l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      I 1993      
             
             
             
             
             
             
             
             
      12. Rêves
 

En dix ans, je n’ai pas souvent rêvé de toi, de deux à cinq fois par an peut-être. Mais ces rêves sont toujours des rêves forts, profondément gravés au moins dans la journée qui suit. Ils ne sont jamais aussi délicieux que toi, telle que tu apparais dans ma mémoire ; et ce ne sont jamais des cauchemars constellés de souffrances. Ce sont avant tout des empreintes profondément enfoncées dans mon aimantation, dans mon aspiration, dans ma méditation, comme parfois les traces de ce sur quoi on a dormi sur la peau. Ils voguent avec un mouvement, de gauche à droite par exemple, et ont une atmosphère mystérieuse, un peu opaque, de laquelle émerge très clairement un message, mais que je n’arrive jamais à élucider vraiment.

Il y a toujours ce vent chaud et sec. Il y a toujours cette sorte d’impersonnalité sur un objet d’une subjectivité radicale. Cette espèce de neutralité de façade, aux antipodes de l’ébullition volcanique tendre et frémissante qu’elle recouvre donne à ces songes l’ambiance d’une ville fantôme, où se serait produit un cataclysme purificateur qui en a lavé les vices et les folies, les turbulences et les querelles, les langueurs et les hallucinations.

Celui qui m’a marqué le plus est l’un des plus anciens, et il est fondamentalement différent de tous les autres. Je l’ai eu dans le lit que j’ai quitté quand je t’ai connue en 1973, à Ville-d’Avray, en y revenant dormir. La chambre est carrée, trois mètres sur trois, et le côté opposé au lit est une baie vitrée, à partir d’un mètre ou d’un mètre vingt du sol. Le rideau blanc, par lequel on voit l’extérieur mais qui n’autorise pas l’extérieur à regarder dans la chambre, est tiré. Mon bureau en teck le pousse contre le verre de la vitre. Peu à peu, en bas de la fenêtre, à gauche du bureau, l’extrémité opposée de l’oreiller où repose ma tête, une masse sombre et imposante se dessine entre le tissu du rideau et la vitre. C’est un immense oiseau gris, les ailes repliées, ce qui lui donne une forme d’ogive très concave. Pas de doute, c’est un aigle qui tourne le dos à la chambre. D’un coup, l’imposant souverain des airs tombe sur le côté, d’un bruit sombre et assourdi, court. Je me lève, son visage d’aigle, son bec pointu, ses yeux vides, jaunes et fixes, rien ne te ressemble, pourtant je sais que c’est toi. L’oiseau déchu est mort. Un mouvement identique s’est produit en moi : un poids très lourd, central, une masse indispensable de laquelle on n’a pas conscience, est tombée. C’est la tristesse qui est tombée, d’un bloc, avant il y avait l’état normal d’insouciance ou d’inquiétude, on a oublié, mais d’un coup, comme une averse intérieure, la masse qui est tombée est devenue soudain la tristesse en deux temps, d’abord l’oiseau silencieux et immobile, ensuite la chute. Agenouillé près du toujours imposant oiseau mort, qui n’a pas réussi à s’envoler, je manifeste l’inconsolable tristesse par des « oh, non ! » stomacaux, d’une désolation douloureuse. Pourtant ses yeux sont grands, grands ouverts, ils me regardent avec la fierté sévère et fixe des grands prédateurs, mais le velours pastel qui défile au fond de la prunelle est doux et intelligent, et ne me laisse aucun doute sur sa conscience, toujours vivante. Tu n’es pas cet oiseau, mais il est entièrement habité par toi. Il est un messager de toi, comme le fond de ses yeux le prouve, mais plus encore un message sur toi. Mais je n’arrive pas à élucider ce désespoir si grand, si irréversible. Quel est ce malheur, ce deuil qui commence dans le voile de mon rideau ? Cette symbolique de la gravité est si simple, si claire, et pourtant le message est plus crypté qu’un oracle, peut-être suis-je arrivé trop tard à la fenêtre. Je ne sais pas déchiffrer ce que tu veux me dire, et peut-être le malheur est-il celui-là. Ou peut-être, simplement, me dis-tu que ton envol n’a pas eu lieu, et la mort de l’aigle signifie qu’il n’aura plus lieu, mais c’est une interprétation trop terrifiante pour que je la valide. J’ai toujours refusé, dans ce rêve-là comme dans tous ceux dont tu es le centre, les interventions des spécialistes de l’interprétation onirique. Je pense que le degré d’intensité échappe à leur analyse, et il est ce qui confère son unicité au rêve. Je pense aussi que les rêves dépendent fortement de leur interprétation si celle-ci est permise, et comme dans le monde antique c’étaient des augures, dans la société moderne ce sont des symboles de notre vécu. Il y a du vrai dans ces deux environnements de pensée, et pourtant il y a quelque chose qui échappe aux deux. Dans mes rêves dont tu es le centre, et tu ne saurais apparaître dans l’un de mes rêves sans en être le centre, c’est ce qui leur échappe qui m’intéresse.

