l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      II – 1994      
             
             
             
             
             
             
             
             
      1. Sainte-Sophie
 

J’ai toujours eu un certain dégoût pour ce qu’on appelle « fête », principalement lorsqu’on entend par là ces événements qui reviennent à date fixe. Enfant déjà, avec ma sœur, nous avions offert à nos parents éberlués une proposition de traité : pas de cadeaux. De plus, il existe dans la langue allemande, dans laquelle j’ai grandi simultanément avec le français, un mot qui se prononce comme « fête » en français, qui s’écrit « Fett », et signifie gras, graisse. Même lorsque les Allemands ont importé le mot français « fête », qu’ils prononcent « féteux », presque comme le fromage de chèvre grec appelé fêta, j’ai toujours gardé pendant des « fêtes » cette impression de chose écœurante qui tache et fait grossir sans joie. J’ai honte de mes contemporains tous les ans à Noël, c’est-à-dire maintenant depuis un mois avant, de l’immonde sentimentalisme exploité jusqu’à l’usure par le commerce, et des sentiments délavés, préfabriqués, hormonaux, qu’ils manifestent avec une régularité qui y contribue, lors des « fêtes nationales », ou des « fêtes religieuses », qui ne méritent que le vilain jeu de mots de défaites. Je ne parle même pas du racket plus récent, né de ce participationnisme baveux, qui consiste à taxer les pauvres en aumônes globales pour les causes sans nombre dont l’Etat a abdiqué la responsabilité, et en tentatives des marchands de contraindre à acheter. Ainsi le calendrier s’obscurcit de journées particulières : journée contre le cancer, le sida, la myopathie, le racisme, fête de la musique, des mères, des pères, journée de la femme, des handicapés, et même en Angleterre, une journée du nez rouge, où se vendent un nombre effrayant de ces petites boules de plastique rouge qui se portent, ce jour-là, sur le bout du nez, en imitation des clowns, sans oublier le 17 octobre qui est devenu une journée de lutte contre la misère dans le monde, alors que justement, le fait de créer une telle journée peut être considéré comme la victoire de la misère dans le monde. Pour moi, c’est à peine si en quelques occasions exceptionnelles j’éprouve un plaisir espiègle et débridé à me souvenir d’un anniversaire.

Il est d’autant plus étonnant, pour moi le premier, que j’ai décrété deux jours fériés, à usage personnel, chaque année. Non que je les chôme, ou que j’y accomplisse quelque rituel complexe, ou que je m’y « répande », mais j’enveloppe ces deux journées d’une solennité particulière quoique silencieuse, qui commence souvent bien avant leur date, augmente progressivement et, le jour même, me donne cette sorte de componction de pauvre à l’ancienne endossant un habit du dimanche, et parfois, car j’y suis probablement davantage à l’écoute de ma superstition, des courtes et douces ondes d’arrondi en or, qui recouvrent à peu près le cliché que je me faisais, étant enfant, du bonheur. Le 25 mai est la fête mineure, et justement le 17 octobre est la fête majeure. J’ignore pourquoi ton anniversaire a plus d’importance que ta « fête » patronymique, je ne sais pas non plus qui est cette sainte Sophie que les chrétiens honorent à date fixe dans leur calendrier, mais je pense que cette ritualisation s’est progressivement installée et que cette différenciation, où l’anniversaire a supplanté la « fête », provient à la fois de nos vécus de ces dates-là, et de l’usage social, où l’anniversaire continue d’être la plus importante fête individuelle alors que la date des saints n’est plus respectée que dans les éphémérides des bulletins météorologiques, dans les pages des agendas, et dans de brèves congratulations honorant davantage l’attention et la mémoire de celui qui les présente que le prénom de celui qui les reçoit.

