rêverie pendant le trajet Perpignan-Montpellier j’avais projetés dans quelque demeure élégante, aux alentours riches en jeux d’ombres et de lumières, faisaient complètement défaut. Ce lotissement était visiblement une division étriquée de parcelles, où le mètre carré et son prix sont les maîtres urbanistes, et où le goût s’arrange selon le niveau de soumission. Toutes les maisons sont identiques, il en existe peut-être quatre modèles, qu’on peut d’ailleurs appeler modules, variant selon le nombre d’enfants, de voitures et de chiens. La tienne était même divisée en deux, comme beaucoup d’entre elles, comme si c’était deux maisons accolées. C’est certainement ce passe-passe d’architecte, qui permet d’oublier qu’on est deux familles sur une maison, et qu’on finit par croire qu’on a une maison entière à soi, qui est la plus grande finesse dans ce paysage désolé. Chacun de ces lots a un infime jardinet dont il est facile de concevoir l’épuisant et obligatoire entretien, car une impitoyable concurrence sur leur tenue ligote pendant le meilleur de leur temps la plupart des pauvres de ces voisinages. La voiture est sacro-sainte, elle seule permet d’aller ravitailler, travailler, sortir de cette prison, et je me demandais si mes leçons de conduite avaient finalement abouti quoique je pensais plutôt qu’elle t’auraient servi d’excuses du genre « ça m’a dégoûté d’apprendre à conduire ». L’homogénéité des habitants y est tout aussi déprimante : familles à enfants, tous du même âge, et retraités, en partie sans doute les parents de ces familles-là, la middleclass dans toute sa déchéance, satisfaite, prétentieuse, mais aussi grugée dès la première pierre posée, dès le premier franc déboursé, posant comme une poule dans son faux calme qui est l’ennui et dans son faux dynamisme qui est l’angoisse, son plumage fardé, et ses œufs de Pâques. C’est là, au milieu d’un faux labyrinthe de ruelles, à sens unique, au centre de cette petite rue privée, ce qui indique une copropriété, donc des dettes, cachée à la vue des passants, qu’était réfugiée la femme que j’ai connue le plus naturellement faite pour l’éclat, assiégée de problèmes de gestion, de marmaille et de bricolage, comme si c’était une vulgaire madame Bovary raisonnable. Avec une forte tristesse teintée d’amertume, je pensais au HLM voisin, qui m’était apparu avant d’arriver dans ta rue, et je n’avais pas pensé que tu puisses habiter un tel endroit, mais maintenant je le regrettais, car au moins il faut s’y battre, y respirer pour vivre, et partir est le but de ceux qui arrivent. Ainsi en a-t-il toujours été : je trouve ta vie poignante, la médiocrité de ton existence me surprend à chaque virage. Je sais quelles foudres peut m’attirer de t’en parler, mais au moins les foudres sont moins médiocres que cette étouffante misère qui endort, qui tue par le temps, dans un long et irréversible supplice que par mépris du pauvre on appelle la vie, et qui en est tout le contraire.