Tous mes autres rêves de toi reproduisent un même drame, selon une même trame. Si le rêve de l’oiseau est en une seule scène, une seule bulle, dans laquelle je suis et tu es dans des personnages immobiles, parallèles, tous les autres songes sont comme des récits horizontaux qui se déroulent. Le vent sec et chaud s’y fait entendre, en fond, on l’oublie, mais son souffle est là comme le mien quand je dors. Ce sont des rêves en trois actes. Le premier, je te cherche, je te cherche, je te cherche. Là, les décors varient beaucoup. Mais souvent ce sont des quartiers très pauvres, où je retrouve finalement ta trace. Une fois, c’est une minuscule chambrette, au dernier étage d’un immeuble ancien, croulant, lézardé, très triste, mais aussi très beau, parce qu’une végétation riche et paisible gravit la façade et encadre de verdure le carré noir de ton unique fenêtre, juste sous les toits. L’immeuble est pratiquement abandonné, il y a des fenêtres murées, mais gardé. Et mon approche doit se faire par l’immeuble voisin. Je parviens même à pénétrer dans ta chambre, mais tu n’es pas là. Une autre fois tu habites avec Nuy dans une hutte sur une lande houleuse, pleine de marais. Je le sais, je visionne la hutte, mais je n’arrive pas à la trouver. Elle m’échappe toujours. Plus mon quadrillage rationnel devrait m’en approcher, plus j’ai l’impression irrémédiable que je la perds. A l’entrée de cette steppe, jaune, verte et flottante, il y a une baraque qui fait buvette, et où il n’y a jamais plus d’un client, et c’est là, me semble-t-il que je t’ai aperçue, tu partais dans une voiture je crois quand j’arrivais, encore loin, à cent mètres. Quand je me décide enfin à y retourner pour demander si l’on te connaît, c’est devenu un camp de Tziganes autour d’un feu. Ces deux guérites d’entrée de ton monde, la buvette et le camp, sont pleines de pourpres profonds, de jaunes chauds, de bleus étincelants, alors que dans la lande derrière dominent les beiges, les bruns, les verts sombres et la noirceur de la nuit. Un autre décor sillonné de ma hâte échevelée, est un quartier nouvellement construit de Paris, c’est ton labyrinthe, toujours aussi terrifiant par sa grandeur, d’autant que j’ai le même inextinguible désir de le connaître en entier et en détail, mais qui grandit au fur et à mesure que j’y avance. J’ai toujours le plan parfaitement en tête, mais je découvre toujours des rues qui n’y figuraient pas, qui ouvrent sur des places impossibles compte tenu de celles du plan dont aucune ne disparaît, qui se superposent en défi de la topographie, comme les ruines de Troie. Il en va de même pour les immeubles qui peuvent grandir ou diminuer, et qui sont des dédales d’ascenseurs et de couloirs, d’étages et de foules, avec des parkings et des patios. A ta recherche je suis toujours en train de me perdre et de me retrouver, oscillant dans cette instabilité, pendant que désemparé et fiévreux j’avance vite, tous les sens en éveil. Dans un autre rêve encore, la citadelle hors de portée est une petite maison en pierre, ancienne, sur le bord d’une route peu passante, mais protubérante. La petite maison qui a un cachet coquet et digne a visiblement obligé le tracé de la route à la contourner en un demi-cercle parfait, gracieux, je devine en souriant l’obstination du propriétaire d’alors qui n’a pas voulu la vendre à la commune. Là aussi la façade est vivante de lierre, mais trop fragile pour que je l’utilise pour grimper. Le mur est plutôt rose et ta chambre est au-dessus de la porte d’entrée, sur la route, la fenêtre du premier et unique étage. La maison appartient à ta mère, et il m’est non seulement impossible d’y entrer mais encore d’en approcher sur la route. Ce premier acte, tout en poursuites et en courses fiévreuses, ne se fait pas dans la peur, mais dans une sorte de crainte douce et fébrile qui n’est qu’un reflet de toi, charmante et fraîche, chaude mais sans sensiblerie, et dont ma pensée est alors entièrement occupée, jusque dans son rythme qui la mime, jusque dans mes gestes et dans ma façon de marcher/courir, de lancer mes regards. Un tel ballet de confusions, dont la sérénité contraste avec le sirocco des austères décors, jette son effort harassant d’un espoir à une déception, d’une ombre fugitive à une lueur, d’une certitude à une angoisse, d’un pas de deux à une arabesque, avec tout au fond l’anxiété rose d’un frêle optimisme.