Lorsque, après avoir obtenu ton numéro de téléphone, j’avais sauté de joie au sens propre, et je ne me rappelle pas quand cela avait pu déjà se produire, j’avais en même temps entendu la sonnette d’alarme que je venais de terminer d’installer, et qui là inaugurait son volume maximum. Je sentais que mon élan était trop grand, et qu’il fallait que je m’impose ce recul qui me permettrait de retrouver la pondération de ma longue réflexion, une humilité en proportion à la situation, mes motivations si claires, et l’apaisement de mon langage situerait ce moment, non plus au-delà des nuages, hors de toute proportion, mais juste en dessous, à peu près à la hauteur de ces autres moments paisibles et doux, qu’à vrai dire je ne tentais pas de désigner à ma joie ainsi suffisamment bridée, car ils n’existaient probablement que dans le magma de mes rêves, rêveries et roman. Je me convainquis qu’il fallait d’abord me familiariser avec l’idée de te parler, éviter toute saute brusque, savoir en encaisser, et je ne doutais pas pouvoir te convaincre ensuite que ma démarche était complètement différente de celles du passé, ne serait-ce que dans son but. Du reste, soliloquais-je, si néanmoins tu refusais mon amitié, je ne m’en offusquerais pas, et tes raisons seraient toujours approuvées. Car la patience, en vieille paysanne taciturne, m’avait visité toutes les nuits depuis près de dix ans, et la distance vers toi étant maintenant subitement raccourcie, j’avais l’impression qu’elle était devenue une jeune citadine, qui peut vous tourner le dos si on l’aborde à un moment où justement sa disponibilité est accaparée ailleurs, état de chose parfaitement admissible et très supportable. Alors, prends ton temps, comme tu as appris à le faire, et ne harcelle pas, puisque le harcèlement est odieux.

C’était le 18 mai et j’ai donc décidé d’éteindre l’incendie diffus qui avait éclaté d’ici au 25, dont la présence si proche me parut prédestinée. Mais pendant cette semaine, il a dû se produire une sorte de contraction du temps. La patience s’est soudain mise à me parler toutes les nuits. Elle me parlait de toi, sans raison, me chatouillait et me griffait atrocement. Elle continuait de rajeunir, devenait belle et séduisante, elle voulait que je l’attrape et que je la chasse, être à moi et être libre. Et si la raison, qui avait été son austère et solide servante, montait toujours la garde toute la journée, elle s’enfuyait maintenant dès l’obscurité. Enfin, la peur, la vieille coquine de peur, se glissait sous mes draps, jouant à l’arc et à la flèche. Aussi, l’incendie continua de se développer au lieu de s’éteindre, et rencontrant les nouvelles barrières que je venais d’installer, me divisa selon un principe que j’avais fort bien connu dix ans plus tôt : d’un côté une envie éreintante d’écourter le délai, « qu’est-ce que cette date du 25 mai qu’il faut que tu attendes, tu respectes les fêtes maintenant ? Plus tu iras vite, plus tu coupes les jambes à ta propre peur, qui ne grandit que d’attendre. Tu voulais faire le point, te retenir, mais en deux heures tu avais fais le point, pourquoi prendre une semaine. Chaque jour de délai est un jour perdu. Et si le 25 il n’y a personne chez elle, ou si quelqu’un d’autre décroche, à quoi ce délai t’aura servi, puisqu’il sera prolongé ? », et de l’autre, une volonté étrange de le rallonger, « tu vois bien que tu n’es pas prêt, tu es à nouveau dans un état que tu croyais révolu ; c’est peut-être ton angoisse ordinaire du coup de téléphone, mais alors pourquoi ne pas te préparer un peu mieux, dire que la date où tu l’appelleras ne dépendra que de ta préparation, de la perte de cette angoisse. Après sept ans rien ne presse, ce n’est pas à un jour près comme lorsque tu étais adolescent. Il y a déjà beaucoup de risques à appeler Sophie même en pleine possession de tes moyens, mais là, comment ferais-tu face à l’imprévu ? »