Dans cette découverte de l’endroit où se déroulait ton existence, je construisais la suite logique des aperçus que j’avais eus, en 1973 et 1982. J’avoue qu’il m’était difficile de concevoir un sujet de réflexion plus déprimant. D’entrée me revenait la certitude qui m’avait frappé, sans explication plausible, en 1982, quand j’avais reconstitué, selon la courbe que je ressentais, que le zénith de ton existence avait dû être très précoce, vers les dix-huit ans, c’est-à-dire en 1975, et que je l’avais manqué. Le décor si banal de ton existence actuelle, ta réaction à la fois exagérée et sans distinction vis-à-vis de moi, tendait à confirmer la pente douce d’une existence gâchée. Pourtant, je n’ai jamais cessé d’être convaincu de ton génie. Il est trivial de penser que cette obstination à te trouver du génie est due à mon attirance pour toi, et que je m’aveugle sur la négation la plus totale du génie dont ton existence est le cheminement signalé. Mais je récuse cette équation : d’abord, je pense que c’est effectivement une trace d’un génie d’avoir réussi à me bouleverser au point où tu l’as fait, même si la vérification de la génialité serait dans un bouleversement équivalent, mais au niveau du monde ; ensuite, le génie n’a pas besoin de s’exprimer à tout moment, et il peut ne survenir qu’un très bref instant dans une vie, il n’est pas directement dépendant du zénith de la vie, bien entendu s’il paraît au zénith il y serait plus remarquable, mais à un autre moment, il n’en est pas moins un génie ; c’est déjà dire combien il me semble que le tien se comporte comme celui de la lampe d’Aladin, enfouie au fond de ton grenier, et que le malheureux état de notre relation fait que chaque geste que je tente vers lui est contré par un enfouissement supplémentaire ; et puis, je n’ai rencontré aucun autre génie durant ma vie, je manque donc d’indications sur leur fonctionnement. On sait seulement que le génie peut exister sans qu’il en soit fait usage, soit manque d’occasions, soit philosophie profonde, soit inconscience. Du tien, je ne connais que deux données essentielles et qui me paraissent suffisantes pour l’attester, bien que je ne me cache pas qu’elles ne paraissent suffisantes qu’à moi, les autres attendront en ricanant une preuve de ce génie si discret : c’est l’étendue de ton esprit, et je n’en ai pas rencontré de comparable, et c’est la pulsation de ton sang, qui est à la mesure de cet esprit, c’est-à-dire d’une envergure sans comparaison. D’avoir retrouvé ce potentiel immense enlisé dans le minuscule quotidien d’un lotissement de banlieue de province m’a bien sûr fait douter de sa réalité, et par la même occasion je me suis pensé aimer une femme tout à fait quelconque. Poursuivant ce constat, j’ai même admis que les chances que ton génie se manifeste sont devenues très faibles, et que je n’aurais donc probablement pas la justification que l’amour semble nécessiter, à savoir qu’une telle intensité ne peut être que l’effet d’une grandeur similaire. Cependant, ton génie n’est pas une excuse de mon amour pour toi. J’aurais même sans doute eu plus de gloire à aimer une femme sans qualités, et ton génie est plus un obstacle en ce sens que, comme il ne se manifeste pas, je suis contraint de le reconsidérer à la lumière du temps qui passe, comme un embarras ; et s’il se manifestait, il te mettrait très probablement fort loin hors de ma portée, moi qui n’en ai pas. J’aime donc une femme très ordinaire, avec un potentiel extraordinaire, qu’elle-même refuse d’accréditer.

Ce type de réflexion, dans l’enchaînement d’un acte comme celui qui m’avait conduit à Montpellier en juillet 1994, fait aboutir à une sorte de trou noir, ces moments de sous-tension de la passion, où tout est dégradé, mais insuffisamment pour détruire la passion, dont l’emprise est à ce moment la seule consolation, détestée. Je savais, je commençais à comprendre que toutes les raisons raisonnables que j’avais de venir vers toi étaient aussi des leurres, même si je les pensais encore sincères. Mais ton rejet profond, ton incroyance de ma sincérité, ta reprise de l’hostilité telle que nous l’avions laissée huit ans plus tôt, les transformait en leurres. J’étais donc en train de m’enfoncer dans une impasse, et j’avais déjà la tête dans le mur. Mais l’élan que j’avais retenu tant d’années, et auquel j’avais enfin lâché la bride, ne me permettait pas de sortir de l’impasse. Comme un automobiliste qui s’est trompé d’embranchement d’autoroute je continuais à foncer dans une direction qui m’apparaissait être fausse, sans pouvoir faire demi-tour, et freiner n’aurait fait que durer cette faute. Mais en même temps tout rapetisse : le soleil se couche, l’horizon des perspectives diminue, voire disparaît, la température baisse, la pensée même s’engourdit dans cet étrange écartèlement entre une direction fausse, et une incapacité de la corriger. J’imagine que des stratèges ont ressenti ces impressions lorsqu’ils savaient qu’à toute force ils entraient dans la défaite. Probablement aussi ont-ils connu cette amertume des déceptions très intenses qui s’annoncent à travers de nombreux signaux, qu’eux seuls repèrent, mais qui sont infaillibles : le comportement de leurs meilleurs soldats lors de telle escarmouche où ils ont été soudain lents et lourds là où auparavant leur vivacité surprenait toujours, le silence lors du conseil où d’habitude se précipitent les avis, les regards narquois des civils qu’on connaît serviles et empressés quand toutes les chances sont encore ouvertes. Mais peut-on ordonner une retraite sur de tels signes ? Et d’ailleurs, cette retraite ne serait-elle pas un massacre pire que celui qu’on sent se préparer ? Alors, marchons quand même.

   
             
             
             
             
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