Le deuxième acte est le moment même du rêve. C’est notre rencontre. Elle est toujours affable, courtoise. J’y suis toujours saisi par ta facilité à me saluer, parfois mais rarement accompagnée d’un sourire qui n’est jamais un encouragement. Mais que je te croise dans une lande nocturne et hostile, dans un vieil immeuble charmant et délabré, dans un ascenseur Otis qui dessert au moins trente-deux étages ou dans un petit salon propret au bord d’une route nationale, c’est toujours d’abord un immense soulagement. C’est à ce moment du rêve que je goûte le sommeil. L’absolution y est sans ostentation, sans hésitation, naturelle et simple, détachée. Tu es à la fois légèrement étonnée de me voir, très légèrement sur tes gardes, un peu amusée, mais avec réserves, supérieure et lointaine cependant. Tu condescends à ce frôlement, et rien de ce que je connais, que ce soit dans ces décors parfois un peu sordides, ou dans la concentration de l’instant, ne peut me paraître plus fin, de meilleur goût, plus apaisant.

Le cliché de ce rêve ne m’échappe pas. Te rencontrer pour que tu me pardonnes, voilà tout ce que j’ai rêvé en dix ans. Un inspecteur de rêve soigneux n’aura aucun mal à décoder les différents éléments de décor pour remonter cette grosse ficelle sans secret. Pourtant, c’est vrai. Depuis la mort de l’aigle, mes rêves ont tous été tendus vers cet instant de délivrance, qui me rend ma respiration, et ils t’y ont toujours réservé le rôle le plus noble, celui du souverain clément, qui pardonne, sans hypocrisie, ni affectation, et admet brièvement l’hommage d’un de ses sujets longtemps égarés. Jamais rien de forcé, toujours avec légèreté et assurance, sans pointe de reproche ou d’arrogance, de peur ou de colère, dans cette scène invariable et si changeante, nous marchons toujours l’un à côté de l’autre, sauf dans le salon, où je t’attends et je me lève précipitamment à ton entrée, je te parle presque à l’oreille, toi tu parles très peu, toujours incroyablement jolie et attendrissante, réchauffant jusqu’à mes mains dans leurs longs gestes, appuyant mon débit rapide mais calme. Tu écoutes avec sérieux, peut-être une pointe de sourire indéfinissable et qui me confond, tu es légèrement absente, pensant à autre chose, mais ton pardon est toujours plein et sincère, une caresse de ton haleine, de ta main glissant fugitivement sur le dos de la mienne, ou d’un nouveau sourire , appuyé simplement d’un geste lent de tes paupières, qui indique que tu as oublié combien j’ai pu t’être odieux. L’immense relâchement intérieur, dans l’effusion retenue de ma reconnaissance, la fin de la tension, me remet après vingt ans d’errance, dans l’harmonie de la vie. Il n’y a rien qui vaille la justesse de cet instant.