Le matin du 25 mai, qui était un mercredi, j’avais un rendez-vous en grande banlieue où je devais interviewer un quelconque chef d’entreprise sur un sujet sans intérêt. Ces entretiens, qui durent en général une heure, sont pleins de ces décalages extrêmes de ce qu’on appelle des dialogues de sourds, sauf qu’ils n’en ont jamais ni l’effet ni l’apparence. Mon interlocuteur, et je ne me rappelle plus autrement de lui que de son nom, que je trouvais exagéré, il s’appelait monsieur de France, d’ailleurs je n’arrivais pas à savoir si ce trentenaire bronzé et remplissant bien le blazer, dont la langue avait été visiblement modelée par les stages de formation pour chefs d’entreprise, pouvait être de sang royal, quoique je ne voyais pas après tout ce qui aurait empêché un Bourbon de tomber si bas, et le kitsch du nom aurait bien pu cadrer ce nouveau tour de l’éternelle tentative de restauration, ce monsieur de France, donc, me parlait de son entreprise et de son industrie, et nous entrons là dans des discours fort techniques, dont je ne saisis ni les implications ni les allusions, ce que mon vis-à-vis évidemment ne soupçonne même pas, ou oublie généralement pendant son discours. Je me concentre donc sur tout un système de mimiques qui ont pour but que même les plus incompréhensibles de mes relances à demi-mots réembrayent automatiquement le moulin à mots, ce qui n’est pas très difficile en réalité, puisqu’on a en face de soi un interlocuteur qui ne vit que pour son travail, et c’est de cela qu’il est prié de parler, et qui est bienveillant. La principale vigilance consiste donc à ce que le fluide entre les deux personnes continue de circuler, que l’autre se livre sans crainte ni ennui, et au bout de quatre ou cinq entretiens de ce type les enjeux, qui sont rarement aussi techniques que l’enveloppe du discours, se dessinent facilement. J’avoue que je ne sais pas comment monsieur de France a pu me parler pendant une heure. En effet, je le percevais encore moins que je ne l’entendais, parce que l’entretien qui devait être le suivant, le tien, occupait entièrement mon champ d’attention, et chaque fois que de France s’interrompait, il fallait que je m’arrache de l’ébullition à laquelle j’étais collé pour lui poser une question, ce qui est assez difficile lorsqu’on n’a pas entendu la réponse précédente. J’avais bien conscience qu’il fallait que je pénètre un peu mieux le flot de ses argumentations, d’autant que même vis-à-vis de toi il valait mieux ne pas penser à toi maintenant, mais je me sentais à chaque fois glisser, puis plonger dans le lac bleu-noir tiède et accueillant, doux et menaçant où je nageais vite et fort, refusant la noyade, et pourtant entraîné vers le fond. Il m’était parfaitement indifférent que cette interview soit réussie ou non, mais je tenais à ce que sa longueur soit celle qui était convenue, parce que j’avais besoin de cet écran contre la terrible tension qui commençait à me serrer, et même si elle n’a cessé d’augmenter pendant toute cette heure, je suis persuadé qu’elle aurait été même plus grande sans elle, s’il est possible.

Toutes les hypothèses du coup de téléphone en préparation virevoltaient maintenant dans mon cerveau à une vitesse que n’avait pas supportée l’alarme, disjonctée, non sans avoir laissé son disque rayé tourner à fond : pas d’agressivité, pas d’agressivité, pas d’agressivité. Et pourtant, j’imaginais Nuy décrochant et refusant de t’appeler, j’entendais une sonnerie impitoyable sans fin, ou pire, aboutissant à ces impersonnelles originalités des répondeurs, où laisser un message me paraissait une impossible gageure, proche du baptême de l’air pour l’aérophobe. Mais la flamme folle courait de l’idée toujours présente, n’appelle pas, n’appelle pas, pas dans cet état, pas aujourd’hui, demain, oui demain est une bonne idée, jusqu’à demain 26 mai je peux être à Montpellier, il doit y faire beau, je n’ai pas vu de météo ce matin, place de la Comédie, plus probablement ailleurs, là où tu l’auras décidé. Et je n’arrivais pas à organiser ces noirs pessimismes et ces optimismes juvéniles dans un système de probabilité qui n’aurait d’ailleurs eu que l’intérêt de mesurer ma propre mesure.

Cette émotion, où les contraires, délice et terreur, se cachent et se touchent, explique que je n’ai jamais réussi à reconstituer exactement cette conversation du 25 mai 1994. Dans un combat indécis, explosion et asphyxie doublaient chacune la mise à chaque numéro que je composais, puis à chaque sonnette qui retentissait, et de plus en plus je priais que tu ne décroches pas, et je priais pour que tu décroches. Et soudain, il y eut ta voix ! Pourtant, presque maussade dans sa lointaine indifférence, son arrondi m’enveloppa et son soleil noir changea tous les décors d’un coup si doux et si vibrant, que je cherchais la mienne, ma voix, celle que j’avais entraînée, et dont j’avais préparé le discours maintenant bien oublié, tout comme l’alerte disjonctée qui grésillait encore à travers une ouate tremblotante, mais sans plus rien formuler de dit, c’était juste driiiiing, une continuation en fausset de l’insupportable sonnerie du téléphone dont tu venais de me délivrer.