Mais le rêve continue. C’est toi, toujours plus vive, plus jeune, plus riche qui donne le rythme. Car si tu m’as frôlé du regard, du geste, de la parole, de l’intention, tu es déjà partie vers de mystérieuses occupations, plus importantes. Alors, j’en ai maintenant le droit, je te cherche à nouveau. C’est plus facile, parce qu’il n’y a plus les craintes de ton rejet, de ton interdit, ton territoire m’est ouvert, et je le sens, par ton parfum dans la rue, par les couleurs qui émanent toutes de toi, par le sang qui bat dans les passants, par les visages, les uns ridiculement hostiles comme Nuy, ta mère, parce qu’opposés à ton pardon, les autres cordiaux, parce que tous les autres te vénèrent comme moi, j’entends même et je respire encore ton haleine. Mais je ne te trouve plus. Les décors sont modifiés. Parfois tu déménages. Ton rythme de vie change, le battement de mon cœur n’est plus en phase, je retrouve l’instabilité intense du début du rêve. Certaines fois je te revois, mais c’est trop court, ou tu es trop loin, toujours avec cette bienveillance indifférente, ou plutôt cette indifférence bienveillante, plane et paisible. Mais cette surface charmante, honnête, est trop petite, et diminue encore à chaque fois. Je n’arrive pas à retenir, à retenir, à retenir. De fins nuages noirs finissent par tisser une imperceptible anxiété, un désespoir sourd. Et dans cette lente dilution sans repos se révèle le réveil.

Je suis étonné combien peu il y a de désir sexuel dans ces rêves qui impliquent tous mes organes, et se déroulent comme une érection. Une seule fois, parmi ceux dont je me suis souvenu, j’ai rêvé que nous faisions l’amour. Quoique l’acte était très précis, il n’était pas coulé dans les arabesques gracieuses et intenses que j’ai savourées comme ton amant, mais dans cette atmosphère de vent sec et chaud. Il y avait dans cette pénétration bien du plaisir sans doute, mais qui n’était que la forme particulière de ton pardon pour ce rêve-là, ni plus ni moins intense que mot, sourire, regard ou caresse furtive dans les autres. Je vois même nos corps, imbriqués, former un angle de 45°, toi légèrement plus verticale me dominant, moi légèrement plus horizontal m’abandonnant, un peu de sueur, aucune tendresse, mais aucune violence non plus. Et comme dans les autres, c’était en effet une ouverture sur la lumière, mais conditionnelle, qui n’est qu’une tolérance à travers laquelle se reflète ton indifférence bienveillante, sans invitation. Cependant, de t’avoir tenue ainsi dans mes bras, d’avoir senti ton fondement s’offrir et se dérober, m’a fait violemment rougir au moment où je m’en suis rendu compte. C’était dans la journée même après ce rêve, et l’événement de la journée lui-même a certainement énormément contribué à donner vie à ce tabou lors de la nuit précédente. Nous étions le 25 mai 1994, jour de la Sainte-Sophie, où j’allais utiliser le numéro de téléphone que m’avait donné, un semaine plus tôt, Dominique Coutel.

     
             
             
             
             
Retour     Suite du Laser azuré      
             
             
             
   

 

       
             

 

 

         
   
 

téléologie ouverte

 

 

 
  observatoire de téléologie      
  éditions belles émotions      
  a&c