J’entendais jouer des enfants, c’est vrai qu’on était un mercredi matin, et ils me parurent plus nombreux que deux. Comme par un vieux réflexe, que je supposais préparé, tu as feint qu’il y avait un autre adulte à côté de toi, et cela contribua, inévitablement, à diminuer encore mon assurance. Tout au début, après m’avoir reconnu tu as dit « ah, tiens, justement ! » comme si tu venais de parler de moi, mais le ton, une espèce de colère inquiète qui trouve là une brèche pour charger, ne me permit pas de m’en réjouir, d’autant que je n’avais à aucun moment pensé à l’évidence que Dominique Coutel te téléphone pour te signaler le service qu’elle m’avait rendu. J’étais aux trois quarts désarçonné par l’émotion précédant l’appel, par ta voix, par le fait qu’elle ne paraissait pas amicale, et parce que mon appel n’était pas une surprise comme je l’avais pensé, mais je te souhaitais tout de même une bonne fête, et en contradiction à ce que je pense des fêtes, ce souhait venait du fond tourné, fondu de mon être, et je le pense aujourd’hui, était la vérité profonde de ce que j’avais à dire ce jour-là. L’acide et le maussade de ta voix glissèrent, en une grande courbe élancée et plus chaude, dans un remerciement qui me remonta les cœurs parce que dans ta politesse exquise il était personnalisé quand tu ajoutas que personne encore ne te l’avait souhaitée. Mais c’était aussi une manière coulée et grave de te débarrasser du compliment, de me donner quittance de mon amabilité, quoique c’était tellement plus que de l’amabilité qu’il n’y a pour cela aucune quittance qui ne soit pas au moins charnelle, de signaler ta parfaite maîtrise à l’éventuel témoin, ta parfaite équité à tous les tiers qui pourraient juger ce que nous dirions, et si j’avais pu voir à ce moment que tu étais entrée en combat – mais je l’étais tellement peu moi-même que je ne m’en suis aperçu que beaucoup plus tard –, c’était une très belle et très claire parade, qui ne sous-estime pas l’adversaire capable d’une telle botte inattendue.

Toute la suite, en effet, fut contre moi. Il y eut seulement un long moment intermédiaire, où tu n’étais qu’en défense, attendant, oui presque souhaitant que je t’attaque, car visiblement tu t’étais préparée à une tactique de contres, huilant les ripostes. Et tu te réglais sur mon comportement, sans peine d’ailleurs, tant ton hostilité préventive était ta ligne de conduite quelle que serait la mienne, que tu n’avais qu’à calquer, interpréter et signaler en négatif. Tu as donc saisi bien avant moi que l’argument du jour serait une sollicitation, et, me laissant aux prises avec les difficultés de raccourcir ainsi la distance, tu attendais, avec des petites marques d’agacement, comme parler à quelqu’un d’autre comme si tu avais des choses plus importantes à faire qu’à écouter mes dérisoires tentatives d’approche, qui de plus maintenant prenaient du temps, déjà presque une minute, ça commence à bien faire, que ma sollicitation arrive, afin que tu puisses la smasher, dans n’importe quel angle du court hors de ma portée, et il y en avait beaucoup. Extrêmement confus, confondant toutes mes marques et titubant dangereusement dans une tendresse lourde et irritée, non du fait de ta position défensive bien ramassée et prête à bondir, que je ne percevais même pas, mais de l’immense empire de ta présence, je me souvins tout de même que j’avais décidé que je te présenterais mes excuses, comme étant l’expulsion nécessaire, et que j’espérais suffisante, du résidu de remords que j’avais constitué, à marches forcées, dans les six mois précédents. Cet effort extrême de repentir et d’humilité n’eut aucune réponse. Forcément, de ton point de vue, ce n’était pas une attaque, au mieux une grossière ruse pour te faire sortir de la défensive, essaye autre chose mon bonhomme, ça ne prend pas. Pour moi, ton silence signifia une catastrophe que je n’envisageais pas sur le moment, mais que je sentis s’infiltrer comme un métal glacé quelque part très au fond de moi : je n’étais pas pardonné. Parce qu’il permettait à cette sanction impitoyable de ramper lentement vers la conscience qui n’en voulait pas, ce silence me devenait intolérable, aussi parce qu’il laissait maintenant apparaître clairement que tu refusais le contact, que la distance était maintenant maximale, et qu’il fallait absolument que je la réduise. Je n’avais donc aucun point d’appui pour construire la préparation que la suite nécessitait. Et, logiquement, lorsque je t’ai annoncé que j’écrivais un ouvrage sur toi, en balbutiant, tu as jailli, colère, mépris, le tout un peu forcé pour me chasser de ce no man’s land que j’essayais aussi imprudemment de traverser. Là tu crias, et je pense que cet effet d’émotion est justement en conformité avec ce que tu avais préparé avant mon appel, étrange inversion qui te fait donner l’ampleur de ce qui est ressenti à ce que tu as calculé, tu crias donc que je t’avais déjà approchée avec la même excuse quinze ans plus tôt, et que tu avais bien d’autres problèmes aujourd’hui. Je mis de côté pour plus tard la réflexion sur les « quinze ans », qui étaient en vérité douze, et était-ce un bon signe que tu arrondisses plutôt à quinze qu’à dix, ce que cependant je n’ai jamais été capable de trancher tant les paramètres de ton inexactitude à dater sont nombreux, et tant j’ai préféré m’égarer dans d’autres labyrinthes, plus délicieux, ou plus décisifs. J’étais cependant surpris par ce parallélisme, parfaitement vrai, auquel je n’avais pensé à aucun moment dans les mois précédents. Mais pour moi ces deux approches identiques, j’écris un livre sur toi, étaient fondamentalement différentes : en 1982, c’était la première ruse venue pour appeler ta mère, et qu’elle me donne tes coordonnées, et tu n’avais alors aucune raison de m’être hostile, même s’il est vrai que j’avais prolongé le jeu avec toi ; en 1994, c’était le contraire d’une ruse, c’était la vérité, et elle n’avait pas été utilisée à l’intention d’un intermédiaire, mais s’adressait directement à toi. Et j’aurais même pu ajouter que dans le faux projet d’il y a douze ans tu ne tenais qu’un rôle secondaire alors qu’ici, ce dont j’espérais pouvoir te convaincre, c’était d’un partenariat, d’un projet commun. Mais en évoquant, en plus, tes « autres problèmes », si tu voulais toucher, certainement tu touchas juste, et à nouveau profond. Je n’avais pas non plus pensé, en pensant à toi, à l’étendue du malheur qui peut traverser une vie, et celui que tu laissais dans cette imprécision épouvantable n’en gagnait que davantage de hauteur.

Ta contre-offensive était maintenant lancée, et tu me jetas, furieuse un fond de crainte : « Peut-être même es-tu à Montpellier ! » Là encore j’embrassais tout ce qu’il y avait de plausible pour toi dans cette menace que tu travaillais alors à désamorcer, et tout ce qu’il y avait de si impensable que cela non plus ne m’était pas venu à l’idée. Pourtant, cette exclamation, malgré la profonde désapprobation qu’elle contenait, injecta en moi la tentation subtile que cela était donc possible à tes yeux, et que le fait que je sois à Paris, chez moi, comme je te l’assurais, ne changeait pas grand-chose à ton appréciation. Mais tu m’accusais déjà d’avoir fait « une enquête de flic » pour te retrouver, afin de te faire subir je ne sais quel chantage, tu as utilisé ce mot. J’avais oublié ce trait particulier qui fait que tu imputes à ton vis-à-vis ce qui s’applique à toi, et c’est ainsi que j’aurais dû entendre le reproche d’enquête policière, qui m’apparut alors comme une violente insulte de la part d’une personne qui avait, à plusieurs reprises, demandé à la police, à la vraie, d’ouvrir des enquêtes sur moi. Encore aujourd’hui je n’arrive pas à voir ce qu’il y aurait eu de policier dans ma seule démarche, qui était l’appel à Dominique Coutel. Et ma maladroite réponse, je me sentais engoncé, comme un gros qu’on bouscule, fut de te raconter que cette intermédiaire m’avait demandé si je voulais te faire du mal, et avec quelle chaleur je lui avais assuré que non. A cela tu répondis « mais tu ne m’as jamais voulu de mal », et ce qui aggravait ici ma perplexité d’une telle lucidité, plus tard le désespoir de ma situation, c’est que tu l’as dit sans la moindre ironie. Je te répondis que tu avais peut-être oublié que je t’avais frappée, insultée, menacée. Mais ta réponse précédente signifiait que tu avais donc très bien compris que ce n’était pas le fond, mais seulement une extériorisation, et que c’est du fond dont tu ne voulais pas. C’était un arrêt terrifiant, parce qu’il y avait là la mesure de ce dont je n’avais pas pris, moi, la mesure, et j’étais hors d’état, après une telle sentence d’analyser si ce n’était pas seulement une fine intuition de ce qui me toucherait pour de bon, ou si réellement tu avais atteint ce niveau de conscience qui allait tout de même jusqu’au rejet global de l’amour tel que je le vivais, c’est-à-dire de tout l’amour.

La conversation se termina par ma retraite complète, en une offre que tu n’as pas acceptée, mes coordonnées : « Mais quoi ! Tu crois que je vais t’appeler peut-être ? », ta voix était devenue aiguë, « mais non, c’est par équité, j’ai les tiennes », tentai-je vainement de t’expliquer et – une promesse que je n’ai pas su tenir, et c’est une écrasante culpabilité pour moi, si chatouilleux de tenir ma parole – de ne même pas t’écrire puisque tu préférais que non. Et puis je retrouvai également la panique de devoir quitter ta voix, de devoir raccrocher, qui me fit rééditer, maladroitement, lourdement, honteusement mes vœux de fête, parce qu’ils avaient été le seul point que tu m’aies concédé, le premier.

Pour couper plutôt que pour déguiser ces différents ouragans, j’appelai aussitôt Dominique Coutel pour m’excuser de n’avoir à aucun moment prévu un rejet aussi dur. Mais à sa voix je compris qu’elle avait été sermonnée encore plus sèchement que ce que j’avais craint, et j’en étais sincèrement désolé, parce que je lui savais gré de sa libéralité, à la hauteur de laquelle elle m’avait donné envie de me hisser. J’avais pensé, avant, que je pourrais lui proposer une rencontre, au début de laquelle je lui aurais demandé si elle voulait que nous parlions de toi, parce que dans l’affirmative je n’aurais pas pu aborder un autre sujet, ou non, auquel cas je me serais montré affable et sociable, comme je sais l’être, en essayant d’être généreux comme elle avait su l’être. Mais à ma question de savoir si nous pourrions nous rencontrer, elle répondit qu’elle rappellerait, d’un ton et d’un procédé que je trouve méprisables, parce qu’ils signifient le contraire, et sont généralement utilisés par des examinateurs ou des employeurs à l’égard des recalés. La seule chose qu’elle voulut vraiment savoir est celle que tu venais de refuser, mes coordonnées qu’elle ne m’avait pas demandées une semaine plus tôt et qu’elle obtint sans difficulté. Mais ces deux bassesses me firent supposer que c’est Nuy qui lui avait remonté les bretelles.

Ton refus avait donc été plus net que le pire de ce que j’avais craint. Pourtant, même si j’étais désemparé et désarçonné, même si j’avais cette impression qu’on me tord une colonne intérieure comme un linge mouillé et froid, ce n’est pas l’amertume crue de la défaite qui l’emporta. Et je ne peux certainement pas dire que ta voix, maussade, aiguë, grondante ait provoqué l’érection dont j’avais rêvé le résultat la nuit d’avant. Et pourtant ! C’est peut-être ce qui est le plus étrange quand on aime, c’est que ta voix, ta présence, tes mots, tes pensées, ton comportement, tout ton être qui avait été à tel point prévenu et préparé contre moi, tout cela, au lieu de me doucher à froid, me rafraîchit seulement, l’ébullition intérieure avait maintenant quitté sa chaleur brûlante, et un joyeux, ou joli tapis de bulles éclatait en idées et en projets à sa surface tiédie. Tout toi ressuscita, hors du mythe, et pourtant dans une frange de la perception que je ne saurais appeler la réalité : l’arrondi, la grâce, la finesse, le jeu des lumières, le parfum et la mélodie, ce goût délicieux dans la bouche, cet allant crémeux, ces bondissements enthousiastes. Et tout cet univers de perceptions, qui tournait aussi à la gravité du rouge sombre de lourdes tentures, au pétillement étoilé de la vivacité urbaine du monde d’aujourd’hui, et à l’intensité caressante du sérieux du plaisir, enrobait une réflexion à nouveau à grande vitesse, à aiguillages surchauffés, à hypothèses incontrôlées, aboutissant à des constats définitifs, dont j’ai oublié les contenus, parce que l’un annulait le précédent toutes les heures.

J’étais surtout étonné, je crois. Il y avait plusieurs éventualités qui s’étaient produites et que je n’avais pas envisagées. La première était que tu savais que j’allais t’appeler. La seconde était le personnage que tu avais construit d’avance, et j’avais l’impression que tu ne te réglais que sur ce personnage, comme si tu jouais la comédie devant un metteur en scène, et que tu montais le rôle. En effet, tu n’avais pas vraiment tenu compte de mon attitude, ni même de ce que je bafouillais, ni même que je bafouillais, comme si tu l’avais simplement intégré dans ta partition, où je devais être un caractère invariable ; et si mes répliques ne correspondaient pas exactement au personnage que tu contrais, il y avait mille façons de l’expliquer : c’était une ruse, ce n’était que mon approche du début mais qui évoluerait vers ce qu’on sait, on pouvait aussi interpréter autrement, etc. Mais je crois ce qui m’a surpris le plus était cette attitude unilatéralement antagoniste, comme si nous étions restés en 1986, comme si tu reprenais le jeu exactement où nous l’avions laissé au moment où tu avais quitté Paris. C’était à la fois en contradiction avec le changement important que je croyais avoir accompli dans l’intervalle, mais au cours d’une méditation douloureuse, permanente, et d’un long et dur effort sur moi-même, pour me remodeler, et en contradiction avec le personnage que je m’attendais à te trouver, parce que c’était celui de mes rêves nocturnes, confirmé à chaque rêve, cette chaude et douce présence affable et indifférente, qui finissait par s’évanouir par sa seule supériorité.

Pour le reste, je ressentais surtout douloureusement ton injustice. Tout était retourné contre moi, mais tellement dans l’outrance qu’il n’y avait plus de bonne foi. C’était moi, qui m’étais dépouillé de toute arme, et qui étais bien dépourvu de tout moyen de coercition, qui devenais l’investigateur policier ; je voulais te faire chanter, sans que je sache sur quoi et auprès de qui ; écrire un livre était un piège grossier, déjà utilisé, usé ; je t’avais dit aussi que cet ouvrage porterait ton nom, et tu t’étais écriée, « mais tu peux mettre ma photo sur les murs si tu veux », comme si tu avais craint cette éventualité dans les années écoulées, qui ainsi allait en quelque sorte se réaliser. Mais surtout, mes excuses n’étaient pas formellement acceptées, et toujours sans explication. Dans ma préparation très sommaire, parce que très tourmentée, de cet appel, ces excuses étaient le préalable que j’envisageais, et j’avais imaginé toutes les argumentations et contre-argumentations, tournant au jeu de la prière, à moitié rieuse, à moitié suppliante. Mais ton silence cassa cette plate-forme indispensable. Du coup, je ne savais plus comment obtenir ton pardon, sans lequel je ne pensais rien obtenir de toi, pas de témoignage, ni de collaboration, pas même de bienveillance. L’absolution seule pouvait nous mettre à égalité parce que, fort singulièrement, je suis persuadé que tu n’aurais jamais triché sur ce point-là. Le malheur était que telle que je te connaissais, je savais que je pouvais t’atteindre en te surprenant, or comme tu avais été préparée à mon retour, tout y était contré d’avance ; et que lorsque tu refuses une chose, je sais que la fois d’après je trouve la brèche, où j’avais prévu la surprise, fortement blindée. Mon offre d’excuses, pensai-je, surprenante au point que ton meilleur refus ait été un silence, pas un non, va tomber maintenant sur tes blindages anti-redite ; c’est sur un tel blindage qu’était tombée mon offre de participer à l’écrit.

Je pensais aussi que par un comble de malchance, mon coup de téléphone avait dû être très proche, peut-être le lendemain, ou le même matin que celui de Dominique Coutel. Ton « justement ! » du départ signifiait sans doute que tu étais en cours de constitution de ton personnage contre moi, justement !, car tu as émis une phrase dont je ne me souviens plus exactement, mais qui me reprochait d’appeler si vite, alors que j’avais tant résisté toute une semaine, ce qui me semble long, même en format raisonnable. Si quelqu’un cherchait mes coordonnées et attendait toute une semaine pour s’en servir, j’imagine qu’une de mes premières réactions serait au contraire, pourquoi as-tu attendu si longtemps ? Ta réponse globale, ce personnage belliqueux qui n’écoute pas, sentait très fort ton jeu avec Nuy, où dans la préparation de mon retour tu lui laissais avec délectation le rôle du metteur en scène, à ce même Nuy que j’avais frappé et menacé la veille de votre départ et qui forcément en avait gardé un souvenir plus vif que moi, poltron comme il a toujours été. Et il était pour le moins malencontreux d’avoir provoqué ce « justement ! » qui me privait de l’innocence dont j’aurais eu plus la chance de te convaincre dans la surprise, et qui ne t’avait même pas laissé le temps de te préparer, de relativiser, d’être capable de m’écouter. Etrangement, ceci confirmait mes craintes préalables : il était trop tôt ou trop tard pour t’appeler ce matin-là.

Un autre voile sur ta voix me préoccupa au moins autant. Ce n’était rien de vraiment concret, à part que, très en avant de ce dont j’avais eu l’habitude la décennie précédente, j’avais positionné ma tendresse, toute nue et sans défense. C’était en effet un minuscule pas en avant, mais énorme pour moi qui n’en osa pas un second. Le voile sur ta voix était que tu ne l’as pas compris, et bien entendu, une chose aussi ténue, imperceptible, sans même un mot qui la représente, n’est pas réellement compréhensible. Sauf, à mon avis, par toi. Et moi qui avais cette peur de me livrer, j’ai ressenti ton voile comme une restriction, peut-être une autorestriction, une sorte de poids lourd et doux, qui me donnait envie de te faire rire, de te redonner de l’assurance, de te reconstruire de conseils. C’était peut-être une certaine lassitude au fond du timbre, dont les riches inflexions me parurent légèrement aplaties, au-delà même du forcé du ton. Ou alors c’était la note, un quart d’octave trop haut, puis un quart d’octave trop bas, des coupures brusques, peut-être quelque chose de vaguement pâteux, une moiteur, une tension mais pas de celles qui sont provoquées sur-le-champ, mais de celle qui se construisent dans la durée. Je pensais que l’auditeur en tiers – et j’avoue que j’étais sûr que Nuy n’était pas là, je ne sais pas pourquoi – ou bien l’en-cours de ta préparation à ton attitude envers moi avait ainsi déposé ce filtre sur ton acuité et ta fraîcheur ordinaire. Peut-être aussi fallait-il chercher un lien avec ton alarmante allusion aux « autres problèmes » que ta mystérieuse imprécision rendait immenses à ma tendresse désemparée, et menaçants comme ton premier accouchement.

Mais dans cette anarchie de mes pensées, tentant de s’organiser dans la bousculade, je revenais toujours au point névralgique de l’explosion. Tu vivais ! Avec ton cœur, avec ta tête ! Et je me plaisais à passer en revue, lentement, savoureusement, tous les cœurs et toutes les têtes du monde entier, dans une sorte de jeu comparatif où je jouais à Pâris devant Aphrodite, Héra et Pallas Athénée, avec une grande sévérité objective, en riant sous cape de savoir qu’évidemment je n’en trouverais aucuns de comparables. Et à cette jubilation lumineuse succédaient, sans transition, des nuages noirs d’inquiétude : dans quel état m’étais-je mis ? Ma logique avait explosé, la même attirance avait non seulement produit le même discours de ta part, mais mon incapacité de t’exposer un projet cohérent et construit, une volonté délibérée et maîtrisée. Et il fallait que je me rende à l’évidence : non, je ne t’avais pas téléphoné pour que tu participes à un projet dont tu étais en même temps l’emblème, le titre, le contenu, la grandeur et l’intelligence, je t’avais appelée pour entendre ta voix, pour l’insatiable curiosité de tout ce qui te concerne, pour la crème de ton je-ne-sais-quoi, dans un feu d’artifice désordonné, bousculant de son imprévu soudain outrancier une foule de considérations en parfaite opposition avec mes motivations affirmées devenant de pâles prétextes qui me rappelaient, en me faisant rougir, que six heures plus tôt je rêvais que nous faisions l’amour, ce qui en retour donnait raison à ton attitude fermée, injuste, hostile dont alors j’admirai d’un coup la clairvoyance.

Une semaine continua sur ce mode décousu, aux considérations tour à tour contradictoires et alliées, au bout de laquelle, ayant abouti à une raison majeure que le monde entier accréditerait sans la moindre objection, mais dont je ne me souviens plus, je te rappelai une seconde fois. Ton numéro de téléphone avait changé.

     
             
             
             
             
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